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Karl Marx et l’autogestion (Yvon Bourdet, 1971) [1] Première partie d’un article paru dans Autogestion et socialisme (N°15, mars 1971), repris en sous-chapitre dansPour l’autogestion (Anthropos, 1974, rééd. 1977). Le mot autogestion n’est guère d’usage courant que depuis une dizaine d’années et il paraît bien anachronique de le juxtaposer au nom de Marx [1]. Toutefois – pour que ceux qui l’ignoreraient n’aillent pas imaginer que nous allons nous livrer à je ne sais quel exercice scolastique de rapprochement artificiel du genre : « que penserait aujourd’hui Platon de la télévision ? » – précisons d’emblée que siMarx n’emploie pas le mot autogestion il s’intéresse (nous le prouverons par de nombreux textes) à ce que ce mot désigne et qu’on appelait alors « les coopératives de production ». Certes, le fait que ce terme (autogestion) n’ait apparu que récemment ne manque pas de signification. Il témoigne, bien sûr, pour une part, de l’ignorance du passé et on peut comprendre que certains anarchistes, fouriéristes ou proudhoniens, par exemple, s’irritent de ce que beaucoup de « conseillistes » ou « d’autogestionnaires » croient avoir trouvé quelque-chose de nouveau avec un nouveau mot . Il n’en reste pas moins, en revanche que le besoin d’une nouvelle terminologie marque au moins le souhait d’une démarcation d’avec les doctrines existantes. Même si, maintenant, la plupart des anarchistes se montrent soucieux d’action de masse et des moyens économiques de transition pour beaucoup, à tort ou à raison, le terme d’anarchisme évoque davantage la volonté de détruire les pouvoirs en place que l’essai de construire, au niveau national ou international, une organisation d’un type nouveau. Au plan politique, leur action apparaît surtout négative et leurs tentatives de réalisations positives semblent se borner au rassemblement libre de petits groupes qui cherchent à réaliser, d’une façon marginale, « une hausse immédiate du jouir ». Il ne s’agit pas là, pour autant, toujours, de la quête d’un salut égoïste; ils croient être des ferments ou les « détonateurs » de la révolution universelle; mais leur démarche, fût-elle « exemplaire », demeure l’activité de quelques pionniers. Le terme d’autogestion, au contraire, semble désigner une organisation plus large, plus technique et qui, en tout cas, est liée plus à la production qu’à la jouissance. Ainsi, la revendication de l’autogestion paraît plus proche du projet des marxistes bien que se creuse entre eux, aux yeux de presque tous, un abîme quasi infini, car on entend ordinairement par « autogestion » la concertation des

Karl Marx e a Autogestão - Yvon Bourdet

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Karl Marx et lautogestion (Yvon Bourdet, 1971)[1]Premire partie dun article paru dansAutogestion et socialisme(N15, mars 1971), repris en sous-chapitre dansPour lautogestion(Anthropos, 1974, rd. 1977).Le motautogestionnest gure dusage courant que depuis une dizaine dannes et il parat bien anachronique de le juxtaposer au nom de Marx [1]. Toutefois pour que ceux qui lignoreraient naillent pas imaginer que nous allons nous livrer je ne sais quel exercice scolastique de rapprochement artificiel du genre : que penserait aujourdhui Platon de la tlvision ? prcisons demble que siMarxnemploie pas le mot autogestion il sintresse (nous le prouverons par de nombreux textes) ce que ce mot dsigne et quon appelait alors les coopratives de production .

Certes, le fait que ce terme (autogestion) nait apparu que rcemment ne manque pas de signification. Il tmoigne, bien sr, pour une part, de lignorance du pass et on peut comprendre que certains anarchistes, fouriristes ou proudhoniens, par exemple, sirritent de ce que beaucoup de conseillistes ou dautogestionnaires croient avoir trouvquelque-chose de nouveau avec un nouveau mot. Il nen reste pas moins, en revanche que le besoin dune nouvelle terminologie marque au moins le souhait dune dmarcation davec les doctrines existantes. Mme si, maintenant, la plupart des anarchistes se montrent soucieux daction de masse et des moyens conomiques de transition pour beaucoup, tort ou raison, le terme danarchisme voque davantage la volont de dtruire les pouvoirs en place que lessai de construire, au niveau national ou international, une organisation dun type nouveau. Au plan politique, leur action apparat surtout ngative et leurs tentatives de ralisations positives semblent se borner au rassemblement libre de petits groupes qui cherchent raliser, dune faon marginale, une hausse immdiate du jouir. Il ne sagit pas l, pour autant, toujours, de la qute dun salut goste; ils croient tre des ferments ou les dtonateurs de la rvolution universelle; mais leur dmarche, ft-elle exemplaire, demeure lactivit de quelques pionniers.

Le terme dautogestion, au contraire, semble dsigner une organisation plus large, plus technique et qui, en tout cas, est lie plus laproductionqu lajouissance. Ainsi, la revendication de lautogestion parat plus proche du projet des marxistes bien que se creuse entre eux, aux yeux de presque tous, un abme quasi infini, car on entend ordinairement par autogestion la concertation des autonomies, et par marxisme le trop fameux centralisme dmocratique de Lnine que ses dysfonctions, depuis plus de cinquante ans, ne mettent aucunement en question puisque tous les vices du systme sont inlassablement expliqus par les prtendus dfauts de la personnalit des dirigeants. Mme ceux qui acceptent de dissocier le marxisme du stalinisme, du lninisme ou du trotskisme nen persistent pas moins estimer que les appels que fait Marx la violence accoucheuse de lhistoire et la dictature du proltariat sont incompatibles avec les mthodes et les buts des partisans de lautogestion.

Pour y voir clair, il est donc ncessaire de dcaper les textes de Marx de lpaisse crasse accumule non point tant par les gloses des thoriciens que par leffet des retombes un demi-sicle durant de lapraxisdes partis communistes prtendant incarner la thorie de Marx. Ce que nous proposons est donc bien, comme dautres, unere-lecture, mais non pas pour projeter, entre les lignes, ce que Marx na pas crit. Cest au contraire, pour donner ou redonner voir les textes oublis, ngligs, rejets ou simplement jamais lus.

I. LES MOYENS DE LA RVOLUTION SELON MARX

Luvre de Marx est une critique de la socit capitaliste et sa vie une lutte pour hter lheure de lexpropriation des expropriateurs. Toutefois, pour beaucoup le passage de la critique thorique laction politique fait problme: dans le chapitre XXXII du livre premier duCapital, on peut lire: la production capitaliste engendre elle-mme sa propre ngation avec la fatalit qui prside aux mtamorphoses de la nature [2]. Par l, dailleurs, il ne faisait que reprendre la conclusion de la premire partie duManifeste communistequi donnait pour invitable llimination de la bourgeoisie et le triomphe du proltariat [3 ]. Ds lors le Que faire ? semble dnu de sens comme on la souvent not : les marxistes qui annoncent lavnement inluctable du rgime postcapitaliste font penser un parti qui lutterait pour provoquer une clipse de lune (4). De mme Lnine mettait dans la bouche des populistes des annes 1894-1895 cette rflexion : Si les marxistes considrent le capitalisme en Russie comme un phnomne invitable (), il leur faut ouvrir un dbit de boisson (5). Cette objection navait pas chapp Marx qui lavait lui-mme introduite titre de canular (6) dans un brouillon darticle surLe CapitalquEngels devait se charger de faire publier, sous un nom demprunt, dans un journal dirig par Karl Mayer : Quand il (Marx) dmontre que la socit actuelle () porte en elle les germes dune forme sociale nouvelle suprieure, il ne fait que montrer sur le plan social le mme procs de transformation que Darwin a tabli dans les sciences de la nature (). Lauteur a, du mme coup, () peut-tre malgr lui (soulign par Marx) sonn le glas de tout le socialisme professionnel (7). La rfutation de cette objection se trouvait dj dans la prface duCapitallorsque Marx expliquait quune socit qui tait arrive dcouvrir la piste de la loi naturelle qui prside son mouvement (soulign par Marx) () ne peut ni dpasser dun saut ni abolir par des dcrets les phases de son dveloppement naturel, mais peut abrger la priode de la gestation et adoucir les maux de leur enfantement (8). On trouve l le thme clbre de la violence conue comme la force accoucheuse de toute vieille socit en travail (9), ou, comme dit la vulgate de la violence accoucheuse de lhistoire. De ce fait, prcise Marx la force est un agent conomique. Cest donc aplatir le marxisme que de le rduire soit une action politique qui ignorerait les phases du dveloppement naturel, soit lconomisme bat du laisser-faire. Certes la force ne peut faire tourner lenvers la roue de lhistoire (10), mais les communistes nen dclarent pas moins ouvertement quils ne peuvent atteindre leurs objectifs quen dtruisant part la violence lancien ordre social (11). On retrouve ainsi la question fameuse et controverse de la dictature du proltariat . On sait queKautsky, pour critiquer les bolcheviks, affirma que Marx navait, pour ainsi dire jamais prconis une telle dictature, quil sagissait l dun petit mot , crit, en passant , dans une lettre (12).

En fait, Marx a parl plusieurs fois du rle et de la ncessit dune telle dictature (13), mais la simple recension et comptabilit des textes ne sert pas grand chose si on ne sentend pas sur le sens, chez Marx, du mot dictature . Dans une note du 20 octobre 1920, Lnine caractrise la dictature comme un pouvoir qui ne reconnat aucunautre pouvoir,aucuneloi,aucunenorme, do quils viennent () le pouvoir illimit, extra-lgal, sappuyant sur la force, au sens le plus strict du mot, cest cela la dictature (14). Et cest une telle dictature que doit exercer le proltariat, quil soit minoritaire ou majoritaire dans la nation.Max Adler, au contraire, distingue soigneusement entre dictature majoritaire et dictature minoritaire (15) : lorsquuneminorit opprime une majorit, on est en prsence du despotisme que Marx a toujours combattu, sous toutes ses formes; si Marx prconise la dictature du proltariat cest parce quelle ne peut pas tre autre chose que la force de la majorit: Tous les mouvements du pass ont t le fait de minorits ou ont profit des minorits. Le mouvement proltarien est le mouvement autonome de limmense majoritdans lintrt de limmense majorit (16). Pour Marx, la rvolution proltarienne sera la dernire possible ; en effet, lorsque le proltariat, classe universelle, aura pris le pouvoir, il ny aura bientt plus de classes et par consquent plus de luttes entre elles : Lancienne socit bourgeoise, avec ses classes et ses conflits de classes, fait place une association o le libre panouissement de chacun est la condition du libre panouissement de tous. (17) Notons, en passant, que Marx donne ainsi la dfinition exacte dune socit autogre. Quant aux voies et moyens du passage cette domination immensment majoritaire du proltariat, ils seront variables selon les circonstances ; la violence, nous lavons vu, sera souvent ncessaire mais pas toujours ; dans son discours du 8 septembre 1872 aux ouvriers dAmsterdam, Marx dclara que lAmrique et lAngleterre (pouvaient) arriver au socialisme par des moyens pacifiques (18).

Dans la prface ldition anglaise duCapital, en 1886, Engels assure que ce ne fut pas l une dclaration de circonstance et que Marx avait exprim sa vritable pense. Dailleurs, Engels crivit lui-mme, un peu plus tard (1891), que lon peut concevoir que la vieille socit pourra voluer pacifiquement vers la nouvelle dans les pays o la reprsentation populaire concentre en elle tous les pouvoirs et mme, plus explicitement, que la rpublique dmocratique () est la forme spcifique de la dictature du proltariat (19). Prcisant sa pense, dans lintroduction, crite en 1895, auxLuttes de classes en France, Engels affirmait que lusage illgal de la force arme ntait plus un bon moyen pour le proltariat de semparer du pouvoir et que mme la bourgeoisie et le gouvernement en taient un peu arrivs avoir plus peur de laction lgale que de laction illgale du parti ouvrier (20).

Ce disant, Engels avait sans doute donn trop dimportance la dclaration clbre dOdilon Barrot: La lgalit nous tue! et lexprience de laCommune de Parisqui stait termine par une catastrophique saigne du proltariat. Son point de vue fut ensuite assez gnralement contest par les marxistes (21).

Quoi quil en soit, il reste de la lecture de tous ces textes que Marx et Engels nont pas toujours maintenu la mme thorie en ce qui concerne les moyens de passage au socialisme et mieux quils ont soutenu explicitement quil fallait sadapter aux circonstances.

Cela ne veut point dire quil suffise pour eux dattendre, comme nous lavons dj rappel et comme la polmique de Marx contre Bakounine la bien montr. Il ne sagit pas ici de traiter fond de la comparaison entre marxisme et anarchisme (22), mais seulement dans la perspective de la prsente mise au point. Ce qui nous occupe, en effet, est de prciser comment Marx conoit la socit, une fois brise loppression capitaliste, et par quels moyens on peut hter cette libration. Or, les notes crites en 1874 par Marx, en marge du livre de Bakounine:tatisme et anarchiesont, ce propos, trs clairantes (23). A partir de ces notes, on peut restituer le dialogue suivant (sans changer un mot, naturellement, au texte de lun et de lautre):

Bakounine. Les Allemands sont environ 40 millions. Tous les 40 millions, par exemple, seront-ils membres du gouvernement ?

Marx. Certainly ! Car la chose commence par le self-governement de la commune .

Bakounine. Alors, il ny aura pas de gouvernement, pas dtat, mais, sil y a un tat, il y aura des gouvernants et des esclaves () Ce dilemme dans la thorie marxiste se rsout facilement. Par gouvernement du peuple ils (les marxistes non ! interrompt Marx, cest Bakounine qui le prtend) entendent le gouvernement du peuple laide dun petit nombre de dirigeants lus par le peuple .

Marx. ne ! cest du verbiage dmocratique, du radotage politique ! Llection est une forme politique () qui dpend () des rapports conomiques entre les lecteurs ; aussitt que les fonctions ont cess dtre politiques : 1 il nexisteplus de fonction gouvernementale; 2 -la rpartition des fonctions gnrales est devenue une chose de mtier et ne confre aucun pouvoir; 3 llection na rien du caractre politique actuel .

Bakounine. Le suffrage universel par tout peuple.

Marx. Tout le peuple au sens actuel du mot est une pure chimre .

Bakounine. La notion de reprsentants du peuple constitue un mensonge sous lequel se cache le despotisme de la minorit gouvernante (soulign par Bakounine) dautant plus dangereuse quelle apparat comme lexpression de la soi-disant volont du peuple .

Marx. Sous la proprit collective, la soi-disant volont du peuple fait place la volont relle du coopratif .

On voit bien, par ce dialogue, que, sagissant desbuts ultimes, Bakounine fait une mauvaise querelle Marx ; ce dernier admet fort bien que lorganisation sociale par des techniques dautogestion (coopratives) relve dunmtiermais ne confreaucun pouvoir. Il faut cependant reconnatre Bakounine une vision prophtique, car malgr les dngations de Marx, les marxistes-lninistes ont par le centralisme dmocratique ralis exactement les funestes prdictions de Bakounine : despotisme dune minorit dautant plus dangereuse quelle apparat comme lexpression de la soi-disant volont du peuple . Dautre part, Marx reste indirectement la cause de la dformation bolchvique par sa thorie de ltape de transition. Si, en effet, ce quil faut viser cest lautogouvernement de la socit dans son ensemble et si de ce fait, comme crit Marx dans la mme note sur Bakounine: ltat populaire de Liebknecht () est une ineptie , il nen reste pas moins que le proltariat selon Marx, durant la priode de la lutte pour le renversement de lancienne socit, agit encore sur la base de cette ancienne socit et, par consquent () durant cette priode de lutte,il emploie pour son affranchissement des moyens qui disparatront aprs cet affranchissement. Ce sont ces moyens imposs par la socit de classe et prtendument provisoires que Bakounine refuse prudemment, car sous prtexte de librer le proltariat de la domination bourgeoise, on institue une nouvelle domination politique, en un sens, pire que la prcdente. Alors que faire ? Selon Marx, voici la rponse de Bakounine: De l, M. Bakounine conclut quil doit plutt ne rien faire du tout, quil doitattendrele jour de laliquidation gnrale(soulign par Marx), le jugement dernier. Il va sans dire que Bakounine, son tour, crierait au scandale devant cette dduction de Marx (24). Ce sont l les lois de la polmique. Ce qui nous intresse seulement ici, cest la contradiction souligne par Bakounine entre le but ultime de Marx (socit homogne sans classe) et les moyens impurs quil croit indispensables dutiliser pour briser la machine oppressive de la bourgeoisie. Les colombes ne peuvent ni convaincre ni vaincre les vautours, si, dans un premier temps, elles nattaquent les vautours avec la violence des vautours. Celui qui garde ses mains blanches na pas de mains. Marx se place ainsi loppos de laxiome vanglique :les doux possderont la terrequi a t repris par les partisans actuels de la non-violence, ceux qui nont darmes que de fleurs (amour et paix) ou qui, runis autour du Pentagone, espraient le faire sortir de terre par leurs penses associes dans la foi qui soulve les montagnes. Ce sont l, dira-t-on, de gentils rveurs, mais il reste que Marx ntait pas, non plus, satisfait par lobligation politique de lutter contre les bourgeois avec des armes semblables aux leurs. Cest pourquoi, dailleurs, il ne prconisait pas exactement une telle imitation. Il ne voulait pas que son parti ft un parti comme les autres, ni son action un ensemble de petites ruses mijotes dans le secret des appareils directeurs . Les travailleurs devaient, selon Marx, autogrer leurs luttes. Cest un thme constant qui affleure, intervalles, dans ses crits et dans ses actes. Quon en juge par ces brefs rappels : en 1848, le mouvement proltarien est le mouvement autonome de limmense majorit (25) ; en 1864, lmancipation de la classe ouvrire doit tre luvre des travailleurs eux-mmes (26) ; en 1866 luvre de lAssociation internationale est de gnraliser et dunifier les mouvements spontans de la classe ouvrire, mais non de leur prescrire ou de leur imposer un systme doctrinaire quel quil soit (27) ; en 1868 lAssociation internationale des travailleurs () nest fille ni dune secte ni dune thorie. Elle est le produitspontande la classe proltaire (28) ; en 1871, aprs la Commune, ce serait mconnatre compltement la nature de lInternationale que de parler dinstructions secrtes venant de Londres () de quelque centre pontifical de domination et dintrigue (). De fait, lInternationale nest nullement le gouvernement de la classe ouvrire, cest un lien, ce nest pas un pouvoir (29). Le 17 septembre 1879 : Nous avons formul, lors de la cration de lInternationale, la devise de notre combat : lmancipation de la classe ouvrire sera luvre de la classe ouvrire elle-mme. Nous ne pouvons, par consquent, faire route commune avec des gens qui dclarent ouvertement que les ouvriers sont trop incultes pour se librer eux- mmes, et quils doivent tre librs par en haut, cest--dire par de grands et petits bourgeois philanthropes (30).

Marx na jamais voulu tre la tte dun parti partisan qui ne reprsenterait quune partie de l classe ouvrire ; ds 1848, il prcisait : Les communistes ne forment pas un parti distinct en face des autres partis ouvriers. Ils nont pas dintrts distincts de ceux du proltariat dans son ensemble (31). Dans unelettre Freiligrath, Marx ajoute: sous le vocableparti, jentends parti dans le grand sens historique , cest--dire la cause de lensemble du proltariat. Il sagit non de parader sur des estrades ou dans des meetings, mais de comprendre, de faire comprendre, et, par l, de hter le mouvement historique de la socit de classe vers son dpassement. Les parlottes et les petites intrigues de la vie politique des partis ont toujours dplu Marx ; comme il lcrivait Engels, le 11 fvrier 1851, il tait irrit dtre ainsi amen avaliser indirectement des prises de position, se sentir li par des dclarations dnes et en porter le ridicule. Deux jours plus tard, le 13 fvrier 1851, Engels rpond : nous avons loccasion de montrer que nous navons besoin ni de popularit ni du support dun parti quelconque (). Comment des gens comme nous, qui fuyons comme la peste des situations officielles, pourrions-nous tre dun parti ? Que nous chaut un parti, nous qui crachons sur la popularit ? . On ne veut souvent voir, dans ces lettres, que le signe dune irritation passagre. La preuve dit-on, que ce ne sont l quaccs de mauvaise humeur, cest que Marx a adhr ensuite, en 1864, lAssociation internationale des travailleurs. Justement, voici ce quen pense Marx, dans une lettre Engels, du 26 dcembre 1865 : Quant lAssociation internationale, elle me pse tel un incube et je serais content de pouvoir men dbarrasser . Marx nassiste pas au congrs de Bruxelles de 1868, pensant tre plus utile la classe ouvrire en continuant son uvre thorique. Il appliquait ainsi la consigne donne par Engels, dix-sept ans plus tt : lessentiel est de nous faire imprimer (32). Il ne viendra lesprit de personne que, ce disant, Marx ou Engels visaient une gloire littraire quelconque. Mais le mouvement autonome de lmancipation proltarienne est, en mme temps, une prise de conscience et cette dernire devient aussitt un facteur complmentaire du mouvement dmancipation. Certes, larme de la critique ne saurait remplacer la critique par les armes, la force matrielle doit tre renverse par la force matrielle. Mais la thorie se change, elle aussi, en force matrielle, ds quelle saisit les masses (33). Cest donc sur les lieux de travail mmes que les ouvriers doivent comprendre concrtement les modalits de lexploitation de leur force de travail par la classe dominante. Le rle du thoricien est de leur rendre visible cet invisible quotidien comme Galile a expliqu le mouvement apparent du soleil, branlant du mme coup, jamais, la mythologie religieuse antrieure. Qui ne comprend, ds lors, que pour Marx, militer nest pas jouer au stratge dans les tats majors du comit fdral ou du comit central, avec la prtention de commander, de lextrieur, la manuvre. Ce sont les travailleurs qui sont seuls capables non seulement dorganiser, dautogrer leurs luttes, mais aussi dinstaurer, au sein mme de lancienne socit, les structures nouvelles dune coopration galitaire et fraternelle qui na que faire de chefs ni de dirigeants. Dans sonSpeech on the Anniversary of the Peoples Paper, le 19 avril 1856, Marx faisait remarquer que les rvolutions rsultent davantage de causes conomiques et des dcouvertes scientifiques et techniques que de laction de soi-disant meneurs ; il disait, en effet : Vapeur, lectricit et machine tisser avaient un caractre autrement dangereux que les citoyens Barbs, Raspail et Blanqui eux-mmes (34).

Quinze ans plus tard, Kugelmann qui contestait, dans une lettre du 15 avril 1871, lopportunit de linsurrection de la Commune parce que la dfaite priverait de nouveau les ouvriers de leurs chefs , Marx rpondit, le 17 du mme mois : La dmobilisation de la classe ouvrire aurait t un malheur bien plus grand que la perte dun nombre quelconque de chefs . (Marx met lui-mme entre guillemets le mot chef.) Ainsi on ne peut insister davantage que Marx ne le fait sur les capacits dauto-mancipation de la classe ouvrire qui peut, non seulement autogrer son combat, mais autogrer la production, ce qui est de surcrot le moyen le plus radical de supprimer lalination et lexploitation. Ainsi, dans cette dialectique, la ralisation dubutfinal ne se spare pas de la mise en uvre de moyens spcifiques de latteindre. Lautogestion des luttes est une condition de lautogestion de la production et rciproquement. Certes cette conqute de lautonomie active ne peut tre que progressive et impure comme Marx lexpliquait Bakounine, mais la tche du rvolutionnaire est dclairer cette entreprise, dy coller et de sy coller. Aussitt que lorganisation prtention libratrice devient une sorte dinstitution extrieure, qui fonctionne en tant quinstrument de lutte pour les ouvriers au lieu dtre une bauche dorganisation nouvelle de la production elle-mme, Marx sen dsintresse et souffre den faire partie. Il ny a mme pas distinguer entre autogestion des luttes et autogestion de la production car ces deux formes dmancipation se conditionnent rciproquement.

Mais on dira, peut-tre, que ce ne sont l que dductions partir du montage habile de quelques textes. Il faut donc voir, plus prcisment ce que Marx dit lui-mme du fond du dbat puisque aussi bien il la abord dans un assez grand nombre de textes que les interprtations des divers appareils des partis politiques marxistes ont laisss dans lombre.

Notes:

(1) Pourtant, Pero Damjanovic a dj publi dans la revuePraxis(1962, 1, pp. 39-54) un article intitul : Les conceptions de Marx sur lautogestion sociale. Lauteur soutient que lautogestion est immanente la classe ouvrire et son mouvement de libration . Il se rfre Marx qui lui semble depuis ses crits de jeunesse o il dnonce lindividu abstrait lamin par ltat avoir toujours pens que seules les associations autonomes des producteurs pourront raliser la vraie libert. Malheureusement, dans son article, Pero Damjanovic reste allusif et ne donne pas les rfrences prcises des textes sur lesquels il sappuie. Il nous parat galement avoir laiss de ct des aspects importants.

(2) Ed. Sociales, livre I, tome III, p. 205. Voir aussi 1. 1, p. 19.

(3) Bibliothque de la Pliade, conomie, I, p. 173.

(4) Boukharine,Lconomie mondiale et limprialisme, p. 131. Il va sans dire que Boukharine prsente cet argument comme un sophisme .

(5)Limprialisme, stade suprme du capitalisme, uvres compltes, t. XXII, p. 291.

(6) Pour ce qui est du canard souabe, ce serait un coup amusant que de duper lami de Vogt, ce Mayer souabe (lettre de Marx Engels du 7 dcembre 1867).

(7)Ibid.(8) Pliade, t. I, p. 550.

(9)Ibid., (chap. XXXI) p. 1213.

(10)Manifeste communiste. Pliade, p. 171. () 204-205. De ce fait les forces, dites ractionnaires, ne peuvent jouer quun rle de frein.

(11) Dernier paragraphe du Manifeste communiste. Voir galement la lettre dEngels Marx du 23 octobre 1846.

(12) Karl Kautsky,Die Diktatur des des Proletariats, Vienne, 1918, p. 20. La lettre dont parle Kautsky dsigne les Gloses marginales au programme du Parti ouvrier allemand , dit Programme de Gotha, envoyes W. Bracke le 5 mai 1875.

(13) H. Draper a rassembl onze textes et mme quatorze si on compte part les variantes qui se rapportent cette question ( Marx and the Dictatorship of the Proletariat , in Cahiers de lISEA, srie S (6) sept. 1962, pp. 5-73).

(14) Contribution lhistoire de la question de la dictature, uvres compltes, Moscou, 1961, t. 31, p. 363.

(15) Max Adler,Dmocratie politique et dmocratie sociale, Paris, Ed. Anthropos, 1970, p. 140.

(16)Manifeste communiste, Pliade, p. 172

(18) Lnine fait allusion ce texte dans sa polmique contre Kautsky et il essaye de lexpliquer par labsence du militarisme et de la bureaucratie , dans les annes 70, en Angleterre et en Amrique ()

(20) Ed. sociales, p. 17.

(21) VoirRosa LuxemburgdansLe programme de la ligue Spartacus; Kautsky, dansLe chemin du pouvoird. Anthropos, 1969, p. 162 ; Otto Bauer divers textes, in :Otto Bauer et la RvolutionParis.

(22) Pour un aperu densemble voir notre livre :Communisme et marxisme, chapitre 3.

(23) Konspekt von Bakunin Buch, Staatlichkeit und Anarchie, inMarx . Engels Werke, Dietz, Berlin, t. 18, p.634 et sq., partiellement traduit parRubeldansPages de Karl MarxParis, Payot, 1970, t. 2.

(24) Zola met dans la bouche de Souvarine une des rponses possibles des anarchistes , Votre Karl Marx en est encore vouloir laisser agir les forces naturelles. Pas de politique, pas de conspiration, nest-ce pas? Tout au grand jour, et uniquement pour la hausse des salaires Fichez-moi la paix avec votre volution ! Allumez le feu aux quatre coins des villes Emile Zola,Germinal, Fasquelle, Paris (Livre de Poche). Livre de Poche, p. 138.

(25) (29) notes manquantes(30) Lettre circulaire adresse par Marx et Engels aux chefs de la social-dmocratie allemande (cite par M. Rubel, inCahiers de lISEA., nov. 1970, p. 2013.)

(31)Le Manifeste communiste, La Pliade, p. 174

(32) Lettre du 13 fvrier 1851, Costes, Paris, t. 2, p. 48.

(33)Introduction la critique de la philosophie hglienne du droit(34) Traduction Rubel inLa Nef, N. 43, juin 1948, p. 67.

Disponvel: https://bataillesocialiste.wordpress.com/2010/10/29/karl-marx-et-lautogestion-yvon-bourdet-1971-1/Acesso em: 18/06/2015 s 11:13