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La Banque mondiale a-t-elle une stratégie en matière de santé ? Joseph Brunet-Jailly* 1 Joseph Brunet-Jailly a été professeur de sciences économiques, et spécialement d'économie de la santé, à l'Université d'Aix-Marseille (France) pendant près de vingt am" avant de devenir directeur de recherches à l'ORSTOM (devenu ré- cemment IRD), un organisme français de recherche scientifique sur le déve- loppement. Il travaIlle donc depuis une douzaine d'années en Afrique de l'Ouest, et publie no!amment sur la stratégie sanitaire des Etats de cette ré- gIOn, ainsi que sur leurs politiques de lutte contre le sida. Email: jbj@ bassam.orstom.ci Que voilà donc une question naïve! Pour cer- tains, c'est très clair, la Banque mondiale et le FMI, qui régentent les pays pauvres, ont stratégies dans les domaines. De fait, « débutant modestement dans ce secteur il y a 25 ans, la Banque mondiale est devenue le prêteur le plus important au monde dans le domaine de la santé, de la nutrition et de la population. Au- jourd'hui la Banque joue aussi un rôle détermi- nant comme conseil en matière de politique nationale de santé, se faisant souvent l'avocat de réformes pour promouvoir l' effi- cience, l'efficacité pour un coût donné, et l'attention aux problèmes de santé émergents, y compris l'épi- démie de sida» (Banque mondiale, 1997a, p.53). Pour d'autres, attention! Ce sont les États souverains qui négocient avec un bailleur, et même simplement avec un bailleur parmi d'autres. On assiste effectivement, de temps à autres, à des fâche- ries publiques, sans savoir d'ailleurs jamais qui en prend l'initiative ni qui en tire profit. Il est bien sûr que les dossiers techniques patiemment élaborés par d'obscurs tâcherons se négocient ensuite entre grands poli- ticiens, et on doit en tenir compte si l'on veut caractériser la stratégie de l'un des acteurs. Quant à ceux qui voudront montrer qu'ils sont bien au fait de ces questIons, ils feront remarquer en outre que la Banque est une organisation di- versifiée, dans laquelle on observe non seule- ment une grande différence entre positions du de la recherche et celles du secteur des opérations, mais encore une grande hétérogénéité dans chacun de ces deux secteurs. Faut-il donc penser que la question est absurde: Pas forcément, si l'on observe que l'inter- vention de la Banque mondiale dans ce secteur a fait l'objet. en son sein même, de longs débats. C'est son président McNamara qui a décidé, au début des années soixante-dix, qu'elle devait s'intéresser à la santé, mais il s'est heurté à une résistance très forte: il a fallu cinq ans pour que la Banque s'aperçoive qu'elle était déjà impliquée dans la santé par ses inter- ventions en matière de popu- lation, d'une part, et par les problèmes de santé qu'elle créait - ou était accusée de créer - par les barrages qu'elle avait financés pour développer la culture irri- guée. Néanmoins, jusqu'en 1987, le secteur Population, Health and Nutrition (PHN) avait son propre budget, ses propres interventions, et le secteur de la santé était donc séparé de la division des opérations; de ce fait, les questions de santé n'é- taient pas abordées lors des discussions générales avec les pays. C'est en 1987 que PHN a été supprimé et ses activités intégrées dans les divi- sions « Ressources humaines » de chaque région. Depuis lors, les activités se sont développées d'une manière exponentielle. En 1980. la Banque mondiale finance son premier projet dans le domaine de la santé, en Indonésie. De 1981 à 1987, elle a financé 26 projets dans ce même domaine. Depuis la décision prise en 1989 par son Président de dou- RISS !hl/Septembre 1999

La banque mondiale a-t-elle une stratégie en matière de

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La Banque mondialea-t-elle une stratégieen matière de santé ?

Joseph Brunet-Jailly*

1 Joseph Brunet-Jailly a été professeur desciences économiques, et spécialementd'économie de la santé, à l'Universitéd'Aix-Marseille (France) pendant prèsde vingt am" avant de devenir directeurde recherches à l'ORSTOM (devenu ré­cemment IRD), un organisme françaisde recherche scientifique sur le déve­loppement. Il travaIlle donc depuis unedouzaine d'années en Afrique del'Ouest, et publie no!amment sur lastratégie sanitaire des Etats de cette ré­gIOn, ainsi que sur leurs politiques delutte contre le sida. Email: [email protected]

Que voilà donc une question naïve! Pour cer­tains, c'est très clair, la Banque mondiale et leFMI, qui régentent les pays pauvres, ont de~

stratégies dans tou~ les domaines. De fait,« débutant modestement dans ce secteur il y a 25ans, la Banque mondiale est devenue le prêteur leplus important au monde dans le domaine de lasanté, de la nutrition et de la population. Au­jourd'hui la Banque joue aussi un rôle détermi­nant comme conseil en matière de politiquenationale de santé, se faisantsouvent l'avocat de réformespour promouvoir l' effi­cience, l'efficacité pour uncoût donné, et l'attentionaux problèmes de santéémergents, y compris l'épi­démie de sida» (Banquemondiale, 1997a, p.53).Pour d'autres, attention! Cesont les États souverains quinégocient avec un bailleur,et même simplement avecun bailleur parmi d'autres.On assiste effectivement, de

,~--temps à autres, à des fâche-ries publiques, sans savoird'ailleurs jamais qui en prend l'initiative ni quien tire profit. Il est bien sûr que les dossierstechniques patiemment élaborés par d'obscurstâcherons se négocient ensuite entre grands poli­ticiens, et on doit en tenir compte si l'on veutcaractériser la stratégie de l'un des acteurs.Quant à ceux qui voudront montrer qu'ils sontbien au fait de ces questIons, ils feront remarqueren outre que la Banque est une organisation di­versifiée, dans laquelle on observe non seule­ment une grande différence entre le~ positions du~ecteur de la recherche et celles du secteur des

opérations, mais encore une grande hétérogénéitédans chacun de ces deux secteurs. Faut-il doncpenser que la question est absurde:

Pas forcément, si l'on observe que l'inter­vention de la Banque mondiale dans ce secteur afait l'objet. en son sein même, de longs débats.C'est son président McNamara qui a décidé, audébut des années soixante-dix, qu'elle devaits'intéresser à la santé, mais il s'est heurté à unerésistance très forte: il a fallu cinq ans pour que

la Banque s'aperçoivequ'elle était déjà impliquéedans la santé par ses inter­ventions en matière de popu­lation, d'une part, et par lesproblèmes de santé qu'ellecréait - ou était accusée decréer - par les barragesqu'elle avait financés pourdévelopper la culture irri­guée. Néanmoins, jusqu'en1987, le secteur Population,Health and Nutrition (PHN)avait son propre budget, sespropres interventions, et lesecteur de la santé était doncséparé de la division des

opérations; de ce fait, les questions de santé n' é­taient pas abordées lors des discussions généralesavec les pays. C'est en 1987 que PHN a étésupprimé et ses activités intégrées dans les divi­sions « Ressources humaines » de chaque région.Depuis lors, les activités se sont développéesd'une manière exponentielle.

En 1980. la Banque mondiale financeson premier projet dans le domaine de la santé,en Indonésie. De 1981 à 1987, elle a financé26 projets dans ce même domaine. Depuis ladécision prise en 1989 par son Président de dou-

RISS !hl/Septembre 1999

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bler les prêb dans le secteur « ~anté, populationet nutrition », la Banque a adopté 90 projets dansle domaine de la santé, c'est-à-dire plus de dixpar an en moyenne. Ces projets sont bien pluscomplexes et plus coûteux que ceux de la périodeprécédente. Depuis l'origine de ces prêts,l'Afrique a bénéficié de 48 projet~ dans ce sec­teur sur un total général de 124 (Banque mon­diale, 1997a, p. 34-37). Est-il po~sible d'inter­venir de façon aussi mas~ive ~ans avoir unepetite idée de ce qu'il convient de faire'? Serait-ilraisonnable de financer tout projet présenté parles emprunteurs'? Evidemment non. Il faut doncbien que la Banque mondiale ait une stratégie,plus ou moins explicite, plus ou moins précise,dans ce secteur. Voyons d'abord ce qu'elle en ditelle-même.

Qu'en dit-elle elle-même?

La Banque mondiale communique beaucoup, etpar de multiples canaux, des documents officiel­lement approuvés par ses instances officiellesaux documents largement publiés sans être revê­tus d'aucun « imprimatur », sans compter les do­cuments de travail réservés à l'usage des profes­sionnels, et les innombrables interventions oralespubliques et privée~ de~ membres de se~ mis­sions d'identification, d'évaluation, de négocia­tion, etc., des projets. Seules les deux premièrescatégorie~ de ces documents sont accessibles auprofane, mais elles sont déjà fort instructives.

Officiellement: les documentsde politique sectorielle

Alors que la Banque mondiale a lancé des pro­grammes de population dès la fin des année~

soixante, il a fallu attendre 1975 pour qu'elleprenne une position sur d'éventuels programmesde santé, et ce fut pour refu~er « d'octroyer descrédits et prêts consacré~ aux services sanitairesde base» (Banque mondiale, 1975, p. 62) et pourdécider de continuer simplement à se préoccuperde l'incidence sanitaire de ses projets de déve­loppement. Cette intervention limitée sera unefaçon pour « la Banque [... ] d'acquérir l'expé­rience nécessaire pour déterminer si elle peutparticiper efficacement à la mise au point de sys­tèmes sanitaires adaptés aux pays en développe­ment» (Banque mondiale, 1975, p. 71). Avant deprendre cette position, le document contenait no­tamment quelques proposition~ relatives à « une

Joseph Bnlllet-Jailly

politique de santé pour l'avenir », propositionsdont certains seront surpris aujourd 'hui d'ap­prendre qu'elles ont été défendues par la Banquemondiale il n'y a pas si longtemps. Les voici enrésumé:Arrêter de construire des hôpitaux urbains ou

d'agrandir les hôpitaux existants:Mettre au point des méthodes de tarification qui

découragent les patients qui n'ont pas vrai­ment besoin de soins et ceux qui ont ten­dance à faire appel à des thérapies inutile­ment complexes, ce qui signifie en pratiquefixer le prix des services au niveau de leurcoût réel:

Améliorer l'accès au système de santé de base:Faire en sorte que « les postes sanitaires et les

hôpitaux de district exi~tants répondentmieux aux be~oins des animateurs de santécommunautaire » :

Planifier « l'extension des soins de base de façonà compléter le rôle joué dans les collectivi­tés villageoises par les guérisseurs tradition­nels »(Banque mondiale, 1975, p. 46-47).Les trois dernières propositions ~ont exac-

tement celles que présentait le Dr Mahler, alorsdirecteur général de l'Organisation mondiale dela santé, devant la ne assemblée mondiale de lasanté en mai 1974. On trouve donc dans un do­cument très officiel de la Banque mondiale deuxpages sur les « animateurs de santé » dans lesvillages (Banque mondiale, 1975, p.48-49),supervisé par des « auxiliaires médicaux [... ]ayant reçu une formation paramédicale de 18 à24 mois après le cycle primaire ou si possible lepremier cycle secondaire» (Banque mondiale,1975, p. 50) : au niveau ~upérieur, tout ce per­sonnel devrait travailler sous la supervision d'un« médecin directeur des services de santé debase » qui devrait bien se di~tinguer des clini­ciens, par une formation orientée vers l'urgence,l'épidémiologie, la promotion de la santé descollectivités, les coutumes locales et les mé­thodes des guérisseurs traditionnels, l'agronomieet la nutrition, formation que les facultés de mé­decine sont incapables de donner (Banque mon­diale, 1975, p. 50) ; à moins qu'on accepte delaisser la direction de ces services à « des cadresqui, sans être médecins, posséderaient une forma­tion étendue en matière de développement ruraLd'action communautaire et d'administration»(Banque mondiale, 1975, p. 51). On repère là~ans difficulté, mais avec une certaine surprisetout de même, l'influence de la grande vogue

La Banque mondiale u-t-elle une stratégie en matière de santé? 357

Bidonvilles et bureaux, Jakarta, Indonésie. ScanSp"guc/Ciric

qu'ont eue quelques expériences réalisées enChine, en Tanzanie et dans plusieurs paysd'Amérique latine. Cependant, à la rétlexion, laposition adoptée signalait un doute: « Elleretlétait des inquiétudes quant à la faisabilité desystème de santé à faible coût et quant à lavolonté politique d'instituer des réformes signifi­catives »(Banque mondiale, 1997a, p. 29).

En outre, la position adoptée en 1975 devaitrésulter d'arbitrages fragiles puisque cinq ansplus tard seulement la Banque changeait complè­tement d'attitude, comme en témoigne le HealthSector Policy Paper de 1980. La Banque estimeque les expériences qu'elle a menées entre 1975et 1978 lui ont donné des « occasions de tester, àune échelle modeste, de nouveaux concepts enmatière de soins de santé, et d'augmenter sacompréhension des questions majeures qui se po­sent dans ce secteur» (Banque mondiale, 1980,p. 5). Cette décision est fondée sur un diagnosticsans complaisance des défaillances des systèmesde sànté (Banque mondiale, 1980, p. 7), et surune conception claire - mais peut-être un peutrop simple, on va s'en rendre compte - de la

structure d'un système de santé efficace et pastrop coûteux.

Ce système, qui ne concerne que les servicesde santé de base, serait pyramidal et compteraittrois niveaux:Des agents de santé communautaire: « Leurs

tâches incluront le diagnostic et le traitementde maux communs et simples, J'évacuationdes patients souffrant de problèmesrequérant les soins d'un personnel mieuxformé ou mieux équipé, l'éducation de lacommunauté en matière de nutrition, d'hy­giène et de soins personnels. L'expériencesuggère que des agents ayant bénéficiéd'une formation de pas plus de six moispeuvent traiter en toutes sécurité et efficacitéenviron les deux-tiers ou les trois-quarts detous les patients » (Banque mondiale, 1980,p.44) ;

Au second niveau: « Un centre de santé rural,une clinique urbaine, ou un petit hôpital dedistrict ( ... ] les problèmes relevant de ce ni­veau sont les soins aux blessures acciden­telles graves, la prise en charge des gros-

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sesses à haut risque, l'assistance aux accou­chements difficiles, le diagnostic des mala­dies rares et l'administration des traitementsqui s'accompagnent fréquemment d'effetssecondaires indésirables. En outre, la for­mation de second niveau devrait avoir descapacités de stockage pour les vaCCInS et lesmédicaments qui sont sensibles à la tempé­rature, et devrait tenir le stock des médica­ments et matériels qui ne sont utilisés querarement. Cette formation de second niveaudevrait normalement être tenue au moins parun assistant médical ou une sage-femmeayant reçu deux années d'enseignementformel au-delà du niveau de l'éducation se­condaire de base » (Banque mondiale, 1980,p.44) ;

Le troisième niveau du système de santé serait:« L 'hôpital de référence, le seul niveau au­quel des médecins qualifiés seraient em­ployés dans les pays les plus pauvres.L'hôpital de référence serait équipé d'un la­boratoire de diagnostic, d'un équipementradiologique, d'une salle d'opérations, et desalles d'hospitalisation. Il assurerait l'admi­nistration sanitaire de la région r...1 Dansles pays plus riches, l'équipe de l'hôpital deréférence inclurait des spécialistes enobstétrique, chirurgie, pédiatrie et médecineinterne. En fonction de la densité de la popu­lation et de l'existence de transports, J'hôpi­tal desservirait une population de 100 000 à250 000 habitants, et superviserait les activi­tés de trois formations de second-niveau (ouplus) et de peut-être 50 agents de santécommunautaires » (Banque mondiale, 1980,p.44-45).Au contraire, les propositions en matière de

financement des services de santé sont peuélaborées, optimistes (les ressources consacrées àla santé vont augmenter pendant les deuxprochaines décennies, Banque mondiale, 1980,p. 45) et manquent de précision, voire de réa­lisme (par exemple lorsqu'il est suggéré de favo­riser des systèmes locaux d'assurance, ou descoopératives s'occupant de l'importation et de ladistribution des médicaments essentiels, Banquemondiale, 1980, p. 46).

La Banque mondiale décide donc d'inter­venir dans le secteur, c'est-à-dire de prêterdirectement pour la réalisation de projets dans ledomaine de la santé, en soutenant une politiquefondée sur « le développement d'infrastructures

]mefJ/z Sll/lIef-]lIll/y

sanitaires de base, la formation d'agents de santécommunautaires et de personnels administratifs,le renforcement de la logistique et l'approvision­nement en médicaments essentiels, la fourniturede services de santé maternelle et infanti le, etl'amélioration des services de planification fami­liale et de contrôle sanitaire » (Banque mondiale,1997G, p. 30). Tout cela paraît évidemment unpeu vieilli aujourd'hui.

Quant au plus récent document officielSanté, nutrition et population: stratéf!,ie secto­rielle, qui date de 1997, il se tient à un niveau degrande généralité, sans doute imposé par le soucid'obtenir le plus large accord. D'entrée de jeu, ilcombat la réputation qu'ont désormais les ex­perts et les interventions de la Banque, en défen­dant haut et fort le rôle de l'État (dont l'interven­tion s'impose, nous rappelle-t-on, si on veutobtenir un minimum d'efficacité et d'équité dansun domaine où les échecs du marché sont inévi­tables). Puis il rappelle les bonnes raisons qu'a laBanque mondiale d'intervenir dans ce domaine,sans hésiter à commencer par cette banalité selonlaquelle «aucun pays ne peut s'assurer unecroissance économique soutenue ou une réduc­tion de la pauvreté sans disposer d'une popula­tion en bonne santé, bien nourrie et éduquée»(Banque mondiale, 1997b, p. la); la raisonessentielle est que la Banque, comme elle le ditelle-même, connaît parfaitement le contexte despays emprunteurs, est capable de leur fairepartager sa connaissance de la meilleure pratiquede par le monde, et de jouer le rôle de cMalyseur.Cela dit, elle peut porter une appréciationmodeste de ses résultats antérieurs. Quant auxpriorités affichées, clairement présentées commecelles de la Banque mondiale, elles sontsimplement les suivantes:« Travailler avec les pays pour améliorer les ré­

sultats concernant les plus pauvres dumonde, en matière de santé, nutrition et po­pulation, et pour protéger la population del'appauvrissement résultant de la maladie,de la malnutri tion et de la forte fertilité»(Banque mondiale, 1997b, p. 17) ;

« Travailler avec les pays pour augmenter la per­formance des systèmes de santé en promou­vant un accès équitable aux services curatifset préventifs organisés pour la populationdans le domaine de la santé, de la nutritionet de la planification familiale, et une utilisa­tion équitable de ces services, qui devrontêtre accessibles, efficaces, bien gérés, de

La Ballque II/Olldiaie a-t-elle ulle stratégie l'II II/atière de sallté " 359

bonne qualité et sensibles aux besoins desclients» (Banque mondiale. 1997b, p. 18);

« Travailler avec les pays pour garantir un finan­cement durable des soins médicaux par lamobilisation des niveaux voulus de res­sources, l'établissement de mécanismessuffisamment larges de partage des risques,et le maintien d'un contrôle effectif des dé­penses publiques et privées» (Banquemondiale, 1997b, p. 19).Qui pourrait contester de si bonnes, de si

généreuses, mais aussi de si raisonnables inten­tions? Qui pourrait s'offusquer de l'insistancequi est mise sur le fait de travailler avec lespays? En outre, puisqu'il s'agit de s'autoriser àprêter, ces objectifs et ces modalités sont parfaits.C'est seulement dans des documents plustechniques, et en particulier dans les documentsspécifiques à l'Afrique, que ]' on trouvera lesprécisions qui s'imposent manifestement.

Pratiquement: l'expertise

Nul ne conteste que la Banque mondiale ait ac­quis, en quelques années, une expertise de pre­mier rang dans le domaine de la santé. Le soucide lier les prêts à des analyses et même à des re­cherches a été une constante de son attitude: ilétait déjà présent dans des projets anciens, il estrappelé et sans doute renforcé dans les docu­ments les plus récents (par exemple Banquemondiale, 1997b, p. 20).

Cependant, selon toutes les apparences, lessuggestions des experts ne sont pas toutes re­prises à son compte par leur employeur. Ellessont publiées, mais accompagnées par exemplede l'avertissement suivant: « Les opinions, in­terprétations et conclusions présentées ici n' en­gagent que les auteurs et ne doivent être attri­buées en aucune manière ni à la Banquemondiale, ni à ses institutions affiliées, ni auxmembres du Conseil des administrateurs et auxpays qu'ils représentent» (Banque mondiale,1994).

Pourtant, lorsque les experts abordent en1987 la question du financement des services desanté (Banque mondiale, 1987). toutes les dis­cussions sur tous les nouveaux projets de laBanque portaient déjà et porteront désormais né­cessairement, à un moment ou à un autre, sur lapolitique des prix dans le secteur de la santé. Ilest vrai que nous sommes alors « à une époque

où la dépense publique ne peut pas, en général.être accrue: où, en réalité, dam beaucoup depays. elle doit être réduite» (Banque mondiale,1987, 1). D'où la suggestion de « réduire la res­ponsabilité du gouvernement dans le finance­ment de ce type de services de santé qUI fournitpeu de bénéfices à la société dans son ensemble(mais qui fournissent un bénéfice à l'utilisateurdirect du service). Une plus grande part des res­sources gouvernementales (ou publiques) seraitalors rendue disponible pour financer des ser­vices qui procurent beaucoup de bénéfice à lasociété tout entière. Car en déchargeant le gou­vernement du fardeau de la dépense publiquepour des soins allant aux riches, cette approchelibérerait des ressources de sorte qu'on pourraitdépenser plus pour les pauvres » (Banque mon­diale, 1987, p. 1). Cette proposition libérale estjustifiée par le fait que « les individus sont engénéral disposés à payer pour des soins directs,essentiellement curatifs, qui apportent un béné­fice évident pour eux-mêmes et leurs familles.Ceux qui ont un revenu suffisant pour le fairedevraient payer ces services. Le financement etla fourniture de ces types privés de services desanté (qui bénéficient surtout au consommateurdirect) devraient être attribués à une combinaisond'un secteur non gouvernemental et d'un secteurpublic réorganisé pour être financièrement plusautosuffisant. Un telle attribution augmenteraitles ressources publiques disponibles pour lestypes de services qui sont des "biens publics" :ces derniers comprennent des programmes qui nesont actuellement pas assez financés, tels que lesvaccinations, le contrôle des maladies à vecteurs,le traitement des ordures, l'éducation sanitaire,dans certains cas les soins prénatals et maternels,y compris la planification familiale » (Banquemondiale, 1987, p. 2).

Il faut dire que ce genre d'argument nefournit une véritable justification de la politiqueproposée qu'à ceux qui en sont déjà partisans. Ilest plausible que les gens qui en ont les moyenssoient disposés à payer les soins dont ih bénéfi­cient. Il est moins évident que les finances dusecteur public s'en trouveront sensiblement ren­flouées, et encore moins évident que d'éven­tuelles ressources supplémentaires, recueilliesgrâce aux activités curatives les plus demandées,sOIent affectées par les formations sanitairesconsidérées - généralement des hôpitaux urbains- à des activités préventives bénéficiant aux pluspaùvres - souvent des habitants des faubourgs

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délaissés ou des campagnes. Les experts restentdans le vague en ce qui concerne la manière decombiner les motivations des gestionnaires etcelles de la santé publique. Et. lorsqu'ils suggè­rent de développer l'assurance, leurs propositionssont du niveau des manuels les plus élémentaires(Banque mondiale, 1987, p. 5 et 43), et parfoisfranchement irréalistes (lorsqu'ils proposentd'appliquer les groupes de diagnostics compa­rables par exemple), ce qui est bien décevant. Ilssavent pourtant que les systèmes d'assurancemaladie existants sont en partie une façon defaire subventionner les plus riches par les pluspauvres (Banque mondiale, 1987, p. 5), mais ilsn'osent pas en ttrer les conséquences logiques etpratiques qui s'imposent. On ne peut donc retenirde leur proposition que ce qu'elle contient: re­couvrez les coûts, supprimez les entraves à laconcurrence, gérez le secteur public en utilisantles incitations du marché, et le reste (en particu­lier la solution pour les pauvres) viendra par sur­croît. « Des décisions prises pour l'essentiel dansr arène politique détermineront si les fonds libé­rés seront utilisés pour les pauvres ou pour desservices dont le bénéfice est public, plutôt quepour construire des hôpitaux urbains ou pouracheter de coûteux équipements non indispen­sables" (Banque mondiale, 1987, p. 8). N'est-ccpas là une stratégie?

Un autre document particulièrement signifi­catif du travail des experts est celui qui paraîtrasous le titre Pour /Ille meilleure santé ell Ati·iqlle.La comparaison de deux versions parues à un and'intervalle, avant une large diffusion, est trèsinstructive: elle montre que les experts de laBanque mondiale apprennent vite, et qu'ils pren­nent eux aussi grand soin de rendre acceptablesleurs positions et propositions. On lit parexemple dans la version de 1992 la phrase sui­vante, qui a le mérite de la franchise et de laclarté:

« Les gouvernemenh afrIcains 1... 1devront accepterl'exiqence de deux "ous-systèmes de santé séparés,l'un entièrement privé financé par les gensrelallvement aisés. et l'autre pour la grande majoritéde la population. De teb systèmes ù deux vitessesexi.,tent pratiquement dam. tous les pays, et les effortspour en empêcher l'apparItion ont été vains» (BanquemondIale. 1992. p. 72).

Cette phrase disparaît dans les versIOnsultérieures, au profit de formules moins abruptes.

}useph Brul/et-}ailly----._---

De même, quelques allusions un peu lourdesaux valeurs africaines ont disparu: c'est dom­mage. parce qu'elles traduisaient sans doute trèsfidèlement une argumentation souvent implicitedes experts en mission. On lisait en effet dans laversion de 1992: « En 1987, l'initiative de Ba­mako soutenue par l'OMS et l'UNICEF était unenouvelle expression de politiques de santé pui­sant dans les valeurs africaines fondamentales.Son centre est la communauté [ ... J " (Banquemondiale. 1992, p. 58). Et encore: « Les gouver­nements africains peuvent aider leurs peuples àatteindre une meilleure santé en parvenant à unemeilleure compréhension des liens entre la santéet les cultures traditionnelles africaines et enrenforçant ces liens ... " (Banque mondiale,1992, p. 69).

La version de 1993 présente un résumé trèsclair des orientations privilégiées par la Banquemondiale, dans la ligne du document de 1987 surle financement. mais se signale par son ton nor­matif:Les gouvernements donneront la priorité à la

création d'un environnement favorable à lasanté, par le fll1ancement et la production debiens et services de santé publique qui béné­ficient à la société dans son ensemble, et ensubventionnant l'accès aux soins de santépour les segments les plus pauvres de la po­pulation :

Les systèmes de santé seront décentralisés [... ] :On mettra l'accent sur les services de base,

fournis d'une manière efficace pour soncoût, utilisant les médicaments essentiels etcomportant des services communautairestels que l'éducation nutritionnelle et les vi­sites à domicile. Ces services satisferont auxbesoins des groupes les plus vulnérables, lesnouveau-nés, les enfants de moins de cinqans, et les femmes en âge de procréer, demême que les maladies majeures, périna­tales, infectieuses et parasitaires. On viserapar là à faire face à 98 q. des problèmes quipeuvent être traités cliniquement. Ces ser­vices seront standardisés en utilisant les mé­dicaments essentiels internationalementreconnus et des normes pour surveiller etévaluer la qualité des soins:

Le partage des coûts sera pratiqué à grandeéchelle au niveau de la communauté, maispas sans que l'on ait simultanément aug­menté la qualité des services [ ... ]:

La BOllqlle //lolldUlle a-t-elle IIlle stratégie l'Il matière de sallté :' 361

Au-delà des hôpitaux de premier recour~, des hô­pitaux centraux, nationaux et d'en~eigne­

ment continueront à offrir des soins deniveau tertiaire et de se concentrer sur laformation, avec cette précision que les ma­lades demandant des soins devront progres­ser selon un système de référence bien or­donné, qui sera alors canalisé, et plus effi­cient du fai t des fonctions données audistrict. Le recouvrement de~ coûts sera misen œuvre de façon plus extensive dans ceshôpitaux, et le financement provenant dubudget de l'État diminuera progressivement.Les malades évitant le système de référencedevront payer jusqu'à 100 c/r du coût(Banque mondiale, 1993b, p. 5).L'expertise a fait un autre grand pas à

l'occasion de la préparation du Rapport sur ledél'eloppel1lel1/ dans le monde 1993 : Investirdam la sail té. Ce document représente un pro­grès considérable par rapport aux tentatives anté­rieures de mesure synthétique des conséquencesde la maladie sur la durée et la qualité de la vie,première étape d'une mesure des effets à attendre(c'est-à-dire: de l'efficacité) des interventionssanitaire~ proposées par la science médicale,première étape aussi d'une étude de l'efficacitépour un coût donné. Il repose sur la synthèsed'une très large littérature disponible au momentde sa rédaction (Jamison et aJ.. 1993), et sur destravaux originaux dont l'achèvement et la publi­cation ont été postérieurs (notamment Murray etLopez, 1996).

Mais les résultats de cette approche ontsuscité une violente opposition, fondée sur deuxtypes de raisons instructives.

1. Certaines portent sur la méthode. Bienévidemment, ces travaux simplifient la réalité,pour parvenir à la maîtriser. Ce faisant, ils seheurtent à des objection~ évidentes, dont cepen­dant le poids devrait être évalué. Ainsi, parexemple, les évaluations des interventions spéci­fiques (qui ne concernent qu'une maladie) ~ont

rendues plus délicates qu'on ne croirait par deuxfaits évidents: le même geste (réhydratatIOnorale par exemple) effectué par un personnelqualifié et par une mère de famille peut avoir uneefficacité très différente: et en second lieu, descon~idérations éthiques et économiques entraî­nent qu'on exécute souvent plusieurs actes dansle même lieu et au cours de la même séance.Mais que doit-on en conclure exactement? Qu'il

vaut mieux ignorer ce que l'observation nous en­~eigne, ou bien qu'il faut en tenir compte avec laprudence qui s'impose ') Aux yeux de~ experts dela Banque mondiale, le~ étude~ ~ynthétisées parlamison et al. «ont apporté deux résultats re­marquable~ qui ont affecté la pensée sur laconception et le fonctionnement des ~ystèmes desanté. D'abord, les intervention~ cliniques et desanté publique sont relativement peu coûteuse~,

ce qui suggère que les unes et les autres pour­raient être rendues di~ponibles au niveau localpour obtenir le meilleur rendement par unité mo­nétaire dépensée, ce qui représente une évolutionconsidérable par rapport à l'hypothèse longtempsadmise selon laquelle les soins de santé primaire~

basés dans la communauté pourraient être effi­caces même en l'absence de services clinique~.

Deuxièmement, beaucoup des interventions lesplus efficaces pour leur coût requièrent deschangemenh décisifs des comportements au ni­veau des ménages (comme l'allaitement au sein,l'usage du préservatif, la cessation de fumer,l'utili~ation de sel iodé, etc.). Ceci suggère queles interventions sanitaires les plus efficaces pourleur coût sont plus affaire de promotion et decommunication que les soins médicaux, ce qui ades implications évidentes pour la conception dessystèmes de délivrance» (Banque mondiale,1997a, p. 18).

On objectera aussi qu'évaluer un pro­gramme est encore d'une tout autre difficulté, àla fois parce qu'un programme comporte généra­lement plusieurs interventions, et parce que,d'autre part, une affection peut en général êtrecombattue par plusieurs interventions. En outre,il n'y a pas d'accord sur la meilleure mesure oule meilleur index de l'état de santé. La mesure dela mortalité avec la précision nécessaire pourcette utilisation présente de très grandes difficul­tés et serait très coûteuse. Cependant les« mesures d'efficacité à coût donné, comme lesannées de vie corrigées de l'invalidité, et les me­sures précises de la charge globale de la maladieau niveau régional et national, fournissent uncadre pour une planification sanitaire plus ra­tionnelle », et d'ailleurs «diverses unités opéra­tionnelles de la Banque travaillent en ce momentà incorporer ces instruments dans l'analyse éco­nomique des projets proposés » (Banque mon­diale, 1997a, p. 24) : par exemple en Tanzanie,Ouganda, Kenya, Érythrée.

Et les experts eux-mêmes sont à vrai direbien placés - mieux que quiconque - pour re-

362

connaître que « il y a encore d'autres limites àl'utilisation de l'analyse de l'efficacité à coûtdonné pour évaluer les choix de politique sani­taire. Les interventions diffèrent en spécificité (laproportion, parmi les personnes à qui une inter­vention est appliquée, de ceux qui en tirerontbénéfice, à supposer que l'intervention est réali­sée exactement comme elle doit l'être et appli­quée à tous ceux à qui elle doit l'être), le degréselon lequel elles peuvent être ciblées sur la po­pulation à risque, la variance du risque entre lespopulations, et le niveau d'observance qui peutêtre attendu étant donné le régime du traitement(ou la variance de la demande, lorsque le servicen'est pas épidémiologiquement ou médicalementnécessaire). Comme chacune de ces variables estdépendante de facteurs économiques, culturels etde gestion indépendants de l'intervention elle­même, l'efficacité pour son coût d'une interven­tion donnée peut varier (parfois varier beaucoup)entre et à l'intérieur des sites ou groupes de po­pulation. Les recommandations fondées surl'efficacité pour un coût donné doivent nécessai­rement être filtrées par des analyses du contexteet des résultats de systèmes de délivrance parti­culiers» (Banque mondiale, 1997a, p. 24).

2. Il y a néanmoins une autre catégorie de motifsaux oppositions qui se manifestent. N'est-il pasen effet scandaleux d'écrire noir sur blanc dansun document de la Banque mondiale, et surtout sile texte justifie amplement le propos, que:Une grande partie de l'argent dépensé pour la

santé est de l'argent gaspillé parce qu'onachète des produits pharmaceutiques demarque au lieu de médicaments génériques,parce que le déploiement et la supervisiondes agents de santé sont mal organisés, etparce que les lits d'hôpital sont sous-utili­sés :

Dans les pays à faible revenu, les pauvres setrouvent souvent lésés parce qu'une trèsforte part des dépenses publiques de santéva à des services hospitaliers très coûteuxdont bénéficient de manière disproportion­née des populations urbaines mieux loties(Banque mondiale, 1993a, p. 4) ?De même, n'est-il pas scandaleux de suggé­

rer que:Les gouvernements des pays en développement

devraient dépenser beaucoup moins - envi­ron 50 % de moins en moyenne - pour desinterventions d'un moins bon rapport coût-

Joseph Brunet-Jailly

efficacité et, au contraire, doubler ou triplerce qu'ils dépensent en programmes de santépublique de base, comme les vaccinationsou la prévention du sida, et en services cli­niques essentiels:

Une forte action réglementaire est aussi indis­pensable, notamment en ce qui concerne lesservices de santé dispensés par le secteurprivé, afin d'en assurer la sécurité et la qua­lité, et en ce qui concerne aussi l'assuranceprivée pour garantir l'accès de tous à sa pro­tection, et décourager des pratiques, commecelle du paiement à l'acte des profession­nels, avec remboursement par l'assureur en« tiers-payant », ce qui conduit à une utilisa­tion excessive des services et à une escaladedes coûts (Banque mondiale, 1993a, p. 7) ;

si c'est précisément ce qu'aucun gouvernementne veut faire, dès lors que sa politique, dite desanté publique, prenant exactement le contre­pIed de ces suggestions, est défendue bec etongles par les professionnels, médecins installésen clientèle et pharmaciens d'officine en tête? Ilfaut donc s'opposer à ces technocrates, à ceséconomistes, à la Banque mondiale et au Fondsmonétaire international, à tous ces gens qui nesavent pas ce qu'est un malade.

Manifestement, l'expertise a donc beaucoupprogressé depuis dix ans, et ses progrès mêmes[' ont amenée à aborder des questions bien déli­cates. Les positions ainsi affichées peuvent-ellesse traduire dans des programmes effectivementréalisés? Comment la Banque mondiale évalue­t-elle elle-même les résultats auxquels elle par­vient?

L'évaluation de l'efficacité desinterventions de la Banque

Les évaluations internes de la Banque montrentque ses projets sont « parfaitement réussis lors­qu'ils se concentrent sur les besoins d'investis­sement en capitaL sur le développement desinfrastructures, sur la fourniture des inputs »,mais que le succès est « modeste» lorsqu'ils'agit par exemple de cibler les besoins spéci­fiques des pauvres, qu'ils soient localisés géo­graphiquement ou qu'ils prennent la formed'affections particulières (Banque mondiale,1997h, p. 14). Les objectifs de développement àproprement parler, et notamment ceux quiconcernent les capacités institutionnelles, étantnaturellement encore plus difficiles à atteindre,

La Ballque mondiale a-t-elle /Ille stratégie 1'11 II/Ot/ère de wllté ? 363

seulement 17 % des projets y auraient contribuésubstantiellement. pour de multiples raisons:« objectifs de développement institutionnel malspécifiés: manque d'engagement du pays:manque d'appropriation du projet par l'emprun­teur, notamment dans les zones rurales: capacitéinadéquate de planification et de gestion; straté­gies inadéquates en matière d'incitations, de ré­glementation, d'information et de communica­tion : faible implication des partenaires extérieursà l'administration: manque d'attention pour lesuivi et l'évaluation: projets aux objectifs irréa­listes, à l'organisation complexe, manque decontinuité et supervision inadéquate» (Banquemondiale, 1997h, p. 15). En outre, seulement« 44 % des projets achevés dans le domainesanté, nutrition et population ont été classés parle département d'évaluation des opérationscomme "probablement durables" ». Enfin, parmiles 68 projets dont le Project Completion Reporta été analysé, rares sont ceux qui « fournissentune documentation objective concernant l'impactdes investissements du projet sur les résultats enmatière de santé, fertilité ou nutrition» (Banquemondiale, 1997h, p. 15). Des efforts récents sontfaits pour remédier à cette situation assez peusatisfaisante.

Évaluer l'efficacité des opérations

« En dépit de la rapide expansion de ses prêts, endépit de la largeur et de la profondeur de son tra­vail d'analyse en matière de santé, nutrition etpopulation, la Banque n'a pas encore tenté unerevue de l'efficacité de ses activités dans ce sec­teur. Aussi une telle évaluation est-elle fort àpropos» (Banque mondiale, 1997a, p. 53). Defait, en ce qui concerne spécifiquement la santé,l'OED (Operation Evaluation Department) n'aréalisé un audit que sur quatre projets, et n'a ana­lysé qu'une vingtaine des rapports d'achèvement.

Sur le plan méthodologique, une premièreévaluation, réalisée en 1985, n'utilisait pas desindicateurs de performance, se montrait critiqueà l'égard des indicateurs de processus, et suggé­rait donc essentiellement qu'on développe desméthodes d'évaluation des projets (Measham,1986). Mais apparemment, la question n'a pasbeaucoup progressé depuis lors, et le plus récentrapport de l'OED (Operation Evaluation De­partment) contient une esquisse de méthode,plutôt qu'une évaluation à proprement parler.

L' éval uation devrait se référer aux critèresde performance suivants:L'efficacité cl inique/épldémiologique, hien

qu'elle soit en fait difficile à évaluer « àcause des difficultés à mesurer les résultatsen termes de santé même pour une seule in­tervention » :

L'accessibilité et l'équité: « L'accessibilité phy­sique, l' accessibi lité financière. l'accèseffectif (utilisation) » d'une part. « la pro­gressivité des contributions (c'est-à-diretaxes, primes, paiements directs) qui finan­cent les soins médicaux », ou «l'accèseffectif de différents sous-groupes de la po­pulation» d'autre part (Banque mondiale,1997(/, p. 57).

Ce sont ces deux premiers critères qui ontété privilégiés pendant des décennies; et encore,pour le second, on s'en est tenu à l'utilisation, enévitant soigneusement d'analyser la redistribu­tion par les finances publiques. Les problèmesque rencontrent aujourd'hui les systèmes desanté viennent au moins en partie de ce qu'on anégligé deux autres critères fort importants:La qualité et la satisfaction du consommateur;L'efficaCIté économique, qu'on pourrait com-

mencer à aborder très simplement en«comparant les coûts unitaires entre lesformations, en tenant le nombre et la struc­ture des patients constants» (Banque mon­diale, 1997a, p. 58).En résumé, pour le groupe chargé de l'éva­

luation au sein de la Banque mondiale, il n'existeprésentement pas une mesure unique de la per­formance générale des systèmes de santé; lesévaluations doivent poursuivre les quatre critèresmentionnés plus haut (Banque mondiale, 1997(/,p. 58). C'est donc en utilisant une multiplicité decritères que se déroule en ce moment même uneample évaluation de l'efficacité des interventionsde la Banque dans le secteur HN. Cette opérationcomporte deux aspects principaux: d'une partune analyse des StaffAppraisal Reports (SAR's)pour 240 projets dans 80 pays pendant la période1980-1995, où l'on cherche ce que ces projetsont essayé de faire pour améliorer la capacitéinstitutionnelle, pour tenir compte de la de­mande, pour influencer les performances du sys­tème de santé (actions sur l'efficacité clinique,sur l'accessibilité et l'équité, sur la satisfactiondes consommateurs et sur l'efficacité écono­mique) [Banque mondiale, 1997(/, p. 59] :

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d'autre part, des études d'impact dans certainspays particuliers, sélectionnés selon un ensemblede critères (Banque mondiale, 1997i1, p. 63-65).Les premiers résultats commencent à paraître(Banque mondiale, 1998).

Améliorer l'efficacité des opérations

Le~ premier~ résultats des analy~es statistiquessur les document~ décrivant les projets ont mon­tré que le~ performances (évaluées selon troisdimensions: résultats obtenu~ en termes desanté, contribution au développement institution­neL et pérennité) sont étroitement liée~ à la qua­lité de départ du projet. Cette qualité «àl'entrée » a elle-même été évaluée dans plusieursdomame~ : l'analyse économique, l'analyse insti­tutionnelle, l'analyse de la demande, les modali­tés prévues de suivi et d'évaluation. Il e~t en effetapparu que, si les résultat~ obtenus au terme desprojets dépendent d'abord et avant tout de la per­formance de l'emprunteur (qualité d'ensemble de~e~ institutions, y compris l'importance de la cor­ruption), ils sont aus~i tributaires de facteurs qui~ont sous le contrôle de la Banque, facteursparmi lesquels la qualité à l'entrée s'avère plusimportante que la qualité de la supervi~ion : il estégalement apparu que, parmi les dimen~ions dela qualité à l'entrée, l'analyse in~titutionnelle aplus d'importance que l'analyse économique(Banque mondiale, 1998, p. 23-24).

Or, en ce qui concerne l'analyse institution­nelle :Un tiers de~ projets ne discutent pas des obs­

tacles institutionneb à la mise en œuvre:Parmi ceux qui le font, la plupart discutent

« l' engagement », qui peut être purementverbaL 17 o/c ~eulement discutent des struc­tures d'incitations, qui ont une importancepratique déci~ive :

30 7c' de~ projets anticipent des formes diversesde résistance au changement mais 5 c!c seu­lement analysent l 'influence de~ groupesd'intérêts, ou proposent des stratégie~ pourfaire face aux oppositions ou résistances:

Bien que 40 % des projets promeuvent la décen­tralisation, moins de la moitié de ceux qui lefont traitent de l'indépendance fiscale, lé­gale et politique des niveaux provinciaux oumunicipaux:

Peu de projets analysent l'environnement régle­mentaire des professionnels de la santé:

Jose/J!l Brunet-Jailly

Beaucoup discutent l'importance des médica­ments essentiels, mais peu discutent les in­térêts divergents dans ce domaine:

Et enfin, il y a peu d'exemples d'une analyseformelle des partenaires.L'analyse économique présente elle au~~i

des lacune~ dans bien des cas:Seulement 18 % des projets présentent une pro­

jection de ce que serait le futur en l'absencedu projet:

Avant 1990, les justifications de l'implication dusecteur publ il' ~ont implicites, il n' y a pasd'analyse formelle des défaillances du mar­ché, ni de~ externalités, pas ou pre~que pa~

d'analyse de~ ~ub~titutions :10 o/c seulement de~ projets contiennent une ana­

lyse coût-efficacité (et tous les projets qui lefont ont été approuvés après 1990) :

L'analyse des coût~ récurrents et de l'Impact fi~­

cal est toujours très agrégée et extrêmementoptimiste:

L 'analy~e des risques est d'habitude courte, cen­trée ~ur « une capacité inadéquate de miseen œuvre, ou une appropriation inadé­quate », et ne contient aucune analyse for­melle de sensibilité par rapport au risque:

Les projets sont fréquemment silencieux surl'impact en matière de pauvreté: comme lesprêts concernent souvent des projets desanté maternelle et infantile et de planifica­tion familiale, on ~uppose que les pauvres enbénéficient: moim de 10 % des projets dis­cutent de stratégies spécifiques pouratteindre les pauvres, l 'impact ~ur la pau­vreté des mesures relatives au financementde la ~anté e~t traité de façon partielle.L'analyse de la demande est toujours extrê-

mement sommaire:La plupart (69 7c selon l'une de~ estimations) des

projets HNP incluent de~ objectifs qui nepeuvent être atteints que par des services ré­pondant aux désirs des clients:

Pourtant, à l'entrée, peu de projets fournissentmême des données de base sur l'utilisationdes services, ou la ~atisfaction des consom­mateurs:

Dans l'ensemble, seulement 40 Clc des projetsfournissent une information sur la demande(définie de façon typique comme « be~oins

insatisfaits ») et 2 % seulement font une es­tImation de la réponse des consommateurs àl'intervention projetée:

La Banque mondiale a-t-elle /Ille stratégie en matière de saI/té? 365

Quatre (sur 224) projet~ ~ignalent une participa­tion des bénéficiaire~ à la conception ùuprojet.Quant aux modalités prévue~ pour le ~uivi et

l'évaluation, elles appellent les remarques ci­dessou~ :La plupart des projets fournissent des indica­

teurs, mais seulement un tier~ donne le~ va­leurs initiales et projette le~ résultatsattendus ;

Moins de 20 lk basent ces projections sur uneanalyse causale des liens entre les inputs etles résultah ;

L'analyse causale des indicateurs de proces~us

est souvent absente;Peu de projets suggèrent des indicateurs de déve­

loppement institutionnel ou de changementdans les performances du système;

La plupart des projets incluent des plans de col­lecte des données, mais rares sont ceux quispécifient qui en sera responsable ou décri­vent la méthodologie:

La majorité des projets incluent des plans pourconstruire et/ou renforcer les systèmes d'in­formation sanitaire, mais ces derniers nesont pas reliés à l'analyse de la façon dontles décisions sont prises.Aussi, de grands efforts ont été tout récem­

ment entrepris pour améliorer les procédures del'évaluation des projets. Une étape supplémen­taire a été prévue dans l'examen des projets,avant leur approbation; des critères et des grillesd'évaluation ont été mis au point. En outre, unaudit est prévu, pour un échantillon des projetsen cours, un à deux ans après leur lancement, defaçon à déterminer si une révision s'impose.

C'est cependant en matière de supervisionque le Groupe d'assurance-qualité (QualityAssurance Group, QAG) fait les observations etles propositions les plus précises: «L'équipe dugroupe d'assurance-qualité croit que le moyen leplus important pour augmenter la qualité de lasupervision par la Banque - et finalement la qua­lité du portefeuille de projets - est de procéder àune révision plus agressive des projets. Les res­ponsables des projets devraient considérer cetteactivité de révision et de restructuration de pro­jets comme une part normale de leur obligationde supervision, plutôt que comme un signed'échec (ou une menace sur leur classement in­dividuel en termes de performance) » (Banquemondiale, 1997c, p. Il, § 37). Et le groupe pro­pose que, pour parvenir à ce résultat. on n'hésite

pas à créer des mcitations finanCIères liées à laqualité de la supervision, d'une part. et à simpli­fier considérablement les procédure~ mternes demodification de~ projets en cour~ d'exécution.

On ne peut que remarquer iCI que l'effortd'évaluation ne concerne que les procédures m­ternes à la Banque. comme si elle réalisait se~

projets elle-même directement .~ur le terrain. Àvrai dire, ce serait évidemment beaucoup pluscommode. Mai~ il se trouve que la Banquemondiale ne peut travailler qu'avec de~ parte­naires, et là apparaît la grande difficulté: quelsintérêts servir ')

Un dilemme persistant:quels intérêts servir?

La Banque est passée de l'idée que ~es interven­tions devaient se limiter aux volets santé de ~es

projets de développement agricole ou agro-m­dustriels, à l'idée qu'elle pou vai t, et mêmedevait, intervenir directement dans le domaine dela santé. Mais pour faire quoi exactement .)

Le point de vue de la Banque:interventions ponctuelles ourestructuration d'une activitéprotégée?

En quelques années la Banque s'est forgé uneopinion, et même une doctrine. sur les carencesdes systèmes de santé et sur ce qu'il conviendraitde faire. Mais, peut-être consciente des difficul­tés que soulèveraient des interventions fondéessur cette doctrine, elle hésite fréquemment etcherche à éviter l'obstacle. Ainsi. en prenantposition sur le financement des soins. ensuite surles activités prioritaires pour l'Etat, on peut pen­ser qu'elle espérait désarmer ses opposants touten provoquant une évolution des structures. Cetteattitude, qui consiste à tenter de parvenir à sesfins en les masquant, permet de comprendre lesapproximations et même les incohérences qui ca­ractérisent ses propositions:Il est fait grand cas des gaspillages inimaginables

en matière de médicament, mais les solu­tions proposées restent invariablement inca­pables de corriger cette situation; ainsi,alors qu'il signale très justement que ladécision essentielle serait celle qui permet­trait le remplacement systématique des mé­dicaments en nom de marque par les

366

médicaments en dénomination communeinternationale, voire par les médicamentsgénériques, le Rapport sur le dél'eloppementdans le monde 1993 ne suggère plus, dansson chapitre «Ce qu'il faudrait faire », quele recours à des « listes nationales de médi­caments essentiels et l'achat des médica­ments par voie d'appel à la concurrence »(Banque mondiale, 1993a, p. 165), alorsque, même ~i chacune de ces décisions estjustifiée, aucune d'elle n'est capable deconduire au résultat voulu; au total, lesinterventions de la Banque mondiale dans cedomaine n'ont pas sensiblement modifié lasituation (Banque mondiale, 1998, p. 19) :

Il est fait grand cas des inconvénients d'une allo­cation des ressources généralement très fa­vorable aux hôpitaux centraux, et del'inefficacité de leurs activités pour leurcoût; « les investissements dans des techno­logies modernes coûteuses pour servir unpetit nombre de malades continuent à croîtrealors que des interventions simples et peucoûteuses pour les masses restent mal do­tées. Ceux qui ont les moyens ont dansbeaucoup de pays un meilleur accès à la foisaux service~ de santé indépendants du gou­vernement, parce qu'ils peuvent les payer. etaux services publics parce qu'ils vivent dansdes zones urbaines et qu'ils savent commentles utiliser. Les ruraux, pauvres, bénéficientpeu des hôpitaux urbains financés par les re­cettes fiscales, et en outre paient souvent desprix très élevés pour le~ médicaments et lessoins traditionnels dans le secteur non gou­vernemental» (Banque mondiale, 1987.p. 3) : mais ensuite, et en pratique, et spécia­lement en Afrique, l'expertise prend uneposition beaucoup plus prudente, reconnais­sant qu'il faut de~ hôpitaux nationaux etqu'il faut donc leur ré~erver des moyens(Banque mondiale, 1993b. p. 5, déjà citéplus haut). De même, alors que le recou­vrement des coûts est prôné parce qu'ildevrait entraîner une évolution structurelle.les difficulté~ de sa mise en œuvre ne sontnulle part évoquées, quand on ne se contentepas d'un vœu pieux: « Les gouvernementsdoi vent allouer une plu~ grande part dubudget de la santé aux service~ de santé debase et, en particulier, aux dépenses defonctionnement non salariales» (Banquemondiale, 1993a, p. 164) :

Joseph Brunet-Jailly

La formule magique du centre de santé pour5 000 à 10000 habitants est irréaliste dansbeaucoup de contextes pratiques: les diffi­cultés que l'on rencontre pour recruter. for­mer, rémunérer et superviser le personneltravaillant dans ces formations très isoléessont extrêmes et se traduisent inévitable­ment par des déviations (vers une pratiqueprivée de qualité inacceptable) ; le finance­ment des activités de ce niveau par la popu­lation desservie ne dure que ce que dure leprojet, avec ses capacités de motivation etd'animation; sur plusieurs exemples biendocumentés, la Banque mondiale a pu à lafois reconnaître l'échec d'un premier projetde ce type (Banque mondiale, 1997a, p. 90),et persévérer en bâtissant et en finançant unsecond projet similaire (voir un exempledans Banque mondiale, 1998, p. 40).Ces errements ne proviennent pas de lacunes

intellectuelle~. Ils sont, au contraire, parfaitementcompris par ceux qui veulent bien les considérer.En effet, l'une des conclusions qui ressortent desévaluations externes des projets de la Banquemondiale dans le secteur de la santé est que. si laBanque est capable de fournir le « matériel » parses prêts, le pays doit fournir les «program­mes », c'est-à-dire une combinaison de décisionssur les services à produire et sur la façon de lesproduire. Le pays, c'est à la fois un gouverne­ment avec son administration, et spécialementl'administration de ~on système de santé, d'uncôté, et une population de l'autre. Par consé­quent, « Bank health lending and policr dialogueare mediated through the health care ,lYstem »

(Banque mondiale. 1997a, p. 55).Or, dans la pratique, « les responsables poli­

tique~, le corps médical et la population urbainepoussent à accroître les dépenses de soins desanté tertiaires dans les grandes villes, aux dé­pens de l'infrastructure de santé des districts. Lesassociations professionnelles et le~ syndicats re­présentant les médecins et le personnel infirmiers'opposent vigoureusement aux compressions deper~onnel nécessaires pour accroître les dépensesnon salariales et au redéploiement du personnelde santé dans les régions rurales » (Banque mon­diale, 1993a, p. 165). Il a fallu attendre 1993pour l'écrire noir sur blanc, dans un documentlargement diffusé, mais qui ne représente pas uneposition officielle de la Banque. Et certains deses expert~ étaient déjà allés nettement plus loin,écrivant par exemple, dès 1989, dans une revue

La Ballque mOlldiale a-t-el/e /Ille Hrmégie ell matière de SlI/lTé :> 367

académique: «Les fonctionnaire~ publicsservent inévitablement leur~ intérêt~ plus volon­tiers que l'intérêt du public. Les groupes de pres­sion exercent une influence significative dans ladistribution effective des res~ources du secteurde la santé. Le pouvoir est abandonné à de telsgroupes à cause des asymétries de l'informationet de l'incertitude qui règnent entre décideurs po­litiques, producteurs et bénéficiaires lorsqu'onest en présence d'une gestion bureaucratique etde ~ystèmes de financement qui ne rendent prati­quement de comptes à personne» (BirdsalL1989).

Incontestablement, l'intérêt de l'expertises'est déplacé, il s'attache aujourd'hui beaucoupmoins à la mise en place de services de santé debase, et bien plus à identifier et promouvoir desréformes structurelles majeures dans les système~

de santé. Mais il n'est pas allé jusqu'à proposerun choix clair entre les intérêts à servir: ceux desprofessionnels de santé ou ceux des malades.

Le point de vue des emprunteurs,d'après la Banque mondiale:quelle volonté de réforme?

Lorsque, en 1980, la Banque mondiale a décidéd'intervenir directement dans le secteur de lasanté, l'un des arguments était que le fait de prê­ter directement serait un moyen d'« assurer lesuccès de programmes nationaux majeurs quiémergent pour accroître la couverture par les sys­tèmes de santé », ainsi que de «compléter etrationaliser les activités en cours de la Banquedans le secteur de la santé » ; un autre était que« une politique plus large de prêt dans le do­maine de la santé serait un élément essentielcompte tenu de l'engagement de la Banque dansla lutte contre la pauvreté » (Banque mondiale,1980, p. 8).

Il s'agissait donc manifestement de réaliserdes programmes d'importance dans le secteur dela santé, en veillant à ce qu'ils soient bien insérésdans leurs contextes macro-économiques et insti­tutionnels. C'est pourquoi le choix des pays de­vait répondre à un certain nombre de critères, telsque: « La volonté des pays de développer unecapacité de planification sectorielle et de prépa­rer des plans à long terme pour rendre les ser­vices de santé de base accessibles à tous au termed'une période de durée raisonnable [... ] la faisa­bilité financière et institutionnelle, l'efficacitépour son coût et la reproductibilité des projets

[... ] l'acceptabilité sociale de~ activités qui tien­nent compte des besoins perçu~ des population~

cibles aussi bien que de l'évaluation scientifiquede leurs besoins 1 ... lla hmabilité, l'efficacité etle caractère techniquement approprié des tech­niques et des systèmes de délivrance 1 ... 1 la ca­pacité des institutions sanitaires à absorberl'aide» (Banque mondiale, 1980, p. 8-9). Uncritère important apparai~~ait encore plus lomdans le même document: « La volonté de la partdes fonctionnaires de la santé et des médecinspraticiens de prendre sérieusement en considéra­tion d'éventuelles réformes de l'organisation, ladélivrance et le contrôle des soins médicaux ~era

aus~i un facteur dans le choix des priorité~ dupays» (Banque mondiale, 1980, p. 65). Maisdéjà ces questions de faisabilité apparaissaienttellement importantes ct tellement difficiles à ré­soudre que l'objectif de lutte contre la pauvretépas~ait explicitement au second plan: « Partoutoù ce sera possible (nous soulignons), les bénéfi­ciaires du programme seront les groupe~ haute­ment vulnérables» (Banque mondiale, 1980,p.65).

Près de vingt ans plus tard, les difficulté~

d'une politique sectorielle cohérente et efficacepour son coût n'ont pas disparu. Au contrairemême, elles se sont probablement accrues, si l'onen croit le plus récent document, qui reconnaîtclairement:L'existence d'« opinions di vergentes des divers

groupes d'intérêts - les clients de la Banque(c'est-à-dire les Ministres de la Santé et desFinances), les parties prenantes (commu­nautés locales, producteurs de services mé­dicaux, et compagnies d'assurance), lesbénéficiaires (malades, pauvres, femmes,enfants et autres groupes vulnérables), et lesautres partenaires du développement»(Banque mondiale, 1997b, p. 10) :

Que la « répugnance à aborder les questions poli­tiquement sensibles est souvent la raisonessentielle pour laquelle on ne traite pas lesproblèmes les plus profondément enracinésdans le système et qui conditionnent le sec­teur de la santé, de la nutrition et de la popu­lation» (Banque mondiale, 1997b, p. 12), cequi entraîne « une solution de continUitéentre les recommandations de politiquesectorielle que fait la Banque et la concep­tion des projets dans le secteur santé, nutri­tion et population» (Banque mondiale,1997b, p. 15).

368

La solution, largement illustrée par lesconclusions des évaluations organisées par laBanque elle-même, et qui consiste simplement à« rendre le personnel plus sensible aux con­traintes pratiques auxquelles font face les di­rigeants politiques et les administratifs dans lespays qui essaient de mettre en œuvre des ré­formes dans le secteur santé, nutrition et popula­tion» (Banque mondiale, 1997b, p. 13) n'estvisiblement pas suffisante. li faudra encore faireun effort « pour en apprendre plus sur [... ] lamanière de traiter la résistance institutionnellelorsque les intérêts des parties prenantes sontmenacés par les propositions de réforme»(Banque mondiale, 1997h, p. 21). Il ne suffit pas,non plus, de reconnaître la dépendance des béné­ficiaires à l'égard des donateurs, car par exemplel'incapacité de l'administration à mener à biencertaines tâches (Banque mondiale, 1997b, p. 18­19) peut être délibérée, comme un moyen d'évi­ter les problèmes politiques délicats: choisir estdifficile, choisir de favoriser certains intérêtscontre d'autres est plus difficile encore.

Il semble donc que les réalités politiques etadministratives prévalent sur les analyses des ex­perts. La Banque mondiale le reconnaît d'ail­leurs: " Le thème central de ce rapport est que laBanque rencontre le succès lorsqu'il s'agit defournir des interventions techniquement bienconçues dans ce secteur, mais beaucoup moinslorsqu'il s'agit de bâtir un consensus et une ap­propriation par les bénéficiaires à propos de cesinterventions dans le secteur, ou lorsqu'il s'agitd'adapter son message politique et ses projetsaux capacités et contraintes qui caractérisent lescontextes institutionnels particuliers » (Banquemondiale, 1998, p. 3). Comment, dans ces candi­tions, comprendre la croissance exponentielle desprêts?

Le consensus

Alors que, au milieu des années quatre-vingt, laBanque prêtait plus de 100 millions de dollarsannuellement (Banque mondiale, 1987, p. 49). lemontant annuel des prêts est supérieur à 500 mil­lions de dollars entre 1987 et 1995 (Banquemondiale, 1997a, p. 35-38). La part de « HNP »dans le total des prêts de la Banque, qui était de1,5 Cf'c pour la période fiscale 1986-1988, est pas­sée à 5,5 % pour 1992-1994 et devrait atteindre8,7 7(' pour 1995-1997. Nous sommes donc bien

Joseph BruI/et-Jailly

en présence d'une croissance « explosive » desprêts. Comme les objectifs et les propositions dela Banque mondiale dans le secteur de la santé seheurtent manifestement à de fortes objections dela part des États, il faut supposer que les prêtssont justifiés par d'autres raisons que celles quiconcernent la politique de santé.

Mais, précisément. comment ne pas rappro­cher cette décision « sectorielle » de son contextemacro-économique et institutionnel, qui est celuide rajustement structurel? En 1989, 25 des 45pays africains sont sous ajustement structurel,contre 4 en 1982, 8 en 1984, 14 en 1986(Serageldin et al., 1994, p. 185). Que l'on seplace du point de vue du prêteur ou du point devue de l'emprunteur, il faut pour emprunter desmotifs plausibles, des projets « bancables » : ilfaut éventuellement plus de projets qu'on n'enpeut préparer et surtout mener à bien. MaIS n'est­il pas évident que tout projet dans le secteur de lasanté présente de façon élective la caractéristiqued'être éminemment présentable?

La politique de santé peut donc n'être qu'unprétexte pour acquérir de l'aide. Elle l'est assu­rément. Dans la logique de l'ajustement structu­re\' les experts des bailleurs savent de quelsmontants d'aide extérieure chaque pays aurabesoin chaque année à l'avenir. Les Ministresdes finances sont parfaitement informés de cettesituation: ils savent qu'ils ont besoin de cetteaide pour boucler leurs grands équilibres. Laquestion est donc simplement. pour eux commepour les bailleurs, de savoir comment faire entrercette aide: le pays doit préparer des projets, il estplus ou moins habile dans cet exercice, mais onpeut lui apporter de l'assistance technique, et detoutes façons les aspects macro-économiquesprévalent désormais sur les aspects sectoriels.Peu importe donc le contenu de la stratégie sani­taire, l'essentiel est que la santé fournIsse un bonmotif pour acquérir de raide extérieure.

Cependant, à l'analyse du contenu effectifdes programmes de santé financés par la Banquemondiale, on découvre une autre raison de lacroissance explosive des prêts. À une période oùle rôle de l'État était contesté par certains bail­leurs de fonds, à une période où la libéralisationétait à la mode. y compris dans le secteur de lasanté. les prêts de la Banque mondiale ont permisde renforcer les administrations publiques de lasanté, ils n'ont même servi qu'à cela en pratique,au moins en Afrique de l'Ouest. Cette utilisations'imposait d'ailleurs, puisque la Banque 1110n-

La Banque II/ondiale a-t-elle une .\tratégie enll/atlère de santé ~----

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diale prête aux États: son interlocuteur est doncl'administration. 11 est normal que l'admInistra­tion qui acquiert cette aide soit la première ser­vie. Dans le domaine de la santé, l'administrationa donc orienté l'aide vers la création d'échelonssupplémentaires dans la pyramide sanitaire,assortie pour les fonctionnaires de supplémentsde rémunération déguisés en dépenses de forma­tion professionnelle, et vers une prise en charged'une partie conséquente des budgets de fonc­tionnement des ministères. etc. L'analyse desprogrammes financés par la Banque mondialedans les pays d'Afrique de l'Ouest depuis unevingtaine d'années ne laisse aucun doute à cesujet (Brunet-Jailly, 1998) :Au Mali, il s'est agi d'étendre, à l'initiative de

l'administration de la santé, un réseau decentres de santé dits communautaires, quin'étaient dans beaucoup de cas que les an­ciens centres de santé d'arrondissement.dont le fonctionnement serait désormaislaissé à la charge de la population;

En Côte d'Ivoire, la Banque a financé le renfor­cement de l'administration centrale de lasanté, et un vaste programme de travauxpour faire fonctionner une pyramide sani­taire qui ne compte pas moins de neuféchelons;

Au Sénégal comme au Burkina Faso, il s'est agiessentiellement de créer un nouveau niveaudans la pyramide de la bureaucratie sani­taire, les districts, sans que la nécessité decette solution soit aucunement justifiée.Le contexte macro-économique est donc tel

que, aux arguments des missions de la Banquemondiale s'ajoutent les pressions du Ministèredes finances pour pousser le Ministre de la santéà conclure des demandes de financement dont lemontant importe beaucoup plus que les justifica­tions en termes de santé publique. À partir de là,la décision échappe au Ministre de la santé. Lastratégie de l'ajustement structurel a pris le passur la stratégie de développement du secteur sa­nitaire. Leçon exemplaire, leçon bien comprisedésormais, leçon retenue par tous. Il s'agit d' ac­quérir de l'aide. il ne s'agit pas de concevoir etmettre en œuvre une politique sectorielle. Onlaissera de côté toutes les questions qui divisent,et on concentrera les prêts sur cet acteur qui lesaccepte si volontiers, l'administration publiquede la santé.

Conclusion

La stratégie que la Banque mondiale a essayé dedéfinir pour le secteur de la santé est fondée surun diagnostic sévère du fonctionnement des sys­tèmes de santé dans les pays en voie de dévelop­pement, et en particulier dans les pays d'Afriqueau sud du Sahara. Pour mettre en œuvre cettestratégie, la Banque mondiale a tenté d'avancermasquée: en transigeant sur les projets hospita­liers pour désarmer certaines oppositions; enpoussant à la généralisation du paiement desprestations, puis du paiement des prestations àleur coût réel pour obtenir, espérait-elle, uneprogressive évolution des structures de finance­ment et donc de l'importance relative des di­verses activités; en restructurant indéfiniment,mais en pure perte, des institutions publiqueschargées d'importer et de distribuer les médica­ments, pour ménager les pharmaciens d'officineet surtout les intérêts des importateurs locaux,toujours liés au personnel politique, souvent auplus haut niveau, non sans évoquer de temps àautre les avantages économiques (considérables)des médicaments essentiels, etc. Cette tactiquen'a permis d'obtenir que des résultats bien mé­diocres, la Banque le reconnaît elle-même. Maisau-delà de cette évaluation interne, il est possiblede montrer que, en pratique, les projets financésont eu pour principal résultat, avec l'assentimentdes emprunteurs assurément, de protéger les re­venus médicaux et les intérêts pharmaceutiques(Brunet-Jailly, 1996).

Dans les pays d'Afrique francophone aumoins, le système de santé assure une rente desplus confortables à tout professionnel, quellesque soient sa compétence et sa moralité, et cesprofessionnels savent à la perfection exploiter lesintérêts économiques que leur activité présentepour les milieux d'affaires et leurs représentantspolitiques. Pour paraphraser les experts de laBanque mondiale, le système de santé public aprécisément été construit par « ceux qui ont lesmoyens » pour le bénéfice de « ceux qui ont lesmoyens ». Comment compter sur l'État, lorsquel'État délègue aux professionnels le soin de déci­der, sans contrôle politique, sans contrepoidsdémocratique? Comment compter sur l'État,lorsqu'il n'est, comme dans la tradition duMandé, qu'une « marmite » (toda) dans laquellechacun est invité à se servir? (Bagayogo, 1989,p. 456-459).

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Audacieuse et naïve, telle m'apparaît lastratégie de la Banque mondiale dans le domainede la santé. Il lui aura fallu vingt ans d'expé­riences plus ou moins heureuses pour admettreque « les performances des systèmes de santé, etles réformes de ce système en particulier, sontdes questions politiquement sensibles dominéespar des intérêts concurrents entre les producteurs

Note

Joseph Brunet-Jailly

(y compris une variété de groupes professionnelsainsi que de fournisseurs de produits médicaux etpharmaceutiques), les assureurs, les consomma­teurs (chez qui des différences, selon les groupesd'âge ou de revenu en particulier, peuvent com­pliquer les discussions sur les objectifs des poli­tiques), et les instances de régulation» (Banquemondiale, 1998, 31 J.

* Remerciements: La préparationde cet article a été rendue pm,siblepar une subvention de l'ORSTOM.grâce à laquelle l'auteur a pu serendre à Washington et rencontrer

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