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ÉCRIVAINS

La série Écrivains est parallèle à la collection Ecriture. Comme elle, elle voudrait être un lieu où se rencon- trent et se confrontent des critiques dont les méthodes peuvent être très diverses. Tandis que chaque volume d'Ecriture aborde un problème théo- rique illustré par l'analyse de textes émanant de créateurs différents par leur époque et leur tempérament, cha- que essai de cette seconde collection est essentiellement centré sur un écri- vain dont il entend éclairer des aspects nouveaux, dans des perspectives elles- mêmes neuves.

A PARAITRE :

Claudie HUSSON Alain-Fournier et la naissance du récit

Nicole MOZET

Balzac au pluriel

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J E A N COCTEAU

OU

D E LA C L A U D I C A T I O N C O N S I D É R É E

COMME L ' U N DES BEAUX-ARTS

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É C R I V A I N S

C O L L E C T I O N D I R I G É E PAR

B É A T R I C E D I D I E R

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JEAN COCTEAU

ou De la claudication considérée

comme l'un des beaux-arts

Clément Borgal

Presses Universitaires de France

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Pour être juste, c'est-à- dire pour avoir sa raison d'être, la critique doit être par- tiale, passionnée, politique, c'est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d'horizons.

BAUDELAIRE, Salon de 1846.

Ce qui m'a déterminé à écrire ce livre... c'est que je l'adresse aux personnes de plus en plus rares qui lisent au lieu de se lire, et qui mettent à l'étude la termino- logie d'un auteur.

COCTEAU, Journal d'un inconnu.

ISBN 2 13 0 4 2 5 9 0 9

ISSN 0 7 5 7 8 5 4 7

D é p ô t l é g a l - I é d i t i o n : 1989, d é c e m b r e

© P r e s s e s U n i v e r s i t a i r e s d e F r a n c e , 1989 108 , b o u l e v a r d S a i n t - G e r m a i n , 7 5 0 0 6 P a r i s

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I

D'une obsession

En 1949, dans son numéro du mois de décembre, la revue Plaisir de France publiait un article de Jean Cocteau intitulé « Les anges », et au centre duquel très exactement — sixième sur douze — on pouvait lire le paragraphe suivant :

Il était normal qu'ils [les anges, bien entendu] séduisent les poètes et, dans la réponse à ma lettre, Maritain déclare que j'en faisais une effrayante consommation. Il est vrai que leur per- sonne s'adapte à merveille au chien et loup dans lequel je vis. On ne saurait mieux définir l'acharnement avec quoi je m'ac- croche par le détail à une terre qui ne m'inspire aucune confiance. J'y marche un pied sur le sol, un pied dans le vide. Et cette boiterie me confirme dans la certitude que les anges boitent, c'est-à-dire boitillent ou, si vous préférez, marchent avec maladresse aussitôt qu'ils ne volent plus. Cette boiterie, ou boitaillerie, ou maladresse, symbolise fort bien la maladresse, ou boitaillerie, ou boiterie dont les vrais poèmes brisent exprès leur rythme. Maladresse feinte, boiterie savante, signe des grands poètes et sans lesquelles il n'existe que platitude.

Quinze mois plus tard, au début de l'année 19 51, Coc- teau acceptait de dialoguer avec André Fraigneau devant un micro radiophonique ; et au cours de leur septième entretien, après avoir lu la Jeune fille endormie, extraite de son recueil Opéra, il ajoutait, pour tout commentaire :

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Vous voyez que dans ce poème il y a rime et pas rime; il y a une boiterie, la poésie boite. Et c'est à la manière dont un poème marche qu'on reconnaît la démarche du poè te

Si l'on en croit Baudelaire, la méthode la plus simple, en même temps que la plus efficace, pour percer le secret d'un écrivain consiste à relever les mots qui reviennent le plus souvent sous sa plume. Appliquons cette méthode à Jean Cocteau. Nous nous apercevrons très vite, que, s'il fait une grande consommation du mot ange, comme le lui reprochait Jacques Maritain, il en fait une presque aussi boulimique du verbe boiter, du terme de boiterie — qu'il préfère curieusement en général à celui de claudication, bien que le dictionnaire indique qu'il s'emploie surtout pour un animal — du mot plus familier encore de boitaillerie, que le dictionnaire ignore, et de quantité d'expressions se référant à la même infirmité.

Certes, Cocteau aimait à se répéter. Lorsqu'il avait mis au point une formule, il l'exploitait au maximum. Certaines phrases se retrouvent identiques dans plusieurs de ses œuvres. Il serait donc aussi ridicule, aussi trompeur que monotone, de se livrer à un inventaire systématique. Ces redites délibérément écartées, la récurrence des mots ci- dessus mentionnés n'en apparaît pas moins par son foison- nement comme le symptôme d'une véritable obsession.

Obsession visuelle, d'abord. Même s'il représente un simple détail au sein d'un ensemble relativement impor- tant, le premier être vivant atteint de claudication, animal aussi bien que personnage humain — nous reparlerons des anges plus tard — capte infailliblement son regard et se retrouve finalement épinglé dans l'œuvre, pareil à ces papil- lons que chasse un enfant avec l'obstination d'un collec- tionneur.

Expérience de guerre, spectacles épiques d'abomination

I. Entretiens avec André Fraigneau, Paris, Bibliothèque 10/18, 1965, p. 73. (Précisons dès maintenant que pour chacune des œuvres l'édition utilisée ne sera mentionnée qu'à l'occasion de la première citation qui lui sera empruntée.)

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et de désolation. Au milieu de ces Géorgiques funèbres, véri- tables visions d'enfer ou d'apocalypse, une notation dans le Cap de Bonne-Espérance : « Ce cheval boite dans ses tripes » — reprise quelques années plus tard dans Thomas l'Imposteur : « Elle avait vu un cheval tourner l'angle d'une rue en boitant dans ses tripes. »

Instantanés de voyage. En 1936, Cocteau publie la rela- tion de son « Tour du monde en quatre-vingts jours ». Quelques grandes figures se détachent : celle de Victor Sassoon, « personnage considérable... qui manœuvre la Chine comme une Rolls-Royce », mais dont une caractéris- tique le frappe d'abord : « Il boite par suite d'une blessure de guerre. » Dix-sept ans plus tard, lorsqu'il écrira son Journal, cette vision du personnage ne se sera pas effacée. « Il boite », répétera-t-il évoquant son souvenir. « On l ' e n t e n d a i t b o i t e r d e m a c a b i n e . »

Au cours du même voyage, passant par le Japon : « A Kobé, le premier spectacle qui me frappe, c'est une petite fille du peuple jouant à la marelle. » (Dans le poème qui le célèbre, l'Ange Heurtebise, lui aussi « boite marelle ».) « Cette petite fille de cinq ans, ajoute Cocteau, dessine à la craie sur le trottoir le cercle idéal avec lequel Hokusaï signait ses missives. Après avoir bouclé ce chef-d'œuvre, e l l e s ' é l o i g n e à c l o c h e - p i e d e n t i r a n t l a l a n g u e . »

Un autre jour, au moment où la voiture des voyageurs démarre, « la lucarne d'arrière encadre une scène effrayante» : une geisha, « la bouche ouverte en forme de cri », essaie de les suivre à la course, « les mains en avant, prise dans les p l i s d e s o n k i m o n o , b o i t a n t s u r s e s s o c q u e s »

Obsession du souvenir, ensuite. Bien avant le tour du monde en quatre-vingts jours, bien avant la première guerre mondiale, l'enfant a été frappé par la vision de per-

2. Poésie 1916-1923, P a r i s , G a l l i m a r d , 1925, p . 65.

3. Op. ci t . , P a r i s , E d . F o l i o , p . 56.

4 . M o n p r e m i e r voyage, P a r i s , G a l l i m a r d , 1 9 3 6 , p . 187. 5. L e Passé défini, t . I I , P a r i s , G a l l i m a r d , 1985 , p . 140. 6. Op. ci t . , p . 156.

7. Op. ci t . , p . 163.

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sonnages claudiquant. Qui dira dans quelle mesure cette vision n'a point marqué sa sensibilité d'une empreinte indélébile ?

Premier souvenir, évoqué dans Le Coq et /'Arlequin, à propos de la représentation des Biches de Francis Poulenc : « Je me rappelle ma solitude, à douze ans, au Palais de Glace. J'y mesurais la distance me séparant des grandes cocottes. Elles boitaient à l'ombre du pourtour chaud. » Boiterie féminine.

Second souvenir : celui de Dargelos, ou plus exactement en rapport avec Dargelos, au cours du célèbre épisode de la cité Monthiers. Cocteau le raconte pour la première fois en 1929, au début des Enfants terribles. Une bataille de boules de neige s'est engagée, qui prend des allures d'un drame. Soutenu par deux camarades, l'un des premiers blessés est ramené à la cité sous le porche. « Un mouchoir autour du genou » il « sautait à cloche-pied », nous dit le narrateur, « en s'accrochant aux épaules ».

A-t-on vu Dargelos ? Comment savoir ? Sa culpabilité ne se révélera que plus tard. Dans l'immédiat, l'attention se concentre sur celui qui a posé la question : une figure pâle, des yeux tristes. « Ce devaient être des yeux d'in- firme; il claudiquait et la pèlerine qui lui tombait à mi- jambe paraissait cacher une bosse, une protubérance, quelque extraordinaire déformation. » Boiterie masculine.

L'année suivante, Cocteau tourne son premier film, Le Sang d'un poète. Son troisième épisode, annoncé par la voix de l'auteur, s'intitule très exactement « La bataille des boules de neige ». Même décor, mêmes péripéties que dans le roman. Et le texte du scénario précise : « En bas du perron, deux collégiens soutiennent un camarade. Il se mord les lèvres et claque des doigts. Il boite. »

S'agit-il bien là d'un souvenir authentique ? Un texte devrait nous apporter la réponse à cette question : celui

8. Le Rappel à l'ordre, Paris, Stock. 1948, p. 65. 9. Op. cit., Paris, Grasset, 1963, p. 14. 10. Op. cit., Monaco, Ed. du Rocher, 1957, p. 55.

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des Portraits-souvenir (très précisément le huitième) qui nous parle de la véritable cité Monthiers et du véritable élève Dargelos. Il ne devrait pas seulement nous l'apporter. Il nous l'apporte. Mais les circonlocutions dont il use, et la conclusion à laquelle il aboutit ont de quoi nous laisser pour le moins perplexes. Relisons-le.

La cité ? Minuscule dans ses dimensions réelles. Mais « notre pente à mythifier et à grandir ce qui s'éloigne me pousse toujours à décrire et à dessiner beaucoup plus vaste ». La bataille ? « Il s'est bien passé quelque chose comme l'histoire de la boule de neige. Un camarade est tombé raide. » Sans doute n'a-t-il pas craché des flots de sang. « Mais la boule de neige fatale lui avait bien été envoyée par l'élève Dargelos. » Un élève dont le patro- nyme même a été respecté. « Je n'ai pas changé son nom. Dargelos était Dargelos. » Mais sa véritable personnalité ? Admettons qu'il vive encore, que je voie un jour « son fantôme ironique apparaître mon livre à la main ». « Peut- être serai-je très étonné de retrouver un Dargelos humble, laborieux, timide, déshabillé de sa fable. » Et Cocteau de conclure : « Si j'insiste, c'est parce que cet épisode éclaire à merveille les formations et les déformations du souvenir. »

Rien en tout cas, dans ces confidences, qui mentionne la moindre trace de boiterie. Rien ? Non, c'est bien cer- tain. Et cependant... Cependant, un tout petit détail, glissé comme en passant, dans le portrait du cancre dont « la beauté robuste, sournoise, évidente, ensorcelait les per- sonnes les plus certaines de n'y être point sensibles »... Un tout petit détail nous frappe soudain : « Imaginez quels désordres pouvait provoquer un Dargelos, chef de bande, coq du collège, cancre impuni, Dargelos à la mèche noc- turne, aux yeux bridés, aux genoux blessés et superbes, sur des larves avides d'amour, ignorant l'énigme des sens et le moins protégées du monde contre les atteintes terribles que porte à toute âme délicate le sexe surnaturel de la beauté. »

II. Op. cit., Paris, Grasset, 1935, p. 109 à 114. C'est évidemment nous qui soulignons.

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Ces genoux superbes et blessés ne pourraient-ils pas être l'origine lointaine et profonde du mythe, avoir eux seuls déclenché le mécanisme de l'imagination qui tient souvent lieu de souvenir, passant directement de la cause à l'effet, de la jambe blessée à la claudication ? Rappelons-nous la phrase de Duhamel : « Les souvenirs, ça n'existe pas ; et les gens qui n'ont pas d'imagination n'ont pas de souvenirs. » Ils le pourraient d'autant plus que l'être auquel ils appar- tiennent, à l'heure où sont rédigés les Portraits-souvenir, est déjà devenu aux yeux de Cocteau le prototype de l'ange.

Ainsi en arrivons-nous à une troisième sorte d'obsession, celle qui prend naissance à l'occasion d'un certain nombre de lectures privilégiées. Aucune indication, de la part de Cocteau, sur la date de ces lectures. Il a été élevé dans la religion catholique. Il a fait sa première communion. L'ins- truction religieuse étant à cette époque infiniment plus sérieuse qu'elle ne l'est devenue aujourd'hui, peut-on imaginer qu'elles remontent à l'époque où il fréquentait les cours de catéchisme ? C'est peu probable. On fait rare- ment lire la Bible aux enfants, et les lectures en question sont celles de chapitres de l'Ancien Testament. Qu'importe au reste la date ? A la différence des genoux de Dargelos, elles ne risquent guère de flatter les narines gourmandes de tel ou tel exégète psychanalytique.

Première lecture : celle du livre de la Genèse, et plus pré- cisément des versets qui racontent la lutte de Jacob avec un ange de Yahvé, lequel refuse de dire son nom (XXXII, 23 à 33). Voyant qu'il ne maîtrisait pas son adversaire, déclare le Livre, l'ange « le frappa à l'emboîture de la hanche, et la hanche de Jacob se démit ». Le combat ter- miné, sans vainqueur ni vaincu, Jacob donna à cet endroit le nom de Penuel et poursuivit son chemin. « Au lever du soleil, poursuit le récit, il avait passé Penuel et boitait de la hanche. C'est pourquoi les Israélites ne mangent pas, jusqu'à ce jour, le nerf sciatique qui est à l'emboîture de la hanche, parce que l'ange avait frappé Jacob à l'emboîture de la hanche. »

Nombre d'écrivains, Giraudoux et Malraux en parti-

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culier, ont utilisé dans leur œuvre cette scène de combat, à la façon d'un mythe, lui donnant une signification, bien sûr, purement symbolique et résolument profane. Aucun, comme Cocteau, n'a retenu le détail, essentiel à ses yeux, de la claudication.

Jacques Maritain était-il naïf, lorsqu'il jugea souhaitable de le lui rappeler publiquement, dans sa Réponse quelque peu inquiète à la Lettre non moins publique de son jeune converti ? « La beauté boite, dites-vous », écrivait-il. « Et Jacob boitait après sa lutte avec l'ange. » A quoi il ajoutait même : « Et le contemplatif boite d'un pied, dit saint Thomas, car ayant connu la suavité de Dieu il reste faible du côté qui s'appuie sur le monde. »

Loin de lui remettre en mémoire un fait qu'il n'aurait pas dû oublier, un telle phrase ne faisait en réalité que découvrir le processus au terme duquel Cocteau avait éla- boré sa conception personnelle de la poésie. Comme Girau- doux, plus tard, et comme André Malraux, plus tard éga- lement, lui aussi a donné à la scène de la Genèse une signi- fication purement symbolique. Tant s'en faut, cependant, qu'elle soit comme chez eux résolument profane.

Dans deux textes au moins, nous retrouvons la mention précise de l'épisode. Le discours de réception à l'Académie française, d'abord. S'interrogeant sur les écrivains qui manquent encore dans l'illustre assemblée du quai Conti, et qu'il conviendrait d'y faire entrer au plus tôt, la réponse qui lui vient aux lèvres est simple et nette : « Les boiteux. Les artistes dignes de se battre avec un ange. Ils en sortent boiteux comme Jacob, c'est-à-dire de démarche parti- culière, émouvante, sacrée, jetée aux bêtes, et reconnais- s a b l e e n t r e t o u t e s . »

La conférence, ensuite, prononcée cinq ans plus tard à Bruxelles en présence de la reine, et intitulée Les armes secrètes de la France. Essayant de définir la patrie dont il est en ce jour à la fois l'ambassadeur et le chantre, il ne trouve

12. Op. cit., Paris, Stock, 1964, p. 100. 13. Poésie critique, t. II, Paris, Gallimard, 1960, p. 170.

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pas de meilleure formule que celle-ci : « La France échappe aux critères. Elle est soumise à une manière de rythme, propre aux poètes qui boitent après leur lutte avec l'ange et se reconnaissant à l'infirmité de Jacob, c'est-à-dire à cette démarche insolite sans aucun rapport avec celle d'un d é f i l é m i l i t a i r e e t d u p a s d e l ' o i e . »

Rappelons par ailleurs qu'en 1951 ce même combat de Jacob et de l'ange avait été choisi par le poète pour thème d'un de ses tableaux...

Seconde lecture : celle du livre de Tobie, et plus précisé- ment du troisième chapitre de ce livre, concernant Sarra, future épouse du fils de Tobit, lui-même fils de Tobiel, de la tribu de Nephtali.

La malheureuse fille aussi eut affaire aux anges. Mais avant que Yahvé, exauçant sa prière, ne lui envoyât pour la protéger l'archange Raphaël, une redoutable épreuve lui avait été imposée de la part d'un autre ange, un ange déchu, cette fois, de ceux que le texte sacré appelle des démons. « Il faut savoir, dit la Bible, qu'elle avait été donnée sept fois en mariage, et qu'Asmodée, le pire des démons, avait tué ses maris l'un après l'autre, avant qu'ils se fussent unis à elle comme de bons époux. »

Peu nombreux sans doute, je le crains, sont aujourd'hui les lecteurs qui connaissent Asmodée par ce passage de l'Ancien Testament — ou par d'autres passages, d'ailleurs, car on le retrouve en particulier dans le Testament de Salo- mon, toujours égal à lui-même, c'est-à-dire ange destruc- teur, ennemi de l'union conjugale, inspirateur de la sen- sualité et de l'amour impur. La littérature profane, cepen- dant, l'a récupéré. Mauriac a choisi son nom pour titre de sa première pièce de théâtre. Mais bien avant Mauriac, le romancier espagnol Luis Velez de Guevara avait donné lui aussi son nom au héros principal de son livre : El Dia- volo Coivelo, autrement dit Le Diable boiteux. On connaît la fortune en France de ce personnage et de l'ouvrage qui le

14. O p . c i t . , p . 240. 15. Op. cit., III, 8.

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met en scène, grâce à l'adaptation qu'en publia Le Sage en 1707. Une fortune telle que la claudication a fini par devenir dans l'imagination populaire un attribut du Diable tout court, symbolisant à merveille les détours dont il use afin d'accomplir son infernale besogne.

Dans la relation du « Tour du monde en quatre-vingts jours », la mention du diable boiteux apparaît au moment où Cocteau évoque pour nous la ville de Hong-kong pendant le jour. Juxtaposition éblouissante de mille et un détails. Rayons à pic, guillotines de fraîcheur des rues étroites, forêt d'étendards... « Et les fruits et les fleurs en pyramides, et les coureurs attelés à des chaises où de jeunes idoles se tiennent le buste droit, et les socques du diable boiteux qui n'a pas grand-chose à faire pour soulever les toitures et regarder ce qui se passe dans les maisons. » Notons au passage que ce diable boiteux porte des socques, tout comme l'infortunée Happy Spring, qui était une geisha.

Après ce qui précède, comment voir un simple hasard dans le fait qu'au dernier acte des Chevaliers de la Table Ronde, au moment de la désintoxication du château d'Artus et de la déroute de Merlin, accompagné de son jeune domes- tique, le démon Ginifer, Gauvain décrive ainsi, de la fenêtre où il se tient, le spectacle qui s'offre à ses yeux : « Sur la route... Merlin s'éloigne; un galopin sautille autour de l u i à c l o c h e - p i e d . »

Quelques années plus tôt, dans La Fin du Potomak — séquence intitulée « L'appartement des énigmes » — Persicaire nous était présenté en arrêt devant l'une des lithographies du Faust d'Eugène Delacroix, ornant la chambre du narrateur. Courte méditation, ponctuée du commentaire suivant : « Goethe m'amuse lorsqu'il les regarde... Il devait poser à Eckermann des colles. Il devait lui dire : Remarquez-vous... que le pied gauche du diable paraît terminer sa jambe droite... »

16. Mon premier voyage, p. 139. 17. Théâtre, t. I, Paris, Grasset, 1957, p. 416. 18. Op. cit., Paris, Gallimard, 1940, p. 100.

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Au premier acte de Bacchus — quelques années plus tard, cette fois — dans une scène qui déchaîna l'ire de François Mauriac, l'évêque s'efforce de faire réciter à Hans son Notre Père. « Ne craignez rien, asseyez-vous », lui dit le Cardinal avec la plus extrême douceur. Réaction affolée de Hans : « Oh ! non. Il arrive que le Diable se change en chaise et on s'en aperçoit parce que la chaise boite. »

Boiterie animale, boiterie féminine, boiterie masculine, boiterie angélique, boiterie démoniaque : pour atteindre à l'universalité, ne manquait plus à la claudication que d'atteindre l'univers des dieux. N'est-ce pas chose faite dans le sixième poème des Paraprosodies, intitulé Fleuves d'encre, où l'on nous parle du « bel Eros que son carquois d é h a n c h e » ?

C e r t e s , a u s e i n f o i s o n n a n t d u m o n d e d e C o c t e a u , l e s

r è g n e s n e s o n t p a s a u s s i t r a n c h é s , n i q u e d a n s l a n a t u r e , n i

q u e d a n s u n q u e l c o n q u e s y s t è m e t h é o l o g i q u e . F r a p p a n t l e

s o l d ' u n s e u l s a b o t p o u r r é p o n d r e a u x q u e s t i o n s q u ' o n l u i

p o s e , o n p e u t d i r e q u e l e c h e v a l d ' O r p h é e b o i t e . P e u t - o n

d i r e à q u e l r è g n e i l a p p a r t i e n t ? S e s j a m b e s n o u s a v e r t i s s e n t

l e s i n d i c a t i o n s s c é n i q u e s , « r e s s e m b l e n t b e a u c o u p à d e s

j a m b e s d ' h o m m e » . L a s u i t e n o u s a p p r e n d r a q u ' i l a p p a r -

t i e n t , s i n o n a u m o n d e d e l ' A u - d e l à , d u m o i n s à c e l u i d e

l a M o r t .

M ê m e r e m a r q u e , d a n s L e S a n g d ' u n p o è t e ( q u a t r i è m e é p i -

s o d e ) , a u s u j e t d u m y s t é r i e u x g a r d i e n d e l ' e n f a n t b l e s s é

p a r l a b o u l e d e n e i g e . « S a c h e z q u e l e g a r d i e n d e l ' e n f a n t

a p p a r u t » , d i t l a v o i x d e l ' a u t e u r . « I l s o r t a i t d ' u n e m a i s o n

v i d e . I l é t a i t n o i r d e c o u l e u r e t b o i t a i t u n p e u d u p i e d

g a u c h e . » Q u e l q u e s l i g n e s p l u s l o i n , l e t e x t e d u s c é n a r i o

i n s i s t e : « L ' a p p a r e i l c a d r e l e p e r r o n c o u r b e . L a p o r t e

s ' o u v r e . S o r t l ' a n g e n o i r . I l b r i l l e . S a m a i n t r a î n e s u r l a

r a m p e d e n e i g e . I l b o i t e d u p i e d g a u c h e . » O u t r e q u e l a

c o u l e u r n o i r e s e m b l e m i e u x c o n v e n i r a u x d é m o n s q u ' a u x

a n g e s , t r a d i t i o n n e l l e m e n t r e p r é s e n t é s c o m m e r e v ê t u s d ' u n e

19. Théâ t r e , t . I I , p . 398 . 20. O p . ci t . , M o n a c o , E d . d u R o c h e r , 1 9 5 8 , p . 29.

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blancheur éclatante, le même scénario précise, à quelque temps de là, qu' « il tourne, en arrière, du côté des loges, u n v i s a g e à r e g a r d d ' a n i m a l e n t r a i n d e m o u r i r »

Même remarque encore à propos de la naissance de Vénus, dans le poème intitulé Périscope (Poésie, 1920) Un cheval à nouveau : cheval à la fois quadrupède, déesse; ange...

Un cheval blanc sort de la mer : C'est Vénus... Naissance. Alors c'est un ange. Un cheval blanc. L e c h e v a l b l a n c b o i t e à d r o i t e . . .

Qu'importent, en vérité, ces osmoses ou ces métamor- phoses ? Nous avons parlé d'obsession. Une obsession ne lâche pas celui qu'elle a choisi pour victime. Surtout lorsque la vie quotidienne le conduit à fréquenter des gens propres à la ranimer, si besoin en était. Une lettre à André Gide, écrite au mois de mai 1914, parle d'une mystérieuse « Jehanne-la-Courte ». Façon plaisante de désigner Jeanne Muhlfeld, chez qui Cocteau était reçu chaque dimanche avec un certain nombre d'autres écrivains et artistes, et que Jacques-Emile Blanche décrit comme « une nabotte c l a u d i c a n t e » .

Le 1 mai 1925, au lendemain d'une de ses nombreuses cures de désintoxication, c'est encore Gide qu'il essaie d'apitoyer sur son état. Et il ne trouve pas d'image plus adéquate pour le suggérer que celle-ci : « La tête est vide, vide, vide. Je suis mal attaché à la terre, je vole d'une aile e t j e b o i t a i l l e . »

Dans le « Postambule » de La Fin du Potomak, essayant semblablement d'évoquer l'état où le réduit sa destinée, depuis le jour de sa naissance où sa mort s'est mise en marche, venant à sa rencontre, sans se presser, une image

21. Op. cit., p. 64 et 66. 2 2 . P o é s i e s 1 9 1 6 - 1 9 2 3 , p . 2 9 2 .

23. La Pêche aux souvenirs, Paris, Flammarion, 1949, p. 281. 24. Op. cit., Paris, La Table Ronde, 1970, p. 146.

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se présente à ses yeux, qui lui paraît se passer de tout com- mentaire : « La cabane à fantômes a ses planches dis- jointes. Les éclairs les illuminent... Et la cabane se balance. E t l a t a b l e b o i t e . »

Une anecdote racontée par Misia Sert n'est-elle pas plus révélatrice encore ? Ce jour-là, Cocteau ne sombre nulle- ment dans la mélancolie. Au contraire. Sa gaîté l'excite au point d'imaginer une farce, du niveau de celles qu'un gamin pourrait inventer. Il se déguise, contrefait son per- sonnage. Et que voient apparaître soudain ses amis, sur- pris par l'apparition ? Un bonhomme infirme, s'appuyant sur des béquilles, « et secoué d'une violente claudication ».

Beaucoup plus tard, dans un poème intitulé Phénixologie, dédié au photographe Lucien Clergue, et placé en exergue du scénario de son film Le Testament d'Orphée, il évoque la tâche qui l'a requis tout au long de la réalisation de cette œuvre, et ne croit pas pouvoir la résumer plus fidèlement que dans cette formule :

Un pied sur le sol ferme un autre dans le songe Je boite vers l'appel du Val d'Enfer des B a u x

Dans les Enfants terribles — Dargelos oblige — l'enfant blessé par la boule de neige n'est pas le seul à claudiquer. Paul a été étendu sur son lit. Elisabeth, non loin de lui, s'est également couchée. Elle lui annonce qu'il ne retour- nera plus au collège. Il pense se trouver mal. Il l'appelle. Immédiatement, nous dit le narrateur, « elle se leva, boi- tant, d'une jambe gourde ».

Tout, au reste, ne boite-t-il pas dans cette chambre invraisemblable ? Elisabeth y rend des oracles. Paul se bouche les oreilles pour ne pas les entendre, ou bien saisit un livre et lit tout haut : du Saint-Simon, du Baudelaire :

J'aime son mauvais goût, sa jupe bigarrée, Son grand châle boiteux, sa parole égarée, Et son front rétréci.

25. Op. cit., p. 150. 26. Op. c i t . , M o n a c o , E d . d u R o c h e r , 1961 , p . 12.

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Son grand châle boiteux... « Il déclamait la strophe superbe, conclut le narrateur, ne se rendant pas compte qu'elle i l l u s t r a i t l a c h a m b r e e t l a b e a u t é d ' E l i s a b e t h . »

Au tout début du Grand écart, Jacques Forestier fait la connaissance de deux jeunes gens : Tigrane d'Ybreo et sa sœur Idgi, qui dansent ensemble. Il les compare à deux chats sacrés, les envie, rêve de s'identifier à eux. Un jour, Tigrane se casse la jambe au patinage. Ils partirent un matin, « toussant, boitant, suivis d'un chien mystérieux comme l'Anubis ». A partir de ce moment, Jacques se met à tousser. « Sa mère devint folle d'inquiétude. Il lui laissa son tourment. Il toussait par amour. Sur la route, il boitait en cachette. » Et n'oublions pas qu'il s'agit là d'un roman en grande partie autobiographique.

Au deuxième acte de Roméo et Juliette, la nourrice envoyée par Juliette aux nouvelles ne revient pas. Serait-ce qu'elle n'a pas trouvé Roméo ? Non. Juliette se souvient : « Elle est boiteuse. » Le détail se trouve déjà dans Shakes- peare. Cocteau ne l'a pas inventé. Mais il a fait l'économie d'un si grand nombre d'autres ! Il a tenu à conserver celui- là. Il y a même tenu si fort qu'il fait répéter le mot par Ju- l i e t t e : « C ' e s t t e r r i b l e , u n b o i t e u x p o u r f a i r e d e s c o u r s e s . »

Shakespeare n'avait pas éprouvé le besoin de cette répétition. Dans la première scène de L' Aigle à deux têtes, au cours

d'un long monologue, Félix de Willenstein raconte à Edith de Berg par quelle supercherie il a réussi à voir le visage, toujours recouvert d'un voile, de la reine. Ne se sachant pas observée, elle avançait vers un mystérieux sou- venir de Frédéric, son époux assassiné. Tout à coup, elle défaillit et s'éloigna. « Imaginez, commente Félix, le jockey bossu et le pur-sang blessé qu'il ramène boiteux après la course. » Image invraisemblable ? Peut-être. « Un jockey bossu, un cheval qui boite ! La démarche de la reine est célèbre dans le monde entier », s'emporte Edith,

27. Op. ci t . , p . 58 e t 106.

28. Op. ci t . , P a r i s , A r t h è m e F a y a r d , 1 9 5 4 , p . 12. 29. Théâ t re , t . I , p . 82.

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les dents serrées. « Elle souffrait une grande souffrance », dit Willenstein Nous aurons sans doute à revenir sur cette remarque.

Ouvrons La Fin du Potomak. Dans le chapitre où l'oise- leur retrouve précisément l'animal mystérieux, une reine non moins mystérieuse apparaît soudain au milieu du récit. « Une reine » : le mot suffit dans les contes pour évoquer le personnage. Ici, non. « Il importe, précise le narrateur, de signaler que... cette insupportable et infecte vieille femme exigeait que les ambassadeurs l'approchassent à cloche-pied et parlait de couper les têtes. »

Etrange créature, dont la couronne tient à la perruque, mais dont la perruque, loin de constituer un ornement, sert à dissimuler la plus disgracieuse des calvities. Oriane la Chauve... « Elle sut qu'il fallait devenir folle, qu'une crise de nerfs ne suffirait pas. » A peine un fragment de seconde d'hésitation. « D'un bond elle se précipita vers les miroirs, tirant la langue, sautant d'une jambe sur l'autre a v e c l a p o s e c l a s s i q u e d e s d a n s e s c h i n o i s e s . »

Aucun ordre chronologique. Aucun ordre thématique, systématique ou catégoriel. Que nous feuilletions un livre de jeunesse ou de maturité, un recueil de lettres ou d'ar- ticles, un tome de journal, ce qu'il est convenu d'appeler un roman, une pièce de théâtre ou un film, un recueil de poésies en vers ou en prose : tantôt sous la forme d'une clau- dication véritable, tantôt sous la forme d'un déhanchement ou d'un simple faux pas, le même phénomène apparaît, repa- raît, se répète, comme une sorte de vice de nature, de vice de la nature, auquel un simple papillon ne saurait échapper.

Ce papillon blanc Un mistral de zéphir le déhanche après la messe

par les collines jusqu'où il v a

30. Théâtre, t. II, p. 280. 31. Op. cit., Paris, Gallimard, 1940, p. 70 et 71. 32. Le Cap de Bonne-Espérance, in Poésie 1916-192), Paris, Gallimard, 1925,

p. 41.

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L a c i t a t i o n e s t e x t r a i t e d ' u n p o è m e i n t i t u l é Tentative d'éva-

sion — s o u s - t i t r e : Maladresses p o u r s 'évader de la terre. E n c a d r é d e d e u x b l a n c s , le v e r b e « d é h a n c h e » se d é t a c h e

a u c e n t r e m ê m e d u t r o i s i è m e v e r s d ' u n g r o u p e d e c i n q ,

q u e l ' o n n ' o s e a p p e l e r u n e s t r o p h e .

D a n s « la n u i t d u v i n g t - h u i t » — n o u s n e s a u r o n s b i e n

s û r j a m a i s d e q u e l l e a n n é e , e t ce la n ' a a u c u n e i m p o r t a n c e —

le p o è t e r ê v e L e o n e , q u i m a r c h e e n t r e les f e u x é t e i n t s , q u i m a r c h e s u r la n u i t , d o n t la m a r c h e r e s s e m b l e à ce l le d e s

a c t e u r s g r ec s , à cel le d ' A n t i g o n e , e t d o n t l ' i n t e r m i n a b l e

r u e q u ' e l l e su i t e n a v e u g l e c o n d u i t a u seu i l d e s cou l i s ses d e

l ' en fe r . Q u e s ignif ie ce r ê v e ? U n a b î m e d e p e r p l e x i t é

l ' e n g l o u t i t .

Q u e m'arr ive- t - i l d o n c ? Boite ma jambe droite. Saute m o n faible cœur. M a jambe gauche b o i t e

« J é s u s , éc r i t s a i n t J e a n e n m a n i è r e d ' é p i l o g u e à s o n

é v a n g i l e , a fai t , a u v u d e ses d i sc ip l e s , b e a u c o u p d ' a u t r e s

mi rac l e s q u i n e s o n t p a s r e l a t é s d a n s ce l iv re . C e u x - c i o n t

é t é c o n s i g n é s p o u r q u e v o u s c r o y i e z q u e J é s u s e s t le C h r i s t , le F i l s d e D i e u . »

C o c t e a u a e m p l o y é , t o u t a u l o n g d e s o n œ u v r e , c e t t e

i m a g e d e la b o i t e r i e d a n s b e a u c o u p d ' a u t r e s p a s s a g e s d o n t

n e fa i t p a s m e n t i o n le p r é s e n t c h a p i t r e . E n p r e m i e r l ieu ,

p a r c e q u e l e u r n o m b r e e s t p r o p r e m e n t v e r t i g i n e u x . « Ces

dé ta i l s m ê m e s , d i sa i t dé j à M o n t e s q u i e u d a n s sa p r é f a c e à

l' E s p r i t des lois, je n e les ai p a s t o u s d o n n é s : car , q u i p o u r -

r a i t d i r e t o u t sans u n m o r t e l e n n u i . » E n s e c o n d l ieu , p a r c e

q u ' u n s i m p l e i n v e n t a i r e n e p r é s e n t e r a i t p a s u n g r a n d i n t é -

r ê t s ' i l n ' é t a i t su iv i d ' u n e ana lyse , e t q u e c e t t e a n a l y s e

d e v r a s ' a p p u y e r s u r d ' a u t r e s c i t a t i o n s , d o n t le c o n t e x t e e n r i c h i r a n o t r e c o n n a i s s a n c e e t n o t r e r é f l ex ion . Ce l les -c i

o n t é t é c o n s i g n é e s p o u r q u e le l e c t e u r c r o i e q u e n o t r e

d é m a r c h e n ' e s t p o i n t g r a t u i t e , q u e , p o u r r e p r e n d r e u n e

n o u v e l l e fo is d e s p a r o l e s d e M o n t e s q u i e u , « je n ' a i p o i n t

33. Poèmes 1916-1955, Paris, Gallimard, 1956, p. 133. 34. Op. cit., XX, 30 et 31.

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tiré mes principes de mes préjugés, mais de la nature des choses ». Bien des vérités, ici également, « ne se feront sentir qu'après qu'on aura vu la chaîne qui les lie à d'au- tres... ».

Bien qu'il ait proclamé à maintes reprises avoir glané au temps du collège les seuls prix de cancre — ce qui, soit dit en passant, s'accommodait de façon merveilleuse au rêve de s'identifier à Dargelos — chacun sait que Cocteau, le type même du self-made man, possédait une culture éblouis- sante. Un reste de modestie pouvait le faire hésiter sur sa capacité à écrire dans la langue de Cicéron ou de Vir- gile le texte de son oratorio Œdipus Rex, et le conduire à laisser ce soin au R. P. Daniélou. Ses connaissances en latin étaient suffisantes pour l'empêcher d'ignorer qu'à notre seul vocable de « poète » ne correspond pas un seul mot, mais deux : celui de vates, et celui de poeta.

Vates : poète inspiré, qui sert également à désigner le devin. Cocteau préférait parler de l'expiration du poète, plutôt que de son inspiration. Distinction subtile, et fina- lement secondaire, dans la mesure où les deux notions ne font en définitive que souligner le rapport de dépendance du poète, au service de forces mystérieuses qui l'habitent et le forcent à écrire, comme Apollon parlait à Delphes par la bouche de la Pythie.

Mais les paroles de la Pythie ne constituaient pas des poèmes. De racine grecque, ce mot désigne des objets fabriqués. De même racine, évidemment, le mot latin poeta signifie d'abord un artisan, un ouvrier qui fabrique des objets. Cocteau n'était-il pas tout heureux le jour où il découvrit par hasard la formule dont il s'empressa de faire sa définition personnelle du poème : « objet difficile à ramasser » ?

L'obsession dont nous avons longuement parlé au cours des pages qui précèdent n'avait évidemment aucune raison de le quitter s'il se livrait à cette activité d'artisan. Bien au contraire. Une expérience de tous les instants, doublée

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d'une réflexion toujours en éveil, lui persuada bientôt que la claudication, loin d'apparaître comme une infirmité, devait au contraire être cultivée comme un moyen néces- saire pour que l'objet fabriqué acquît la perfection du chef- d'œuvre.

Rappelons-nous la formule par laquelle se terminait le paragraphe cité plus haut de l'article consacré aux Anges : « Maladresse feinte, boiterie savante, signe des grands poètes et sans lesquelles il n'existe que platitude. »

Boiterie savante : « De la claudication considérée comme l'un des beaux-arts... »

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« Maladresse feinte, boiterie savante, signe des grands poètes et sans lesquelles il n'existe que platitude. » — « La poésie boite. Et c'est à la manière dont un poème marche qu'on reconnaît la démarche du poète. » Deux formules de Cocteau qui résument et éclairent à la fois l'originalité foncière de son œuvre et de sa personnalité.

De son œuvre, car la poésie boite d'abord en se servant de la métrique, s'il s'agit de vers, des faux pas, s'il s'agit de musique, de jeu théâtral ou de séquences cinémato- graphiques. Elle boite ensuite dans le temps, un pied dans le classicisme, un pied dans l'avant-garde. Elle boite surtout dans les rapports qu'elle établit entre les person- nages de ses œuvres, le schéma du mythe d'Œdipe étant aux yeux du poète celui de toutes ses pièces et de tous ses films.

De sa personnalité, car la poésie boite également lorsqu'elle s'élève au niveau de la métaphysique, soit dans le sillage de Descartes, soit dans celui des anges : un pied dans la raison, un pied dans l'irrationnel; un pied dans la vie, un pied dans la mort. Point extrême de cette claudication : entre les sexes, entre la grâce et l'incroyance.

Non point éclairage d'un détail, par conséquent, le présent ouvrage, qui paraît au moment du centenaire de la nais- sance de Cocteau, projette au contraire sur l'homme et l'œuvre la lumière la plus fondamentale.

Ancien élève de l'Ecole normale supérieure, agrégé des lettres classiques, licencié en philosophie, Clément Borgal a déjà publié un certain nombre d'ouvrages de critique littéraire, dont deux couronnés par l'Académie française.

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