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Introduction à la politique moderne

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Introduction à la politique moderne

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Philippe Bénéton est professeur de science politique à la faculté-de droit de Rennes. Il a notamment publié : Histoire de mots. Culture et civilisation, Presses de la Fondation nationale des sciences poli- tiques, 1975; Le Fléau du bien. Essai sur les politiques sociales occidentales (1960-1980), Ro- bert Laffont, 1983.

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Collection P lur ie l

dirigée par Georges Liébert

P H t U P P S B É N É T O N

Introduction à la politique moderne

Démocratie libérale et totalitarisme

HACHETTE

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@ Hachette, 1987.

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Sommaire *

Avant-propos 7 Introduction 11

Première partie LES ANCIENS ET LES MODERNES

1. La pensée de la politique (1) 29 II. La pensée de la politique (II) 49

III. De l'analyse politique 83 IV. Les régimes politiques 111

Deuxième partie LA PROBLÉMATIQUE

DE LA DEMOCRATIE LIBERALE

Préliminaire : questions de vocabulaire . . . . 151 V. Éléments d'histoire 159

VI. Nature et principes 196 VII. L'idée égalitaire et les passions démocrati-

ques 225 VIII. Le pouvoir démocratique et la logique des

intérêts 251 IX. Systèmes et procédures . . . . . . . . . . . . . . . . . 277

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Troisième partie IDÉOLOGIE ET TOTALITARISME

Préliminaire : questions de vocabulaire 301 X. Les révolutions idéologiques (1) 311

XI. Les révolutions idéologiques (II) 345 XII. La mécanique totalitaire 379

XIII. Le système et les acteurs 409 XIV. De l'idéologie au totalitarisme 451

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 481

* Une table des matières détaillée figure à la fin du volume, p. 487. -

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Avant-propos

La science politique contemporaine a souffert, nous semble-t-il, de deux maux : la dévalorisation de la politi- quc. la survalorisation de la « scicncc». En d'autres termes, elle a été victime à la fois de l'impérialisme des autres sciences humaines et de la prétention qu'elle partage généralement avec elles à un savoir positiviste, radicalement coupé de la philosophie politique.

Aristotc tenait la politique pour une dimension fonda- mentale et spécifique de la vie humaine et en consé- quence il considérait la science politique (ou la philoso- phie politique) comme la discipline architectonique à laquelle devaient être subordonnées les autres sciences sociales. A l'époque contemporaine, les relations entre ces disciplines se sont en quelque sorte inversées : la science politique a généralement donné congé à la philosophie politique et dans le même temps elle a été mutilée ou absorbée par d'autres sciences qui expliquent la politique tout en 1 'abolissant. Cette entreprise réductrice a été d abord le fait de la sociologie, proclamée reine des sciences sociales par Auguste Comte, qui a travaillé à subordonner la politique (elle est explicable par le non- politique) ou à la reléguer (elle est un secteur parmi d autres de la vie sociale). La science politique est alors destituée, assimilée à la sociologie politique; elle n'est plus qu'une branche particulière et secondaire de l'ana- lyse des « formations sociales » ou des « systèmes sociaux » dont les lois de fonctionnement sont non politiques. Plus récemment les économistes ont également « envahi » la sphère de la politique en y appliquant le modèle de

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Yhonio œconomicus. La politique (en fait la politique démocratique) devient semblable à un marche où s opè- rent des échanges rationnels motivés par l'intérêt, Le régime politique n'est plus ainsi la cause première de ce qui importe dans la vie sociale des hommes, il a perdu ce statut prééminent au profit de notions abstraites, tels que la société, la structure sociale, la « culture », le marche. La politiquc tend à s'effacer, elle se dissout dans le s o c i a l . .

L'analyse de la politique a également souffert d" une autre entreprise réductrice, celle du positivisme. La politique est devenue affaire de « science » et la science pure des positivistes implique une rupture radicale a la fois avcc le sens commun et la philosophie politique. L'analyse « scientifique » de la politique se construit contre « les illusions du savoir spontané » et elle se veut valite-free : indifférente aux valeurs, à la question du bien et du mal. Mais la science politique n'a plus alors de boussole pour juger de la pertinence et de l'importance de l'objet de ses analyses et dans la pratique, elle tend soit a s'évader dans des théories coupées du réel, soit a s asser- vir aux canons de la « Méthode ». Dans les deux cas, elle déprécie en l'ignorant la question des régimes politiques. La théorie politique s'attache de préférence à ce qui est commun à tous les régimes, elle ne connaît entre eux que des différences de degré - car comment poser des différences de nature entre régimes sans en définitive faire appel à des jugements de valeur? La recherche empirique ne connaît en fait qu'un seul type de régime, celui dans lequel ses techniques sont librement applica- bles, la démocratie occidentale.

Le sociologisme et le positivisme se sont ainsi conjugués pour éliminer la question politique centrale de la philoso- phie classique, celle des régimes. Et pourtant ces modes d'analyse ne sont pas eux-mêmes indépendants de ce qu'ils méconnaissent. Si les social scientists peuvent déprécier la politique, si les political scientists peuvent accumuler les données empiriques sur 1 homme démocra- tique assimilé à l'homme tout court, n 'est-ce pas parce que le pouvoir politique démo-libéral leur garantit cette liberté d'interprétation et d'investigation? Les « sciences sociales » sont d'une autre nature à l'Est, à quoi tiennent

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ces différences sinon d'abord au régime? Si les sociolo- gues peuvent argumenter en faveur de la primauté du social, n'est-ce pas parce que la modernité démo-libérale a accordé son autonomie à la société civile'? Que devient cette argumentation si on la transpose dans un autre contexte politique, celui des régimes qui se réclament de Marx'? Ne devrait-elle pas alors céder face à la primauté manifeste de la politique?

Les observations qui précèdent s'appliquent en gros à la science politique occidentale (et donc principalement américaine) depuis 1945. Mais le temps de gloire de cette analyse politique « sociologiste » et positiviste est, semble- t-il, passé. Sans doute reste-t-elle grosso modo dominante mais on peut observer des deux côtés de l'Atlantique un certain renouveau à la fois de la philosophie politique et de la problématique classique ou néo-classique en science politique. Aux États-Unis, ce renouveau doit beaucoup à l'œuvre de Leo Strauss qui s'appuie sur une fidélité sans failles à la tradition classique; il doit beaucoup en France à Raymond Aron dont l'œuvre se rattache à, la tradition illustrée par Montesquieu, Tocqueville et Elle Halévy. Raymond Aron est donc plus « moderne » que Leo Strauss mais il n'en a pas moins été celui qui, en France, a maintenu avec le plus de force les droits de la politique et ceux de la philosophie politique face aux écoles sociolo- giques d'obédience marxiste ou durkheimienne. A nos yeux. les œuvres de Leo Strauss et de Raymond Aron sont l'une et l'autre des œuvres magistrales et, comme on le verra, les analyses présentées ici leur doivent beaucoup. Est-il nécessaire d'ajouter que si ce livre s'efforce d'intro- duire à la politique moderne, il s'inspire pour l'essentiel de la problématique classique?

Il n'est ni une introduction à la politique tout court ni une introduction à la science politique. Son objet se borne à la politique moderne, envisagée dans l'ordre interne, c^est-à-dirc essentiellement aux régimes politiques moder- nes. La matière à traiter n'en reste pas moins considéra- ble, elle comprend nombre de questions difficiles et controversées, elle pose même nombre de problèmes dont

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on peut douter que nos connaissances permettront un jour de les résoudre. L'objectif n'est que de fournir une entrée en matière aussi claire que possible. L'effort pédagogique de synthèse a ses lois qui sont également des contraintes et peut-être aussi des circonstances atténuantes. Précisons également que si nous n'avons fait qu'évoquer la dimen- sion internationale de la politique moderne, ce n'est nullement faute de croire à l'importance politique fonda- mentale, en particulier hic et nunc, de cette question. Mais pour comprendre les relations entre régimes, il est d'abord nécessaire de connaître la nature de ces régimes. En ce sens, également, ce livre est une introduction.

Il faut ajouter enfin quelques remarques de forme. Cet ouvrage est ne d'un cours fait depuis plusieurs années à la faculté de Droit de Rennes 1 et il conserve les caractères d'un travail destiné d'abord à un public étudiant. En particulier nous avons fait suivre les différents chapitres de textes qui servent d'illustration ou de contrepoint et de notes bibliographiques qui visent surtout à guider un éventuel travail d'approfondissement et à signaler d'autres interprétations que celles proposées. Nous avons attaché par ailleurs une grande importance (mais sans doute encore insuffisante) aux questions de vocabulaire. Les mots de la politique sont souvent piégés, ceux de la science politique moderne sont parfois vagues et incertains, sinon inadéquats. Pour parler de la politique moderne, il faut sans cesse s'interroger sur le sens des mots - et d'abord bien entendu répondre à la question : que faut-il entendre précisément par politique moderne?

N.B. : Je tiens à remercier pour leurs remarques et critiques MM. Pierre Favre, Georges Liébert et Jean Roy. Naturellement, et ce n'est pas là une clause de style, ils ne sont en rien impliqués par les interprétations soutenues pas plus qu'ils ne sont responsables des malfa- çons de l'ouvrage.

1. Plus précisément, ce livre reprend et développe la première partie d'un cours intitulé « Droit constitutionnel et institutions politiques » professé en première année (la seconde partie étant consacrée à une « Introduction au droit constitutionnel français »).

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Introduction

Qu'est-ce que la politique'? Que faut-il entendre par politique moderne? Le mot politique est un terme à la fois équivoque et irremplaçable et le qualificatif moderne n'est pas lui-même exempt d'ambiguïtés. L'objet de cette Introduction à la politique moderne doit donc être précisé et le premier travail porter sur les mots. Il s'agit de s'entendre sur leurs sens mais il ne s'agit pas que de cela. Les mots sont des moyens de communication mais aussi des outils d'analyse, le langage doit être ordonné de façon à permettre autant que possible l'intelligibilité du réel. En d'autres termes, le problème n'est pas un problème de simple convention : les mots doivent permet- tre de rendre compte de la réalité.

Qu'est-cc que la politique'? Le mot « politique » est un grand, noble et vieux mot, héritier du grec polis (cité- Etat). Il est aussi un de ces termes qui ont fait sinon « tous les métiers », du moins beaucoup d'usages et ont en particulier mené une trouble vie de place publique. Il a, en quelque sorte, une double identité - mot savant et terme courant; il est également encombré de sens et apparaît souvent comme un terme flou, incertain, sinon gonflé de vent. La difficulté de la question posée (mille fois posée) tient donc pour une part au mot « politique », plus profondément elle tient à la réalité elle-même.

Essayons d'abord de débrouiller quelque peu les sens du terme. « Politique » est pris dans de nombreuses acceptions : la politique de l'autruche, la politique de la science, la politique du cochon, la politique de Staline, la science politique, la politique de Machiavel, l'économie

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politique, un engagement politique, etc. Sans vouloir rendre compte de toutes les acceptions, il est utile de faire quelques distinctions

Le mot « politique » se rapporte tantôt à la réalité, tantôt (plus rarement) à la connaissance ou à l'étude de la réalité. Il se dédouble grosso modo de la même manière que le mot « histoire » : de même que l'histoire - la réalité historique - est le sujet de l'histoire de Michelet, la politique - la réalité politique - est le sujet de la politique de Machiavel (il faut ajouter que le mot « politique » entendu comme politique-connaissance s'applique surtout au travail des grands philosophes de la politique). L'objet de cette Introduction est la politique comme réalité, étant évidemment entendu que la connaissance de la réalité fait partie de la réalité elle-même.

Hormis la politique-connaissance, le terme « politique » a deux principales significations que l'anglais rend par deux mots différents : policy et politics. D'une part, le mot désigne un programme d'action ou une ligne de conduite, défini généralement par l'Etat (polie y) : c'est en ce sens que l'on parle de la politique étrangère ou de la politique de l'alcool. D'autre part, le mot désigne un domaine d'activités, un secteur de la vie sociale (poli- tics) : c'est en ce sens qu'une question ou une activité sont politiques. Cette seconde signification est en quelque sorte la signification centrale, celle en tout cas qui pose les problèmes essentiels : si la politique est un secteur spécifique de l'activité des hommes, une dimension par- ticulière des relations humaines, quelle est la spécificité de la politique? Quelles en sont les frontières? Le langage courant reste dans l'imprécision, le langage savant, lui- même souvent imprécis, offre plusieurs réponses (il en va de même pour le mot anglais « politics »). La question de vocabulaire devient ainsi un problème de fond. Il ne s'agit plus de procéder logiquement à des distinctions, il ne s'agit pas de poser une définition a priori, il s'agit de partir du réel pour en rendre compte.

1. Voir Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme, Paris, Galli- mard, coll. « Idées », 1965, p. 22-23.

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La conception classique

Ce sont les philosophes grecs qui les premiers ont pensé la politique, c'est-à-dire distingué dans le flux des activi- tés humaines un domaine spécifique, celui de la politique. Quel est ce domaine ou (autrement dit) quel est le type d'activité qui mérite le qualificatif particulier de politi- quel En schématisant et en adoptant un ordre logique, la réponse classique peut être présentée de la manière suivante :

- Les hommes vivent en commun, ils vivent en société L'état social est un fait naturel, une création spontanée

et nécessaire. Selon la plus célèbre des formules d'Aris- tote, « l'homme est un animal politique, naturellement fait pour vivre en société» (Politique, 1, 2). Et Aristote poursuit : « Celui qui est sans cité naturellement et non par suite des circonstances est un être dégradé ou au-dessus de l'humanité. » L'homme à la différence des animaux est doté des sentiments du bien et du mal, du juste et de l'injuste. Ces sentiments n'ont aucun sens en dehors de la vie sociale puisqu'ils intéressent les rapports de l'homme avec ses semblables. L'humanité de l'homme implique les relations humaines. - L'homme est ordonné à la vie en commun et la vie en commun ordonnée à l'intérêt commun des hommes

Cet intérêt commun est de vivre dans un bon ordre social, c'est-à-dire un ordre social propre au bien-vivre de ses membres. L'homme, dit Aristote, ne peut vivre parfaitement qu'au sein d'une vie sociale elle-même parfaite. La fin de la société est d'être une bonne société.

- Mais l'observation montre que la vie en commun crée des discordes et des conflits - les hommes sont divisés

Cette division est la difficulté centrale : non seulement elle contrarie l'établissement de la bonne société mais davantage encore elle met en danger la société elle-même. La première composante de l'intérêt commun est la paix civile, condition du reste, que menace la division entre les hommes. Le problème a été mis en lumière par Platon et

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Platon l'a en quelque sorte légué à tous ses successeurs. Les sociétaires ont des opinions et des intérêts différents, ces opinions et ces intérêts se heurtent, si chaque homme ou chaque groupe poursuivait ses objectifs jusqu'au bout, la vie en société dégénérerait en anarchie et en guerre civile. Comment alors éviter que les discordes ne se transforment en affrontements violents, comment écarter le risque d'une déchirure de la cité 21

L'objet premier de la politique est de fournir une solution à ce problème. La paix civile, l'unité de la cité (et aussi la sécurité extérieure) impliquent que la société soit organisée politiquement, c'est-à-dire dotée d'un « gouvernement » dont les titulaires disposent du droit de commander à tous. L'activité politique est donc d'abord fondée sur les exigences premières de la vie en commun - plus généralement elle est fondée sur les exigences de l'intérêt commun - , et elle s'exerce à l'état pur en quelque sorte par le moyen d'un pouvoir spécifique, le pouvoir sur la polis dans son ensemble, c'est-à-dire le pouvoir politique dont Aristote dit avec force qu'il est d'une autre nature que le pouvoir du maître sur les esclaves ou du père sur ses enfants. Ainsi la politique est un secteur particulier des rapports entre les sociétaires, elle prend en charge l'intérêt commun et se traduit par une relation commandement-obéissance où certains com- mandent à tous.

- Il n'y a pas de vie sociale sans autorité organisée, sans activité politique.

Quel est alors le statut de la politique au sein des autres activités sociales de t'homme? La réponse est que la politique a le primat sur les autres activités. C'est elle en effet qui permet aux hommes de vivre en commun et de coopérer entre eux, elle est la condition même de la paix et de la sécurité et donc de l'exercice normal des autres activités. Et, au-delà, elle vise à un intérêt commun qui, dans la conception classique, s'étend jusqu'aux fins de la nature humaine.

2. Sur cette question il s en greffe une autre que suscite non plus la division entre sociétaires mais la division entre sociétés : comment assurer la sécurité face aux ennemis extérieurs?

I

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Il y a primauté de la politique également en un autre sens. Le pouvoir politique n'est pas identique aux autres pouvoirs, il commande à l'ensemble de la société. La manière dont est organisé et exercé le pouvoir politique a une influence déterminante sur le style général des rapports entre les hommes au sein de la société. Le mode de gouvernement (ou le régime politique) engage plus directement la façon de vivre que tout autre aspect de la société, il tend à façonner la forme des relations humai- nes. Or, l'essentiel de la vie humaine consiste en ces relations. Vivre humainement, c'est vivre avec d'autres hommes. La manière de vivre politiquement a donc une importance primordiale.

- La caractéristique essentielle d'une société est donc la manière de vivre politiquement, c'est-à-dire le régime politique

Le thème central de la Politique d'Aristote est la politeia ou le régime politique (le mot étant entendu dans un sens large comme dans l'expression « Ancien Régime ,). La distinction entre les différents régimes ne concerne pas seulement des formes de gouvernement, -elle engage la manière de vivre de la communauté (commandée par la forme du gouvernement). La ques- tion du régime devient alors la question politique cen- trale.

Critiques modernes

A la question « Qu'est-ce que la politique? », la réponse des fondateurs de la philosophie politique est donc, réduite à ses propositions fondamentales, la sui- vante : 1° la politique est un type particulier d'activité humaine qui s'enracine dans la nature de l'homme; 2° elle se définit par sa finalité (l'intérêt commun); 3° elle a la primauté sur les autres activités sociales des hommes; 40 elle implique l'organisation d'un pouvoir; 5° ce pouvoir (politique) est spécifique; 6° la forme de ce pouvoir (le régime politique) est la question politique centrale. Toutes ces propositions ont fait l'objet au sein de la pensée moderne de critiques et de remises en

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cause. Examinons les principales, en commençant par la question du pouvoir 3.

- La vie en société implique-t-elle le pouvoir de certains sur les autres? Est-il possible de vivre en commun en échappant à la loi d'airain de l'obéissance à autrui? La réponse des modernes est généralement négative mais diverses interprétations ont tenté d'exorciser ce qu'en quelque sorte elles considèrent comme la malédiction de la politique.

Comment se passer de la relation commandement des uns - obéissance des autres, entendue alors très généra- lement comme une relation domination - soumission, c'est-à-dire comme un mal par nature? Diverses solutions ont été proposées qui toutes se ramènent à l'une ou l'autre des deux formules suivantes : ou personne ne commande, ou tous commandent (dans les deux cas, nul n'obéit à autrui). Pour que la première formule soit viable et donc que la société fonctionne sans pouvoir politique, il faut ou supposer résolu le, problème des discordes entre les hommes une fois l'État mis à bas (la position anarchiste), ou tabler sur un système qui permette aux hommes de collaborer en dépit de leurs divergences (le marché généralisé des libertariens américains), ou faire confiance à l'histoire (Marx). Pour Marx, la politique est domination mais cette domination n'est pas un fait de nature, elle n'est jamais que celle d'une classe sociale, destinée à disparaître avec la lutte des classes; dans la phase finale du socialisme, l'État dépérit et le « règne de la liberté » fait l'économie de la politique.

La seconde formule - tous commandent - n'élimine pas la politique mais entend éliminer de la politique la division entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Il faut alors supposer les hommes d'accord entre eux ou forger un système qui engendre cet accord. Tel est l'objet de la construction de Rousseau: «Trouver une forme d'association [...] par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre

3. Nous laisserons ici de cote le problème des origines de la société politique. -

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qu'auparavant. Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution » (Du contrat social, 1, 6). A cette formule se rattache également la vision que certains ethnologues à la recherche de l'innocence perdue ont donnée des sociétés primitives, des socié- t é s é g a l i t a i r e s , i n d e m n e s d e t o u t e d i v i s i o n p o l i t i q u e 4 .

M a i s c e t t e v o l o n t é d ' é l i m i n e r l ' i n é g a l i t é d e p o u v o i r d e

l a v i e s o c i a l e b u t e t o u j o u r s s u r l a r é a l i t é . S a u f p e u t - ê t r e

( e t e n c o r e ) d a n s d e t r è s p e t i t e s s o c i é t é s , l a d i v i s i o n

p o l i t i q u e a p p a r a î t , s o u s d e s f o r m e s d i v e r s e s , c o m m e u n e

c a t é g o r i e u n i v e r s e l l e . N u l e n c o r e n ' a t r o u v é l a c l é q u i

p e r m e t t r a i t d e c o n c i l i e r l ' a n a r c h i e e t l a p a i x c i v i l e , o u

d ' a s s u r e r l a s é c u r i t é d e t o u s p a r l e j e u d u m a r c h é , o u d e

f a i r e f o n c t i o n n e r l a v o l o n t é g é n é r a l e s e l o n R o u s s e a u .

Q u a n t à l a P r o v i d e n c e h i s t o r i q u e s e l o n M a r x , e l l e e s t e n

p a n n e d a n s l e s s o c i é t é s q u i s e r é c l a m e n t d e l u i . J u s q u ' à

n o u v e l o r d r e e t s o u s r é s e r v e p e u t - ê t r e d e c e r t a i n e s m i c r o -

s o c i é t é s , l e s h o m m e s n ' o n t j a m a i s p u r é s o u d r e l e s p r o b l è -

m e s d e l a v i e e n c o m m u n e n s e p a s s a n t d u p o u v o i r d e s u n s

( u n s e u l , p l u s i e u r s , l a m a j o r i t é . . . ) s u r l e s a u t r e s .

- L e p o u v o i r p o l i t i q u e e s t - i l u n p o u v o i r s p é c i f i q u e ?

L a r e l a t i o n d e p o u v o i r s ' e x e r c e a u s e i n d e m u l t i p l e s

g r o u p e m e n t s ( f a m i l l e s , a s s o c i a t i o n s , é g l i s e s , p a r t i s , e t c . ) ,

f a u t - i l c o n s i d é r e r c e l l e q u i s ' e x e r c e à l ' é c h e l l e d e l a s o c i é t é

t o u t e n t i è r e c o m m e u n e r e l a t i o n p a r t i c u l i è r e ? C o n t r e

A r i s t o t e e t l e s c l a s s i q u e s , t o u t u n c o u r a n t d e s s c i e n c e s

s o c i a l e s c o n t e m p o r a i n e s d é s a c r a l i s e e n q u e l q u e s o r t e l e

p o u v o i r p o l i t i q u e ( e n t e n d u d a n s l a p e r s p e c t i v e c l a s s i q u e )

e t t e n d à d i s s o u d r e l a p o l i t i q u e d a n s l e s o c i a l .

L e s c l a s s i q u e s c o n s i d é r a i e n t l a p o l i t i q u e c o m m e u n

e n s e m b l e s é p a r a b l e d e s a u t r e s a c t i v i t é s h u m a i n e s , n o m -

b r e d e s o c i a l s c i e n t i s t s ( s u r t o u t a m é r i c a i n s ) r o m p e n t a v e c

c e t t e p e r s p e c t i v e e n a p p e l a n t « p o l i t i q u e » t o u t e r e l a t i o n

d e c o m m a n d e m e n t ( o u m ê m e d ' i n f l u e n c e ) a u s e i n d e

„ 4. Voir en particulier Pierre Clastres, La Société contre l'Etat, Paris, Ed. de Minuit, 1974, et les critiques de J.W. Lapierre (Esprit, mai 1976) et de P. Birnbaum (Revue française de science politique, février 1977). Voir également G. Balandier, Anthropologie politique, Paris, PUF, 1969, en particulier p. 93 (il n'y a « pas de société sans pouvoir politique, pas de pouvoir sans hiérarchies, et sans rapports inégaux instaurés entre les individus et les groupes sociaux »).

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n'importe quel groupe humain. Il n'y a plus alors un pouvoir particulier qui mérite le qualificatif de poli- tique, tout pouvoir est politique. Ainsi dans la ligne de H. D. Lasswcll. Robert A. Dahl (sans doute l'un des spé- cialistes les plus rcprésentatifs de la science politique américaine d'après 1945) définit un système politique par l'existence durable de relations de pouvoir. En ce sens, les syndicats, les clubs, les entreprises... forment des systè- mes politiques. Il y a bien un « gouvernement » à l'échelle de la société mais ses fonctions ne sont pas d'une autre nature que celles que remplissent les autres pouvoirs. Sa seule particularité, qui ne se manifeste qu'épisodique- ment. est qu'il dispose de moyens d'action (l'emploi de la force physique) que les autres pouvoirs ne sont pas habituellement autorisés à mettre en œuvre. Le système du « gouvernement » n'est donc qu'un système politique parmi d'autres 1.

Mais affirmer ainsi que la politique est partout où il y a du pouvoir, c'est méconnaître la spécificité d'un type particulier de pouvoir. « A force d'enfouir le pouvoir dans la société et d'en mettre partout, on finit par ne plus distinguer une rixe d'une guerre, l'emprisonnement de deux gangsters et l'organisation d'un système concentra- tionnaire, le fonctionnement d'un service hospitalier et l'internement d'opposants politiques 6. » Le sous-système du « gouvernement » n'est pas un sous-système social semblable aux autres, il a pour particularité essentielle de commander à l'ensemble du système. Le pouvoir politique

5. L'Analyse politique contemporaine, trad. de Modern Political Analysis, Paris, R. Laffont, 1973. Signalons également que dans une perspective différente (plus philosophique), Bertrand de Jouvenel détle- loppe dans De la politique pure une conception analogue de la politique. Selon lui, le rapport politique fondamental est le rapport d'instigation de A sur B et « il n'y a pas de différence de nature entre des relations sociales et des relations politiques. Ce ne sont que des relations humaines» (Paris. Calmann-Lévy, 1977, p. 126).

6. Jean Leca et Bruno Jobert, « Le dépérissement de l'État », Revue française de science politique, 30 (6), décembre 1980, p. 1169-1170. Cet article consacré à L'Acteur et le Système de M. Crozier et, dans le même numéro, celui de F. Bon et Y. Schemeil consacré à P. Bourdieu sont des réactions critiques contre la « sociologisation » de la politique qui sous des formes différentes est caractéristique d'un impérialisme de la sociologie contemporaine.

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stricto sensu est différent des autres pouvoirs, il s'exerce au niveau de la société globale, il est la condition même du fonctionnement pacifique de la société et de son indépendance vis-à-vis de 1 extérieur, et il détermine les conditions de fonctionnement des autres activités. Au sein des syndicats américains comme des syndicats soviétiques s'exercent sans doute des relations de pouvoir mais qui nierait que ces relations sont dépendantes des règles fixées par le pouvoir politique? Quand le pouvoir politi- que n'assure plus la sécurité, ainsi en situation de guerre civile ou d'invasion étrangère, que deviennent les divers sous-systèmes de pouvoir? La conception de la politique que développe R. Dahl implique de tenir pour secondaires les conditions premières de la vie en commun.

Parce qu'il a des fonctions particulières, le pouvoir politique, ou l'État (qui est la forme institutionnalisée du pouvoir politique), dispose d'un moyen spécifique d'action : l'emploi (ou la menace de l'emploi) de la force physique. Ce moyen dont l'État revendique le monopole est un attribut essentiel puisque l'élimination du recours à la contrainte physique entre sociétaires est la condition de la paix civile et aussi parce que la manière dont l'État use de ce monopole conditionne la vie sociale et les relations extérieures. Maîtresse de cette ultima ratio qu'est la force nue, la politique commande la paix et la guerre, la liberté et l'oppression. Les soldats au feu ou les sujets des tyrans peuvent-ils ignorer la spécificité du pouvoir politique?

- La politique peut-elle se définir par ses fins? La philosophie politique définit traditionnellement la

politique à partir de la finalité de la politique : l'intérêt commun, qui pour les classiques se confond avec le summum bonum, le bien-vivre des hommes. Les philoso- phes du droit naturel moderne (Hobbes, Locke...) récu- sent l'idée d'un Bien objectif qui s'impose comme fin de la politique mais ils définissent toujours la politique par la fin poursuivie : non plus accomplir le summum bonum mais écarter le summum malum, c'est-à-dire l'insécurité et le risque de mort violente du fait d'autrui.

Cependant, la politique réelle, notamment l'action des pouvoirs politiques dans l'histoire, témoigne d'une plura- lité de valeurs et d'objectifs. Les fins poursuivies par

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toute critique et l'idéologie fournit les justifications néces- saires. Les armées soviétiques ou cubaines viennent au secours des lois de l'histoire et imposent le passage au socialisme ou en assurent l'irréversibilité. A l'inverse le respect des règles du régime démo-libéral interdit d'en garantir la stabilité et la pérennité par la violence. Il faut ajouter enfin que les sociétés libres sont beaucoup plus perméables à l'action extérieure que les sociétés cadenas- sées. Qu'il s'agisse d'espionnage, d'influence ou de « dé- sinformation », le déséquilibre est patent.

A tous ces handicaps s'ajoutent des faiblesses psycho- logiques dues aux sentiments démocratiques. L'opinion des régimes occidentaux est portée à croire aux vertus sans failles du « dialogue » et du compromis, elle répugne à se reconnaître des ennemis. La méconnaissance du réel tient sans doute à une difficulté intellectuelle - penser l'autre comme différent -, elle tient aussi et peut-être surtout à ce sentiment mou et profond qui s'enracine dans l'individualisme et l'utilitarisme démocratiques : l'amour de la tranquillité. La forme du régime n'incite pas les hommes politiques à contrarier ce sentiment : ils doivent plaire, il leur est difficile de dire le déplaisant.

Que faire? Nul sans doute ne peut se targuer de pouvoir déchiffrer avec certitude et preuves à l'appui la politique soviétique. Mais il y a au moins de fortes présomptions en faveur de l'interprétation, la plus pessi- miste : face à des régimes qui recherchent la paix et s'accommodent du statu quo, le régime soviétique vise à terme la victoire (qu'il s'agisse d'un objectif délibéré des dirigeants ou de la logique plus ou moins consciente de leurs actions) 3. Dans tous les cas il y a un élément de réponse qui apparaît peu contestable : que veulent les dirigeants soviétiques? « More » (A.B. Ulam). A nouveau, que faire? En définitive, nous semble-t-il, beaucoup dépend de la qualité des mœurs et des hommes. Parce que la démocratie libérale est' mal armée pour la politique internationale, l'efficacité extérieure exige beaucoup du

3. Voir les témoignages ou analyses des dissidents (A. Soljenitsyne, A. Sakharov, A. Zinoviev, V. Boukovski, P. Grigorenko, etc.) et les analyses de : Raymond Aron, Alain Besançon, Michel Heller, Annie Kriegel, Richard Pipes, Jean-François Revel, Adam B. Ulam.

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peuple et de ses dirigeants. La question clé hic et nunc n'est-elle pas alors celle du choix des gouvernants, de la sélection démocratique des plus aptes, de ceux dont les qualités personnelles permettraient de contrebalancer les faiblesses inhérentes au régime? En somme, si ces obser- vations sont exactes, les régimes occidentaux ont un impérieux besoin de ceux-là en qui les classiques voyaient les hommes les plus qualifiés en matière de science politique (entendue comme une discipline pratique) : de grands hommes d'État.

La science politique des experts contemporains est d'une autre nature. Dans sa version officielle, elle est d'une certaine manière aveugle à la politique au nom de la science. L'Association internationale de science politi- que ignore ou feint d'ignorer la politisation générale des activités caractéristiques du totalitarisme et qui s'étend aux activités savantes. La « science politique » soviétique est partie prenante aux congrès internatio- naux, elle fut même la puissance invitante à Moscou en août 1979. La neutralité scientifique couvre une politisa- tion qui la viole, la science pure s'accommode d'une absence de liberté intellectuelle qui la dénature. L'ana- lyse politique contemporaine n'est-elle pas alors un élé- ment de faiblesse des démocraties libérales? Ce qui est en cause, ce sont à nouveau le positivisme et le sociolo- gisme.

Il faut d'abord noter que cette analyse « sociologiste » et/ou positiviste (qui, répétons-le, d'une part, ne se confond pas avec toute la science politique et, d'autre part, la déborde) ne peut rester fidèle à elle-même qu'en ignorant le phénomène totalitaire. Quel a été le principe générateur à l'Est, la société, l'économie, la « culture »... ou le pouvoir politique des idéologues? Faut-il rapporter le rôle des « organes » (du NKVD au KGB) au primat du social? Le positivisme ne résiste pas davantage à l'épreu- ve. Une page de Soljenitsyne, de Grossman, ou de Nadejda Mandelstam ne balaie-t-elle pas les développe- ments savants sur l'arbitraire des valeurs? La raison glacée des positivistes, sourde à des sentiments naturels,