44
N°23 JAN 2013 REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF VIVE LE PROGRÈS ! P. 36 CONTROVERSE SÉRALINI : DE LA DIFFICULTÉ DE LA PREUVE SCIENTIFIQUE Claire Mousset P. 32 DROITISATION OU DOUBLE DYNAMIQUE ? Gérard Streiff P. 24 COMMENT PARVENIR À ÊTRE LES INVENTEURS DE DEMAIN ? Alain Hayot SCIENCES COMBAT D’IDÉES LE GRAND ENTRETIEN u P. 6 LE DOSSIER

JAN P. LE GRAND ENTRETIEN P. COMBAT D’IDÉES P. SCIENCES …projet.pcf.fr/sites/default/files/rdp_23_br_0.pdf · 2013. 1. 7. · LA REVUE DU PROJET - JANVIER 2013 2 SOMMAIRE 4 FORUM

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • N°23JAN2013

    REVUEPOLITIQUEMENSUELLE

    DU PCF

    VIVE LE PROGRÈS !

    P.36 CONTROVERSESÉRALINI : DE LADIFFICULTÉ DE LAPREUVE SCIENTIFIQUEClaire Mousset

    P.32 DROITISATION OU DOUBLE DYNAMIQUE ?Gérard Streiff

    P.24COMMENT PARVENIR À ÊTRE LES INVENTEURS DE DEMAIN ? Alain Hayot

    SCIENCESCOMBAT D’IDÉESLE GRANDENTRETIEN

    u P.6 LE DOSSIER

    RdP-23_V13_Mise en page 1 22/12/12 16:23 Page1

  • LA REVUE DU PROJET - JANVIER 2013

    SOMMAIRE24 FORUM DES LECTEURS5 REGARDNicolas Dutent Edward Hopper, une manièred’habiter le silence

    6 u22 LE DOSSIERVIVE LE PROGRÈS !Édito Amar Bellal Bon voyage dans le progrès !Alain Obadia Réinvestir la notion de progrèsSimone Mazauric L’idée de progrès dansl’histoire

    Yvon Quiniou Devons-nous renoncer à l’idéede progrès  ?

    Gilles Cohen-Tannoudji Au service du progrèsdes connaissances, une aventure humaineexemplaire

    Yvette Veyret Développement durable avec ousans progrès  ?

    Sylvestre Huet Le progrès, ses dégâts, sespromesses

    Jean-Numa Ducange Marx… un progrès  ?Roland Charlionet, Luc FoulquierLe capitalisme met en cause l’idée de progrès

    Guy Carassus Pour un progrès humainémancipateur

    Ivan Lavallée Le Progrès et ses différentesfacettes

    Jean-Pierre Kahane Comment progresser  ?

    23 SONDAGESImmigration – Se sentir français, être vucomme un Français

    24-27 TRAVAIL DE SECTEURSLE GRAND ENTRETIENAlain Hayot Comment parvenir à être les inven-teurs de demain  ? BRÊVES DE SECTEURAgriculture Les marchands ou les estomacs  ? Économie Choisir les bons interrupteurs pourrallumer les étoiles  !

    28 COMBAT D’ IDÉESGérard Streiff Droitisation ou double dyna-mique  ?

    30 MOUVEMENT RÉELAragon L'homme communiste

    32 HISTOIREClaude Gindin Le PCF et la culture  : après Argenteuil, des années fécondes

    34 PRODUCTION DE TERRITOIRESCorinne Luxembourg La patrimonialisation  :marqueur social et politique de territorialité

    36 SCIENCESClaire Mousset Controverse Séralini  : de la dif-ficulté de la preuve scientifique

    38 REVUE DES MÉDIAAlain Vermeersch Recomposition politique àdroite, crise à gauche

    40 CRITIQUESCoordonnées par Marine Roussillon• LIRE : Une autre critique du capitalisme parFlorian Gulli

    • Philippe Baqué : La Bio entre business etprojet de société

    • Serge Bianchi : Héros et héroïnes de laRévolution française

    • Paul Lagneau-Ymonet, Angelo Riva :Histoire de la Bourse

    • SNETAP : De l’agriculture à la ruralité

    • « Les Gauches latino-américaines aupouvoir », Recherches internationales, n° 93

    • « Agir maintenant », Économie et Politique,n°696-697

    Nous disposons d'une édition La Revue du Projet publiée et recommandée par larédaction de Mediapart. http://blogs.mediapart.fr/edition/la-revue-du-projet

    Chaque mois, retrouvez La Revue du Projet dans les colonnes du journal deJean Jaurès et sur le site Internet www.humanite.fr.

    Parce que prendre conscience d'un problème, c’estdéjà un premier pas vers sa résolution, nouspublions, chaque mois, un diagramme indiquant lepourcentage d'hommes et de femmes s’exprimantdans la revue.

    Part de femmes et part d’hommes s’exprimant dans ce numéro.

    HommesFemmes

    LA REVUE DU PROJET VOUS SOUHAITEUNE BONNE ANNÉE 2013

    RdP-23_V13_Mise en page 1 23/12/12 14:24 Page2

  • 3

    JANVIER 2013 - LA REVUE DU PROJET

    3

    PATRICE BESSAC, RESPONSABLE DU PROJET

    ÉDITO

    ET LA TENDRESSE, .…EL !L a situation politique bouge. Àtoute vitesse. Ça va très vite. Lesélections partielles le mon-trent : ça décroche sec parmi lesélectrices et les électeurs de FrançoisHollande qui lors des trois scrutinslégislatifs ont voté… avec leurs pieds.

    La droite, elle, fait ses voix, nous leFront de gauche, faisons du surplaceet l’extrême-droite (l’officielle)retrouve son niveau de l’élection pré-sidentielle, ce qui est très nouveaucar traditionnellement elle divisaitses voix par deux lors des électionspartielles. Très nouveau, donc trèsinquiétant.

    Au plan des sondages, les nouvelleslivraisons montrent le dévissage ducouple exécutif et ce notamment dufait d’une baisse nette du soutien del’électorat Front de gauche au gou-vernement.Qu’en conclure ?

    Pour ma part, qu’il y a non seule-ment de la lucidité sur l’état de lapolitique économique de la Francemais encore des ressources socialeset électorales pour une nouvelle poli-tique à gauche.

    Ce potentiel se heurte pourtant à unproblème simple : à l’heure actuelle,nous ne profitons pas de cette dés-illusion.

    Et c’est à mon sens sur ce point quedoit porter notre travail. Le problèmen’est pas de crier sur le gouverne-

    ment tous les quatre matins. Le pro-blème n’est pas de dire que nousavons raison sur tout. La seule ques-tion que nous devons nous poser estcomment rassembler ces hommeset ces femmes sur une politique nou-velle. La mise en mouvement duFront de gauche et au-delà, sur l’al-ternative à l’austérité est la clé.

    La rencontre Gauche avenir organi-sée par Marie-Noëlle Lieneman, l’ap-pel d’une quinzaine de députéssocialistes à s’occuper des classespopulaires, les votes divergeantd’avec la solidarité gouvernemen-tale de sénatrices et de sénateursverts montrent que le trouble est nonseulement parmi le grand nombremais aussi parmi des responsablespolitiques, syndicaux, associatifsd’obédience socialiste et mêmesociale-démocrate.

    Dès lors il faut de la tendresse, del’intelligence et de la persévérance.De la tendresse car notre attitude nedoit pas conduire à figer les blocs. Ilfaut au contraire favoriser le débatpublic, empêcher qu’il se cristallisedans des défenses pro domo, il fautfavoriser la porosité. En termeancien, activer les contradictions.De l’intelligence et d’abord de l’in-telligence de situation : le problèmen’est pas la critique, le problème, leseul problème, est de rendre crédi-ble un projet alternatif et indissocia-blement une voie politique. Donccap sur les propositions alternatives.De la persévérance enfin, car à la fois

    au plan national et surtout au planlocal, il faut développer une activitédans la durée, une argumentationdans la durée, un ancrage qui nousrepère sur le fondamental : l’alter-native à l’austérité.

    Dernier mot. La Revue du projet estnée de la volonté du dernier congrès.Nous nous sommes attachés à met-tre en œuvre cette décision. C’estune équipe en grande partie béné-vole qui l’anime et l’intervention devotre serviteur s’est réduite à jeterles bases de cette équipe. Ensuite,c’est l’équipe qui a tout fait.

    À mes yeux, cette expérienceconfirme non seulement le besoinmais surtout la possibilité deconstruire des équipes militantesnouvelles à tous les niveaux. Nos res-sources, nos compétences, dans leParti communiste et dans le Frontde gauche – et au-delà sont poten-tiellement bien supérieures à ce quenous sommes aujourd’hui.

    Le problème n’est plus la pénurie.Le problème est de relever le défid’associer des énergies nouvelles,qui nous ont rejoints en grand nom-bre, à la construction de notre pro-jet politique. Et à mon sens, celaexige que nous arrêtions de nousposer les questions en termes de RE-… Reconstruire, Reconquérir,Revenir, Refaire… Il ne faut pas réin-venter. Il faut inventer. Simplementinventer dans les conditions du pré-sent. n

    RdP-23_V13_Mise en page 1 23/12/12 14:24 Page3

  • LA REVUE DU PROJET - JANVIER 2013

    44

    FORUM DES LECTEURS

    La Revue du Projet - Tél. : 01 40 40 12 34 - Directeur de publication : Patrice Bessac - Rédacteur en chef : Guillaume Quashie-Vauclin - Secrétariatde rédaction : Noëlle Mansoux - Comité de rédaction : Nicolas Dutent, Amar Bellal, Marine Roussillon, Renaud Boissac, Étienne Chosson, AlainVermeersch, Corinne Luxembourg, Léo Purguette - Direction artistique et illustrations : Frédo Coyère - Mise en page : Sébastien Thomassey - Éditépar l’association Paul-Langevin (6, avenue Mathurin-Moreau 75 167 Paris Cedex 19) - Imprimerie Public Imprim (12, rue Pierre-Timbaud BP 553 69 637 Vénissieux Cedex) - Dépôt légal : Janvier 2013 - N°23 - Numéro de commission paritaire : 1014 G 91533.

    L’esprit provocateur denotre « Une » a été relevé !

    À propos de la Révolution d’Octobre

    Ça va, la tête ? Non, il faut vite les virer !HJ

    À la Une de La Revue du projet, mensuel du PCF, on trouvecette interrogation : « Faut-il les garder ? » Qui ça ? Les « nou-veaux adhérents » ! Certes, le parti de la place du Colonel-Fabiena lancé une campagne de com sur le thème « Non, le PC n’estpas mort ». Mais de là à s’interroger sur la nécessité de « gar-der » les 6 500 nouveaux encartés ! À moins que le PCF n’aitdécidé de les initier, sitôt arrivés, à une vieille pratique com-muniste : la purge… »

    Je me suis intéressé récemment à Chagall (exposition à la« Piscine », à Roubaix).Ce peintre avait participé à la révolution de 1905 déjà.Lounarcharski (ministre du temps de Lénine et ami de celui-ci)lui avait donné une responsabilité importante dans le domaineculturel. Avec d'autres Russes, il avait été en France et se lançaitavec un grand nombre d'intellectuels dans un mouvement révo-lutionnaire (Maïakovski, Gorki, Tchékov, Chostakovitch, etc ). Enlisant la biographie de ce peintre, je me suis rendu compte qu'unélan formidable soulevait ce peuple avant même la guerre de1914-1918. L'article ressemble à beaucoup de ceux que j'ai déjàlus, et parle trop peu du rôle du peuple. Tout le pouvoir à Stalinea produit une onde de rejet de ce que nous avons nous-mêmesappelé « étape du communisme ». Et ce dégoût est parvenu àeffacer tout l'élan d'un peuple, tout le génie qui l'anima. Ne par-lons pas seulement du Parti et de ces décisions, il y a eu aussi unimmense élan populaire !Dans notre vue habituelle le peuple n'apparaît que quand ilapplaudit et suit les dirigeants, mais n'effaçons pas le peuple.Lénine le disait : « celui-là seul vaincra et conservera le pouvoirqui a confiance dans le peuple et qui replonge dans la sourcevive du génie créateur du peuple »

    Curieuse question,

    Niterói, 7 décembre 2012,Cher Domenico,Tu as dû certainement apprendre le départ de ton ami Niemeyer.Hier précisément, alors que la nouvelle de sa mort parcouraitle Brésil et le monde, j’ai rappelé avec émotion et une pointede fierté à mes étudiants, stupéfaits et incrédules, ce jour oùOscar te reçut pour la première fois dans sa résidence-atelierde Copacabana [...]. Comme tu le sais la grandeur d’un géniese mesure aussi à son humilité, à son sens de ses limites, à sa« conception réaliste de la vie » – comme il aimait dire – « quinous porte à avoir conscience de la fragilité des choses et nousfait devenir plus simples et humains, en nous empêchant denous attacher de façon morbide à elles ».Paradoxalement, c’est justement de cette conscience qu’estissue une œuvre prodigieuse ; une œuvre qui fera parler d’elle« même au XXXe siècle », comme a dit l’anthropologue brési-lien Darcy Ribeiro. Sur l’immense et surprenante productionde Niemeyer on peut dire tout ce qu’on veut mais le fait estqu’elle a bouleversé les canons de l’art et de l’architecture etqu’elle a inspiré une multitude d’artistes contemporains. Àjuste titre, Niemeyer est appelé le « poète des courbes », selonune définition qu’il a lui-même brillamment esquissée : « Cequi m’attire c’est la courbe libre et sensuelle. La courbe que jerencontre dans le parcours sinueux de nos rivières, dans lesnuages du ciel, dans le corps de la femme préférée. L’universentier est fait de courbes. L’univers courbe d’Einstein ».Mais au-delà de l’usage merveilleux qu’il a fait des courbes,des formes légères et transparentes, s’élevant vers le cielcomme si elles volaient, au-delà de l’imagination, de la sur-prise et de l’inédit qui se trouvent dans ses centaines d’œu-vres de par le monde, je crois qu’un des aspects les plus signi-

    ficatifs de ses créations a été sa capacité de penser les monu-ments, les édifices et les villes comme espace public. Commeœuvres intégrées dans l’environnement, ouvertes aux expres-sions culturelles et politiques du peuple : presque commeune invitation à chacun à faire s’exprimer son esprit créatifet convivial. Lieux dans lesquels, comme il disait lui-même,« l’homme ordinaire et sans pouvoir », toute la population,pût se reconnaître et se sentir à son aise et pût avoir la sen-sation d’appartenir à une création commune, à un mondelibre et d’égaux. Sans interdictions, sans hiérarchies, sanssecrets, sans armes, dépassant toute distance et sans se sen-tir écrasés par l’importance et l’arrogance des constructionsdes « messieurs » et des centres de pouvoir. Pour cela l’ar-chitecture de Niemeyer ne peut pas être séparée du grandhomme politique qu’il a été. Après la construction de Brasilia,en effet, il n’avait de cesse de dire qu’ « il ne suffit pas de faireune ville moderne : le plus important est de changer lasociété ».[...] Pour ces raisons, je crois, un peu comme toi, que la génia-lité de Niemeyer a tiré nombre de ses inspirations de sesconvictions politiques, du fait d’avoir été un communisteauthentique, d’une pièce, sans hésitation ni éraflures.[...] Lesgrands media, naturellement, ont fait de beaux discours sursa génialité, sur la résonance mondiale de ses œuvres, surson activité et sa longévité, sur sa générosité et sa solidarité.Mais peu de gens ont parlé de ses convictions politiques, deson communisme, de son programme de vie résumé dansla phrase « tant qu’il y aura dans le monde de l’injustice etde l’inégalité, moi je serai un communiste ».Niemeyer l’a fait lucidement jusqu’à 104 ans. Maintenant c’està nous qu’il revient d’atteindre cet objectif et d’aller au-delà.

    HOMMAGE À OSCAR NIEMEYERUne lettre de Giovanni Semeraro, professeur de philosophie à l’Universidad Federal Fluminense, Niterói à Rio de Janeiro

    Lu dans du 15 décembre 2012

    RdP-23_V13_Mise en page 1 23/12/12 03:19 Page4

  • À travers une sélection de gravures, d'aquarelles et une

    rétrospective de l'essentiel des toiles produites par

    Edward Hopper, l'exposition du Grand Palais nous pré-

    sente un artiste qui n'a pas fini d'influencer la moder-

    nité, spécialement dans les différentes disciplines artis-

    tiques qui la recoupent.

    Il débute comme illustrateur et ce n'est pas avant 1924

    que les conditions économiques et un succès relatif

    mais grandissant lui permettent de se consacrer exclu-

    sivement à sa peinture.

    Entre-temps, une longue période faite de voyages, de

    découverte de soi et des différentes techniques et

    méthodes de représentation du monde forge sa sensi-

    bilisation aux procédés artistiques, de même que l'émer-

    gence puis la maturation de son style.

    Le choix de l'illustration puis celui de la gravure, qui

    répondent aussi bien à une préoccupation matérielle

    qu'à un désir de « former » son regard, sont des moments

    de la chronologie de Hopper souvent peu évoqués, alors

    qu'ils possèdent une importance déterminante dans

    son parcours personnel, artistique.

    La plus grande partie de l'exposition est dédiée aux

    « sujets américains » de Hopper. Le peintre y déploie

    tout son talent à restituer la quotidienneté des métro-

    poles américaines et la solitude omniprésente, qu'elle

    soit choisie ou subie, qui s'y attache paradoxalement.

    Tantôt angoissante ou exaltée, cette solitude pousse le

    spectateur dans une forme d'introspection générale et

    urbaine qui interroge aussi bien sa manière de vivre la

    ville que la capacité des hommes à interagir ou s'igno-

    rer prodigieusement dans des espaces clos ou ouverts.

    Nous n’avons jamais l’impression que Hopper juge à

    quelque moment cette solitude, il la pose comme une

    réalité, une évidence, une compagnie arrangeante et

    aliénante, une marque de la misère et de la grandeur

    humaine… une manière d'habiter le silence ?

    NICOLAS DUTENT

    JANVIER 2013 - LA REVUE DU PROJET

    REGA

    RD

    55

    Edward Hopper, une manière d’habiter le silence

    © Collection particulière - Edward Hopper, Excursion into philosophy.

    RdP-23_V13_Mise en page 1 23/12/12 03:19 Page5

  • PAR AMAR BELLAL*

    V ive le Progrès ! Très osé comme titretant le sujet est clivant et tant il y a dedésillusions autour de cette idée.Cependant, à l’image du séminaire orga-nisé par la fondation Gabriel Péri sur lesujet, nous avons senti le besoin de réin-vestir cette notion, en l’explicitant, en fai-sant la part des choses afin de renoueravec elle et ne plus être sur la défensive.La difficulté est de taille, car nous sommesles enfants d’une société hautement tech-nologique, ce qui finit par nous rendrecomplètement aveugles sur les liens entreles possibilités d’amélioration de nos vieset les inventions et découvertes scienti-fiques. C’est le paradoxe : l’omniprésencede la technologie dans des aspects de nosvies que nous ne soupçonnons mêmeplus, finit par la rendre invisible. Qui aconscience par exemple de ce qu’im-plique ce simple geste, remplir un verred’eau chez soi et pouvoir le boire sanstomber malade ? Pour deux milliards depersonnes dans le monde, cela relèveencore d’un luxe inaccessible, et pourcause : faute d’industries, de filières chi-miques, de savoir-faire en mécanique, demain-d’œuvre qualifiée, faute de maté-riaux, d’énergie aussi, c est impossible àréaliser… Boire un verre d’eau conforta-blement chez soi dans une grande villede plusieurs millions d’habitants,implique des siècles de progrès dans unemultitude de domaines.

    Le progrès est aussi un enjeu de classeévident : qui peut croire que nous pour-rions aujourd’hui nous battre pour uneretraite à 60 ans si l’espérance de vie pla-fonnait comme au début de ce siècle à 40ans ? Oublier cette dimension est un dan-ger. Un peu à l’image de la sécurité sociale,son caractère révolutionnaire oublié par

    le peuple, son dévoiement et sa privati-sation deviennent alors possible.

    Et puis notons aussi toutes les ambiva-lences du progrès avec la série de scan-dales sanitaires et les grandes catastrophesindustrielles. Celle de Bhopal est emblé-matique : usine fabriquant des pesticides,condition de la révolution « verte » agri-cole engagée en Inde, qui a permis destopper les famines et a permis de garan-tir une certaine sécurité alimentaire. Maisen retour, d’autres problèmes sanitairesapparaissent liés à l’utilisation et à la fabri-cation massive de ces produits chimiques,avec les risques industriels inhérents. Ainsices 20 000 morts en 1984 lors de l’explo-sion de cette usine, au cœur de Bhopalmême, suite, il faut le dire, à l’incurie d’unemultinationale soucieuse plus de ses pro-fits que d’investissements dans la sûretéde ses installations.Ambivalence aussi avec la catastrophede la Mer d Aral qui nous rappelle que lapropriété publique est une conditionmais n‘est pas une garantie qui nous pré-munit du dévoiement de l’idée de pro-grès : le scientisme, le productivisme alliésà la bureaucratie ont aussi leurs lots deravage. Il s’agit alors de bien garantir lesconditions d’une orientation démocra-tique du progrès.Cette maîtrise renvoie alors à la qualitédes expertises et de leur indépendancecomme nous l’avons vu récemment avecles OGM, sujet que nous traitons dansnotre rubrique « Sciences ».La difficulté c’est aussi de pouvoir mesu-rer le progrès : l’agriculture moderne avecses hauts rendements libère du temps,nous garantit une sécurité alimentaire, cequi rend nos vies plus confortables et nouspermet d’écrire des textes pour La Revuedu projet et même de nous engueuler surla notion de progrès en comité de rédac-tion dans un bureau confortable, chauffé

    et éclairé. Tout cela est tout de mêmemieux que de passer nos vies dans leschamps en priant pour que la météo cetteannée soit bonne, que les criquets nesoient pas particulièrement virulents ouen espérant qu’une maladie ne ravagerapas les récoltes… Mais que faire de cetterichesse de ce temps libéré ? Il est évidentque ce temps n’aura pas la même signifi-cation si on l’utilise pour fréquenter lesmusées, lire, exercer une activité artistique,se former pour soigner des gens, construiredes maisons plus sûres et confortables,plutôt que pour passer ces journées dansles centres commerciaux et regarder SecretStory sur TF1. Pas du tout la même signi-fication s’il s’agit pour le système de pro-fiter de ce temps libéré pour accroître l’exploitation au travail dans d’autresdomaines, augmenter les profits, au ser-vice d’une société de consommation etdes valeurs qu’elle véhicule. Il y a doncune dimension du progrès qui ne serésume pas à « plus de » mais qui est del’ordre du qualitatif, qui semble insaisis-sable et subjective, qui relève d un projetde société : libérer du temps pour des acti-vités librement choisies et émancipatrices.Tout un programme !

    Le pari de ce dossier est de mieux cernertoutes ces facettes : enjeux de développe-ment et de sortie de la misère de paysentiers, enjeu écologique, enjeu autourdes rapports homme/nature, de la démo-cratie, du projet de société, de l’émanci-pation, du développement des savoirs,des valeurs, de la morale, compréhensionde sa construction historique… oui, celaparaît fou mais ce dossier aborde toutesces questions à la fois. Et nous espéronsqu’il contribuera à élever le niveau dudébat et à y voir plus clair. Bon voyage… n

    *Amar Bellal est responsable de la rubriqueSciences. Il est coordonnateur de ce dossier.

    LE DOSSIER

    6

    LA REVUE DU PROJET - JANVIER 2013

    Le progrès dans toutes ses acceptions, social, politique, scientifique doitêtre sans cesse soumis à un examen critique, fondé sur le souci exclusif del'humain, pour être le progrès de civilisation que nous visons. Le dossier dece mois-ci vous invite à visiter toutes les facettes de l'idée de progrès.

    BON VOYAGE DANS LE PROGRÈS !

    Vive le progrès !

    ÉDITO

    RdP-23_V13_Mise en page 1 23/12/12 03:19 Page6

  • JANVIER 2013 - LA REVUE DU PROJET

    77

    > SUITEPAGE 8

    1959 « Il est incontestable que des progrès ont été accomplis dansles conditions d’existence des travailleurs, mais ils me semblent trèsloin d’être à la mesure de la quantité de travail effectuée. Certainsobjectent à la forme de progrès que constituerait la diminution dutravail obligatoire que les hommes ne sauraient plus quoi faire pendantleurs loisirs… ». « Il n’y a pas lieu de craindre de tels effets, car letemps gagné sur la durée du travail obligatoire permettra à chacund’acquérir une culture suffisamment riche qui le conduira à travaillerlibrement à ce qu’il aime… ».

    JOLIOT CURIE, L’énergie et son utilisation

    RÉINVESTIR LA NOTION DE PROGRÈSAméliorer les conditions d’existence de chacun est plus que jamaisd’actualité mais le développement technologique doit être maîtrisésocialement.

    PAR ALAIN OBADIA*

    L’ idée de progrès a joué un rôlemoteur dans le combat démocra-tique et dans les luttes pour latransformation sociale qui ont marquél’histoire de la gauche en France commedans le monde.La conviction que l’activité humaine pou-vait légitimement se fixer pour objectifd’améliorer la vie de chacun et de tous etque les générations les plus jeunes pou-vaient bénéficier d’une existence meil-leure que celle de leurs parents a donnéun sens et une espérance à l’engagementde millions de femmes et d’hommes ainsiqu’à la mobilisation populaire.Nous devons assumer consciemment cethéritage et affirmer qu’il n’est pas seule-ment une belle idée du passé. Nous nedevons pas céder à l’injonction de la pen-sée dominante d’aujourd’hui pourlaquelle le terme même de progrès estquasiment devenu tabou. Dans des payscomme le nôtre la seule perspectiveofferte par le libéralisme ou le social libé-ralisme est celle de la régression desdroits et du déclin du pays. La vision« réaliste » de la mondialisation – en faitde la domination des marchés finan-ciers – nous contraindrait à l’accepter.

    Pourtant, la conviction qu’il est néces-saire d’améliorer les conditions d’exis-tence de chacun est plus que jamais d’ac-tualité. Elle est massivement présentedans les luttes et mobilisations. Des indi-gnés espagnols au refus de l’austérité qui

    s’exprime dans de nombreux paysd’Europe, de la critique de plus en plusaffirmée du capitalisme aux révolutionsdémocratiques qui se cherchent dans lespays arabes, l’idée que l’humanité aspireà avancer vers le mieux-être dans les mul-tiples domaines qui conditionnent sondestin est toujours pertinente.Cela veut-il dire que nous serions aller-giques à tout examen critique de lanotion de progrès ? Bien sûr que non. Lavision selon laquelle progrès rime auto-matiquement avec mieux-être a été lar-gement démentie par les faits et par l’his-toire. Nous avons depuis longtempsrompu avec les illusions et les dérivesscientistes et productivistes.

    TECHNOLOGIES ET MOUVEMENT DE LA SOCIÉTÉLe développement technologique n’estpas vertueux en soi. Les modes de pro-duction et de consommation fondés surle plus, ne prenant jamais en compte lepourquoi et ne s’interrogeant jamais surles conséquences dont ils sont porteursne peuvent perdurer sans catastrophes.Lorsque le « progrès » technologique sup-prime des emplois et reste déconnectéde l’organisation sociale permettant auxsalariés de conserver leur revenu pourse former dans d’autres domaines etassurer ainsi leur avenir, il n’est pas pro-grès ; il est régression. Cet exemple illus-tre plus généralement le lien étroit entretechnologies et mouvement de la société.Il montre qu’on ne peut parler des avan-cées technologiques sans aborder dans

    le même temps des questions telles quela conception de la productivité du tra-vail ou celle de la sécurité d’emploi oude formation.Il est donc salutaire de réinterroger leconcept de progrès à l’aune de la fina-lité la plus essentielle : celle de l’humainet de ses conditions réelles d’existenceincluant bien sûr les écosystèmes.L’ensemble de cette réflexion déboucheplus globalement sur la notion de dura-

    bilité. Posée ainsi dans ses différentesdimensions, la question du progrès ren-voie à une autre problématique qui estcelle de sa maîtrise sociale et des formesdémocratiques qui contribuent à sa miseen œuvre ; on peut citer notamment lespouvoirs d’intervention nouveaux dessalariés dans la gestion et la définitionde la stratégie des entreprises.

    AFFRONTEMENT AVEC LES FORCES DU CAPITALComme chacun le comprend, il ne s’agitpas d’un simple débat idéologique maisbien d’un affrontement avec les forcesdu capital. Dès lors que les gestions libé-rales créaient, depuis la fin des annéessoixante-dix, (et créent encore) une situa-tion dans laquelle les nouvelles généra-tions vivent moins bien et de manièreplus précaire que celle de leurs parents,il fallait discréditer la promesse progres-siste. Comme toujours lorsqu’il est ques-tion d’une bataille politique et idéolo-gique, cette thématique centrale a été

    La vision selon laquelle progrès rime

    automatiquement avec mieux-être a été largement

    démentie par les faits et par l’histoire.

    “”

    1966 « Dans le domaine des sciences de lanature, le parti n’intervient pas dans lesdiscussions non achevées entre les spécialistes, nipour contrarier les débats, ni pour apporter unevérité a priori. Il encourage au contraire les débatset les recherches, sans lesquels la connaissancevraie ne saurait progresser, et il en apprécie lesconclusions ».

    WALDECK ROCHET,Le marxisme et les chemins de l’avenir

    RdP-23_V13_Mise en page 1 23/12/12 03:19 Page7

  • LA REVUE DU PROJET - JANVIER 2013

    Vive le progrès !

    SUITE DE LA PAGE 7 >

    8

    LE DOSSIERdéveloppée de différentes manières : trèsfrontalement, par ceux qui veulent fairede la mondialisation actuelle le vecteurde la régression sociale (la multiplica-tion des plans d’austérité en Europe illus-tre cette réalité) ; au nom de causes plusnobles telle la sauvegarde de la planète,pour d’autres courants de pensée.Il est bien clair que la conception actuellede la croissance, soumise à la dictaturede la rentabilité financière « court-ter-miste » et de la domination des marchésa des résultats catastrophiques sur lesécosystèmes. L’échec répété des confé-rences internationales sur le réchauffe-ment climatique en est la malheureuseillustration. Mais on pourrait citer biend’autres sujets (gestion de l’eau et des

    biens communs de l’humanité, biodi-versité, acidification des océans etc.).Pourtant, considérer que ce modèle dedéveloppement est le seul possible etque c’est l’idée même de croissance voirede développement qu’il faut combattreconduirait l’humanité dans une spiralerégressive qu’il faut absolument éviter.La question clé qui nous est posée est àl’inverse. Il s’agit de construire des modesde développement alternatifs fondés surl’articulation entre la réponse auxbesoins humains, le respect des écosys-tèmes, le paradigme de la coopérationcontre celui de la guerre économique etun essor de la démocratie dans ses dif-férentes dimensions. Dans une telledynamique, les technologies maîtrisées

    socialement apportent des réponses effi-caces aux grands défis de ce siècle. Mieuxvaut, par exemple, investir dans les véhi-cules propres que de remettre en causele droit à la mobilité, mieux vaut déve-lopper les technologies d’efficacité éner-gétique et de décarbonnation que des’enfermer dans un dilemme insolubleentre rationnement ou impuissancecontre le réchauffement climatique.Comme on le voit, réarticulé avec l’im-pératif de sa maîtrise sociale l’objectifdu progrès humain durable a plus de per-tinence que jamais. n

    *Alain Obadia est membre du Conseil écono-mique, social et environnemental. Il est le nou-veau président de la fondation Gabriel-Péri.

    PAR SIMONE MAZAURIC*

    On commencera par rappeler que lanotion de progrès peut être enten-due de deux façons. Pris en son sensétymologique, le progrès est simplementsynonyme d’avancement, d’évolution,d’accroissement, d’augmentation. En -tendu en son sens qualitatif, le progrèsdevient alors évolution positive, amélio-ration, avancée vers le mieux. Or, rien neparaît relever davantage de l’évidence quel’affirmation du progrès, entendu dans lesdeux sens du terme, dans le domaine dessciences et des techniques. L’augmen -tation des savoirs et des savoir-faire depuisles origines de l’humanité semble patente,en même temps que cette augmentation

    n’aurait jamais cessé de contribuer à amé-liorer les conditions de la vie humaine.Pourtant, l’idée de progrès est apparuetardivement, et n’a cessé et ne cesse,aujourd’hui peut-être plus que jamais,d’être controversée.Il est impossible d’affirmer purement etsimplement que l’Antiquité ou le MoyenÂge ont entièrement ignoré la notion deprogrès. Il n’en est pas moins vrai qu’enEurope, cette idée ne commence à émer-ger qu’à partir des débuts de l’âge moderne[XVIe-XVIIe siècle NDLR], où l’on voit s’opé-rer un effet de rupture massif avec lesreprésentations jusqu’alors dominantesdu temps et de l’histoire, représentationscycliques ou régressives auxquelles suc-cède une conception désormais à la fois

    linéaire, optimiste et ouverte à l’affirma-tion de la nouveauté grâce à l’accroisse-ment quantitatif des connaissances et dessavoir-faire, que l’on n’appelait pas encoreles techniques. Les temps modernes sesignalent en effet par une série de décou-vertes qui attestent la possibilité recon-nue de cet accroissement : invention dela boussole, invention de l’imprimerie, del’artillerie, des lunettes d’observation, del’astronomie de Copernic, de la circula-tion du sang établie par Harvey, etc.

    DÉBAT SUR L’IDÉE DE PROGRÈSToutefois, l’évidence de ce progrès, mêmeentendu dans son sens purement quan-titatif est loin de s’imposer aisément. Pourbeaucoup, ces prétendues découvertesne sont aucunement des innovations carles Anciens avaient déjà tout imaginé ettout pensé. À l’argument de fait, s’ajouteen outre très tôt l’argument de droit : enadmettant la réalité de l’accroissementdu savoir, ainsi que celle des innovations

    L’IDÉE DE PROGRÈS DANS L’HISTOIREL’idée de progrès est apparue tardivement, et n’a cessé et ne cesse,aujourd’hui peut-être plus que jamais, d’être controversée.

    1971« D’ores et déjà, compte tenu des progrès réalisés par lessciences et les techniques, il n’y a pas de limitations dues àdes facteurs échappant au contrôle humain qui soientsuffisantes pour empêcher, si on le veut, de fournir dans un brefdélai, de quoi nourrir toute l’humanité. Il n’y a aucune raisond’empêcher de résoudre rapidement le plus vieux problèmetechnico-économique du monde qui se pose en termes deproduction d’énergie. Il n’y a pas de fatalité à la pollution et àla destruction de tout ou partie de l’environnement ».

    ROLAND LEROY ET RENÉ NOZERAN, Heurts, malheurs et perspectives de la science

    1973 « La grande bourgeoisie a prétendu que le progrèstechnique et la croissance de la production suffisaient pareux-mêmes à entraîner le progrès social… Et voila que,depuis plusieurs années, les milieux officiels expriment leurdésenchantement de la croissance économique, commeaussi de la science et de la technique qui en sont lesleviers essentiels… Les technocrates, les apôtres du rendement à tout prix et dela rentabilité capitaliste se muent soudain en adversairesde l’expansion et en prêcheurs d’ascétisme ».

    GEORGES MARCHAIS, Le défi démocratique

    RdP-23_V13_Mise en page 1 23/12/12 03:19 Page8

  • JANVIER 2013 - LA REVUE DU PROJET

    99

    techniques, encore faut-il prouver que cetaccroissement et ces innovations sont unbien en soi. Le massacre des Indiens quia accompagné la découverte puis laconquête de l’Amérique n’oblige-t-il pasà poser la question de la valeur anthro-pologique et de l’utilité sociale d’une telledécouverte. Le débat apparu ainsi très tôtsur la réalité et la valeur du progrès n’apas cependant empêché de voir, à partirnotamment de la seconde moitié duXVIIe siècle, l’idée de progrès s’affirmertoujours davantage, que ce soit par exem-ple en Angleterre, dans l’œuvre de Bacon,ou en France avec Descartes. Pascal en aproposé une théorisation systématique :le progrès se fonde anthropologiquementsur la spécificité de l’homme doté, à ladifférence de l’animal, de la capacité dese perfectionner sans cesse.Si l’idée d’un progrès constant et régulierde l’humanité est ainsi très clairementénoncée dès le milieu du XVIIe siècle, lesiècle dit des Lumières l’a chargé de signi-fications nouvelles. Non seulement lessciences suscitent l’attente de voir s’ac-croître indéfiniment leur capacité expli-cative ainsi que leur aptitude à transfor-mer positivement les conditions de la viehumaine par la production de savoirsutiles, mais on attend aussi d’elles qu’ellestransforment l’homme lui-même en favo-risant son émancipation intellectuelle,morale, politique et sociale. Pour autant,l’optimisme du siècle des Lumièresdemeure prudent et la possibilité de stag-nation, voire de régression et de rétrogra-dation n’est pas écartée. Le message cri-tique de Jean-Jacques Rousseau surprendmais est entendu.C’est donc au XIXe siècle seulement avecle positivisme puis le « scientisme » quela confiance dans la valeur à la fois théo-rique et pratique des sciences s’est affir-mée avec le plus de force, donnant ainsi

    naissance à ce que certains n’ont pashésité à baptiser la « religion du progrès ».La science est estimée désormais seulecapable de résoudre toutes les questions,aussi bien théoriques que pratiques quel’humanité est susceptible de se poser,tandis qu’est confirmée sans réserve lacapacité des hommes à ouvrir la voie d’unprogrès linéaire, continu et irréversible,sur le plan à la fois intellectuel, social etmoral.

    LES DÉSILLUSIONS DU PROGRÈS Et pourtant, le XXe siècle est celui des« désil lusions du progrès ». D’abord, unscepticisme nouveau resurgit. La préten-due « crise de la science » repose avecacuité, bien que sous une forme forcé-ment nouvelle, la question de la nature dela science, de son rôle et de sa valeur.L’invention des géométries non eucli-diennes, la construction de la thermody-namique, l’énoncé de la théorie de la rela-tivité restreinte, la théorie des quantaremettent en question les théories scien-tifiques qui paraissaient les plus assurées :la géométrie euclidienne, la mécanique

    galiléo-cartésienne, la mécanique newto-nienne. Or c’est précisément sur ces théo-ries, jugées jusqu’alors absolument vraies,que le positivisme avait fondé sa préten-tion à faire de la connaissance scientifiquele modèle de toute connaissance. Savantset philosophes s’interrogent donc à nou-

    veaux frais sur la valeur de la science dansune intention, dans certains cas, nette-ment idéologique voire apologétique.Ainsi, tout un courant d’inspiration catho-lique, désireux d’en finir avec le positi-visme républicain, proclame la faillite dela science, et fonde sur ses limites la légi-timité des doctrines métaphysiques et reli-gieuses. D’une façon générale, théoriesconventionnalistes ou relativistes de lascience, qui trouveront ultérieurementune forme d’expression radicale dans leconstructivisme, composent une nouvelleimage de la science. Il est à peine besoind’évoquer les interrogations soulevées parles catastrophes guerrières et génocidairesqui ont marqué l’histoire du XXe siècle,pour prendre la mesure de l’acuité desquestions et de l’ampleur des inquiétudesque soulève en permanence le progrès dessciences et des techniques, dont la pen-sée marxienne a suggéré la dépendancedialectique à l’égard du mouvement plusgénéral de l’histoire. n

    *Simone Mazauric est philosophe et histo-rienne des sciences. Elle est professeur àl’université de Lorraine.

    Le progrès se fondeanthropologiquement sur laspécificité de l’homme doté, à la différence de l’animal,

    de la capacité de se perfectionnersans cesse.

    “”

    en France, la pollution atmosphérique, essentiellement dueau transport (voiture et camion), provoque 30 000 mortsprématurés par an. Remplacer le parc actuel par des véhi-cules électriques serait un immense progrès sanitaire.Imaginons ce que serait la vie en Ile-de-France et dans desgrandes villes sans voiture à pétrole. D'autant plus que90  % des trajets journaliers font moins de 100  km, bien endeçà de l'autonomie des batteries actuelles… Bien sûr ils'agira aussi de développer les transports en commun(train, tramway, ter…), d’encourager des dispositifs comme

    la voiture partagée, de prévoir un recyclage total des véhi-cules (batterie, carrosserie…), la conversion industrielle dela filière, le réseau de bornes de recharge, avec de l'électri-cité produite proprement (sans CO2, sans rejets toxiques).Un ordre de grandeur: remplacer les 3/4 des veh́icules actuelscorrespondrait à une consommation supplémentaire équiva-lente à 20 % de la production eĺectrique actuelle nationale,c'est donc tout à fait envisageable de faire face à cettedemande nouvelle ! Et accessoirement cela fera économiser àla France 13  milliards d'euros d'importation de pétrole/an…

    Voiture électrique

    RdP-23_V13_Mise en page 1 23/12/12 03:19 Page9

  • LA REVUE DU PROJET - JANVIER 2013

    10

    Vive le progrès !LE DOSSIER

    1974 « Mais qui donc pille la nature, qui gaspille les matièrespremières, qui n’hésite pas à diminuer la qualité des produitspour accroître les profits, qui est indifférent aux conditions del’environnement, qui est responsable des guerres ? »

    « …Qui, sinon le capitalisme, sa logique, la loi qui lui estintrinsèque de l’accumulation du profit et du capital ? »...

    « Leprogles v

    « Enaspimbde cla d

    PAR YVON QUINIOU*

    L’idée de progrès, qui remonte à laphilosophie des Lumières, estincontestablement en train de vacil-ler aujourd’hui, face à un libéralismetriomphant qui tend à nous faire croireque la régression sociale serait la nou-velle loi implacable de l’histoire, impo-sée par les contraintes de l’économie. Etparallèlement, on veut nous faire admet-tre qu’il y a un progrès des sciences, destechniques et de la production devantlequel il faudrait s’incliner sans en inter-roger le prix humain et environnemen-tal. Ces deux propos montrent bien toutel’ambiguïté de cette idée, qu’il faut cla-rifier pour ne pas se laisser mystifier parle discours dominant et redonner sonsens véritable et toute son actualité àl’engagement progressiste.

    PROGRÈS QUANTITATIF ET QUALITATIFCe terme présente deux acceptions qu’ilfaut absolument distinguer. Il y a un pro-grès quantitatif, celui de la connaissance,de la technique et, plus largement, desproductions humaines, qui date de l’ori-gine de l’humanité. Il implique que l’onconserve ce qui a été acquis, sans quoion repart à zéro, et que l’on y ajoute denouvelles acquisitions, sans quoi l’onstagne. Il est incontestable, il paraîtdevoir être indéfini et son existencerelève d’un constat de fait, à la portée detous, mais qui ne nous dit rien sur savaleurpour l’homme. Cette question est

    au contraire au cœur du progrès quali-tatif : celui-ci consiste à juger une évo-lution quelconque à la lumière d’unevaleur que l’on a posée (ou supposée)préalablement, et à estimer que cetteévolution la réalise, que ce soit graduel-lement ou brusquement. On voit alorsque nous avons affaire à un authentiquejugem ent– non à un constat – qui peutvarier selon les valeurs auxquelles on seréfère. La maîtrise scientifico-techniquecroissante de la nature est bien un pro-grès pour qui y voit une forme de libertéconcrète pour l’homme, mais peut êtredénigrée pour celui qui valorise plutôtl’intégration à cette nature (c’est le casd’une certaine forme d’écologie passéistequi nous vient des États-Unis). D’uneautre manière, une transformation aussiconsidérable que la Révolution françaisesera jugée comme un progrès décisif parceux qui érigent la liberté et l’égalité detous en norme fondamentale et, aucontraire, considérée comme un proces-sus de décadence par ceux qui, à l’ins-tar de Nietzsche, font de l’inégalité deshommes à la fois une réalité naturelle etune valeur essentielle qu’il faut promou-voir et s’opposent à toute forme d’éga-lité et de démocratie.

    UN EXAMEN CRITIQUE DU PROGRÈSFONDÉ SUR LE SOUCI EXLUSIF DEL’HUMAINOn voit donc que si nous voulons don-ner un sens objectif et non arbitraire àl’idée d’un progrès historique, il faut défi-

    DEVONS-NOUS RENONCER À L’IDÉE DE PROGRÈS ?L’ambiguïté de l’idée de progrès nécessite une clarification pourredonner son sens véritable et toute son actualité à l’engagementprogressiste.

    nir des normes elles-mêmes objectivesà la lumière desquelles on pourra s’en-tendre sur sa réalité éventuelle. Ce nepeut être que des normes morales, àcondition de comprendre que la morales’applique aussi, sinon surtout, au champde la vie collective, donc aux rapportspolitiques et sociaux. Fondées surl’Universel, exigeant le respect d’autrui,refusant son instrumentalisation etdemandant son autonomie, elles onttrouvé leur première formulation poli-tique dans la Déclaration de 1789, et lesconquêtes du mouvement ouvrier,

    depuis, n’ont cessé d’en enrichir la tra-duction concrète dans de multiplesdomaines comme le travail, la santé, laculture, etc. Il est donc légitime de par-ler d’un progrès effectif de l’histoire, à lafois possible et réel, dès lors qu’on rap-pelle qu’il y a des valeurs universellesqu’une politique morale doittendre àréaliser concrètement et que c’est surleur base seulement que le jugement deprogrès peut être énoncé. N’est-ce pasce que veut dire, en profondeur, le motd’ordre « L’humain d’abord » ? Mais celasuppose que l’on rompe avec le cynismeambiant qui, refusant de pareillesvaleurs, s’incline devant les évolutions

    Face à la régression actuelle d’un monde en proie au

    chaos capitaliste, il est impératif derelancer l’idée de progrès, sauf à

    renoncer à améliorer la situationde l’humanité dans bien

    des domaines.

    “”

    MÉDIATOR 1974. ce médicament est commercialiséen France par les laboratoires Servier. Le scandale duMédiator, 500 à 2000 morts selon les estimations. La plupartdes experts sollicités par l'agence chargée d'évaluer lesmédicaments, travaillent pour des firmes pharmaceutiquesavec des conflits d’intérêt évidents. Cette agence ne disposeque de très peu de fonctionnaires complètement indépen-dants et travaillant à temps plein. Irène Frachon, pneumo-logue au CHU de Brest, fait éclater le scandale par sa pugna-cité et son courage, et conclut que c'est « l'absence de finan-cement public en matière d'évaluation de médicament et laplace trop importante laissée aux firmes pharmaceutiquesqui en sont la cause première ». 

    RdP-23_V13_Mise en page 1 22/12/12 16:23 Page10

  • JANVIER 2013 - LA REVUE DU PROJET

    1111

    èresse

    « Les campagnes contre la science, la croissance, leprogrès visent à justifier cette politique, tout en masquantles véritables causes de la crise de la société… ».

    « Enfin le problème de l’environnement au-delà de sesaspects idéologiques, est caractéristique de cetteimbrication nouvelle des questions, de cette globalisation etde cette planétarisation, qui appellent la fin du système dela domination d’une classe sur la société. »

    JOË METZGER, Pour la science

    historiques actuelles et refuse de les juger,oubliant qu’évoluer ce n’est pas néces-sairement progresser.À quoi s’ajoute une autre difficulté, cellequi tient à la complexité du processushistorique lui-même, qui interdit, detoute façon, de parler du progrès engénéral comme d’une réalité homogèneet, pour ceux qui l’admettent, inélucta-ble. La diversité de la vie sociale fait quece qu’on peut gagner sur un plan – l’ef-ficacité technique de la production –, on

    peut le perdre sur un autre plan – la souf-france au travail, par exemple. Ouencore : la croissance non contrôlée peutaggraver la crise écologique et la mon-dialisation de l’économie déposséder lespeuples de la maîtrise de leur devenir.

    Tout cela signifie que, face à la régres-sion actuelle d’un monde en proie auchaos capitaliste, il est impératif de relan-cer l’idée de progrès, sauf à renoncer àaméliorer la situation de l’humanité dans

    bien des domaines. Mais on ne peut lefaire qu’en réenracinant la politique dansdes valeurs universelles et, surtout, entoute lucidité, en se méfiant de l’idéetoute faite du progrès : celui-ci ne peutêtre que circonstancié, il n’est pas fatalet il doit être sans cesse soumis à un exa-men critique fondé sur le souci exclusifde l’humain. n

    *Yvon Quiniou est professeur agrégé et doc-teur en philosophie.

    AMIANTE 1976 : le CIRC, Centre international de recherchesur le cancer, classe l'amiante comme cancérigène avéré. Ce quiétait soupçonné depuis des dizaines d'années, étouffé par deslobbies privés, éclate au grand jour comme une vérité communé-ment admise dans les milieux scientifiques. Pourtant, il faudraattendre 1996 pour voir son interdiction en France. Entre temps,pendant 20 ans, le lobbying des entreprises de construction afonctionné à plein, en particulier avec la création d'un comitépermanent pour l'amiante (CPA) en 1982, véritable bras armé desproducteurs d’amiante, chargé de donner des avis sur ce sujet.« En clair on a confié la veille sanitaire au secteur privé » commel'a résumé un des avocats des victimes de l'amiante. On estimeque l'amiante aura provoqué près de 100 000 morts.

    PAR GILLES COHEN-TANNOUDJI*

    L e 4 juillet 2012, l’Orga nisation euro-péenne pour la physique des parti-cules (le CERN), annonçait, dans uneconférence mondialement retransmise,que deux expériences, menées chacunepar plus de trois mille chercheurs dumonde entier, avaient découvert dans lescollisions produites par le Grand colli-sionneur de protons du CERN (LHC) prèsde Genève, une nouvelle particule dontl’existence avait été prédite depuis prèsde cinquante ans. Cette particule le boson1

    BEH (pour Brout, Englert, Higgs, du nomdes théoriciens auteurs de cette prédic-tion) est la clé de voûte de ce que l’onappelle le modèle standard, la théorie deréférence de la physique des particules etdes interactions fondamentales, qui ense rapprochant de la cosmologie et de laphysique statistique, contribue à répon-dre à un besoin séculaire et universel de

    l’homme, celui, comme le dit HenriPoincaré, de « se raconter l’histoire del’univers et de reconstituer son évolutionpassée. »

    LE SUCCÈS DU CERNLe CERN a été créé au lendemain de laSeconde Guerre mondiale pour mener,dans le prolongement de l’aventurenucléaire, des recherches dans le domainede la recherche fondamentale en phy-sique des particules, avec comme tâchescelles de révéler les secrets de la nature,de rassembler par-delà les frontières, d’in-nover et de former de nouvelles généra-tions de travailleurs scientifiques.Le CERN doit son succès à l’atout essen-tiel d’un financement stable, garanti parun traité international. C’est ce qui lui apermis de mettre en œuvre une stratégieà long terme, exclusivement motivée parles besoins de la recherche fondamentale,en vue du progrès des connaissances.

    Pour répondre à ces besoins de manièreoptimale, cette stratégie vise toujours àconstruire du nouveau à partir de ce quiexiste déjà et à continuer à faire vivre cequi existe en y développant ce qu’il ad’unique (les anciennes machines ser-vent d’injecteurs aux nouvelles machinesmais sont aussi l’objet de développementsqui les maintiennent durablement àniveau).

    POURQUOI LE WEB EST-IL GRATUIT ?Parmi des très nombreuses retombéestechnologiques et socio-économiquesde ces recherches, il convient de men-tionner l’effet spectaculaire des innova-tions collaboratives auxquelles le CERNa recours pour faire travailler ensembledes milliers de scientifiques répartis dansle monde entier. Le WEB en est une pre-mière illustration. Sait-on que la pre-mière proposition de la toile d’araignéemondiale (le fameux W orld W ide W eb,

    AU SERVICE DU PROGRÈS DES CONNAISSANCES, UNE AVENTUREHUMAINE EXEMPLAIREL’exemple des succès du CERN, créé au lendemain de la seconde guerre, montre l’importance d’un pro-grès des connaissances, non soumis aux exigences de l’utilité immédiate.

    > SUITEPAGE 12

    RdP-23_V13_Mise en page 1 22/12/12 16:24 Page11

  • LA REVUE DU PROJET - JANVIER 2013

    12

    LE DOSSIER Vive le progrès !

    1981« Si la décision de considérer l’homme comme facteurécologique a d’aussi larges conséquences, c’est que le progrèsscientifique et technique a précisément donné à l’homme moyen unpouvoir extraordinaire par rapport aux autres êtres vivants et que laprise en conscience de ce pouvoir lui pose de nouveaux problèmes,ceux de la décision en face de phénomènes qui peuvent maintenantne plus échapper à notre contrôle ». « Ainsi le pouvoir se joue dessoucis écologiques. Selon les besoins du moment, il oscille del’optimisme technocratique au pessimisme irrationnel ».

    JEAN MARIE LEGAY, Qui a peur de la science ?

    1980 « Mais aujourd’hui quelque chose « coince ». Denombreuses personnes ont le sentiment que le progrèsscientifique et technique conduit à une aggravation deleur vie et comporte pour l’avenir des dangersconsidérables ». « En somme, le capitalisme ne conçoit ledéveloppement des sciences et des techniques qu’enrapport avec le profit. En constatant le gâchis et lesblocages que ce système engendre, en voyant son méprispour l’homme et la nature, nous touchons au fond de cequi va mal aujourd’hui ».

    GEORGES MARCHAIS, L’espoir au présent

    WWW) a été soumise au CERN par TimBerners-Lee en 1989, puis affinée par lui-même et Robert Caillau en 1990 ?L’immense mérite du CERN, dont les sta-tuts lui interdisaient de déposer un bre-vet, a été de rendre publics le concept etla réalisation du WEB, de sorte qu’au-cune compagnie ne puisse prendre debrevet sur le WEB. C’est la raison pourlaquelle le WEB est maintenant gratuitet contribue tant à l’essor de la sociétéde l’information.Dans le domaine du traitement des don-nées, le CERN a récemment mis enœuvre un nouveau paradigme. Au lieud’avoir un supercalculateur localisé auCERN et traitant toutes les données, onréalise ce supercalculateur en répartis-sant les données sur tous les ordinateursutilisés par les chercheurs qui, de par lemonde, travaillent sur les expériencesmenées au LHC. Ainsi un utilisateur enInde ou aux États-Unis ou en Europe a-t-il accès à la même puissance de calcul,

    la grille d’ordinateurs, et a accès à toutesles données sans qu’il ait besoin de savoiroù s’exécuteront les calculs qu’il a pro-grammés et où se trouvent les donnéesqu’il souhaite utiliser. C’est un systèmepuissant de traitement des données, opti-misé (l’achat des ressources est réparti),transparent et démocratique (tous leschercheurs sont à égalité de moyens). Cesystème qui marche donc très bien estutilisé maintenant par des chercheursd’autres disciplines. Pour les usages dusecteur privé qui demandent plus deconfidentialité et de sécurité, il a évoluéen ce qu’on appelle le cloud com puting(informatique en nuage). Dans ledomaine collaboratif, la contribution duCERN s’est étendue aux logiciels libres(comme le LINUX) à certains matérielslibres et aussi aux publications scienti-fiques.Ce qu’à mon avis prouve l’exemple dessuccès du CERN, c’est qu’à partir de laseule motivation du progrès partagé des

    connaissances, il est possible de formerdes équipes de jeunes au travail au seinde grandes collaborations internatio-nales, de mobiliser au service de l’inté-rêt général de vastes communautésscientifiques où chacun contribue selonses moyens et a accès à tout ce dont il abesoin pour être efficace.Compte tenu des nuages qui assombris-sent actuellement notre horizon, pen-sons-nous que nous pourrons faire l’éco-nomie d’un progrès soutenu desconnaissances, dans tous les domaines ?Pourquoi ce qui a été possible avec leCERN ne serait-il pas possible dans lesnombreux autres domaines où le pro-grès des connaissances, non soumis auxexigences de l’utilité immédiate, est plusque jamais nécessaire ? n

    *Gilles Cohen-Tannoudji est physicien. Il estchercheur émérite au laboratoire desrecherches sur les sciences de la matière(LARSIM).

    DÉVELOPPEMENT DURABLE AVEC OU SANS PROGRÈS ?Le développement durable, c’est-à-dire un projet de société plus équi-table, où chacun aurait du travail et vivrait en bonne harmonie avec lanature, ne peut se réaliser sans recherche scientifique et technique.

    PAR YVETTE VEYRET*

    L e développement durable se définitpar sa dimension économique, autre-ment dit la croissance associée à unemeilleure qualité de vie, par l’équitésociale et par un usage en « bon père defamille » de la planète et des ressourcesqu’elle fournit (air, eau, biodiversité, mine-rais, sources d’énergie, etc.). Autrementdit, le développement durable n’est pas,

    loin s’en faut comme beaucoup le pen-sent, la seule protection de la nature ou« l’écologie » c’est bien autre chose, unprojet de société plus équitable, où cha-cun aurait du travail et vivrait en bonneharmonie avec la nature. Une utopiecertes, mais une utopie constructive per-mettant de penser des liens complexesentre des éléments rarement associés,sociaux, économiques, écologiques.Cette utopie est-elle compatible avec le

    capitalisme ou non ? C’est déjà une pre-mière question face à laquelle les réponsesdivergent. Cette utopie implique-t-elle lerefus du progrès ? Implique-t-elle de vivrecomme dans le passé, au plus près de lanature, en considérant que ce mode devie constituerait un modèle parce que l’on« vivait mieux » alors, « sans stress », ausein de la « mère nature » ? Or, dans les siè-cles passés, le travail des champs qui mobi-lisait l’essentiel de la population y com-pris les enfants, était d’une dureté extrême,la nourriture produite localement man-quait parfois pour faire la soudure entredeux périodes de production, les calami-tés agricoles (printemps trop frais, trop

    SUITE DE LA PAGE 11 >

    RdP-23_V13_Mise en page 1 22/12/12 16:24 Page12

  • JANVIER 2013 - LA REVUE DU PROJET

    1313

    1983 « Bien sûr, il serait absurde d’envisager « le tout nucléaire »,non seulement pour des raisons de diversité, mais aussi pour desraisons de souplesse d’utilisation. Il n’en demeure pas moins quecette filière existe en France et qu’il serait dangereux de l’opposer àd’autres ressources énergétiques nationales ou de l’opposer auxrecherches en cours qu’il faut développer en tous les domaines,notamment ceux de la production industrielle d’hydrogène et de lafusion contrôlée ».

    RENÉ LE GUEN Les enjeux du progrès

    1989 « Un scientifique sur le bateau de l’austérité,voilà bien le radeau de l’antiscience ».« Pour la bourgeoisie nationale et internationale, il s’agitd’empêcher les travailleurs de s’approprier, dans leurintérêt et celui de la société, les acquis scientifiques ettechnologiques ».

    RENÉ LE GUEN Science en conscience

    humide, été trop sec…) pouvaient être àl’origine de disettes répétées, l’eau étaitde mauvaise qualité et entraînait des épi-démies récurrentes en été.

    L’ESPÉRANCE DE VIE, UN RÉVÉLATEUR Parallèlement au progrès scientifique ettechnique qui s’amorce dès le XVIIIe siè-cle, à l’époque des Lumières, l’espérancede vie de la population commence à aug-menter Au milieu du XVIIIe siècle, la moi-tié des enfants mouraient avant l’âge de10 ans et l’espérance de vie ne dépassaitpas 25 ans. Elle atteignait 30 ans à la findu siècle, et 37 ans en 1810 en partie grâceà la vaccination contre la variole. Lahausse s’est poursuivie à un rythme lentpendant le XIXe siècle, avec un recul pen-dant les guerres, elle atteint 45 ans en 1900.Au cours du XXe siècle, les progrès sontplus rapides, à l’exception des deuxguerres mondiales. Les décès d’enfantsdiminuent fortement : 15 % des enfantsnés en 1900 mouraient avant un an, 5 %de ceux nés en 1950 et 0,4 % (4,4 ‰) deceux nés en 2000 (rappelons que la mor-talité infantile est encore de 171 ‰ auBurkina Faso et de 316 pour mille en SierraLeone). La hausse de l’espérance de viese poursuit grâce aux progrès dans la luttecontre les maladies cardio-vasculaires etles cancers. En 2000, l’espérance de vieen France atteignait 79 ans. En 2008, elleétait de 81 ans. Or, rappelons encore qu’en1952 le démographe Jean Bourgeois-Pichat considérait qu’en ce qui concernel’espérance de vie moyenne, « 77 ans étaitune limite biologique infranchissable saufdécouverte scientifique extraordinairepermettant de retarder le processus devieillissement biologique de l’espècehumaine » (INED).Ces progrès sont dus à la science et à latechnique, à la vaccination, auxrecherches pastoriennes, aux antibio-

    tiques… mais aussi à une alimentationplus abondante et plus variée liée à uneagriculture plus productive et au déve-loppement des transports. Quels autrescritères que l’espérance de vie sont demeilleurs révélateurs des conditions devie, de l’accès aux soins, des progrès dela connaissance en matière d’hygiène,d’une alimentation de meilleure qualité,d’un environnement dont globalementla qualité a augmenté ? Cette générali-sation n’exclut pas des différences entreriches et pauvres, entre cadres supérieurset ouvriers… entre la ville et la campagne,c’est dans les villes et notamment dansles plus grandes, que l’espérance de vieen France est la plus longue.Le « c’était mieux avant » que l’on entendsi souvent, passéisme qui a pignon surrue aujourd’hui où tout doit être patri-monialisé, conservé… est un leurre. C’estévidemment le progrès en chimie, en

    médecine (les pastoriens), c’est la tech-nique (mécanisation…) qui ont conduità une meilleure qualité de vie. Peut-onenvisager de cesser toute recherche consi-dérant que l’espérance de vie est désor-mais suffisante, que la mortalité infan-tile a suffisamment baissé ? C’est oublierque de nouvelles maladies dites émer-gentes peuvent survenir, que nos socié-tés demandent sans cesse plus de sécu-rité, ce qui impose un recours continuaux progrès scientifique et technique. Larecherche scientifique est indispensable

    pour permettre un usage adapté des res-sources, pour réduire le gaspillage decelles-ci en pratiquant le recyclage et ceque l’on nomme « l’économie circulaire ».

    ÊTRE VIGILANT PAR RAPPORT À LA FACE « CACHÉE » DU PROGRÈSNéanmoins, science et techniques doi-vent faire l’objet de surveillance, y com-pris de la part du citoyen afin d’éviter quepour accroître leurs profits, les acteurséconomiques ne les utilisent mal. La nou-veauté désormais est que chaque aspectdu progrès doit être envisagé avec sa face« cachée » voire sa « face noire » ce qui n’aguère été le cas dans le passé. Nousdevons être vigilants sur la qualité desproduits utilisés, sur les modes de fabri-cation, sur les effets nocifs de certainesfabrications… Les pluies acides, l’amian -te, les pollutions par les nitrates, en ontfourni des exemples récents. Mais on saitde plus en plus grâce à la recherche maî-triser les effets négatifs de certaines pra-tiques (recherche sur une gestion de l’eaumoins gaspilleuse, irrigation au goutte-à-goutte, meilleure adaptation des végé-taux au stress hydrique, recherche desti-née à réduire les rejets polluants dansl’atmosphère, énergies renouvelablesremplaçant les énergies plus pol-luantes…). L’éducation doit pouvoir aussiexpliquer aux jeunes la nécessité demoins gaspiller, de recycler. Il reste évident, que seul le progrès scien-tifique et technique maîtrisé permettrade faire vivre 9 milliards d’humains surune planète dont les ressources ne sontpas inépuisables, grâce à des pratiqueséconomes, à l’invention de nouveauxproduits, aux échanges. n

    *Yvette Veyret est géographe. Elle est profes-seur émérite à l’université de Paris X-Nanterre.

    La recherche scientifiqueest indispensable pour permettreun usage adapté des ressources,

    pour réduire le gaspillage de celles-ci en pratiquant

    le recyclage.

    “”

    RdP-23_V13_Mise en page 1 22/12/12 16:24 Page13

  • LA REVUE DU PROJET - JANVIER 2013

    LE DOSSIER

    14

    Vive le progrès !

    Karl Marx (1818-1883), extraits du Discours pour l’anniversaire du People’s Paper, 1856.A notre époque, chaque chose semble grosse de son pro-pre contraire. Nous voyons des machines, qui possèdentla force merveilleuse de réduire et de rendre plus fécondle travail humain, en faire une chose rabougrie qu’ellesconsument jusqu’à épuisement. Par un étrange maléfice,les sources nouvelles de richesse se transforment enautant de sources de misère. On dirait que les conquêtesde la science doivent être payées au renoncement à toutce qui a du caractère. à mesure que l’humanité devientmaîtresse de la nature, l’être humain semble deveniresclave de l’autre être humain, ou de son propre abaisse-ment. Même la pure lumière de la science ne peut appa-remment briller que sur le sombre fond de l’ignorance.Toutes nos découvertes et tous nos progrès aboutissent àparer les forces matérielles d’une vie spirituelle et à rava-ler la vie humaine au niveau d’une force matérielle. Cetantagonisme de l’industrie et de la science moderne face

    à la misère et à la décadence modernes, cet antagonismeentre les forces productives et les rapports sociaux denotre époque est un fait tangible, péremptoire et incon-testable. Certains partis peuvent s’en lamenter, et d’au-tres rêver qu’en nous délivrant des modernes progrès destechniques nous nous délivrerions des conflits modernes.Il leur est loisible de s’imaginer qu’un aussi spectaculaireprogrès de l’industrie ne peut parvenir à son accomplisse-ment sans s’accompagner d’une régression aussi specta-culaire en politique. Pour notre part, nous ne pouvonsnous méprendre sur la figure de cet esprit malin sanscesse à l’œuvre dans toutes ces contradictions. Noussavons que les forces nouvelles de la société, pour se met-tre à agir dans un bon sens, ont besoin d’une seule chose  :que des hommes nouveaux s’en rendent maîtres - et ceshommes sont la classe laborieuse.

    PAR SYLVESTRE HUET*

    L’ ambivalence du progrès techniquene fait plus débat. Désormais,même dans les écoles d’ingénieurs,la chose est dite : les techno-sciences quibouleversent les sociétés par leur puis-sance productive et transformatricemêlent des conséquences positives etnégatives. Ce constat repose sur des« dégâts du progrès » souvent réduits à

    leurs conséquences environnementales,alors que d’autres effets – sur la viesociale, la hiérarchie des valeurs, la com-munication entre individus, l’accéléra-tion des mutations culturelles – pour-raient également être invoqués. La piredes attitudes serait de sous-estimer l’am-pleur de cette ambivalence.

    ► L’agriculture mécanisée, chimisée,reposant sur des variétés peu nom-breuses et sélectionnées à outrance, per-met à quelque % des actifs de nourrir,voire surnourrir, les pays industrialisés.Mais elle repose sur l’usage massif descombustibles fossiles (gaz pour lesintrants, pétrole pour les machines) etdonc participe à un changement clima-tique redouté. L’extension rapide de cette

    agriculture au reste du monde permet-trait certes d’augmenter les quantités denourriture disponibles, mais au prix d’unexode rural ravageur. Et déboucheraencore plus vite sur le changement cli-matique et la pénurie de combustiblesfossiles.► Le progrès technique permet une élé-vation considérable de la productivitépar travailleur, mais avec l’incapacité dusystème sociopolitique à transformer cegain en temps libre et en activités socialeset culturelles, cette amélioration se tra-duit en chômage massif dans les paysindustrialisés, accentué par la délocali-sation des productions dans les pays oùla main-d’œuvre est moins chère.►Les technologies offrent une puissancesans précédent d’action sur la nature,capable d’influencer les grands cyclesnaturels biogéochimiques. La concen-tration de puissance dans les centrales

    LE PROGRÈS, SES DÉGÂTS, SES PROMESSESExpertise scientifique et débatpolitique sont indispensablespour maîtriser les consé-quences d’un usage normal desnouvelles technologies.

    Nous avons bénéficié d'une véritable révolution techniqueagricole pour sortir de la  pénurie alimentaire à l'issue de laSeconde Guerre mondiale, portée par l'utilisation desintrants chimiques, de nouvelles espèces et de la motorisa-tion, soutenue par une politique publique volontariste…Toutefois, des critiques justifiées apparaissent sous l'anglede la qualité des produits et de l'exigence croissante de

    sécurité et de responsabilité de l'autorité publique. Ces phé-nomènes prennent place dans un contexte de déréglemen-tation libérale à la faveur des acteurs du marché. Le résultatest sous nos yeux : ici, comme ailleurs, nous sommes triste-ment loin de la sécurité alimentaire pour l'être humain, enquantité comme en qualité.

    Malbouffe ici, émeutes de la faim là-bas...

    RdP-23_V13_Mise en page 1 22/12/12 16:24 Page14

  • JANVIER 2013 - LA REVUE DU PROJET

    1515

    1993« L’éthique propre de la science, celle de la saine pratique scientifique secombine désormais de plus en plus à celle de la responsabilité de l’homme de scienceà l’égard de la société dans son ensemble ».

    « Il faut de plus en plus de science dans de multiples domaines de la connaissance, àcommencer par celui des sciences de l’homme et de la société… Il en va sans doute de même des problèmes de l’écologie globale du système terre qui implique à la fois, en interaction forte, les courants de circulations physique del’atmosphère et de l’océan, et les courants de circulation économique de la productionindustrielle et agricole ».

    JACQUES BONITZER, Les chemins de la science

    nucléaires ou les grands barrages hydrau-liques (Trois Gorges en Chine) signifieipso facto la formation d’un risque demême niveau, par la perte de contrôlepossible de cette puissance – la rupturedu barrage ou l’accident nucléaire déga-geant d’énormes quantités de radioac-tivité.

    La question centrale devient donc la maî-trise de ces risques nouveaux qui ne selimitent pas aux « accidents » mais doi-vent intégrer les conséquences d’unusage normal de ces technologies.

    ON VEUT TOUT CE QUI EST BIEN ET ÉVITERTOUT CE QUI EST MALComment aller au-delà de ce constat etproposer des politiques publiques per-mettant de réaliser ce vœu pieux desconférences de citoyens sur les nano-technologies : « on veut tout ce qui estbien et éviter tout ce qui est mal » ? C’estl’une des difficultés principales du campdu progrès. Croire qu’il est possible dela contourner débouche sur desimpasses. Comme lorsque le Parti degauche prétend qu’il est possible, en cinqans, de remplacer des centralesnucléaires par 10 000 MW de centralesgéothermiques alors que cette techno-logie n’a pas la maturité nécessaire. Voicideux pistes de réflexion et d’action.

    ► Aider la société à réfléchir à « com-ment voulons-nous vivre ? » Les modesde consommation et de vie des pays

    industrialisés sont façonnés depuis undemi-siècle par un déluge de publicitésvisant à y enfermer les populations. Iln’est pas inutile de souligner son origine,aux États-Unis : à la fin de la SecondeGuerre mondiale, il répond à la question« comment poursuivre la croissancedynamisée par la guerre ». Réponse : enfaisant de la consommation à outrancede biens matériels le but de la vie, etmême un « devoir patriotique ».L’obsolescence programmée des objets,dont l’exemple des téléphones portablesdonne le tournis, fait partie de cette« rotation accélérée du capital » à la basedu profit. La difficulté de cette action,outre celle de soulever la chape de sou-mission forgée par cinquante ans dematraquage idéologique, consiste à sépa-rer les « besoins », au sens marxien duterme, des consommations forcées. Ladiminution radicale des inégalités depatrimoines et de revenus, outre l’impé-ratif écologique qu’elle constitue, contri-buera fortement à éclairer ce débat.

    ► Donner toute sa place à l’expertisescientifique collective dans la mise auclair des avantages et des risques destechnologies et dans la gestion de cesderniers. Le mouvement d’externalisa-tion de l’exécutif d’État de l’expertise desrisques, dans des agences consultativesou dotées de pouvoirs d’action (Agencede sécurité sanitaire de l’alimentation,de l’environnement et du travail ouAutorité de sûreté nucléaire par exem-ple), le montre : nous devons mobiliserles connaissances et la démarche scien-tifiques pour prendre les meilleures déci-sions possibles. Cela suppose d’abord lareconnaissance de la valeur de la sciencedans la constitution des dossiers. Unescience qui doit pouvoir compter sur lacompétence et l’indépendance d’une

    recherche publique, vivier de l’expertise.Et que les responsables politiques doi-vent renoncer à instrumentaliser, commeon l’a vu avec l’affaire Séralini. L’organisation de cette expertise, selondes règles de transparence dans le choixdes experts, d’acceptation des avis mino-ritaires et d’un dialogue argumenté entreexperts, relève des pouvoirs publics, quidoivent ensuite tout à la fois respecterl’indépendance de la structure mise enplace et vérifier que les règles sont sui-vies. Ensuite, cette expertise scientifiquedoit servir de socle au débat politique etsocial, qui fait intervenir des considéra-tions économiques, sociales, sociétales,voire morales, avant la prise de décisions.Les partis politiques, et notammentlorsqu’ils sont au pouvoir, ont une res-ponsabilité majeure à cet égard, et leursdirigeants doivent compenser leursméconnaissances nécessaires enmatières techniques ou scientifiques parleur respect des relations entre expertisescientifique et débat politique. n

    *Sylvestre Huet est journaliste. Il est spécia-lisé dans les sujets scientifiques.

    Une science qui doit pouvoir compter sur la compétence

    et l'indépendance d'une recherche publique, vivier

    de l'expertise. “

    RdP-23_V13_Mise en page 1 22/12/12 16:24 Page15

  • LA REVUE DU PROJET - JANVIER 2013

    16

    LE DOSSIER Vive le progrès !

    1993 « La recherche est porteuse d’universel, de savoirs,d’émancipations ; elle a un contenu progressiste potentielmais, en même temps, les conditions dans lesquelles elle sedéveloppe, la place qui lui est faite dans nos sociétés, l’usagedes résultats qu’elle produit, peuvent la conduire à êtreporteuse d’inégalités et de dominations ».

    « … Dans une période où les finalités que se fixe la société, laconception et le contenu du progrès sont eux-mêmes enquestion »... On peut répondre à ces interrogations « dans unedémarche progressiste, on peut refuser ce cadre étroit,utilitariste dans le court terme, fondé exclusivement sur descritères financiers ou de profit tel que voudrait l’imposer lecapitalisme ».

    « La recherche et les enjeux contemporains », Cahiers du Communisme

    MARX… UN PROGRÈS ?Les contradictions des mouvements dits progressistes n’ont rien àvoir avec les positions caricaturales en vogue.

    PAR JEAN-NUMA DUCANGE*

    L’ idée de progrès est fréquemmentassociée à la gauche. « Progrèssocial »... Dans le même temps celien a été à l’origine de nombreuses cri-tiques au cours du « siècle des extrêmes » :une confiance aveugle dans le progrèsserait à l’origine – ou n’aurait pas permisde prévenir – les crimes de masses « méca-nisés » et « rationalisés ». Quant auxrécents débats autour des études postco-loniales, ils ont ranimé le débat autourd’un constat très répandu : la « missioncivilisatrice » chère au colonialisme seserait drapée des oripeaux du progrès poli-tique, économique voire social pour s’im-poser. Les Lumières ayant été mobilisées

    par les colons, les voilà bannies pour cer-tains de la gauche respectable. Voilàquelques topoï à partir desquels sont rédi-gés nombre d’ouvrages aujourd’hui, à telpoint que certains ne cherchent mêmeplus à argumenter pour ou contre, maisles prennent pour des faits indiscutables.Il y aurait beaucoup à dire sur le passaged’un rationalisme un peu naïf et une exal-tation en bloc des Lumières à leur critiqueunilatérale : une fine histoire intellectuellepermettrait d’en comprendre les tenantset les aboutissants mais relevons simple-ment ici que ces approches minimisenttoujours les contradictions qui animentles courants intellectuels, courammentassociés au « progrès », nés aux XVIIIe etXIXe siècles.

    LE PROGRÈS ET LA COLONISATIONLe marxisme constitue à cet égard un bonexemple de caricature, à tel point que les« retours à Marx », s’ils peuvent paraîtreparfois dépolitisant (Marx comme auteurintéressant sur le fonctionnement ducapitalisme mais désastreux sur un planpolitique), ont quelque chose de saindans la confusion ambiante : revenir auxtextes et à leur contexte, pour compren-dre les filiations et héritages. Les exem-ples sont innombrables mais parmi lesauteurs les plus incontestés sur la cri-tique du colonialisme faite au nom desLumières, il faut relever Edouard Saïd etson ouvrage sur l’orientalisme. La placemanque ici pour discuter toutes les thèsesavancées par Saïd. Relevons simplementque sa lecture de Marx a contribué à fairede lui un théoricien peu sensible aux pro-blèmes coloniaux, voire colonialiste, s’ins-crivant dans un cadre de pensée vantantles mérites du « progrès » capitaliste parrapport aux féodalités. Qu’il y ait cettetendance dans nombre de textes de Marxet chez les marxistes ultérieurs, personnene peut le nier ; il ne serait pas au pas-sage inutile de s’intéresser également àl’exaltation acritique des traditions indi-gènes… Mais le débat n’est pas là. Saïdcomme beaucoup d’autres passe à côtéd’un changement de paradigme dans ladernière partie de l’existence de Marx,quand celui-ci s’intéresse de près à l’évo-lution des peuples non-européens et optepour une lecture multilinéaire de l’his-toire. Nombre de ces textes sont certesfragmentaires et ont longtemps étépresque indisponibles : néanmoins, dès1857 et la révolte des Cipayes en Inde,Marx avait montré publiquement dansun article sa sensibilité anticoloniale,certes moins développée (mais qui l’étaità l’époque ?) au regard de son intérêt parrapport à la politique française.

    RdP-23_V13_Mise en page 1 22/12/12 16:24 Page16

  • JANVIER 2013 - LA REVUE DU PROJET

    1717

    MARX ET LES MOUVEMENTSANTICOLONIALISTESAu demeurant, nul besoin d’être un éru-dit pour savoir combien la lecture deMarx, même de ses écrits les plus « euro-péens », a été un des points d’entrée desmouvements anticoloniaux. Quant auxLumières et la tradition de 1789, quiavaient été tant mobilisées par l’expan-sion coloniale de la Troisième République,elles ont aussi continué à jouir d’un cer-tain respect. Dans un reportage sur Cuba,peu après la prise de pouvoir par les par-tisans de Castro, Claude Julien constatedans Le M ondeen 1960 que le modèlerévolutionnaire français n’a pas perdutout son crédit, malgré l’Algérie : « s’ilséprouvent un sentiment de solidarité àl’égard de la rébellion algérienne, leur

    admiration pour une certaine image dela France n’en reste pas moins vive. […]Les Cubains – et Fidel Castro lui-même– ne peuvent pas parler de leur révolu-tion sans évoquer 1789 et une image idyl-lique de la tradition française ». À tort ouà raison, c’est une autre question : lesoppositions ne sont pas aussi caricatu-rales et on gagnerait à comprendre cettecomplexité plutôt que de mettre en scènedes faces à faces post-m ortem dissolvanttoute histoire sérieuse de la période ! Il ya hélas encore du chemin à faire : EstherBenbassa, dans un numéro hors-série dela revue M ouvem entsde septembre 2011introduisait un dossier de la façon sui-vante : « La France n’a jamais cessé d’êtrenationaliste, d’un nationalisme lié direc-tement à l’essence même du jacobinisme

    qui, s’il se présente sous le label d’un uni-versalisme, entend assurer la domina-tion d’une couleur, d’une religion et d’ungenre, un universalisme donc blanc,masculin et catholique. »Jacobinisme = colonialisme… Il est certestemps d’abandonner une vision pure-ment enchantée du « progrès » politique ;symétriquement restituer toutes lescontradictions des mouvements dits« progressistes » évitera à l’avenir d’écriredes inepties sur des courants politiquesqui ont servi de point de référence auxmobilisations populaires et émancipa-trices dans le monde entier. n

    * Jean-Numa Ducange est historien. Il estmaître de conférences à l’université deRouen.

    2002« L’idée « postmoderne » que toutest moralement permis, que tout est liciteet surtout que toute opinion en vaut uneautre permet également la diffusion et ledéveloppement de cet irrationnel etcontamine même la science »« À tous les échelons, la société estgangrenée par l’obscurantisme et lesconséquences peuvent en être graves ».

    GEORGES CHARPAK, HENRI BROCH,Devenez sorciers, devenez savants

    2004 « Ce n’est que situ cherches à voirl’invisible que le visiblepeut s’éclairer ».

    GEORGES CHARPAK, ROLAND OMNES,

    Soyez savant, devenez prophète

    2007« Le scientisme a nourri soncontraire, la puissante idéologieantiscience qui lui fait face. L’images’étant en effet imposée d’une sciencedénuée de pensée, l’extension dupouvoir social et cette prétendue « nonpensée » s’est trouvée dénoncéecomme une dévastation de la penséeaboutissant à un asservissement sansprécédent des esprits ».

    DOMINIQUE LECOURT, Contre la peur

    LE CAPITALISME MET EN CAUSE L’IDÉE DE PROGRÈSÊtre oublieux du monde naturelen détournant notre aptitude àtransformer notre environnementdans le but de nourrir la financeet quelques privilégiés est unevoie sans issue qui ne mène qu’àdes catastrophes écologiques.

    PAR ROLAND CHARLIONET, LUC FOULQUIER*

    L’évolution des espèces a donné à lafamille des hominidés puis en par-ticulier aux hom o sapiensla possi-bilité d’agir de plus en plus efficacementsur leur environnement, d’affiner leurspensées et de communiquer de manière

    de plus en plus précise avec leurs congé-nères. Le propre de l’activité humaineest qu’elle s’accomplit par l’intermédiairede deux médiateurs, l’outilpour les rap-ports êtres humains/nature et le signepour les rapports avec les autres et avecsoi-même. En outre l’activité humainese caractérise par son déploiement dansun temps long : l’anticipation, le projet,la mise en œuvre attentive, l’analyse desrésultats. Ces facultés ont permis auxêtres humains de franchir un saut qua-litatif original dans le règne animal : lacapacité de développer à l’extérieur deleur organisme individuel un monded’objets matériels et spirituels, vérita-bles concentrés d’activités potentielles.Avec ce développement, ils acquièrentla possibilité de s’émanciper peu à peude leur déterminisme biologique et de

    transformer leurs capacités physiqueset psychiques.

    LE PIRE ET LE MEILLEURDepuis l’hom o sapiens, chaque généra-tion a apporté sa contribution au grandchantier de l’humanité. Ce que noussommes devenus et ce dont nous pou-vons profiter actuellement, nous ledevons à nos prédécesseurs et noscontemporains qui ont contribué à édi-fier l’histoire de l’humanité. Songeons àtous les objets aussi bien matériels quespirituels qui constituent le m onde del’être hum ain : les outils dont nous nousservons, les expressions langagières quenous prononçons, les voies et les moyensde communication que nous emprun-tons, les infrastructures dont nous béné-ficions, les lieux que nous habitons, les > SUITE

    PAGE 18

    RdP-23_V13_Mise en page 1 22/12/12 16:24 Page17

  • LA REVUE DU PROJET - JANVIER 2013

    18

    LE DOSSIER Vive le progrès !livres que nous lisons, les musiques quinous enchantent, les concepts philoso-phiques qui fondent notre raisonnement,les organisations sociales qui nousentourent, les institutions qui partici-pent à la gestion publique, les paysagesruraux et urbains que nous façonnons,les savoirs et savoir-faire que nous pou-vons nous approprier… Ils ont été pen-sés, imaginés, projetés, conçus, créés,construits, modifiés, recomposés, affi-nés, structurés, testés, parachevés, trans-mis, dispensés… par nos prédécesseurset nos contemporains. Si la nature a pro-duit hom o sapiens, c’est l’humanité quia produit l’Homme d’aujourd’hui, quireste en perpétuel devenir. Nous devons« assumer pleinement la responsabilitéde prolonger l’hominisation biologiqued’avant hom o sapienspuis sociale jusqu’àaujourd’hui en une humanisation futurede plus en plus civilisée, pleinement por-teuse de sens pour l’ensemble deshumains »(Lucien Sève) et respectueusedans ses liens à la nature. Lorsque ledéveloppement du monde de l’êtrehumain est ainsi enchâssé dans un pro-jet civilisationnel, l’idée de progrèsdevient véritablement la ligne d’horizonqui encadre toutes les activités humaines.Mais nous ne pouvons que constater lanon-linéarité de l’histoire réelle de notremonde. Elle est pleine de ratés et mêmede reculs considérables parfois. Le pirey cotoie souvent le meilleur.

    Nous sommes porteurs de deux en-com-muns fondamentaux, le m onde naturelet le m onde de l’être hum ain. Marx n’ajamais cessé de penser ensemblel’Homme et la nature et a vigoureuse-ment dénoncé la rupture engendrée parle capitalisme de « l’interaction métabo-lique » entre la nature et les sociétéshumaines. Gommer cette unité dialec-

    phase qui s’ébauche ainsi sous nos yeuxpose l’alternative suivante : - ou bien l’émancipation humaine, dansle respect des biens communs de l’huma-nité (le climat, l’air, l’eau, les forêts, les sols,les zones humides, les océans, la biodi-versité, l’énergie… mais aussi, les réseauxinformationnels, la culture…) et dans lavigilance soutenue exercée à l’égard del’évolution des équilibres naturels, devientle but absolu de toutes les productionsque nous engageons. Alors un monde oùil fait bon vivre peut émerger ;- ou bien c’est le productivisme qui l’em-porte et nos sociétés se dirigent vers leurdéshumanisation progressive, la désta-bilisation non maîtrisée et la dégrada-tion des écosystèmes, la marchandisa-tion de l’être humain et de tout ce quil’entoure, c’est-à-dire l’aliénation la plustotale et la fin de l’idée de progrès.Il n’y a aucun automatisme, ni dans unsens ni dans l’autre. Le progrès n’est pasun don du ciel, c’est un combat. n

    *Roland Charlionet est chercheur àl’INSERM.Luc Foulquier est ingénieur, chercheur enécologie à l’IRSN.

    tique et minimiser le m onde de l’êtrehum ain en espérant retrouver ainsi lesvestiges d’un éden primordial, est unedérive profonde qui a conduit à desdrames majeurs. Être oublieux du m ondenaturelen détournant par exemple notreaptitude à transformer notre environne-ment dans le but de nourrir la finance etquelques privilégiés est une voie sansissue qui ne mène qu’à des catastrophesécologiques.

    Le développement actuel des connais-sances et des savoir-faire est véritable-ment inouï. Mais le monde, dans l’orga-nisation capitaliste de la société, sefragilise considérablement et nous vivonsla plus historique des crises de sens, signemanifeste que, d’une façon ou d’uneautre, nous nous trouvons à l’orée d’unenouvelle civilisation. « Il n’est pas dequestion plus importante à poseraujourd’hui que celle des buts des acti-vités humaines : quelle humanité vou-lons-nous être, quel vivre-ensemblesocial voulons-nous édifier, vers quelshorizons historiques voulons-nous nousdiriger ? » (Lucien Sève) La nouvel