La Boétie corentin de salle

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    Etienne de la Botie

    (1530-1563)

    Discours de la ServitudeVolontaire1549

    Prsentation de louvrage

    Dcd prcocement, ce jeune auteur est avant tout connu pour le lien indectiblequi lattachait Montaigne. On connat ce passage clbre des Essaiso le philosophecrivit quelques unes des plus belles phrases magniant lamiti.

    Ecclsiastique ru de droit, de lettres classiques et de thologie, Etienne de la Botieut lev dans le culte de lAntiquit grecque et romaine. Il ut charg de diverses mis-sions auprs du Roi et de son Conseil pour prner la tolrance et lapaisement unepoque o, en raison de la Rorme protestante, la question religieuse devenait de plusen plus brlante.

    Le Discours a t rdig par La Botie lge de 18 ans.1Il sagit dun essai depsychologie politique dont la thse centrale est que la tyrannie tire tout sonpouvoir du consentement permanent des personnes quelle asservit. Du jour

    o ce consentement disparat, elle svanouit subitement. Cest donc un plaidoyervibrant pour la libert et contre toute orme de tyrannie, y compris celle exercepar les rois.

    Pareil essai conserve toute son actualit, particulirement notre poque quiassiste aujourdhui ce quon nomme dj le printemps arabe dont, videm-ment, personne ne peut encore prvoir lissue heureuse ou malheureuse courtet long terme. La ulgurance avec laquelle de vieux dictateurs tels que Ben Ali enTunisie et Moubarak en Egypte2 ont t renverss une ois quont clat les premiers

    soulvements de la rue, montre toute la pertinence du raisonnement de La Botie.Le passage suivant sapplique bien aux troubles actuels en Libye qui ont contraint le

    1 Un cntv xt allu u la patnt luv.

    2 A lhu mtt u p, n gn nc qul a l numnt u ulvmnt n Ly t an aut pay.

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    Etienne de la Botie

    dictateur Kadha employer des mercenaires trangers pour dendre la capitale danslaquelle il est assig :

    (...) l mauva vnt tang la gu t l unt, n

    ant f mtt lu gn, qu l nt at tt, l am n man.

    3

    3 e. La bt, Discours de la servitude volontaire, lamman, 1983 (1549), p.154

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    dcu la svtu Vlnta

    Synthse de lOuvrage

    Pourquoi un million dhomme se soumettent-ils un tyranqui na ni force ni prestige ?

    Dans son fameux pome, Homre place dans la bouche du hros Ulysse les propos suivants :

    dav pluu gnu aucun n j ny v :

    Quun, an plu, t l mat t quun ul t l .

    Ulysse se trompe, nous dit La Botie. En ralit, cest un extrme malheur dtreun sujet asservi un matre. On naura jamais lassurance que ce dernier soit bon car ila toujours la possibilit dtre mauvais quand il voudra .4

    Il ne sagit pas ici de discuter des mrites respectis des divers rgimes politiques. 5 Cedont on va plutt discuter, cest de ce ait surprenant : tant dhommes, tant de villes,tant de nations endurent quelqueois un tyran isol, quelquun qui na dautrepouvoir que celui quon lui donne, quelquun qui ne pourrait leur nuire si lon nac-ceptait pas dendurer ce quil ait, quelquun qui ne saurait leur aire le moindre mal silon ne prrait pas sourir plutt que de le contredire.

    Bre, comment expliquer quun million dhommes soit mis sous le joug de latyrannie non par la orce mais par une sorte denchantement ou de charme alors

    mme que le tyran se montre envers eux inhumain et sauvage ? Il est danslordre des choses que les peuples obissent leurs gouvernants, mais comment expli-quer quils se soumettent un tyran qui na ni orce ni prestige ?

    On peut certes comprendre, quen raison de la aiblesse humaine, il arrive que lepeuple soit contraint de cder la orce. Telle ut la situation du peuple athnien sous laTyrannie des Trente. Ce sont parois l des situations invitables quil aut endurer patiem-ment. Certes, il arrive aussi que le peuple demeure sous la coupe dun tyran en rai-son de la sduction quil exerce sur lui. Il est de notre nature daimer la vertu, destimer

    les bonnes actions et de reconnatre le bien. Il est raisonnable de suivre un grand person-nage qui ait preuve de prvoyance, de courage et de soin dans sa manire de gouverner.

    Mais ce nest pas ce dont il sagit ici.Ces personnes innombrables dont on parle,on les voit non pas obir mais servir. Elles ne sont pas gouvernes mais tyranni-ses. Ces gens vivent tous les jours dans la crainte de perdre leurs parents, leur emme,leurs enants, leur vie. Ils subissent les pillages, les paillardises, les cruauts non pasdune arme, non pas dune invasion barbare contre laquelle ils prendraient les armes,mais dun seul homme. Non pas un Samson ou un Hercule mais, le plus souvent, un

    personnage emin et impuissant.

    4 e. La bt, Discours de la servitude volontaire, lamman, 1983 (1549), p.131

    5 Platn t Att nt anammnt tat ctt qutn t nt typlg t cl v gm. C nt

    pa c qu v c La bt qu ntg plutt u l cntn xtnc la tyann.

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    Etienne de la Botie

    La servitude nexiste que parce quelle est volontaire.

    Pourquoi donc se laissent-ils aire ? Est-ce de la lchet ? Si, par un trange concoursde circonstances, il arrivait que trois ou quatre personnes nosent se dendre contre une

    personne isole, on pourrait, certes, appeler cela de la lchet. Mais si cent, si mille personnesendurent sans broncher les crimes dune personne, ce nest plus de la lchet. Est-ce du m-pris ou du ddain envers cette personne ? Si cet homme sen prend cent pays, mille villes,un million dhommes et quaucun ne riposte, peut-on appeler cela de la lchet ? Quelle estdonc ce vice monstrueux qui ne mrite mme pas le nom odieux de lchet ?

    Imaginons que, sur un champ de bataille, on aligne, dun ct, 50.000 hommes et que, delautre ct, on en aligne 50.000 autres. Si certains combattent pour dendre leur libertet si les autres combattent pour la leur ter, qui donc emportera la victoire ? Les pre-miers, videmment. Pourquoi ? Parce quils ont en mmoire le bonheur de leur vie passeet la perspective dun bonheur pareil dans le utur. Ils savent que ce bonheur et celui de leursenants dpendent de ces quelques heures de bataille. Les autres ne sont anims que parun peu de convoitise qui smousse avec le combat. Les batailles de Miltiade, de Lonidaset de Thmistocle, qui eurent lieu 2000 ans plus tt, sont encore dans toutes les mmoires. Lavictoire de quelques poignes de Grecs contre les armes innombrables des Perses, cest lavictoire de la libert sur la domination, de la ranchise sur la convoitise .6

    La vaillance rside dans cette libert. Pourquoi donc des peuples sasservissent-ils ? Parlchet ? La lchet nexplique rien. Cest cette lchet elle-mme quil aut expliquer. Enralit, les hommes se complaisent dans cette servitude.Telle est lerayante vrit :si les hommes ne rejettent pas la servitude, cest quils la dsirent. La servitudenexiste que parce quelle est volontaire.

    En eet, si lon dsire vraiment se dbarrasser dun tyran, il nest mme pas ncessaire de lecombattre. Il sut de cesser de lui obir. Nul besoin de lui ter quoi que ce soit. Il sut de neplus rien lui donner. Le peuple ne doit rien aire pour lui. Il sut quil ne asse rien contre lui.

    () cest le peuple qui sasservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le

    choix ou dtre serf ou dtre libre, quitte la franchise et prend le joug,qui consent son mal ou plutt le pourchasse .7

    La tyrannie est semblable un incendie. Elle salimente du combustible quon met sa porte. Plus les tyrans pillent, plus ils exigent, plus ils ruinent, plus ils dtruisent, pluson leur donne. Plus on les sert, plus ils se ortient et deviennent plus orts et plus raispour tout dtruire et tout anantir. Si on ne leur donne rien, ils demeurent nus et daits.

    Le peuple se laisse piller, voler, dpouiller aute de vouloir la libert qui, pour-

    tant, ne lui coterait rien. En ralit, le malheur et la ruine que leur infige le tyran,cest lui qui se linfige. Le tyran na que deux yeux, deux mains et deux pieds. Cest avec

    6 e. La bt, Discours de la servitude volontaire, lamman, 1983 (1549), p.136. La anch t c cmp an l

    n qu c tm avat n vux ana : tat clu qu nt aujtt aucun mat (Ltt).

    7 e. La bt, Discours de la servitude volontaire, lamman, 1983 (1549), p.136

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    les yeux du peuple quil voit, avec les mains du peuple quil le rappe, avec les pieds dupeuple quil le oule. Le peuple le nourrit, le ournit en soldats, travaille pour nancerses plaisirs. Il devrait cesser de le servir pour tre libre. Si on arrte de le soutenir, onle verra tel un grand colosse qui on aurait drob la base seondrer et se rompre.

    Malheureusement, la tyrannie est une maladie mortelle car le peuple qui a perdula libert ne sent mme plus le mal qui laecte. Ce quil importe de savoir, cestcomment senracine cette opinitre volont de servir ? Il aut, pour rpondre cettequestion, nous pencher sur la nature proonde de lhomme.

    La nature humaine.

    En quelques pages, Etienne de La Botie nous expose sa conception de la nature hu-maine qui, mine de rien, est relativement complexe. Cette anthropologie, trs impor-tante pour enraciner sa conception de la libert et les consquences politiques qui endcoulent, peut se rsumer en trois propositions :

    lhomme nest pas, dans sa condition originelle, tout ce quil est eta besoin,pour se ormer et devenir pleinement homme de lducation de ses parents ;

    lhomme est naturellement raisonnable et sa raison est universelle ; lhomme est naturellement libre.

    Premirement, la nature humaine est inacheve la naissance. Les soins et ldu-cation doivent paraire luvre de la nature mais, vrai dire, cest toujours, ce stade,la nature qui poursuit son uvre. Etienne de La Botie considre la amille commeune socit ondamentalement naturelle. La raison, embryonnaire en lenant, doit tredirige par les parents.

    Deuximement, il y a en notre me quelque naturelle semence de raison .8Cest, on vient de le dire, la tche des parents que dassurer ce dveloppement de laraison. Malheureusement, il peut arriver que, soumises une mauvaise infuence, ces

    semences naturelles stiolent et avortent. En onction de leur ormation, les hommes se-ront dirents les uns des autres. En outre, la nature des choses ait que tout le monde nenat pas avec les mmes prdispositions. La nature nous a aits tous dirents. Mais, dusimple ait que la nature ait mieux dot certains que la plupart des autres, il nenrsulte aucunement que ces premiers auraient le droit de soumettre les derniers.

    () t , aant l patag pnt qull nu aat, ll a at

    qulqu avantag n n, t au cp u n lpt, aux un plutt quaux

    aut, ll na putant ntnu nu mtt n c mn cmm an un

    camp cl, t na pa nvy c-a l plu t n l plu av, cmm gan am an un t pu y guman l plu al () .9

    8 e. La bt, Discours de la servitude volontaire, lamman, 1983 (1549), p.140

    9 e. La bt, Discours de la servitude volontaire, lamman, 1983 (1549), p.140

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    La nature ne veut ni domination ni sujtion. Si elle nous a ait tous dirents, cestparce que cette dirence entre les hommes permet la complmentarit. Cettecomplmentarit, son tour, permet de nouer des liens solides entre les plus avorisset les moins avoriss. Elle engendre la raternit entre les hommes.

    () ma plutt aut-l c qu, aant an l pat aux un plu gan,

    aux aut plu ptt, ll vulat a plac la atnll actn, afn

    qull t mply, ayant l un puanc nn a, l aut

    n n cv

    La nature, bonne mre nous a, malgr nos dirences, taills sur le mmepatron pour permettre aux personnes de sidentier entre elles. Elle a aussi donn lhomme lusage de la parole an de permettre aux hommes dchanger entre euxet de aire communier leurs volonts.

    () l n at pa ut qu nu n yn natullmnt l, puqu nu

    mm tu cmpagnn, t n put tm an lntnmnt pnn

    qu natu at m aucun n vtu, nu ayant tu m n cmpagn .10

    Lassociation des hommes ne signie pas que certains doivent se soumettre. Ce compa-gnonnage ne signie pas dpendance des uns par rapport aux autres.

    Troisimement, nous sommes, sur base de ce qui prcde, naturellement libres.Cest eectivement une consquence du caractre raisonnable de notre nature. Lalibert se dduit de la raison elle-mme. Pourquoi ? Parce que la nature de lhommeest raisonnable, elle reconnat en autrui son semblable. Elle reconnat son autono-mie. Cette reconnaissance est mutuelle. Elle est interdpendante. Linterdpendancesoppose la dpendance. Elle ncessite, bien plutt, la libert.

    Mais la libert est un combat permanent :

    rt nc la lt t natull, t pa mm myn, mn av, qu nu

    n mm pa n ulmnt n pn nt anch, ma au avcactatn la n .11

    Lhomme a pour devoir de dendre son droit naturel la libert.Tout ce qui, par lanature, est dou de vie et de libert est pris de libert et lutte contre la sujtion.Les btes se plaignent quand on les emprisonne. Mme les espces domestiques, cellesqui sont aites pour le service des hommes, protestent contre lasservissement. Com-ment se ait-il que nous, les hommes, nous qui sommes ns pour vivre libres, ayons punous dnaturer ce point ? On a vu que les hommes se complaisent dans la servitude.

    Pourquoi est-ce le cas ? Pour cela, il aut se pencher sur lorigine de la tyrannie.

    10 e. La bt, Discours de la servitude volontaire, lamman, 1983 (1549), p.141

    11 e. La bt, Discours de la servitude volontaire, lamman, 1983 (1549), p.141

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    Trois sortes de tyrans

    Il y a trois sortes de tyrans :

    ceux qui conquirent le pouvoir par la orce des armes ; ceux qui obtiennent le pouvoir de manire hrditaire ; ceux qui sont lus par le peuple ;

    Ceux qui ont pris le pouvoir par le droit de la guerre se comportent comme sils taientrests sur le champ de bataille. Ceux qui naissent rois ne valent gure mieux. Ils ont tnourris et duqus dans la conviction que les gens du peuple sont des sers hrditaires. A leursyeux, le royaume et tout ce quil contient constituent leur patrimoine et ils en usentselon leur bon plaisir.Les tyrans, ports au pouvoir par le peupleen raison de leur prestige,leur grandeur ou de toute autre qualit qui leur a permis de sduire le peuple, dcident, uneois le pouvoir saisi, de le conserver par tous les moyens. Souvent, ils surpassent, parleurs vices et leur cruaut, tous les autres tyrans et sempressent de supprimer la libertencore toute rache avant que le peuple ny prenne got. Il y a, certes, des dirences entre cestrois espces de tyrans mais leur manire de gouverner reste trs semblable. Les tyrans lus domptent le peuple comme un taureau quils ont pris par les cornes. Les conqurants en ontleur proie. Les successeurs le traitent comme un esclave naturel.

    Si apparaissaient un jour, dont on ne sait o, des hommes neus, des hommes qui nontconnu ni la servitude ni la libert, qui ignorent ce quest lune ou ce quest lautre, et

    quon leur demandait sils prrent vivre comme des sers ou vivre libres, il ne aitaucun doute quils choisiraient dobir leur seule raison plutt que servir un homme.

    Les hommes perdent souvent leur libert par tromperie ,12 parce quils sontabuss par certains. Presse par les guerres, la ville de Syracuse leva imprudemmentDenis son poste de tyran. En eet, on lui donna la charge de larme. De capitaine, ildevint roi et de roi, il devint tyran.

    La rapidit avec laquelle le peuple, une ois assujetti, perd le souvenir de la

    libert est proprement incroyable. Quand on la perd, on obit videmment sousla contrainte. Mais les gnrations qui suivent obissent servilement sans le moindreregret. Les hommes qui sont ns sous le joug, qui ont t nourris et levs dans le ser-vage, se contentent de vivre comme ils sont ns. Pourtant, le plus prodigue des hritierssera toujours attenti ce que lhritage de son pre lui soit transmis intgralement etvriera les registres de ce dernier avec la plus grande attention. Mais ce bien prcieuxquest la libert peut rapidement svanouir et, comme on va le voir, le poids de lhabi-tude, de la coutume, est tel quil ait rapidement oublier la perte de ce bien.

    Il est toujours plaisant dtre libre et la sujtion est amre dans tous les pays. Mais La Botiepense quil aut avoir piti et pardonner ceux qui, nayant jamais got la libertou mme qui nen ayant jamais entendu parler, ne saperoivent pas du mal quil y a

    12 e. La bt, Discours de la servitude volontaire, lamman, 1983 (1549), p.144

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    tre esclave. On ne se plaint jamais de ce quon na jamais eu. La nature de lhomme est telleque naturellement il tient le pli que la nourriture lui donne .13 La Botie cite lexemple desdeux Spartiates reus par Indarne, lun des grands personnages de lempire du roi Xerxs. Cedernier semployait les soudoyer : en change de leur aide, les deux missaires se voyaient

    orir la couronne de plusieurs villes grecques. Ils reusrent en rpondant :

    En ceci, Indarne, tu ne saurais donner bon conseil, dirent les Lacd-

    moniens, pour que le bien que tu nous promets, tu las essay, mais celui

    dont nous jouissons, tu ne sais ce que cest : tu as prouv la faveur du

    roi ; mais de la libert, quel got elle a, combien elle est douce, tu nen

    sais rien. Or, si tu en avais tt, toi-mme nous conseillerais-tu de la d-

    fendre, non pas avec la lance et lcu, mais avec les dents et les ongles .14

    La premire raison de la servitude volontaire, cest la coutume

    Toutes les choses qui apparaissent naturelles lhomme sont en ralit celles auxquelleson laccoutume depuis son enance. Ds lors :

    () la pm an la vtu vlnta, ct la cutum .15

    Les jeunes chevaux ruent, regimbent, mordent le rein lorsquon les selle les toutes premiresois. Par la suite, ils sy habituent et tirent mme une certaine ert se promener sous unharnais. Les hommes ont de mme. Ils prtendent quils ont toujours t sujets et queleurs anctres ltaient aussi. Ils jugent normal dendurer ce mal parce que, disent-ils,cela ait dj bien longtemps quils lendurent. Mais, juge la Botie, les ans ne donnentjamais droit de mal aire, ains agrandissant linjure ,16 ce qui signie quune coutume longtempsobserve ne peut onder, elle seule, le droit, ainsi que larment les jurisconsultes. Bien aucontraire, la persistance dun comportement injuste en accrot le caractre condamnable.

    Cela dit, il est quelques personnes qui, au-dessus de la moyenne, sont conscientsde la servitude et sy opposent, des gens qui ne sapprivoisent jamais de la suj-

    tion .17 Mme quand le souvenir de la libert sestompe dans lesprit de la majorit,ils le conservent vivace car, contrairement la populace, ils savent regarder autre choseque leurs pieds. Ce sont souvent des gens qui, ayant lintelligence naturellement bienorme, lont dveloppe par ltude et lacquisition du savoir. Les livres et lintelli-gence poussent naturellement la haine de la tyrannie. Le grand Turc a dailleurs biencompris cette vrit, lui qui, sur ses terres, ne possde aucun savant ni nen demandeaucun. Lhistoire montre que plusieurs de ces personnes parvinrent, au nom dela libert et en vue de la restaurer, assassiner des tyrans. Il sagit de personnestelles que Harmode, Aristogiton, Thrasybule, Brute le vieux, Valerius, etc. On compte,

    13 e. La bt, Discours de la servitude volontaire, lamman, 1983 (1549), p.150

    14 e. La bt, Discours de la servitude volontaire, lamman, 1983 (1549), p.148

    15 e. La bt, Discours de la servitude volontaire, lamman, 1983 (1549), p.150

    16 e. La bt, Discours de la servitude volontaire, lamman, 1983 (1549), p.151

    17 e. La bt, Discours de la servitude volontaire, lamman, 1983 (1549), p.151

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    certes, bien dautres personnes avoir assassin des dictateurs mais pas pour lacause de la libert quils invoquaient pourtant bruyamment. Il sagissait, en ralit,de personnes ambitieuses, qui tremprent dans des conjurations, non pour abolir latyrannie mais pour prendre la place du tyran. Ce aisant, ils abusrent du saint

    nom de la libert .18

    Sous les tyrans, les hommes deviennent lches et effmins

    La premire raison pour laquelle les hommes restent si volontiers sous ltat de servitude,cest on la vu parce quils naissent dans la servitude et sont duqus dans lesprit dela servitude. Une seconde raison, cest que, sous les tyrans, les hommes deviennentaisment lches et emins . Quand on perd la libert, on perd avec elle lavaillance. Quand ils doivent combattre, les hommes asservis montent sur le champ debataille tous engourdis 19. Ils ne ressentent pas, dans leur cur, lardeur de la libert quileur ait mpriser le danger et leur ait convoiter, par une belle mort, lhonneur et la gloire.

    Ce nest pas seulement lardeur guerrire que perdent les gens asservis. Ils perdent aussi leurvivacit et leur volont. Ils deviennent incapables daccomplir de grandes choses. Ils sava-chissent. Les tyrans en sont bien conscients et ils semploient dailleurs mieux les abrutir.

    (...) l mauva vnt tang la gu t l unt, n

    ant f mtt lu gn, qu l nt at tt, l am n man .20

    Abtir ses sujets est une ruse dont usa notamment Cyrus le Grand,21 lorsque, ayant daitCrsus et conquis la ville de Lydie, il ne voulait pas mettre sac une aussi belle ville ni y sta-tionner une arme pour la garder. Il se contenta dtablir des maisons closes, des tavernes et desjeux publics et invita les habitants les rquenter, ce quils sempressrent de aire, samusant toutes sortes de jeux. De l provient dailleurs le nom latin ludi qui signie passe-temps .

    Les peuples sont toujours souponneux lgard de celui qui les aime et simple lgard de celui qui les trompe. Ils sallchent vitement la servitude .22

    L tht, l jux, l ac, l pctacl, l glaatu, l t tang,

    l mall, l talaux t aut tll gu, ctant aux pupl ancn

    l appt la vtu, l px lu lt, l utl la tyann .23

    Ces moyens, les Romains les ont dvelopps au plus haut degr, organisant estinset banquets publics plusieurs ois par mois. Les tyrans distriburent du bl, du vin etdes sesterces. Le peuple leur en tait reconnaissant sans raliser que ces rcoltes et cet

    18 e. La bt, Discours de la servitude volontaire, lamman, 1983 (1549), p.15319 e. La bt, Discours de la servitude volontaire, lamman, 1983 (1549), p.151

    20 e. La bt, Discours de la servitude volontaire, lamman, 1983 (1549), p.154

    21 Cyu ii (559 AC-529 AC), t L Gan t l natu lmp p, uccu lmp m. il appatnt la

    ynat Achmn.

    22 e. La bt, Discours de la servitude volontaire, lamman, 1983 (1549), p.155

    23 e. La bt, Discours de la servitude volontaire, lamman, 1983 (1549), pp.155-156

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    argent, ctaient en ralit les leurs que les tyrans staient appropris. La nouvelle dela mort de Nron, ce monstre, cette sale peste du monde causa au peuple un vraidplaisir vu quil se souvenait de ses jeux et de ses estins.

    Jules Csardont lhumanit mme, que lon prche tant, ut plus dommageable quela cruaut du plus sauvage tyran qui ut oncques est un tyran qui donna cong auxlois et la libert. Il tmoigna, envers le peuple romain, dune venimeuse douceur et sucra la servitude .24 A sa mort, plutt que de lui reprocher davoir aboli la libert,on lui rigea une colonne comme au Pre du peuple . Tous les empereurs qui sui-virent nomirent jamais de prendre le titre de tribun du peuple .

    Les tyrans utilisent la religion comme garde-corps

    Soignant la mise en scne, les rois dAssyrie et de Mde napparaissaient au peuplequen de rares circonstances de manire aire croire quils taient autre choseque des hommes. De cette aon, ils taient rvrs et craints par leurs sujets .Les premiers rois dEgypte portaient sur leur tte, chaque apparition, tantt un chat,tantt une branche, tantt du eu, ce qui ne manquait pas de susciter respect et admi-ration parmi leurs sujets. Pourtant, toute personne pas trop sotte et pas trop asservienaurait pu sempcher de sesclaer ace un spectacle aussi grotesque.

    Les peuples taient enclins croire galement que les tyrans possdaient des pouvoirsgurisseurs. On arme que le doigt de Pyrrhe, roi des Epirotes aisait des miracleset gurissait les malades de la rate. On assure que Vespasien, de retour dAsie, t enchemin de nombreux miracles, redressant les boiteux, redonnant la vue aux aveugles,etc. Ce qui motiva certains tyrans dans la tentative de se diviniser, cest la peurde la population quils savaient aire sourir. Pour donner plus de protection leur mchante vie , ils voulaient ort se mettre la religion devant pour garde-corps .25 Les rois de France, pour leur part, eurent recours quantit daccessoires etsymboles (les crapauds, les feurs de lis, lampoule et lorifamme) pour sacraliser leurrgne. Lampoule du Saint-Chrme26 est un instrument pour maintenir la dvotion,

    lobissance et la servitude du peuple ranais envers ses rois.

    La tyrannie est une maladie qui gangrne lensemble du corps social

    Quels sont le ressort et le secret de la domination ? Quel est le ondement de latyrannie ?

    Ce ne sont pas les archers et les hallebardiers qui protgent le tyran. Ces derniers

    24 e. La bt, Discours de la servitude volontaire, lamman, 1983 (1549), p.157

    25 e. La bt, Discours de la servitude volontaire, lamman, 1983 (1549), p.159

    26 L sant-Chm t un hul anctf, mlang hul lv t paum, avc laqull n pc ctan acmnt. il

    tat utl pu la cmn lnctn anc. on l mlangat al avc un pacll u cntnu la sant-

    Ampul qu, ln un lgn, avat t amn pa un clm l u aptm Clv.

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    permettent juste dempcher les personnes mal habilles de pntrer dans le palais mais neseraient pas en mesure de reiner lentreprise dun groupe de personnes bien ar-mes. Quand on regarde lhistoire des empereurs romains, on constate que, nalement,rares sont ceux qui ont pu chapper un attentat ou un assassinat. Leurs gardes leur

    urent de peu de secours. Dailleurs, plusieurs prirent des mains mmes de leurs archers.

    Ce ne sont donc pas cavaliers, antassins ou autres soldats qui assurent rellement lascurit du tyran. Comment est-elle, ds lors, garantie ? Par ces quelques personnesqui ont loreille du tyran :

    () ce sont toujours quatre ou cinq qui maintiennent le tyran, quatre

    ou cinq qui tiennent tout le pays en servage .

    Ce ne sont jamais plus que cinq ou six personnes qui se sont rapproches du tyran ouont t appeles par lui et qui sont devenues les complices de ses cruauts, de ses volup-ts et de ses pillages. De ces cinq ou six personnes dpendent six cent autres. Cessix cents personnes tiennent, leur tour, sous eux six mille personnes. Ces sixmille personnes gouvernent des provinces ou grent des deniers. Quand on continue,on voit que ces six mille personnes ont galement des obligs. En bout de course,on verra que des centaines de milliers, des millions de personnes se tiennentau tyran par cette corde. Ce sont l les vrais soutiens de la tyrannie. La tyrannie estcomme une maladie qui gangrne lensemble du corps social, un peu comme une par-tie vreuse du corps qui contamine tout le reste. Tout tyran sappuie sur des tyran-neaux en dessous de lui, toute une srie de personnes qui veulent leur part du butin. Onpeut comparer cela ces socits de piraterie qui, par le rseau des liens dobligationsque nouent entre eux les pirates qui les composent, parviennent gagner leur causede belles villes et de grandes cits qui peuvent les abriter.

    A tous les tages, les gens sourent du tyran. Ce dernier utilise les gens comme unbcheron utilise les morceaux du bois quil vient de endre comme des coins pour endredautres bches. Ces personnes sont nanmoins contentes dendurer le mal quele tyran leur ait parce quelles peuvent en aire encore davantage aux personnes

    situes en dessous delles. Ces personnes sont souvent tonnantes de mchancet.Nanmoins, La Botie en vient prouver de la piti pour eux et pour la sottise qui les apousss dans les bras du tyran. En eet, plus ces personnes se rapprochent du tyran, pluselles perdent leur libert.Tous ces villageois, ces paysans que ces personnes oulentdu pied, quils rduisent quasiment en esclavage, sont en ralit bien plus libresque leurs oppresseurs. Pourquoi ? Parce quune ois quils ont ait ce quon attenddeux, ils sont quittes. Par contre, explique La Botie, les courtisans et les bourreauxdu tyran doivent constamment lui complaire, travailler pour lui sans relche, prvoir savolont, deviner ses penses, se livrer aux mmes abus, prendre garde ses paroles, ses

    yeux, ses humeurs, etc. Est-ce l vivre heureusement ? Est-ce l vivre tout court ? Ils sonten ralit beaucoup moins libres que le laboureur et lartisan.

    Ils servent le tyran parce quils dsirent obtenir de lui des biens. Ils nont pasconscience ou ont oubli que ces biens, ce sont en ralit les leurs depuis

  • 7/31/2019 La Botie corentin de salle

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    toujours. Si le tyran les leur donne, cest parce quils lui ont donn le pouvoir deles accaparer tous. Ce sont dailleurs les biens et les biens uniquement qui obsdentle tyran. Il naime que les richesses et ne dtruit que les riches. Ses avoris se sontsouvent rapprochs de lui pour accrotre leurs propres richesses. Ils rcoltent,

    dans un premier temps, les ruits des pillages mens pour lui mais, en ralit, lhistoiremontre que le tyran nit par les anantir eux aussi.

    Il y a parois quelques gens de bien dans la cour du tyran, des personnes dont la vertuet lintgrit suscitent le respect. Ces personnes ne sont pas pargnes non plus. S-nque en aisait partie. Tout comme Tarse et Burrhus. Tous trois urent conseillersde Nron. Les deux premiers se suicidrent. Le dernier ut emprisonn. Mme lesproches qui sont aims du tyran, ceux qui le connaissent depuis leur enancenissent par tre anantis par ce dernier. Est-ce en raison de leur vertu que cespersonnes nissent si misrablement ? Non. Ceux qui se conduisent de manire cri-minelle connaissent un sort identique. Ceci explique dailleurs pourquoi la plupart destyrans nissent assassins par leurs avoris. Spectateurs ou complices de ses crimes, cesderniers ralisent rapidement quels dangers ils sexposent.

    Le tyran nest aim par personne et naime personne. Il ny a l rien dtonnant.Lamiti est une chose sainte et sacre qui ne stablit quentre gens de bien qui seprennent en mutuelle estime. Elle na pas lieu dtre l o rgnent la cruaut, la dloyautet linjustice.

    nt l mchant, quan l amlnt, ct un cmplt, nn pa un

    cmpagn ; l n ntannt pa, ma l ntcagnnt ; l n nt pa

    am, ma l nt cmplc .27

    A la rigueur, on peut dire que les voleurs et autres bandits sont des compagnons, quilspartagent entre eux le butin et que la peur quils sinspirent mutuellement limite lacapacit quils ont mutuellement de se nuire. Pour le tyran, par contre, toute ami-ti est impossible. Pourquoi ? Parce que lamiti ncessite lgalit. Nayant pointdgaux, point de compagnons, il est au-del des bornes de lamiti. Etant le matre

    de tous, il nest lami de personne.

    Attirs par lclat de ses trsors, les courtisans sapprochent du tyran sans com-prendre quils entrent dans la famme qui les consumera. Supposons nanmoinsquils en chappent, ils seront toujours la merci de son successeur. Par ailleurs, cespersonnes sont honnies par tous. Le peuple accuse gnralement plus volontiersles proches du tyran que le tyran lui-mme. Le peuple les tient plus en horreur quedes btes sauvages. Il leur reproche toutes les pestes et toutes les amines. Voil toutlhonneur que ces personnes reoivent de leur service.

    La Botie conclut en armant que Dieu, libral et dbonnaire, dteste la tyrannie etrserve assurment aux tyrans et leurs complices quelque chtiment particulier.

    27 e. La bt, Discours de la servitude volontaire, lamman, 1983 (1549), pp.168-169