Jure Mikuz Le Sang Et Lait 0

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  • Jure Miku

    Le sang et le lait dans l'imaginaire mdival

  • Jure Miku

    Le sang et le lait dans l'imaginaire mdival

  • Sommaire

    Limage de la Double intercession 7Prologue 7La fresque de Saint-Prime 10Les trois flaux 11La protection mariale 14Le corps de la Vierge 17Marie avocate 21Liconographie de la Double intercession 24LHomme de douleurs 28

    Sang et lait divins 34La lactation de saint Bernard et les miracles du lait 36Marie lpouse et lglise 40Le Rosaire 44... quo me vertam nescio 46Le sang du Christ 49La soif du sang prcieux 55Leau et le vin 64Le saint Prpuce 68Dieu masculin et fminin 71

    Le corps scientifique au Moyen ge 77La nature humaine du Christ 79Le dveloppement de lembryon : le sang transform en lait 85

    Le corps imaginaire 97Les coulements fminins et les plaies 101Le rouge et le blanc 104Les images de la doctrine eucharistique 106Le sein en tant quun bon et un mauvais objet 113La lascivit 119Les vierges et leur poux 124La misogynie 128

  • La nudit et les images 131Les nus et leur rception 136Le culte des images 143La beaut de Marie 151Lapparence humaine du Christ 155Le concept de dplacement du fminin et du masculin 165Les jeux de regards 172Les paradoxes de la foi 177

    La critique luthrienne et la censure post-tridentine 183La Rforme 183La condamnation des images catholiques 188La Contre-Rforme 195Le puritanisme 202

    Limage dans la marge 207Le singe la pomme croque et le lion 207Un homme mlancolique 214

    Bibliographie 219Sources 219tudes 224

    Rsum 293

    Biographie 296

  • 7Jure Miku: Le sang et le lait dans l'imaginaire mdival

    Limage de la Double intercession

    Audiamus quomodo Christus ostendit Patri suo pro nobis sua vulnera,

    et Maria ostendit Filio suo pectus et ubera.

    coutons comment le Christ montre pour nous son Pre ses plaies

    et comment Marie montre son Fils sa poitrine et ses seins.

    Speculum humanae salvationis, vers lan 1324

    Prologue*

    Dans un texte, quil a publi en 1927-1928, lhistorien de lart slovne, France Stele, prsente pour la premire fois au public international Limage de la peste, une fresque peinte dans l'glise Saint-Prime #rna prs de Kamnik (Sveti Primo, #rna pri Kamniku) en Slovnie (fig. 1), et en donne deux reproductions diffrentes. Lune montre la fresque retouche (fig. 2) ; lautre limage dorigine, telle que la rvle sa restauration1 (fig. 3). Sur la premire, la poitrine de Marie est dcemment recouverte dun voile, les mains de celle-ci pieusement croises sur ses seins, tandis que sur la seconde, la Vierge soutient de la main gauche un sein nu et bien gnreusement gonfl (fig. 4). Est-ce par hasard ou dlibrment que lauteur a publi les deux versions de Limage de la peste ? Sagit-il dun lapsus freudien ou dun acte intentionnel ? Dans plusieurs ouvrages ultrieurs consacrs au cycle de fresques qui ornent Saint-Prime, Stele continue, jusqu sa mort en 1970, de publier tantt limage retouche, o les seins sont voils, tantt limage dorigine aux seins dnuds. Ce choix se rvle donc si consquent quil cre limpression de seins fantomatiques, tantt apparaissant, tantt disparaissant de la fresque. Stele, spcialiste de la culture mdivale, connaissait bien videmment le thme de la Double intercession dans chaque scne o sont reprsents le Christ adulte et Marie, celle-ci approchant la main de son sein. Dans le cas de Saint-Prime, son attention ntait retenue ni par le motif des seins nus ni par la question du repeint. Il ne se proccupait pas, non plus, diconographie, se contentant de constater quil sagissait dune lactation spirituelle qui trouvait sa source dans les visions mystiques de saint Bernard de Clairvaux, au XIIe sicle, lesquelles connurent une immense postrit. Ce dernier passe pour tre le plus fervent adorateur de la Vierge, de lpouse du

    1 STELE 1927-1928, 349-362.

    * Je voudrais remercier mes amis Florence Dussel et Bernard Bayonette d'avoir soigneusement rvis ce

    texte. La rdaction a t termine en 2009 et pour cette raison, beaucoup d'ouvrages trs pertinents publis aprs cette date ne pouvaient plus y tre considrs d'une manire souhaitable.

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    Cantique des cantiques, qui veille avec sollicitude, comme une mre ou une nourrice, sur ses enfants2 . En outre, cest avec saint Bernard que commence la vnration de la nature humaine du Christ, rvlant non pas tant son omnipotence terrifiante que sa bont, car Dieu sadresse nous en la personne de son Fils, qui sest fait homme pour nous.

    La fresque qui nous occupe ici est ralise en 1504, la fin du Moyen ge, au seuil de la Renaissance en lEurope centrale, et il semble quelle reflte ce passage entre deux mondes et leurs systmes de reprsentations. La composition triangulaire, avec, en haut, Dieu, entit universelle, et, en bas, de chaque ct, le Christ, un homme, et Marie, une femme, dtermine la perception du croyant. Elle englobe la naissance, symbolise par la bont rapporter au lait marial et la mort, symbolise par la cruaut rapporter au sang du Christ et lpe dgaine de Dieu le Pre. lpoque de leur ralisation, le Christ et Marie taient conus comme des figures spirituelles, symbolisant le mystre de lEucharistie et de lIncarnation. Or la question qui se pose aujourdhui est de savoir dans quelle mesure le spectateur dhier tait tent de rapprocher la nudit du Christ et celle des seins de Marie des lments du corps humain ? Cet rotisme dissimul marque une image qui nest pas sculire et, qui plus est, dcore un espace sacr dans lequel, lexhibition du corps dnud, quelle soit relle ou figure, signifie un sacrilge.

    Vers lan 1500, les doctrines religieuses font lobjet de reprsentations qui suivent les nouveaux canons artistiques, lesquels reposent sur une observation prcise, et une imitation parfaite de la nature. Dans lart, le monde mdival se trouve confront alors aux thories de lhumanisme, suscitant des ractions qui ne sont plus seulement spirituelles mais aussi physiques, fondes sur les expriences du quotidien. Tous les dtails rels, toutes les parties du corps peuvent transcender leurs apparences physiques, quand elles se combinent un monde symbolique, magique et surnaturel, tandis que les qualits abstraites des signes eucharistiques peuvent toucher des modles concrets3. La nudit est donc dans Limage de la peste de Saint-Prime pour le moins quivoque : elle conserve les significations allgoriques mdivales et, en mme temps, elle produit un effet narratif et sensuel. Tout au long du Moyen ge, lglise na cess de refouler, de jeter lanathme sur la sexualit, et supprimer ou voiler son vocation directe dans ses discours. En revanche, la sexualit sexprime plus ou moins ouvertement dans toutes les formes dexpression profanes refltant la vie quotidienne habite par des formes dirrespect et de lascivit4. Ce fait est minimis dans la plupart des recherches, et pourtant, il mrite toute notre attention, si nous voulons voir comment les lments chargs drotisme fonctionnent, mtamorphoss par les doctrines sacres, dans liconographie religieuse5.

    2 BERNARD DE CLAIRVAUX 1996, 213 (9, 9).

    3 BUETTNER 1993, 383-392.

    4 Cf. BAKHTINE 1970 ; WIRTH 1989 ; CAMILLE 1997 ; CAMILLE 1998.5 Cf. STEINBERG 1987 ; SCHMITT, BASCHET 1991.

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    Ainsi le spectateur des fresques de Saint-Prime nest pas sensible seulement une vision eucharistique du sang du Christ et du lait de la Vierge. Les qualits formelles et les significations mdivales des fresques se conjuguent avec les nouvelles conceptions de la Renaissance : le paysage derrire le Fils et sa Mre, o se droulent des scnes de flaux, sloigne selon une perspective arienne moderne et entrane le spectateur dans son espace fictif. Les arrire-plans, chelonns en profondeur, facilitent la mise en avant des grandes figures principales qui, encore daprs les prceptes de la composition mdivale, se dtachent optiquement du support : elles semblent se projeter vers le spectateur. Ce dernier nest pas seulement instruit par la scne sacre, elle suscite aussi en lui un affect de dvotion et linvite la mditation intensive do peuvent rsulter, comme consquence dernire, des visions. La contemplation est essentielle, daprs Thomas dAquin, elle est avant tout lacte de voir Dieu et de lincarner dans la mmoire6. Ainsi les personnages principaux de notre fresque pouvaient-ils soulever de fortes motions chez le spectateur en extase, si bien dcrites par Jean Wirth ?

    Les oeuvres doivent permettre au dvot le maximum de contact et que la personne reprsente se rapproche du spectateur []. La Vierge doit sduire et le Christ souffrant tirer des larmes []. La sensualit et la cruaut de cet art senracinent dans lasctisme monastique o les moines dcouvrent ltreinte du Christ mourant et la saveur de son sang, la tendresse de Marie et la suavit de son lait, lunion nuptiale avec lun et lautre sur un lit de fleurs, conformment leur lecture du Cantique des cantiques []. Liconographie doit prsenter lamour spirituel de manire distincte de lamour charnel, et plus troublante. Ce sont donc les comportements charnels prohibs qui figurent cet amour, ainsi linceste, suggr lorsque le Christ et la Vierge jouent le rle de lpoux et de lpouse du Cantique7

    Cest travers son sang que la Vierge est considre comme la cause matrielle de lIncarnation, par laquelle le Verbe divin descend sur terre et, grce au lait marial, se nourrit de nature humaine. Lenchevtrement symbolique du sang et du lait, lcart entre ces deux liquides qui, cependant, dans limaginaire mdival, ne sont rien dautre quune seule et mme matire, accompagnent tout notre rcit o tout est ambigu, se rvlant tout la fois corporel et incorporel, sacr et profane, fminin et masculin, menaant et consolant, bon et mauvais... Saint-Prime, dont les premires mentions datent du XIIe sicle, est un des plerinages les plus anciens des rgions subalpines. Ses fresques sont les plus remarquables de Slovnie, mais on ignore toujours lidentit de leur auteur. Son style permet dtablir quil sest inspir dans lesprit comme dans la forme des monuments gothiques slovnes, et quil a une bonne connaissance de lart de lEurope du Nord comme de celui de lItalie. La datation de loeuvre, 1504, est gnralement admise, mme si elle semble un peu avance

    6 Cf. DIDI-HUBERMAN 1995, passim.7 Iconoclasme 2001, 262.

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    par rapport aux nouveauts formelles et iconographiques de lpoque8. Dans Limage de la peste toutes les parties les plus importantes sont partiellement ples, endommages, repeintes ou dtruites : les seins nus de Marie, ceux de sainte Anne sur le mur sud, les femoralia du Christ et le fruit dans la main du singe celui-ci tant peut-tre la cl de linterprtation de lensemble, comme nous le verrons plus loin.

    Ce nest pas seulement limage elle-mme avec son destin ultrieur qui est quivoque, mais aussi ses sources iconographiques. La fresque sinspire des propos quon a tort attribu saint Bernard et qui, de ce fait, en ont une plus grande porte mais dont lauteur est en ralit Arnaud de Bonneval : Dsormais laccs de lhomme vers Dieu est assur ; sa cause est transmise du Fils au Pre et de la Mre au Fils 9 Finalement, peut-tre liconographie du sang et du lait trouve son origine dans la lgendaire vision mystique de saint Bernard, encore enfant, allait par le Christ. Son biographe et ami, Guillaume de Saint-Thierry, dcrit lvnement en ces termes : Adfuit illico puero suo se revelans pueri Jesu sancta Nativitas, tenerae fidei suggerens incrementa (Aussitt la sainte nativit de lenfant Jsus se rvla cet enfant, fortifiant sa jeune foi), mais plus tard, par erreur, on lut le mot suggerens comme sugens, sucer 10...

    La fresque de Saint-Prime

    Pour qui sintresse limage peinte sur le mur nord de lglise Saint-Prime, on trouvera dans la littrature et dans lusage populaire plusieurs titres qui expriment avec justesse les personnages et leurs actions : Limage de la peste (ou des flaux), La Vierge de misricorde, La Vierge au manteau, La Vierge protectrice (ou tutlaire), Notre-Dame de consolation, La Vierge nourricire, La Vierge au lait, La Vierge mdiatrice, intercdant pour le salut des hommes, La Vierge avocate, La Double intercession, LIntercession combine, etc.11 Tous ces titres, dnominations provisoires, concernent les types iconographiques particuliers qui sont, dans lart du Moyen ge tardif, rarement runis dune manire aussi complte en une seule scne. Ils se concentrent autour de plusieurs champs smantiques, les flaux, lintercession et, particulirement, la Vierge, ce qui souligne limportance du rle jou par la mre de Dieu. Selon la dramaturgie en question, le motif est divis en deux parties. Les grandes figures de la Vierge et du Christ, au premier plan, intercdent auprs de linstance suprme den haut Dieu le Pre , tandis que les scnes du second plan expliquent pourquoi cette intervention

    08 VIGNJEVI 1996.

    09 Patrologia latina, CLXXXIX, col. 1726-1727.10 Patrologia latina, CLXXXV, col. 229a ; GUILLAUME DE SAINT-THIERRY 1825, 153 (2, 1) ; la faute drive, peut-

    tre, de la formulation clbre de Saint Augustin, mentionne infra (voir n. 126).11 Cf. RAU 1956-1957, II, passim.

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    est ncessaire. En vrit, la reprsentation dtaille de tous les flaux qui, autour de lan 1500, menaaient lhomme, ntait pas indispensable, car, dans la vie quotidienne, ceux-ci taient parfaitement connus. Mais la prcision avec laquelle ils sont dpeints tmoigne du temps o, mme dans lart de lEurope centrale, le ralisme illustratif sest substitu au symbolisme mdival.

    Les trois flaux

    Dans les images plus anciennes, toujours lies aux modles mdivaux, on trouve les trois flaux principaux : la peste, qui lpoque personnifiait toutes les maladies contagieuses, la famine et la guerre, symboliquement reprsentes par trois flches ladoption chrtienne des instruments de la colre de Zeus, dApollon ou de Yahv dcoches, par vengeance divine, lencontre de lhomme. Mais, dans la fresque qui nous occupe, le paysage est peint selon les lois de la perspective arienne nordique, tablissant ainsi une mise en scne vridique o lon peut observer des combats, des massacres et autres catastrophes, le tout contemporain de lpoque. On y trouve les invasions des Turcs et les rvoltes paysannes, les pidmies, le btail qui a pri, les inondations et les incendies dtruisant abris physiques et spirituels. Cela prouve que lauteur est dj influenc par la nouvelle volont de la Renaissance ; lartiste est conscient de soi, sachant reproduire authentiquement le monde et la vie de son poque. La vraisemblance des motifs quotidiens conforte la suggestivit de la reprsentation des doctrines saintes, alors toujours codes selon un symbolisme mdival. Les flaux, reprsents dans larrire-plan, ne regagnent leur sens quen les confrontant aux personnages principaux : cest, selon les croyances dalors, le premier parmi eux (primus inter pares), Dieu le Pre, qui en est la cause, tandis que les deux autres, le Christ et la Vierge, sont les seuls capables de les dtourner pour pargner lhumanit. Le naturalisme rigoureux de la scne avertit et terrifie le croyant, mais dans le mme moment il le console en lui donnant lespoir. condition, bien entendu, quil se soumette sans rserve lenseignement, contenu dans les messages symboliques, crypts dans le sujet de limage.

    La fresque de Saint-Prime est divise en trois champs picturaux : larrire-plan, les scnes se passent sur la terre, en haut se situe la sphre cleste avec Dieu le Pre, tandis qu lavant-plan, au centre dattraction de lattention du spectateur, se trouvent Jsus, mort et vivant, homme et Dieu la fois, et son ct Marie, accompagne selon un principe de vraisemblance de deux saints et de personnes du monde sculier. Les espaces donc, conformment aux usages artistiques en vigueur, sinterpntrent dans leur dimension naturaliste et de spiritualit abstraite. Par contre, dans une des sources iconographiques principales de notre image lon peut observer une composition symbolique et hirarchise qui obit toujours aux lois artistiques mdivales. Il sagit dune fresque du mme motif, peinte en 1485 sur la faade sud de la cathdrale de Graz par Thomas Artula de Villach,

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    dont on connat encore deux images de flaux ( Gerlamoos et Thrl, en Autriche)12 (fig. 5). Graz, les scnes terrestres comportant les divers flaux et une vue de la ville ont t peintes dans un cadre longitudinal tripartite, en bas, o des inscriptions rapportent une catastrophe inoue qui a frapp la ville le jour de lAssomption en 1480 : dnormes nues de sauterelles voraces ont soudainement dtruit toute la rcolte et caus la famine ; en mme temps, la rgion a t envahie par les Turcs, peuple infidle et froce, venant de loin et parlant une langue inconnue, qui nenlevait ou ne tuait pas seulement les hommes mais aussi les femmes et les enfants, dtruisant et brlant au passage villages et glises. Et, surplombant toute cette iconographie, est reprsente la volont divine frappant les pauvres gens du flau de la peste.

    La partie suprieure est strictement symtrique ; en son milieu, dans ldicule central, le plus lev, on aperoit le pape, sa droite les hauts dignitaires ecclsiastiques, et sa gauche les autorits fodales. ses cts, dans leurs dicules respectifs, plus petits, sont agenouills saint Dominique et saint Franois dAssise, qui, au XIIIe sicle, auraient eu de concert une vision, reprsente au-dessus deux. Ici, on voit Dieu le Pre, les trois flches vengeresses dans la main droite, menaant les hommes. sa gauche, se tient lEsprit saint, tandis qu sa droite se trouvent le Christ et, la droite mme de ce dernier, la Vierge soutenant de la main droite ses seins nus et de la main gauche tendant au-dessus des hautes autorits un voile en charge de repousser les flches. La banderole, brandie auprs de Dieu, se veut un avertissement : Comme vous ne mavez pas obi, une partie de vous sera extermine par le glaive, lautre par la peste et la troisime par la famine. Lintercession de la Vierge est renforce par les blessures du Christ, qui sadresse ainsi Dieu : Regarde, mon Pre, mes plaies, exauce les prires de ma Mre ! Le Fils est cout, Dieu met de son coeur trois rayons de la lumire de sa grce divine et les dirige vers les scnes des flaux, en bas13.

    Tous les motifs et les inscriptions de la fresque de Graz voquent les nombreuses prophties de lAncien Testament mettant en garde contre la menace de la colre de Dieu le Pre ceux qui lui dsobissent :

    Ce qua laiss le gazam, la sauterelle la dvor ! Ce qua laiss la sauterelle, le yeleq la dvor ! Ce qua laiss le yeleq, le hasl la dvor ! []. La campagne est ravage, la terre est en deuil. Car les bls sont ravags, le vin fait dfaut, lhuile frache tarit []. Comme le btail gmit ! Les troupeaux de boeufs errent affols, car ils nont plus de ptures. Mme les troupeaux de brebis subissent le chtiment. Yahv, je crie vers toi ! car le feu a dvor les pacages des landes, la flamme a consum tous les arbres des champs. Mme les btes des champs languissent aprs toi, car les cours deau sont sec, le feu a dvor les pacages des landes. (Jl 1, 4-20)

    12 De la fresque de Graz, aujourdhui, ne restent que des traces, mais heureusement aussi des relevs.

    13 STELE 1927-1928.

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    Et il semble que ce sont les menaces du Deutronome qui sont reprises mot mot tant dans la fresque de Graz que dans celle de Saint-Prime :

    Maudit seras-tu la ville et maudit seras-tu la campagne. Maudites seront ta hotte et ta huche. Maudits seront le fruit de tes entrailles et le fruit de ton sol, la porte de tes vaches et le crot de tes brebis. Maudites seront tes entres et maudites tes sorties. Yahv enverra contre toi la maldiction, le malfice et limprcation dans tous tes travaux, de sorte que tu sois dtruit et que tu prisses rapidement, pour la perversit de tes actions, pour mavoir abandonn. Yahv attachera toi la peste, jusqu ce quelle tait consum sur cette terre o tu vas entrer pour en prendre possession. Yahv te frappera de consomption, de fivre, dinflammation, de fivre chaude, de scheresse, de rouille et de nielle, qui te poursuivront jusqu ta perte. Les cieux au-dessus de toi seront dairain et la terre sous toi sera de fer. La pluie de ton pays, Yahv en fera de la poussire et du sable ; il en tombera du ciel sur toi jusqu ta destruction. Yahv fera de toi un vaincu en face de tes ennemis : sorti leur rencontre par un chemin, par sept chemins tu fuiras devant eux, et tu deviendras un objet dpouvante pour tous les royaumes de la terre. Ton cadavre sera la pture de tous les oiseaux du ciel et de toutes les btes de la terre, sans que personne leur fasse peur. Yahv te frappera dulcres dgypte, de bubons, de crotes, de plaques rouges dont tu ne pourras gurir. Yahv te frappera de dlire, daveuglement et dgarement des sens, au point que tu iras ttons en plein midi comme laveugle va ttons dans les tnbres, et tes dmarches naboutiront pas. Tu ne seras jamais quexploit et spoli, sans personne pour te sauver. Tu prendras une femme comme fiance, mais un autre homme la possdera ; tu btiras une maison, mais tu ne pourras lhabiter ; tu planteras une vigne, mais tu nen pourras cueillir les premiers fruits. Ton boeuf sera gorg sous tes yeux, et tu nen pourras manger ; ton ne te sera enlev en ta prsence, et il ne te reviendra pas ; tes brebis seront livres tes ennemis, et personne ne prendra ta dfense. Tes fils et tes filles seront livrs un autre peuple ; chaque jour tes yeux se consumeront regarder vers eux, et tes mains ny pourront rien. Le fruit de ton sol et le fruit de ta peine, un peuple que tu ne connais pas les mangera. Tu ne seras jamais quexploit et cras. Ce que verront tes yeux te rendra fou. Yahv te frappera de mauvais ulcres aux genoux et aux jambes et tu nen pourras gurir, de la plante des pieds au sommet de la tte. (Dt 28, 15-35)

    Dans le droit fil de ce passage, observons que, vers lan 1500, toutes les catastrophes prophtises se sont concentres sur le territoire slovne : intempries, sauterelles, pidmies, tremblements de terre, invasions constantes des Turcs, etc. Selon les croyances dalors, la Vierge seule avait le pouvoir surnaturel de protger de ces terribles maldictions, en accueillant les mortels sous ses vtements. Ses images tmoignent partout de tels pouvoirs. Quand, par exemple, en juin 1464, San Gimignano, en Italie, fut attaqu de nouveau par la peste, les prieurs de lun des clotres passrent commande au peintre Benozzo Gozzoli, qui en ce temps-l tait en train dorner le choeur de lglise, dun ex-voto. En cinq semaines, lartiste a excut une image de saint Sbastien, protecteur contre les traits du cleste courroux, qui survcut son martyre, quoique cribl de flches. Le peintre lui a confr

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    lattitude de la Vierge au manteau, sur lequel se brisent les traits divins. Pour appuyer la supplication, se trouve au-dessus du saint, une scne de la Double intercession. La fresque fut consacre le 28 juillet et le jour mme lpidmie prit fin14. (figs. 6, 7)

    La protection mariale

    Dans les diverses rgions slovnes, on trouve dautres exemples de reprsentations de Limage de la peste, et on suppose lexistence de bien dautres encore, aujourdhui dtruites ou recouvertes dun enduit15. Tous rvlent les influences du modle de Saint-Prime, qui devait produire la plus vive impression quand le fidle, dans lespace large et lumineux de lglise, sapprochait de la fresque des flaux. Dabord, il se trouvait comme face lexaucement de son dsir : que ce ft la Vierge qui, parmi les trois personnages principaux, jout le rle le plus important. En haut de la scne est reprsent en majest Dieu le Pre ; son placement central et en hauteur de lensemble souligne sa position distingue. Il est peint dans une parfaite symtrie hiratique exige par la tradition iconographique, pour que sa figure et sa position tablissent la puissance de la hirarchie et linaccessibilit suprme de sa personne. Cet effet est encore accentu par le cercle des nuages massifs, dans lequel conformment la tradition picturale, se perd la partie basse de son corps. Cest Dieu que Jsus sadresse, et par le regard et par le mouvement de torsion de son corps.

    Quant la Vierge, peinte de trois-quarts, elle sadresse par sa posture son Fils, mme sil est difficile de dire vers o exactement elle dirige son regard16 : peut-tre nulle part, peut-tre vers son Fils ou vers le visiteur de lglise qui arrive du ct gauche. Le chemin concret et spirituel conduit le fidle vers le matre-autel. Avant de latteindre, il est puissamment interpell par le manteau de la Vierge, dploy comme les ailes de la femme de lApocalypse, linvitant se rfugier en son abri. Marie semble se dtacher du mur peint pour envelopper le croyant et provoquer en lui un tat dmotion comme lors dune apparition. Le regard de celui-ci est happ par la Vierge et dirig, daprs lorientation de son corps, vers son Fils, puis, daprs les gestes de ce dernier, vers Dieu. Le gabarit de la Vierge selon la hirarchie traditionnelle une fois plus grand que les figures de ses protgs accentue davantage son pouvoir de protection. Le regard du spectateur est anticip par le regard des deux patrons de lglise qui tiennent le vtement de la Vierge tout en ladmirant, en bons fidles, tels deux authentiques tmoins oculaires de sa grce. gauche est saint Flicien, qui fut, daprs les

    14 COLE AHL 1996, 142-145.

    15 Du premier quart du XVIe sicle, on peut mentionner marje, Radlje, Krtina, Marija Gradec etc.

    16 Dhabitude, tous deux, le Christ et la Vierge, sadressent directement Dieu ; cest peut-tre La Double Intercession de Cloisters de New York (vers 1400) qui tablit pour la premire fois cette hirarchie suivie aussi par le matre de Saint-Prime, cf. MEISS 1953-1954.

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    rcits hagiographiques, felix senex cest--dire un vieillard heureux, car il lui fut permis datteindre lge de quatre-vingts ans avant de subir le martyre, attest ici par lpe et le palmier dans sa main droite. Avec lautre patron, saint Prime, la droite de la Vierge, tous deux constituent les principaux intercesseurs entre lhomme et Dieu, soutenant ici laction du Christ et de sa Mre. Le croyant en prire a pu donc chercher son reprsentant parmi les mortels sous les plis du manteau de la Vierge tout en contemplant limage 17.

    Depuis lAntiquit, se cacher ou semmitoufler dans un manteau, qui dans la vie quotidienne protge contre le mauvais temps, symbolisait, selon les usages civils et lgaux, lasile, la libert, la protection maritale, ladoption, labsolution, etc. ; dans la liturgie, ce geste signifiait en plus labri spirituel. Le manteau agit en baldaquin ou en toit et indique la protection physique contre les maux arrivant den haut sous forme dune pluie de flches, signe de la colre divine. Cest dj Niob qui protge, grce son vtement, sa plus jeune fille des traits dApollon. Sur les monnaies et les monuments romains, on trouve le motif de Jupiter agissant de mme avec lempereur. Le Psaume 57, trs courant au Moyen ge, commence par ces mots : En toi sabrite mon me, lombre de tes ailes, je mabrite, tant que soit pass le flau. (Ps 57 : 2) Plusieurs saints protgent de leur manteau les mortels, mais en gnral leur intercession est lie la vnration de leurs restes corporels sur terre, ce qui, dans le cas de Marie, nest pas possible. Mais selon la lgende de Galbios et Candidos, aprs lassomption de la Vierge, le Christ a laiss sur terre ses vtements en leur confrant la qualit dincorruptibilit, et une force de saintet telle quils emplissaient de la mme saintet tous ceux qui sen approchaient. Son voile avait t transport de Palestine jusqu lglise des Blachernes, Constantinople. Ds lors, lomophorion ou le pallium de la Vierge protgeait la capitale des barbares sans foi ni loi, de la peste, des tremblements de terre et de la guerre civile perptuelle. Dans lglise orthodoxe russe, le voile de Marie est devenu pkrov ( tgument , couverture et aussi nom de la fte de lIntercession) du monde. Les forces protectrices inhrentes au vtement de Marie sont encore magnifies grce au fait qu elle seule, aprs en avoir revtu son Fils sur son sein, elle symbolise le vtement du Christ18.

    Le thme grec de la protection sous vtement nest pas connu seulement de la chrtient byzantine, mais galement copte et romaine. La prire de linvocation mariale Sub tuum praesidium confugimus a t conserve jusqu nos jours sous les espces dun fragment dcriture sur un papyrus oriental de la fin du IVe sicle19. Charlemagne en ordonna la traduction en latin : Sous ta protection, nous venons nous rfugier, sainte Mre de Dieu. Ne rejette pas les prires que nous tadressons dans nos besoins, mais dlivre-nous de tous

    17 DEONNA 1914.

    18 Maria [] vestis qua Christus induitur . WENGER 1966 ; THOMAS 1974.19 STEGMLLER 1952.

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    les dangers, Vierge glorieuse et bnie. 20 Par des mots similaires commence aussi la prire de Bernard de Clairvaux, rpandue dans toute lEurope par les Cisterciens, qui dclencha nombre de querelles parmi les ordres monastiques et les confrries, portant sur la question de savoir qui la Vierge accordait rellement sa protection21. Si en Occident le thme du vtement protecteur remonte bien avant la chrtient, le motif iconographique de la Vierge au grand manteau na vu le jour par un cheminement encore obscur quau XIIIe sicle, conformment aux moeurs civiles et lgales de la protection tablies et pratiques depuis toujours.

    Aux sicles suivants, les calamits comme la Guerre de Cent ans, le Grand Schisme dOccident, les hrsies, les rvoltes paysannes, la famine et les catastrophes naturelles avaient fait natre une peur de la colre divine jusque-l inconnue. Mais, cette terreur est ne principalement de la grande pidmie de peste noire du milieu du XIVe sicle, qui aurait, daprs lApocalypse, reu le pouvoir dexterminer le quart de la terre. Dsormais, lpidmie svirait chaque anne, tantt sur des vastes territoires, tantt dans quelques localits seulement, mais sans sauter une seule anne. Une telle catastrophe ne pouvait tre explique quen vertu de la croyance que la fin du monde tait arrive. Dautant plus que, dans son imprvisibilit, elle avait la capacit de revenir constamment sattaquer sans raison aux hommes. La peste noire, qui marque, entre autres choses, les corps de bubons, ne dtruit pas uniquement lindividu, mais menace le corps de la chrtient dans son ensemble. Cette omniprsence de la mort et de la dfiguration de masse induit dun ct le relchement des moeurs et, de lautre, un sentiment de culpabilit collective qui exige pnitence et contrition22.

    Les bubons de la pestilence sont visibles aussi sur quelques figures de larrire-plan de notre image o, sur le visage et la coiffe de la femme, ils se transforment en petites croix. Cest en 1503, un an avant que la fresque de Saint-Prime soit peinte, quune pluie de sang sme la terreur Nuremberg. Albrecht Drer appelle ce phnomne le plus grand signe prmonitoire que jaie jamais vu 23. On sait aujourdhui quil sagit de la prcipitation dune algue inoffensive (palmella prodigiosa) grce laquelle beaucoup de gens en eurent leurs vtements tachs du signe de la croix . Drer lui-mme a vu une de ces marques mystrieuses sur la chemise dune servante pouvante et il en a fait une esquisse de la crucifixion. Peu de temps aprs ces signes apocalyptiques, des pidmies des maladies dsignes alors comme peste et dautres flaux clatrent se propageant aussi vers les rgions slovnes. Martin Luther, lui aussi, expliquait les croix qui tombaient du ciel de la

    20 PERDRIZET 1908b, 11; DELUMEAU 1989, 261-280.

    21 KRETZENBACHER 1981, 13-41.

    22 MOLLARET, BROSSOLET 1965 ; DIDI-HUBERMAN 1994.

    23 PANOFSKY 1987, 144 .

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    mme manire24. Dans notre image, la femme touche par la pluie de sang se trouve juste derrire le Christ saignant, le seul espoir susceptible de laider.

    D cette psychose, le besoin de chercher refuge auprs de la Vierge grandit. Les croyants en viennent lui attribuer un rle de protectrice laquelle ils pouvaient sadresser pour la dfense des pauvres, le soin des malades, des infirmes, le soulagement de la souffrance, la consolation des mes, etc. Elle est dfinie comme tant le salut des misrables (salus miserorum), notre avocate (advocata nostra), mdiatrice de la grce divine (mediatrix gratiarum) ou encore la mre misricordieuse (mater misericordiae)25. Pour notre tude, il est important de montrer que, notamment dans les rgions de lEurope centrale la fin du XVe sicle, cest--dire dans les annes annonant la Rforme, Marie est mme devenue la rdemptrice des mes (redemptrix animarum), une co-redemptrix prenant part la passion de son Fils, sauveur de lhumanit26. Dans toute lEurope, les Pestbltter, feuillets de la peste, diffusaient les motifs de Dieu qui menace et tue ainsi que ceux de la Mre du Christ en tant que Mre de toute lhumanit (Mater omnium), qui protge contre les flaux divins. Certainement elle tait source de rconfort aussi pour les plerins en proie la peur, fourbus, qui cherchant une consolation, avaient gravi, plusieurs heures durant, la montagne escarpe de Saint-Prime.

    Le corps de la Vierge

    Cest la fminit de Marie qui joua un rle dcisif dans son accession au statut de protectrice universelle. Lorigine de la mortalit, ctait ve, la dsobissante, tandis que Marie, la toute-obissante, plaidait en faveur non seulement de larrire-grand-mre de lhomme mais aussi de lhumanit tout entire. Dj dans les catacombes, on trouve limage de la Vierge orante, sadressant dvotement Dieu au nom de lhomme. Grce sa maternit, elle va devenir, peu peu, la mdiatrice entre la divinit et les fidles. Pont entre le ciel et la terre, elle appartient aux deux sphres, la surnaturelle et la naturelle. Bien que ne et ayant enfant en ce bas monde, elle est la seule avoir t pargne du pch originel, transmis tous les autres mortels par le sang menstruel, putride et empoisonn, dont ils sont crs et nourris dans le ventre maternel. Pour ses mrites, sa maternit divine et son ternelle virginit, elle fut miraculeusement leve au ciel, devenant la toute-puissante. Quoique reconnue mre de Dieu, son culte ne sest dvelopp, au dbut que trs lentement, pour la raison mme que le christianisme primitif a hrit de la Bible la mfiance lgard de la femme,

    24 PANOFSKY 1987, 144 ; Albrecht Drer 1971, no 451 ; VIGNJEVI 1992.25 PERDRIZET 1908b ; KRETZENBACHER 1981, 13-41 ; DELUMEAU 1989, 261-280 ; MARTI, MONDINI 1994, 80.

    26 Pour les rgions slovnes dalors, ce fait est attest par la quantit de chansons populaires drivant du Moyen ge, cf. GRAFENAUER 1935.

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    ve, restant lternelle sductrice, instrument du Diable, vase dimpuret. De ce fait, les nouvelles orientations des thologiens en faveur de Marie qui comprenaient parfaitement la ncessit de son culte ne simposrent que bien difficilement27.

    Les vanglistes mentionnent trs peu la vie de Marie, or les thologiens ont su tourner son profit cette absence mme. Ils expliqurent que, dans son humilit, elle seule avait sollicit cette omission. Cependant, on peut trouver trace de son histoire dans les crits apocryphes et chez dautres auteurs qui interprtrent les diffrentes allusions de lAncien Testament comme prophtiques de sa prsence taciturne dans le Nouveau Testament. On composa de nombreuses lgendes qui racontaient ses tourments psychiques ; on tait persuad que Jsus lui avait t favorable en ce quelle tait sa mre, source de sa vie parmi les hommes, tandis quelle avait fait montre de sa piti envers les pauvres et de son influence sur son Fils. Les miracles attribus Marie, quelle navait en ralit pas accomplis durant sa vie, ont trouv leur crdit dans son intercession auprs du Christ Cana, o elle le convainquit de transformer leau en vin pour que les htes de noces ne se blmassent pas du manque de vin pour les invits (Jn 2, 3-10). Ainsi elle a pressenti, suscit mme, le premier miracle du Christ en comparaison duquel les suivants napparaissent rien de moins qu ordinaire qui apportait la preuve de la divinit du Fils et qui prfigurait la transsubstantiation. Il savre donc que lon prsumait la clbrit de Marie dj de son vivant. Quand Denys la rencontre quelques annes aprs la mort de son Fils, il a rapport saint Paul : Une telle splendeur, un parfum si suave manait delle, que ni mon corps, ni mon me ne purent supporter une telle flicit. Je dfaillis, cras par tant de majest. Si je navais pas t instruit dans la foi, jaurais cru quil ny avait pas dautre Dieu quelle. 28

    Lenlvement miraculeux de la Vierge par les anges nest pas mentionn dans les vangiles, il a t introduit par les apocryphes du Ve sicle et les croyants commencrent vite le vnrer. Les thologiens taient convaincus que le corps de Marie ntait pas soumis la dcomposition post-mortem, comme les autres cadavres humains, mais quil tait ressuscit par le Seigneur dentre les morts et emport intgralement aux cieux auprs de lui comme si elle navait pas du tout vu la mort 29. Il tait difficile dimaginer quun corps qui ne pcha jamais, qui ne fut pas sollicit par le dsir, mais qui malgr tout cela engendra le Christ, pourrit dans la terre. Lassomption de la Vierge offrait un modle des promesses de vie ralises aprs la mort, annonant ce qui attendait les lus. Cette conception sest rpandue rapidement, mais elle nest devenue un dogme incontestable quen 1950 : Limmacule mre de Dieu, Marie toujours vierge, aprs avoir achev le cours de sa vie terrestre, a t leve en corps et en me la gloire cleste. 30

    27 VLOBERG 1938, 13-41 ; WADELL 1969, 55-61 ; RUSSO 1996.

    28 MLE 1951, 31.

    29 Les apocryphes coptes 1904, 174-183.30 Textes doctrinaux 1993, 234-235.

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    Bien que le corps de Marie nait pas ressuscit de la mme manire que celui de son Fils, il est donc all au ciel. Dans lobligation de renoncer la prsence de ses restes humains sur terre, il fallait quand mme satisfaire les croyants. Voil pourquoi, surtout en Orient, on ne trouvait pas delle que des pices de vtements, mais aussi des cheveux et des gouttes de lait. Les reliques corporelles de la Vierge produisant les miracles les plus prodigieux qui soient, les fidles, en processions ou en plerinages, sadonnrent de maintes faons leur vnration. On consacra Marie de plus en plus de ftes et, finalement, le mois du mai en vertu de la prsence des deux premires lettres de son nom dans ce mot. Sa fte se clbrait aussi le samedi ; on connat le cas dune prostitue parisienne qui ce jour-l, pour lui rendre gloire, nexerait pas son mtier. La Sainte Vierge tait proclame la montagne, ltoile, laurore, leau, la forteresse, la flche, etc. Son culte tait observ de faon si intense quelle-mme se prsentait dans ses miracles en dame aux mains de thaumaturge, blanches, aux doigts longs et fins, qui sauvait les enfants, gurissait du nez et de la bouche, modelait de nouvelles oreilles ou de nouveaux yeux. On jurait quelle pouvait vaincre lenfer et aussi toutes les hrsies, racheter un juif ou le diable et mme faire ressusciter les morts31.

    Les lettrs traduisaient les mentions grecques et latines de miracles de la Vierge en langues vernaculaires, et les moines et les clercs les diffusaient par la parole crite et prche. Bien vite on ne voyait plus en Marie un tre divin abstrait, mais plutt une mre compatissante, plus importante que tous les saints et que la sainte Trinit elle-mme. Elle y tait incluse en tant que quatrime personnage qui endossait le rle de reine du ciel. Adam de Saint-Victor la salue en mre de pit et de toute la Trinit 32. Le Moyen ge a hrit de lAntiquit la distinction entre la vnration la plus solennelle, latrie, destine Dieu seul, et dulie, ladoration des anges et des saints. Jouant un rle dcisif dans lIncarnation, la Vierge est au-dessus des saints, do le respect, d son rang, appel hyperdulie (tandis que les critiques visant lexagration de son culte utilisent le terme de marioltrie). La grande rvolution religieuse du XIIe sicle est dj dcrite par Jules Michelet, et, depuis, souvent rpte : Dieu changea le sexe, pour ainsi dire. La Vierge devint le dieu du monde ; elle envahit presque tous les temples et tous les autels. La pit se tourna en enthousiasme de galanterie chevaleresque. 33 En effet, la Vierge dominait de son aura des villes et des rgions entires, et il devait apparatre, si lon ne connaissait pas les crits thologiques, que le christianisme, lorigine trs tourn vers le Pre, stait mu en culte dune desse mre. Il nest donc pas tonnant que dans un miracle souvent reprsent, le Christ accuse sa mre de lavoir spoli dune partie de son hritage, savoir les plus belles glises34.

    31 BEISSEL 1910, 223 et passim ; AHSMANN 1930, 79 sq., 129 sq. ; GRAEF 1963, I, passim ; Vierge et merveille 1981.

    32 AHSMANN 1930, 14.

    33 MICHELET 1974, 460.

    34 RAU 1956-1957, II, 61-69 ; WIRTH 1989, 302-346.

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    Depuis le XIIe sicle, lglise compte sur un accroissement du culte marial. Il est dj prdit par saint Bernard, qui sest donn lui-mme le nom de chevalier de Notre-Dame et a tabli lopposition structurale entre celui qui porte les maux et celle qui porte la grce : Notre Dieu est un feu dvorant ; comment le pcheur ne craindrait-il pas de prir en sapprochant de Dieu, telle une cire qui se liqufie en prsence du feu ? Mais de Marie, qui est toute suavit, nous navons rien redouter. tous elle ouvre le sein de sa misricorde. 35 On peut vite remarquer ces deux extrmes Saint-Prime aussi : en haut, Dieu, dou dune puissance absolue, frappe lhomme, tandis quen bas le mme homme est protg par la Vierge tutlaire. la droite de Marie, cest--dire la place dhonneur, se trouvent le pape, sur lequel elle pose sa main, et les autres dignitaires religieux et, sa gauche, les autorits laques. Parmi celles-ci, occupant des positions sociales privilgies, le roi, au premier plan ressemblant Maximilien Ier, alors empereur germanique et en outre grand mcne et auprs de lui des seigneurs fodaux. En revanche, il est difficile de dire avec certitude que derrire eux se trouvent des gens du peuple. On peut toutefois le supposer, dautant plus que lon a connaissance de quelques exemples picturaux contemporains de notre fresque o le danger de la peste favorisait la runion sous le manteau de la Vierge des reprsentants de toutes les catgories sociales des deux sexes36. En ralit, lgalisation selon un principe dhumilit de tous les croyants, proclame dans les discours religieux, nexistait quexceptionnellement. Au troisime ordre, pauvre et sans aucun droit, dans lobligation dobir tant Dieu quaux deux ordres suprieurs, il ne restait que le droit et la contrainte de participer aux offrandes spirituelles mais aussi matrielles. Le fait que sous le manteau de la Vierge ne se blottissent ni les paysans ni les ouvriers (laboratores) atteste donc que le culte marial, lui aussi, respectait les normes tablies du systme social.

    Or, si un tel visiteur qui se rendait le plus frquemment lglise Saint-Prime ne se reconnaissait point parmi les protgs de la Vierge, il pouvait, par contre, dautant mieux sidentifier aux victimes dans les scnes de flaux. Malgr lexcellence des qualits humaines de Marie, il devait ressentir, face son image intercdant en sa faveur, une anxit semblable celle quil prouvait devant tout ce qui tait au-del de lexprience habituelle. Dans la littrature ou les beaux-arts, la Vierge na jamais pris lapparence dune femme comme une autre, telle quon la trouve dans les vangiles, qui en faisaient lgale des gens du peuple. Son culte sest transmis, par le truchement de plerins, de croiss et de marchands en provenance de Terre sainte et de Byzance, en Europe Occidentale, o il prit des formes nouvelles. Dans les diffrentes constellations sociales et spirituelles, sa reprsentation y cesse dtre schmatique, immatrielle, sans vie, comme dans les icnes de lglise dOrient, pour ressembler aux grandes dames de la haute socit et de la littrature chevaleresque. La doctrine soulignait limportance de son corps immacul, mais dans lart, on sattachait

    35 RAU 1956-1957, II, 111.

    36 DELUMEAU 1989, 279, rapporte lexistence dune telle fresque genevoise, aujourdhui dtruite, elle aussi peinte en 1504.

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    plutt la rendre de plus en plus sduisante. Les ordres monastiques, principalement, participaient la propagation de son culte. Les religieux rfugis loin des femmes relles dans les clotres, trouvaient en Marie une vierge spirituelle, digne damour ternel, et, sous langle de leurs dsirs, susceptible de devenir une amante personnelle. partir des grands centres de vie monastique, la gloire de la Vierge se rpandit dans toute lEurope37. Leuphorie mariale sempara aussi des rgions de lactuelle Slovnie. Avant lanne 1324, le chartreux Philippe de i@e composa en 10 133 versets crits en allemand La Vie de Marie, reprise de manuscrits encore plus anciens, qui rendait limage de la Vierge au manteau, aussi dans cette rgion, de plus en plus populaire38 (fig. 8).

    La toute-puissance et luniversalit de la protection de Marie avaient dj t prdites par saint Augustin. Au fil du Moyen ge, saint Bernard, Albert le Grand, Vincent de Beauvais, saint Bonaventure et Jacques de Voragine laborrent le thme qui guida les lacs et les clercs vers une exprience mystique intrieure de la nativit et vers limitation de la vie de la Vierge, qui culmina au XVe sicle dans loeuvre Super Magnificat de Jean Gerson. Vers la fin de cette poque, le fanatisme des croyances populaires tait dj si rpandu et la confiance en Marie si absolue que tous deux faisaient peur lglise officielle, qui elle-mme les avait suscits. Des congrgations laques surgissaient, dont les membres faisaient le voeu de protger la Vierge tout prix. Les gens du peuple difiaient au nom de miracles invents, et souvent sans permis officiel, des btiments et autels consacrs Marie, et passaient commande de nouvelles images delle. Pour satisfaire leur dsir de possder ou du moins de contempler ces reprsentations, on les sortait des glises comme bannires de procession et on en faisait abondamment les copies. Linvention de la gravure et de limprimerie permirent leur diffusion sous forme de feuilles volantes ddies aux indulgences et divers autres textes et images saintes. Ainsi la Vierge tait prsente en tout temps et en tout lieu, pas seulement sur les objets du culte mais aussi dans les foyers, les endroits les plus intimes, et les fidles portaient aussi sur eux-mmes ses divers portraits. Ceux-ci, trs suggestifs, censs dtenir les pouvoirs miraculeux du modle, ntaient pas uniquement capables de gurir et de protger mais aussi de venger et de punir39.

    Marie avocate

    Dans leurs prires pour se rapprocher du ciel, les croyants sont depuis toujours accoutums linvocation des intermdiaires entre Dieu et eux. Dj lAncien Testament prsente un grand nombre de personnages intervenant auprs de Dieu ou dune personne au pouvoir

    37 WARNER 1989, 264-271 et passim.38 MENAE 1994, 23-29, 130-135.

    39 ARASSE 1981.

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    civil ou militaire. Lintercesseur est dautant mieux assur du succs de sa demande quil est attach par des liens plus troits celui quil prie. Une des premires demandes des prophtes bibliques en faveur de leur peuple, comme celle dAmos au VIIIe sicle av. J.-C., concerne les ravages des sauterelles et de la scheresse, prpars par Yahv contre le royaume de Samarie (Am 7, 1-6). Le Nouveau Testament connat surtout lintercession du Christ et des autres personnages unis lui. Cependant, Marie elle y est lue et privilgie entre toutes au nom du peuple dans son ensemble, ce qui la rapproche des grands amis de Dieu. Associe loeuvre du Christ, elle assume la fonction de mdiatrice, et, ventuellement, comme dans lpisode de Cana, celle dintercesseur40.

    La confiance absolue en lintercession de la Vierge reflte aussi les coutumes hirarchiques de lordre social dalors o les sujets soumis lordre fodal taient suffisamment informs par les calomniateurs de la cour sur lautorit qui de facto rgnait sur eux. Ainsi la Vierge fut vite estime plus importante que Dieu lui-mme la cour cleste. On lit dans une rgle franciscaine du XIVe sicle : Nous devrions imiter lhomme qui a encouru la colre du roi : Que fait-il ? Il va secrtement trouver la reine et lui promet un prsent []. Ainsi quand nous avons offens le Christ devons-nous dabord aller la Reine du Ciel et lui offrir, au lieu dun prsent, des prires, des jenes, des vigiles et des aumnes ; elle alors, telle une mre, sinterposera entre nous et le Christ, le Pre qui souhaite nous battre, et elle jettera le manteau de sa misricorde entre le bton de la punition et nous, et adoucira la colre du roi contre nous. 41 Cette position, tirant son origine dans le quotidien, est accepte de grand coeur, mme si les thologiens avertissent que Marie ne peut qutre exauce par Dieu, tandis quelle-mme ne peut exaucer personne42.

    La tche dintercession de Marie occupera de plus en plus les esprits. Certains thologiens en trouvent lorigine dj chez saint Irne, qui lappelait, au IIe sicle, lavocate dve . La premire prire adresse la Vierge sans demande dintercession est note en 379 par Grgoire de Nazianze. Un texte de saint Ambroise, pas encore inspir lui non plus par lide dintercession directe mariale, parle de la Vierge, modle des vierges, qui accueille au ciel les filles stant modeles sur son image et les conduit auprs du Christ, qui demande leur grce son Pre. Un pangyrique de Grgoire le Thaumaturge, attribu Grgoire de Nysse, et un discours de Basile de Sleucie tmoignent quau Ve sicle la croyance en lintercession mariale finit par senraciner, puis saccrot considrablement aux sicles suivants, notamment en Orient, tout en exerant une forte influence sur liconographie43.

    Limmense popularit de la Vierge commence avec Romanos le Mlode, qui, au VIe sicle, affirme que lintercession de Marie est un corollaire de sa divine maternit. Dans le premier

    40 GEORGE 1966.

    41 WARNER 1989, 260.

    42 RAU 1956-1957, II, 96-97.

    43 JOURJON 1996.

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    Hymne sur la Nativit, il lui laisse constater : Ce nest pas en vain que jallaite le dispensateur du lait , et dans le deuxime dclarer aux humains : Je vais me faire votre avocate auprs de mon fils , quoi lenfant Jsus ajoute : Ma mre, cest pour toi et cest par toi que je les sauve []. Cest pour ta race que volontairement je mallaite tes mamelles. 44 Les innombrables et spectaculaires dlivrances de Constantinople par lintercession de Sa maternelle assurance [] qui est au-dessus de lintelligence sont chantes par saint Germain de Constantinople dans ses homlies45. Du dbut du VIIe sicle, simpose dans le monde byzantin la fte de lAssomption de la Vierge, vnement glorifi par toutes les homlies mariales : Pendant quelle tait sur terre, elle veillait sur tous [] leve au ciel, elle demeure pour le genre humain un rempart inexpugnable, intercdant pour nous auprs de son Fils et Dieu. 46 Les apologies de la Vierge culminent en Orient la fin du Xe sicle dans la mariologie de Jean le Gomtre fonde dj sur la co-rdemption mariale. Pour lui, le Fils na rien fait sans elle ni elle sans le Fils. Aprs son ascension, elle la remplac sur la terre, faisant fonction dintercession en faveur de tous, mme des ennemis et des juifs, et eux tous se tournaient vers elle en tant que Mre des humains. Mais son intercession clate encore plus aprs son lvation au ciel o elle est pour nous deuxime mdiatrice auprs du premier mdiateur et o elle demanda au Matre [] elle lui rappela le sein, la nourriture quelle lui avait donne 47.

    Le Moyen ge occidental na pas moins pri la Vierge que lOrient, et est, lui aussi, satur dexgse scripturaire et patristique appuyant le recours son aide. Les missels carolingiens sadressaient aux saints, tandis que la louange la Vierge commenait dj saccompagner de lappel confiant son intercession, et les pauvres pcheurs la suppliaient dans tous leurs besoins. Ils sont numrs par Ambroise Autpert au VIIIe sicle : Rconforte les faibles, prie pour le peuple, interviens pour les religieux, intercde pour le choeur des moines, implore pour le sexe dvot fminin, quils sentent ton soulagement tous qui dvotement clbrent ton Nol. Aie la compassion avec les condamns [] et interpelle ton propre fils pour nous. 48 Cest le sermon De Nativitate Sanctae Mariae de Fulbert de Chartres, du dbut du XIe sicle, qui, pour la premire fois, appelle Marie avocate de lhumanit auprs de Dieu le Pre :

    Ne vous abandonnez pas au dsespoir pour autant, hommes et femmes. Plus vous voyez vos fautes saccumuler devant le Seigneur, plus adressez vos soupirs la mre de Dieu, qui est pleine de misricorde : parce que vous avez, auprs du Pre, pour intercesseur le Fils mme de la Vierge, et celui-ci intercdera pour vos pchs, condition que vous espriez recevoir la grce de lui-mme ainsi que de sa mre.49

    44 ROMANOS LE MLODE 1965, 74-75, 100-107 (10, 23 ; 11, 10-15).

    45 GRUMEL 1958, 205.

    46 WENGER 1966.

    47 WENGER 1966.

    48 BARR 1966.

    49 BARR 1966.

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    Dans son Rationale de la fin du XIIIe sicle, le liturgiste Guillaume Durand prescrit quatre grandes ftes mariales distribues sur lanne entire en affirmant que la Vierge mrite en tout temps notre culte, parce quen tout temps elle intervient pour nous auprs de son Fils 50. Ainsi les invocations Marie, en comparaison avec celles adresses aux autres saints, sont de plus en plus frquentes dans la liturgie, en toutes ses formes, mme dans la dvotion prive. Thomas dAquin explique leur popularit : les saints pouvaient aider seulement dans certains cas, tandis que lintercession mariale est plus forte et aide en toutes circonstances. Non pas seulement physiques, car cest notamment en raison de la confiance dans son intercession pour les mes des pcheurs, qui pouvait rconforter leur psych tourmente, que lon se mettait toujours davantage sous la protection de la Vierge. Si les flaux terrestres frappaient les hommes, ils cessaient un jour ou lautre, par contre, le Tribunal cleste les menaait perptuellement de son inconcevable irrationalit ; or la Vierge tait capable dapporter son aide dans les deux cas. Mme si Gratien dment que son intercession au jour du Jugement dernier soit efficace, saint Anselme lui adresse linvocation suivante :

    Vers toi, Dame trs puissante et misricordieuse, moi pcheur et trop pcheur en toutes choses, je me rfugie anxieux. Me voyant, Dame, devant la justice toute-puissante du Juge hsitant, et considrant lintolrable vhmence de sa colre [] de qui implorerais-je avec plus defforts lintervention, que de celle dont lutrus abrita la rconciliation du monde ? [] De qui lintercession obtiendra plus facilement le pardon du coupable, que de celle qui a allait ce juste vengeur et ce pardonneur misricordieux de tous et de chacun ?51

    Liconographie de la Double intercession

    Lattente de lan 1500, bien servie en catastrophes, fut marque de terreur collective, provoque par les prophties millnaristes, par les sermons mystiques et apocalyptiques de nouvelles sectes, et aussi par dautres tats de crise annonant la Rforme. Les gens dans le dsespoir cherchaient la consolation et ils la trouvaient tant dans les mouvements collectifs que dans lisolement spirituel de la prire et de la contemplation pieuse des images dont les sujets terrifiants leur taient proches. Les martyres de toutes sortes, de mme la Danse de la mort, le Jugement dernier, la Passion et autres motifs cruels les alertaient des dangers inattendus les guettant chaque pas et les avertissaient de ltat deffroi qui leur tait rserv dans lau-del. Peu peu, les artes moriendi familiarisent les gens la mort. Philippe Aris en dcrit liconographie : Le jugement na plus lieu dans un espace interplantaire,

    50 Guillelmi Duranti Rationale 2000, 35 (7, 7, 2).

    51 SEIDEL 1977 ; traduit dans WIRTH 1999, 445.

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    mais au pied du lit, et il commence quand laccus garde un peu de souffle. [] La Vierge dcouvre son sein, le Christ montre ses plaies. Alors Dieu accorde sa grce. 52 Le risque le plus terrifiant, celui dune mort subite priv de confession et dabsolution, donc directement sous la menace dune condamnation aux tnbres de lenfer, peut tre vit grce laide de Marie53.

    Au XIe sicle, Jean de Fcamp, auteur des Mditations, plus tard attribues saint Augustin, supplie ainsi Dieu : Satisfais mon appel et mon dsir par lintercession et les mrites de la glorieuse Vierge Marie , et il nomme le Christ mon avocat auprs de Dieu le Pre 54. Les deux, mre et Fils, garantissent donc mieux au croyant laccs Dieu, cest pourquoi dans liconographie aussi, il est rare que la Vierge supplie Dieu le Pre toute seule ; le plus souvent, elle est accompagne du Christ. Mais en intercdant, la mre communique avec son Fils adulte dune manire aujourdhui peu habituelle. Soutenant son sein dnud de la main gauche, elle le dirige vers le Christ, agenouill devant elle. Trois bndictins, morts dans les annes vingt et trente du XIIe sicle, se sont penchs mticuleusement sur les effets de ce geste de Marie. Son succs est assur, constate Geoffroy de Vendme, car travers ses ordres, elle peut obtenir du Christ tout ce quelle dsire ; considre par Dieu comme premire parmi les cratures, elle naurait jamais renonc ses droits maternels. Son fils, aussi Dieu tout-puissant, celui qui de toi a pris chair / il exaucera ta prire, / il ne te refusera rien, / lui que ton sein a allait 55. Guibert de Nogent assure que le Christ, en tant que bon fils, a une telle estime envers lautorit de sa mre que celle-ci, ainsi lgitime plutt ordonne quimplore sa bienveillance 56. Quand Eadmer ajoute encore que parfois le salut peut tre obtenu promptement en invoquant son nom plutt que celui de Jsus, le thme du rle primordial de Marie est bien tabli57.

    Or, liconographie de la Double intercession est labor le plus prcisment par Arnaud, abb de Bonneval, prs de Chartres, mort aprs 1156 : Dsormais laccs de lhomme Dieu est assur ; la cause du premier est transmise du Fils au Pre et de la Mre au Fils. Le Christ, le ct dnud, montre au Pre son ct et ses plaies ; la Vierge montre sa poitrine et ses seins (pectus et ubera) son Fils, et l o ces monuments de clmence et ces insignes de charit concourent la prire mieux que toute langue ne le peut, aucune demande ne peut tre repousse. Tout ce pourquoi la Mre supplie, le Fils lapprouve et le Pre le donne. 58 Les propos dArnaud jouissaient dune grande autorit. Ils furent promptement repris par son

    52 ARIS 1975, 82.

    53 ARIS 1975.

    54 Patrologia latina, XL, col. 905 ; Mditations selon saint Augustin 1991, 133.55 GEOFFROY DE VENDME 1996, 190-195 (102).

    56 Patrologia latina, CLIX, col. 564a.57 Patrologia latina, CLIX, col. 543c.58 Patrologia latina, CLXXXIX, col. 1726-1727.

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    ami Bernard, et saint Bonaventure les avait attribus ce dernier suite sa rputation en tant quadorateur de Marie le plus clbre. Cette conviction errone, gnralement accepte par les personnages les plus importants, dura parfois jusquau XIXe sicle car la Lgende Dore lui assura une immense diffusion dans tous les domaines59.

    Les mmes mots Doulz chier fils, vez cy la mamelle / dont je te nourry bonnement ! que dans un miracle franais sont employs au milieu du XIIIe sicle par un prdicateur populaire de la Styrie et par les laudes italiennes60. Dans une pice du bas Moyen ge, crite Berne, le jour du jugement dernier, la Vierge essaie de persuader le Christ de pardonner aux pcheurs. En sollicitant au nom de ses seins, elle lui rappelle que la piti tait dans sa nature ds sa naissance et que la protection des damns tait son devoir particulier. Elle-mme prouva tant de douleurs en assistant la crucifixion de son Fils, que maintenant celui-ci ne pouvait lui refuser aucune faveur. Dans un jeu de la Passion pascale de Lucerne, elle sadresse lui dune manire aussi directe : Aie piti des gens au nom des seins que tu suais 61 Cest pourquoi en ces temps-l, pendant la messe, au moment de llvation, les seins de la Vierge taient mentionns explicitement : Je te salue, Rdempteur du monde, roi glorieux ; soit bnit le ventre qui te portait, les seins que tu suais. 62 Le thme pntre vite dans les arts plastiques. Limage de Saint-Prime dpeint admirablement son dramaturgie : bien que Marie montre ses seins son Fils, il semble que celui-ci nen tienne aucun compte, mais dirige tranquillement son regard vers le ciel. Si lon rsume la scne comme la fin dune squence cinmatographique, on pourrait supposer que le Christ a remarqu les seins de sa mre et que, par la suite, il a lev sa tte pour poursuivre sa demande. En agissant de la sorte, il la souligne davantage par ses plaies quil expose dune manire tout aussi ostensible que celle de sa mre lui montrant ses seins. Participant liconographie de lintercession conjointe, les fidles sadressent Marie, celle-ci Jsus, et ce dernier au Pre, qui, se ravisant, retourne la grce aux croyants.

    Bernard de Clairvaux, dvot de la Vierge aussi fervent quArnaud, nommait cette lvation graduelle vers Dieu chelle de la Rdemption, du salut, de la grce, etc. Dans son sermon sur la nativit, il a recommand aux pcheurs qui avaient besoin dun avocat de faire appel Marie, qui serait exauce par le Fils, et celui-ci, par son Pre car : est-ce que le Fils peut ne pas exaucer et ntre pas exauc ? Il a plac dans lchelle des pcheurs sa plus grande confiance, la raison entire de son espoir. La Gense raconte que Jacob a vu dans ses rves lchelle cleste qui symbolise la descente de Dieu vers lhomme et lascension de lhomme vers Dieu et au Moyen ge tardif, Marie devient la meilleure personnification

    59 BOESPFLUG 1997. Cf. aussi Die Offenbarungen 1998, 32 (6-7).60 WARNER 1989, 186.

    61 MARTI, MONDINI 1994, 79.

    62 HIRN 1912, 534 ; WARNER 1989, 186 ; KRETZENBACHER 1981, 44-46 ; MARTI, MONDINI 1994, 86; BONANI, BONANI 1997.

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    de cette chelle. Le Heilstreppe (lchelle sainte ou escalier saint) est un important motif iconographique reprsentant plusieurs personnages chelonns entre terre et ciel et inclut aussi la scne de la Double intercession63. Les gens du peuple le considrent selon leur propre logique : si la mdiation de Marie est doue dune telle efficacit, pourquoi dans les cas particulirement graves ne pas sadresser aussi dautres saints et notamment au personnage auquel la Vierge, en raison de sa filiation, ne peut rien refuser, savoir sa mre, sainte Anne ?64 La phrase-modle de cet chelonnement sans fin Par Marie vers Jsus et par le Fils vers le Pre (Per Mariam ad Jesum et per Filium ad Patrem) se rpandit partout, et chaque samedi, la prire suivante tait obligatoire : Avec la glorieuse intercession de la Vierge Marie nous serons dlivrs des chagrins de notre vie, ce qui nous permettra dentrer dans la joie ternelle qui nous attend []. Exauce-nous, Marie, car le Fils te respecte et ne te refuse rien. Fils, dlivre-nous de ce que ta mre ta demand ! 65

    Arnaud relve, dans la lgende et la littrature grecques, avec le personnage dHcube, limpact psychique du geste de la mre qui supplie en se rclamant de son sein. Il est presque certain quun texte, dans laquelle Germanos de Constantinople, au VIIIe sicle, salue les seins de Marie comme une coupe protectrice et conservatrice du genre humain, lui tait familier. Et il est certain galement que lauteur grec connaissait les versets de LIliade dans lesquels les parents dHector, par des gestes pathtiques primordiaux, supplient en vain leur fils de ne pas aller se battre contre Achille. Le pre sarrache les cheveux blancs, tandis que la mre se lamente en versant des pleurs. Elle fait dune main tomber le haut de sa robe, de lautre soulve son sein (22, 79-80). Ce mouvement, excut pour exprimer de faon trs vive le regret et le chagrin, tait coutumier des pleureuses qui, dans leurs lamentations, vraies ou plutt bien joues, parfois pieuses, parfois intempestives, sadressaient au dieu qui avait enlev le dfunt. Ainsi annonaient-elles aux vivants la proximit de la mort en extriorisant dune manire thtrale les sentiments les plus profonds. On trouve le mme motif dans la Bible avec le prophte Isae : Frmissez, vous qui tes altires, tremblez, vous qui tes pleines de superbe ; dpouillez-vous, dnudez-vous, ceignez-vous les reins. Frappez-vous les seins (Is 32, 11-12).

    Lhabitude de battre ou de montrer les seins dans une intention de persuasion repose sur la vieille croyance que la force de lme demeure dans le sein. Dans lAntiquit, on trouve ce motif chez Eschyle, Tacite, Snque et Ovide, entre autres auteurs. Il fut transmis au Moyen ge par saint Jrme, qui conseilla Hliodore : Mme si, cheveux dnous et robe dchire, ta mre te montre les mamelles qui tont nourri [] vole vers ltendard de la croix ! 66 On retrouve cette figure fminine exhibant et soulevant ses seins en guise daide

    63 HECK 1997, passim et 184-193.64 WIRTH 2003.

    65 LANE 1973 ; DELUMEAU 1989, 212 ; BOESPFLUG 1997.

    66 JRME 1949, I, 35-36 (14, 2).

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    apotropaque et dintercession en maints endroits : Marco Polo, par exemple, mentionne une mre de lInde du Sud qui montrait son fils, se battant avec son frre, les mamelles qui les avaient allaits tous deux. Il nest donc pas surprenant que les thologiens chrtiens aient attribu la mme attitude lintercession de Marie. Elle tait popularise par une lgende, qui vit le jour aux alentours de Jrusalem, o, le mercredi de la semaine sainte, la Vierge a voulu dissuader son Fils de se rendre Gethsmani. Malgr lappel ses seins, son intervention fut vaine, car la Passion tait un plan divin prmdit67.

    LHomme de douleurs

    Dans les arts plastiques, le motif de la Double intercession fut introduit relativement tard. Comme pour tant dautres thmes iconographiques mdivaux, le manuscrit Speculum humanae salvationis, dont on trouve aujourdhui encore 350 exemplaires, servit de prototype (figs. 9, 10). crit avant 1324 par Ludolphe de Saxe (ou le Chartreux), il reprsente la vie de Jsus en prfigurant chaque scne du Nouveau Testament par les prophties tires de lAncien Testament ou de lhistoire profane. Dans les variantes illustres du manuscrit, limage de la Vierge aux seins nus devant son Fils est confronte celle de la reine Esther qui sest rendue chez le roi Assurus pour implorer sa clmence et plaider la cause du peuple auquel elle appartenait (Est 4, 8), tandis que limage du Christ exhibant ses plaies est prfigure par une scne dHistoria Scholastica, crite en 1170 par Pierre le Mangeur. Celui-ci prsente lhistoire du gnral romain Antipater se disculpant devant Jules Csar assis en une pose impriale en arborant ses blessures reues au combat. Lauteur souligne le pouvoir psychique du langage du corps : Antipater, en se dnudant et en montrant ses nombreuses blessures, a dit que les mots ntaient pas ncessaires car les cicatrices seules criaient en leur silence. 68 De plus, le nom de ce gnral annonce la pose du Fils devant le Pre : anti pater69. Il est fort intressant quau motif de lexposition de la poitrine dnude sattache aussi le nom dun autre Antipater, celui-ci du IIIe sicle avant J.-C., dont le matricide est rapport par Justin lhistorien : La reine Thessalonice est mise mort par son fils Antipater : elle lui demanda en vain la vie par le sein qui lavait nourri. 70

    Liconographie de la Double intercession runit des histoires diffrentes, pourtant seul le motif du Christ intercdant se trouve dans la Bible : Le Christ Jsus, celui qui est mort, que dis-je ? ressuscit, qui est la droite de Dieu, qui intercde pour nous ? (Rm 8, 34, cf. He 7,

    67 PERDRIZET 1908b, 237-252 ; VLOBERG 1938, 203-210 ; PANOFSKY 1997 ; DUERR 1993, 72-81 ; MARTI, MONDINI 1994.

    68 PERDRIZET 1908a, 74-75.

    69 Speculum humanae salvationis 1907, 298-303 (1, 3) ; BOESPFLUG 1997, 44.70 JUSTIN 1870, 191 (16, 1).

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    25 ; 9, 24). Ces mots suggrent le type iconographique de lHomme de douleurs qui prouve la mort et la rsurrection du Christ en mme temps, tel quil est prophtis dj par Isae : Objet de mpris, abandonn des hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, comme quelquun devant qui on se voile la face, mpris [] de la plante des pieds la tte, il ne reste rien de sain. Ce nest que blessures, contusions, plaies ouvertes, qui ne sont pas panses ni bandes, ni soignes avec de lhuile. (Is 55, 3 ; 1, 6) Le motif fut dcrit pour la premire fois par Bde le Vnrable au VIIe sicle, ensuite on le commenta abondamment. Toutes ses argumentations tablissent un paradoxe qui ne peut tre compris dun mortel, conu selon les lois dune nature humaine limite par la grce divine ; semblablement une sainte doctrine, son mystre ne doit tre reu que par la foi. Ds que le Christ est n, il a agi comme Dieu, puis il a t tortur et est mort en tant quhomme, bien quen tant que Dieu il lui tait impossible de mourir. Ce temps de la vie et de la mort de Dieu et de lhomme en tant quune seule et mme personne dure jusqu la mort humaine du Christ ; ensuite, dune faon mystrieuse, en tant que Dieu il reprend vie et se comporte en mort vivant et en Dieu la fois71. Une fois encore cest saint Bernard qui donne une description trs prcise de sa vision de lHomme de douleurs :

    Il voit se dresser devant lui limage sacre de lHomme-Dieu, tantt naissant, tantt au sein maternel, tantt enseignant, tantt mourant, tantt ressuscitant ou montant au ciel. Et quelle que soit limage qui se prsente, elle fixe ncessairement lme dans lamour des vertus, extirpe les vices de la chair, met les sductions en droute, apaise les dsirs.72

    Un manuscrit franciscain dentre 1293 et 1300 est compos de prires attribues saint Bernard portraitur dans linitiale O. Elles sont adresses la Passion, la plaie, leau, au sang, et crent une atmosphre de compassion intense, personnelle et directe, en dnommant Christ le refuge et le repos du saint. Ces prires se terminent par une autoaccusation typiquement bernardienne : Quas-tu donc fait pour tant souffrir ? coup sr, je suis la cause de ta souffrance. En bas de page se trouve la miniature la plus ancienne de lHomme de douleurs dans lart occidental. Le Christ, saignant en abondance, est contempl par saint Bernard, qui invite le croyant limiter jusqu ce quil se livre lextase o la diffrence entre la vie et la mort se dissipe comme lui-mme a pu lprouver73.

    Le Christ en tant quHomme de douleurs de Saint-Prime est prsent agenouill, dans une position qui est une forme abrge de la prosternation et une attitude de supplication. premire vue, cette position semble peu approprie au Fils de Dieu, Dieu lui-mme, mme sil achve de la tenir devant son Pre. Mais son iconographie est justifie par le Pseudo-Bonaventure qui dclare dans ses Mditations que le Christ, en arrivant au paradis, sest

    71 BELTING 1998a, 1-9.

    72 BERNARD DE CLAIRVAUX 1998, 137-139 (20, 6) ; cf. aussi SIMSON 1990.73 OS 1992 ; BELTING 1998a, 196-199.

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    mis genoux devant Dieu74. Sa pose active dorant rappelle son attitude de juge suprme, mais ses plaies sanglantes tmoignent quil est ou quil a t mort. Finalement, ce sont ses yeux ouverts regardant vers les cieux qui prouvent quil a le seul parmi les humains vaincu la mort et quil na pas seulement souffert pour les pchs de lhumanit lors de sa vie terrestre, mais que sa Passion se poursuit75. Aprs sa mort, il sest montr ses disciples qui ont cru apercevoir un esprit. Cest pourquoi il leur a ordonn : Voyez mes mains et mes pieds ; cest bien moi ! Palpez-moi et rendez-vous compte quun esprit na ni chair ni os, comme vous voyez que jen ai. (Lc 24, 39) Cependant, il nest pas apparu seulement ses disciples, mais aussi Grgoire le Grand dans une de ses rvlations vers lan 600, et de mme un prtre Bolsena en 1263 ; tous les deux doutaient du corpus verum, de sa rsurrection et de sa prsence relle dans lEucharistie. Les blessures mortelles de son corps sont signes du destin dun homme mortel et chaque homme mortel qui les voit dans limage du vivant doit reconnatre quelles tmoignent du corps de Dieu immortel76.

    LHomme de douleurs (vir dolorum) nest pas reprsent dans lglise uniquement pour susciter la piti, mais aussi pour prouver que le Christ peut avoir piti dun croyant. Comme type iconographique, il renvoie en mme temps la Passion et la Rsurrection. Ses apparitions montrent que sa chair, ne du sang de la Vierge, tait de la mme substance que lhostie et le vin dans le calice, levs pendant la messe. Cette conception est encore plus accentue dans les images du Christ de douleurs o de lun de ses pieds pousse une vigne qui monte jusqu sa main en transperant la paume, et o, de son autre pied, sort une tige de bl qui de son pi traverse la paume de lautre main. Tout le corps est couvert de sang qui coule dans un calice surmont dune hostie ainsi que le Christ devient une vritable source, voire une fontaine de sang (Christus als Blutquell 77) (fig. 11). Une telle reprsentation nest plus celle dune Piti de Nostre Seigneur abstraite, comprise seulement comme signe de transsubstantiation, elle est troitement lie une fte prescrite en deuxime moiti du XVe

    sicle, transfiguratio Domini, clbre le 6 aot, jour de plein t, entre la moisson du bl et la maturation du raisin78.

    La source iconographique premire de la scne de lIntercession unissant lHomme de douleurs, la Vierge et Dieu le Pre, est le groupe de la desis dans les reprsentations du Jugement dernier. Il sagit dun motif byzantin dont le nom signifie demande , dmontrant ainsi la coutume selon laquelle la cour de Byzance, une personne tait en charge de servir de mdiateur entre le solliciteur et lempereur. Dans lart, ce mot a deux sens, dun ct il dsigne

    74 CAULIBUS 1997, 342 (105, 170-171).

    75 KIECKHEFER 1984, 111.

    76 PANOFSKY 1997 ; BELTING 1998a, passim.77 Selon lexpression de KRETZENBACHER 1997, 32.

    78 Il y a un groupe de ces motifs, peints au XVe sicle surtout par Friderich de Villach, son fils Janez de Ljubljana et son disciple Thomas de Villach en Carinthie alors slovne (Deutschen Griffen, Tessendorf-Klagenfurt, Thrl-Maglern), lest du Tyrol et en Bavire, cf. KRETZENBACHER 1997, 7-21 et passim.

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    les icnes votives, et, de lautre, le motif de Dieu qui sadressent Marie et Jean-Baptiste genoux, plaidant chacun de son ct. En Occident, le motif des deux solliciteurs symtriques sest dvelopp dans liconographie funraire, surtout dans les scnes du Jugement dernier sur les tombeaux, les pitaphes et sur les colonnes votives de la peste. Dans lglise de Krtina en Slovnie, une fresque du Jugement dernier incorporant le motif du Tribunal cleste, avec le Christ-Juge, douze aptres et la desis, est peinte entre 1495 et 1500, juste gauche de La Double intercession, aujourdhui partiellement dtruite (fig. 12). La scne de La Double intercession ornait, lpoque aussi, lautel principal de la mme glise.

    Comme autre origine du motif de la Double intercession, il faut rappeler la confrontation de lHomme de douleurs in forma pietatis avec la Vierge dans les images depuis le XIVe sicle, o celle-ci nexpose pas ses seins79. Mais on connat aussi dautres cas o elle le fait, par exemple, dans de nombreux polyptyques qui montrent sur un volet Marie aux seins nus et sur lautre lHomme de douleurs ; ou encore dans le Jugement dernier ou dans les autres scnes o le Christ dnude sa plaie mortelle en guise davertissement des pcheurs, tandis qu ses cts se trouve la Vierge, la main pose sur son sein, seule ou accompagne de saint Bernard80 (fig. 13). Il est intressant de signaler que la symtrie stricte de la composition ne reflte pas fidlement le pouvoir respectif des deux personnages, car selon les croyances en vigueur, celui qui a pch contre Dieu le Pre ou contre lEsprit saint peut trouver le pardon grce lintercession du Christ, et celui qui a pch contre le Christ grce lintercession de la Vierge81.

    La fresque de Saint-Prime reprend donc liconographie typique du motif de la Double intercession avec les trois personnages principaux, en omettant lEsprit saint qui habituellement sinterpose entre le Fils et le Pre82. La figure de ce dernier, au glaive, entoure des nuages, apparat trs frquemment dans les diffrentes scnes mdivales ; elle repose sur les termes mmes des Psaumes : Dieu le juste juge, lent la colre, mais Dieu en tout temps menaant. Si lhomme ne se reprend pas, quil affte son pe (Ps 7, 12-13), et sur dautres passages bibliques (e. g. Dt 32, 41 ou Ez 21, 3 sq.)83. Mais pour Limage de la peste, on peut proposer plutt comme source iconographique le texte trs prcis du Lvitique qui dcrit dabord les instruments de la vengeance divine, semblables aux flaux quon voit dans notre image :

    Je vous assujettirai au tremblement, ainsi qu la consomption et la fivre qui usent les yeux et puisent le souffle. Vous ferez de vaines semailles dont se nourriront vos ennemis

    79 PANOFSKY 1997, fig. 29 ; BELTING 1998a, figs. 13, 18.

    80 Cf. MEISS 1953-1954. 81 vrai dire, PANOFSKY 1997 insiste sur le fait que liconographie de la Double Intercession soit encore plus

    complique.

    82 propos de labsence dEsprit saint voir aussi KRETZENBACHER 1981, 79-80.

    83 DINZELBACHER 1996, 159-163.

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    [] votre force se consumera vainement, votre terre ne donnera plus ses produits et larbre de la campagne ne donnera plus ses fruits []. Je lcherai contre vous les btes sauvages qui vous raviront vos enfants, anantiront votre btail et vous dcimeront au point que vos chemins deviendront dserts []. Je ferai venir contre vous lpe qui vengera lAlliance. (Lv 26, 14-25)

    Notre fresque est une des premires ralisations de la Double intercession o la figure plus traditionnelle de Dieu et ses flches est remplace par celle de Dieu et son glaive. Un autre exemple trs connu est donn par un tableau votif ou une pitaphe dHans Holbein lAncien, peint pour un citoyen dAugsbourg, en 1508 ; le glaive y est mentionn par une inscription en haut (fig. 14). gauche, le Christ agenouill sadressant Dieu introduit les doigts dans sa plaie. Au-dessus de lui on lit des vers rims en haut allemand : Regarde, Pre, mes plaies rouges / aide les gens sortir de tous les flaux / avec ma mort amre . Grce leur concordance, les rimes soulignent leffet de la prire phonique : wunden rot, aus aller not [...] bittern tod et devaient rsonner avec effroi aux oreilles du public. De la mme faon riment les vers au-dessus de la Vierge droite : Seigneur, rengaine ton glaive / que tu as dgain / et regarde mes seins / que ton fils a sucs ! .

    Marie appuie son imploration de Dieu avec son sein, tir den dessous de son vtement, saisi si fortement que le lait en jaillit. Entre la Mre et le Fils se trouve le Pre lpe mi- tire dans la main gauche, dans la mme attitude que celle du Dieu de Saint-Prime. Linscription relative Dieu narre sa piti, aussi peut-on supposer quil a rellement dgain son glaive quil avait lev sur les membres de la famille Schwartz, peints en bas du tableau. Parmi eux se trouve Ulrich, matre dune corporation, condamn mort par le moyen de lpe en 1478. Le glaive se rapporte donc un vnement concret et ne vise pas les trois flaux comme dans la fresque de la peste. Dans un tableau de Heilbronn, lpe est particulirement mise en relief par le Christ, qui saisit la main de Dieu tenant le glaive dgain pour lempcher de frapper mortellement84.

    Saint-Prime, le geste divin ne peut pas sexpliquer par lui-mme, ni mme en relation avec les scnes de flaux, il reste ambigu. Le visage de Dieu ne rvle rien non plus, son regard indiffrent se dirige vers la terre, nexprimant pas de signes particuliers dune quelconque intention. Le geste de sa main gauche ne permet pas de savoir sil sapprte dgainer ou rengainer lpe. Autant vaut pour sa main droite ; la faon dont elle tient la poigne ne permet pas de trancher sur lintention divine. La description objective ne suffit donc plus, il faut recourir linterprtation. Entre les deux intentions supposes contraires de Dieu rside une diffrence essentielle qui, en suscitant le suspense psychologique, influence fortement

    84 KRETZENBACHER 1981, 71-75 ; KOEPPLIN 1983 ; BOESPFLUG 1997. Un autre exemple de la mme poque de Dieu le Pre lpe la main entre la Vierge tendant son sein et le Christ genou qui montre ses stigmates se trouve dans San Marcello di Paruzzaro, cf. RIGAUX 1996, 169, n. 64 ; on trouve le mme motif de lan 1523 aussi Radlje, en Slovnie.

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    la perception et requiert du spectateur ladoption dune attitude personnelle lgard des croyances religieuses et des autres facteurs anthropologiques lis au sujet de limage. Cet chec dune interprtation univoque rappelle le dilemme hermneutique quHubert Damisch a expos en se demandant si lnigme des oeuvres dart implique la possibilit dune rsistance, voire celle dune censure, dun refoulement dont les consquences se laisseraient dceler au niveau mme de la description ? 85 Cest Rgis Debray qui donne une reponse indirecte : Non, il ny a pas de perception sans interprtation. Pas de degr zro du regard (ni donc dimage ltat brut). Pas de couche documentaire pure sur laquelle viendrait se greffer dans un deuxime temps une lecture symbolisante. Tout document visuel est demble une fiction. 86

    La question sest pose dj Freud, propos du Mose de Michel-Ange. Daprs linterprtation traditionnelle, Mose, furieux contre le peuple juif, tait sur le point de se dresser pour briser les Tables de la loi. Freud propose une lecture diffrente des squences filmiques imagines de laction et du mouvement rgressif de la main droite. Selon lui, Mose est reprsent au moment o, dans une pousse de colre, il veut slancer de son sige et jeter les Tables loin de lui pour se venger de son peuple, mais il a vaincu la tentation, il va rester assis ainsi, sa fureur matrise, dans une douleur mlange de mpris 87. Il serait difficile de dire que toute limage de Saint-Prime soutienne une interprtation favorable de laction divine, car leffroi est fortement prsent dans les scnes de larrire-plan. Un seul espoir de salut pourrait venir de la confiance en la compassion immense de Marie, qui, par son influence maternelle sur son Fils, est cense persuader Dieu de rengainer son glaive. Sans une analyse approfondie de toutes les sources, il est donc impossible de rpondre la question pose par Martin Luther seulement quelques dcennies aprs lachvement de notre image : il se demande si Marie se trouve auprs de Dieu en tant que suppliante qui ne peut faire autre chose quimplorer pour le peuple, ou en tant quavocate, qui obtient la grce pour ceux qui sadressent elle. Sa capacit dtre avocate prsuppose que la russite de ses prires auprs de Dieu rsulte de ses propres mrites88.

    85 DAMISCH 1971.

    86 DEBRAY 1992, 80 ; voir aussi CARRIER 1991.

    87 DAMISCH 1971.

    88 KOEPPLIN 1983.

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    Jure Miku: Le sang et le lait dans l'imaginaire mdival

    Sang et lait divins

    Fides est virtus qua creduntur quae non videntur.

    La foi est la force par laquelle on croit en ce quon ne peut pas voir.

    Speculum morale, XIVe sicle

    Le symbolisme symtrique de lostentation des seins de Marie et des plaies du Christ face au geste de lintervention divine se produit dans une dialectique hirarchique qui sappuie sur la doctrine thologique en vigueur au Moyen ge. Lallaitement est le fait le plus commun, alors quil a toujours un sens plus profond en raison de croyances selon lesquelles le lait transmet aussi le caractre des parents. En tmoigne, par exemple, la conviction bien ancre que le gnie sculptural de Michel-Ange est d au fait quil ait t confi une nourrice, fille ou femme dun tailleur de pierre89. On connat dans toutes les civilisations des reprsentations de mres qui assurent lexistence physique de leurs descendants par le lait, ou de desses qui, de la mme faon, lguent leurs qualits divines. En particulier, en gypte ancienne lallaitement confre des attributs religieux, politiques et juridiques. Larchtype matriarcal est la desse mre Hathor, vnre sous la forme dune vache traire. Elle a donn naissance un fils, devenu son mari, toujours nourri son sein. Plus tard, ce fut au tour dIsis par son lait cleste de distribuer le pouvoir imprial, la divinit et limmortalit. Avec mon lait pur la vie entrera en tes membres , dclare Isis au pharaon Ssostris sur une inscription de Nubie90. Elle nallaitait pas les pharaons uniquement aprs laccouchement, mais pendant tous les rites de passage. Par cet allaitement divin, le pharaon accde une nouvelle existence, o il puise la force et la capacit ncessaires pour accomplir sa mission royale. Daprs ces modles, les relations familiales et fonctionnelles entre dieux et hommes ne pouvaient que se dvelopper. En toute logique, dans une nouvelle religion qutait le christianisme, le concept chrtien dun Dieu homme, mais en mme temps fils, poux et pre, naurait rien eu de bien choquant91.

    Paralllement la cosmogonie gyptienne, on note dans dautres civilisations lexistence de rites initiatiques dans lesquels on allaitait les hommes adultes pour quils pussent renatre dans une vie nouvelle et ternelle. Le lait fait lobjet de beaucoup destime dans la Bible en tant que nourriture prte la consommation et qui, en plus, nenivre pas. Cest pourquoi on en trouve comme dailleurs du miel en abondance dans la Terre promise (Ex 3, 8 ; 3, 17 ; Is 7, 22). Les Grecs anciens croyaient que Sophia nourrissait avec le Logos, raison

    89 Ici nous naborderons pas le phnomne de la mise en nourrice, mme sil permet dtablir une relation entre le sang et le lait selon une double parent, cf. KLAPISCH-ZUBER 1983.

    90 MESLIN 1994, 102.

    91 JAMES 1959, 59-65.

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    Jure Miku: Le sang et le lait dans l'imaginaire mdival

    pour laquelle les qualits surnaturelles de leurs dieux taient censes tre transmises par le lait. Pour acqurir limmortalit, Hracls, le fils dAlcmne, une mortelle, fut plac par son pre, Zeus, au sein dHra endormie. pouse rcalcitrante, elle la sevr si brusquement que le lait a jailli vers le ciel o, sous forme de Voie lacte, il constitue notre galaxie (galaktos en grec et lac en latin signifient tous deux lait ). Dans lart, Hracls allait est souvent reprsent en homme barbu adulte. Tertullien, mort vers 222, raconte que dans les mystres et les baptmes un breuvage de lait et de miel tait donn aux nophytes. En ce temps-l, Hippolyte de Rome prcise quaprs le baptme lvque offre le pain et le vin puis une coupe de lait mlang du miel en signe de laccomplissement fait nos pres dune terre o coulent le lait et le miel 92. Ce mlange, reconnu comme nourriture divine en rfrence la sainte chair et au saint sang, tait marqu, en faisant promesse de paradis, du sceau de la symbolique eucharistique qui permettait de proclamer les initis enfants du Christ. Son usage dans les services liturgiques fut interdit aprs le Ve sicle et il disparatra dailleurs aux sicles suivants93.

    Quant Jsus, le lait lui a fait don dune nature humaine et divine la fois, ce qui se lit comme un paradoxe : du lait de sa mre dpend la vie de celui qui donne la vie, le sauveur du monde ayant ainsi reu sa nourriture dun tre humain. Dj les premiers pres de lglise ne dcrivaient pas Marie comme une simple mre, mais plutt comme une femme bien part, et la condamnation de lhrsie nestorienne sest produite autour de la question de savoir si Jsus a suc ou non le sein de sa mre la manire dun homme. Au cours du Moyen ge, Marie a obtenu le statut de femme dont le ventre incarnait dune manire mystrieuse le Fils de Dieu. Aussi le verset de saint Luc: Heureuses les entrailles qui tont port et les seins que tu as sucs ! (Lc 11, 27) est devenu trs pris dans les pratiques de dvotion et de liturgie94. Par le lait de son sein Dieu est li avec gratitude celle qui la nourri, et les seins de la mre Marie, Mariae matris mammulae, sont vnres comme le pont entre le ciel et notre monde laide de tous les superlatifs possibles :

    Toi dont les seins bnisEmplis dun don cles