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Journal (1). Journal du fiancé

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JOURNAL DU FIANCÉ

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DU MEME AUTEUR

A PARAITRE:

Journal de Casablanca (1982) ; Journal de Boulogne-sur-Mer (1983-84) ; Journal de Jérusalem & Tananarive (1975 et 1980) ; Chroniques du Rhin sauvage (1974) ; Etc.

DEJA PARUS:

POÉSIE : L'été l'éternité (Paris, édit. Chambelland, 1970) — La résurrection alsacienne (Paris, édit. St-Germain-des-Prés, 1977 ; collec. « Poésie pour vivre ») — Requiem sur l'Europe à son lit de mort (St-Germain-des-Prés, collec. « Poètes contem- porains » ; 1983) — Le père et l'enfant, anthologie (Le Cherche- Midi éditeur, 1982).

THÉÂTRE : Le sacrifice de Jean Lumière contre Fessenheim- Hiroshima, sketch-cri (chez l'auteur, Strasbourg, 1977).

PROSE : Lettre au jeune Fabien sur les douleurs de notre temps, suivie d'une Prière et d'un Appel à tous contre la bombe atomique (Strasbourg, chez l'auteur, 1979).

VOIR AUSSI:

Articles et poèmes dans Saisons d'Alsace (Istra, depuis 1963) et dans Poésie - 1 (Paris) depuis les n 26 et 73. Lectures poé- tiques en Alsace, Belgique, Paris, Lyon, etc.

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Jean-Pau! Dansons Dieu !

JOURNAL DU FIANCÉ

le cherche midi éditeur 68, rue du Cherche-Midi 75006 PARIS

Page 5: Journal (1). Journal du fiancé

En couverture une gravure (rehaussée à la main) de Camille CLAUS.

édition originale

La loi du 11 mars 1957 n'autorisant aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d 'exemple et d'illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1 de l'article 40).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, consti- tuerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

© L e c h e r c h e m i d i éd i t eu r , 1985

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« Nous abritons un ange. Nous devons être les gardiens de cet ange ! »

Cocteau.

« Pour supporter sa propre histoire, chacun y ajoute un peu de légende ? »

Jouhandeau.

« Dans ce monde, il faut être un peu trop bon, pour l'être assez... »

Marivaux.

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Mardi, 11 décembre 1979 :

Marie, mon minelé, mon petit lapin à moi, petit lapin d'amour à moi ; il y a déjà 8 jours que tu m'as offert ce joli petit car- net-livre, à la boutique d'écriture « anglaise » de la Ruelle Sainte-Madeleine, — près du magasin des perles polonaises. Je n'y ai encore rien écrit, car on ne se quitte déjà plus ; car on dort (déjà) ensemble souvent, car on s'aime, déjà !... La preuve que déjà, je t'aime, c'est que je veux tout te donner, — te donner TOUT ; ma maison, mon temps, ma tendresse ; mes caresses, ma sève, ma tendresse, ma tendresse !... Nous ne sommes pas QUE des corps, des sexes ; il y a toute la personne donc, sans records ni performances ; ni recherches de position(s), ni rien de toute l'érotologie à la mode, ô siècle décadent !... Je ne suis jamais aussi ému (ni aussi excité) que quand on s'embrasse sur la bouche, dans la bouche, ô longue- ment — là, l'union se voit, se vit, dans le souffle, la salive, l'ombre des yeux fermés, du souffle coupé. Il n'y a que le coeur ; ce pauvre cœur & maigri & grossi ; puis, la parole (tout ce que tu disais, dimanche soir, sur tes onze cahiers-jour- naux) ; puis, la caresse la plus osée (nous en avons déjà reçues et données !...), puis les projets, la vie à deux ; la joie ronronnante de vivre et travailler et dormir à deux !... La fête des fiançailles qui vient, d'ici 15 jours exactement, je me réjouis de porter ton anneau breton, j'en serai fier !... Embrassons- nous, embrassons-nous !... Aimons-nous, aimons-nous !... Hier, mon lundi de 15 ou 16 heures de boulot, sans arrêter une seule demi-heure... Et ce soir, te revoir, vite, — me jeter sur toi, t'embrasser partout !... D'ici 10 jours, je m'installe à Stras- bourg à vie ; dans le (notre) logement de la rue de l'Homme- d'Honneur, avec toi ; car on est heureux ensemble ; car la greffe prend, pousse ; bientôt, nous ne ferons plus qu'un seul corps, qu'un seul être : Souvent, pendant que je t'embrasse partout (jusqu'aux replis du cœur), je.prie.un.peu ; je remercie — tous mes vivants (mon père et ma mère) de vivre, de... vivre aussi fort !... Avec toi, pour toi : bientôt, dans toi !

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Jeudi, 13 décembre 79 :

Je pense toute la journée à la délicieuse « scène » de hier soir, d'avant-hier, je ne sais plus !... je t'en remercie de tout coeur ! Étendu sur ton lit, sur le dos, immobile, j'attendais que tu dises quelque chose, par exemple « je t'aime » ?... Mais toi, joyeusement, riante, tu fis glisser ma braguette ; tu m'ôtas mon pantalon, mon slip et à pleines mains, tu fis ce que font toutes les femmes et les amantes du monde : ma verge fleuris- sait, — montait, dure ; sous la rafale de tes caresses, bonnes à gémir !... C'était si bon, ta main sur mon membre, le travail de tes doigts sur mon ventre, mes cuisses, mes poils ; le tra- vail jusqu'au « jouir » : « tais-toi et jouis ! »... merci/merci/ merci ; et à très bientôt, dès que nous serons seuls (j'écris, pendant que tu causes avec BAYDI, mon petit fugueur afri- cain) — ravi que tu aies compris sans un mot, cette fugue à pitié; je le reconduis à la gare, et, vite, je reviens, avec ma bonne grosse queue, te sucer à pleine bouche la VULVE ; à pleine (pleine) bouche; à très bientôt!... aimons-nous, AIMONS-NOUS!...

Vendredi, 14 déc. 79 :

Hier soir, après avoir remis le brave Baydi dans son omni- bus de Brumath (il avait tout quitté, avec 1 franc dans sa poche ; sous la peur d'être renvoyé du collège) — je suis revenu, vite, en taxi, au n° 2 rue de ROME : tu dormais déjà, lumière allumée. J'ai sauté au lit, nu, contre toi, contre ton grand dos nu; tu t'éveillas, joyeuse, et notre joie flamba dou- ble, au milieu du large double-lit mauve, avec cet arbre-de-vie qui montait entre nous, comme un mât-de-cocagne ? hirsute et rouge, que tu empoignes à pleines paumes : Nous étions penchés vers lui, étonnés, à qui était-il, à moi, ou à toi ; et si gros, si long, si rouge, si mouillé déjà — mon petit doigt, l'index, travaillant les profondeurs, ma bouche ravageant tes seins et ta bouche, tu dansais jusqu'à ta joie, sous mon doigt rusé, ta main sur mes couilles (oh, ce mot !...) — ton orage passa, bienheureux, avec ses spasmes ; je n'avais plus besoin de rien, après tes murmures, cris, gémissements ravis — mais ta main quand même fut jusqu'au bout, besognante, jusqu'à mes cris à moi ; jusqu'au jaillissement des étoiles-de-vie, qui

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fusèrent loin, à hauteur de mes seins, toi surprise par la vio- lence du... « ressort »... Jamais, depuis nos deux petits mois, nous n'avons aussi bien partagé le doux délire du plaisir, de la main, du regard !... J'étais prêt à te prendre, à entrer, à bouter, à « foutre » ; à te bercer, long et fort, à pousser ma queue jusqu'à ton cœur, à travers l'ouverture serrée, mouil- lée, d'entre tes genoux : Mais nous ne ferons pas les fous !... Sarah ni Tristan, ils viendront dans 2 ou 3 ans ; je ne suis plus un jeune homme « fou-fou » ; je sais retenir les galops du soleil : doucement, len-te-ment ! — Autobus de 7 h ; peu dormi, toi aussi. Tu pâtisseras 9 ou 10 heures d'affilée. Moi, je travaillerai jusqu'à... 10 h ce soir, la réunion (4 heures de suite) avec les parents d'élèves ; mes 4 heures de cours, mes cahiers-de-textes ; mes 400 enveloppes du « petit » FABIEN *, je me réjouis, ça sera dur, mais facile aussi, car je te dédie ce dur et long jour !... A demain, midi 30. Bon courage ;

Mardi, 18 déc. 79 :

... Dimanche après-midi en ville, à voir un film de David Hamilton et à s'acheter des habits comme des princes ; toi, un long sari jaune-doré de 7 mètres, dont tu t'envelopperas le jour de nos fiançailles, d'ici 8 jours — et moi (beaucoup trop cher) un très joli pantalon de velours beige et un magni- fique pull anglais : je m'aime enfin, dans le miroir du mar- chand — et nous rentrons nous embrasser, sur le grand lit défait ! Hier soir, l'une de mes dernières nuits à Saverne, m'endormant tout seul, sans même de désir physique parti- culier, je suis sûr que je t'aime beaucoup ; qu'une tendresse inépuisable t'est désormais destinée, chaque.seconde.des.50.ans. à venir !... cette tendresse qui, si longtemps, se gaspilla au cour- rier, — aux rencontres, aux écoliers ; à tout le monde, et à personne... Notre histoire, au fond, n'a pas tenu du coup-de- foudre : Il y a même pas 2 mois, que tout a commencé : Nous avons VU, chacun, que l'autre a presque toutes les qualités que « je » recherchais — alors, nous avons décidé, le même jour, de démarrer « quelque-chose » ensemble, — l'affection vient vite ; la greffe se soude, en peu de saisons, peu de semai- nes — et l'amour, comme tu le dis si bien, c'est un « travail »

(*) « Lettre au jeune Fabien sur les douleurs de notre temps » (Stras- bourg, 1979).

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de toutes les heures, — non pas cet « absolu » fanatique ou impossible de chaque seconde, comme l 'on croit à 15 ans !... La confiance, l 'ouverture totale à l 'autre ; à la bonté de l 'au- tre !... Mûrir à deux, grandir à deux, vivre à deux, écrire à deux ; travailler à deux ; s 'amuser/voyager/à deux, trois et quatre... Rien de plus mystérieux, ni de plus Saint au monde, qu 'un couple humain — quand je vois dans la rue, un couple qui passe, jeune ou vieux, j 'ai en moi qui monte, un respect infini : Le monde entier repose, Dieu repose, l 'éternité repose dans le premier couple venu. S'embrasser, se caresser, quelle sainteté ! ton.corps.est.saint.dans.ses.moindres.plis — le mien aussi, je crois, si tu l'aimes ? Or, tu m'aimes, déjà. Tout le reste n'est qu'anecdote, plus ou moins grivoise ;

Jeudi, 20 déc. 79 :

Que de choses, de bonnes choses, de choses savoureuses, voluptueuses et jubilantes !... je me force à les suivre ici, — avant que la... neige/du/temps/ne recouvre ça, de tant et tant d 'oubli !

... Mardi soir, quelle joie, on s'est d 'un seul coup retrouvé sur ton lit, en tête-bêche, toi tes lèvres mouillant, léchant, caressant mon membre et mon âme, ta bouche frôlant, suçant embouchant mes parties les plus vives, parmi gémissements, cris, soupirs, — je n 'en pouvais plus et j'avais (bien sûr) ma bouche sur ta vulve, comme quasi tous les jours depuis 2 mois ! Tu as jouï avant moi (j'ai horreur de l'inverse) et je n'ai même pas eu à lutter pour ne PAS jouir, je n'ai plus cette frénésie du jeune « branleur » à pousser jusqu'au bout, le plus vite possible. Rassasié de caresses, les meilleures caresses qu'une femme puisse donner à un homme ici-bas, ça me suffisait ! Nous avons dormi ensemble. (Le lendemain matin il est vrai, dans la baignoire, j'ai dû évacuer un peu le trop-plein de la sève accumulée.) Tu me désires, tu désires ma grande et lon- gue et grosse QUEUE, — ce membre d 'homme que, depuis tes 12-13 ans, tu espères, tu imagines ; tu attendais !... la voilà enfin, sous tes doigts, ta langue et tes dents — surtout, c'est celle/de/ton/mari, de ton homme ; de ton amant, celle d 'où jailliront plusieurs fils et filles, — celle qui — sans plus aucun doute ! — cimentera la famille, le couple, la « maison », à longs et interminables coups de foutre dans la toison sacrée. Jour et nuit, nous nous caresserons, lécherons, sucerons, —

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comme des anges et comme d'anciens animaux (doux et saints) de 80-90 kilos, roulés dans les draps et les plumes, ô les accouplements-baisers (partout) des lourds mammifères blonds !...

... Mercredi, hier le 19, déjeuner à trois avec ta sœur, qui joua de la guitare. Puis, à 19 heures nous sommes allés pren- dre possession de notre nouvel appartement, un joli 3 pièces au 4 étage à la porte du lycée où je fis toutes mes classes, 8 ans, de la 6e à la double philo... A peine entré, tourné, dans le logement sombre, encore sans électricité, nous sommes tombés tous les deux (en manteaux d'hiver) sur la moquette rouge, près du radiateur brûlant, dans le couloir faiblement éclairé par la minuterie de l'escalier, et puis... l 'éternité ; celle du désir et du souffle, des baisers des Justes ; j 'arrachai le petit pantalon bleu de pâtissière et ton slip rose et ma langue, ma bouche plongeait à pleines lèvres, là où il faut !... Tu as roulé par-terre, d 'abord debout contre le papier-peint à fleurs géantes, et je t'ai travaillée de la bouche, de la langue, des 10 doigts, sur ton visage (tout à moi !...), tes seins, ton ventre et la grotte la plus intime. Tu m'as roulé sur le dos, tu as sorti à pleines mains mon membre de son slip bleu serré — je t 'aime ! je t 'aime ! — tu l'as embrassé, caressé, réjoui, consolé, fortifié, géantifié !... M a tête battait sur le tapis, comme métronome affolé ou la carpe asphyxiée !... Je n 'en pouvais plus — mais nous n'avons pas jouï, ni toi ni moi ! c'était aussi bon, que de l'avoir fait ; tu me dis avoir envie de mon sexe, de plus en plus souvent. Pareille femme chez soi, quel trésor ! Combien d'hommes mariés n 'ont jamais connu cette joie-là, notre double joie « suceuse », à tous les deux, — même en 40 ans de mariage ?... Je remercie le ciel et la terre, le Dieu de la Bible et des nuages, le Dieu des bou- langers, des parachutistes et des poètes !... Or, cette nuit, nous avons dormi heureux comme jamais, allongés sur le dos tous les deux, face au ciel ; et ta nuque emboîtée dans mon épaule gauche, comme.2.anges.dérivant.sur.la.voie.lactée ; comme (prononcé à 5 h de la nuit) « deux pirogues, une double piro- gue dérivant lentement, paisiblement, délicieusement sur la rivière du temps » — cette pose m'a tant plu, autant que le plaisir lui-même, le plaisir le plus vit!... Enfin, l ' un ion ; enfin !... Nous ne sommes plus (l'un et l 'autre) SEULS !... Quelle joie ! — dis-moi donc, as-tu autant de joie, plus de

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joie, que moi?... Ta main chaude, jamais si chaude, ensoleil- lait, paume à plat, mon ventre et mes cuisses, mon bas-ventre ; ma toison rousse et cette tour dressée, si rouge et de plus en plus grosse, de plus en plus confiante dans sa force inépuisa- ble ! Nous avons oublié la mitraillette du réveil, 4 h 1/2 de la nuit, plongés dans ce calme ; — dans ce paradis de nos draps, de nos visages, de nos mains, de nos bouches ; de notre amour toujours plus fort et plus juste ? Ce soir, je vole vers toi, mal- gré ta fatigue, te porter mes jambes, mon visage, ma barbe un peu... biblique, mon sexe (et mon sexe) et mon coeur ; mon ouragan de tendresse et les... cadeaux de Noël de mes petits élèves !... Nous dormirons divinement. Nous ne pouvons plus vivre, parler, dormir, l'un sans l'autre, « soudés — comme tu l'as si bien écrit — soudés, ensemble, au fer rougi du désir » et du coeur ;

Samedi, 22 déc. 79 :

Une demi-heure à t'attendre, au fond d'un café, oublié tes clefs ; alors j'écris un peu, ici, je t'écris !... Noël dans deux jours. Je viens de prendre chez le petit bijoutier du quai, ta bague de fiançailles, la citrine malgache, montée sur 4 griffes d'or jaune ; environ le prix de 20 menus, c'est-à-dire une bien petite somme. D'ici quatre jours, tu me passeras (au doigt) ton petit anneau breton, agrandi : je me réjouis ! Bientôt, deux alliances à diamants ? Et le voyage de noces, à Madagascar ! Et tout, et tout — et les 25 ans, les 50 ans à venir ; — et tes études, et notre logis, les enfants ; nos livres futurs... Un jour 1/2 seul, à Saverne, pour finir ces diables d'enveloppes de ma Lettre au jeune Fabien sur..., comme si je retombais dans « l'avant-toi », longues journées grisâtres avec ces tra- vaux qui n'en finissaient jamais... (quel purgatoire, c'était !) Je veux vivre avec toi, près de toi, contre toi ; le plus sou- vent possible ; à t' aimer, te parler, te caresser ; à rattraper mes milliers de tendresses perdues ! Je t'apporte des fruits malga- ches *, trouvés dans une épicerie fine ; et mon gros édredon rouge, car tu avais froid, la dernière nuit, avec ton long frère (de Nantes) dans ton lit, ça me faisait un drôle d'effet, pas désagréable, sa longue silhouette un peu maigre de 17 ans à côté de toi, et nu, sous les draps. Chez ton patron-pâtissier,

(*) Des « letchies »...

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j'ai commandé 8 petits paquets de marrons glacés, pour mes cadeaux de Noël ; je les chercherai demain soir. — D u haut de la cathédrale pendait une longue banderole blanche, avec, en grosses lettres noires :

« CHOMEURS, JOYEUSES FETES, GISCARD D'ES- TAING ! »

La police a déjà dû la décrocher ? J'ai acheté mes nouvel- les chaussures, depuis le temps... Les autres semblaient histo- riques ! Pas oublié la calculatrice pour Jacques. Je fais le père Noël des boîtes-aux-lettres de mes amis, 14 ou 15 à Saverne ; et... 75, dans Strasbourg : L'entre-Noël et Nouvel-An, c'est bien un temps d'apocalypse, comme... dans mon « Fabien » ; comme notre dernier recoin du 2e millénaire !... On va voir Claude

Vigée, tous les deux, à 5 h. Les N O U V E L L E S LITTERAIRES , dans un numéro-bilan sur les « années 1970-1980 », ont composé une page sur la poésie en France, de cette décennie- là : surprise ! on y cite l 'Alsacien (baroque) Jean-Paul Klée ; tu m'aimes, donc ça te fera plaisir — sinon, je vais avoir l 'air vaniteux ?... J 'adore la laitue, j 'adore /la/laitue blonde et fri- sée d'entre tes cuisses — même pleine de sueur, après 10-12 heu- res de cuisine, ça m'est égal, je la broute, à pleine bouche !... Je suis le plus grand poète du quartier de la gare à Saverne, tout le monde sait ça ; — et je t 'aime, plus qu 'un vélomoteur, qu'une radiola, qu'une machine-à-coudre ; que m a mère, je crois ?... Vite, viens donc ! Tu as dû rencontrer une amie, ou finir tes courses ? Viens !...

Dimanche, 23 déc. 79 :

J'ai couru 3 ou 4 heures à travers la ville, avec mes 75 enve- loppes ; et je mange un peu, je souffle et je respire, dans l 'air froid. Verrai un film italien, La Luna, de Bertolucci, les « amours » d'une mère et de son fils ! Cette nuit, on a retrouvé

la position de la double pirogue, dans l 'eau tiède des draps, le souffle chaud des bénédictions divines ! E t tu as dormi avec, tout le temps, la main sur ma feuille-de-vigne... Même le chat Jéro ne s'y est pas trompé, qui a sommeillé sur ma toison, sans doute le point le plus doux de tout le grand lit ?... A 2 heures du matin, ce dialogue :

— Bonjour, ça va, l'ange de Dürer ?... (VIGEE, hier soir, t'avait lui aussi, comparée à une vierge du XV siècle alle- mand !) ; Coucou ! tiens, je ne savais pas qu'un ange, ça avait

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aussi deux... (mes deux mains sur !...) et un... (mon doigt, dans !...).

— Un ange, ça attire aussi les messieurs ; et la tige des messieurs (ta main tire sur mon...).

— Oui, et le monsieur, il fourre sa tige dans le ventre de l 'ange ; pour y allumer un paradis à l 'intérieur !...

(On rigole tous les deux ; je te suce tout, pour bien te réveiller.) Nous traversons la Krütenau à 3 h de la nuit, joyeux comme des enfants de... cœur ! Je redors, 3 ou 4 heures ;

... A u carrefour, une auto s'arrête pile devant moi, il s 'en envole une très jolie femme de 20 ans, une ancienne élève de

m a 1 année au Collège de Schirmeck, blonde-blanche, les yeux clairs, les cheveux frisés comme un Noël : A me remercier du

Fabien, qu'elle vient de recevoir, elle me fait la bise ; et rosit. Elle joue de la musique ancienne, aux États-Unis six mois par an, dans un orchestre de Boston ! Elle me sourit, et se

sauve dans la petite auto bleue de son père, le Pasteur Staben- bordt ; ô poésie ! qui me donne par dizaines, ces joies impré- vues... Les gens me haïssent, ou m'adorent, ils me lisent ou m'ignorent ; mon Fabien s'est imprimé, dans l 'Almanach de Strasbourg, à 40 000 exemplaires ! Mais la « gloire » n'est- elle pas comme un miroir (un peu) morbide ?... (ô vous tous, « vous m'admirez » — donc, j'existe ; donc je puis m'aimer, moi aussi...). Chez les Vigée, après 13 heures de boulot, tu as fait, à 20 ans, une conférence sur la pâtisserie artisanale et la bro- derie folklorique, nous en étions « baba », en gobant nos raisins d'Afrique. Rentrés chez nous, on a d'instinct redes- siné un 69, mon dieu ! tes lèvres sur les bords de mon gland,

je ne souhaite qu 'une chose, c'est que mon père et mon grand- père aient aussi connu ça — c'est que mes fils et mes petits- fils, le connaissent aussi, dans leur chair et leur coeur ! Les gémissements de ton jouïr valent du Mozart ou du Beethoven — quel Stradivarius qu'une jeune femme de 21 ans, mais que d'hommes, que de garçons en jouent trop vite et trop mal ? Moi, je sais attendre... Je ne cours plus tant après mon jouir, qu'après (d'abord) le tien !... Nous jouirons tous les jours, si tu veux — mais d 'abord toi, d 'abord toi !... C'est l 'avantage

des hommes faits ; qui ont déjà beaucoup jouï eux-mêmes avant le mariage...

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Lundi, 24 déc. 79 :

Neige ; voici qu'il neige (un peu) pour juste la veillée de Noël ! l'histoire de l 'Europe n'est qu'un macabre Opéra « ita- lien », avec des masques blancs et des flambeaux rougeoyants : Combien de Mozart, de Michel-Ange et de Pascal, de Proust, Gutenberg, Christophe-Colomb agonisèrent parmi les 40 mil- lions de victimes de la dernière guerre mondiale, souvenez- vous donc, celle de 1939-45 ; car la suivante, — la Troisième

ou la Quatrième, elle se prépare tous les jours, toutes.les. nuits !... Nous sommes tous foutus, jusqu'aux étoiles ; — et sans doute qu'on adore ça, de s'en... foutre ! — qu'on adore ça, de rouler droit vers l'abîme, sans lever un seul cheveu pour essayer de freiner, un petit peu !... Pourquoi je pense à ça, j'écris ça ?... je/suis/joyeux/comme/jamais ; il y a 63 jours que nous nous connaissons, ô Marie ; et nous nous fiançons, après- demain !... Dans 1 heure, on va déjà boire le champagne des fiançailles dans la cuisine de votre pâtisserie, là où tu bosses actuellement 10-15 ou même 18 heures par jour (la « trêve » des confiseurs). Tu seras belle comme jamais, dans ton sari citron, brodé d 'or : Tu as 20 ans !... Nous serons fidèles !... Je suis « beau » comme jamais, neuf des pieds à la tête, dans du velours beige ; du tricot beige et doux, pour te donner encore plus le désir de moi !... Une seule femme au monde me désire, désire ma langue, ma queue, mon coeur ; une seule m'embrasse sur les yeux et les... ; c'est toi ; et tu as 20 ans, toute l'énergie, l 'espérance du monde ! L'ange de Dürer a trouvé son demi-prophète barbu et chevelu, celui dont la parole rousse et dorée annonce (déjà) la/mort/de/l 'Occident/ et glorifie le corps de la femme, ton corps ; par la plume et par ma — langue !... Je suis fils d 'un philosophe saint et d 'une mère paysanne très bonne et blonde — lui, a été brûlé il y a 35-36 ans par les Allemands ; — elle, vieillit doucement, parmi son souvenir et ses petits-enfants. Nous voici, un peu, dans l'imagerie de Noël, comme tu vois, — mais une imagerie vraie, gravée dans le sang et les larmes. Il ne me reste plus que 3 F 80 pour un flacon d 'eau minérale. Mon sac-sport est bourré de journaux (les Dernières Nouvelles d'Alsace de hier parlent encore de Klée, ce « double » que je connais assez mal), — de fruits de Madagascar, de champagnes, de marrons- glacés, de poètes ; de... Quelque chose comme/beaucoup/de/ TENDRESSE, qui flotte dans tout ça, — dans tous ces jours

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de fêtes, toute cette attente fébrile de millions de gens et d'enfants ! A chaque seconde, je devrais me réjouir de ce miracle inouï d 'être vivant, et désiré d 'une grande, longue et blonde fille de 20 ans : Ce.miracle.de.ma.vie.qui.dure.depuis. déjà. 36 ans ; depuis, déjà... 438 mois ; depuis déjà... 1 752 semaines ; — depuis déjà... 12 264 jours ; depuis déjà... 294 336 heures, — depuis déjà... 17 millions 660 mille 160 minutes ; — depuis déjà... 1.milliard.59.millions.609.mille.601, 602.ou.603 secondes !... ô !... voici que je vis depuis déjà + de 1 milliard de secondes ; et qu'il me reste (encore) toute m a 2 vie, encore 1 autre — milliard de secondes à passer A V E C toi ; des mil- liers de baisers ; des milliers d'étoiles-dans-nos-yeux, des mil- liers de caresses ; des milliers de jouïssements ; de bontés ; de paroles !... Je me vois, très vieux, refaisant avec toi, le compte de nos enfants, petits-enfants ; le bon compte de nos voyages, de nos continents, de nos livres ; de nos vacances, de nos chansons, de nos étreintes ; de nos prières, de nos amis !... Les journaux du 23.XII. parlent d 'un couple de You- goslaves qui fut marié durant... 91 années, ils donnèrent la vie à 175 descendants et moururent à 105 et 110 ans ! Nous/

entrons/dans/l 'éternité : Main dans la main ! Rester ensemble, le plus longtemps possible ; au moins pour les 50 ans qui vien- nent, c'est bien la seule façon de se montrer qu'on s'aime vrai- ment : Qu 'on s'aime ! E t ça, il faudra se le prouver l 'un l'autre, chaque jour qui vient, par chaque geste ; chaque 1/2 ton de la voix ; chaque idée, — chaque seconde, chacune des 1 mil- liard et poussière de secondes à venir !... « Téléphone !... Hosannah !... » à la table d'à-côté, 3 étudiants rigolent, en secouant 1 gros réveil-matin de cuivre rouge, comme des gamins : « I l faut bien fêter Noël »... lancent-ils à la ronde, pour s'excuser...

Mercredi, 2 janvier 1980 :

— La mangeaille, les fêtes ; l 'ennui des réunions de famille ! On s'est vu quasi tous les jours, on n 'a rien écrit, moi ici, toi dans le 1 2 cahier de ton journal-intime ?... Les fiançailles ont donc eu lieu, chez tes parents, le 26 décembre ; on a échangé nos bagues devant les deux familles réunies, toi ma bague d'or à pierre jaune ; moi, ton bel anneau d'argent avec gravé des- sus : DA VIKEN : « pour la vie », en breton. Ma mère a allumé deux petits cœurs en cire blanche, le tien a brûlé plus

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longtemps que le mien. Ton papa et mon beau-frère ont fait les clowns, tout le monde riait... Tes deux jeunes sœurs étaient roses d'émotion. Votre maison neuve, le travail dans la bou- langerie et chaque nuit, le portage des journaux : La vie dure et fière. Ma vie, molle et songeuse, toute vouée au rêve et à l'écriture et à l'adoration de la lumière et de toute chose, toute vie !... Tu joues de l'orgue, dans ton ancienne chambrette sous le toit ; on s'y embrasse, à genoux. Puis, 5 jours plus tard, les noces de diamant de mes grands-parents, 60 années de mariage ; ils sont unis depuis 1919 !... Comme, au XIX siècle, s'être mariés sous Napoléon I pour vivre encore, et s'aimer !, sous la I I I République et Zola !... L'aîné des deux a 87 ou 88 ans. Si nous fêtons un jour, nos noces de diamant, j'aurai 96 ans et toi, 80 ans... Mais d'ici là, que d'« horreurs histori- ques », je prévois ! l'horizon croûlera sous les Niagaras san- glants de plusieurs nouvelles guerres mondiales ?... Le peintre Camille Claus aime tant ma Lettre à Fabien, qu'il propose de peindre mon (notre) portrait. Nous avons vu plusieurs films rigolo, je sors plus, qu'avant toi ; je me débroussaille, « désau- vage » un peu, — enfin ! Hier, 1 janvier, nous avons été en Allemagne, dans l'auto de ma mère (elle conduisait), voir ton amie, qui travaille au fond d'une montagne de la Forêt-Noire, à écouter, des nuits entières, à déchiffrer les messages (morses) des avions russes... Sur le retour, assis au fond de l'auto blan- che, nous étions dans les bras l'un de l'autre, soudés par la langue du désir, toi mon gland dans ta bouche, ô délices; moi, ma bouche sur ton slip, ma mère continuant de conduire et de bavarder, sans montrer qu'elle se doutait de quelque- chose ?... « Je crois qu'on commence à s'aimer », je murmure ; car il y a 3 jours, devant remonter à Saverne brusquement et ne te laissant sur la table qu'un petit mot, tu as pleuré après moi — donc, tu m'aimes ?... Donc, tu m'aimes!... Nous avons re-mesuré l'appartement ; et fait l'amour sur la moquette som- bre de la salle-à-manger ; chaque chambre, ainsi, sera inau- gurée !... Demain, je retravaille au Collège de Brumath. Et puis, mon déménagement, pour de bon, ces jours-ci !... La dif- fusion du Fabien m'a pris 2 ou 3 semaines, 600 exemplaires dans la nature, avec à la main, l'adresse, le timbre, les 3 tam- pons et souvent, un petit mot de Nouvel-An ; sans oublier 4 ou 5 prospectus, à glisser parmi les pages, ça prend plusieurs heures rien qu'à plier les 4 ou 5 X 600 prospectus : J'aimerais tenir mon bureau de poésie, mon BUREAU.de.BONTÉ, cha-

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que jour de l'année, depuis 8 h du matin jusqu'à 6 ou 8 h du soir, — quels résultats j' aurions !... avec juste une bougie qui brûle doucement et puis, ouvert sur ma table de bois blanc, le Cantique des Cantiques ; pas relu depuis... des années. Prions Dieu pour qu'on s'aime au maximum ! Mes grands-parents ont reçu 18 gerbes de fleurs, par porteurs, avant-hier... Voici une nouvelle décennie. La dernière, — celle de 1970-80, m'apporta l'amour fou ; mon métier d'enseignant et 4 petits livres ; sans compter les centaines de pages (encore) inédites, — et vite, aux 3 derniers mois de la décennie : Toi, et nos projets... La décennie 80-90 m'apportera le mariage, nos premiers enfants ; nos livres enfin édités ; nos voyages aux 36 coins de la Rose-des-Vents (déjà, la Bretagne à Carna- val), etc... Fiancé, je suis plus grave. J'ai juré de ne plus jamais faire l'amour seul, mais uniquement avec toi ; contre toi et dans toi, — dans tes mains, — dans ton lit ! La mastur- bation me tombe enfin des mains, comme une vieille feuille- de-vigne demi-morte... La vraie vie de mon sexe-laboureur va commencer ; une vie de soc solide, peu essoufflé, dur à te pénétrer, te ravager, te féconder, t'inonder de ma semence d'homme, enfin mûr ; t'engrosser, bientôt, de toute notre joyeuse (future) famille !...

... Je descends acheter ma salade de chaque soir et mon fromage-blanc — pour que je/devienne/plus/doux/encore ; toujours plus doux ! La laitue et le lait, apaisent-ils ?... — Cha- touillant Marie sous les épaules, et le rire étant l'une des « preu- ves » de Dieu, j'en conclus : c'est dans la toison des aisselles, que siège l'âme humaine ; (mercredi-nuit) — oh !...

D'ailleurs, c'est toujours sous les bras, que les jeunes chats viennent vous téter !... (vendredi matin) — Donc !

Vendredi, 4 janv. 80 :

Avons dormi ensemble, dans un bain de tendresse, sans rien faire que de nous parler, à chuchoter, à caresser, à dire des projets : Que c'est bon ! comme, affamés, d'attendre dou- cement la première bouchée de pain, la première gorgée d'eau de l'assoiffé ! La.tendresse.est.plus.rare.que.le.désir ; aussi rare

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que le lait, ou le diamant ; elle revitalise plus que l'eau pure ; elle sourd de la poitrine et des yeux comme la source sourdra du rocher : Il ne faut pas l'attendre ! elle vient soudain, plus imprévisible et apaisante, que la brise des soirs d'été, comme le souffle même et la preuve de Dieu ?... C'est l'anti-chambre du paradis ; l'arc-en-ciel, annonçant l'Amour : Elle embaume toute chose et divinise les joues, les yeux, les mains et les jours ! La tendresse est une musique derrière la voix, derrière la langue de Marie ; derrière chaque syllabe/de/ses/paroles : On s'aime, déjà !... Les élèves parlent de guerre mondiale possible, c'est dans tous les journaux ; mais moi, je relis Ander- sen et Laforgue, je lève des rédactions sur la neige, ô perdrix fleuries de mes futures Surprises ?... Il a blanchi, toute la nuit ; Que la planète entière s'enfouisse sous des milliards de tonnes de neige ; que la guerre et le sang s'étouffent donc (enfin) sous des mètres de neige, — que la pureté totale écrase, enfin, les Océans, les montagnes ; l'Asie, l'Amérique et l'Homme sanglant !... Qu'un silence absolu efface à jamais nos crimes, nos génocides, nos Apocalypses ; notre Histoire mondiale, pleine de merde et de sang : Qu'il neige !... Qu'il neige !... Des jours !... Des semaines !... Marie et moi, nous nous brûlerons doucement la bouche et les cœurs, nos côtes entrelacées sous les blocs de l'universel igloo, du mondial château-des-glaces, — nous fuirons tous les deux — en Suisse ; que la guerre nucléaire nous épargne et nos quatre enfants, Tristan, Emmanuel, Sarah et les autres... Nous ferons des fleurs de cheveux, des Bibles de poèmes ; des « maisons » de journaux intimes, — nous écrirons, danserons, broderons, nagerons ; chanterons, aime- rons, voyagerons, classerons, écrirons, publierons ; déclame- rons, caresserons, pleurerons ; combattrons, vieillirons, — mourrons et ressusciterons !... Nous et encore Nous !... Je bois mon viandox au café de la gare, devant mon cartable-biblio- thèque et les collègues parleurs-de-skis. Je survis à coups de bananes séchées de l'Ecuador, près de l'oranger artificiel ; tout le monde est inquiet : l'essence a rejoint, ce matin, le prix du vin rouge ! Le président de la République lui-même a parlé d'une : « guerre mondiale » éventuelle : Jusqu'où, irons-nous ? quelles couleuvres, encore, accepterons-nous tous, d'avaler ?... Il ne nous reste plus que la prière et que l' action directe, dans l'amour et la persuasion ; — Vite !...

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Lundi, 7 janv. 80 :

Hier dimanche, avons pris pied dans notre appartement, enfin : Première nuit, tous les deux, par-terre, nus sur un matelas ; les radiateurs trop chauds et la sonnerie du four électrique, toutes les heures, comment l'arrêter ?... Quel foin pour mettre la lumière, 7 ampoules cassées par l'auto ; enfin, 1 ampoule brille, dans la cuisine, grâce à un voisin ; et la radio murmure en allemand d'admirables cantiques-de-Noël, sans doute les plus beaux chants du monde ?... Tu vas dormir 12 heures. Moquette rouge, noire et gris-souris partout ; le chat qui grimpe sur les armoires comme sur des arbres, sapin, merisier, noyer ? Je range chaque chambre. Je jure d'avoir plus d'ordre, enfin !... Bouffé 6 ou 7 clémentines, en guise de dîner ; tu dors ! Monté 10 fois, chargé, les 4 étages... Mon lit a pris l'air et même la pluie, sur le toit de l'auto, de Saverne à Stras- bourg... On stocke la vaisselle, du sucre et du sel ; des pro- duits d'entretien. Téléphone et gaz encore coupés : Tout va s'établir et pour des années, en plein Strasbourg, cette ville que j'adore ; où je suis né ; où j'ai si longtemps vécu, étudié ; où vivent tous les miens. Notre nid se trouve en face du Lycée Kléber, — où j'ai fait toutes mes humanités, je l'ai déjà noté, depuis la 6e (11 ans) à la double philo (18-19 ans)... Je rêve retourner y enseigner, un jour ! juste la rue à traverser !... (200 étudiants de 20 ans, que je captiverai de cours impeccables, comme Rontchevsky ou André Tubeuf) — Deux balcons, pour notre chat. Sur l'un d'eux, en plein janvier, un pigeon couve 2 oeufs ; joli présage de bonheur !... nous n'en revenons pas, tous les deux. Ma bague de fiancé, de plus « grave » fiancé, elle me serre (bien) le doigt et ne peut en tomber ; pour la sortir, il faut un peu de savon, ou bien... couper le doigt ?... Les 77 marches de pierre sont bourrées de plantes vertes, j'en compte 63 !... Tu as calligraphié notre nom à l'encre mauve sur l'antique boîte-aux-lettres, avec dessous, ma « gamine » de déjà 10 ans : « la nouvelle poésie alsacienne », que je vais rebaptiser, bientôt, en : « pour/unelpoésielpluslpopulaire », — petit fanion un peu boy-scout qui ne se manifeste que 2 ou 3 fois l'an, et les milliers d'enveloppes tamponnées de mon intarissable courrier ! Rue Ehrmann, oui : rue de l' Homme d'Honneur, moi qui ai toujours eu un tel respect devant tout, les gens, les livres, la parole ; les objets, le travail, — etc...

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Je suis, si souvent, un homme de (trop) grand respect, d'une courtoisie parfois poussée jusqu'à la complaisance ?

On s'est rendu heureux, nus sur le matelas, tout embaumés de l'inouïe musique allemande, « je suis Allemand » — mais mon père a été tué par des Allemands !... Ach was !... des hommes ; tout homme est 1/2 ange, 1/2 monstre ; ni — Russes, ni Nazis, ou Chinois, ou Français particulièrement, ça ne veut plus rien dire !... Sur nos murs, les feuilles dorées de la tapis- serie brillent, à la lueur de l'ampoule ; le courant passe : nous voici, déjà, « dans.la.lumière, » la double-lumière du désir et des sources de la vie ;

Mardi, 8 janv. 80 :

... Comment écrire notre joie, ma joie ?... (tous les poètes du monde ne sont que des « conservateurs » de la joie !). Après 12 heures de boulot grisâtre et harassant, les autobus, la routine et ce cartable scolaire qui pèse 1 tonne, nous nous sommes baignés, rue de Rome ; et, dans le gros édredon rouge du lit, après plusieurs plaisirs, soudain, voici la charge de la joie, la foudre de la joie, moi juste à l'entrée de toi ; cette cavalcade sacrée dépassant le simple plaisir du jouïr ; cet élan venu des profondeurs d'où je roule et m'oublie comme aux vagues de l'Océan, à l'avalanche des étoiles ?... Foncer ; ne plus freiner ; donner, — DONNER à foison ; s'épanouir, exploser, imploser dans toi, — « attention ! tu es mal placé, arrête-toi » — mais te voilà aussi heureuse que moi ; nous sommes déjà (de plus en plus) unis; je t'ai enfin DONNÉ de moi, après 77 jours de caresses, de fiançailles ! J'oublie tout, je suis fier, — enfin fier de ma puissance ; tous les phan- tasmes-hésitations disparaissent, comme par enchantement, ô brouillards ; j'oublie les 75 lettres de mes écoliers au prési- dent de la République contre/la/menace/d'une/guerre/atomi- que/mondiale... Je.dors.comme.un.roi, d'un sommeil jamais aussi apaisé, potage de bonté ! Je sais, nous savons que nous serons heureux : Oui, heureux ! En fermant les yeux, je vois ton sexe bâillant, comme un petit « soleil » noir et chevelu ! J'ai le désir de te reprendre une ou 2 fois, encore, de me fondre DANS toi, de danser contre toi, — dans toi ; de te bercer, puissamment : Je découvre la joie de ce mouvement de balancier-berceau, mouvement de bélier-moto ; de cheval-fusée ; tout l'être chante et s'enchante à mes hanches, à tes hanches,

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elles retrouvent (à quatre) la charge-course des planètes uni- verselles et celle des atomes/les/plus/minuscules — ma.vie. pousse. dans.ta. vie ; ma vie déborde dans ta vie ; nos deux sèves confondues à la gloire de Dieu !... « Sarah sera peut-être pour septembre ?... » dis-tu, sans catastrophisme ; d'avance, notre fierté ! même si beaucoup trop tôt ?... Je n'ai même pas eu à chercher, mon long membre-long « bras-du-coeur » se trouva tout seul, là où il devait ; là où c'est chaud, sombre, doux et mouillé : J'éclate, non ! ... si ! ... mon Dieu que c'est bon !... de mon corps, de mon cœur, de mon âme, de mon ventre monte une bénédiction universelle, sur toi, sur ma famille ; sur tous les peuples de la terre, sur.tous.nos.enfants.à. venir, et vers la bouche (même) de Dieu : Le vagin de ma femme est le temple de Jérusalem, le Saint-des-Saints/de/tous/ les/Dieux/des/cieux !... Ton œil brille d'un bonheur malicieux, au coin de l'oreiller, sous la paupière à demi-soulevée ; tu es quasi-ravie, toi aussi !... Bientôt, nous ne serons plus qu'UN seul, qu'une seule : Oui !

« Le temps est gris ; peut-être, il neigera », dit le droguiste. Une collègue sent ça aussi dans ses côtes fêlées ; Achetons le journal ? Que de corbeaux sur le clocher de Brumath et dans la plaine maussade. Je ne suis plus que le Secrétaire de Sa Sainteté la Réalité, le Secrétaire — du Songe, lui-même ; le scribe de Toi seule ! Tout le reste, s'efface ; les soucis, les autres trucs, comme une buée démodée, sur une vitre d'hiver ; j'ai téléphoné au gaz, à la banque et au... téléphone lui-même : Janvier médiocre ; — 1 pièce arabe dans mon porte-monnaie ! La pâtissière parle des impôts et de la guerre qui vient, d'ici 2 ans ou 6 mois ? Elle m'offre un éclair au praliné, pour pas- ser le temps à t'attendre... Tu es tombée aujourd'hui, en lavant le corridor, ça m'a fait mal à entendre ça !... Je crois (oui) que je suis amoureux, comme tu dis : Je dis « je crois », car je te confirmerai « ça », tous les jours à venir, — chaque jour qui viendra ! *

Mercredi, 9 janv. 80 :

... Le poète Jean FOLLAIN attendit, je crois, la fin de sa vie, avant que sa poésie lui rapportât 1 seul sou ; Moi, mon

(*) Lundi 31 août 81, recopiant ceci, à Thal : confirmé !...

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éditeur vient de m'écrire que, sur les exemplaires vendus de la « Résurrection alsacienne » (1977, édit. Saint-Germain-des- Prés), il va me verser la somme de : 369 F et 41 centimes !... soit, de quoi passer à l'aise 4 jours de vacances, n ' importe où : Très fier de ça ! L 'Almanach de Strasbourg m'a payé 800 F, et la revue « Saisons d'Alsace » (édit. Istra), 153 F 92 — mais il ne sera jamais question pour moi, de vivre, ni même d'essayer de vivre, sur le dos de ma « songerie artisanale »... Aux murs de Strasbourg, des étudiants ont peinturé ceci : « Passants, je vous hais ! — « Roudoudou aime Crevette... » et puis : « Oh, vieux monde, prends garde ! nous, rêveurs sans sommeil, boule- verserons ton sommeil sans rêves ! » Les 73 lettres au Président

contre la bombe atomique française, sont parties : Nous répon- dra-t-il ? et quoi ?... des paroles creuses et roses ?... words !... Words !...

Jeudi, 10 janv. 80 :

L'hiver n'arrive qu'aujourd'hui, ça pince ; on a oublié que le froid, ça pinçait. J 'ai répondu à 5 ou 6 lecteurs inconnus, souvent des adolescents plus ou moins « plumitifs » eux-mêmes ? Ah, le courrier, c'était la grande affaire de ma vie, ces der- nières 10 années — mais désormais, il y a toi ; et toutes cho- ses prennent, enfin, leur vrai recul ; et j 'entre enfin dans la vraie (bonne) vie, — comme d'entrer dans T O I ; dans une femme, bonne et douce ! Un ami fin lettré, m'offre 48 F de timbres-poste, avec ses vœux, pour tous mes frais de poésie, mon tabac à moi... Je voyage à l'œil, dans le train vers Stras- bourg, pris au vol ! Je lis Armel Guerne, Testament de la Per- dition (Desclée De Brouwer, 1961), qui chante « L'hiver lucide enfin, le blanc hiver mystique » (p. 7)... J 'adore la froi- dure ! j 'adore la canicule ! j 'adore les extrêmes et aussi, les points d'exclamation ! Hélas, ce n'est pas moi qui exagère, c'est l'histoire mondiale tout entière !... G U E R N E écrivait, il y a 20 ans : « L a fin du monde est déjà commencée pour ceux qui savent, et de tout leur courage, avoir peur ! » (p. 32) ;

Vendredi, 11 janv. 80 :

... Ce soir, sans nous voir, à cause de mon fatras, mes ran- gements, mes affaires en retard, qu'il faut finir, au forcing, 10-12 heures par jour, avant d'emballer tout dans des caisses (ça ira très vite, ça !...). Oui, la vie de l 'écriveur est aride mais

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délicieuse, tout seul, face aux piles de livres imprimés, de let- tres à répondre ; de manuscrits à corriger, à recopier ; on se trompe, ça n'est pas une sinécure toujours, que de : « juste/ écrirelcelquilluilpasselpar llal cervelle »... Écrire, c'est un peu se donner du cilice, le silence et la pénitence, — contre le temps perdu ; souvent, contre sa propre paresse, « noncha- lance », marécage ou neurasthénie ? contre le boulot-qui-fait- vivre ; parfois même, — contre la famille ?... Il faut, chaque jour, par l 'écriture — prière-gravure, gagner sur tout et sur tous ; sur l'oubli, et la mort ; l 'argent et le futile... Comme le dit l 'Américain Kurt Vonnegut, le talent est une chose fort courante ; « Ce qui est rare, précise-t-il, c'est de bien vouloir (pouvoir) supporter la vie d'écrivain : — Ecrire, ajoute-t-il, c'est un peu comme fabriquer à la main du papier-peint pour tapisser la chapelle-Sixtine ! » Ainsi, dans ma mansarde saver- noise (quitte à négliger un peu l'école), il me faudrait combien de journées de 10-12 h d'affilée, pour répondre à ces centaines de lettres, pour feuilleter tous ces poètes et surtout, pour finir, publier, propulser tous mes manuscrits (toujours) inédits : 6 ou 7 liasses ; des proses et des poèmes !... Bref, patience, longueur-du-temps et boulot forcené : Je suis le clerc-de-notaire de la Lune ; le clerc de mes songes et de millions de paroles ; 2 loupes bleuâtres à l'œil et les doigts plus doux que mon buvard, avec des dizaines de dossiers impeccablement classés, où je retrouve, à la seconde déjà, le moindre balbutiement de mon « adolescence jean-pauline » !... Je suis, de mon vif, dans plusieurs anthologies assez importantes, ha, ha !... ne riez pas c orange », s.v.pl. ; je suis sans doute, le plus grand poète savernois ?... Ce matin, à 6 h 1/2, dans un hôtel rose du XVIII siècle, grand 'Rue à Strasbourg, près de la maison où travailla l 'historien Fustel-de-Coulanges, un pianiste « fou-fou » donnait, sous un plafond doré, un concert brillant, pour les deux ouvriers qui déchargeaient (à dos d 'homme) chez le boulanger du coin, des sacs de farine « Francine »... Lequel était le plus heureux de son boulot, le pianiste des aurores, ou le débardeur des quintaux blancs ?... Découvert par la poste, les poèmes de Yves Collé (à Neuf-Brisach) ; comme cet été, ceux de Huber t Birringer (à Sarralbe) ; je note ici ces deux noms, car ils sont, seront poètes, je crois ! Beaucoup aimé les recueils de Tuot, Jouffroy et Morin, dans la nouvelle collec- tion rouge de Denis Clair : « E t à l 'horizon des blés bouge un Dieu d 'abondance » !... « J'agonise en gésine comme un géant

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Qui c'est, "ce"... DANSONS DIEU?... Ni un fanatique, ni un "illuminé" — simplement, un brave-homme des bords du Rhin qui (enfoncé dans l'écriture, depuis sa 13 année) découvre, à 36 ans passés, les joies du mariage, avec le naïf enthousiasme & la précision (minutieuse) d'un jeune mâle de 25 ans !... Oreilles, salivez-vous ?

... Rarement "journal" fut plus INTIME, ni "sale" — ni saint, ni cru ni cuit; ni trop sec ni trop long, ni grossier ni courtois : L'homme y confesse tout, dans la lignée des Montaigne, Rousseau, Chateaubriand & Jouhandeau: Ah!... cet "écrivain du JE", qui note (quasi-) TOUT, l'érotique & le glorieux; les délices de l' écriture, la —GUERRE & les poètes; la haine & l' amour ?...

En Alsace déjà, ce livre fait scandale. On dit même que les 44 000 mairies de France vont l'offrir aux marié(e)s, — faisant remonter la courbe démographique ?... Mais les célibataires, les écologistes, les enseignants; les psychologues, les religieux & les poètes, s'en réjouiront, eux aussi ! Sans oublier tous les anti-nucléaires (de l'Ouest et de l'Est). Bref, un "bœuf ' !... Vous le chiperiez à vos ami(e)s... Vive DANSONS DIEU !

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