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Corentin de Salle La Tradition de la Liberté Tome II - Les Lumières libérales Synthèse détaillée de textes majeurs de la tradition libérale Préfacé par Alexander Graf Lambsdorff et Charles Michel Publié par le Forum Libéral Européen asbl avec le soutien du Centre Jean Gol. Financé par le Parlement Européen.

Corentin de Salle - La Tradition de La Liberte

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Corentin de Salle

La Tradition de la LibertTome II - Les Lumires libralesSynthse dtaille de textes majeurs de la tradition libralePrfac par Alexander Graf Lambsdorff et Charles Michel

Publi par le Forum Libral Europen asbl avec le soutien du Centre Jean Gol. Financ par le Parlement Europen.

A mes quatre adorables jeunes enfants sans qui ce livre et t achev beaucoup plus rapidement

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Prface

Voici le second tome de cette volumineuse trilogie en lhonneur de la tradition intellectuelle du libralisme. Il est entirement consacr plusieurs grands ouvrages classiques dauteurs appartenant aux Lumires librales. Le libralisme nest pas une thorie qui serait ne subitement dans le cerveau dun auteur isol. Cest avant tout une pratique, un ensemble de principes et une conception de lhomme et du monde qui ont t thorises, conceptualises, systmatises au fur et mesure de leur apparition et de leur application dans la vie quotidienne. Mme si les Etats-Unis furent, avec la Grande-Bretagne, lun des premiers pays exprimenter le libralisme, la gense de cette doctrine est fondamentalement europenne. La richesse de cette tradition sexplique en effet par la diversit de ses sources. Le choix des auteurs de ce second tome tmoigne suffisance de la largeur du spectre. Les Lumires librales franaises sont reprsentes par Etienne de La Botie et Benjamin Constant. Deux auteurs anglo-saxons, en loccurrence un Irlandais (Edmund Burke) et un Ecossais (Adam Smith) reprsentent le mouvement quon qualifie gnralement du nom de Lumires cossaises. Un Allemand, Wilhelm von Humboldt, pre du systme universitaire allemand, reprsente le clbre mouvement de lAufklrung. Avec Adam Smith naissent simultanment lthique librale et lconomie politique moderne. Pratiquement tous les concepts conomiques actuels apparaissent cette poque. Etienne de La Botie est lun des premiers inaugurer la thorie du contrat social. Benjamin Constant dfinit la libert des Modernes relativement celle des Anciens. Par son opposition radicale au bonapartisme et par sa conviction que le commerce va remplacer la guerre, cest lun des premiers artisans de lUnion Europenne. Ce courant libral soppose la composante radicale des Lumires qui inspira, elle aussi, la Rvolution franaise. Cest galement contre ce courant philosophique tendance totalitaire, que ragit Edmund Burke et que

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nat le libralisme conservateur. Eminent reprsentant des Lumires cossaises, Burke insiste sur la ncessit de rformer intelligemment la socit en procdant par tapes. Wilhelm von Humboldt aborde le libralisme sous un autre angle, celui du perfectionnement de lhomme: le libralisme est le vecteur du libre dveloppement des facults de lhomme (Bildung) et lEtat doit promouvoir ce dveloppement en sabstenant dtouffer ou daffaiblir la force, loriginalit et la crativit des citoyens. La mthode adopte par Corentin de Salle consiste restituer fidlement lintgralit de largumentation de chacun des auteurs. Cest un exercice exigeant qui ncessite de frquentes clarifications et ladoption dune langue contemporaine pour permettre au lecteur daujourdhui de goter toute lactualit de ces grands textes. La majeure partie de louvrage est consacre la synthse de la Richesse des Nations dAdam Smith. Cette synthse ne fait pas moins de 300 pages. La raison en est que cette uvre monumentale dune densit exceptionnelle totalise plus de 1200 pages et contient cinq livres qui, sils avaient t dits sparment, auraient probablement exercs la mme influence que louvrage publi dans son entier. La Richesses des Nations fut un succs de libraire lors de sa parution mais il faut bien reconnatre que presque plus personne ne lit dsormais cet ouvrage. Il est rare, dans les travaux acadmiques ou autres publications, de lire des phrases commenant par Comme laffirme Adam Smith ou Contrairement ce quaffirme Adam Smith. Cest dommage, parce que cet auteur aborde une quantit stupfiante de sujets et formule beaucoup de vrits intemporelles. Il existe quantit de publications sur Adam Smith et les autres auteurs abords ici. Mais la prsentation de leurs uvres est toujours partielle et oriente. La plupart des commentateurs ne reprennent, dans luvre dun auteur, que ce qui les intresse. Le but de cette trilogie est prcisment de combler cette lacune et dattirer lattention de tous sur la richesse de cette tradition injustement mconnue. Corentin de Salle part dun postulat libral: toute personne est capable de rflchir par soi-mme. En restituant lintgralit des arguments contenus dans un ouvrage, en respectant lordre des chapitres et en laissant au lecteur le soin de juger sur pice, ce livre est un prcieux outil pour les professeurs, les chercheurs, les tudiants et toute personne dsireuse de rflchir sur le libralisme.

Alexander Graf LAMbsdorffMembre du Parlement Europen Prsident du Forum Libral Europen

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Introduction

Quelles que soient nos convictions politiques et quelles que soient les formations dont nous nous rclamons, nous sommes tous les hritiers de la tradition librale. Nous sommes ses hritiers parce que cest elle que nous devons linvention de lEtat de Droit. Nous sommes ses hritiers parce que cest elle que nous devons la conscration de nos liberts fondamentales. Nous sommes ses hritiers parce que cest elle que nous devons notre organisation conomique et notre prosprit. A maints gards, le monde dans lequel nous vivons est n la charnire du XVIIIme et du XIXme sicles. Cest cette naissance quest consacr le prsent ouvrage. Second tome dune ambitieuse trilogie intitule La Tradition de la Libert, le livre qui parat aujourdhui se concentre sur les origines du libralisme. Le premier tome dressait un vaste panorama des grands jalons thoriques de la doctrine librale tout au long de son histoire. Le troisime tome sera consacr au tumultueux XXme sicle et aux premires annes de ce XXIme sicle dj riche en soubresauts. Il est illusoire desprer comprendre le monde daujourdhui sans sinterroger sur sa gense: travers les textes trs denses de ce second tome, nous assistons lmergence des grands principes fondateurs du libralisme. Leur conscration progressive provoque une dynamique qui libre lhumanit du monde fodal qui dura plus de 1000 ans. Le sicle des Lumires est aussi celui dune rvolution conomique sans prcdent dans lhistoire. Cest la mise en application dun nouveau modle, invent en GrandeBretagne : le libralisme conomique. Ce dernier se gnralise dans les colonies amricaines et, durant le XIXme sicle, sur tout le continent europen. Sensuit, en lespace de quelques gnrations, une croissance dmographique vertigineuse. Le

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libralisme conomique, qui libre lhomme de lconomie de subsistance, nest pas une mcanique impersonnelle et sans me. Il est thoris, systmatis et popularis par un homme de gnie: Adam Smith. Vritable fondateur de lconomie moderne, il est, dabord, un professeur de morale. Contrairement ce quon affirme parfois, les libraux nont pas calqu leur morale sur les impratifs de lconomie de march. Tout au contraire, cest la morale librale qui a donn naissance lconomie de march. La Richesse des Nations est un trait qui repose entirement sur une conviction morale fondamentale: le dsir denrichissement individuel est socialement bnfique. On constate, en lisant Adam Smith, que le libralisme conomique nest pas moralement neutre. Il senracine dans des convictions morales trs fortes : il est injuste que les patrons puissent sassocier et pas les travailleurs, il est injuste de pratiquer le commerce colonial, il est injuste que marchands et manufacturiers fassent passer des lois qui ne profitent qu eux, etc. Cette doctrine se positionne ouvertement contre une autre doctrine conomique, alors dominante: le mercantilisme. Elle finira par en triompher. Ds lors, les autres nations ne seront plus perues comme des ennemies mais comme des partenaires conomiques: le commerce profite non un seul des partenaires mais chacun dentre eux. Comme le disent Benjamin Constant et Wilhelm von Humboldt, le commerce international, en sintensifiant, finit par remplacer la guerre. LUnion Europenne est la conscration de cette ide librale. LOMC en est la conscration mondiale. Le sens de lpargne est une autre valeur fondamentale du libralisme conomique. Pas de capitalisme sans capital. Ce dernier sacquiert par esprit dconomie. Selon Adam Smith, une nation dont les commerants et banquiers deviennent arrogants - comme ce fut le cas de lEspagne et du Portugal lpoque de leur empire colonial - finit par seffondrer conomiquement parce quelle perd le sens des ralits conomiques. Adam Smith est Ecossais: augmenter son capital est, selon lui, un impratif moral. Il faut bien le comprendre sur ce point: la finalit nest pas - principalement - de devenir plus riche mais bien de crer plus de richesses dans le monde. Seule une part infime des richesses gnres est destine la consommation personnelle du capitaliste. Certes, il existe des prodigues, mais il sagit dune minorit. La majeure partie du capital doit tre rinvesti pour accrotre les entreprises et en crer de nouvelles. De cette faon, on met en place des activits qui emploient un nombre toujours plus considrable de personnes et qui finissent par se soutenir elles-mmes et gnrer de nouveaux capitaux. Augmenter le capital signifie, pour Adam Smith, faire vivre et enrichir le maximum de personnes sur terre. Des personnes qui travaillent, ce sont des personnes qui ont un pouvoir dachat. Ce sont des personnes plus libres. Ainsi, pour le libralisme conomique, la richesse nest pas une fin en soi. La fin en soi, cest la libert. Plus la libert saccrot sur terre, plus elle ncessite une socit dveloppe.

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Autre malentendu courant corriger: le libralisme conomique ne vise pas le profit pour le profit. Selon Adam Smith, un taux lev de profit nest pas considr comme un objectif en soi. Cest un signal que les capitaux manquent quelque part et dans une certaine branche. Cest un signal que des biens sachtent meilleur march et se vendent plus cher quils ne valent. Cest un signal quune situation appelle un rquilibrage. Cest parfois aussi le signal, dit Adam Smith, que des personnes sont opprimes quelque part dans le monde. Cest le signal quelles travaillent pour un prix infrieur la valeur de leur travail. Lattraction des capitaux vers cette partie du monde va alors accrotre la concurrence entre entrepreneurs prsents sur place et va rapidement faire hausser le salaire des ouvriers parce que ces derniers auront dsormais la possibilit de choisir les entrepreneurs qui leur proposent le meilleur salaire. Le taux de profit regagnera alors un niveau normal et le cot des marchandises augmentera corrlativement la hausse des salaires. Les marchandises importes au pays dorigine seront donc plus chres et la diffrence de prix entre celles-ci et celles produites dans le pays dorigine sestompera graduellement. Lire les penseurs de cette poque, comme y invite cet ouvrage, cest galement comprendre que les crises conomiques et financires ne datent pas dhier. Adam Smith analyse la faillite du systme bancaire franais suite ladoption, par le duc dOrlans, rgent de France, du systme conomique dun autre Ecossais, John Law. Sur base de principes conomiques libraux, Edmund Burke prvoit, ds 1790, la faillite du systme financier de France suite ladoption des assignats de la Rvolution. Adam Smith nous apprend aussi que laide financire permanente que lEtat apporte au commerce colonial en subsidiant et en renflouant les fameuses Compagnies exclusives , est ruineuse et contreproductive car elles finissent toutes par faire faillite. Ces entreprises que lEtat ne veut pas abandonner de peur de ruiner les industries en amont et en aval font trangement penser aux entreprises too big to fail et la problmatique du risque systmique. Mais le libralisme ne se rduit pas, loin de l, sa dimension conomique. Cest aussi un systme qui rclame la dmocratie et le parlementarisme. Selon Etienne de La Botie, le pouvoir du tyran repose sur ladhsion volontaire de la population quil asservit. Une fois que le peuple lui retire sa confiance, le pouvoir du tyran scroule comme un chteau de cartes. Il est alors contraint demployer des mercenaires pour contenir son peuple en rvolte. L encore, dans le contexte actuel de ce que lon nomme dj le printemps arabe, ces textes vieux de plusieurs sicles rvlent lintemporalit des vrits quils vhiculent. Le libralisme, cest aussi et surtout un humanisme, une doctrine visant le libre dveloppement et lpanouissement de lhomme dans toutes ses facults. Wilhelm von Humboldt, grand architecte du systme universitaire allemand,

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estime quune socit sera dautant plus forte, plus riche et plus productive, quelle laissera se dvelopper des personnalits originales. Le libralisme est ladversaire de luniformisation car cette dernire affaiblit. Cest une raison supplmentaire pour contenir lEtat dans de justes limites. Sil intervient trop, les citoyens en deviennent dpendants. Ils attendent de lui quil leur procure systmatiquement emplois et logements. Face lapathie et luniformisation, le libralisme plaide au contraire pour la plus grande diversit dans les opinions et convictions de ses citoyens. Au nom de cette salutaire diversit, un authentique parti libral sera toujours, paradoxalement, le plus grand dfenseur de lexistence dautres partis opposs ses ides. Une socit sera dautant plus dveloppe quelle peut compter sur des personnes diffrentes et complmentaires. Cest lune des raisons, parmi beaucoup dautres, qui expliquent pourquoi il faut assurer chacun la plus grande libert. Les membres dune socit doivent tre libres de sassocier et de crer entre eux le maximum de liens. Les contacts entre les hommes leur permettent davancer dans leur dveloppement personnel par des changes mutuels et fcondants. Mais ces associations doivent prserver lautonomie de chacun. Rien nest plus dangereux que de laisser des hommes se faire touffer par la logique du groupe. En ce sens, le libralisme rejette toute forme de communautarisme. Le libralisme, enfin, est rformateur. Cest une autre leon tirer de la lecture de ces textes. Il nat en rupture avec lAncien Rgime. Adam Smith consacre quelques trs belles pages la Rforme protestante et une dnonciation des pratiques liberticides de lEglise catholique romaine. Il condamne aussi les corporations et toutes les institutions fodales. Avec lui nat vritablement la notion de progrs au sein de la socit, notion jusqualors rserve au perfectionnement de lme du croyant. Lide mme de la rforme comme processus continu et infini merge cet instant. Elle tait inconcevable dans la socit stratifie du Moyen Age. Nanmoins, le libralisme nest pas rvolutionnaire. Le texte dEdmund Burke est trs reprsentatif cet gard. Il est horrifi par la dimension totalitaire de la Rvolution franaise. Les Anglais ont vcu leur rvolution dmocratique un sicle plus tt et Burke vnre les principes libraux de la Glorieuse Rvolution. Mais il spouvante de lattitude de lAssemble nationale franaise qui jette tout par-dessus bord: la monarchie videmment, mais aussi le systme judiciaire, lEglise, lorganisation conomique, etc. Pareille attitude ne pouvait mener qu la Terreur et, par la suite, la violence et la guerre. Il prophtise dailleurs la prise de pouvoir napolonienne. En un certain sens, face pareil excs, le libralisme est conservateur. Il conserve et prserve des principes fondamentaux mme si la formulation et lapplication de ces derniers varient en fonction du contexte.

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Une rforme, dit Burke, ne doit jamais soprer dans la violence. Il faut, dit-il, se pencher sur les institutions dfaillantes avec le mme respect quon tmoigne lorsquon se penche sur les blessures dun pre. De son ct, Humboldt pense que ltat antrieur dtermine toujours ce qui va suivre et quune rforme implique toujours un changement pralable des mentalits. Le libralisme est, en effet, anim par un respect profond pour la dignit et la libert intrieure des personnes. Les ides oprent lentement et sans bruit. On ne peut ni les imposer par la force ni les importer brusquement dans la ralit. La redcouverte de ces textes exigeants mais imprgns dune profonde sagesse que Corentin de Salle, dont je salue le travail de grande qualit, a patiemment clarifis et synthtiss ici peut contribuer durablement nous faire progresser vers davantage de libert.

Charles MiCheLPrsident du Mouvement Rformateur

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Avant-Propos

Les Lumires librales

Les Provinces Unies, terreau du libralismeCe navire arbore les couleurs de lun des plus riches Etats europens du XVIIme sicle finissant, les Provinces Unies. Situe sur une terre perptuellement menace dimmersion, ne disposant pas de ressources propres, cette rgion se rvolte, la fin du XVIme sicle, contre lEspagne de Philippe II et accde lindpendance. Cette union de provinces indpendantes constitue le tout premier Etat dmocratique de lEurope moderne. Guillaume dOrange-Nassau, dit le Taciturne , marquis dAnvers, seigneur de Breda et dautres lieux, stadhouder de Hollande, de Zlande et dUtrecht, a t lev dans la religion protestante mais a t rduqu ds lge de 11 ans la cour catholique de Charles Quint. Revenu au protestantisme et face au fanatisme meurtrier du duc dAlbe, il prendra la tte des insurgs durant la rvolte hollandaise dont les vnements essentiels schelonnent de 1565 1588. Sept provinces scellent leur destin par lUnion dUtrecht en 1579. Le 26 juillet 1581, elles proclament leur indpendance. La premire Rpublique des Provinces-Unies est ne. Ce nouvel Etat, fond sur lanti-absolutisme, la souverainet du peuple (du moins de ses lites), un gouvernement dassemble, constitue le premier exemple au monde de cration dune rpublique moderne dpassant le cadre territorial dune ville. Il allait impressionner durablement lEurope. Cest donc au Nord de lEurope et plus particulirement au sein des Provinces Unies que sont consacres les premires grandes liberts qui formeront le terreau du libralisme. Trs tt, des chartes sont acquises ou arraches aux princes impriaux, aux ducs et aux comtes. On peut citer la Joyeuse Entre de Brabant dont la premire version date de 1356 et le Grand Privilge de 1477. Ces deux documents consacrent la dsobissance civile en cas de violation des privilges par le prince. Ils prvoient la participation des habitants au processus de dcision et, pour le second texte, le renforcement des Etats gnraux. Ds 1560, des publications parues aux PaysBas reprochent au gouvernement espagnol de Bruxelles de porter atteinte la libert quil devrait dfendre. Cette libert est indissociable de la prosprit des Pays-Bas. Un texte en franais, datant de 1568, intitul la Complainte de la dsole terre du Pays-Bas affirme que marchandise, manufacture et ngociations sont les surs de libert qui est elle-mme fille des Pays-Bas.

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Par son industrie, cette rpublique marchande dune puissance conomique, coloniale et militaire exceptionnelle est devenue le grand voiturier de lEurope: sa matrise des mers lui permet dacheminer les marchandises des uns chez les autres et vice versa. Elle dgage de ses activits commerciales des capitaux surabondants pour lesquels elle cherche constamment des dbouchs extrieurs. Ces derniers trouvent semployer massivement dans les fonds publics de la France et de lAngleterre. La puissance commerciale hollandaise est telle que lAngleterre de Cromwell, pour se soustraire sa concurrence et prmunir ses ctes dventuelles attaques de navires croisant proximit, adopte, en 1651, lActe de Navigation, premire grande lgislation protectionniste, qui interdit tout bateau tranger daccoster dans ses ports et donc de commercer directement avec elle. Cet Acte dclenche instantanment une srie de conflits: les quatre guerres anglo-nerlandaises dont lenjeu est le contrle des changes commerciaux internationaux, lequel finira par choir lAngleterre. Dans lentre-temps, Guillaume III, petit-fils de Guillaume le Taciturne, petit-fils de Charles Ier par sa mre et mari de la fille de Jacques II dAngleterre, deviendra roi dAngleterre en 1688 lissue de la Glorieuse Rvolution. Cette rvolution marque lavnement en Angleterre des ides librales chres John Locke, pre du libralisme politique.1 Cette conception belliqueuse du commerce est la consquence dune doctrine conomique alors dominante: le mercantilisme, vritable matrice des politiques protectionnistes. Cette cole favorise les exportations de produits finis et dcourage voire prohibe les importations ou les exportations de matires premires. Cest galement sous linfluence des ides mercantilistes de Colbert, premier ministre de Louis XIV, que la France engage avec les Hollandais une guerre de tarifs douaniers qui, rapidement, dgnre en une vritable confrontation militaire: la guerre de Quarante ans (1672-1713). Louis XIV, monarque catholique dun pays agraire, se sentait personnellement humili par le fait quune rpublique commerante calviniste accumule tant de richesses, de colonies et de pouvoirs. A cette poque, la marine hollandaise surclasse la marine franaise et le budget hollandais quivaut celui de la France, alors que la population hollandaise se chiffre peine 2 millions de personnes contre plus dune vingtaine de millions de Franais.2

Le commerce est pacificateur condition dassurer une relle libert des changesCest principalement contre la doctrine mercantiliste que fut publie, en 1776, la Richesse des Nations dAdam Smith. A une thorie qui fait rsider la richesse dun Etat dans laccumulation des mtaux prcieux (or et argent), elle substitue celle du libre-change pacifique et de lenrichissement mutuel des partenaires commerciaux. Smith est le premier dmontrer scientifiquement que les grandes puissances europennes peuvent se dvelopper conomiquement de manire harmonieuse1 2 dans le premier tome du prsent ouvrage, nous expliquons comment les intellectuels libraux ont cr letat de droit moderne. on y trouvera une synthse du Second Trait du Gouvernement civil de John Locke. Pour une analyse dtaille de ce conflit entre le colosse franais et les Provinces Unies, il est recommand de consulter le passionnant ouvrage dherv hasquin: Louis XIV face lEurope du Nord, editions racine, 2005

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et que, loin de handicaper ce dveloppement, la proximit dEtats voisins prospres renforce et acclre ce dernier. Il se dsole de ce conflit ancestral entre la France et lAngleterre et des obstacles et prohibitions en tout genre qui entravent le commerce entre ces deux pays. En raison de la rapidit des retours , les capitaux anglais investis dans les colonies seraient une vingtaine de fois plus rentables si on les utilisait pour commercer avec la France. Pour des raisons tant de principe que de rationalit conomique, il exhorte les Anglais renoncer leur empireou du moins permettre aux colonies de choisir leurs partenaires conomiques comme elles lentendent. Outre le fait que lAngleterre naurait plus supporter les frais ruineux de la dfense des colonies et que ces colonies pourraient, elles aussi, rcolter les bnfices de ces changes, elle senrichirait bien davantage si lon abolissait le commerce exclusif et si on tablissait la pleine libert de commerce. Par ailleurs, il dmontre conomiquement que lesclavage est la manire la plus coteuse de produire des biens et des marchandises. Il explique aussi pourquoi les Croisades constituent un dsastre conomique pour lEurope. Il dmontre enfin pourquoi le fodalisme et la loi de primogniture sur laquelle il repose ont maintenu improductives la majeure partie des terres de lEurope durant 1000 ans. Quoiquil en soit, le succs instantan de cet ouvrage et linfluence profonde quil exera sur le gouvernement anglais est le vritable acte de naissance du libralisme conomique.

Voltaire sur la libert anglaiseGrand anglophile sil en est, Voltaire fut lun des premiers intellectuels franais comprendre lampleur de la rvolution conomique qui se jouait dans cette partie du monde. Dans ses Lettres philosophiques (Dixime Lettre sur le Commerce), il crit: Le commerce, qui a enrichi les citoyens en Angleterre, a contribu les rendre libres, et cette libert a tendu le commerce son tour; de l sest forme la grandeur de ltat. Cest le commerce qui a tabli peu peu les forces navales par qui les Anglais sont les matres des mers. Ils ont prsent prs de deux cents vaisseaux de guerre. La postrit apprendra peut-tre avec surprise quune petite le, qui na de soi-mme quun peu de plomb, de ltain, de la terre foulon et de la laine grossire, est devenue par son commerce assez puissante pour envoyer, en 1723, trois flottes la fois en trois extrmits du monde, lune devant Gibraltar, conquise et conserve par ses armes, lautre Porto-Bello, pour ter au roi dEspagne la jouissance des trsors des Indes, et la troisime dans la mer Baltique, pour empcher les Puissances du Nord de se battre. () Tout cela donne un juste orgueil un marchand anglais et fait quil ose se comparer, non sans quelque raison, un citoyen romain. Aussi le cadet dun pair du royaume ne ddaigne point le ngoce. Milord Townshend, ministre dtat, a un frre qui se contente dtre marchand dans la Cit. Dans le temps que Oxford gouvernait lAngleterre, son cadet tait facteur Alep, do il ne voulut pas revenir, et o il est mort.

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Cette coutume, qui pourtant commence trop se passer, parat monstrueuse des Allemands entts de leurs quartiers; ils ne sauraient concevoir que le fils dun pair dAngleterre ne soit quun riche et puissant bourgeois, au lieu quen Allemagne tout est prince; on a vu jusqu trente altesses du mme nom nayant pour tout bien que des armoiries et de lorgueil. En France est marquis qui veut; et quiconque arrive Paris du fond dune province avec de largent dpenser et un nom en ac ou en ille, peut dire un homme comme moi, un homme de ma qualit, et mpriser souverainement un ngociant; le ngociant entend lui-mme parler si souvent avec mpris de sa profession quil est assez sot pour en rougir. Je ne sais pourtant lequel est plus utile un tat, ou un seigneur bien poudr qui sait prcisment quelle heure le Roi se lve, quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rle desclave dans lantichambre dun ministre, ou un ngociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres Surate et au Caire, et contribue au bonheur du monde.

De manire gnrale, le commerce maritime international attire, ds le XVIIme sicle, une part croissante du capital des diverses puissances europennes. Pour un grand nombre de pays, lintensit des changes est telle que leur conomie se structure dj en fonction du volume des importations et des exportations. La Hollande, par exemple, importe la quasi-totalit de son bl de lextrieur. Il faudra patienter longtemps pour voir triompher lide du libre march au niveau mondial et donner ainsi le signal de dpart la mondialisation mais, ds cette poque, avant mme la rvolution industrielle, on voit dj circuler de continent continent les capitaux, les marchandises, les hommes mais aussi les ides.

Lumires librales et Lumires liberticidesCest dans ce contexte que sinscrit le vaste courant intellectuel des Lumires. Ces dernires apportent le progrs, la dmocratie, les Droits de lHomme mais galement la tentation du totalitarisme. Ce sont les ides dintellectuels tels que Jean-Jacques Rousseau ou tels que labb Mably3 qui annoncent plusieurs des grandes catastrophes politiques venir. Le socialisme nat avec Gracchus Babeuf4 et avec les Jacobins, mais ces derniers furent fortement influencs par Rousseau. Par sa thorie du contrat social et sa dfense de lEtat rpublicain, Rousseau est indniablement lune des plus grandes figures des Lumires mais cest nanmoins lun des premiers, avant Auguste Blanqui,5 avant Robert Owen,6 avant Charles Fourier,7 avant Pierre Joseph Proudhon,8 condamner linstitution de la proprit, combattre le progrs scientifique et technologique, 3 4 5 6 7 8 Gabriel bonnot de Mably (1709-1785), philosophe franais qui fait rsider dans la proprit lorigine de tous les vices et malheurs de la socit. il prconise un modle de socit totalitaire. Gracchus Babeuf (1760-1797), journaliste, homme de lettres et rvolutionnaire franais qui mourut guillotin. son uvre annonce le communisme. Louis Auguste Blanqui (1805-1881), journaliste franais et thoricien communiste. robert Owen (1771-1858), industriel anglais et thoricien socialiste qui cra un village socialiste dans lindiana: New harmony. Lexprience se solda par un chec. Charles Fourier (1772-1837), commerant franais et thoricien du socialisme. il voulait crer de petites communauts socialistes idales, les phalanstres. Toutes les tentatives se soldrent par des checs. Pierre Joseph Proudhon (1809-1865), autodidacte et ouvrier typographe franais, auteur dune uvre gigantesque, est un thoricien du mutuellisme et de lanarcho-syndicalisme.

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prner lgalitarisme et appeler la suppression de la libert de conscience, de la libert dexpression et de la libert religieuse. Rousseau est galement ladversaire rsolu du pluralisme des partis politiques quil appelle les brigues ou factions et dont laction, selon lui, contrecarre la formation de la volont gnrale. Arrire-grand-pre du totalitarisme, grand-pre du socialisme, Rousseau est le pre du jacobinisme radical et de la T erreur dans laquelle versa la Rvolution franaise. Il reste nanmoins un esprit de tout premier ordre et un crivain de talent comme sen rend compte immdiatement tout lecteur des Confessions ou des Rveries dun promeneur solitaire. De Rousseau Sartre, il existe, en France, toute une veine dauteurs brillants, sensibles et humanistes, mais paradoxalement hants par des rves de rvolution et de socit totalitaire. Les prsentations superficielles et laudatives du Sicle des Lumires prsentent gnralement les ides de leurs divers reprsentants comme formant un ensemble relativement homogne. Ils omettent souvent de considrer de manire spcifique un courant intellectuel qui, certes, sinscrit dans ce mouvement plus vaste, mais sen distingue par ailleurs. Ce dernier, cest celui des Lumires librales . Cest principalement en Angleterre que ce mouvement est n. Les auteurs du Scottish Enlightenment sont David Hume, Adam Ferguson, Adam Smith et Edmund Burke. Les pres fondateurs et les thoriciens de la Rvolution amricaine (John Adam, Samuel Adams, Benjamin Franklin, Alexander Hamilton, Thomas Jefferson, James Madison, George Washington, etc.) en sont les hritiers directs. Ce sont ces Lumires librales que symbolise la torche de la statue de la Libert qui fait face lle de Manhattan. Mais la France a, elle aussi, enfant un grand nombre de Lumires librales : les physiocrates, Turgot, Sieys et dautres auteurs qui contriburent la fameuse Dclaration des Droits de lHomme et du citoyen vote par lAssemble nationale le 26 aot 1789. Par la suite, Jean-Baptiste Say,9 Charles Dunoyer,10 Benjamin Constant et Frdric Bastiat11 figurent parmi les plus grands noms du Panthon libral. En Allemagne, dans la composante librale de lAufklrung, on peut ranger Samuel Pufendorf,12 Wilhelm von Humboldt et, dans une certaine mesure, Emmanuel Kant.13

Deux flaux de la ModernitCes intellectuels mettent en garde leurs contemporains contre deux flaux qui leur semblent inhrents la Modernit : le constructivisme et le nationalisme. Ces deux maux procdent respectivement de deux attitudes dangereuses qui sont dveloppes la faveur de cette rvolution intellectuelle que sont les Lumires: un orgueil dmesur qui fait croire la toute-puissance de la raison et le sentiment quun peuple clair a le droit et mme le devoir de conqurir et de soumettre les autres peuples.149 10 11 12 13 14 Jean-baptiste Say (1767-1832), conomiste franais classique et disciple dAdam smith. Cest lauteur de la fameuse loi des dbouchs. Charles Dunoyer (1786-1862),conomiste libral franais disciple de Jean-baptiste say. frdric Bastiat (1801-1850), conomiste, homme politique et thoricien libral franais. Le premier tome du prsent ouvrage contient une synthse de plusieurs de ses plus grands textes. samuel von Pufendorf (1632-1694), juriste, philosophe et diplomate allemand dont les travaux inspirrent les rdacteurs de la Constitution amricaine. Politiquement parlant, Kant doit davantage tre class parmi les penseurs rpublicains que parmi les penseurs libraux mme sil partage avec les thoriciens du libralisme un nombre trs important de conceptions sociales, conomiques et politiques. Ce sujet est trait par benjamin Constant dans son ouvrage De lesprit de conqute et de lusurpation dans leur rapport avec la civilisation europenne (1814).

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Quest-ce que le constructivisme? Avant de lexpliquer, il faut comprendre le rle attribu par les reprsentants des Lumires la raison. Comme lcrit Emmanuel Kant en 1784 dans son clbre texte sur les Lumires, le projet philosophique est de donner lhomme un sentiment librateur de confiance en sa propre raison:Quest-ce que les Lumires? La sortie de lhomme de sa minorit dont il est lui-mme responsable. Minorit, cest--dire incapacit de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction dautrui, minorit dont il est lui-mme responsable (faute) puisque la cause en rside non dans un dfaut de lentendement mais dans un manque de dcision et de courage de sen servir sans la direction dautrui. Sapere aude ! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voil la devise des Lumires.15

Cette sortie de la minorit laquelle Kant exhorte lhumanit est une tape civilisationnelle fondamentale dans lhistoire humaine. En la franchissant, lhomme devient fondamentalement libre. Selon la philosophie de lhistoire kantienne, lhomme ainsi libr devient mme pleinement homme tout court. En effet, la nature humaine est un idal conqurir et non pas un tat naturel. En clair, lhomme shumanise au fil de son volution. La priode des Lumires est cruciale ce point de vue, car la ralisation de son humanit passe par la conscration de sa libert. On peut considrer que cette tape a t franchie en Occident et dans plusieurs autres parties du monde. Mme en ces endroits, elle ne la pas t totalement et elle nest pas ncessairement acquise de manire irrversible. Thomas Jefferson affirmait que le prix de la libert, cest la vigilance ternelle. Mme si lon ne peut quapplaudir au projet fondamental des Lumires invitant lhomme riger sa raison comme juge ultime, il est hasardeux de croire que les pouvoirs de cette dernire ne sont limits par rien. Voil lillusion prsomptueuse dans laquelle verse le constructivisme .16 Selon cette conception, les progrs scientifiques et techniques sont tels quon peut trs bien les tendre dautres domaines que ceux touchant au monde matriel (les champs, les routes, les ports, les moyens de transport, les manufactures, etc.). On peut les appliquer lhomme lui-mme et faire de ce dernier un tre nouveau. Cest le propos de Descartes: de la mme manire que lurbaniste doit tracer des rues impeccablement perpendiculaires en creusant travers les maisons et les difices, lingnieur social peut dtruire ce qui existe, peut faire table rase des institutions existantes pour tout reconstruire neuf. Cette tradition de pense sest prcise par la fondation dune institution dont linfluence sest affirme ds le dbut et continue tre prpondrante en France : lEcole Polytechnique. Elle a cultiv et rpandu une mentalit dingnieur se caractrisant par une prdilection esthtique pour tout ce qui a t consciemment construit plutt

15 e. Kant, Quest-ce que les Lumires?, 1784, in Aufklrung. Les Lumires allemandes, Garnier flammarion, 1995, p.25 16 Lexpression est ici utilise au sens que friedrich August von hayek donne ce terme. Ce point a t dvelopp dans sa trilogie Droit, Lgislation &Libert qui a t synthtise dans le premier tome de cet ouvrage.

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que pour ce qui se dveloppe spontanment. Saint-Simon17 et Auguste Comte18 sont deux parfaits reprsentants de cette tradition constructiviste. Pousse son paroxysme, cette conception cartsienne servira dinspiration lesprit totalitaireau XXme sicle: tout ce qui, dans le rel, rsiste au nivellement doit tre cras et aplani. A loppos des thoriciens constructivistes, les penseurs de la tradition de lordre spontan - tradition laquelle appartiennent les Lumires librales - considrent que les normes et les institutions qui structurent la socit constituent des ordres qui voluent travers le temps. Un changement ne peut soprer quavec laction du temps et comme la consquence dune volution progressive des mentalits. Pour tre efficace et durable, un changement ne peut se faire que par la voie des rformes. Pas par une rvolution. Certes, les rvolutions hollandaise, anglaise et amricaine furent couronnes de succs en dpit du fait quelles furent des rvolutions. Ce sont bien des rvolutions au sens o elles renversent un rgime tabli, mais ce quelles mirent en place se rvla prenne parce quelles ne renversrent pas toutes les institutions existantes et parce quelles sappuyaient sur des principes libraux qui staient progressivement dvelopps au fil des sicles, des principes qui imprgnaient les esprits et qui rgulaient les pratiques. Selon Hayek, le droit prexiste la lgislation: les pratiques commodes et efficientes sont adoptes spontanment et se gnralisent en raison des services quelles rendent. A partir dun certain moment, le lgislateur sen saisit et les consacre juridiquement. Elles vont de bas en haut. Les mauvaises lgislations sont, au contraire, celles qui naissent dans lesprit du lgislateur et qui suivent le mouvement inverse. Sous la Terreur de Robespierre, les Franais se prennent idoltrer une trange fiction : la nation. Le second flau qui apparat lpoque de la Modernit, cest le nationalisme et, avec lui, un dchanement de violence dune ampleur industrielle. Certes, la guerre est aussi vieille que lhumanit et Thucydide19 fait dj tat de gnocides perptrs dans lAntiquit, mais laugmentation exponentielle de la puissance et de la richesse des socits modernes se manifeste, sur le champ de bataille, par des conflagrations hyperboliques. Les socits modernes sacheminent progressivement vers la guerre totale de Clausewitz.20 LEtat moderne, cest le Lviathan, littralement cette bte qui se tortille dont parle lAncien Testament, ce monstre colossal, froid et assoiff de puissance. A peine sortis de lenfance, les deux Lviathan dAngleterre et de France clbrent leur puissance en se ruant lun sur lautre. Ils dclenchent la guerre intertatique la plus longue de lhistoire: la guerre de Cent ans (1340-1453). Lhistoire europenne est une succession ininterrompue de guerresqui gagnent chaque fois en intensit : guerre des deux roses (1455-1480), guerre de Trente ans (1618-1648), guerres de Louis XIV, etc. Quand, en 1812, Napolon part en Russie, il emmne 700.000 personnes avec lui. Quelques mois plus tard, ils sont seulement 75.000 rentrer. Que dire alors des boucheries que furent les deux guerres mondiales en Europe!17 Claude de Saint-Simon (1760-1825), petit cousin du clbre duc de saint-simon, le clbre mmorialiste de Louis XiV et de la rgence, est un conomiste et philosophe franais qui prconise un etat ultra-centralis pour grer lconomie industrielle. il donnera naissance une cole la gloire des ingnieurs : le saint-simonisme. 18 Auguste Comte (1798-1857), philosophe franais considr comme le fondateur de la sociologie et du positivisme. Cest un disciple dissident de saint-simon dont il fut le secrtaire. 19 Thucydide (460-395 AC), historien et homme politique athnien, auteur de la fameuse Guerre du Ploponnse. 20 Carl von Clausewitz (1780-1831), officier et thoricien militaire prussien, auteur du trait monumental de stratgie intitul De la Guerre.

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Ne pouvait-on pas faire lconomie de cette structuration de lEtat autour de lide de Nation ? Ntait-il pas possible dunifier les peuples composant ces diffrents Etats autour de valeurs moins belliqueuses? Cest le choix que posrent tous les colons Europens qui rsolurent de quitter la violence, la haine et la perscution pour lAmrique. L-bas, labri des fureurs de la guerre, la libert fut pleinement sanctuarise,21 le temps pour ce jeune Etat de grandir et de prosprer. Certes, les Etats-Unis sortirent de leur isolationnisme par la suite mais sils le firent, ce nest pas, contrairement ce quon a coutume daffirmer ici en Europe, en raison dune pulsion imprialiste, mais parce que lEurope les a contraints le faire. Cest en Europe que naquirent limprialisme et son corrlat oblig, le colonialisme. Ceux qui dnoncent limprialisme amricain oublient que les vritables puissances coloniales furent avant tout les puissances europennes: Portugal, Espagne, Angleterre, Hollande, France, Belgique et, plus tardivement, Italie et Allemagne. Adam Smith en dpeint les atrocits dans son ouvrage. Imprialisme et nationalisme sont lorigine de la premire guerre mondiale. Ce sont les Europens qui dclenchrent ces deux cataclysmes sans prcdent que furent les guerres mondiales. Cest en Europe que furent inventes le fascisme et le communisme, les deux idologies les plus meurtrires de lhistoire. Lidologie fasciste a prcipit lEurope, dabord, et la plante entire, ensuite, dans la seconde guerre mondiale. Lidologie communiste a enfant la guerre froide. Le terrorisme islamiste, fruit tardif de la colonisation europenne et rsistance populaire aux rgimes dictatoriaux liberticides soutenus tacitement par lEurope et les Etats-Unis, a rendu, une fois encore, lintervention amricaine ncessaire lorsquil savra que ce mouvement tait capable de sattaquer directement aux populations civiles des Etats occidentaux. Comme lcrit Raymond Aron Mme si les Amricains taient sans reproche, les Europens auraient peine ne pas leur tenir rigueur dune ascension qui fut la contrepartie de leur propre dcadence. Dieu merci, les Amricains ne sont pas sans reproche . Seule la construction de lUnion Europenne - la plus vaste et la plus ambitieuse construction librale qui ft jamais - parvint mettre un terme la guerre entre les nations europennes et les amena se dfaire de leurs empires. Quand on tourne les pages dun livre dhistoire partir du XVIIIme sicle, on ne peut sempcher de se demander si ces centaines de millions de morts, si ces peuples opprims, si cette violence absurde nauraient pas pu tre vits : peut-tre suffisait-il que les Europens, linstar de leurs cousins dOutre Atlantique, optent pour les ides de la fraction la plus claire des Lumires: les Lumires librales.

Washington versus NapolonChateaubriand, en quelques paragraphes, nous fait comprendre pourquoi, en tournant le dos aux idaux de la libert, les Europens rcoltrent ce quils avaient sem.Washington nappartient pas, comme Bonaparte, cette race qui dpasse la stature humaine. Rien dtonnant ne sattache sa personne ; il nest point plac sur un vaste thtre; il nest point aux prises avec les capitaines21 Y. roucaute, La Puissance de la libert. Le nouveau dfi amricain, Puf, 2004, pp.123 et s.

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les plus habiles et les plus puissants monarques du temps; il ne court point de Memphis Vienne, de Cadix Moscou: il se dtend avec une poigne de citoyens sur une terre sans clbrit, dans le cercle troit des foyers domestiques. Il ne livre point de ces combats qui renouvellent les triomphes dArbelles et de Pharsale; il ne renverse point les trnes pour en recomposer dautres avec leurs dbris; il ne fait point dire aux rois sa porte: Quils se font trop attendre, et quAttila sennuie. Quelque chose de silencieux enveloppe les actions de Washington; il agit avec lenteur. On dirait quil se sent charg de la libert de lavenir, et quil craint de la compromettre. Ce ne sont pas ses destines que porte ce hros dune nouvelle espce: ce sont celles de son pays; il ne se permet pas de jouer ce qui ne lui appartient pas; mais de cette profonde humilit quelle lumire va jaillir ! Cherchez les bois o brilla lpe de Washington: quy trouvez-vous ? Des tombeaux ? Non; un monde ! Washington a laiss les tats-Unis pour trophe sur son champ de bataille.

Gilbert Stuart, Portrait de George Washington, 1795, huile sur toile, Metropolitan Museum of Art, New York

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Bonaparte na aucun trait de ce grave Amricain: il combat avec fracas sur une vieille terre; il ne veut crer que sa renomme; il ne se charge que de son propre sort. Il semble savoir que sa mission sera courte, que le torrent qui descend de si haut scoulera vite; il se hte de jouir et dabuser de sa gloire, comme dune jeunesse fugitive. linstar des dieux dHomre, il veut arriver en quatre pas au bout du monde. Il parat sur tous les rivages; il inscrit prcipitamment son nom dans les fastes de tous les peuples; il jette des couronnes sa famille et ses soldats; il se dpche dans ses monuments, dans ses lois, dans ses victoires. Pench sur le monde, dune main il terrasse les rois, de lautre, il abat le gant rvolutionnaire; mais, en crasant lanarchie, il touffe la libert et finit par perdre la sienne sur son dernier champ de bataille.

Jacques-Louis David, Le Premier Consul franchissant les Alpes au col du Grand-SaintBernard, 1800, huile sur toile, Chteau de Charlottenburg, Berlin

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Chacun est rcompens selon ses uvres: Washington lve une nation lindpendance; magistrat en repos, il sendort sous son toit au milieu des regrets de ses compatriotes et de la vnration des peuples. Bonaparte ravit une nation son indpendance: empereur dchu, il est prcipit dans lexil, o la frayeur de la terre ne le croit pas encore assez emprisonn sous la garde de locan. Il expire: cette nouvelle publie la porte du palais devant laquelle le conqurant fit proclamer tant de funrailles, narrte, ni ntonne le passant: quavaient pleurer les citoyens ? La rpublique de Washington subsiste; lempire de Bonaparte est dtruit. Washington et Bonaparte sortirent du sein de la dmocratie: ns tous deux de la libert, le premier lui fut fidle, le second la trahit. Washington a t le reprsentant des besoins, des ides des lumires, des opinions de son poque; il a second, au lieu de contrarier, le mouvement des esprits; il a voulu ce quil devait vouloir, la chose mme laquelle il tait appel: de l la cohrence et la perptuit de son ouvrage. Cet homme qui frappe peu, parce quil est dans des proportions justes, a confondu son existence avec celle de son pays: sa gloire est le patrimoine de la civilisation; sa renomme slve comme un de ces sanctuaires publics do coule une source fconde et intarissable. Bonaparte pouvait enrichir galement le domaine commun; il agissait sur la nation la plus intelligente, la plus brave, la plus brillante de la terre. Quel serait aujourdhui le rang occup par lui, sil et joint la magnanimit ce quil avait dhroque, si, Washington et Bonaparte la fois, il et nomm la libert lgataire universelle de sa gloire ! Mais ce gant ne liait point ses destines celles de ses contemporains; son gnie appartenait lge moderne: son ambition tait des vieux jours; il ne saperut pas que les miracles de sa vie excdaient la valeur dun diadme, et que cet ornement gothique lui sirait mal. Tantt il se prcipitait sur lavenir, tantt il reculait vers le pass; et, soit quil remontt ou suivt le cours du temps, par sa force prodigieuse, il entranait ou repoussait les flots. Les hommes ne furent ses yeux quun moyen de puissance; aucune sympathie ne stablit entre leur bonheur et le sien: il avait promis de les dlivrer, il les enchana; il sisola deux, ils sloignrent de lui. Les rois dEgypte plaaient leurs pyramides funbres, non parmi des campagnes florissantes, mais au milieu des sables striles; ces grands tombeaux slvent comme lternit dans la solitude: Bonaparte a bti leur image le monument de sa renomme.22

22 f.-r. de Chateaubriand, Mmoires dOutre-Tombe, Livre Vi, Ch.Viii, 1848 (posthumes), pp.269-271

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Le projet de construction europenne nous prmunit doublement: contre le repli protectionniste et contre les pulsions nationalistes. Mais ce projet nest pas achev et il nest pas labri dune subversion interne. Le vu des Fondateurs tait den faire un instrument au service de la libert et non pas le monstre rglementaire quil risque de devenir. Par ailleurs, le nationalisme nest pas mort en Europe. En France, le Front National est une force corrosive qui sattaque dangereusement au socle des liberts fondamentales et des principes de libre circulation (des hommes, des biens, des services et des capitaux) sur lequel est btie lUnion Europenne. Paradoxalement, cette formation donne une nouvelle jeunesse et une propagation inespre des ides qui furent habituellement lapanage de lextrme gauche: lanticapitalisme, lantiamricanisme et la dnonciation des puissances de largent.

Prsentation de louvrageLe prsent ouvrage entend donner une prsentation gnrale et une synthse de cinq textes fondamentaux de la tradition librale. Une prsentation de quelques pages prcde chaque fois la synthse du texte. A tout seigneur, tout honneur, la Richesse des Nations dAdam Smith se taille la part du lion. Aujourdhui, plus personne ou presque ne lit cet ouvrage imposant. Pas plus les esprits forms aux disciplines littraires qui y voient un ouvrage dconomie dont laridit les rebute que les conomistes qui le considrent comme une uvre doctrinale, certes dun indniable intrt historique, mais rdige une poque o la science conomique tait encore au berceau. Il sagit pourtant dune uvre extrmement actuelle reposant sur une intuition morale fondamentale: le dsir denrichissement est socialement bnfique. Le prsent volume entend remdier cette injustice dsolante. Lintgralit de largumentation est rigoureusement synthtise et clarifie dans un texte vivant. Pourquoi cette synthse a-t-elle la taille dun ouvrage ? Pour trois raisons. Une raison quantitative : la Richesse des Nations est un ouvrage de quelques 1200 pages. Une raison qualitative: ce texte est dune densit, dune profondeur et dune richesse exceptionnelle. Une raison ditoriale : la Richesse des Nations constitue, en ralit, un ensemble de 5 livres : un livre qui jette les bases de la science conomique, un livre consacr la thorie capitaliste, un livre exposant une thorie de lhistoire du dveloppement conomique de lEurope, un livre consacr au commerce international et un livre consacr la fiscalit, aux dpenses budgtaires et la dette de lEtat. De la Servitude volontaire, le fameux texte crit en 1549 par Etienne de La Botie, contient, en germe, la thorie du contrat social. Un pouvoir tyrannique repose sur ladhsion du peuple quil opprime. Un peuple qui nest pas libre est en ralit un peuple qui ne veut pas tre libre.

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On stonnera peut-tre de voir figurer lauteur des Considrations sur la Rvolution de France parmi les penseurs des Lumires alors quil a ardemment combattu ces dernires. En ralit, Edmund Burke, minent reprsentant des Lumires cossaises, nest pas le ractionnaire quon se plat dpeindre. En ralit, il soppose la dimension totalitaire de la rvolution franaise. A cet gard (et beaucoup dautres), lAngleterre a un sicle davance sur la France. Une socit libre a besoin dune constitution, dune tradition et dinstitutions qui garantissent et perptuent la libert. Selon Burke, la France rvolutionnaire est une entreprise de dmolition fanatique, un nettoyage par le vide qui laissera - lhistoire lui a donn raison - le champ libre une dictature belliqueuse. Cest aussi cette tendance liberticide des Lumires franaises, parmi lesquelles il faut compter Jean-Jacques Rousseau, que combat Benjamin Constant dans la Libert des Modernes. Cessons, dit-il, de nous tourner vers les modles de grandeur de lAntiquit grecque et romaine. Le commerce va remplacer la guerre et notre libert nous, Modernes, est prive et non publique. Cette pacification de lEurope par la libert des changes ouvre la voie la construction europenne. Figure librale de lAufklrung, Wilhelm von Humboldt considre que la finalit du libralisme est dassurer le plein panouissement de lhomme. A rebours de laction uniformisante, niveleuse et affaiblissante de lEtat, le libralisme peut seul garantir le dploiement individuel original de chaque tre humain et assurer ainsi la force et la diversit de la socit civile.

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Etienne de la Botie(1530-1563)

Discours de la Servitude Volontaire1549

Prsentation de louvrageDcd prcocement, ce jeune auteur est avant tout connu pour le lien indfectible qui lattachait Montaigne. On connat ce passage clbre des Essais o le philosophe crivit quelques unes des plus belles phrases magnifiant lamiti. Ecclsiastique fru de droit, de lettres classiques et de thologie, Etienne de la Botie fut lev dans le culte de lAntiquit grecque et romaine. Il fut charg de diverses missions auprs du Roi et de son Conseil pour prner la tolrance et lapaisement une poque o, en raison de la Rforme protestante, la question religieuse devenait de plus en plus brlante. Le Discours a t rdig par La Botie lge de 18 ans.1 Il sagit dun essai de psychologie politique dont la thse centrale est que la tyrannie tire tout son pouvoir du consentement permanent des personnes quelle asservit. Du jour o ce consentement disparat, elle svanouit subitement. Cest donc un plaidoyer vibrant pour la libert et contre toute forme de tyrannie, y compris celle exerce par les rois. Pareil essai conserve toute son actualit, particulirement notre poque qui assiste aujourdhui ce quon nomme dj le printemps arabe dont, videmment, personne ne peut encore prvoir lissue heureuse ou malheureuse court et long terme. La fulgurance avec laquelle de vieux dictateurs tels que Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Egypte2 ont t renverss une fois quont clat les premiers soulvements de la rue, montre toute la pertinence du raisonnement de La Botie. Le passage suivant sapplique bien aux troubles actuels en Libye qui ont contraint le1 2 Une controverse existe dailleurs sur la paternit de luvre. A lheure de mettre sous presse, on ignore encore quel sera le dnouement du soulvement en Libye et dans dautres pays.

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Etienne de la Botie

dictateur Kadhafi employer des mercenaires trangers pour dfendre la capitale dans laquelle il est assig: (...) les mauvais rois se servent dtrangers la guerre et les soudoient, ne sosant fier de mettre leurs gens, qui ils ont fait tort, les armes en main.3

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e. de La botie, Discours de la servitude volontaire, flammarion, 1983 (1549), p.154

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discours de la servitude Volontaire

Synthse de lOuvragePourquoi un million dhomme se soumettent-ils un tyran qui na ni force ni prestige?Dans son fameux pome, Homre place dans la bouche du hros Ulysse les propos suivants:davoir plusieurs seigneurs aucun bien je ny voi: Quun, sans plus, soit le matre et quun seul soit le roi.

Ulysse se trompe, nous dit La Botie. En ralit, cest un extrme malheur dtre un sujet asservi un matre. On naura jamais lassurance que ce dernier soit bon car il a toujours la possibilit dtre mauvais quand il voudra.4 Il ne sagit pas ici de discuter des mrites respectifs des divers rgimes politiques.5 Ce dont on va plutt discuter, cest de ce fait surprenant: tant dhommes, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran isol, quelquun qui na dautre pouvoir que celui quon lui donne, quelquun qui ne pourrait leur nuire si lon nacceptait pas dendurer ce quil fait, quelquun qui ne saurait leur faire le moindre mal si lon ne prfrait pas souffrir plutt que de le contredire. Bref, comment expliquer quun million dhommes soit mis sous le joug de la tyrannie non par la force mais par une sorte denchantement ou de charme alors mme que le tyran se montre envers eux inhumain et sauvage? Il est dans lordre des choses que les peuples obissent leurs gouvernants, mais comment expliquer quils se soumettent un tyran qui na ni force ni prestige? On peut certes comprendre, quen raison de la faiblesse humaine, il arrive que le peuple soit contraint de cder la force. T fut la situation du peuple athnien sous la elle Tyrannie des Trente. Ce sont parfois l des situations invitables quil faut endurer patiemment. Certes, il arrive aussi que le peuple demeure sous la coupe dun tyran en raison de la sduction quil exerce sur lui. Il est de notre nature daimer la vertu, destimer les bonnes actions et de reconnatre le bien. Il est raisonnable de suivre un grand personnage qui fait preuve de prvoyance, de courage et de soin dans sa manire de gouverner. Mais ce nest pas ce dont il sagit ici. Ces personnes innombrables dont on parle, on les voit non pas obir mais servir. Elles ne sont pas gouvernes mais tyrannises. Ces gens vivent tous les jours dans la crainte de perdre leurs parents, leur femme, leurs enfants, leur vie. Ils subissent les pillages, les paillardises, les cruauts non pas dune arme, non pas dune invasion barbare contre laquelle ils prendraient les armes, mais dun seul homme. Non pas un Samson ou un Hercule mais, le plus souvent, un personnage effmin et impuissant.

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e. de La botie, Discours de la servitude volontaire, flammarion, 1983 (1549), p.131 Platon et Aristote ont abondamment trait de cette question et ont dress des typologies trs clbres des divers rgimes. Ce nest pas ce que vise ici La botie qui sinterroge plutt sur les conditions dexistence de la tyrannie.

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Etienne de la Botie

La servitude nexiste que parce quelle est volontaire.Pourquoi donc se laissent-ils faire? Est-ce de la lchet? Si, par un trange concours de circonstances, il arrivait que trois ou quatre personnes nosent se dfendre contre une personne isole, on pourrait, certes, appeler cela de la lchet. Mais si cent, si mille personnes endurent sans broncher les crimes dune personne, ce nest plus de la lchet. Est-ce du mpris ou du ddain envers cette personne? Si cet homme sen prend cent pays, mille villes, un million dhommes et quaucun ne riposte, peut-on appeler cela de la lchet? Quelle est donc ce vice monstrueux qui ne mrite mme pas le nom odieux de lchet? Imaginons que, sur un champ de bataille, on aligne, dun ct, 50.000 hommes et que, de lautre ct, on en aligne 50.000 autres. Si certains combattent pour dfendre leur libert et si les autres combattent pour la leur ter, qui donc emportera la victoire? Les premiers, videmment. Pourquoi? Parce quils ont en mmoire le bonheur de leur vie passe et la perspective dun bonheur pareil dans le futur. Ils savent que ce bonheur et celui de leurs enfants dpendent de ces quelques heures de bataille. Les autres ne sont anims que par un peu de convoitise qui smousse avec le combat. Les batailles de Miltiade, de Lonidas et de Thmistocle, qui eurent lieu 2000 ans plus tt, sont encore dans toutes les mmoires. La victoire de quelques poignes de Grecs contre les armes innombrables des Perses, cest la victoire de la libert sur la domination, de la franchise sur la convoitise.6 La vaillance rside dans cette libert. Pourquoi donc des peuples sasservissent-ils? Par lchet? La lchet nexplique rien. Cest cette lchet elle-mme quil faut expliquer. En ralit, les hommes se complaisent dans cette servitude. Telle est leffrayante vrit: si les hommes ne rejettent pas la servitude, cest quils la dsirent. La servitude nexiste que parce quelle est volontaire. En effet, si lon dsire vraiment se dbarrasser dun tyran, il nest mme pas ncessaire de le combattre. Il suffit de cesser de lui obir. Nul besoin de lui ter quoi que ce soit. Il suffit de ne plus rien lui donner. Le peuple ne doit rien faire pour lui. Il suffit quil ne fasse rien contre lui. () cest le peuple qui sasservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix ou dtre serf ou dtre libre, quitte la franchise et prend le joug, qui consent son mal ou plutt le pourchasse.7

La tyrannie est semblable un incendie. Elle salimente du combustible quon met sa porte. Plus les tyrans pillent, plus ils exigent, plus ils ruinent, plus ils dtruisent, plus on leur donne. Plus on les sert, plus ils se fortifient et deviennent plus forts et plus frais pour tout dtruire et tout anantir. Si on ne leur donne rien, ils demeurent nus et dfaits. Le peuple se laisse piller, voler, dpouiller faute de vouloir la libert qui, pourtant, ne lui coterait rien. En ralit, le malheur et la ruine que leur inflige le tyran, cest lui qui se linflige. Le tyran na que deux yeux, deux mains et deux pieds. Cest avec6 7 e. de La botie, Discours de la servitude volontaire, flammarion, 1983 (1549), p.136. La franchise doit ici comprise dans le sens que ce terme avait en vieux franais: tat de celui qui nest assujetti aucun matre (Littr). e. de La botie, Discours de la servitude volontaire, flammarion, 1983 (1549), p.136

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discours de la servitude Volontaire

les yeux du peuple quil voit, avec les mains du peuple quil le frappe, avec les pieds du peuple quil le foule. Le peuple le nourrit, le fournit en soldats, travaille pour financer ses plaisirs. Il devrait cesser de le servir pour tre libre. Si on arrte de le soutenir, on le verra tel un grand colosse qui on aurait drob la base seffondrer et se rompre. Malheureusement, la tyrannie est une maladie mortelle car le peuple qui a perdu la libertne sent mme plus le mal qui laffecte. Ce quil importe de savoir, cest comment senracine cette opinitre volont de servir? Il faut, pour rpondre cette question, nous pencher sur la nature profonde de lhomme.

La nature humaine.En quelques pages, Etienne de La Botie nous expose sa conception de la nature humaine qui, mine de rien, est relativement complexe. Cette anthropologie, trs importante pour enraciner sa conception de la libert et les consquences politiques qui en dcoulent, peut se rsumer en trois propositions: lhomme nest pas, dans sa condition originelle, tout ce quil est et a besoin, pour se former et devenir pleinement homme de lducation de ses parents; lhomme est naturellement raisonnable et sa raison est universelle; lhomme est naturellement libre. Premirement, la nature humaine est inacheve la naissance. Les soins et lducation doivent parfaire luvre de la nature mais, vrai dire, cest toujours, ce stade, la nature qui poursuit son uvre. Etienne de La Botie considre la famille comme une socit fondamentalement naturelle. La raison, embryonnaire en lenfant, doit tre dirige par les parents. Deuximement, il y a en notre me quelque naturelle semence de raison .8 Cest, on vient de le dire, la tche des parents que dassurer ce dveloppement de la raison. Malheureusement, il peut arriver que, soumises une mauvaise influence, ces semences naturelles stiolent et avortent. En fonction de leur formation, les hommes seront diffrents les uns des autres. En outre, la nature des choses fait que tout le monde ne nat pas avec les mmes prdispositions. La nature nous a faits tous diffrents. Mais, du simple fait que la nature ait mieux dot certains que la plupart des autres, il nen rsulte aucunement que ces premiers auraient le droit de soumettre les derniers. () et si, faisant les partages des prsents quelle nous faisait, elle a fait quelque avantage de son bien, soit au corps ou en lesprit, aux uns plutt quaux autres, si elle na pourtant entendu nous mettre en ce monde comme dans un camp clos, et na pas envoy ici-bas les plus forts ni les plus aviss, comme des brigands arms dans une fort pour y gourmander les plus faibles ().9

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e. de La botie, Discours de la servitude volontaire, flammarion, 1983 (1549), p.140 e. de La botie, Discours de la servitude volontaire, flammarion, 1983 (1549), p.140

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Etienne de la Botie

La nature ne veut ni domination ni sujtion. Si elle nous a fait tous diffrents, cest parce que cette diffrence entre les hommes permet la complmentarit. Cette complmentarit, son tour, permet de nouer des liens solides entre les plus favoriss et les moins favoriss. Elle engendre la fraternit entre les hommes.() mais plutt faut-il croire que, faisant ainsi les parts aux uns plus grandes, aux autres plus petites, elle voulait faire place la fraternelle affection, afin quelle et o semployer, ayant les uns puissance de donner aide, les autres besoin den recevoir

La nature, bonne mre nous a, malgr nos diffrences, taills sur le mme patron pour permettre aux personnes de sidentifier entre elles. Elle a aussi donn lhomme lusage de la parole afin de permettre aux hommes dchanger entre eux et de faire communier leurs volonts.() il ne fait pas de doute que nous ne soyons naturellement libres, puisque nous sommes tous compagnons, et ne peut tomber dans lentendement de personne que nature ait mis aucun en servitude, nous ayant tous mis en compagnie.10

Lassociation des hommes ne signifie pas que certains doivent se soumettre. Ce compagnonnage ne signifie pas dpendance des uns par rapport aux autres. Troisimement, nous sommes, sur base de ce qui prcde, naturellement libres. Cest effectivement une consquence du caractre raisonnable de notre nature. La libert se dduit de la raison elle-mme. Pourquoi? Parce que la nature de lhomme est raisonnable, elle reconnat en autrui son semblable. Elle reconnat son autonomie. Cette reconnaissance est mutuelle. Elle est interdpendante. Linterdpendance soppose la dpendance. Elle ncessite, bien plutt, la libert. Mais la libert est un combat permanent:reste donc la libert tre naturelle, et par mme moyen, mon avis, que nous ne sommes pas ns seulement en possession de notre franchise, mais aussi avec affectation de la dfendre.11

Lhomme a pour devoir de dfendre son droit naturel la libert. Tout ce qui, par la nature, est dou de vie et de libertest pris de libert et lutte contre la sujtion. Les btes se plaignent quand on les emprisonne. Mme les espces domestiques, celles qui sont faites pour le service des hommes, protestent contre lasservissement. Comment se fait-il que nous, les hommes, nous qui sommes ns pour vivre libres, ayons pu nous dnaturer ce point? On a vu que les hommes se complaisent dans la servitude. Pourquoi est-ce le cas? Pour cela, il faut se pencher sur lorigine de la tyrannie.

10 e. de La botie, Discours de la servitude volontaire, flammarion, 1983 (1549), p.141 11 e. de La botie, Discours de la servitude volontaire, flammarion, 1983 (1549), p.141

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Trois sortes de tyransIl y a trois sortes de tyrans: ceux qui conquirent le pouvoir par la force des armes ; ceux qui obtiennent le pouvoir de manire hrditaire ; ceux qui sont lus par le peuple ; Ceux qui ont pris le pouvoir par le droit de la guerre se comportent comme sils taient rests sur le champ de bataille. Ceux qui naissent rois ne valent gure mieux. Ils ont t nourris et duqus dans la conviction que les gens du peuple sont des serfs hrditaires. A leurs yeux, le royaume et tout ce quil contient constituent leur patrimoine et ils en usent selon leur bon plaisir. Les tyrans, ports au pouvoir par le peuple en raison de leur prestige, leur grandeur ou de toute autre qualit qui leur a permis de sduire le peuple, dcident, une fois le pouvoir saisi, de le conserver par tous les moyens. Souvent, ils surpassent, par leurs vices et leur cruaut, tous les autres tyrans et sempressent de supprimer la libert encore toute frache avant que le peuple ny prenne got. Il y a, certes, des diffrences entre ces trois espces de tyrans mais leur manire de gouverner reste trs semblable. Les tyrans lus domptent le peuple comme un taureau quils ont pris par les cornes. Les conqurants en font leur proie. Les successeurs le traitent comme un esclave naturel. Si apparaissaient un jour, dont on ne sait o, des hommes neufs, des hommes qui nont connu ni la servitude ni la libert, qui ignorent ce quest lune ou ce quest lautre, et quon leur demandait sils prfrent vivre comme des serfs ou vivre libres, il ne fait aucun doute quils choisiraient dobir leur seule raison plutt que servir un homme. Les hommes perdent souvent leur libert par tromperie,12 parce quils sont abuss par certains. Presse par les guerres, la ville de Syracuse leva imprudemment Denis son poste de tyran. En effet, on lui donna la charge de larme. De capitaine, il devint roi et de roi, il devint tyran. La rapidit avec laquelle le peuple, une fois assujetti, perd le souvenir de la libert est proprement incroyable. Quand on la perd, on obit videmment sous la contrainte. Mais les gnrations qui suivent obissent servilement sans le moindre regret. Les hommes qui sont ns sous le joug, qui ont t nourris et levs dans le servage, se contentent de vivre comme ils sont ns. Pourtant, le plus prodigue des hritiers sera toujours attentif ce que lhritage de son pre lui soit transmis intgralement et vrifiera les registres de ce dernier avec la plus grande attention. Mais ce bien prcieux quest la libert peut rapidement svanouir et, comme on va le voir, le poids de lhabitude, de la coutume, est tel quil fait rapidement oublier la perte de ce bien. Il est toujours plaisant dtre libre et la sujtion est amre dans tous les pays. Mais La Botie pense quil faut avoir piti et pardonner ceux qui, nayant jamais got la libert ou mme qui nen ayant jamais entendu parler, ne saperoivent pas du mal quil y a 12 e. de La botie, Discours de la servitude volontaire, flammarion, 1983 (1549), p.144

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tre esclave. On ne se plaint jamais de ce quon na jamais eu. La nature de lhomme est telle que naturellement il tient le pli que la nourriture lui donne.13 La Botie cite lexemple des deux Spartiates reus par Indarne, lun des grands personnages de lempire du roi Xerxs. Ce dernier semployait les soudoyer: en change de leur aide, les deux missaires se voyaient offrir la couronne de plusieurs villes grecques. Ils refusrent en rpondant: En ceci, Indarne, tu ne saurais donner bon conseil, dirent les Lacdmoniens, pour que le bien que tu nous promets, tu las essay, mais celui dont nous jouissons, tu ne sais ce que cest: tu as prouv la faveur du roi; mais de la libert, quel got elle a, combien elle est douce, tu nen sais rien. Or, si tu en avais tt, toi-mme nous conseillerais-tu de la dfendre, non pas avec la lance et lcu, mais avec les dents et les ongles.14

La premire raison de la servitude volontaire, cest la coutumeToutes les choses qui apparaissent naturelles lhomme sont en ralit celles auxquelles on laccoutume depuis son enfance. Ds lors:()la premire raison de la servitude volontaire, cest la coutume.15

Les jeunes chevaux ruent, regimbent, mordent le frein lorsquon les selle les toutes premires fois. Par la suite, ils sy habituent et tirent mme une certaine fiert se promener sous un harnais. Les hommes font de mme. Ils prtendent quils ont toujours t sujets et que leurs anctres ltaient aussi. Ils jugent normal dendurer ce mal parce que, disent-ils, cela fait dj bien longtemps quils lendurent. Mais, juge la Botie, les ans ne donnent jamais droit de mal faire, ains agrandissant linjure,16 ce qui signifie quune coutume longtemps observe ne peut fonder, elle seule, le droit, ainsi que laffirment les jurisconsultes. Bien au contraire, la persistance dun comportement injuste en accrot le caractre condamnable. Cela dit, il est quelques personnes qui, au-dessus de la moyenne, sont conscients de la servitude et sy opposent, des gens qui ne sapprivoisent jamais de la sujtion.17 Mme quand le souvenir de la libert sestompe dans lesprit de la majorit, ils le conservent vivace car, contrairement la populace, ils savent regarder autre chose que leurs pieds. Ce sont souvent des gens qui, ayant lintelligence naturellement bien forme, lont dveloppe par ltude et lacquisition du savoir. Les livres et lintelligence poussent naturellement la haine de la tyrannie. Le grand Turc a dailleurs bien compris cette vrit, lui qui, sur ses terres, ne possde aucun savant ni nen demande aucun. Lhistoire montre que plusieurs de ces personnes parvinrent, au nom de la libert et en vue de la restaurer, assassiner des tyrans. Il sagit de personnes telles que Harmode, Aristogiton, Thrasybule, Brute le vieux, Valerius, etc. On compte,13 14 15 16 17 e. de La botie, Discours de la servitude volontaire, flammarion, 1983 (1549), p.150 e. de La botie, Discours de la servitude volontaire, flammarion, 1983 (1549), p.148 e. de La botie, Discours de la servitude volontaire, flammarion, 1983 (1549), p.150 e. de La botie, Discours de la servitude volontaire, flammarion, 1983 (1549), p.151 e. de La botie, Discours de la servitude volontaire, flammarion, 1983 (1549), p.151

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certes, bien dautres personnes avoir assassin des dictateurs mais pas pour la cause de la libert quils invoquaient pourtant bruyamment. Il sagissait, en ralit, de personnes ambitieuses, qui tremprent dans des conjurations, non pour abolir la tyrannie mais pour prendre la place du tyran. Ce faisant, ils abusrent du saint nom de la libert.18

Sous les tyrans, les hommes deviennent lches et effminsLa premire raison pour laquelle les hommes restent si volontiers sous ltat de servitude, cest on la vu parce quils naissent dans la servitude et sont duqus dans lesprit de la servitude. Une seconde raison, cest que, sous les tyrans, les hommes deviennent aisment lches et effmins . Quand on perd la libert, on perd avec elle la vaillance. Quand ils doivent combattre, les hommes asservis montent sur le champ de bataille tous engourdis19. Ils ne ressentent pas, dans leur cur, lardeur de la libert qui leur fait mpriser le danger et leur fait convoiter, par une belle mort, lhonneur et la gloire. Ce nest pas seulement lardeur guerrire que perdent les gens asservis. Ils perdent aussi leur vivacit et leur volont. Ils deviennent incapables daccomplir de grandes choses. Ils savachissent. Les tyrans en sont bien conscients et ils semploient dailleurs mieux les abrutir. (...) les mauvais rois se servent dtrangers la guerre et les soudoient, ne sosant fier de mettre leurs gens, qui ils ont fait tort, les armes en main.20

Abtir ses sujets est une ruse dont usa notamment Cyrus le Grand,21 lorsque, ayant dfait Crsus et conquis la ville de Lydie, il ne voulait pas mettre sac une aussi belle ville ni y stationner une arme pour la garder. Il se contenta dtablir des maisons closes, des tavernes et des jeux publics et invita les habitants les frquenter, ce quils sempressrent de faire, samusant toutes sortes de jeux. De l provient dailleurs le nom latin ludi qui signifie passe-temps. Les peuples sont toujours souponneux lgard de celui qui les aime et simple lgard de celui qui les trompe. Ils sallchent vitement la servitude.22Les thtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les btes tranges, les mdailles, les tableaux et autre telles drogueries, ctaient aux peuples anciens les appts de la servitude, le prix de leur libert, les outils de la tyrannie.23

Ces moyens, les Romains les ont dvelopps au plus haut degr, organisant festins et banquets publics plusieurs fois par mois. Les tyrans distriburent du bl, du vin et des sesterces. Le peuple leur en tait reconnaissant sans raliser que ces rcoltes et cete. de La botie, Discours de la servitude volontaire, flammarion, 1983 (1549), p.153 e. de La botie, Discours de la servitude volontaire, flammarion, 1983 (1549), p.151 e. de La botie, Discours de la servitude volontaire, flammarion, 1983 (1549), p.154 Cyrus ii (559 AC-529 AC), dit Le Grand est le fondateur de lempire perse, successeur de lempire mde. il appartient la dynastie des Achmnides. 22 e. de La botie, Discours de la servitude volontaire, flammarion, 1983 (1549), p.155 23 e. de La botie, Discours de la servitude volontaire, flammarion, 1983 (1549), pp.155-156 18 19 20 21

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argent, ctaient en ralit les leurs que les tyrans staient appropris. La nouvelle de la mort de Nron, ce monstre, cette sale peste du monde causa au peuple un vrai dplaisir vu quil se souvenait de ses jeux et de ses festins. Jules Csar dont lhumanit mme, que lon prche tant, fut plus dommageable que la cruaut du plus sauvage tyran qui fut oncques est un tyran qui donna cong aux lois et la libert. Il tmoigna, envers le peuple romain, dune venimeuse douceur et sucra la servitude.24 A sa mort, plutt que de lui reprocher davoir aboli la libert, on lui rigea une colonne comme au Pre du peuple. Tous les empereurs qui suivirent nomirent jamais de prendre le titre de tribun du peuple.

Les tyrans utilisent la religion comme garde-corpsSoignant la mise en scne, les rois dAssyrie et de Mde napparaissaient au peuple quen de rares circonstances de manire faire croire quils taient autre chose que des hommes. De cette faon, ils taient rvrs et craints par leurs sujets. Les premiers rois dEgypte portaient sur leur tte, chaque apparition, tantt un chat, tantt une branche, tantt du feu, ce qui ne manquait pas de susciter respect et admiration parmi leurs sujets. Pourtant, toute personne pas trop sotte et pas trop asservie naurait pu sempcher de sesclaffer face un spectacle aussi grotesque. Les peuples taient enclins croire galement que les tyrans possdaient des pouvoirs gurisseurs. On affirme que le doigt de Pyrrhe, roi des Epirotes faisait des miracles et gurissait les malades de la rate. On assure que Vespasien, de retour dAsie, fit en chemin de nombreux miracles, redressant les boiteux, redonnant la vue aux aveugles, etc. Ce qui motiva certains tyrans dans la tentative de se diviniser, cest la peur de la population quils savaient faire souffrir. Pour donner plus de protection leur mchante vie, ils voulaient fort se mettre la religion devant pour gardecorps.25 Les rois de France, pour leur part, eurent recours quantit daccessoires et symboles (les crapauds, les fleurs de lis, lampoule et loriflamme) pour sacraliser leur rgne. Lampoule du Saint-Chrme26 est un instrument pour maintenir la dvotion, lobissance et la servitude du peuple franais envers ses rois.

La tyrannie est une maladie qui gangrne lensemble du corps socialQuels sont le ressort et le secret de la domination ? Quel est le fondement de la tyrannie? Ce ne sont pas les archers et les hallebardiers qui protgent le tyran. Ces derniers24 e. de La botie, Discours de la servitude volontaire, flammarion, 1983 (1549), p.157 25 e. de La botie, Discours de la servitude volontaire, flammarion, 1983 (1549), p.159 26 Le saint-Chrme est une huile sanctifie, mlange dhuile dolive et de parfum, avec laquelle on procde certains sacrements. il tait utilis pour la crmonie de lonction des rois de france. on le mlangeait alors avec une parcelle du contenu de la sainteAmpoule qui, selon une lgende, avait t amene par une colombe lors du baptme de Clovis.

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permettent juste dempcher les personnes mal habilles de pntrer dans le palais mais ne seraient pas en mesure de freiner lentreprise dun groupe de personnes bien armes. Quand on regarde lhistoire des empereurs romains, on constate que, finalement, rares sont ceux qui ont pu chapper un attentat ou un assassinat. Leurs gardes leur furent de peu de secours. Dailleurs, plusieurs prirent des mains mmes de leurs archers. Ce ne sont donc pas cavaliers, fantassins ou autres soldats qui assurent rellement la scurit du tyran. Comment est-elle, ds lors, garantie? Par ces quelques personnes qui ont loreille du tyran:() ce sont toujours quatre ou cinq qui maintiennent le tyran, quatre ou cinq qui tiennent tout le pays en servage.

Ce ne sont jamais plus que cinq ou six personnes qui se sont rapproches du tyran ou ont t appeles par lui et qui sont devenues les complices de ses cruauts, de ses volupts et de ses pillages. De ces cinq ou six personnes dpendent six cent autres. Ces six cents personnes tiennent, leur tour, sous eux six mille personnes. Ces six mille personnes gouvernent des provinces ou grent des deniers. Quand on continue, on voit que ces six mille personnes ont galement des obligs. En bout de course, on verra que des centaines de milliers, des millions de personnes se tiennent au tyran par cette corde. Ce sont l les vrais soutiens de la tyrannie. La tyrannie est comme une maladie qui gangrne lensemble du corps social, un peu comme une partie vreuse du corps qui contamine tout le reste. Tout tyran sappuie sur des tyranneaux en dessous de lui, toute une srie de personnes qui veulent leur part du butin. On peut comparer cela ces socits de piraterie qui, par le rseau des liens dobligations que nouent entre eux les pirates qui les composent, parviennent gagner leur cause de belles villes et de grandes cits qui peuvent les abriter. A tous les tages, les gens souffrent du tyran. Ce dernier utilise les gens comme un bcheron utilise les morceaux du bois quil vient de fendre comme des coins pour fendre dautres bches. Ces personnes sont nanmoins contentes dendurer le mal que le tyran leur fait parce quelles peuvent en faire encore davantage aux personnes situes en dessous delles. Ces personnes sont souvent tonnantes de mchancet. Nanmoins, La Botie en vient prouver de la piti pour eux et pour la sottise qui les a pousss dans les bras du tyran. En effet, plus ces personnes se rapprochent du tyran, plus elles perdent leur libert. Tous ces villageois, ces paysans que ces personnes foulent du pied, quils rduisent quasiment en esclavage, sont en ralit bien plus libres que leurs oppresseurs. Pourquoi ? Parce quune fois quils ont fait ce quon attend deux, ils sont quittes. Par contre, explique La Botie, les courtisans et les bourreaux du tyran doivent constamment lui complaire, travailler pour lui sans relche, prvoir sa volont, deviner ses penses, se livrer aux mmes abus, prendre garde ses paroles, ses yeux, ses humeurs, etc. Est-ce l vivre heureusement? Est-ce l vivre tout court? Ils sont en ralit beaucoup moins libres que le laboureur et lartisan. Ils servent le tyran parce quils dsirent obtenir de lui des biens. Ils nont pas conscience ou ont oubli que ces biens, ce sont en ralit les leurs depuis

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toujours. Si le tyran les leur donne, cest parce quils lui ont donn le pouvoir de les accaparer tous. Ce sont dailleurs les biens et les biens uniquement qui obsdent le tyran. Il naime que les richesses et ne dtruit que les riches. Ses favoris se sont souvent rapprochs de lui pour accrotre leurs propres richesses. Ils rcoltent, dans un premier temps, les fruits des pillages mens pour lui mais, en ralit, lhistoire montre que le tyran finit par les anantir eux aussi. Il y a parfois quelques gens de bien dans la cour du tyran, des personnes dont la vertu et lintgrit suscitent le respect. Ces personnes ne sont pas pargnes non plus. Snque en faisait partie. Tout comme Tarse et Burrhus. Tous trois furent conseillers de Nron. Les deux premiers se suicidrent. Le dernier fut emprisonn. Mme les proches qui sont aims du tyran, ceux qui le connaissent depuis leur enfance finissent par tre anantis par ce dernier. Est-ce en raison de leur vertu que ces personnes finissent si misrablement? Non. Ceux qui se conduisent de manire criminelle connaissent un sort identique. Ceci explique dailleurs pourquoi la plupart des tyrans finissent assassins par leurs favoris. Spectateurs ou complices de ses crimes, ces derniers ralisent rapidement quels dangers ils sexposent. Le tyran nest aim par personne et naime personne. Il ny a l rien dtonnant. Lamiti est une chose sainte et sacre qui ne stablit quentre gens de bien qui se prennent en mutuelle estime. Elle na pas lieu dtre l o rgnent la cruaut, la dloyaut et linjustice. entre les mchants, quand ils sassemblent, cest un complot, non pas une compagnie ; ils ne sentranent pas, mais ils sentrecraignent ; ils ne sont pas amis, mais ils sont complices.27

A la rigueur, on peut dire que les voleurs et autres bandits sont des compagnons, quils partagent entre eux le butin et que la peur quils sinspirent mutuellement limite la capacit quils ont mutuellement de se nuire. Pour le tyran, par contre, toute amiti est impossible. Pourquoi ? Parce que lamiti ncessite lgalit. Nayant point dgaux, point de compagnons, il est au-del des bornes de lamiti. Etant le matre de tous, il nest lami de personne. Attirs par lclat de ses trsors, les courtisans sapprochent du tyran sans comprendre quils entrent dans la flamme qui les consumera. Supposons nanmoins quils en chappent, ils seront toujours la merci de son successeur. Par ailleurs, ces personnes sont honnies par tous. Le peuple accuse gnralement plus volontiers les proches du tyran que le tyran lui-mme. Le peuple les tient plus en horreur que des btes sauvages. Il leur reproche toutes les pestes et toutes les famines. Voil tout lhonneur que ces personnes reoivent de leur service. La Botie conclut en affirmant que Dieu, libral et dbonnaire, dteste la tyrannie et rserve assurment aux tyrans et leurs complices quelque chtiment particulier.27 e. de La botie, Discours de la servitude volontaire, flammarion, 1983 (1549), pp.168-169

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Adam Smith(1723-1790)

Recherches sur la nature et les causes de la Richesse des Nations1767

Prsentation de louvrageMonument dans lhistoire de la pense, la Richesse des Nations est - par excellence louvrage fondateur de lconomie politique en gnral et du libralisme conomique en particulier. Joseph Schumpeter, pourtant critique lgard des ides de Smith, estimait que ce livre fut, avec lOrigine des Espces de Darwin, celui qui connut le plus de succs parmi tous les ouvrages scientifiques parus jusqu ce jour.28 Lhistoire et la postrit de ce livre laissent songeur: un obscur professeur de morale dune universit cossaise se propose de rsoudre un problme philosophique assez pointu. Lequel? Comment le dsir denrichissement illimit de certains, considr depuis Aristote comme une passion destructrice, peut-il savrer compatible avec lintrt de tous? La rponse, extrmement argumente cette question, donnera naissance lconomie politique contemporaine. Les concepts invents, reformuls et utiliss dans cette dmonstration (capital, prix, valeur, intrt, profit, pargne, rente, salariat, division du travail, etc.) sont les instruments fondateurs dune pratique qui stendra la plante entire et qui, aujourdhui, rythme la vie des six milliards huit cent millions de personnes qui peuplent notre plante. Lexistence mme de ces personnes est, pour une large part, la consquence de lapplication des ides contenues dans cet ouvrage. En effet, le passage de lconomie de subsistance lconomie dabondance - qui sexplique par laccumulation du capital, la division du travail et le dsir denrichissement illimit - est lorigine dun boom dmographique indit dans lhistoire humaine. A lpoque o Smith rdige cet ouvrage, le nombre de citoyens que compte la totalit de lempire britannique (GrandeBretagne, Irlande, Amrique et Indes occidentales) est estim par lui quelques13 millions de personnes, soit un petit peu plus que la population vivant actuellement en Belgique.28 J. schumpeter, Histoire de lanalyse conomique. I. Lges des fondateurs, Gallimard, 1983 (1954), p.258

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Adam Smith

Du vivant mme de lauteur, le succs de cet ouvrage est tout fait spectaculaire. Ses ides exercent une attraction irrsistible. Avant que ne sachve le sicle, il connat neuf ditions anglaises et, en dpit de sa taille trs volumineuse, est traduit en danois, en flamand, en allemand, en italien et en espagnol. La traduction russe parut entre 1802 et 1806. Ds 1790, Smith devient la plus haute autorit du monde occidental en matire conomique. Il est le professeur du public, des tudiants mais aussi des professeurs qui enseigneront ses ides en Angleterre et partout ailleurs. Jusqu la parution des Principes de John Stuart Mill en 1848, ses ides fournissent lessentiel des ides de lconomiste moyen. Ricardo avait certes, lui aussi, publi ses propres Principes en 1817, mais ses ides ne se diffusrent pas en dehors de lAngleterre avant une longue priode. William Pitt le Jeune (1759-1806), premier ministre de la Grande-Bretagne de 1783 1801 et de 1804 1806, dclara Adam Smith: Nous sommes tous vos lves. Son influence sur les politiques conomiques de lpoque peut tre compare et surpasse mme celle de Keynes au milieu du XXme sicle et celle de Friedrich von Hayek et de Milton Friedman dans les annes 80 en Angleterre et aux Etats-Unis. Adam Smith fut enlev par des bohmiens lge de quatre ans. Son grand-pre, poursuivant les ravisseurs cheval, libra le petit Adam avant que le convoi ait pu quitter la rgion. Le monde aurait probablement t diffrent si Adam Smith tait devenu gitan.

Contexte gopolitique de la Richesse des NationsDans quel monde vit Adam Smith? A cette poque, les Etats-Unis, ou plutt les 12 Provinces-Unies de lAmrique septentrionale, sont encore des colonies britanniques qui accderont lindpendance neuf ans aprs la parution de cet ouvrage. Dans cet Etat rural, lessor dmographique, signe de bonne sant conomique, est alors phnomnal : alors que la population europenne double tous les 500 ans, la population amricaine double tous les 25 ans. Adam Smith, adversaire dclar de la colonisation, estime trs probable la scession des colonies amricaines de la Grande-Bretagne. Il prconise daccorder ces colonies une libert de commerce totale avec lextrieur et plaide pour quelles puissent expdier leurs reprsentants au Parlement britannique. Septante ans avant Tocqueville, Adam Smith est le premier intellectuel libral donner en exemple ce quon pourrait appeler, avant la lettre, le modle amricain, pays qui, contrairement lEurope et au mpris total de cette notion mercantiliste quest la balance commerciale, dveloppe pleinement son agriculture et importe en abondance des objets manufacturs en provenance dEurope. La Hollande, grande puissance commerante, est le plus riche Etat de lEurope mais, entrave par des politiques protectionnistes, a atteint les limites de sa croissance. Par la richesse, la Grande-Bretagne vient en second aprs la Hollande mais cest lun des plus puissants Etats de la plante et Londres est la plus grande ville commerante du monde. LIrlande et la Grande-Bretagne sont encore deux ro