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XIX e siècle Le roman et ses personnages : visions de l’homme et du monde BALZAC Le Père Goriot ISBN : 9782081219755 – 3,70 416 pages I. Pourquoi étudier Le Père Goriot en classe de Première ? Bien que l’étude d’un roman du XIX e siècle soit préconisée en classe de Seconde, la lecture du Père Goriot requiert la maturité d’un public de Première. En outre, cette œuvre se prête particu- lièrement bien à l’objet d’étude « Le roman et ses personnages » : Balzac n’est pas l’inventeur du roman, mais c’est avec lui que ce genre s’affirme comme « une forme littéraire privilégiée de représentation de l’homme et du monde » ; et comment aborder plus naturellement le roman balzacien, sinon « à partir des ques- tions que soulève l’étude des personnages 1 »? Comme l’auteur s’en explique dans l’avant-propos de La Comédie humaine paru en 1842, le désir de « faire concurrence à l’état civil » – c’est-à-dire « écrire l’histoire oubliée par tant d’historiens, celle des mœurs » – l’a conduit à promouvoir, dans le sillage de Walter Scott, « un genre de composition injustement appelé secondaire », pour faire le tableau de la société tout entière. Il s’agit de composer un drame ou ` les trois ou quatre mille personnages, « dont l’existence devient plus longue, plus 1. B.O. n o 40 du 2 novembre 2006. Le Père Goriot 1

I.Pourquoiétudier LePèreGoriot enclassedePremière?murielle1423.free.fr/michael2/choupette/CO_FLAM_Le_Pere_Goriot.pdf · sageront le personnage sous l’angle unique de la fiction

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XIXe siècle

Le roman et ses personnages :visions de l’homme et du monde

BALZAC

Le Père GoriotISBN : 9782081219755 – 3,70 €416 pages

I. Pourquoi étudier Le Père Gorioten classe de Première ?

Bien que l’étude d’un roman du XIXe siècle soit préconisée enclasse de Seconde, la lecture du Père Goriot requiert la maturitéd’un public de Première. En outre, cette œuvre se prête particu-lièrement bien à l’objet d’étude « Le roman et ses personnages » :Balzac n’est pas l’inventeur du roman, mais c’est avec lui quece genre s’affirme comme « une forme littéraire privilégiée dereprésentation de l’homme et du monde » ; et comment aborderplus naturellement le roman balzacien, sinon « à partir des ques-tions que soulève l’étude des personnages 1 » ?Comme l’auteur s’en explique dans l’avant-propos de La

Comédie humaine paru en 1842, le désir de « faire concurrenceà l’état civil » – c’est-à-dire « écrire l’histoire oubliée par tantd’historiens, celle des mœurs » – l’a conduit à promouvoir, dansle sillage de Walter Scott, « un genre de composition injustementappelé secondaire », pour faire le tableau de la société toutentière. Il s’agit de composer un drame ou les trois ou quatremille personnages, « dont l’existence devient plus longue, plus

1. B.O. no 40 du 2 novembre 2006.

Le Père Goriot 1

authentique que celle des générations au milieu desquelles onles fait naître, ne vivent qu’à la condition d’être une grandeimage du présent. Conçus dans les entrailles de leur siècle, toutle cœur humain se remue sous leur enveloppe, il s’y cache sou-vent toute une philosophie ».Représentation du monde dans toute son étendue, de

l’homme dans ce qu’il a de plus intime, ce nouveau roman duXIXe siècle repose tout entier sur les épaules de personnages aux-quels Balzac a donné la stature de héros mythiques.Au sein de cette entreprise fondatrice, Le Père Goriot occupe

une place cardinale, car il s’agit du premier roman ou Balzacexpérimente le retour des personnages. C’est en vertu de ce pro-cédé que son grand œuvre fera système, proposant de la sociétéune vision totale et organisée.C’est encore dans Le Père Goriot que s’affirme le paradoxe

qui caractérise l’ensemble de La Comédie humaine : inventeur duroman moderne, Balzac se défend toujours de faire du roman. Iltrouve ses modèles chez les naturalistes (Buffon et GeoffroySaint-Hilaire), les poètes (Dante et Byron), les auteurs drama-tiques (Molière et Shakespeare) ou encore les philosophes (Swe-denborg), et ce qu’il admire en Walter Scott, ce n’est pasl’auteur de fictions mais l’historien. Le romancier ne se contentepas ici d’invoquer des formes nobles de l’écriture et de la penséeafin de légitimer un genre fortement méprisé à son époque, ilécrit véritablement comme un poète dramatique, un philosopheou un historien. Le roman n’est peut-être pour lui rien d’autreque la forme du tout dire, du tout écrire ; une forme sanscontenu propre, mais un prodigieux organe de synthèse litté-raire réunissant en un même discours tout ce qui n’est pasroman. Dans Le Père Goriot plus qu’ailleurs, Balzac met enscène des masques tragiques, les compromet dans des intriguesde vaudevilles et, avec une liberté de poète, suspend son étrangecomédie pour exposer à son public des leçons sur la naturehumaine.L’étude de ce roman permet donc de dépasser la révision du

genre narratif abordé en Seconde : la multiplicité des discoursnon romanesques – voire non littéraires – conduira à probléma-tiser la question du roman et à s’intéresser à l’histoire littérairecomme à l’étude des genres et des registres.

2 Le roman et ses personnages

II. Présentation de la séquence

L’objectif de la séquence est de faire saisir la multiplicité deces enjeux en répondant à la question : Comment le roman balza-cien rend-il compte de l’homme et du monde ?Pour répondre à cette question centrale, nous partirons d’une

interrogation préalable sur le personnage : Qu’est-ce qu’un hérosbalzacien ? Cette problématique est secondaire mais elle est bienplus pertinente pour un adolescent qu’une interrogation sur legenre. Chaque séance répétera, sur un point particulier, ce mou-vement entre question initiale sur le personnage (par exemple :« Par quel regard les personnages sont-ils présentés ? ») et ques-tion centrale sur le roman (la focalisation et l’exposition).Chaque séance convoquera en outre l’étude des genres et desregistres, et ouvrira une perspective particulière sur l’histoirelittéraire.Pour ménager aux élèves une découverte progressive et

ordonnée du roman balzacien, les trois premières séances envi-sageront le personnage sous l’angle unique de la fiction :comment le romancier met-il en forme – et en scène – ses hérospour construire une intrigue ? Les élèves approfondiront icileurs connaissances sur le genre romanesque. Dans un secondtemps, on se demandera quel rapport le personnage entretientavec la réalité contemporaine que l’auteur cherche à décrire.Pour atténuer ce que cette présentation a de simpliste (I. La fic-tion / II. La réalité), on tachera de montrer, à chaque séance,que l’expression de la réalité est inséparable de l’inventionnarrative.

Le Père Goriot 3

III. Tableau synoptique de la séquenceSéances Objectifs Supports

I. Le personnage, créature de roman

1 — La focalisation — Goriot épié par Rastignac (« UneLe mystère Goriot, — L’exposition pension bourgeoise », extrait)les personnages — L’exposition du roman (« Unes’observent pension bourgeoise »)

2 — Voir et faire dans — Rastignac chez le Père GoriotLa question du le roman (« L’entrée dans le monde », extrait)

héros — Qu’est-ce qu’unhéros ?

3 — Le schéma Ensemble du romanLes personnages actancieldans l’aventure du — Le schéma

héros narratif

II. Le personnage, image du réel

4 — La description — Description de la pensionLe personnage et son — Le portrait Vauquer

enveloppe — Portrait de Mme Vauquer (« Unepension bourgeoise », extraits)

5 Le roman Les amours ambiguës de RastignacLe personnage et ses psychologique et et Delphine (« L’entrée dans le

passions l’analyse des monde », extrait)sentiments

6 Balzac sociologue Le père Goriot vu par une duchesseLa société et l’histoire et historien (« Une pension bourgeoise », extrait)

IV. Déroulement de la séquence

Séance no 1 : le mystère Goriot,les personnages s’observent

Objectifs → La focalisation.→ L’exposition.

Supports → Goriot épié par Rastignac : de « Sa penséevagabonde » à « ne pas inconsidérément condamnerson voisin » (« Une pension bourgeoise »).

→ Exposition du roman : de « Mme Vauquer, née deConflans » à « effroyable tragédie parisienne » (« Unepension bourgeoise »).

4 Le roman et ses personnages

Comment découvre-t-on l’identité du père Goriot ?En étudiant la focalisation interne, dans un extrait puis dans

l’ensemble de l’exposition, on verra comment le lecteur est conviéà mener au côté de Rastignac une véritable enquête sur le héroséponyme du roman. En procédant de cette manière, Balzac inau-gure une nouvelle méthode d’exposition romanesque.

■Goriot épié par Rastignac

Dans l’extrait choisi, Rastignac revient de son premier balchez sa cousine la vicomtesse de Beauséant, ou il a rencontré lacomtesse de Restaud. L’esprit encore occupé par les espoirs deréussite mondaine et amoureuse que cette soirée brillante aéveillés en lui, il surprend son voisin de palier en train de trans-former en lingot un service en vermeil.1. En quoi l’atmosphère est-elle ici mystérieuse et inquiétante ?

(étude des genres et des registres). On croirait lire une scène deroman noir (cadre urbain, nocturne et misérable ; la pensionVauquer est un endroit louche dont les habitants ont bien des« misères » à cacher ; Rastignac joue à l’espion et flaire le crime),l’atmosphère y est quasiment fantastique : tout ici est mystère(que fait le père Goriot ?) et paradoxe (un vieillard auxbras d’athlète, un idiot receleur, un criminel larmoyant) ; lespectacle prend ainsi des dimensions extraordinaires (« hande Saint Joseph », « fort comme le roi de Pologne », « facilitémerveilleuse »).2. Que nous apprend cette scène sur le personnage de Rasti-

gnac ? En réalité, on en apprend autant sur l’observateur quesur le personnage observé. Il s’agit d’abord d’un jeune hommefort curieux. On s’amusera des motifs qui le poussent à pour-suivre son espionnage honteux : il « vit le vieillard occupé detravaux qui lui parurent trop criminels pour qu’il ne crût pasrendre service à la société en examinant bien... » – ironie de l’au-teur ou mauvaise foi du personnage ? Ce qui est sûr, c’est quece dernier se fiche bien de rendre service à la société. Onapprend en outre comment l’observateur tente d’interpréter cequ’il voit : un homme seul, la nuit, s’occupe de métal précieuxdonc c’est un criminel ! Il convertit du vermeil en lingot doncc’est un voleur ou un receleur ! Il pleure donc « il est fou ».Dans cet extrait, il est moins question du fantastique de la scène

Le Père Goriot 5

que des fantasmes d’un jeune homme. Ce facheux travers – jugertrop vite, s’en tenir aux apparences et ne mettre dans son juge-ment que ses propres passions –, Rastignac le partage avec l’hu-manité tout entière (on rappellera l’importance du ragot et dela calomnie mondaine dans le roman et dans toute La Comédiehumaine). Néanmoins, il se ravise in extremis : « Rastignac jugeaprudent [...] de ne pas inconsidérément condamner son voisin. »Ce vertueux réflexe – suspendre son jugement – distingue lejeune espion de la foule : c’est un observateur curieux de lasociété, son imagination galope mais il sait rester prudent. ToutRastignac est déjà là.3. Selon quel point de vue la scène est-elle présentée au lec-

teur ? On rappellera brièvement les différents types de focalisa-tion : c’est évidemment de focalisation interne qu’il s’agit ici.Non seulement le lecteur n’apprend que ce que voit Rastignac– par le trou de la serrure : le lecteur est lui-même voyeur, ouenquêteur, comme on voudra –, mais il éprouve pleinement lemystère qui règne dans tout le passage (voir question no 1), ilpartage la curiosité, les fantasmes et les doutes du jeune hommecar il n’en sait pas plus long que lui sur le mystérieuxvermicellier.A propos, que sait-on du père Goriot à ce point du roman ?

Comment Rastignac va-t-il tirer au clair cette mystérieusescène ?

■ Présentation de Goriot dans l’ensemblede l’exposition

Les élèves travailleront à présent en autonomie, en retrouvantdans un corpus étendu ce qu’ils ont repéré dans la lectureanalytique.1. Relevez les informations apportées par le romancier sur

l’identité du père Goriot et la nature de sa relation avec ses filles.Vous noterez le point de vue par lequel ces informations sontdélivrées.On pourra diviser la classe en deux groupes, les uns s’occu-

pant de ce qui précède la scène étudiée, les autres de ce qui lasuit. On ne leur précisera pas les limites du corpus à traiter : enrepérant les dernières informations importantes données sur le

6 Le roman et ses personnages

personnage (sa biographie apprise par Rastignac d’un certainMuret), ils repéreront par la même occasion la fin de l’exposi-tion : « Ici se termine l’exposition de cette obscure, maiseffroyable tragédie parisienne. »

I. Brève présentation : « Un ancien fabricant de vermicelles,de pates d’Italie et d’amidon, qui se laissait nommer le pèreGoriot. » Point de vue : Vauquer et ses pensionnaires (mêmes’ils ne sont pas présents physiquement, on ne nous en dit pasplus que ce qu’ils savent).

II. Goriot dans la pension Vauquer : « Une réunion sem-blable devait offrir [...] un employé au Muséum, un des habituésà cachet. » Présentation plus étendue du personnage : sa posi-tion de souffre-douleur dans la pension, son passé immédiat (lesquatre dernières années : arrivée dans la pension, appauvrisse-ment progressif et visites de mystérieuses jeunes femmes, quel’on prend pour ses maîtresses). Point de vue : les pensionnaireset Vauquer. Chacun a sur le vieillard « des idées bien arrêtées » :« Il n’avait jamais eu ni fille ni femme ; l’abus des plaisirs enfaisait un colimaçon, un mollusque anthropomorphe. »

III. Goriot épié par Eugène (extrait étudié) : Le « mollusqueanthropomorphe » devient un mystère.

IV. Discussion des pensionnaires sur le vieillard : « Jeviens de voir quelque chose de singulier [...] cette femme-là saitlui chatouiller l’ame. » Rastignac recoupe les informations deVautrin avec ce qu’il a vu la veille : Goriot a vendu son vermeilau profit de Mme de Restaud. Mais quels sont les liens entre lacomtesse et le père Goriot ? Point de vue : Vautrin et Rastignac.

V. Rastignac chez Mme de Restaud : « Eugène revint surses pas. [...] Vieux drôle de père Goriot, va ! » Il aperçoit Goriotet apprend de M. de Restaud que Goriot est le père de lacomtesse. Point de vue : le comte de Restaud et Rastignac.

VI. Rastignac chez Mme de Beauséant : « Je venais doncà vous pour vous demander le mot d’une énigme [...] en se sou-venant de l’avoir vu tordant son vermeil la nuit. » La duchessede Langeais apprend à Eugène le passé de Goriot : l’histoire desa fortune, le mariage de ses filles, puis l’ostracisme social etfamilial dont il fut victime. Point de vue : la duchesse de Lan-geais et Rastignac

VII. Eugène apprend l’ensemble de la biographie deGoriot : « dans le désir de parfaitement bien connaître [...] cette

Le Père Goriot 7

obscure, mais effroyable tragédie parisienne. » Point de vue : uncertain Muret et Rastignac.2. A partir de cet exemple, vous dégagerez les caractéristiques

de l’exposition balzacienne : le point de vue par lequel elle estdélivrée, sa progression et la relation qu’elle entretient avecl’action.

– Le point de vue : on confirmera ici ce qui a été observédans la lecture analytique. Le lecteur est engagé à adopter lepoint de vue fragmentaire et subjectif des personnages qui obser-vent (Sylvie, Vautrin, Vauquer, Rastignac) et devinent avec plusou moins de perspicacité (focalisation interne).— La progression de l’exposition est donc celle d’une

enquête policière. Les pièces apportées au dossier Goriot sontde plus en plus complètes et probantes – on passe des commé-rages des pensionnaires (II) aux « renseignements certains »délivrés par M. Muret (VII) – et s’accumulent selon un ordrerétrospectif : on part du présent et des indices qu’il fournit (lemisérable père Goriot dans la pension Vauquer) pour explorerun passé de plus en plus lointain (VI et VII).

— Action et exposition sont étroitement mêlées : les rensei-gnements délivrés sur Goriot ne sont jamais énoncés gratuite-ment, mais prennent place au sein de ce que vivent les autrespersonnages : les projets d’ascension sociale de Mme Vauquer(II), la vie collective des pensionnaires (II) et les visites de Rasti-gnac dans le monde (III à VII). Lorsque « se termine l’expositionde cette obscure, mais effroyable tragédie parisienne », la tragé-die est déjà bien en marche : Poiret et Michonneau sont déjàpartis rencontrer le chef de la police, Victorine s’est heurtée àl’ingratitude de son père, Goriot a vendu son service de vermeil,Rastignac s’est fermé les portes de l’hôtel de Restaud et ouvertcelles de l’hôtel de Beauséant, Vautrin a déjà fait la morale aujeune homme, tout en lui faisant de l’œil.Prenons Balzac au mot, il expose bien son roman comme une

tragédie : comme au théatre, c’est par l’action et les paroles despersonnages eux-mêmes que le public apprend leur identité.

Bilan

Cette manière d’exposer est caractéristique de Balzac : le nar-rateur commence in medias res, dans le présent de l’action,laisse celle-ci s’engager et fait naître autour de ses personnages

8 Le roman et ses personnages

un mystère qui stimule l’intérêt du lecteur ; puis il dissipe le récitpar des retours souvent très longs sur le passé des personnages,avant d’entamer l’action une bonne fois pour toutes.Sur les trois points étudiés (focalisation, progression et rap-

port avec l’action), pour mieux comprendre l’innovation de Bal-zac par rapport à la tradition romanesque, on pourra comparerl’exposition du Père Goriot avec l’ouverture de La Princesse deClèves ou un tableau complet et statique de tous les personnages(la cour d’Henri II) est présenté, au seuil de l’action, par unnarrateur omniscient.Travail préparatoire pour la séance no 2 : en vous aidant du

travail effectué sur l’ensemble de l’exposition, vous montrerez queRastignac s’impose progressivement comme le point de vue domi-nant, comme un double du narrateur et comme un acteur de pre-mier ordre.

Séance no 2 : la question du héros

Objectifs → Voir et faire dans le roman.→ Qu’est-ce qu’un héros ?

Supports → L’ensemble de l’exposition (voir séance no 1).→ Rastignac chez le père Goriot : de « Monsieur, dit lePère Goriot en entrant » à « Eugène et le père Goriotétaient devenus de bons amis » (« L’entrée dans lemonde »).

De Rastignac ou de Goriot, qui est le héros du roman ?En étudiant la façon dont Rastignac passe insensiblement du

statut de premier point de vue à celui de personnage principal,on s’interrogera sur les rapports complexes entre voir et fairedans les romans de Balzac, et plus généralement sur la définitiondu héros.

■ Rastignac dans l’exposition : l’enquêteurdevient acteur

Dans un premier temps, on répondra à la question sur l’expo-sition (correction du travail demandé à la fin de la séance no 1).

Le Père Goriot 9

Le point de vue de Rastignac

De bout en bout de l’exposition, tout ce que l’on sait surGoriot émane de personnes multiples (Sylvie, Vauquer, les pen-sionnaires, les Restaud, la duchesse de Langeais, Muret), maisle regard de Rastignac prend de plus en plus d’importance :regard direct sur le mystérieux personnage (dans la pension,dans la cour de l’hôtel de Restaud) mais aussi et surtout regardindirect de l’enquêteur qui collecte les informations des autrestémoins (Vautrin, le comte de Restaud, la duchesse de Langeaiset Muret). C’est pourquoi la focalisation devient complexe à par-tir de l’étape numéro IV du relevé effectué au cours de la pre-mière séance : il faut tenir compte d’une part du point de vuedes personnages qui témoignent devant Rastignac, d’autre partdu « cadrage » comme de la « voix off » du jeune homme qui,pour ainsi dire, tient la caméra et réfléchit à ce qu’il voit etentend.

Rastignac devient ainsi le double du narrateur

— Rastignac devient le double du narrateur, non seulementpar la fonction qu’il assume dans le texte (un point de vue syn-thétique qui organise les autres points de vue), mais aussi parses facultés d’observation qui le conduisent à prendre en chargecette fonction et à découvrir une vérité à laquelle personne neveut croire : « Sans ses observations curieuses et l’adresse aveclaquelle il sut se produire dans les salons de Paris, ce récit n’eûtpas été coloré des tons vrais qu’il devra sans doute à son espritsagace et à son désir de pénétrer les mystères d’une situationépouvantable aussi soigneusement cachée par ceux qui l’avaientcréée que par celui qui la subissait » (début d’« Une pensionbourgeoise »). Pour introduire le long portrait du père Goriot,le narrateur dit que le patiras de la pension « devint pour Eugènede Rastignac la plus saillante de toutes [les figures] au milieudesquelles il était condamné à vivre encore pendant deux ans »(début de II). Rastignac est un jeune homme au regard encoreneuf qui ne partage pas l’indifférence et l’étroitesse d’esprit desvieux bagnards de la pension Vauquer, brisés par le « char de lacivilisation » et incapables de sortir de leur trou à rat ; lorsqu’ils’échappe de ce milieu, il ne s’abandonne pas pour autant àl’insouciance des jeunes gens auxquels « l’entraînement particu-lier de la vie parisienne faisait oublier, en sortant de la rue

10 Le roman et ses personnages

Neuve-Sainte-Geneviève, le pauvre vieillard dont ils semoquaient » : il se souvient de Goriot lorsqu’il entend sa voixà l’hôtel de Restaud, il s’en souvient lorsqu’il va rendre visite àMme de Beauséant. A l’esprit de finesse de celui qui ne s’arrêtepas aux apparences (l’apparent « crétinisme » du personnage queles étudiants en médecine diagnostiquent chez Goriot), il jointl’esprit de géométrie de celui qui sait embrasser la totalité dela géographie et de la société parisienne pour révéler les liensinsoupçonnés entre une riche comtesse de la Chaussée d’Antinet le souffre-douleur de la pension Vauquer.— Cette double qualité d’observation est précisément celle

du nouveau romancier que Balzac veut incarner : à la fois celuipour qui les « secrètes infortunes » deviennent des figures « sail-lantes » des Scènes de la vie privée 1, et celui qui, dans l’ensemblede La Comédie humaine, veut donner une vision synthétique dela société, montrant, par le procédé du retour des personnages,comment communiquent des mondes aussi éloignés que labourgeoisie et l’aristocratie, Paris et la province, la vie politiqueet la vie sentimentale.— Rastignac se distingue donc du reste de la troupe des pen-

sionnaires parce que lui-même distingue la figure de Goriot decette troupe. La figure du héros n’émerge pas ici par ses apti-tudes à l’action : le premier acte d’héroïsme de Rastignac, c’estde voir ce que personne ne voit ; de même, ce n’est pas partirbride abattue à la conquête de Paris et du monde pour fuir lamisère de sa condition, mais plutôt, lorsqu’il est dans le monde,savoir se souvenir de cette misère et savoir y revenir pour yposer un regard neuf. Avant d’être un homme d’action – un lionparisien promis à une fulgurante ascension sociale – le héros estun œil.

1. On pourra citer la préface à La Comédie Humaine de Félix Davin (1835) quiparle du regard de Balzac dans les Scènes de la vie privée comme Balzac parle decelui de Rastignac dans son roman : « Ce drame avec ses passions et ses types, ilest allé le chercher dans la famille, autour du foyer ; et, fouillant sous ces enve-loppes en apparence si uniformes et si calmes, il en a exhumé tout à coup desspécialités, des caractères tellement multiples et naturels en même temps quechacun s’est demandé comment des choses si familières et si vraies étaient restéessi longtemps inconnues. »

Le Père Goriot 11

Rastignac devient acteur

En réalité, faire et voir sont intimement liés dans l’héroïsmeincarné par Rastignac.

1. Agir pour savoir : « Vous me donnez une furieuse enviede savoir la vérité. J’irai demain chez madame de Restaud »,dit Eugène à Vautrin lorsqu’il apprend les machinations entreGobseck, Goriot et Mme de Restaud. C’est encore pourcomprendre, pour « savoir la vérité », que Rastignac ira voir sacousine après sa visite à l’hôtel de Restaud. Bien qu’absent decette scène capitale pour la carrière de Rastignac, Goriot y joueun rôle de premier ordre : c’est pour connaître son histoireque le jeune homme s’est imposé chez sa cousine à un momentou il la dérange visiblement, et la narration de cette histoire parLangeais conduit la vicomtesse à conclure « le monde est infameet méchant » ; inspirée par cette maxime, elle s’intéresse alors auprojet de son cousin et le conseille : « Eh ! bien, monsieur deRastignac, traitez ce monde comme il mérite de l’être. Vous vou-lez parvenir, je vous aiderai. Vous sonderez combien est pro-fonde la corruption féminine, vous toiserez la largeur de lamisérable vanité des hommes. » Voici pour la philosophie de cecélèbre discours ; quant aux détails de la stratégie, au plan d’ac-tion, c’est encore le père Goriot qui inspire la vicomtesse : « Eh !bien, que le père Goriot vous introduise près de Mme Delphinede Nucingen. La belle Mme de Nucingen sera pour vous uneenseigne. Soyez l’homme qu’elle distingue, les femmes raffole-ront de vous. »

2. Savoir pour agir : dès lors, prendre ses renseignementssur le père Goriot cesse d’être pour Rastignac un objectif ensoi, mais devient un moyen pour parvenir : « Dans le désir deparfaitement bien connaître son échiquier avant de tenter l’abor-dage de la maison de Nucingen, Rastignac voulut se mettre aufait de la vie antérieure du père Goriot, et recueillit des rensei-gnements certains, qui peuvent se réduire à ceci » (VII). Cetteprudence d’Indien, qui consiste à faire l’état des lieux avant d’ymettre les pieds, Rastignac la conservera tout au long du roman,et en fera la clé de sa réussite mondaine : sachant observer lasociété, il saura l’utiliser. Il n’y a donc pas de différence entre leregard analytique que Rastignac porte sur le père Goriot et celuiqu’il porte sur les dandys et les duchesses : pour devenir héros,

12 Le roman et ses personnages

le personnage doit porter sur son environnement, quel qu’ilsoit, le regard d’un romancier.Non seulement héros de l’observation mais aussi acteur de pre-

mier ordre, Rastignac doit-il être considéré comme le héros duroman ?

■ Rastignac chez Goriot : la naissance d’un héros

On répondra à la question en lisant un court extrait du débutde la deuxième partie (« L’entrée dans le monde », de « Mon-sieur, dit le Père Goriot en entrant » à « Eugène et le père Goriotétaient devenus de bons amis »). Rastignac, qui vient d’essayerson nouvel habit, est prêt pour « l’abordage de la Maison Nucin-gen ». On le retrouve ici, comme dans le premier extrait, dansla pension Vauquer en présence du père Goriot, mais les rap-ports entre les deux personnages ont changé. Rastignac n’estplus un espion mais un confident, entre les deux hommes estnée une amitié.1. Montrez ce qui rapproche Goriot et Rastignac, et ce qui les

distingue des autres personnages.Ils forment à eux deux une espèce d’équipe héroïque unie par

un intérêt commun : Delphine de Nucingen. Goriot sert ici d’in-termédiaire au jeune homme pour atteindre la jeune fille et luidemande en retour de jouer le même rôle : « Vous me direz simes deux filles se sont bien amusées. » L’ambiguïté de la passiondu vieux père pour sa fille (un « amant » heureux d’entrer encommunication avec sa « maîtresse ») le confond d’autant plusavec le jeune galant. Les deux complices partagent enfin un pri-vilège essentiel sur les autres personnages du roman : ils ont unpied dans chacun des deux espaces, à la fois géographiques etsociaux, qui structurent le roman : la pension Vauquer et lesbeaux quartiers. Goriot revient de la Chaussée d’Antin et Rasti-gnac s’apprête à rendre visite à Mme de Beauséant.2. Montrez que Rastignac s’affirme comme le maître du jeu.Bien qu’ils partagent des intérêts et un statut romanesque

comparables, les héros ne sont pas égaux. Goriot est devenu unparia chez ses filles (il ne peut plus s’y adresser qu’aux femmesde chambre) : sa paternité est devenue clandestine. Dès cetextrait, on comprend, dans l’empressement servile avec lequelle vieillard s’acquitte de sa mission, que, pour atteindre

Le Père Goriot 13

Delphine, il a plus besoin de Rastignac que Rastignac n’abesoin de lui. Cette dépendance s’accentuera tout au long duroman : non seulement Rastignac soignera le vieillard à l’ago-nie, mais il finira par assumer son office de père, offrant à Del-phine ce que Goriot n’a jamais pu lui donner (une invitationdans le faubourg Saint-Germain) et à Anastasie ce qu’il ne peutplus lui donner (de l’argent pour acquitter ses dettes).3. En quoi Rastignac est-il devenu plus intéressant que Goriot ?Commençons par nous demander : Qu’est-ce qu’un héros ? Ce

n’est pas toujours le héros éponyme de l’œuvre et ce n’est passeulement celui qui tient les rênes de l’action : c’est aussi etavant tout celui dont il est question dans le roman. Si, dans lepremier extrait, c’est de Goriot qu’il est question (Que fait-il ?Qui est-il ? s’interroge Rastignac), il n’y a, depuis la fin de l’ex-position, plus rien à savoir de lui. Le mystère du vieillard étaitdans son passé, et ce passé est élucidé : le dossier Goriot estclassé et le personnage, d’un point de vue romanesque, est déjàmort. Il ne fera plus que dégénérer et se caricaturer dans sapassion dévorante et avilissante pour ses filles. C’est ainsi qu’ilapparaît dans la première partie de notre extrait. La secondepartie, en revanche (« Eugène pensait »), renvoie à un problèmenouveau, qui porte sur le futur, l’avenir d’un jeune homme– Rastignac –, ou plutôt l’avenir du problème de « conscience »qu’il se pose à ce moment du récit : parvenir par le travail hon-nête (il s’agit de la vertueuse « résolution » qu’il vient de pren-dre 1) ou par la réussite mondaine et les compromissions qu’elleimplique ? C’est aussi l’occasion pour le romancier de souleverun questionnement philosophique (« Ce que les moralistes nom-ment les abîmes du cœur humain »). Si le dilemme semble provi-soirement tranché (« En se voyant bien mis, bien ganté, bienbotté, Rastignac oublia sa vertueuse résolution »), il ne cesseraen réalité de tourmenter le personnage jusqu’au fameux défilancé à la société à la dernière page du roman : « A nous deuxmaintenant ! »

1. Voir en amont de notre extrait : « Je veux travailler noblement, saintement...Ce sera la plus lente des fortunes, mais chaque jour ma tête reposera sur monoreiller sans une pensée mauvaise. »

14 Le roman et ses personnages

Bilan

Dans ce curieux roman bicéphale, la question du personnageprincipal est donc à comprendre d’un point de vue dynamique :Goriot est un héros sur la fin, Rastignac un héros en devenir.Tout en se croisant, ces deux destins se servent mutuellement,et le mieux servi n’est pas qui l’on croit : les souffrances deGoriot seront seulement adoucies par le dévouement exemplaireet véritablement filial de Rastignac ; en revanche, Rastignac doitbeaucoup plus à Goriot : ce dernier est pour lui à la fois unrévélateur des lois cruelles de la société en général, et un contre-modèle – Goriot est cette victime naïve de la passion qui s’estdépouillée trop tôt de son or. A bon entendeur salut : celui quine veut pas mourir au dernier étage de la pension Vauquer devrapréférer le rôle de bourreau à celui de victime, quitte à « verserdu côté de l’injustice » comme il commence à le faire dans l’ex-trait étudié.Le père Goriot a peut-être donné son nom au roman comme

une peau de chagrin l’a donné à un autre : loin de désigner lehéros, ce titre signifie un avertissement adressé au héros véritabledont il s’agit de faire l’éducation ; il désigne le piège des passionset de la société dans lequel il convient de ne pas tomber.

Séance no 3 : les personnages dans l’aventuredu héros

Objectifs → Le schéma actanciel.→ Le schéma narratif.

Support → L’ensemble du roman.

En s’interrogeant sur le rôle des différents personnages parrapport à Rastignac et à l’apprentissage qu’il fait du mondesocial, on identifiera le schéma actantiel et le schéma narratifdu roman.

■ Le schéma actantiel

On rappellera que le schéma proposé par A. J. Greimas nesaurait être appliqué de façon simpliste au récit (une quête

Le Père Goriot 15

simple, un objet unique, ou « un personnage égale un actant »).Certaines catégories réunissent plusieurs objets, un même per-sonnage peut appartenir à plusieurs catégories et certainsactants peuvent sembler ne correspondre à aucune d’entre elles :problèmes heureux car ils permettent de saisir ce qu’ont de sin-gulier l’intrigue et la vision du monde proposées par Balzac.C’est à ces questions que l’on s’intéressera ici, sans proposerune correction exhaustive de l’exercice. On partira des conclu-sions de la séance précédente : Le Père Goriot est un roman deformation dont Rastignac est le héros.

La quête de Rastignac est de se lancer dans le monde, et plusprécisément d’y « conquérir des protectrices » car « il remarquacombien les femmes ont d’influence sur la vie sociale ». On a vuque cette quête est nécessairement double : il n’y a pas de réus-site sociale sans une enquête sur la société : Rastignac observeles hommes (Goriot et le monde) autant qu’il y agit (voir séanceno 1).

L’objet de la quête : parvenir dans le beau monde. Cet objetse décline sous deux formes : l’argent et la femme (la Parisienne)opportunément incarnés par Delphine de Nucingen, qui est à lafois une jolie Parisienne et l’épouse d’un banquier. D’ou l’ambi-guïté du statut de cette femme dans le roman : à la fois l’objetimmédiat de la quête du héros et objet transitoire (donc adju-vant) pour accéder à des objets supérieurs (l’argent du mari etla parade mondaine), qui ne sont à leur tour que des moyenspour atteindre l’objet suprême : parvenir. Se révèle ici une deslois sociales illustrée par le roman : les hommes se traitent appa-remment comme des fins en soi, mais ne sont en réalité que desmoyens les uns pour les autres.

Les adjuvants sont multiples. Dans la mesure ou Rastignacfonde sa réussite sur l’observation de la société, tous les person-nages qu’il observe – c’est-à-dire tous les personnages duroman – peuvent être considérés comme tels : à l’instar deGoriot, ils révèlent au héros les règles du jeu social. Néanmoins,trois adjuvants se distinguent par leur importance :1. la famille, qui envoie Rastignac à Paris pour faire des

études, qui lui fait ensuite parvenir l’argent indispensable pourentrer dans le monde bien habillé ;2. Vautrin, qui dessille les yeux du jeune provincial sur le

« bourbier » de la capitale et de la société en général, puis qui lui

16 Le roman et ses personnages

propose un moyen criminel mais efficace de parvenir : VictorineTaillefer ;3. Mme de Beauséant, qui donne raison au bagnard dans le

tableau qu’elle dresse de la société, mais propose à Rastignacun moyen honnête quoique cynique : parvenir par Delphinede Nucingen.Le roman réserve à chacune de ces trois voix un discours (la

lettre de la mère, à l’ouverture de la deuxième partie, les dis-cours-programmes de Vautrin et de Beauséant), chaque discoursdéfendant un moyen différent de parvenir : le travail et lesétudes (la mère), l’utilisation savante des règles du jeu social(Beauséant), la transgression criminelle (Vautrin). Le dilemmede Rastignac repéré dans le dernier extrait (réussir par le travailhonnête ou par la compromission sociale ?) se précise : il s’agiten réalité de trois voies qui s’ouvrent au jeune homme, troisfaçons de se comporter avec la société : « Il avait vu les troisgrandes expressions de la société : l’Obéissance, la Lutte et laRévolte ; la Famille, le Monde [i.e. Beauséant] et Vautrin. Et iln’osait prendre parti. L’Obéissance était ennuyeuse, la Révolteimpossible, et la Lutte incertaine » (« La mort du père »).Dès lors, toute l’aventure de Rastignac peut se comprendre

comme l’histoire de ce choix difficile – une histoire qui ponctueles grandes étapes du roman et permet d’en dégager le schémanarratif.

■ Le schéma narratif

Situation initiale : Rastignac revient à Paris décidé à réussir,non par le travail (fermeture de la voie de « l’obéissance »), maispar les relations mondaines : il se fait inviter à un bal chezMme de Beauséant. Situation générale de la pension Vauquer(« Une pension bourgeoise »).

Elément déclencheur : la rencontre mondaine – au bal deMme de Beauséant, il s’éprend d’Anastasie de Restaud : ildécide de la revoir – et le mystère Goriot – il décide d’enquêtersur l’identité du vieillard et sur ses relations avec Mme de Res-taud, voir séance no 1 (« Une pension bourgeoise »).

Péripétie no 1 : Les deux visites : chez Mme de Restaud puisMme de Beauséant, Rastignac tire au clair le mystère Goriot etse met sous la protection de sa cousine qui élabore pour lui un

Le Père Goriot 17

plan d’action : parvenir par Delphine de Nucingen (« Une pen-sion bourgeoise »).

Péripétie no 2 : Vautrin propose au jeune homme une autrevoie : parvenir par Victorine Taillefer (« L’entrée dans le mon-de », début).

Péripéties centrales (le cœur du roman) : Rastignac pro-gresse dans les deux voies qui lui sont ouvertes, faisant la courà Delphine puis à Victorine (« L’entrée dans le monde », suite).

Premier dénouement : la voie Victorine Taillefer se fermepar le refus de Rastignac et l’arrestation de Vautrin (« Trompe-la-mort »).

Second dénouement : la voie Delphine de Nucingen seconfirme : Delphine devient la maîtresse de Rastignac(« Trompe-la-mort »).

Situation finale : toutes les figures tutélaires sont parties(Vautrin arrêté, Beauséant exilée, Goriot mort), et le jeunehomme s’apprête à affronter la société – son éducation estachevée.

Séance no 4 : le personnage et son enveloppe

Objectifs → La description.→ Le portrait.

Supports → Description de la salle à manger de la pension : de« Cette salle, entièrement boisée, fut jadis peinte » à« elle va tomber en pourriture » (« Une pensionbourgeoise »).

→ Description de Mme Vauquer : de « Cette pièce estdans tout son lustre » à « elle avait souffert tout cequ’il est possible de souffrir » (« Une pensionbourgeoise »).

Pourquoi, avant de parler de ses personnages – et pour mieuxparler d’eux –, Balzac évoque-t-il avec tant de soin leur environ-nement matériel ?On étudiera la fonction nouvelle que le roman balzacien

assigne à la description et au portrait, ainsi que la vision parti-culière de l’homme que cela implique.

18 Le roman et ses personnages

On consacrera à cette importante question deux lectures ana-lytiques sur le même modèle avant de dresser un bilan général.Cette étude pourra faire l’objet de deux séances, mais nous pré-férons la présenter en un seul bloc, puisque son propos est derévéler le lien très fort qui unit le portrait et la description.

■Description d’une salle à manger

1. Montrez que Balzac décrit sans complaisance une réalitéquotidienne et misérable.En ouvrant son récit par une description détaillée des lieux,

Balzac n’invente rien : il obéit au mieux à une mode récente, ladescription ayant été mise au goût du jour par les romantiques(pensons à la description des paysages du Mississippi qui ouvreAtala). Mais Balzac innove en appliquant la description non pasà la nature sauvage et sublime des romantiques, mais à une réa-lité urbaine, quotidienne et contemporaine, qui était jusque-là lemonopole des journaux et des petits romans n’ayant d’autreobjet que de rapporter des « choses vues ». Loin du pittoresquede la carte postale, Balzac exprime de façon appuyée la laideurrépugnante du lieu. Ce parti pris est celui d’un peintre réalistesoucieux de ne pas « passer une robe à la vérité 1 ». C’est aussile choix d’un artiste romantique conscient de la fécondité esthé-tique du laid : « L’Art de la Chine est d’une fécondité sansbornes. Les Chinois ont jugé de bonne heure l’infertilité de ceque nous appelons le beau. Le Beau ne peut avoir qu’une ligne.L’art grec était réduit à la répétition d’idées, en définitive trèspauvres, n’en déplaise aux classiques. [...] Au contraire, lepoème de l’Arioste, le roman du trouvère, la pièce hispano-anglaise, la cathédrale et la maison du Moyen Age sont l’infinidans l’art 2. »2. Montrez que le point de vue du narrateur domine dans cette

description.Si la laideur décrite par Balzac relève d’une « misère sans poé-

sie », la façon dont il la décrit est l’expression d’une subjectivitéprofondément poétique : longues périodes oratoires (« Vous y

1. Introduction à la première édition du Dernier Chouan, 1829.2. La Chine et les Chinois, 1846, cité par P. Barbéris, Le Monde de Balzac,p. 107.

Le Père Goriot 19

verriez un baromètre à capucin »), accumulation d’adjectifs(« vieux, crevassé, pourri »), l’horreur prend des dimensionspathétiques, presque épiques (« les débris de la civilisation »), aupoint de provoquer, au-delà de la tristesse et du dégoût, un effetcomique (les serviettes sont « ou tachées, ou vineuses » : il n’y apas d’alternative au cauchemar). Le réalisme de Balzac n’a doncrien d’un compte rendu clinique du réel : l’auteur n’hésite pas àforcer le trait, car il s’agit d’exprimer le réel, au sens ou, plustard, certains peintres se diront expressionnistes 1. Si le roman-cier n’est pas un journaliste, que cherche-t-il à exprimer ?3. Montrez que cette description préfigure les personnages et

annonce la suite du roman.Les pensionnaires ont les moyens de leur pension : la misère

du lieu dénote nécessairement celle de ses habitants. En outre,ceux-ci sont directement évoqués et caractérisés par les serviettescrasseuses et par les graffitis tracés sur la table : les « facétieuxexternes » s’amusent de leur misère (la toile cirée graisseuse),comme s’ils exprimaient dans leur propre regard cet humournoir dont témoigne la description du narrateur (voir questionno 2). Le lieu et les objets sont enfin autant de symboles : l’étatdu mobilier, personnifié par les adjectifs qui le décrivent(« vieux, [...] tremblant, [...] manchot, borgne, invalide expi-rant »), est celui du père Goriot ; l’avenir de toute cette misère(« Si elle n’a pas de fange encore, elle a des taches ; si elle n’a nitrous ni haillons, elle va tomber en pourriture »), c’est celui dela pension, bientôt vidée de tous ses pensionnaires quandauront été révélées au grand jour les « misères » dissimulées parcertains d’entre eux : le passé de Vautrin, la perfidie de Michon-neau, les rêves de Rastignac.

■ Portrait de Mme Vauquer

Sur ce portrait qui fait suite à la description, les élèves travail-leront en autonomie, élaborant un commentaire de texte quis’inspirera des trois axes de lecture dégagés dans le premierextrait.

1. « La mission de l’art n’est pas de copier la nature mais de l’exprimer », Le Chef-d’œuvre inconnu.

20 Le roman et ses personnages

1. Un portrait réaliste sans complaisance

2. Le point de vue du narrateur

On insistera sur l’animalité de la description (Vauquer est un« rat d’église » avec « un nez à bec-de-perroquet », dont l’arrivéeest annoncée par un chat) et sur l’importance du registre iro-nique (le « lustre » de la pièce, l’« harmonie » entre le bagne etl’argousin).

3. La relation entre le lieu et le personnage

Elle est explicitée par le romancier : « Toute sa personneexplique la pension, comme la pension implique sa personne. »Il s’agit d’une relation à double sens : le personnage marqueson lieu (ce qui permet au poète et au lecteur d’expliquer le lieupar la personne) et le lieu détermine le personnage : « L’embon-point blafard de cette petite femme est le produit de cette vie,comme le typhus est la conséquence des exhalaisons d’un hôpi-tal. » Vauquer est un rat qui naît par génération spontanée surles « débris de la civilisation » qui s’accumulent dans cette pen-sion-poubelle.

■ Bilan : le personnage et son enveloppe

1.Montrez que le personnage est perçu à partir de son environ-nement matériel.Le portrait s’articule sur la description d’un lieu et, d’une

manière générale, sur tout ce qui environne et constitue le per-sonnage : son enveloppe. Mme Vauquer est déjà présente dansla description de la salle à manger et, lorsqu’elle entre en scène,on perçoit d’elle, dans l’ordre : son animal domestique, ses vête-ments et son corps, avant d’apprendre son age. Quant à l’aspectmoral de cet argousin ambigu, il est inféré de son apparencephysique (« elle a l’œil vitreux, l’air innocent d’une entremetteu-se »), des discours qu’elle tient sur elle-même (c’est visiblementle sens des italiques dans l’expression « femmes qui ont eu desmalheurs ») ou de ceux des pensionnaires (« elle est bonne femmeau fond »). Qui faut-il croire ? Le physiognomoniste ou larumeur bienveillante ? C’est au lecteur d’en juger : le portrait nelaissera rien entrevoir de plus clair sur ce personnage qui,

Le Père Goriot 21

comme tout ce qu’il y a dans cette pension – hommes etobjets –, a visiblement bien des hontes à dissimuler.Cette approche du personnage se retrouve dans tous les por-

traits de La Comédie humaine : après avoir très brièvement pré-senté son personnage (nom et état), Balzac décrit aussitôt safortune, son logement, son habit, ses traits physiques et sesmanières, il rapporte enfin son discours avant de nous dire cequ’il pense et ce qu’il veut, comme s’il n’y avait d’autre connais-sance possible de l’homme qu’une connaissance phénoménale.2. Pourquoi le romancier propose-t-il ce point de vue extérieur

et matérialiste sur l’homme ?On avancera plusieurs explications.

Le théatre

Il s’agit d’abord d’une manière dramatique de présenter leschoses. Le rideau se lève sur une scène vide (la salle à manger),un narrateur-décorateur aménage un lieu ou vont se nouer(« Une pension bourgeoise », premier déjeuner) puis se dénouer(« Trompe la mort », la veille et le jour de l’arrestation de Vau-trin) les multiples intrigues d’une histoire qui prend toutes lesallures d’un drame 1. Vauquer apparaît dans ce lieu comme unacteur entre en scène : « la veuve se montre », « quand elle est là,ce spectacle est complet ». Comme au théatre, il est donc normalque le lecteur du roman voie et entende le personnage avant dele comprendre.

Le regard des hommes sur eux-mêmes

Le lecteur, on l’a vu, perçoit le personnage comme les person-nages se perçoivent eux-mêmes (voir séance no 1 : la focalisa-tion). Or, dans la société que décrit Balzac, les hommes nes’appréhendent pas directement par la pensée : ils se regardentet se sentent. Bianchon déclare Goriot atteint de crétinisme enobservant la forme de son crane, il trouve des airs de Judas àMlle Michonneau. « Le père Goriot que son sentiment irréfléchiélevait jusqu’au sublime de la nature canine, avait flairé lacompassion, l’admirative bonté, les sympathies juvéniles qui

1. « En 1819, époque à laquelle ce drame commence » ; « Ici se termine l’exposi-tion de cette obscure, mais effroyable tragédie parisienne » (« Une pension bour-geoise »). Pensons, évidemment, aux titres choisis par Balzac pour son œuvre :La Comédie humaine, Scènes de la vie privée, de province...

22 Le roman et ses personnages

s’étaient émues pour lui dans le cœur de l’étudiant », et Rasti-gnac à son tour, revenant de chez Mmes de Beauséant et de Res-taud, y aura « flairé le luxe » et « la Parisienne ». Il comprendralui-même que, pour parvenir dans le monde ou les hommes sejaugent sur l’apparence et la fortune, il est essentiel d’acquérirun bel habit, une belle maîtresse et une bonne rente. Le matéria-lisme est dans le regard des personnages avant d’être dans celuide Balzac.

Une conception particulière la nature humaine

Si l’intérêt du romancier pour les personnages part de la réa-lité matérielle, c’est aussi parce qu’ils sont eux-mêmes un pro-duit de leur milieu. On rappellera les thèses de Geoffroy Saint-Hilaire, dont Balzac est redevable non seulement pour Le PèreGoriot (voir dédicace) mais pour l’ensemble de La Comédiehumaine. D’une part, le naturaliste défend l’idée de l’unité duplan d’organisation des êtres vivants (hommes et animaux ontla même origine et leur comportement obéit à des lois simi-laires), ce qui autorise Balzac à appuyer le projet de La Comédiehumaine sur « une comparaison entre l’Humanité et l’Animali-té 1 », le romancier décrivant les espèces sociales à la manièredes espèces animales. L’habitude que les hommes ont de se flai-rer pour se connaître, la relation entre Vauquer et son chat nerelèvent donc pas simplement d’une métaphore expressive : celaexprime une relation objective entre le comparant (l’animal) etle comparé (l’homme). D’autre part, pour décrire la singularisa-tion et l’évolution des espèces sociales à la manière des espècesanimales, Balzac reprend à Geoffroy Saint-Hilaire l’idée d’uneaction du milieu sur l’évolution des espèces : on comprend dèslors que le milieu soit décrit avant les personnages et que l’em-bonpoint de Vauquer soit décrit comme le produit d’unenvironnement.

1. Préface de La Comédie humaine de 1842.

Le Père Goriot 23

Séance no 5 : le personnage et ses passions

Objectifs → Le roman psychologique et l’analyse des sentiments.Support → Delphine et Eugène au Palais-Royal : de « Je pourrais

me faire couvrir d’or par Nucingen » à « Mon Dieu !moi, vous corrompre ! j’en mourrais de douleur »(« L’entrée dans le monde »).

Rastignac et Delphine sont-ils amoureux ?En étudiant une scène importante de la relation entre ces deux

héros, on verra que Balzac ne s’en tient pas une approche exté-rieure de ses personnages : il perce leur enveloppe pour décrirela complexité des sentiments qui les animent. Dans cette pers-pective, le lecteur est convié à adopter un point de vue analy-tique, et Le Père Goriot peut se lire comme un romanpsychologique.

■ Les bons sentiments

1. Situez l’extrait dans son contexte. Quelle est son importanceau sein de l’intrigue galante entre Delphine et Rastignac ?Eugène vient de jouer cent francs dans une maison de jeu du

Palais-Royal et rapporte sept mille francs à la jeune femme restéedans sa voiture. Grace à cet argent, Delphine va pouvoir rem-bourser de Marsay et garder la tête haute devant cet amant quiest en train de la quitter. Elle raconte alors à Eugène la misèrede sa condition, qu’elle partage secrètement avec beaucoup defemmes mariées : elle est l’otage d’un mari répugnant à qui ellese refuse et qui, tout en l’entourant des apparences du luxe, lalaisse dans le plus grand dénuement. Notre extrait commenceà la fin de ce discours.C’est bien l’amour de sa dame que Rastignac compte obtenir

en échange de ce service : elle lui promet pour l’heure qu’il estson « ami », mais un cap décisif est franchi par le jeuneambitieux.2. Relevez tout ce qui apparente cette scène à la littérature

galante ou sentimentale.Souvenons-nous d’abord du contexte : le chevalier Rastignac,

sauveur de la baronne aux abois (« vous m’avez sauvée »), se

24 Le roman et ses personnages

lance sans sourciller dans une aventure inconnue (il n’est jamaisallé au jeu) et, porté par une chance merveilleuse devant la rou-lette, emboîte le pas aux héros de romans courtois. On relèveratout ce qui appartient au vocabulaire de la galanterie et del’amour : les exclamations, les larmes, Delphine balançant entresa pudeur de femme (elle cache ses pleurs), la reconnaissancepassionnée qu’elle éprouve pour le jeune homme (elle lui prendla main) et la crainte de l’avoir corrompu (« j’en mourrais dedouleur ! »), Rastignac, confus d’admiration devant cette femme« sublime ». On pleure, on se frôle, on s’exclame : cette scènedéborde de bons sentiments et de promesses galantes. Les deux« amis » sont-ils en train de rejouer quelque scène de L’Astrée oudu Grand Cyrus ?

■ Les bonnes affaires

En réalité bon nombre d’éléments contredisent cette atmos-phère sentimentale : les deux amants sont en affaires.1. Montrez l’importance de l’argent dans cette scène.L’argent (les sept mille francs inespérés) est la cause des épan-

chements sentimentaux de Delphine qui, à son tour, rétribueRastignac en lui rendant un billet de mille francs : les amantsfont leurs comptes, et l’on ne sait plus très bien lequel achètel’autre. De cette transaction assez sordide, il se dégage desrelents de crime : dissimulée dans la voiture de son mari, Del-phine, pour rembourser son ancien amant, utilise son galant dumoment en le conduisant dans un endroit qui paraît embléma-tique de ce qu’elle fait : le Palais-Royal n’est pas seulement lequartier des maisons de jeu, c’est aussi celui de la prostitution.D’ou la méfiance de la baronne, qui parle subitement commeun braqueur de banque partageant un butin : « Je vous regardecomme mon ennemi si vous n’êtes pas mon complice. »2. En quoi cet échange intéressé est-il caractéristique de la rela-

tion entre Rastignac et Delphine dans l’ensemble du roman ?Dès sa naissance, cette relation est dictée par l’intérêt : Rasti-

gnac entreprend la conquête de Delphine sur les conseils deMme de Beauséant : il lui faut une femme élégante et de l’argentpour parvenir dans le monde. S’il y a une femme dont Rastignac

Le Père Goriot 25

est véritablement épris, c’est Mme de Beauséant 1. Delphine, deson côté n’est pas plus sentimentale 2 : Rastignac lui sert à jouersa bourse, mais il représente surtout le moyen de s’introduiredans la société du faubourg Saint-Germain 3. Le jeune hommese sert de cet atout et, par l’intermédiaire du père Goriot, faitpromettre une invitation chez sa cousine. La réaction de Del-phine est immédiate : elle invite le jeune homme à dîner et àl’accompagner au théatre. « Le mors est mis à [la] bête », commeRastignac le dit ailleurs, et c’est le jour même ou il lui apporteral’invitation tant attendue qu’elle se donnera à lui, lui permettantde retirer les bénéfices d’un service rendu.

■ Le calcul des passions

Faisons le bilan : bons sentiments et bonnes affaires formentun curieux ensemble – ce « mélange des passions » dont parlenotre extrait, et que l’on essaiera de débrouiller.1. Montrez que les bons sentiments servent à dissimuler les

bonnes affaires.Les deux amants se paient de mots : quand Delphine s’écrie :

« Mêler l’argent aux sentiments, n’est-ce pas horrible ? », elleparle de sa relation finissante avec de Marsay ; mais se rend-elle compte qu’elle est précisément en train de fonder une nou-velle relation sentimentale (avec Rastignac) sur le même princi-pe ? On peut encore sourire des mortelles alarmes qu’elleconçoit à la fin du texte : « Mon Dieu ! moi, vous corrompre !

1. Voici dans quel état d’esprit il aborde Delphine la première fois, au théatre :« Il aurait voulu se rouler aux pieds de Mme de Beauséant, il souhaitait le pouvoirdes démons afin de l’emporter dans son cœur [...]. Il était humilié d’être dans cegrand Musée de la beauté sans son tableau, sans une maîtresse à lui. “Avoir unemaîtresse est une position quasi royale, se disait-il, c’est le signe de la puissance !”Et il regarda Mme de Nucingen comme un homme insulté regarde son adversai-re. » Plus loin, on lit : « La curiosité le menait chez madame de Nucingen, tandisque, si cette femme l’eût dédaigné, peut-être y aurait-il été conduit par la passion »(« L’entrée dans le monde »).2. Quand Rastignac lui rapporte la somme inespérée, quelques pages avant notreextrait : « Delphine le serra par une étreinte folle et l’embrassa vivement, maissans passion. »3. « Pour s’ouvrir une porte dans le faubourg Saint-Germain, la femme d’un ban-quier était capable de tous les sacrifices » (« L’entrée dans le monde »).

26 Le roman et ses personnages

j’en mourrais de douleur. » De fait, à partir de ce moment, Rasti-gnac deviendra un habitué des tables de jeu, et sa maîtresse gar-dera la santé.En matière de mauvaise foi, Rastignac n’est pas en reste : il

proteste de son innocence : « – Vous ne vous armerez pas dececi contre moi, dit-elle, promettez-le moi. – Ah, madame ! j’ensuis incapable, dit-il. » Or, c’est le même Céladon qui, enrentrant dans la maison de jeu, se disait à lui-même : « Elle secompromet avec moi, elle n’aura rien à me refuser. » On s’amu-sera aussi des scrupules de « vierge » qu’il met à accepter unbillet de mille francs, lui qui, selon les mots de Vautrin, vient de« saigner » sa maman pour aller « faire [ses] farces, aller dans lemonde, y pêcher des dots, et danser avec des comtesses ».2. Quelles sont les passions dominantes qui animent les person-

nages. Comment s’articulent-elles ?Le couple Rastignac/Delphine de Nucingen est appelé à un

avenir prospère dans La Comédie humaine : Rastignac resterafidèle à Delphine, puis épousera sa fille, construisant sa carrièremondaine et politique sur la fortune de Nucingen. Cette union,comme beaucoup de mariages balzaciens réussis, ressemblemoins à un couple qu’à une association commerciale (une jointventure, diraient les Anglo-Saxons). Si elle fonctionne aussibien, c’est à la fois parce qu’elle est parfaitement équilibrée (lesdeux protagonistes en retirent les mêmes bénéfices : l’argent etla réussite mondaine), et parce qu’elle est exempte des affresde la passion amoureuse. Le Père Goriot montre l’avenir tra-gique d’autres personnages qui ne gardent pas la tête froidedevant l’objet de leur désir : Goriot se tue d’amour pour sesfilles et Beauséant, abandonnée par d’Ajuda Pinto, décide demourir à la société. Ces deux figures de l’amour vrai (doncimpossible ?) sont appelées à quitter l’espace social comme celuidu roman.Amour, argent et réussite sociale : telles sont donc les trois

passions qui gouvernent la société. Le roman montre qu’uneexistence n’est viable que si elles se subordonnent l’une à l’autredans l’ordre ou nous les avons nommées : le désir amoureux (lapassion par excellence) doit obéir à ce que réclame le désir d’ar-gent (ce que montre notre extrait) ; l’amour et l’argent, à leurtour, ne sont que des moyens pour acquérir un nom dans la

Le Père Goriot 27

société : c’est ce que montre le contexte dans lequel il fautreplacer l’extrait, et qui révèle les objectifs ultimes que se fixentRastignac et Delphine.On fera remarquer que Balzac ne porte ici aucun jugement :

« L’homme n’est ni bon ni méchant, il naît avec des instincts etdes aptitudes », précise-t-il dans l’avant-propos de La Comédiehumaine (1842). Rastignac est peut-être « en Enfer », comme ille confie lui-même à Bianchon à la fin du roman, mais il n’arien d’un démon, et l’amour christique de Goriot pour ses fillesa quelque chose de véritablement monstrueux 1. Le roman réa-liste montre ici non ce qui est bon, mais ce qui est viable dansl’état actuel de la société : la clé de la réussite de Rastignac etde Delphine est d’avoir su comprendre et respecter cette articu-lation des passions ; l’erreur de Goriot est d’avoir inversé l’ordredes choses, en sacrifiant argent et position sociale à l’amourqu’il conçoit pour ses filles.

Séance no 6 : la société et l’histoire

Objectifs → Balzac sociologue et historien.Support → Le père Goriot vu par la duchesse de Langeais : de

« Oui, ce Moriot a été président de sa section » à« que Mme de Langeais avait dits, pour elle, enracontant cette histoire » (« Une pensionbourgeoise »).

En quoi les personnages représentent-ils la société et sonhistoire ?Balzac ne se contente pas de distinguer, en bon psychologue,

les constantes de la nature humaine. Il propose de l’individuune vision élargie dans le temps et dans l’espace social. Oncomprendra mieux ainsi la double ambition de la somme roma-nesque à laquelle appartient Le Père Goriot : La Comédiehumaine.

1. Les critiques contemporains l’ont bien vu, qui reprochaient à Balzac d’avoircréé un personnage immoral : « Pour Goriot, son titre de père, au lieu d’attirersur lui l’intérêt, ne fait que le rendre plus vil et plus ignoble » (La Quotidienne,11 avril 1835).

28 Le roman et ses personnages

■ La société

1. Montrez que le discours de la duchesse révèle une sociétécloisonnée.On retrouve ici toute la géographie sociale du Paris de la Res-

tauration : le peuple (Goriot), qui vit « au fond du faubourgSaint-Marceau » ; l’aristocratie légitimiste du faubourg Saint-Germain, farouchement attachée aux valeurs de l’AncienRégime (Mme de Beauséant, et la duchesse de Langeais ; Rasti-gnac, également, pauvre mais accepté dans ce monde) ; et uneclasse brillante mais qui n’hésite pas à conclure des mariagesavec les filles d’un vermicellier : l’aristocratie ancienne (Restaud)ou récemment parvenue (Nucingen) de la Chaussée d’Antin :c’est le monde de l’argent.Le cloisonnement entre ces différentes classes sociales est

certes révélé par l’ostracisme odieux dont Goriot est victime dela part de ses gendres et de ses filles. On s’intéressera surtoutà la manière dont la duchesse fait ce récit (étude des registres) :les révolutionnaires sont des « coupeurs de têtes », et le pèreGoriot se nomme tantôt « Moriot », tantôt « Loriot », tantôt« Doriot » – bref c’est un sans nom, la définition même du rotu-rier. Même mépris pour le nom de l’empereur, dédaigneusementprononcé « Buonaparte », pour mieux rappeler les humbles ori-gines corses de cet usurpateur des sacrements royaux. Laduchesse paraît même un moment justifier l’attitude des fillesGoriot (« Ce père Doriot n’aurait-il pas été une tache de cam-bouis dans le salon de ses filles ? Il y aurait été gêné, il se seraitennuyé »). A moins qu’elle se moque ici des justifications falla-cieuses que les filles elles-mêmes ont pu trouver pour commettreleur « petit crime » ? Elle marque en effet un mépris tout aussigrand pour cette société opportuniste de la Chaussée d’Antin,qui accueille ou exclut le Quatre-vingt-treize au gré des change-ments de régime. Enfin, le bourgeois et les nobliaux de la Chaus-sée d’Antin sont enveloppés dans un même mépris par lerapprochement plaisant : « ménager la chèvre et le chou, le pèreet le mari ». Bref, toute la géographie et l’état d’esprit de lasociété parisienne sont contenus dans la manière dont ce récitest construit, dans ce contraste frappant entre l’histoire tragiqueet pathétique d’un roi Lear des temps modernes, et le registre àla fois sarcastique et léger sur lequel cette histoire est contée.

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Cela n’est pas sans rapport avec le style épigrammatique descélèbres portraits dont le cardinal de Retz régale son publicmondain dans ses Mémoires.2. Ces différents espaces sociaux sont-ils totalement hermé-

tiques ?Tout en dessinant le cloisonnement apparent de la société, ce

discours en démontre la porosité réelle : quand il s’agit de faireles comptes, les duchesses, les banquiers et les vermicellierssavent s’entendre. Non seulement Goriot a pu marier ses fillesdans une société supérieure, mais la grand-mère de la duchessea fait, par l’intermédiaire de son intendant, de bonnes affairesavec l’ami des coupeurs de tête, monnayant en quelque sorte sasécurité contre du blé à bon marché : dans les deux cas, desconnexions improbables s’effectuent au moyen de l’argent, dontBalzac perçoit l’importance dans les coulisses du jeu social aumoment ou il écrit Le Père Goriot – 1834 est l’époque de lamonarchie de Juillet, dont la morale est fortement liée à l’ar-gent : « Enrichissez-vous... », lancera bientôt F. Guizot à laChambre.

Bilan

On entrevoit ici certains aspects fondamentaux du projet deLa Comédie humaine : présenter un tableau de la société danstoute sa variété et révéler ce qui se trame dans les coulisses dujeu social, en y montrant notamment le rôle universel del’argent.

■ L’histoire

1. Montrez que ce texte présente une vision dynamique et histo-rique de la société.On relèvera toutes les allusions à la Révolution, à l’Empire et

à la Restauration, qui permettent de suivre l’histoire politiquede la France de 1793 à 1819.On expliquera comment Balzac s’est emparé de la forme du

roman historique inventée par W. Scott pour lui donner uncontenu nouveau : non plus l’histoire lointaine et fabuleuse despremiers ages de la nation (le Moyen Age, qui inspira tant lesromantiques), mais l’histoire contemporaine qui, jusque-là,

30 Le roman et ses personnages

n’avait cours que dans la littérature des mémoires et des auto-biographies. Avec Les Chouans, premier roman de La Comédiehumaine, Balzac invente un nouveau genre : le roman historiquecontemporain.2. Comment Balzac intègre-t-il sa réflexion sur l’histoire dans

la fiction romanesque ?Le génie de Balzac est de savoir peindre sans exposer : toutes

les informations sur l’histoire de la société ont une pertinencepar rapport à la fiction romanesque. On rappellera d’abord lafonction du discours de la duchesse pour la carrière mondainede Rastignac : il peut s’expliquer la déconvenue qu’il vient deconnaître chez Mme de Restaud, et l’histoire inspirera lesconseils de Mme de Beauséant, qui proposera au jeune hommela conquête de Mme de Nucingen. Lisons par ailleurs la moraleque Langeais dégage, à la fin de son discours, de la tragiquehistoire du père Goriot : « Ce qui arrive à ce père peut arriverà la plus jolie femme avec l’homme qu’elle aimera le mieux. »Apparemment, la duchesse généralise son propos. En réalité,elle fait une allusion directe à la situation de Mme de Beauséantabandonnée par son amant le marquis d’Ajuda Pinto. Elle pour-suit dans ce discours l’échange de remarques perfides auxquelleselle s’est déjà livrée avec son « amie », et la vicomtesse n’en estpas dupe, comme elle l’exprime dans sa dernière réplique.On remarquera enfin comment le récit de la duchesse mêle

intimement l’histoire privée et fictive de la fortune et des mal-heurs d’un individu à la grande histoire de France : la faveur deGoriot auprès de ses gendres permet de suivre les changementssuccessifs de régimes politiques. A vrai dire, il est impossible dedéterminer si le romancier se sert de l’histoire ou si l’historien,titre que revendiquait Balzac pour lui-même, se sert du roman.

Bilan

Le bilan de cette leçon sera donc celui de toute la séquence :pour Balzac, l’imagination et la fiction servent à rendre comptedu réel, de même que son fameux réalisme n’est peut-être qu’unnouveau moyen pour écrire de belles histoires.

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V. Orientations bibliographiques

Editions du Père Goriot

BERTHIER, Philippe, Introduction et notes du Père Goriot, GF-Flammarion, 2006.

CASTEX, Pierre-Georges, Introduction et notes du Père Goriot,Garnier, 1960.

FORTASSIER, Rose, Introduction et notes du Père Goriot, dans LaComédie humaine, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,t. III, 1976.

Sur Balzac

PICON, Gaétan, Balzac par lui-même, Seuil, « Ecrivains de tou-jours », 1956.

ZWEIG, Stefan, Balzac, le roman de sa vie, Albin Michel, 1950.

Sur La Comédie humaine

AUERBACH, Erich, Mimésis, la représentation de la réalité dans lalittérature occidentale, Gallimard, 1946 [trad. 1968].

BARBERIS, Pierre, Le Monde de Balzac, Arthaud, 1973.BARDECHE, Maurice, Balzac romancier, Plon, 1940.

Sur Le Père Goriot

BARBERIS, Pierre, Le Père Goriot de Balzac. Ecriture, structure,significations, Larousse, « Thèmes et textes », 1972.

MARTINEZ, Michel, Le Père Goriot de Balzac, Bertrand-Lacoste,« Parcours de lecture », 1995.

Christian KEIME,agrégé de lettres classiques.