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EHESS Israël de l'invention de la nation àl'examen de conscience la morale àl'épreuve du politique L'Invention d'une nation. Israël et la modernité politique by Alain Dieckhoff; Repenser Israël. morale et politique dans l'Etat juif by Ilan Greilsammer Review by: Régine Azria Archives de sciences sociales des religions, 39e Année, No. 88 (Oct. - Dec., 1994), pp. 23-31 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30116239 . Accessed: 12/06/2014 21:41 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Archives de sciences sociales des religions. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.96 on Thu, 12 Jun 2014 21:41:13 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Israël de l'invention de la nation à l'examen de conscience la morale à l'épreuve du politique

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EHESS

Israël de l'invention de la nation àl'examen de conscience la morale àl'épreuve du politiqueL'Invention d'une nation. Israël et la modernité politique by Alain Dieckhoff; Repenser Israël.morale et politique dans l'Etat juif by Ilan GreilsammerReview by: Régine AzriaArchives de sciences sociales des religions, 39e Année, No. 88 (Oct. - Dec., 1994), pp. 23-31Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/30116239 .

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Arch. de Sc. soc. des Rel., 1994, 88 (octobre-d6cembre) 23-32 R6gine AZRIA

ISRAEL DE L'INVENTION DE LA NATION

A L'EXAMEN DE CONSCIENCE LA MORALE A L'IPREUVE DU POLITIQUE

Apropos de: Alain DIECKHOFF, L'Invention d'une nation. Israel et la moderniti politique. Paris, Gallimard, 1993, 353 p. (nrf essais).

Ilan GREILSAMMER dirig6 par. Repenser Israel. morale et politique dans l'Etat juif Paris, dd. Autre- ment, 1993, 195 p. (s6rie Monde HS no 70, septembre 1993).

Chacun .

sa manibre, erudition mattris6e chez le premier, r6flexion cri- tique et confrontation de points de vue chez le second, les deux ouvrages que proposent au public francophone Alain Dieckhoff (AD) et Ilan Greilsammer (IG) constituent un apport important A la connaissance d'Israel. Les associer dans une m0me note critique semblait s'imposer, non seulement parce que les deux livres parlent d'Isra6l et que leurs auteurs en parlent avec un 6gal souci d'honnftet6 qui transcende leurs convictions et leurs engagements per- sonnels, mais aussi et surtout parce que 1l oii s'achbve le propos du premier commence le questionnement du second.

Nos deux auteurs s'attachent l'un et l'autre t examiner la question du politique telle que la posent et l'exp6rimentent la pens6e sioniste d'abord puis l'Etat juif; AD le fait en concentrant son analyse sur une des questions qui touche aux fondements m~mes de l'Etat d'Israel, celle de la construction na- tionale, dont il montre, A travers la <<g6n6alogie intellectuelle du sionismea qu'il d6veloppe au fil des pages, qu'il s'agit d'une v6ritable <<invention po- litique >. Quant h IG, dans une longue r6flexion critique qui couvre prbs de la moitid du volume, il le fait en s'interrogeant, du point de vue de la morale, sur la r6alit6 sociale et politique de l'Etat juif, avant de donner la parole .

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sept intellectuels isra61iens invit6s i se livrer au m~me exercice. Se dessine ainsi au fil de la lecture une morale plurielle dont les critbres et la d6finition, le champ d'application, le poids et le r81e, varient d'un auteur t l'autre.

I1 serait faux de penser que la question de la morale ne commence a se poser en Israel qu'une fois l'Etat install6 dans sa souverainet6 nationale, ou m~me a partir de la seule prise de conscience par les Isra61iens des cons6- quences de leur victoire militaire de 1967 ou de leur semi-d6faite d'octobre 1973. Dbs les d6buts du sionisme elle affleure dans la pens6e de ses premiers th6oriciens. Pour autant, les enjeux auxquels elle se heurte alors sont appr6- hend6s dans des contextes oi les priorit6s sont pos6es en termes politiques, ceux-la m~mes qu'6tudie AD, avant d'&tre formul6es i partir des cat6gories morales auxquelles s'int6ressent IG et ses compagnons de pages. On pergoit pourtant t la lecture attentive du premier, qu'aussit6t devenus les critbres de l'action politique, ces ordres de priorit6 acquibrent la stature d'une exigence morale. Eclair6s par la lecture d'AD, il est frappant de constater t quel point certains des face-a-face d'aujourd'hui auxquels nous convie IG, apparaissent comme la perp6tuation des clivages d'hier. Aussi est-ce dans la perspective de cette continuit6 lancinante, voire obs6dante, qu'il a paru utile de mettre en dialogue les deux ouvrages. Ce sera en tous cas la grille de lecture choisie pour penser et r6diger cette note.

Une seconde raison justifie cette mise en perspective. En Israel, les pro- blames politiques, 6conomiques, strat6giques sont souvent pos6s en termes 6thiques, sans parler de la pression morale exerc6e de l'ext6rieur qui fait dire g IG, non sans raison, que le monde applique i Israel des critbres de jugement moral plus exigeants que ceux appliqu6s aux autres pays. Cette sollicitation morale constante invite les Isral61iens a proc6der a des examens de conscience, les premieres questions venant aujourd'hui a l'esprit en matibre de morale politique, 6tant la question religieuse et la question palestinienne. Ce sont elles qui occupent le plus de place dans les consciences et les m6dias et dans le d6bat interne a Israel. Pour etre en mesure de saisir dans toute leur ampleur la dimension morale de ces questions, il faut se donner les moyens de connai- tre les circonstances historiques et le contexte id6ologique dont la situation pr6sente n'est que l'aboutissement. Ce que permet pr6cis6ment l'ouvrage d'AD.

L'< invention de la nation >

A l'aube du sionisme, c'est-a-dire dans le dernier quart du XIXe sidcle, si la 16gitimit6 politique de celui-ci est encore loin d'8tre reconnue, y compris parmi les Juifs, sa 16gitimit6 morale ne fait pourtant aucun doute : le sionisme se veut une r6ponse, parmi d'autres, a la souffrance et a la pr6carit6 de la condition juive en diaspora. Pour Herzl, comme pour d'autres visionnaires de son 6poque, qui n'ignorent pas ala foule de problimes 6thiques > que cet id6al pose, <<l'exigence morale supreme > est ade sauver la vie des Juifs et done de leur offrir un Etat-refuge >. Devant le constat d'6chec partiel de l'6man- cipation en Europe occidentale oii la r6ussite incontestable de l'int6gration des Juifs ne peut dissimuler la mont6e d'un antis6mitisme dont la violence de ton culmine avec l'Affaire et devant le constat de la situation d6sastreuse

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dans laquelle les Juifs se trouvent pi6g6s en Russie, oi la violence antisemite n'est pas que verbale et s'exprime a travers des mesures discriminatoires et va meme jusqu'a tuer, l'intelligentsia juive d6veloppe une r6flexion appro- fondie sur la condition juive et sur les moyens d'y porter remade. Tous s'ac- cordent sur la n6cessit6 de mettre fin B ce qu'AD nomme ala situation d'apatridie existentiellea des Juifs et sur l'urgence qu'il y a h intervenir concrdtement. Reste a trouver les moyens et les arguments pour mobiliser ales masses juivesa anesth6si6es par une longue pratique de la r6signation et de la patience, et pour obtenir le soutien politique et logistique des grandes puissances, mattresses du jeu international.

Le destin collectif juif est envisag6 selon deux logiques que certains cher- cheront a concilier. La premiere, la logique universaliste, pr6conise le rallie- ment des Juifs a la grande aventure socialiste, a la construction d'un monde meilleur, oi les barribres nationales et religieuses n'auront plus raison d'8tre. La seconde logique est celle du nationalisme. Le nationalisme juif voit le jour et se d6veloppe dans une Europe en pleine effervescence nationaliste, dans une Europe oi d'autres minorit6s et d'autres peuples sans Etat cherchent a se constituer en nations. AD a tout a fait raison d'insister sur le fait que <le sionisme n'a pas 6clos dans le vide >. Ses id6es fondatrices se pr6sentent comme un emboftement de dynamiques du dedans et du dehors. <I1 a incor- por6, 6crit-il, des id6es, des notions, des perspectives qui appartenaient aux codes culturels, aux grammaires symboliques et aux systhmes id6ologiques des soci6t6s environnantesa>>. En ce sens, il est une invention politique.

Ce nationalisme juif se pr6sente sous deux facettes : celle du nationalisme diasporique qui revendique une autonomie nationale et culturelle dans les pays de r6sidence, en l'occurrence l'Europe orientale; et le nationalisme territoria- liste, dont le sionisme palestinien n'est qu'une modalit6, celle qui s'impose au Congrbs sioniste, aprbs que divers territoires <disponibles > aient 6t6 61i- mines. Car, a la diff6rence des autres mouvements d'6mancipation nationale, le sionisme n'a pas de territoire propre a faire valoir comme lieu d'expression nationale du peuple juif, lequel est g6ographiquement dispers6. Contrairement a ce qu'on serait fond6 de croire, en d6pit de la place symbolique qu'elle occupe dans la tradition juive, la Palestine, Eretz israil, ne s'impose pas a tous avec une force d'6vidence imm6diate en tant que territoire concret. Cette question territoriale et sa solution sioniste marqueront le point de d6part du conflit jud6o-arabe.

Pour les sionistes, cette anormalisation de la condition juive doit n6- cessairement passer par l'Etat. Mais pour ce faire, la construction pr6alable d'une anation juivea s'impose. Les Juifs doivent apprendre a ne plus se re- connaitre dans une d6finition purement religieuse mais selon une aidentifi- cation citoyenne >. Quant aux contenus sociaux, territoriaux, culturels, toutes ces questions, et bien d'autres, restent a d6battre.

Venons-en maintenant a la probl6matique morale. Il est clair que pour les premiers sionistes, la hidrarchie des valeurs ne peut s'6tablir qu'empirique- ment. Elle se mesure en terme d'urgences et de priorit6s. La d6tresse des Juifs de l'Est interpelle leur conscience morale qui a son tour leur enjoint de chercher et de trouver des issues. L'immobilisme n'est plus de mise a une 6poque oi tout bouge et oi les Juifs sont les premiers a risquer d'etre emport6s dans la tourmente. Pour morales qu'elles soient quant a leurs objectifs, les solutions ne sont pourtant pas a chercher dans la sphere morale mais dans le

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pr6 carr6 du politique et de l'action. Herzl l'a compris, lui qui, non content d'alerter les chancelleries et de solliciter l'aide des nations, met en place les institutions qui annoncent et pr6parent l'Etat. C'est Herzl, nous dit AD, qui apporte au sionisme <<le sens de la souverainet6 >, valeur entre toutes.

Cela 6tant, il reste a donner des contenus et des contours a cette nation juive. Quels doivent etre les grands id6aux autour desquels mobiliser les Juifs ? LA encore, deux grandes options tracent la ligne de partage entre ses id6olo- gues. La priorit6 doit-elle 8tre donn6e a la construction nationale ou a la construction d'une soci6t6 <id6ale , c'est-a-dire socialiste?

Pour la droite sioniste, c'est i la construction nationale que va la priorit6 absolue. Et s'il convient de parler de valeurs et de morale, celles-ci ne sau- raient tendre qu'a l'exaltation de la force et au culte du h6ros combattant. <<Par le feu et par le sang >. Dbs sa tate de chapitre, le plus long de l'ouvrage et sans doute aussi le plus instructif, en tout cas celui dont l'analyse est d'au- tant plus pr6cieuse que la r6visionnisme est le plus mal connu des courants sionistes, AD annonce la couleur. Cette droite sioniste, dite r6visionniste, conduite par un homme a la personnalit6 exceptionnelle, Vladimir Zeev Ja- botinsky, s'affirme avant tout par son nationalisme intransigeant. La question au cceur de sa pens6e est celle du pouvoir. Se trouve ainsi pos6 le primat absolu du politique, lequel ne saurait 8tre <parasit6 (terme employ6 par AD) <<par des consid6rations secondaires (sociales ou 6conomiques) . Son objectif, celui vers lequel tous les efforts doivent tendre et pour la r6alisation duquel aucun moyen ne doit etre n6glig6, filt-il moralement contestable, est la prise en charge politique adu destin global du peuple juif, dans le cadre d'un Etat a majorit6 juive 6difi6 dans 'l'espace historique des H6breux' (sur les deux rives du Jourdain) >>.

Transcrite dans le langage et les cat6gories du politique, l'option socialiste se fonde, elle, sur les valeurs morales qui imprbgnent l'air du temps. N'ou- blions pas que la fin du XIXe sidcle n'est pas seulement la grande 6poque des nationalismes et de l'expansion coloniale, elle est aussi celle oii se forgent les grandes utopies s6culibres de justice et de mondes meilleurs. Le sionisme qui, on l'a vu, s'enracine de plain-pied dans son temps, adhere, lui aussi, a travers ses courants socialistes, a cet id6al. Il n'est pas question de construire une soci6t6 juive autrement que sur des bases morales fortes. Seul le socia- lisme est en mesure de hisser la r6alit6 a la hauteur de l'id6al.

AD analyse avec finesse toute la gamme des conciliations possibles entre le sionisme et les multiples courants de gauche: marxistes (Ber Borokhov), non marxistes (Arlosoroff, Ben Gourion), courants inspir6s par la tradition libertaire et le populisme russe (Syrkin) ou courant tolstoien (Gordon). Bien des questions surgissent et exigent des adaptations a la situation particulibre des Juifs: comment d6cider entre deux urgences, celle de l'6mancipation de la classe ouvribre et celle de l'6mancipation nationale? A laquelle de ces taches donner la priorit6: a la constitution d'une classe ouvribre juive ou a celle d'un peuple de paysans et d'agriculteurs ? A l'appropriation et a la mise en valeur de terres et d'espaces appel6s a devenir le territoire national ou a la mise en place d'une infrastructure pr6-6tatique ? A quelle 6tape - cause ou effet ?- et par quels moyens envisager la construction d'une conscience na- tionale qui soit tout a la fois volont6 d'etre-ensemble, mystique de la terre, acceptation de l'autorit6 d'une instance de pouvoir librement choisie, lien cr66 par des valeurs, une langue (question qui fait l'objet d'un chapitre) et des

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MORALE ET POLITIQUE

symboles communs ? Sur la table rase des d6buts, tout est a faire et i inventer. Les ordres de priorit6 et les questions de morale sont affaire de pragmatisme pour les uns, affaire de valeurs pour d'autres. En t~moignent les deux points sensibles du sionisme: I'attitude des religieux g son 6gard et la place de la religion dans une soci6t6 juive s6culibre encadr6e par l'Etat, et la question arabe, ce second point constituant A mon sens le point faible de l'analyse d'AD, point faible qui ne fait que traduire peut-&tre la faiblesse, voire l'aporie de la pens~e sioniste elle-m~me.

Religion, morale et sionisme

Le monde religieux juif a eu du mal i trouver ses marques par rapport au sionisme. Aujourd'hui encore il est divis6 de l'int6rieur sur cette question qui est facteur de division au sein du monde juif. Bien qu'il n'entre pas ex- plicitement dans la probl~matique morale, telle qu'elle se pose quant au rap- port des religieux au sionisme, AD apporte des 616ments utiles a la discussion. II pose d'abord un constat: le sionisme s'est cristallis6 a travers une prise de distance par rapport a la tradition religieuse, voire a travers une volont6 de rupture par rapport a elle. Pour autant, les sionistes la'ques n'en reconnais- sent pas moins a la religion un certain nombre de m6rites : celui d'avoir permis dans le pass6 le maintien d'une identit6 collective juive et d'entretenir au- jourd'hui encore la tension messianique, l'utopie, que connurent en leur temps les pionniers; celui enfin de fournir a la nation nombre des symboles qui contribuent a cimenter l'identit6 nationale. Quant aux torts imput6s aux reli- gieux par les sionistes, ils font directement pendant aux griefs que formulent les religieux a l'encontre du sionisme. Ils peuvent s'dnoncer sous forme m6- taphorique, en termes d'horizontalit6 et de verticalitd et se r6sument de la fagon suivante (je reprend ici AD, paraphrasant lui-m~me David Ben Gou- rion): <<faire passer le peuple juif d'objet d'une histoire sainte a celui de sujet d'une histoire profane ,>. Ce qui nous renvoie directement a la question morale : vis-a-vis de qui le Juif doit-il d'abord se sentir responsable : vis-a-vis de son Dieu, via la tradition et ses interm6diaires cl~ricaux, ou vis-a-vis de son prochain, via l'histoire et l'action politique ? Pour la premibre fois sans doute dans l'histoire juive, I'irruption du politique <<moderne sous sa forme sioniste, cr~e non seulement une tension entre les deux exigences mais les met en comp6tition, comp6tition qui ira jusqu'a la guerre ouverte. Concrdte- ment, le choix devant lequel se trouvent plac6s les milieux religieux et leurs leaders est le suivant: vaut-il mieux prendre le risque de d6plaire a Dieu en 6branlant un ordre immobile aux fins de faire sortir le peuple juif d'une condi- tion diasporique lourde de menaces ou faut-il s'en remettre a Sa seule volont6 et attendre de Lui seul, avec patience et resignation, la d6livrance tant atten- due, au risque de laisser le peuple 6lu subir d'autres d6sastres? En termes th6ologiques c'est l'alternative entre le qui6tisme messianique et l'activisme messianique. Les ultra-orthodoxes de l'Agouda opteront, contre le sionisme, en faveur du qui~tisme, tandis que les sionistes religieux du Mizrahi (devenu Parti national religieux) feront le choix inverse, guid6s dans cette aventure nouvelle par leur maitre spirituel, le rav Kook. Celui-ci pergoit trbs vite en effet l'urgence qu'il y a pour le monde religieux a <<prendre le train de l'his- toire > et a conjuguer nette n6cessit6 existentielle avec la fid61it6 a la tradition

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religieuse la plus exigeante. Dans la configuration th6ologique nouvelle, le mouvement de retour t Sion, bien loin de faire obstacle a la r6alisation du projet divin, devient le signe avant-coureur envoy6 par la Providence, dont les pionniers, tout m6cr6ants qu'ils soient, sont les agents actifs. Le rav Kook met en avant une 6conomie du salut qui repose sur l'alliance entre le peuple, la terre et la Torah. Cette interp6n6tration de la religion et du nationalisme autorise, nous dit AD, le sionisme religieux a se revendiquer comme le seul repr6sentant authentique d'un judaisme pl6nier, par contraste avec les ultra- orthodoxes d6tach6s d'eretz israel, et par contraste avec les sionistes s6culiers, d6tach6s de la Torah. La principale remarque que l'on puisse risquer est la suivante: en plagant la Providence en amont de l'agir humain, le rav Kook et ses 6pigones semblent d6nier toute r6alit6 a la libert6 de conscience, et par voie de cons6quence a la responsabilit6 morale. Ce faisant, ils retournent la formule de Ben Gourion en refaisant (re)passer le peuple juif de sujet d'une histoire profane a la condition d'objet d'une histoire sainte.

Ii est int6ressant de suivre l'6volution qui a men6 au Parti national reli- gieux. Alors que le rav Kook recherchait un certain 6quilibre entre les trois piliers de sa profession de foi, ses successeurs, conduits par son propre fils Zvi Yehouda Kook, le maitre a penser du Gouch Emounim, en sont arriv6s a surinvestir en sacralit6 l'616ment terre, aux d6pens des deux autres, le peuple et la torah. On sait qu'aujourd'hui ces sionistes religieux constituent le vivier de l'ultra-nationalisme hostile a la restitution des territoires ainsi qu'a toute n6gociation. En rupture avec cette vision, le th6ologien juif David Hartman (l'un des invit6s d'IG) montre que d'autres approches religieuses, soucieuses du respect des droits de l'Autre, sont possibles. Il considbre en effet qu'< Israel repr6sente la croyance juive selon laquelle on peut avoir un particularisme profond6ment enracin6 et le souci des autres etre humains, en dehors de son propre peuple >.

La place et le statut de la religion dans l'Etat d'Israel est une source permanente de conflits. Chacun sait pourtant qu'en l'6tat actuel des choses, il ne serait pas raisonnable de songer a modifier le statu quo sur lequel repose l'6quilibre politico-religieux du pays. Ce statu quo qui remonte aux origines de l'Etat a 6t6 n6goci6 par Ben Gourion lui-meme, conscient du fait qu'un Etat se revendiquant juif ne pouvait totalement 6vacuer la religion de ses sources de valeurs et de r6f6rences. D'oi les tensions actuelles et le problbme moral que posent la place de la religion et l'attitude des religieux.

IG ne cache pas le fait, admis par la plupart des Isra61iens, que c'est dans le systhme politique lui-m~me que r6side la plus grande source de cor- ruption morale: le systhme parlementaire a la proportionnelle encourage la dictature et le chantage des petits partis, au nombre desquels les partis reli- gieux. Mais l'interf6rence de la religion se fait sentir aussi dans d'autres do- maines, notamment dans la sphere juridique oi, en matibre de droit personnel, c'est la 16gislation religieuse qui est appliqu6e, souvent aux d6pens des femmes. Alice Shalvi, autre invit6e d'IG, religieuse et militante f6ministe, se fait I'6cho, dans son examen critique d'Israil, de ce facteur, parmi d'autres, d'in6galit6 entre hommes et femmes.

L'ouvrage orchestr6 par IG est d'autant plus <<parlant>> qu'il met en schne les acteurs isra61iens eux-m~mes, invit6s a s'exprimer sur cette question sen- sible du rapport entre religion, morale et politique. Leon Ashkenazi, univer- sitaire proche du Gouch Emounim, y d6fend l'id6e d'une morale juive, dont

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MORALE ET POLITIQUE

les principes puis6s dans la torah et interpr6t6s selon la ligne de pens6e du ray Zvi Yehouda Kook, devraient, selon lui, guider l'action politique. Au p61e oppos6, Yeshayahou Leibowitz s'insurge contre cette notion de morale juive, la morale se mesurant d'apres lui a la meme aune pour tous, Juifs et non-juifs, et 6tant affaire de conscience individuelle. Pour YL l'Etat n'est qu'un instru- ment de pouvoir oi n'entre aucune dimension morale. Fervent partisan de la s6paration de la religion et du politique, il porte un jugement d'une s6v6rit6 extreme sur les Grands Rabbins, apetits fonctionnaires d'Etat et plus encore sur Zvi Yehouda Kook, <<le type meme de l'ideologue fasciste >. Compte tenu du discr6dit relatif qui pese sur les religieux en IsralS1, et bien qu'il soit tenu pour <<marginal >>, YL (1) reste, selon IG, la seule personnalit6 religieuse d'Is- rael actuellement cr6dit6e d'une certaine autorit6 morale. Marginal et non- conformiste, YL l'est aussi en dehors du camp religieux lorsqu'il d6nonce la morale qui poserait comme valeur supreme la pr66minence de l'int6ret de 1' Etat.

La question palestinienne, entre l'impiratif moral et la Realpolitik

Si la question palestinienne n'occupe qu'une place marginale dans la pen- s6e sioniste, elle en occupe une de premier plan dans l'examen de conscience des Isral61iens. Beaucoup considerent aujourd'hui en Israel que la <sant6 mo- rale , de la soci6t6 juive isra61ienne d6pend pour une bonne part de la solution qui sera trouv6e A ce douloureux probleme, douloureux pour les Palestiniens bien sOr, mais douloureux aussi pour les Isra6liens, devenus malgr6 eux les <cm6chants . IG considere que la gauche sioniste est sans doute plus cata- stroph6e par les cons6quences morales et spirituelles de l'occupation sur les Juifs isra6liens, que par ses cons6quences directes sur les Palestiniens. Quant a Leibowitz, il n'h6site pas a affirmer que le tournant politique et national de 1967 est a la source d'une grande corruption morale: <La corruption mo- rale a commenc6 avec l'occupation des territoires. Elle vient du fait que nous r6gnons par la violence sur deux millions de personnes sans droits 616men- taires a>. Ce a quoi L. Ashk6nazi r6pond que si corruption morale il y a, elle ne provient pas de l'occupation des territoires mais de l'ind6cision quant a leur statut d6finitif>. Le poete isra61ien Haim Gouri pose quanta lui les termes du d6fi moral auquel Israe1 doit faire face: .<tre suffisamment fort pour se d6fendre et ne pas se transformer en assassins >.

Point faible de la d6monstration d'AD ou trou noir du sionisme ? Revenons Sl' <<invention de la nation >. Certes, Herzl, Nordau et les autres connaissaient les donn6es du probleme, au nombre desquelles la pr6sence d'une population arabe sur les terres qui devaient (re ?) devenir juives. Aucun pourtant, Buber lui-meme dont les r6serves vis-a-vis de l'option 6tatique 6taient connues, n'6- tait pret a remettre le projet sioniste en question du fait de cette pr6sence arabe et du pr6judice objectif caus6 par la colonisation juive. Aujourd'hui encore, I'6crivain isra61ien A. B. Yehoshua, auquel IG donne la parole et qui repr6sente en Israel une des grandes figures morales du camp des <<colombes >, considere que <<le peuple juif avait un droit moral a se saisir, meme de force, d'une partie d'Eretz-Israel, ou d'ailleurs de toute autre terre >>, un droit (qu'il) appelle <<le droit a survivre >>.

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Il n'emp~che que ni la 16gitimation par l'histoire (t partir de quand la faire commencer ?), ni la 16gitimation par la Bible (qui ne pouvait convaincre que ceux qui 6taient d6ja convaincus), ni celle du droit, ne pouvaient empacher la r6alit6 concrete d'8tre ce qu'elle 6tait pour les Arabes de Palestine. Aucun adoucissement (la proposition d'une f6d6ration jud6o-arabe, avanc6e par Buber et ses amis du Brit Chalom), aucune promesse de respect de leurs droits (dans le cadre d'un Etat juif d6mocratique dont ils seraient citoyens), aucun plan de partage (propos6 par les Britanniques et accept6 par les dirigeants sio- nistes), n'6taient de nature a att6nuer le refus radical des Arabes. Les sionistes 6taient, ni plus ni moins, des intrus, des asquattersa venus s'installer dans une maison habit6e.

R6trospectivement, il faut reconnaitre a Jabotinsky le m6rite, cynique et sans 6tats d'imes, d'une parfaite lucidit6 quant au caractbre <in61uctablement conflictuel>> de la lutte. AD le dit de fagon on ne peut plus claire. Dans cette confrontation entre deux v6rit6s a, fort de sa conception du politique, em- prunt6e a Machiavel et a Hobbes, qui lui faisait refuser <<d'entrer dans le domaine, fondamentalement 6tranger au politique, de l'6thique , celle-ci n'ayant apas vocation a guider l'action politiquea>>, et ale politique n'a(yant) rien a voir avec le bien et le mal, mais avec le n6cessaire et le contingent, cat6gories qui 'fonctionnent' a partir de cette d6marcation fondamentale entre l'ami et l'ennemi a, seul Jabotinsky eut le courage de dire haut et fort cette v6rit6 simple que la gauche sioniste pr6f6rait enfouir au plus profond de sa conscience: la survie du peuple juif exigeait des Palestiniens qu'ils soient amen6s, fht-ce par la force, a se dessaisir de leurs droits nationaux. Elle exi- geait d'eux qu'ils se r6signent a leur sort.

Soutenus et confort6s par la transcendance d'une V6rit6 sans partage, les sionistes-religieux parvenaient de leurs c6t6s aux m~mes conclusions. D'oi la rencontre, non fortuite, entre la droite nationaliste et le camp religieux.

Ainsi, la gauche sioniste, laique et religieuse, reste-t-elle seule, en Israel, a porter le poids de la responsabilit6 morale de la trag6die palestinienne. L'examen de conscience de son intelligentsia est sans doute le dernier moyen qui lui reste pour reconnaitre le poids de cette dette morale, si longtemps laiss6e en suspens et pour tenter de s'en lib6rer. C'6tait en tout cas l'6tape n6cessaire sinon suffisante, avant que puisse s'ouvrir une page nouvelle, celle qu'a officiellement inaugur6e en septembre 1993 sur la pelouse de la Maison Blanche la rencontre Arafat-Rabin.

Faut-il se r6jouir ou d6plorer que le dossier coordonn6 et introduit par IG ait 6t6 boucl6 et livr6 au public quelques semaines seulement avant l'ou- verture des n6gociations directes entre Israel et I'OLP ? Ce n'est probablement pas une mauvaise chose que la somme des r6flexions et des points de vue qui y sont propos6s n'aient pas 6t6 seulement des r6actions aa chaud a, mais des opinions mfirement r6fl6chies. Elles viennent a point pour clore une 6tape longue et sanglante de l'histoire de l'Etat d'Israel et avant que ne s'en ouvre une autre qui s'annonce d'ores et d6ja longue et difficile. I1 n'est pas douteux qu'a quelques semaines pros, ce <<Repenser Israel> eit pris des contours sen- siblement diff6rents.

La livraison d'octobre 1993 du Monde des ddbats a propos6 un dossier consacr6 a l'ouvrage de l'historien-journaliste isral61ien Tom Seguev, Le Sep- tipme million. Sous le titre La Shoah manipul6e a, Nicolas Weill en pr6sentait une lecture critique. De ce texte, je ne retiendrai qu'une phrase en guise de

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Page 10: Israël de l'invention de la nation à l'examen de conscience la morale à l'épreuve du politique

MORALE ET POLITIQUE

conclusion : a Quelle qu'en soit la raison, l'Etat juif aborde une zone d'orages historiographiques et de r6visions d6chirantes. Cela prend la forme d'un aexa- men de conscience> public et passionnel dont la scene intellectuelle de ce pays a le secret>>. Gageons en effet que, quels que soient les obstacles que celle-ci aura i surmonter, la question palestinienne une fois mise sur les rails d'une solution 6quitable, la soci6t6 isra61ienne osera poursuivre cette salutaire et douloureuse plong6e en elle-m~me, au plus profond de ses racines et de ses blessures originelles, au-dessus desquelles ne cesse de planer l'ombre ra- vageuse de la shoah.

R6gine AZRIA Centre d'Etudes Interdisciplinaires

des Faits Religieux E.H.E.S.S. - C.N.R.S. - Paris

NOTE

(1) Yeshayahou Leibowitz est d6c6d6 dans le courant de 1'6t6 1994, aprbs la r6daction de cette note de lecture.

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