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La double nature de l’architecture numérique Joël Onorato Mémoire de Master Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Paris Belleville Mars 2014 Séminaire Faire de l’histoire sous la direction de : Marie-Jeanne Dumont et Françoise Fromonot Analogies avec la nature chez les principaux théoriciens de l’ère numérique

La double nature de l'architecture numérique

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La double nature de l’architecture numérique

Joël Onorato

Mémoire de Master

Ecole Nationale Supérieure d’Architecturede Paris BellevilleMars 2014

Séminaire Faire de l’histoiresous la direction de : Marie-Jeanne Dumont et Françoise Fromonot

Analogies avec la nature chez les principaux théoriciens de l’ère numérique

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Sommaire

Avant-propos 5

Remerciements 11

Introduction 13

1. Analogies formelles a posteriori 251.1. L’emprise du Pli . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27

1.2. Animation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39

1.3. Apparition des analogies . . . . . . . . . . . . . . . . . 45

1.4. Archilab 2013, discours et promotion . . . . . . . . . . 51

2. Analogies avec les processus naturels 592.1. Une architecture évolutionnaire . . . . . . . . . . . . . 61

2.2. Emergence : recherche de performance . . . . . . . . . 69

2.3. Architecture génétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77

2.4. « Naturaliser l’architecture » . . . . . . . . . . . . . . . 83

Conclusion : le mirage de l’objectivité 89

Bibliographie 97

Table des illustrations 101

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Avant-propos

De tout temps, la nature a été une source d’inspiration pour l’homme et l’architecture. Voilà comment pourrait commencer une introduction à un écrit sur la nature et l’architecture. On pourrait continuer en esquissant une généalogie partant de Vitruve, passant par le nombre d’or, l’art nouveau et Frank Lloyd Wright, pour atterrir sur l’architecture contemporaine que l’on souhaite promouvoir, qu’elle soit « verte », « organique », « intelligente » ou « évolutionnaire ». Il ne faudrait alors pas oublier de citer l’architecture vernaculaire, celle de la campagne française, des Grisons suisses, ou des montagnes japonaises.

On a en effet fait appel à la nature, et continue de le faire, un nombre incalculable de fois. Elle a bien catalysé, accompagné, et parfois décoré des moments de l’histoire de l’architecture. Mais ce récit s’arrête souvent là, ne se posant pas la question du comment. Ni du quoi d’ailleurs, ou même du pourquoi. Que ce soit quand elle est invoquée, ou quand on raconte son invocation, la nature est toujours identifiée à un réservoir de vérité universelle, anhistorique, indiscutable. Cela rend vaine la recherche de raisons (« pourquoi l’invoquer ? car la nature est vraie »), mais décourage tout autant une définition plus précise de ce à quoi on fait appel (« quelle nature ? mais la nature, voyons »), qu’une interrogation sur les manières de traduire cet appel en architecture (« comment ? qu’importe ») : ce serait souiller des affres de l’opinion, de la multiplicité des pratiques humaines et sociales, ce qui précisément permettait enfin d’en sortir ; ce serait miner par la subjectivité le tant désiré salut de l’architecture par quelque chose d’objectif.

Ce mémoire est né d’un sentiment d’insatisfaction devant cette attitude, et du désir d’enquêter le rapport de l’architecture à l’idée de « nature ». Deux éléments y ont particulièrement contribué.

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D’une part, l’accumulation, au fil de mes études supérieures, de perplexités et d’interrogations sur ce sujet. De manière générale, ce qui m’apparaissait était que l’on attribuait la validité universelle de la « nature » à une partie en réalité exclusive de celle-ci. Comment comprendre, par exemple, l’insistance sur l’universalité du nombre d’or, alors qu’il suffit de regarder au-delà d’exemplaires très spécifiques de coquillages ou de fleurs pour l’invalider ? Pourquoi aujourd’hui ne fait-on presque plus référence au corps humain, ou animal, contrairement à la Renaissance où la figure de l’homme vitruvien était centrale ? Il apparaît ainsi difficile de mettre sur le même plan la nature selon Alberti, la nature des artistes rococo, qui concourt précisément à la critique des conventions classiques, ou encore la nature pour l’art nouveau. Ainsi, Hector Guimard affirmait en 1899 :

« Voyez-vous, c’est à la nature toujours qu’il faut demander conseil.[...] La beauté nous y apparait dans une perpétuelle variété. Point de parallélisme, ni de symétrie: les formes s’engendrent dans des mouvements jamais semblables. Evoquez la forêt [...] quelle leçon pour l’architecte, pour l’artiste [...] ! »1

Mais, un demi-siècle plus tard, Auguste Perret, dans son texte de 1952 Contribution à une théorie de l’architecture, reprenait un tout autre argument :

« Les grands édifices d’aujourd’hui comportent une ossature, une charpente en acier ou en béton de ciment armé. L’ossature est à l’édifice ce que le squelette est à l’animal. De même que le squelette de l’animal, rythmé, équilibré, symétrique, contient et supporte les organe les plus divers et les plus diversement placés, de même la charpente de l’édifice doit être composée, rythmée, équilibrée, symétrique même. »2

La nature est utilisée pour asseoir la variété tout comme la régularité ou la symétrie. Et pourtant, les bouches de métro de Guimard sont loin d’une quelconque asymétrie. Ce que suggèrent ces quelques exemples est que la référence à la nature est pour le moins une pratique complexe, étroitement liée au projet et à la théorie architecturale.

D’autre part, j’ai été très marqué par la lecture, il y a plus de cinq ans, de Les

1 V. Champier, interview à H. Guimard, Revue des Arts Décoratifs, n°19, 1899, pp. 9-10, reproduit dans C. Dulière (ed.), Victor Horta Mémoires, Bruxelles, Ministère de la Communauté française de Belgique : Administration du Patrimoine culturel, 1985.

2 A. Perret, Contribution à une théorie de l’architecture, Paris, Wahl, 1952 (seconde version revue et augmentée), republié dans Techniques et Architecture, XI, n°9-10, septembre-octobre 1952, p.32, et reproduit dans J. Abram, G. Lambert, C. Laurent (ed.), Auguste Perret. Anthologie des écrits, conférences et entretiens, Paris, Éditions Le Moniteur, 2006, pp. 455-457.

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mots et les choses de Michel Foucault. Ce livre a fait réellement naitre ce qui n’était avant qu’une impression résultant de mes études de mathématiques et de physique : la conscience que nous ne faisons que nous donner des moyens de comprendre le monde, et que le monde ne coïncide pas avec ces moyens. Dans son « archéologie des sciences humaines », il retrace comment la manière d’appréhender le monde, de distribuer des identités et des différences entre les choses, de distinguer l’autre et le même, a pu changer, du début de l’âge classique jusqu’à la naissance des sciences humaines. Comme l’indique Foucault lui-même,

« c’est […] une étude qui s’efforce de retrouver à partir de quoi connaissances et théories ont été possibles ; selon quel espace d’ordre s’est constitué le savoir ; sur fond de quel a priori historique et dans l’élément de quelle positivité des idées ont pu apparaitre, des sciences se constituer, des expériences se réfléchir dans des philosophies, des rationalités se former, pour, peut-être, se dénouer et s’évanouir bientôt. Il ne sera donc pas question de connaissances décrites dans leur progrès vers une objectivité dans laquelle notre science d’aujourd’hui pourrait enfin se reconnaître ; ce qu’on voudrait mettre au jour, c’est le champ épistémologique, l’épistémè où les connaissances, envisagées hors de tout critère se référant à leur valeur rationnelle ou à leurs formes objectives, enfoncent leur positivité et manifestent ainsi une histoire qui n’est pas celle de leur perfection croissante, mais plutôt celle de leurs conditions de possibilité »3

Ses analyses et conclusions ont probablement été enrichies, discutées ou dépassées depuis, et je serais sans doute moins enthousiaste aujourd’hui de la puissance de certaines formulations. Il n’en demeure pas moins qu’elles ouvrent le champ d’une interrogation sur la notion de nature : la possibilité de la comprendre non pas comme un domaine absolu où ranger les êtres, mais comme un outil d’ordonnancement du monde ancré dans l’histoire, une manière contingente et soumise au devenir de définir l’extériorité de l’homme.

Ainsi, loin de l’idée d’une nature universelle, ce qui semble s’esquisser de la conjonction de ces perplexités à l’éclairage épistémologique de Foucault, est que le rapport à la nature en architecture est au moins à la fois une projection d’outils de compréhension du monde sur le monde lui-même, c’est-à-dire d’une cosmologie, qu’une poursuite d’objectifs spécifiques à l’acteur qui le pratique. Mais, plus généralement, ce qui se dessine est la possibilité d’une véritable histoire du rapport à la nature en architecture, détachée du point de

3 M. Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p.13.

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vue sur la nature des pratiques qu’elle analyse4.

J’ai souhaité alors que le mémoire soit une contribution à ce projet. Par ailleurs, il m’importait, quel que soit le cadrage temporel choisi, d’aborder l’architecture contemporaine, afin de tenter d’élucider les manifestations complexes de la nature que j’avais des difficultés à comprendre. Que signifient certains textes théoriques ainsi que l’utilisation de photographies de Karl Blossfeldt chez Herzog & de Meuron5 ? Quelle importance donner à l’emploi de métaphores organiques dans l’architecture dite numérique ? Est-ce autre chose que l’exploitation de la nature en tant que formidable outil de

4 Des passages de cette histoire ont déjà été plus on moins implicitement traités. Pour la Renaissance italienne, on peut citer l’ouvrage pionnier de Rudolf Wittkower, qui évoque les rôles conjoints de l’idéalisme néo-platonicien et de la scolastique dans la croyance aux règles de proportion harmonique en tant que structure mathématique de l’univers : R.Wittkower, Les principes d’architecture à la Renaissance, Paris, Les Éditions de la Passion, 1996 (trad., édition originale anglaise 1949). Sur le XVIIIème siècle, Manfredo Tafuri donne des éléments succints mais stimulants concernant le naturalisme de l’abbé Laugier (davantage sur sa vision de la ville que sur son primitivisme), et sur un traité du peintre anglais Alexander Cozens : la nature se verrait attribuer une valeur civile, en substitution des principes traditionnels d’autorité en cours de démolition par le rationalisme et le sensualisme. Voir M. Tafuri, Progetto e Utopia. Architettura e sviluppo capitalistico, Bari, Editori Laterza, 2007 (1973), chapitre 1. En ce qui concerne Viollet-le-Duc, le travail de Laurent Baridon apporte des éclairages sur l’influence qu’ont pu avoir les débats en sciences naturelles de l’époque : voir L. Baridon, « Anatomie comparée et pensée évolutionniste dans le théorie et la pratique architecturale de Viollet-le-Duc » in L’architecture, les sciences et la culture de l’histoire au XIXème siècle, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2001, pp. 73-89, et L. Baridon, L’Imaginaire scientifique de Viollet-le-Duc, Paris, L’Harmattan, 1996. On peut également mentionner l’ouvrage récent de Catherine Ingraham, Architecture, Animal, Human: The Asymmetrical Condition, Abingdon, New York, Routledge, 2006. C. Ingraham y explore le rapport entre l’architecture et le vivant, homme ou animal, au cours de trois épisodes: la Renaissance, les Lumières, et la période contemporaine. Elle aussi mobilise Les mots et les choses de Foucault, et en particulier ses éclairages sur la naissance des sciences naturelles. Cependant l’ouvrage déborde consciemment l’approche historique par des spéculations suggestives mais peu convaincantes (sur les animaux et l’architecture notamment, reprises de son ouvrage antérieur de 1998, Architecture and the Burdens of Linearity). Plutôt qu’à un enregistrement attentif et critique du rapport à la nature, on assiste à la mise en oeuvre de références très variées au service de la volonté de l’auteur de montrer que la quête éternelle de l’architecture est d’imiter la vie. Cela provoque de nombreuses distorsions, comme celle prétendant qu’Alberti se référait à l’homme pour conférer à l’architecture la mobilité et la vitalité de la nature.

5 Voir par exemple J. Herzog, « The Hidden Geometry of Nature », in G.Mack, Herzog& de Meuron, The complete works, vol.1, Bâle, Birkhäuser, 1997, pp. 207-210, et P. Ursprung (dir.), Herzog & de Meuron : Histoire naturelle, Bâle-Montréal, Centre Canadien d’Architecture et Lars-Müller Publisher, 2002.

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légitimation ?

Avec ces questions en perspective, mes recherches ont initialement inclus l’art nouveau, ainsi que les textes théoriques de Viollet-le-Duc. J’envisageais alors une sorte d’histoire par chapitres, chacun dédié à un acteur ou à un mouvement où la référence à la nature était particulièrement visible : après Guimard Gaudí ou Horta, on y aurait trouvé Frank Lloyd Wright et l’architecture organique, l’expressionnisme allemand et son influence sur Herzog & de Meuron, Le Corbusier et les objets à réaction poétique, la cybernétique et l’architecture numérique et enfin l’émergence des préoccupations écologiques en architecture. Tout en ayant conscience de combien cette collection de monographies était impraticable, je ne savais pas encore sur quel objet concentrer véritablement mon temps et mes efforts.

C’est alors qu’une exposition organisée par le Fonds Régional d’Art Contemporain du Centre sur l’actualité de l’architecture numérique, inaugurée en septembre 2013 et intitulée « Naturaliser l’architecture », m’a permis de hiérarchiser mes préoccupations. J’ai ainsi reconsidéré l’intérêt des quelques écrits des vingt dernières années que j’avais lu sur le sujet, et compris que le matériel à disposition était plus riche et davantage lié à des questions cosmologiques profondes que je ne l’avais cru. Il m’est apparu nécessaire, et comme urgent, de me consacrer à l’architecture numérique, et de construire des outils pour comprendre un phénomène actuel auquel on venait d’ajouter un degré de complexité, et, me semblait-il, de confusion supplémentaire.

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Remerciements

Je tiens tout d’abord à exprimer ma reconnaissance envers l’Ecole d’architecture de Paris-Belleville, où je conclus mes études d’architecture, pour m’avoir donné l’occasion de suivre le séminaire Faire de l’histoire.

C’est donc aux enseignants qui l’animent que vont mes remerciements les plus chaleureux. Tout d’abord, Mark Deming m’a permis d’élargir mon champ initial d’étude en m’indiquant de stimulantes références. Mes directrices de mémoire, Marie-Jeanne Dumont et Françoise Fromonot, ont toutes deux été indispensables à la concrétisation de ce mémoire : disponibles et d’une grande qualité d’écoute, exigeantes dans leurs remarques et corrections, elles m’ont montré un soutien sincère qui a nourri l’ensemble de mes recherches.

Plus particulièrement, je voudrais remercier Marie-Jeanne Dumont pour m’avoir permis d’approfondir des points essentiels et de poser les bases de cette recherche lors d’un stage au laboratoire IPRAUS à l’automne 2013. Très précieuse aussi a été la contribution de Françoise Fromonot, qui, entre autres, m’a donné l’opportunité d’écrire un article à partir d’un des objets du mémoire. J’aimerais saluer la confiance qu’elle m’a accordée. Dans ce cadre, j’ai pu confronter mes idées à un contexte et à un enjeu différents, en faisant, par l’écriture, la discussion, et la critique, considérablement mûrir et progresser mes réflexions. Je tiens donc à remercier Pierre Chabard ainsi que le comité de rédaction de la revue Criticat pour les échanges et les corrections constructives dont mon travail porte l’heureuse trace.

Enfin, ce travail n’aurait pu voir le jour sans le soutien patient et solaire de ma compagne Anne-Charlotte.

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Introduction

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L’ombre des analogies

En 1971 Charles Jencks prévoyait la naissance dans les années 90 d’un mouvement fondé sur les métaphores biologiques : la Biomorphic School1. Même si on connait mieux ses ouvrages ultérieurs, Modern Movements in Architecture, qui paraît en 1973, et l’emblématique The Language of Post-Modern Architecture en 1977, cette appellation est reprise dans son célèbre arbre évolutionnaire de l’architecture du vingtième siècle, publié en 20002. Dans le « bassin attracteur » « biomorphique », qui se forme dès la moitié des années 80, on retrouve des acteurs de l’architecture numérique, comme F.O.A ou Greg Lynn, ainsi que des architectes comme Frank Gehry, Peter Eisenman et Bernard Tschumi. Formulée par l’infatigable inventeur d’étiquettes qu’est C. Jencks3, ce courant n’est peut-être pas à prendre au sérieux : l’auteur lui-même admet en avoir exagéré le poids historique, parce qu’il pense, en cohérence avec ses premières prédictions, qu’il sera important dans le futur4.

Un autre historien de l’architecture semble corroborer cette idée. Anthony Vidler, dans un essai de 2004 intitulé « Architecture’s Expanded Field », repris en 20085 et rangé parmi les textes théoriques marquants de la dernière décennie6, essaie d’identifier les principes unificateurs qui ont émergé du champ complexe et pluriel de l’architecture contemporaine. Il suit pour cela l’esprit d’un essai de 1979 de Rosalind Kraus, Sculpture in the Expanded Field, qui identifiait la spécificité de la sculpture contemporaine dans l’aptitude à sortir de son cadre traditionnel et à établir des liens avec d’autres domaines comme le paysagisme et l’architecture. De même, l’architecture aurait accru son domaine, et dans ce « champ étendu », trois modèles

1 C. Jencks, Architecture 2000 : Predictions and Methods, Londres, Studio Vista, 1971, voir aussi la réédition augmentée Architecture 2000 and Beyond : Success in the Art of Prediction, Chichester, Wiley-Academy, 2000.

2 C. Jencks, « Jencks’s theory of evolution, an overview of twentieth-century architecture », Architectural Review, n°7, Juillet 2000, pp. 76-79.

3 On reprend ici le sarcasme de Leonardo Benevolo, dans L. Benevolo, Storia dell’architettura moderna, Bari, Editori Laterza, 2011, 7ème partie, Chapitre XXII : « L’età dell’incertezza », pp. 948, 956.

4 Voir C. Jencks, op.cit.5 A.Vidler, « Architecture’s expanded field: finding inspiration in jellyfish and

geopolitics, architects today are working within radically new frames of reference », Artforum, 42, n°8, Avril 2004, puis repris et remanié dans Anthony Vidler (ed.), Architecture between spectacle and use, Williamstown, 2008, pp. 143-54.

6 Voir A. Krista Sykes (ed.), Constructing A New Agenda. Architectural Theory, 1993-2009, New York, Princeton Architectural Press, 2010, pp. 318-330.

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conceptuels seraient apparus : l’idée du paysage, les analogies biologiques et le nouveau concept de programme. Les analogies biologiques prendraient leurs origines dans l’influence des théories de Darwin sur l’art nouveau à la fin du dix-neuvième siècle. Les découvertes en génétique ainsi que l’avènement de la cybernétique7 auraient poussé des théoriciens comme Rayner Banham et Charles Jencks à préfigurer, dès les années 70, l’importance de la forme biologique. Enfin, Greg Lynn se serait inspiré de ces théories pour développer un nouveau répertoire de formes à l’aide des outils numériques, de l’idée du blob, aux « expérimentations avec les formes d’organismes complexes, des papillons au méduses »8.

Dernièrement, de septembre 2013 au mois de mars 2014 se déroule la 9ème édition d’Archilab, intitulée « Naturaliser l’architecture », matérialisée par une exposition au tout récent Fonds Régional d’Art Contemporain du Centre et par deux journées de colloque. Créé en 1999, Archilab, « laboratoire international d’architecture », est un événement culturel autour de l’architecture expérimentale contemporaine. Sa première édition s’attachait à montrer en France l’émergence de la culture numérique dans l’architecture contemporaine. L’édition de 2013 affirme vouloir rendre visible une nouvelle pratique, qui, par l’exploration de la simulation du monde vivant par les outils numériques, se situerait « à la croisée du design, des sciences informatiques, de l’ingénierie et de la biologie »9.

Ainsi, si la question de l’analogie avec la nature semble d’une grande actualité, et liée à l’emploi des outils numériques, faut-il pour autant en conclure qu’il s’agit d’un des paradigmes dominants des vingt dernières années, promis à un succès certain? Ce n’est pas, en tout cas, l’opinion de deux historiens spécialistes de l’architecture numérique, Antoine Picon et Mario Carpo.

7 Discipline fondée par le mathématicien Norbert Wiener vers 1948, avec la publication du livre Cybernetics, or Control and Communication in the Animal and the Machine, Cambridge (MA), The MIT Press, 1948. On la définit comme la « science qui utilise les résultats de la théorie du signal et de l’information pour développer une méthode d’analyse et de synthèse des systèmes complexes, de leurs relations fonctionnelles et des mécanismes de contrôle, en biologie, économie, informatique, etc », d’après l’article « cybernétique » dans le Trésor de la langue française informatisé (TLFi), http://www.cnrtl.fr/definition/.

8 « Beginning with the idea of the «blob» and more recently experimenting with the forms of complex organisms from butterflies to jellyfish, Lynn has designed coffee sets that interlock like the carapaces of insects and turtles and institutions that unfold from the ground like giant colorful orchids or artichokes. », in A. Vidler, op cit. (nous traduisons).

9 M-A. Brayer, F. Migayrou, « Introduction », in M-A. Brayer, F. Migayrou, Naturaliser l’architecture, Orléans, Editions HYX, 2013, p. 10 (catalogue de l’exposition).

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Dans Culture numérique et architecture10, A. Picon dresse un tableau des différentes redéfinitions que provoque la diffusion de l’ordinateur dans la culture architecturale et urbaine : statut de l’individu, fabrication du projet et de la forme, notion de tectonique, rapport à la matière, représentation et fabrication de la ville, sont autant de questions contemporaines qui profitent de la profondeur temporelle apportée par l’histoire de l’architecture, des sciences et des techniques, afin d’en apprécier l’évolution ou l’éventuelle révolution. Il rappelle ce qu’on entend communément par architecture numérique, « digital architecture » en anglais11 : la partie de l’architecture expérimentale qui explore les potentialités de l’utilisation de l’ordinateur dans la pratique et la théorie architecturales. Il s’agit d’un phénomène qui a une vingtaine d’années, né au début des années 90, même si ses racines sont plus profondes. Dans l’ensemble de ces analyses, la nature n’est pas absente mais joue un rôle marginal : elle est la plupart du temps évoquée non comme inspiration et moteur de changement, mais comme objet subissant la culture numérique. La notion de cyborg est emblématique de cette position de nature modifiée, et non modificatrice : être mi-chair, mi-machine, il représente le nouvel individu de l’ère numérique, dont les performances ont été augmentées pour vivre dans un contexte de plus en plus artificiel.

Quant à Mario Carpo, sa vision de l’histoire de l’architecture numérique est entièrement articulée autour de l’identification du changement majeur de paradigme de l’ère numérique : la fin de l’ « identicalité », au profit de la variation12. Nourri par une connaissance de l’histoire de la renaissance italienne, M. Carpo retrace la naissance du paradigme de l’identicalité, c’est-à-dire de la production de copies identiques, depuis les ambitions culturelles d’Alberti (créant la figure moderne du projeteur et la dissociation du dessin

10 A. Picon, Culture numérique et architecture : une introduction, Bâle, Birkhäuser, 2010.

11 A l’aube de l’utilisation de l’ordinateur en architecture, « « digital architecture » suffisait à parler des expérimentations au moyen de ce dernier : utiliser cet outil, c’était, par sa nouveauté même, s’interroger sur son influence sur le processus de projet et sur la production de la forme. Une fois que l’utilisation de l’ordinateur et de logiciels de dessin en deux ou trois dimensions comme AutoCAD, Rhinocéros, ou 3ds Max, s’est complètement démocratisée, toute architecture est devenue « numérique » (« digital »). Ainsi, on utilise parfois aujourd’hui le terme « digitally intelligent architecture » qui exprime qu’il s’agit d’une pratique consciente des spécificités introduites par les outils numériques, ou « computational design » (« design computationnel »), qui insiste sur la dimension calculatoire (compute en anglais signifie calculer, comme sa racine latine computare) qu’on suppose consciente.

12 Voir en particulier M. Carpo, The Alphabet and the Algorithm, Cambridge (MA),The MIT Press, 2011.

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et de la construction) et la naissance de l’imprimerie, jusqu’à la mécanisation et standardisation issues de la révolution industrielle. Les technologies numériques, nées des évolutions technologiques dans le creuset culturel post-moderne au sens large, sont intrinsèquement variables. Il n’y a plus d’économies d’échelle réalisées par la production d’éléments identiques : il est tout aussi coûteux de faire produire des éléments tous différents à l’aide d’une imprimante 3D ou d’une machine à découpe numérique. La question de la nature n’est ici pas évoquée. Dans un article de la même année cependant, M. Carpo souligne la présence « envahissante » d’analogies biologiques sur la scène de l’architecture numérique, en parlant d’une « insistance actuelle sur les solutions autogénérées ou automatiques (dites aussi autopoïétiques, morphogénétiques, ou biomimétiques »13. Cela reste pour lui un phénomène d’une importance historique bien moindre par rapport à la fin de l’identicalité et la remise en question du fonctionnement classique du projet.

Quel est alors le statut des analogies naturelles? Sont-elles marginales, envahissantes, ou prépondérantes? Plus précisément, quel est leur importance dans la production théorique et pratique de l’architecture numérique ?

Au delà d’aider à la compréhension de ces dissonances dans la considération de l’architecture numérique, interroger les analogies naturelles signifie interroger le rapport à la nature d’une part de l’architecture contemporaine. Il est d’autant plus nécessaire de comprendre ce rapport que, depuis les vingt ou trente dernières années, le pouvoir persuasif de la nature auprès du public n’a cessé de croitre avec la montée des préoccupations environnementales14. Dans un contexte aussi sensible, où tout ce qui est naturel est bon, il est important d’identifier quel lien est établi avec la nature, pourquoi il est établi, et comment cela se traduit architecturalement. En effet la nature, peut-être plus que tout autre référence externe en architecture, joue, dans la réception et dans la diffusion des idées, un rôle d’autorité. Et cela, depuis la naissance de l’architecture15. Vue l’ampleur de la question, et le vivier extrêmement fourni

13 M. Carpo, « La fin du numérique : la fin du commencement, et la fin du projet », Le Visiteur, n°17, novembre 2011, pp. 78-81.

14 Une des dates marquant l’essor de la prise en compte mondiale des questions environnementales est la publication en 1987 d’un rapport rédigé par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’Organisation des Nations unies, intitulé « Our Common Future » (« Notre avenir à tous »), connu sous le nom de « Rapport Brundtland ». Ce dernier a popularisé la définition de développement durable (sustainable development).

15 Voir, plus haut, l’avant-propos du Mémoire. Les précisions qui suivent peuvent clarifier la tâche d’une histoire de ce rapport à la nature, qui reste à écrire.

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d’exemples d’ « inspirations naturelles », il est important de préciser dans quels termes le sujet est abordé.

Analogie et référence à la nature en tant qu’idée

Contrairement à ce que l’on peut trouver dans des ouvrages collectifs sur la nature et l’architecture16, nous nous limiterons ici au rapport à la nature en tant qu’idée. Des questions comme le rapport intérieur/extérieur, l’insertion dans le paysage, l’organisation des vues sur celui-ci ne seront pas directement abordées : elle concernent plutôt le rapport à la nature en tant que présence qu’est susceptible de rencontrer le projet architectural : un arbre, un sol, une nappe phréatique, un paysage, des vues. Ainsi, Le Corbusier, dans Une petite maison, parle du rapport de la Villa le Lac à cette présence : « Pour que le paysage compte, il faut le limiter, le dimensionner par une décision radicale: boucher les horizons en élevant des murs et ne les révéler, par interruption des murs, qu’en des points stratégiques »17.

Le rapport à la nature en tant qu’idée peut être illustré avec le même architecte. En parlant des enseignements de Charles L’Eplattenier, Le Corbusier rappelle : « Mon maitre m’avait dit : seule la nature est inspiratrice, est vraie et peut être le support de l’œuvre humaine »18. C’est la nature en tant qu’entité conceptuelle, et non comme réalité physique investie par la construction, qui est vue ici comme modèle. On peut remarquer par ailleurs que ces deux types de rapport ne sont pas exclusifs. Dans cette affirmation de Richard Neutra, par exemple, exprimée dans un essai de 1956, les deux s’imbriquent : « Si l’architecture connait et répond par ses moyens à nos besoins psychosomatiques d’un environnement organiquement adapté, nous ne nous sentons pas emprisonnés par ses artefacts, mais jouissons de liberté

16 Voir par exemple J.L. Mateo (ed.), Natural Metaphor : an anthology of essays on architecture and nature, Barcelone, Zürich, Actar - ETH Zurich, 2007 ou R. Finsterwalder (ed.), Forms Follows Nature, Vienne, Springer, 2011. Ces deux ouvrages ont en commun une conception très large de la « nature », pour réunir un matériel hétérogène, en termes de qualité mais aussi de typologie ou d’objet d’étude.

17 Le Corbusier, Une petite maison, Zürich, Girsberger, 1954 ; cité par Valerio Casali dans « La nature comme paysage », Le Corbusier et la nature, IIIème rencontre de la Fondation Le Corbusier, Paris, Éditions de la Villette, 2004.

18 Le Corbusier, L’art décoratif aujourd’hui, Paris, éditions G. Crès, 1925.

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organique »19. Neutra recherche ici un idéal de liberté « organique » (rapport à la nature en tant qu’idée), que l’on peut atteindre par une compréhension de la part de l’architecture des besoins « psychosomatiques » des usagers humains, présents et abrités par l’architecture même (rapport à la nature en tant que présence).

L’analogie est la manière dont ce rapport se traduit architecturalement : on établit des ressemblances entre architecture et nature, et produit des principes, des formes, des structures, des ornements20. Le terme d’analogie englobe celui de métaphore, qui ne fait que nommer le rapport, alors que l’analogie est le contenu même de celui-ci. Distincte de l’analogie est la notion de référence. Dans l’affirmation de Le Corbusier que nous venons de citer plus haut, il ne s’agit en effet pas d’une analogie : il ne parle pas de la traduction architecturale d’une façon de voir la nature (qui serait la fabrication d’ornements issus de la stylisation d’un sapin jurassien par exemple), mais il y fait référence, c’est-à-dire que la nature est évoquée comme autorité sur laquelle on se fonde. Ainsi le rapport à la nature (en tant qu’idée) soit se traduit directement par une analogie, soit, si l’on souhaite se fonder sur l’autorité que l’on prête à la nature, il est constitué d’une référence, qui peut donner à son tour une analogie.

Après ces quelques clarifications, reste l’épineuse question de la nature. On définit communément la nature par l’ « ensemble de la réalité matérielle considérée comme indépendante de l’activité et de l’histoire humaines »21. On considère cependant aussi un champ de blé ou un parc comme appartenant à la nature, alors qu’ils sont le produit de l’activité humaine. Cicéron parlait alors de « deuxième nature », celle transformée par l’homme selon ses besoins. A la Renaissance, la notion de « troisième nature » apparaît afin de parler de la rencontre de l’art et de la nature dans les jardins : on la transforme pour qu’elle

19 « « If the architect knows and fills our psychosomatic needs by his devices of an organically fit surrounding, then we feel not imprisoned by his artifacts, but enjoy organic freedom», in R. Neutra, « Inner and Outer Landscape », in G. Kepes, The new landscape in art and science, Cambridge (MA), P. Theobald, 1956 (nous traduisons).

20 Sur l’analogie voir l’ouvrage de J.P. Chupin, Analogie et théorie en architecture. De la vie, de la ville, de la conception même, Gollion, Infolio éditions, 2010. L’ouvrage donne des perspectives intéressantes sur cet outil de pensée, mais est davantage exploratoire qu’explicatif.

21 « Nature » dans le Trésor de la langue française informatisé (TLFi), http://www.cnrtl.fr/definition/.

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devienne signifiante et représente les deux autres22. La qualité principale de ce qu’on appelle « nature » semble donc être un certain degré d’autonomie par rapport à l’homme et à sa culture. C’est cette idée qui fonde la dichotomie naturel/artificiel, fréquente entre autres en architecture : est artificiel ce qui a subi une mise en forme et un certain nombre de transformations de la part de l’homme. Par exemple, une pépite d’or est considérée naturelle, et une bague de la même matière artificielle, et, de même, un sapin est naturel, et un chalet artificiel.

Cette conception du monde est qualifiée de « naturaliste » par l’anthropologue Philippe Descola, et est en réalité fruit d’une longue histoire spécifique à la culture occidentale. Dans Par delà nature et culture23 P. Descola s’attache à reconstruire l’objet même de l’anthropologie et des sciences humaines en montrant les limites de la cosmologie occidentale fondée sur une opposition entre nature et culture, dont les peuples qu’elle étudie font en réalité l’économie. Il définit les quatre cosmologies qui règlent l’identification de l’humain et du non humain : l’animisme, le totémisme, le naturalisme et l’analogisme. Le naturalisme, fruit de la culture grecque et romaine, de l’établissement des sciences modernes depuis Galilée, et de la légitimation des sciences sociales, se caractérise par la croyance dans l’universalité de la nature, fond sur lequel se déploient les différences culturelles. L’universalité de la nature signifie que nous concevons que l’ensemble du monde physique est fait des mêmes choses (atomes, gènes) et régi par les mêmes lois (physiques, biologiques). Cette identité des physicalités est précisément ce que nous montre la science. Ce qui caractérise le naturalisme est l’incapacité à placer la culture dans cette universalité, à cause de sa définition intrinsèquement tautologique : la nature est la non-culture, et la culture est ce qui se distingue de la nature. D’où la production continue d’hybrides (comme la « deuxième nature » de Cicéron), et un sujet infini de débat. Ainsi la difficulté de définition de la nature est intrinsèque à notre cosmologie : « du fait de la dissociation qu’elle opère entre sujets humains et objets non-humains, l’ontologie naturaliste se condamne [...] à de perpétuels compromis tout en demeurant tenaillée par l’aspiration utopique de voir enfin s’établir une relation dominante capable d’éliminer la ségrégation qui la fonde »24. Nous oscillons ainsi entre le monisme naturaliste

22 Sur ces notions de deuxième et troisième nature, voir par exemple J.D. Hunt, L’art du jardin et son histoire, Paris, Odile Jacob, 1996 (trad.) ou F. A. Yates, L’art de la mémoire, Paris, Gallimard 1987 (trad.)

23 P. Descola, Par delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.24 Ibidem, p. 540.

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et le relativisme culturaliste : « ou bien la culture est façonnée par la nature, que celle-ci soit faite de gènes, d’instincts, de réseaux neuronaux ou de contraintes géographiques, ou bien la nature ne prend forme et relief que comme un réservoir potentiel de signes et de symboles »25.

Objet et méthode

Comment savoir alors, dans cette instabilité de la notion de nature, quand qualifier une analogie de naturelle ? Une première condition est que l’objet de l’analogie soit considéré par le concepteur et la cosmologie qui l’environne comme naturel, c’est-à-dire, nous l’avons vu, comme ayant par un certain degré d’autonomie par rapport à la culture26. Comme on a pu l’entrevoir dans les lignes qui précèdent, nous introduisons une deuxième condition : que le rapport à la nature soit intentionnel, c’est-à-dire voulu par le concepteur ou le théoricien en question. Car si les notions d’analogie ou de référence impliquent une action d’établissement d’une ressemblance, il est nécessaire d’indiquer qui les pratique. Notre hypothèse de travail est de ne pas s’intéresser à celles pratiquées par le public qui reçoit les œuvres, ni à celles que nous-mêmes serions en mesure de faire, mais à celles intentionnellement pratiquées par les acteurs de l’architecture numérique. Prenons un exemple un peu caricatural : un architecte qui s’inspire d’un ours brun car c’était son jouet d’enfance, fait-il ou non une analogie avec la nature ? Il en fait une si l’on en juge de l’extérieur, l’ours brun appartenant à la nature pour le sens commun ; mais pour cet architecte, l’ours brun n’a d’intérêt qu’en tant que siège d’une valeur affective personnelle, et non principalement comme un être de la nature. Nous retenons dans ce cas qu’il n’y a pas d’analogie avec la nature.

Il est parfois difficile de connaître les véritables intentions des concepteurs ou théoriciens que l’on examine. C’est pour cela que nous allons nous concentrer sur l’étude de textes théoriques : en tant que lieu d’enregistrement des intentions, ils constituent en effet un outil privilégié pour cette recherche. C’est en relation au discours qu’ils construisent que seront menées les

25 Ibidem, p. 120.26 On considérera dans ce travail l’adjectif « organique » comme synonyme de

« naturel »: il signifie généralement issu de matière vivante ou bien qui a une relation harmonieuse des parties au tout; dans tous les cas ce terme doit sa dimension persuasive à son acception naturelle. Cette connotation est d’autant plus forte en anglais qu’organic est aujourd’hui l’équivalent de biologique en français (agriculture biologique se dit organic farming, par exemple).

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analyses d’objets ou de projets. De plus, du fait du caractère expérimental de l’architecture numérique, la diffusion des idées, surtout dans les années 90, s’est effectuée davantage par les textes théoriques et moins par les réalisations, soit pas complètement convaincantes, soit en retard par rapport à l’innovation technologique défendue dans la théorie, soit enfin purement virtuelles, donc nécessitant une explication écrite ou orale. Cette dernière caractéristique perdure aujourd’hui et est intrinsèque à la dimension générique de tout projet numérique : si on travaille sur des algorithmes, des processus, la forme visible n’est qu’une actualisation, donc une information très partielle sur le projet. Ainsi, si l’analyse de textes est un outil adapté pour analyser le rapport à la nature, elle l’est peut-être encore plus dans le cas de l’architecture numérique.

Nous nous intéressons donc aux pratiques d’analogies avec la nature dans le discours architectural d’une telle part de l’architecture contemporaine. Seront analysés ainsi des écrits de Greg Lynn, Bernard Cache, John Frazer, Achim Menges et le Emergence Design Group, Karl S. Chu, ainsi que l’ensemble du matériel généré autour de l’édition de 2013 d’Archilab. Même si elle contient les principaux théoriciens du numérique, ainsi qu’un événement regroupant les architectes parmi les plus actifs aujourd’hui, cette sélection ne prétend pas à l’exhaustivité. On pourrait en effet envisager de la compléter par d’autres écrits, notamment ceux de Sanford Kwinter, de Lars Spuybroek, ou encore de Marcos Novak.

La thèse soutenue ici est que le rapport à la nature dans l’architecture numérique est double. D’une part, les textes reconnus comme fondateurs du numérique ont très peu de liens avec l’idée de nature, intéressés plutôt par les possibilités formelles et conceptuelles ouvertes par une interprétation de la philosophie de Deleuze. En suivant la production théorique de Greg Lynn, on montrera comment le rapport à la nature apparait progressivement sous forme d’analogie à posteriori. Cette approche est présente aujourd’hui dans une partie de la manifestation Archilab 2013. D’autre part, on verra dans une deuxième partie que d’autres acteurs du numérique, dans la continuité de la cybernétique, font référence à la nature, en tant que modèle de génération. Les bases d’une telle approche semblent posées par John Frazer ; la référence à la nature prend ensuite des formes assez variées, d’une approche proche de l’ingénierie permise plus tard par les logiciels de calcul, à une perspective de science-fiction extrême, jusqu’à l’autre moitié du discours théorique d’Archilab qui prône une « architecture naturalisée ».

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1. Analogies formelles a posteriori

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1.1. L’emprise du Pli

Même si les premières réflexions sur l’intégration de l’informatique et de l’architecture sont antérieures, on ne parle d’architecture numérique qu’à partir des années 901. Le terme numérique (digital), consolidé par le best-seller Being Digital de Nicholas Negroponte en 1995, désigne l’individualisation des technologies issues de l’informatique, qui sont progressivement passées de la sphère administrative et institutionnelle, militaire puis civile, à la sphère domestique, avec des outils comme le Minitel, créé en 1980, et l’internet (le world wide web de Tim Berner Lee), fondé en 1990, dont l’utilisation est facilitée en 1995 par le navigateur Netscape.

Cependant, la dimension technologique n’est pas suffisante pour expliquer les débuts de l’architecture numérique. Non seulement le développement des logiciels de dessin assisté par ordinateur orientés vers l’architecture est à ses débuts, mais cette innovation technologique n’est utilisée, pour l’instant, que pour optimiser le coût et le temps du dessin traditionnel. Le précurseur paperless studio, fondé à la fin de l’année 1992 à l’école d’architecture de l’université de Columbia à New York, expérimente une informatisation complète du dessin architectural, sans questionner néanmoins les changements potentiels dans la fabrication de la forme et du projet en lui-même.

Folding in Architecture

La révolution du numérique, le « changement de paradigme », sont amorcés par la rencontre de la réaction au déconstructivisme aux Etats-Unis avec la

1 En 1960, à l’aide du cybernéticien Gordon Pask, Cedric Price conçoit le « Fun Palace », un théâtre dans un espace flexible qui propose une interaction par l’intermédiaire de la machine entre usagers et acteurs. En 1967 est fondé au M.I.T. le Architecture Machine Group par Nicholas Negroponte, qui publie trois ans plus tard The Architecture Machine. Dans une attitude explicitement optimiste envers la technologie, Negroponte prône un humanisme à travers les machines (« humanism through machines »), et plus concrètement l’utilisation de l’ordinateur afin de mettre en place des machines intelligentes utiles à l’architecture et à l’urbanisme : la machine permettrait, contrairement à l’homme qui travaille à une échelle intermédiaire et plutôt générale comme celle du bâtiment, de réagir à des phénomènes locaux et conjoncturels (une baisse de revenu d’un ménage par exemple) et à gérer la complexité résultant de leur réunion, qui est aussi celle de la ville. Pour une généalogie plus détaillée, voir A. Picon, Culture numérique et architecture : une introduction, Bâle, Birkhäuser, 2010.

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philosophie de Gilles Deleuze. Cette rencontre se manifeste dans un numéro de la revue AD (Architectural Design) intitulé Folding in Architecture, édité par Greg Lynn et publié en 1993. Y sont réunis des essais d’architectes et théoriciens expérimentant des géométries complexes, et nombreux sont ceux qui portent la marque de Peter Eisenman : à l’occasion de 4 textes, sur 23 au total, il décrit et justifie des projets non réalisés, tandis que Greg Lynn, son élève, rédige l’essai introductif et présente un projet. On trouve enfin la traduction du premier chapitre de l’ouvrage de Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, publié en France en 1988 et traduit en anglais à la fin de l’année 19922.

Deleuze propose dans ce livre une généralisation de la pensée de Leibniz et de la notion de baroque, que celui-ci incarnerait par excellence. Il s’attache à montrer la présence de la figure du pli dans les arts, dans les concepts matématiques introduits par Leibniz, et dans sa théorie de l’individu comme « monade ». Le livre dans son ensemble vaut lui-même comme définition du terme plurivoque de pli, dont le noyau fixe est l’idée d’une discontinuité au sein d’une continuité, qui distingue, mais ne sépare pas. Dans le premier chapitre, intitulé « les replis de la matière », Deleuze aborde la philosophie de la nature de Leibniz, qui voit le monde comme continu, en contraste avec Descartes: « la division du continu ne doit pas être considérée comme celle du sable en grains, mais comme celle d’une feuille de papier ou d’une tunique en plis, de telle façon qu’il puisse y avoir une infinité de plis, les uns les plus petits que les autres, sans que le corps se dissolve jamais en points ou minima »3. Le monde vivant est lui aussi plié, dans le sens qu’il contient tous ses états intermédiaires: la génèse d’un organisme serait pour Leibniz le dépliement de tous les parties qui le composent, ou, en d’autres termes, un embryon serait un être infiniment replié. Le chapitre se conclut par des considérations sur le rôle de l’âme, elle aussi siège de plis.4

Peu remarqué en France, Le Pli est introduit aux États-Unis par P. Eisenman

2 G. Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Les Éditions de Minuit, 1988, et G. Deleuze, The Fold : Leibniz and the Baroque, Minneapolis, University of Minnesota Press, décembre 1992 (traduction anglaise par T. Conley, critiquée pour son manque de fidélité).

3 G. W. Leibniz, Pacidius Philalethi, cité par Deleuze, dans G. Deleuze, op. cit., p. 9.4 Ces dimensions ne sont pas du tout abordées par G. Lynn ou P. Eisenman. M. Carpo

trouve curieux qu’on ait choisi de reproduire ce chapitre-là, plutôt « opaque et vaguement trompeur », et non le suivant qui donne une définition plus mathématique, et intelligible, du pli, et qui préfigure les essais importants postérieurs, que nous analysons par la suite (voir M. Carpo, « Ten years of Folding », in G. Lynn (ed.), Folding in Architecture, AD Profile 102, AD 63, 2004 (réédition augmentée, 1993), pp. 14-19). Il serait cependant intéressant

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qui n’en retient, de manière générale, que l’idée de formes changeant de manière continue dans le temps, dans l’esprit de l’ « objet-événement » de Deleuze5. Cette dimension temporelle n’est pourtant pas ce qui émergera du numéro. Greg Lynn, qui sera à partir de maintenant un théoricien du numérique contrairement à P. Eisenman, y reviendra dans un essai de 1999 que nous analyserons par la suite. C’est plutôt une notion vague de continuité qui est le mot-clé de l’ensemble de Folding in Architecture, incarnée par la figure du « pli » : « Ce numéro explore […] une approche à une nouvelle architecture pliée et fluide »6 annonce-t-on dans le premier texte.

L’essai le plus marquant, souvent cité par la suite7, est celui de G. Lynn intitulé Architectural Curvilinearity : the Folded, the Pliant and the Supple (que l’on peut traduire par : Curvilinéarité architecturale : le plié, le pliable et le souple). Il commence par resituer les formes brisées du déconstructivisme dans une approche générale qui privilégie la production de systèmes formels hétérogènes, fragmentés et conflictuels. Cette culture de la fracture est entamée, selon G. Lynn, par l’ouvrage de Robert Venturi publié en 1966, Complexity and Contradiction in Architecture, et se diffuse par exemple dans la Collage City de Colin Rowe. A cette tendance sont opposés un « néo-modernisme » ou un « régionalisme », qui ne feraient que réprimer la contradiction en imposant une unité, un «langage architectural continu», qu’il soit repris de l’architecture classique, du modernisme, ou encore de caractéristiques locales supposées cohérentes et homogènes. G. Lynn qualifie cette attitude de « réactionnaire », tout en reprochant au déconstructivisme son sacrifice de l’unité. En effet, comme cela est esquissé dans le premier texte, Folding in Architecture s’inscrit dans un désir de dépasser la déconstruction appliquée à l’architecture et à l’urbanisme, perçue comme une correction légitime du

d’enquêter le lien éventuel entre les analogies a posteriori avec la nature contenues dans ces essais, et l’interprétation que fait Deleuze de la philosophie de la nature chez Leibniz.

5 Sur le rôle de P. Eisenman et son importation de la philosophie de Deleuze, voir M. Carpo, « Ten years of Folding », in G. Lynn (ed.), p. 15.

6 K. Powell, « Unfolding Folding », in G. Lynn (ed.), Folding in Architecture, AD Profile 102, AD 63, mars-avril 1993 (réédition augmentée 2004), Chichester, John Wiley & Sons, p.23 (nous traduisons).

7 Il est repris par exemple dans A. Krista Sykes (ed.), op.cit., pp. 30-61, et dans le recueil d’articles parus dans Architectural Design qui ont marqué le numérique : M. Carpo (ed.), The Digital Turn in Architecture 1992-2012, AD Reader, Chichester, John Wiley & Sons, 2012, pp 28-44.

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mouvement moderne, mais au résultat excessivement fracturé et conflictuel8.

L’architecture « fluide » proposée par G. Lynn entend alors concilier ces deux approches, en s’appuyant sur leur origine contextualiste commune: il s’agit d’être unitaire sans renoncer à la prise en compte de la complexité irréductible du contexte. Le principe est donc l’« intégration intensive des différences à l’intérieur d’un système continu mais hétérogène »9, à l’instar d’un mélange fluide d’éléments indissolubles en cuisine, de couches géologiques, ou de fluides visqueux. Ici G. Lynn utilise des analogies du monde matériel pour expliciter et illustrer son idée de continuité : même s’il peut sembler inutile de le préciser à ce stade, ces analogies et exemples, mis à part que ce n’est pas leur caractère « naturel » qui est mis en jeu, ne sont pas générateurs de cette apologie du continu.

Le pli est entendu, de manière cohérente avec l’idée qu’en donne le premier chapitre de l’ouvrage de Deleuze, comme déformation dans une continuité, comme la possibilité d’incorporer une information locale et particulière au sein d’un continuum, c’est, enfin, la promesse de la continuité quelque soit la complexité rencontrée. L’intérêt d’une architecture pliée est ainsi pour G. Lynn l’adaptabilité au contexte, la question posée par l’ensemble de Folding in Architecture étant : « Comment l’architecture peut être configurée comme un système complexe où les particularités externes sont déjà pliées ? »10. G. Lynn insiste à plusieurs reprises sur le fait que la dimension métaphysique de la notion de pli que construit Deleuze est transférée à l’architecture non de manière formelle, mais conceptuelle. Il s’agit d’ « une soumission rusée [au contexte] qui est capable de plier et non de rompre »11, et « plutôt que de parler des formes du pli de manière autonome, il est important de maintenir une logique et non un style de la curvilinéarité »12. Les affinités formelles des projets présentés ne seraient que le résultat de cette habileté à se plier aux

8 « Neither the reactionary call for unity nor the avant-garde dismantling of it through the identification of internal contradictions seems adequate as a model for contemporary architecture and urbanism. », G. Lynn, « Architectural Curvilinearity : the Folded, the Pliant and the Supple », in G. Lynn (ed.), op. cit., p. 24. Voir aussi K. Powell, op. cit., p.23.

9 « the intensive integration of differences within a countinuous yet heterogeneous system », G. Lynn, op. cit., p. 24 (nous traduisons).

10 « How can architecture be configured as a complex system into which the external particularities are already found to be plied ? », ibidem, p. 31 (nous traduisons).

11 « a cunning submissiveness that is capable of bending rather than breaking », ibidem, p. 26 (nous traduisons)

12 « Rather than speak of the forms of folding autonomously, it is important to maintain a logic rather than a style of curvilinearity », ibidem, p. 30 (nous traduisons).

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contingences du réel. Cette idée est pourtant démentie à plusieurs reprises par des affirmations comme : « Les projets sont formellement pliés, flexibles et souples afin d’incorporer le contexte avec une résistance minimale »13.

Parmi les sources et outils de cette recherche, G. Lynn cite : « la géométrie topologique, la morphologie, la morphogénèse, la théorie des catastrophes, ou les technologies informatiques de la défense et de l’industrie du cinéma d’Hollywood »14. Les premiers domaines sont en réalité des branches des mathématiques, et G. Lynn se réfère plus particulièrement au mathématicien français René Thom, médaillé Fields en 1958. Ce dernier fonde la théorie des catastrophes, qu’il divulgue dans un livre de 1972 intitulé Stabilité structurelle et morphogenèse15 : avec des applications en physique et en biologie également, cette théorie s’intéresse de manière géométrique (avec les outils de la topologie différentielle) à l’apparition de discontinuités au sein de systèmes dynamiques continus. Il propose ainsi une classification très générale et abstraite de la « morphogénèse », c’est-à-dire de l’ensemble des changements de forme d’un système, appelés « catastrophes »16. La notion de « pli » de Deleuze s’inspire en partie du nom d’une de ces catastrophes, pour ensuite devenir un concept vague et très général.

En ce qui concerne les technologies informatiques et le cinéma, G. Lynn parle des effets de « morphing », et donne deux exemples provenant du monde du spectacle. Il cite d’abord Michael Jackson, qui est pour lui une image de la notion de forme corporelle multiple au sein d’un même individu, à la fois noir et blanc, homme et femme. Cette multiplicité est représentée dans le vidéo-clip de sa chanson « Black or White » de 1991 où la séquence finale est un plan fixe sur des visages de personnes de différentes ethnies qui se transforment continûment. Cela est possible grâce à la technique du morphing, développée

13 « « The projects are formally folded, pliant and supple in order to incorporate their contexts with minimal resistance », ibidem, p. 26 (nous traduisons).

14 « Common to the diverse sources of this post-contradictory work- topological geometry, morphology, morphogenesis, Catastrophe Theory or the computer technology of both the defence and Hollywood film industry- », ibidem, p. 24 (nous traduisons).

15 R. Thom, Stabilité structurelle et morphogenèse. Essai d’une théorie générale des modèles, Paris, Interéditions, 1972.

16 Voir B. Pire, « « Stabilité structurelle et morphogenèse (R. Thom) », Encyclopædia Universalis (en ligne), http://www.universalis.fr/encyclopedie/stabilite-structurelle-et-morphogenese/, ou également les explications de Annick Lesne, mathématicienne, dans un essai du catalogue d’Archilab 2013 : A. Lesne, « Vers une architecture organique », in M-A. Brayer, F. Migayrou, Naturaliser l’architecture, Orléans, Editions HYX, 2013, pp. 188-197, (pp. 195-96 notamment).

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à la fin des années 80 pour le traitement informatique des images et remplaçant le fondu classique au cinéma. Cette même technique est employée pour le film Terminator 2 et un article à la fin de Folding in Architecture y est d’ailleurs dédié17.

Ainsi, ces références nous renseignent sur la transposition architecturale que propose au fond G. Lynn, et qui sera retenue par la suite. Au delà de l’idée de flexibilité pas beaucoup plus précise et actuelle que celle empreinte à la sagesse populaire18, ce sont surtout les outils de traitement informatique de l’image qui peuvent permettre de réaliser cette idée de continuité : le contenu principal de Folding in Architecture est donc une esthétique formelle de la continuité. Ce désir de formes fluides investira, peu après, le champ de la production de l’architecture, avec l’essor du dessin de courbes libres (« splines »19) dans le dessin assisté par ordinateur. Comme le dit Mario Carpo dans un article accompagnant la réédition de Folding in Architecture en 2004, « quand les technologies digitales ont été disponibles, elles ont été épousées et adoptées- et immédiatement mises à l’œuvre pour réaliser ce que les architectes désiraient le plus et ce dont ils avaient le plus besoin à ce moment là : des plis »20. Comme en guise de confirmation de cette orientation formelle, G. Lynn inventera le terme par la suite célèbre de « blob », héritier direct du pli, en 199621.

Les débuts de l’architecture numérique correspondent donc à une interprétation principalement formelle de l’idée de Pli de Deleuze, qui catalyse l’utilisation

17 Il s’agit d’une interview par Stephen Perella de l’assistant du directeur des effets spéciaux de Terminator 2, voir S. Perella, « Computer Imaging : Morphing and Architectural Representation », suivi de S. Perella, « Interview with Mark Dippe : Terminator 2 », in G. Lynn (ed.), Folding in Architecture, AD Profile 102, AD 63, mars-avril 1993 (réédition augmentée 2004), pp. 106-109.

18 « Je plie, et ne romps pas » dit le roseau au chêne, dans J. de La Fontaine, Fables choisies, Paris, 1668, livre I , fable 22 (disponible par exemple en ligne à l’adresse http://www.la-fontaine-ch-thierry.net/chenroso.htm).

19 Les splines sont des courbes définies par une fonction polynomiale par morceaux continûment dérivable. Elles proviennent du design de l’industrie automobile, grâce notamment aux recherches de Pierre Béziers pour le constructeur Renault et de Paul De Casteljau pour Citroën, au début des années 60.

20 « when digital design tools became available, they were embraced and adopted- and immediatly put to use to proces what many architects at the time most needed and wanted : folds », M. Carpo, « Ten years of Folding », in G. Lynn (ed.), Folding in Architecture, AD Profile 102, AD 63, 2004 (réédition augmentée, 1993), pp. 14-19.

21 Voir G. Lynn, « « Blobs (or Why Tectonics is Square and Topology is Groovy) », ANY, 14, Mai 1996, pp. 58-62.

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du numérique en architecture pour dessiner des géométries complexes et courbes. Il n’y a donc pas d’analogie avec la nature, ni encore moins de référence à la nature, que ce soit au niveau créatif ou argumentatif.

Terre Meuble

L’ouvrage de Deleuze est également à l’origine d’un autre texte théorique fondamental : Terre Meuble, de son ancien élève, et architecte, Bernard Cache22. Deleuze lui-même le qualifie de « texte d’inspiration géographique, architecturale et surtout mobilière [...] essentiel pour toute théorie du pli »23. Publié en France en 1997, il est en réalité précédé par la traduction américaine en 199524 du manuscrit originel datant de 198325, inaugurant avec un autre ouvrage, la Writing Architecture Series de la MIT Press. Dans la préface, l’éditeur Michael Speaks souhaite inscrire B. Cache dans la continuité de la réception du Pli aux Etats-Unis : non seulement elle s’intitule « Folding toward a new architecture », mais la moitié du texte est consacrée aux idées contenues dans Folding in Architecture. B. Cache est alors présenté comme un des représentants d’une « bonne » architecture pliée, c’est-à-dire qui ne s’intéresse pas au pli formel, mais dont l’attitude de projet est « pliée », dans le sens qu’elle est assez souple pour être formée par ce qui est à l’extérieur et assez résiliente pour rester cohérente en tant qu’architecture26. Même si sa publication n’aurait probablement jamais eu lieu sans l’engouement pour Folding in Architecture, l’ouvrage peut être considéré indépendamment, ne serait-ce que pour la date du texte original, mais aussi car il se veut une continuation directe du travail de Deleuze, sans avoir à faire référence à une lecture de seconde main. C’est en effet un véritable essai de philosophie et d’esthétique, qui inscrit le numérique dans une théorie générale des formes, dans la lignée des théories formalistes de l’histoire de l’art de Alois Riegl, Heinrich Wölfflin, et Wilhelm Wörringer. Cette théorie fonde son travail de praticien, et « n’est qu’une des composantes d’un développement plus général qui vise à constituer une chaine de production industrielle d’objets

22 B. Cache, Terre Meuble, Orléans, Editions HYX, 1997.23 G. Deleuze, op. cit., p. 22 (note n°3).24 B. Cache, Earth Moves : The Furnishing of Territories, Cambridge (MA), The MIT

Press, 1995 (traduction).25 Comme l’indique l’édition américaine. La référence de Deleuze signale que ce

manuscrit devait s’intituler « L’ameublement du territoire ».26 Voir M.Speaks, « « Folding toward a new architecture », in B. Cache, op. cit., pp.

xiii-xix.

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non-standard, objets auquels Gilles Deleuze a donné le nom d’Objectile. L’impulsion qu’a donnée Gilles Deleuze à ces travaux est si fondamentale que l’entreprise que nous poursuivons ne me semble constituer rien d’autre qu’une poursuite de sa philosophie par d’autres moyens »27, affirme B. Cache en avant-propos.

C’est là, dans la précision de la notion d’ « objectile » et de « non-standard », que réside l’apport principal du livre à la théorie de l’architecture numérique. Un chapitre y est entièrement dédié, intitulé « subjectiles et objectiles ; vers un mode de production non standard ». Une réflexion philosophique partant du constat du changement des rapports de production dans le capitalisme tardif portés par les outils numériques28 est précédée d’un en-tête d’une grande clarté, dont nous reproduisons le propos principal.

« Bref, les systèmes de CFAO [Conception et Fabrication Assistées par Ordinateur] ont certes accru la productivité de la conception mais, fondamentalement, on ne fait pas autre chose que ce que l’on faisait déjà avec les outils traditionnels du dessin. Or nous pouvons envisager des systèmes de deuxième génération dans lesquels les objets ne sont plus dessinés mais calculés. Alors l’usage de fonctions paramétriques nous ouvre de grandes possibilités. En premier lieu ce mode de conception permet de projeter des formes complexes qu’on saurait difficilement représenter par le dessin. Au lieu des compositions de primitives ou des profils simples, nous aurons des surfaces à courbure variable et des volumes quelconques. Visualisée sur écran, la variation des paramètres de ces surfaces et de ces volumes génère une séquence vidéo, dont chaque arrêt sur image peut donner lieu à la production d’un objet.Ensuite ces systèmes de deuxième génération jettent les bases d’un mode de production non-standard. En effet l’écriture automatique des programmes d’usinage permet de fabriquer une forme différente pour chaque exemplaire d’une même série. On produit alors industriellement des objets uniques.Nous nommerons « subjectiles » les objets variables calculés comme des surfaces ouvertes, et « objectiles » les objets variables calculés comme des surfaces qui se rebouclent sur elle-mêmes et forment ainsi des volumes. »29

L’objectile est donc un objet variable: il n’est pas défini par une forme

27 B. Cache, Terre Meuble, Orléans, Editions HYX, 1997, p. 7.28 « De nouveaux rapports de production vont de pair avec une nouvelle objectivité

(Neue Sachlichkeit). Nous restons conformes à l’esprit du Bauhaus mais, précisément, parce que les rapports de production ont changé nous ne pouvons plus dessiner la même chose que nos prédécesseurs des années trente. », ibidemibidem, p. 69.

29 Ibidem, p. 63.

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figée, mais par une opération mathématique (une fonction, un algorithme) qui peut produire une infinité de formes en fonction des paramètres qu’elle reçoit en entrée. Il s’oppose ainsi à l’objet standard, fondé sur la répétition à l’identique par des technologies mécaniques ; conçu au moyen de l’ordinateur, qui manipule des fonctions, et produit par des machines commandées numériquement, qui accueillent indifféremment toute forme, il peut être à chaque actualisation différent. Bernard Cache identifie ainsi ce que Mario Carpo enregistrera ensuite comme le nouveau paradigme introduit par les technologies numériques : la variabilité, qui remplace l’identicalité. Dans son agence, qui s’appelle d’ailleurs « Objectile », B. Cache expérimente cette notion en produisant du mobilier et des objets de second œuvre, comme des portes ou des panneaux, fabriqués à l’aide de fraiseuses et d’outils de découpage numériques30. Si l’on peut être étonné qu’une telle conscience des enjeux des nouvelles technologies conduise à se concentrer sur la production d’éléments ornementaux et secondaires, cela est cohérent avec une prudence envers l’emploi du numérique : « La cité y gagnera-t-elle pour autant ? […] Le mieux est probablement de procéder pas à pas. Polissons nos lentilles. Prenons le soin de développer des outils logiciels et productiques. Et pour commencer, ne négligeons pas les éléments de second œuvre. »31

Ce nouvel objet peut alors, selon B. Cache, renouer avec une tradition organique: « du subjectile à l’objectile ne retombons-nous pas dans la plus vieille des pensées ? […] Ne rejoignons-nous pas alors l’organique ? »32. Dans les propos plutôt hermétiques qui accompagnent cette affirmation33, ce que l’on comprend est que l’objectile, par sa variabilité et son indétermination, est un objet non clos : « l’objectile est ce volume de déphasage à la suture toujours labile qui ouvre l’édifice moderne sur de nouvelles géographies »34, il

30 Voir par exemple la page internet d’Objectile sur le site d’un réseau international de producteurs de matériaux « innovants » : http://materia.nl/material/objectile/.

31 Ibidem, p. 151.32 Ibidem, p. 70.33 On assiste à des analyses de formes simples (la « ligne ouverte », le « cercle lisse »,

le « cercle pointé », le « cercle harmonique ») représentées dans des croquis, auxquelles on attribue des valeurs philosophiques très générales. Le chapitre se conclut sur la mise en oeuvre de ces figures dans l’interprétation de natures mortes, en particulier celles hollandaises du XVIIème siècle : pour B. Cache une épluchure de citron devient, par exemple, le signe que les objets ne sont pas clos, à l’époque où la circulation marchande décloisonne le rapport intime entre consommation et production. Voir Ibidem, pp. 77-80.

34 Ibidem, p. 77.

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Figure 1. Bernard Cache, sculpture obtenue par fabrication numérique et classée comme « tore », photographie de P. Renaud et M. Combes. D’après B. Cache, Terre Meuble, Orléans, Editions HYX, 1997, cahier central d’illustrations en couleurs, p. xiii.

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offre « la possibilité de reconnecter le corps sur le territoire »35, et permettrait dès lors le « bouclage du corps et de l’objet »36. Le mobilier peut alors donner, à l’intérieur, une image d’un nouvel extérieur, une « terre meuble » précisément, nouvelle forme de territoire : « de la forme au dehors que présente la géographie, nous passons à une forme du dehors qu’épousent les plis du revêtement intérieur »37. L’objectile récupère ainsi « l’aura des objets naturels et artisanaux » perdue par l’objet standard38.

Par delà l’abstraction et la complexité des propos de B. Cache, on peut y voir une suggestion d’une clé de lecture fondamentale du rapport à la nature dans l’architecture numérique. Après avoir clairement défini l’objet-type de l’ère numérique, l’objectile, B. Cache nous indique une de ses qualités : ressembler à quelque chose de naturel, comme un paysage montagneux. Autrement dit, un objet relevant de l’architecture numérique peut, sans être fabriqué par des analogies avec la nature, être interprété à posteriori comme analogue à celle-ci. Une explication plus concrète des raisons de cet aspect sera donnée dans l’essai que nous analysons par la suite.

En guise de confirmation de la différence entre raisons internes, étrangères à une quelconque référence à la nature, et apparence « naturelle » résultante, non seulement la constitution de l’objectile ignore la nature, mais la théorie esthétique de B. Cache ne se fonde pas davantage sur elle. Elle s’articule autour de trois concepts ayant l’ambition de comprendre et classer toute image, et en particulier celles de l’architecture : l’inflexion, le vecteur et le cadre. L’inflexion est une variation intrinsèque à une forme, indépendante de tout référentiel ; le vecteur une action discrète, ponctuelle sur une forme ; et le cadre une sélection, une concentration de l’attention sur un partie de la réalité. Ils sont les outils d’un regard formel sur le monde, l’architecture devenant alors un opérateur topologique par la manipulation de ces trois concepts. La « nature » ne peut alors qu’être dissoute dans cette approche totalisante, elle n’a plus de spécificité, elle est un ensemble de formes parmi d’autres : « Nous en venons donc à considérer la forme en tant que forme. Cela signifie que nous prenons les choses pour des images, sans rapport à une profondeur, une antériorité, ni même à une utilité ou à une quelconque représentation. Déjà le territoire n’apparaissait plus que sous l’espèce d’une surface à courbure variable, porteuse de singularités diverses. A son tour l’architecture ne sera

35 Ibidem, p. 76.36 Ibidem, p. 77.37 Ibidem, p. 57.38 Ibidem, p. 80.

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plus qu’emboitement de formes cadrantes »39. L’indifférence envers la nature cache en réalité un effort, celui de l’abstraction, pour laquelle la nature est un dangereux obstacle :

« C’est que, par dessus tout, les modernes redoutaient deux dangers opposés : la dissolution dans l’indéfini et le retour à la représentation de formes naturelles. D’une part donc la perte de la forme, d’autre part, les entrelacs végétaux dans lesquels s’était pris l’Art Nouveau. Et sans doute très vite ces deux dangers menacent-ils, aussitôt que l’on travaille la forme infléchie. En ce cas, il semble que, plus on affronte le continuum, plus il importe de garder le contact avec une expérience esthétique la plus abstraite possible. »40

En somme, le travail de Bernard Cache ainsi que la théorie qu'il propose ne se basent pas sur une référence ou des analogies naturelles, mais sur une exploration des formes calculées que permettent les technologies numériques. B. Cache n'en demeure pas moins conscient que le résultat de ces formes fait penser à la nature, donne à voir des nouveaux territoires, de nouvelles géographies. Nous n'excluons pas qu'il y ait un effet de second ordre qui ferait que la conscience d'un tel résultat influe en retour sur les intentions : la manipulation d'un objectile s'effectuerait alors dans le but de créer des objets à l'apparence naturelle. Mais il s'agirait là d'une dimension de moindre importance, difficilement vérifiable, jouant, peut être, le rôle souterrain de réconfort pour une théorie parfois aride.

39 Ibidem, p. 29.40 Ibidem, p. 40.

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1.2. Animation

Quelques années plus tard, en 1999, Greg Lynn publie sa première monographie, Animate Form41. Il y présente des images de synthèse de 4 projets non réalisés, ainsi que deux installations à des expositions, le contenu étant repris dans un cd-rom. Ces différentes expériences, qui datent des années 1994 et 1995 en réalité, sont introduites par un essai homonyme inédit. Si Folding in Architecture précédait le réel développement du dessin par ordinateur et formulait surtout une volonté culturelle de formes continues, Animate Form bénéficie d’un recul bien plus important. L’essai de G. Lynn est, sous la forme d’un plaidoyer pour une architecture animée, une définition du potentiel de la conception et du dessin assistés par ordinateur, qui reste aujourd’hui encore d’actualité. « Le défi de la théorie et du design contemporains est d’essayer comprendre l’aspect de ces outils [de calcul numérique] d’une manière plus sophistiquée qu’un simple répertoire de formes nouvelles »42 : voilà le programme qu’il se donne.

Si une architecture « animée » semble être reliée aux concepts d’animalisme, d’animisme, de vitalité, de croissance ou de virtualité, comme l’évoque G. Lynn dans les premières lignes de l’essai, la dimension « vitale » est de fait rapidement écartée. On retient plutôt l’idée d’une forme qui incorpore des informations relatives aux mouvements et aux forces qui agissent sur elle. C’est le cas d’une coque de bateau qui est façonnée, au moment de sa conception, par la simulation de champs de forces et de vitesses d’un fluide, et qui prend en compte, dans une forme unique, différentes configurations d’orientation par rapport au vent. De même, « les formes d’une architecture conçue dynamiquement peuvent être façonnées en fonction d’efforts et de mouvements virtuels, […] le mouvement virtuel permet à la forme d’occuper continûment une multiplicité de positions possibles avec une même forme »43.

41 G. Lynn, Animate Form, New York, Princeton Architectural Press, 1999.42 « The challenge of contemporary architectural theory and design is to try to

understand the appearance of these tools in a more sophisticated way than simply a new set of shape. », G. Lynn, Animate Form, New York, Princeton Architectural Press, 1999, p.17 (nous traduisons).

43 « « the forms of a dynamically conceived architecture may be shaped in association with virtual motion and force, […] virtual movement allows form to occupy a multiplicity of possible positions continuously with the same form », ibidem, p.10 (nous traduisons).

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Voici qu’est rappelée, sans la nommer, l’idée du pli. Le début du texte consacre ainsi plusieurs paragraphes à une critique, non plus uniquement du déconstructivisme, mais de la vision traditionnelle de l’architecture, à laquelle s’oppose Animate Form. Caractérisée par l’adjectif « statique », cette architecture s’inscrit dans un « espace de coordonnées cartésiennes idéal et neutre »44 : elle ambitionne l’éternité à travers une pureté et une autonomie formelle, et postule une fixité programmatique et typologique, ainsi que la verticalité, symptomatique d’ « une compréhension rétrograde de la gravité »45. C’est de cette conception qu’il faut se détacher, et ainsi, « le passage de cet espace passif de coordonnées statiques à un espace actif d’interactions implique un déplacement d’une pureté autonome à une spécificité contextuelle »46. Comme le pli de Folding in Architecture, l’animation de Animate Form permet de s’adapter au contexte, d’être flexible, multiple : le programme culturel, typique de la post-modernité, est très semblable.

Ce n’est qu’après ces considérations de théorie architecturale que G. Lynn développe le contenu principal de l’essai : « l’essor de la visualisation assistée par ordinateur a permis aux architectes d’explorer pour la première fois des formes basées sur le calcul »47, comme l’avait déjà remarqué B. Cache. Il définit alors les trois propriétés fondamentales d’une conception par ordinateur : la « topologie », le « temps » et les « paramètres »48. La « topologie » signifie ici, de manière un peu abusive, des géométries qui ne

44 « « Traditionally, in architecture, the abstract space of design is conceived as an ideal neutral space of Cartesian coordinates », ibidem, p.10 (nous traduisons).

45 « static models underwrite the retrograde understanding of gravity as a simple, unchanging, vertical force », ibidem, p.14 (nous traduisons).

46 « « This shift from a passive space of static coordinates to an active space of interactions implies a move from autonomous purity to contextual specificity. », ibidem, p.11 (nous traduisons).

47 « « There can be little doubt that the advent of computer-aided visualization has allowed architects to explore calculus-based forms for the first time. », ibidem, p. 16 (nous traduisons). Par calcul, Lynn entend principalement les outils de calcul différentiel et intégral créés par Leibniz et Newton. Dans le sillage de ce qu’affirme M. Carpo (M. Carpo, The Alphabet and the Algorithm, Cambridge (MA), 2011, pp. 39-40), on peut remarquer la dualité des références mathématiques auxquelles Lynn fait appel : d’une part, mis en valeur par Deleuze, Leibniz et son invention du calcul différentiel, devenu indispensable aux sciences traditionnelles, et d’autre part la référence à des domaines de la science moderne qu’explore et divulgue René Thom. Lynn les met sur le même plan mais n’emploie pas en réalité (ni dans sa théorie, concentrée sur le calcul différentiel, ni dans ses projets) les notions mathématiques abstraites et complexes développées par Thom.

48 G. Lynn, G. Lynn, op. cit., pp. 20-26.

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sont pas définies par des points fixes, mais par des points de contrôle qu’on peut librement modifier, changeant à l’envi la courbure, comme c’est le cas des splines. Comme cela était déjà le cas en ingénierie, où l’on se sert de la résolution d’équations portant sur le temps ou l’espace, la forme courbe obtenue peut exprimer des caractères vectoriels, et ainsi contenir, selon G. Lynn, une dimension temporelle. Enfin, comme il s’agit de fonctions, il faut en choisir les paramètres.

G. Lynn illustre cette idée de formes qui intègrent par le calcul des informations sur le temps et les forces qui s’y appliquent, par des exemples loin des technologies informatiques. Il entend situer ainsi son programme théorique dans ce qui ressemble à une tradition : en provenant toutes du monde de la biologie et de la médecine, ces illustrations ont en commun de se servir de considérations plus ou moins mathématiques sur la forme pour étudier le vivant. Si la animated form a peu à voir avec ce dernier, car elle n’est autre que le produit potentiel des technologies numériques, on peut comprendre ces références comme, entre autres, une façon pour G. Lynn d’entretenir dans un but de persuasion le teint « naturel » de sa théorie. Tout d’abord, il cite le biologiste et mathématicien écossais D’Arcy Wentworth Thompson (1860-1948). Ce dernier, dans un livre célèbre publié en 1917, On Growth and Form, proposait des transformations géométriques pour passer de la forme d’une espèce animale à une autre, selon les forces physiques auxquelles elles étaient soumises. G. Lynn y voit un exemple de la traduction de gradients de forces en déformation et courbure. En ce qui concerne les liens entre le temps et cette dernière, ils auraient été explorés au XIXème siècle par Étienne-Jules Marey, physiologiste et médecin français : des courbes suivies par un point fixe au cours d’une chronophotographie on pourrait déduire les forces ayant provoqué le mouvement. Comme troisième illustration, G. Lynn évoque le « paysage épigénétique ». Développé par le biologiste et embryologiste Conrad Hal Waddington dans les années 50, soutenu à son tour par le mathématicien René Thom qui en cherchera une description mathématique, c’est une métaphore pour comprendre l’influence des gènes sur le développement d’un embryon : ce dernier est comme une sphère qui glisse sur une surface courbe dont les creux et les bosses sont déterminés par le matériel génétique. En fonction des lieux d’arrêt de la sphère se déclenche le développement de cellules en des tissus donnés. On rend compte ainsi à la fois du processus de différenciation cellulaire, des propriétés de stabilité dans la création du vivant, et enfin des interactions entre le génotype et sa réalisation, le phénotype. Ce qui intéresse G. Lynn dans cette image est l’idée que « le paysage a des forces et des

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mouvements contenus dans ses pentes »49. Comme des « blobs » ou des coques de bateaux, le paysage épigénétique est une surface continue et courbée, on pourrait dire pliée, qui peut contenir dans la complexité de sa géométrie une grande quantité d’informations.

La théorie de G. Lynn va jusqu’à mettre en garde contre l’apparence naturelle des objets numériques, en confirmant ce que B. Cache pouvait suggérer. Il affirme clairement que :

« L’ordinateur n’est pas la nature. Bien qu’il produise des formes qui sont temporairement ouvertes à la déformation et à l’inflexion, ces formes ne sont pas organiques. L’apparence organique de ce qui sera par la suite traité comme un système d’interaction et de curvilinéarité est le résultat de principes d’organisation basés sur des différences infinitésimales. Les organisations formelles qui résultent du calcul mathématique séquentiel d’équations différentielles sont irréductiblement ouvertes dans leur forme. Elles sont souvent interprétées comme organiques à cause de l’incapacité de les réduire à une forme idéale. »50

Plus loin dans l’essai, il revient sur l’aspect organique pour élargir son propos. Ce n’est pas seulement la difficile description de ces nouvelles formes à susciter l’emploi de l’adjectif « organique », mais l’approche même d’une forme animée : « Cette résistance à considérer la forme, le temps, et le mouvement de manière séparée est équivalente à ce qu’on pourrait entendre par une tradition organique »51. G. Lynn considère en effet que « les théories contemporaines de forme organique, d’évolution, de mutation et vitalisme [...] peuvent être instructives pour aborder les concepts de topologie, temps, et paramètres appliqués à la conception architecturale »52. Il en va de même

49 « the landscape has virtual force and motion stored in its slopes », ibidem, p. 30 (nous traduisons).

50 ««the computer is not nature. Although it makes shapes that are temporally open to deformation and inflection, those shapes are not organic. The organic appearance of what will later be discussed as a system of interaction and curvilinearity is the result of organizational principles based on differentials. The formal organizations that result from the sequential mathematical calculation of differential equations are irreducibly open in their shape. They are often interpreted as organic because of the inability to reduce these shapes to an ideal form. », ibidem, p. 19 (nous traduisons).

51 « « This resistance to treat form, time, and motion discretely is equivalent to what might be understood as an organic tradition », ibidem, p.33 (nous traduisons).

52 « Contemporary theories of organic form, evolution, mutation and vitalism, as defined as the developmental unfolding of a structure in a gradient environment of influences, might be informative to the discussion of topology, time and parameters as they apply to architectural design. », ibidem, p.33 (nous traduisons).

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pour la thématique d’un « vitalisme anorganique » qui va de Leibniz à Gilles Deleuze en passant par Bergson »53.

Animate Form précise ainsi une des voies de l’architecture numérique : dessiner des formes courbes et libres calculées au moyen de l’ordinateur. Ni la forme, ni le processus (fondé sur le calcul) ne font appel à la nature. Cependant, leur indétermination, leur distance avec les formes de la géométrie élémentaire, ainsi que la possibilité d’incorporer des informations concernant le mouvement, ce que G. Lynn appelle « animation », suscitent des interprétations a posteriori sur leur caractère organique. Il estime que de telles analogies peuvent être, au mieux, utiles à la compréhension de la dimension « animée ».

53 « « The thread of « anorganic vitalism » that runs form Leibniz through Bergson and Gilles Deleuze could underwrite such a discussion », ibidem, p.33 (nous traduisons).

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Figure 2. Greg Lynn, « Embryologic Houses© » : sur la partie haute, des vues éclatées de trois exemples de maisons embryologiques, de l’enveloppe au socle ; sur la partie basse, les enveloppes d’autres versions, en vue de haut et selon deux élévations. D’après P. Jodidio, 100 Contemporary Architects, J-Z, Cologne, Taschen, 2008, p. 543.

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1.3. Apparition des analogies

Embryologic Houses©

G. Lynn ne tarde pas à exploiter cet aspect naturel du projet numérique. Dans son essai suivant, paru en l’an 2000 sur la revue Architectural Design, à la veille de l’éclatement de la bulle internet, il présente un concept de maison générique, les « Embryologic Houses© » (maisons embryologiques)54. Il vient alors de terminer le chantier de l’extension de la Korean Presbyterian Church de New York55, et d’élaborer le service à thé et à café pour le fabriquant Alessi, commercialisé plus tard en 2003. Non construites, ces maisons embryologiques se veulent une exploration à l’échelle du bâtiment des principes de variabilité introduits par les technologies numériques.

Chacune des maisons s’implante sur un site vierge naturel, et est constituée d’une enveloppe structurelle formant une coque, posée sur un socle semi-enterré, une verrière couvrant le couloir vide entre les deux. G. Lynn y imagine deux niveaux d’habitation. Les paramètres de cet objectile, même si ce terme n’est pas employé, sont tout aussi peu définis que l’architecture de la maison. On comprend cependant que la forme de l’enveloppe ainsi que celle du socle peuvent accueillir, virtuellement, toute modification, qui se répercute ensuite sur la surface habitable ainsi que sur les ouvertures, brises-soleils et panneaux photo-voltaïques à la surface de l’enveloppe. G. Lynn est plus prolixe sur la décomposition géométrique de cette dernière, dans le but d’en montrer la constructibilité. Il envisage un système de 9 portiques en acier et 72 poutres en aluminium afin de porter 2048 panneaux. Chaque élément est unique et spécifique à chaque maison. On compte sur les « techniques de fabrication flexibles empruntées aux industries automobile, navale, et aéronautique »56, et plus précisément sur celles contrôlées par ordinateur :

54 G. Lynn, « « Embryologic Houses© », in A.Rahim (ed.), Contemporary Processes in Architecture, AD Profile 145, AD 70, Mai-Juin 2000, John Wiley &Sons, pp. 28-35 (repris dans M. Carpo (ed.), The Digital Turn in Architecture 1992-2012, AD Reader, Chichester, John Wiley & Sons, 2012, pp. 124-130).

55 Il s’agit d’une église d’un culte protestant coréen ; le projet est mené avec les architectes Douglas Garofalo et Michael McInturf.

56 « « Using design techniques of flexible manufacturing borrowed from the automotive, naval and aeronautical design industries », in G. Lynn, op. cit. (nous traduisons).

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« découpe au jet d’eau à haute pression, prototypage stéréolithographique en résine par découpe laser numérique, et fraisage trois axes à commande numérique de panneaux en bois contreplaqué »57. Si G. Lynn s’intéresse peu aux espaces intérieurs et à la qualité domestique d’un tel « blob », il en précise cependant le rapport au paysage : dans la continuité de ses essais précédents, les variations de la maison permettent de s’adapter « à une gamme complète de sites et climats »58. Le socle permet à son tour au sein des creux éventuels laissés par l’enveloppe d’abriter des jardins microclimatiques.

G. Lynn justifie sa proposition d’un projet générique de maison par la nécessité d’être en adéquation avec les nouvelles formes de consommation : « les Maisons Embryologiques© peuvent être décrites comme une stratégie pour l’invention d’un espace domestique qui met en jeu les problématiques contemporaines d’identité de marque et de variation […]. La technique implique le besoin pour quelque produit commercialisé à échelle mondiale que ce soit d’avoir une identité de marque et une variation à l’intérieur du même système spatial et graphique, permettant à la fois la possibilité d’être reconnu et la nouveauté »59. L’architecture moderne, liée à la production industrielle de masse, n’est donc plus adaptée : « Avec la saturation progressive de nos imaginations par une culture avancée des médias de la publicité – qui devient de plus en plus créative, artistique et ingénieuse dans ses dispositifs pour créer le désir de variation formelle et d’unicité tout en conservant une image de marque – une identité générique plus avancée est non seulement possible, mais nécessaire à l’espace domestique contemporain »60.

Passer de la répétition à l’identique à la variation, tel que le proposent les

57 « « high-pressure water-jet cutting, stereolithography resin prototyping through computer-controlled lasers, and three-axis CNC milling of wood-composite board », ibidem (nous traduisons).

58 « the houses are adaptable to a full range of sites and climates », ibidem (nous traduisons).

59 « The Embryologic Houses© can be described as a strategy for the invention of domestic space that engages contemporary issues of brand identity and variation […]. The technique engages the need for any globally marketed product to have brand identity and variation within the same spatial system, allowing both the possibility for recognition and novelty », ibidem (nous traduisons).

60 « with the progressive saturation of our imaginations by an advanced advertising media culture – which becomes more and more creative, artistic and cunning in its techniques of creating desire for formal variation and uniqueness while maintaining brand identification - a more advanced generic identity is not only possible, but necessary for contemporary domestic space », ibidem (nous traduisons).

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« Embryologic Houses© », signifie donc « un passage d’une technique moderniste, mécanique, à un modèle de conception et construction embryologiques davantage vital, évolutif, et biologique »61.Voilà la seule ligne de l’essai qui donne des explications sur son le nom de son objet même. Pourquoi G. Lynn n’explique-t-il pas plus ce qu’il entend par « modèle de conception embryologique » ? Face au poids des paragraphes entiers que nous venons d’analyser, l’analogie avec l’embryon semble de faible importance conceptuelle. Son arbitraire est comme souligné par l’adverbe « davantage » (« more » en anglais), qui précède une énumération d’adjectifs très généraux. On peut également remarquer que la maison ne croit pas, ni se différencie, au contraire d’un embryon : la notion d’individus d’une même espèce aurait en l’occurrence été une métaphore plus pertinente. Formellement, seule la ressemblance de l’enveloppe des maisons à des œufs informes peut faire penser à un embryon, mais pas plus qu’à un « blob ».

Pourquoi alors utiliser un tel terme ? G. Lynn nous l’indique, les maisons embryologiques sont hypothétiquement là pour être vendues sur un marché : leur nom ne peut alors que procéder d’une logique publicitaire. De concert avec le symbole « © », le ton descriptif et non argumentatif du texte, mais aussi des expressions hyperboliques comme « parfait dans ses mutations », « perfection formelle », ainsi que l’opposition à ce qui est traditionnel, moderniste, rigide, fixe, « banal », l’analogie avec l’embryon vient, a posteriori, filer la thématique de la publicité au sein de la forme même de l’essai.

Maturité

Pour confirmer l’utilisation d’analogies a posteriori, c’est-à-dire qui ne sont pas internes au processus de conception ou à la théorie, on peut regarder l’introduction de G. Lynn à la réédition de Folding in Architecture en 2004, qui est une sorte de synthèse de sa pensée62. Mis à part la monographie de son agence publiée en 2008, ce sera son dernier essai théorique.63

61 « « This marks a shift from a modernist, mechanical technique to a more vital, evolving, biological model of embryological design and construction », ibidem (nous traduisons).

62 G. Lynn (ed.), Folding in Architecture, AD Profile 102, AD 63, 2004 (réédition augmentée), pp. 9-13.

63 On peut signaler également une conférence d’une vingtaine de minutes dans le cadre des populaires «TED talks», diffusée en ligne en 2005 et ayant eu à ce jour plus de 240 000 vues. G. Lynn y juxtapose quelques minutes de vulgarisation sur l’importance de la notion de nature pour la notion de beau en architecture, à une reprise tout aussi peu précise

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Au-delà de resituer Folding in Architecture dans son contexte et d’en rappeler le contenu, G. Lynn reprend les arguments de Animate Form : le contenu de la révolution du numérique, dont Folding est une sorte de précurseur culturel, est l’introduction du calcul dans la conception de la forme architecturale. Cette fois-ci, on ne parle plus de formes « animées » mais l’ancien mot d’ordre est remplacé par celui de « intricacy » (« complexité »), lui aussi « dérivé de la logique de monadologie de Leibniz et des théories du « pli » »64. G. Lynn explique à nouveau qu’une telle architecture a un aspect organique .

« La complexité d’un ensemble d’éléments dans l’espace définis par le calcul évoque une forme particulière de cohésion, de continuité, d’holisme et même d’organicité […]. Les compositions complexes sont organiques dans le sens que chacune et toute partie et pièce interagissent et communiquent simultanément, de telle sorte que chaque instance est affectée par toute autre instance »65.

Une fois clarifié le sens du mot « organique » que le numérique ne fait qu’ « évoquer », G. Lynn s’adonne à une conclusion truffée d’analogies, probablement pour le plaisir de l’écriture :

« Mais au lieu d’un mécanisme de simple répétition, une machine de reproduction complexe est une machine humide chargée d’énergie libre, de variation et de subtilité. Alors que le monde mécanique est caractérisé par des opérations répétitives, codifiées sur une séquence de modules identiques, une forme différente de reproduction caractérise le biologique. En un mot, une machine complexe est un artefact vital plutôt que mécanique. La complexité évoque un érotisme pour la machine et le désir de la faire se reproduire organiquement, à la fois dans la variation de frères et sœurs subtilement différents et dans un ensemble différencié d’organes discrets qui cependant s’unissent dans un tout merveilleusement synthétisé.

des arguments de sa théorie pour parler de certains de ses projets. Des adjectifs comme «génétique» ou «organique» interviennent ponctuellement pour solidariser fallacieusement ces deux parties du discours. Voir http://www.ted.com/talks/greg_lynn_on_organic_design.html.

64 « a theory of intricate form is derived from Leibniz’s logic of monadology and Deleuze’s subsequent theories of « le pli », or the fold », ibidem, p. 11 (nous traduisons). Intricacy est aussi le titre d’un ouvrage collectif édité par Lynn l’année précédente, réunissant architectes et artistes produisant des formes « complexes » : G. Lynn, C. Gould (ed.), Intricacy, Philadelphie, ICA Philadelphia, 2003.

65 « The intricacy of a calculus defined collection of elements in space evokes a particular kind of cohesion, continuity, wholism and even organicity […]. Intricate compositions are organic in the sense that each and every part and piece is interacting and com- municating simultaneously so that every instance is affected by every other instance », ibidem, p. 12 (nous traduisons).

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Figure 3. Publicité d’une collection de bijoux conçue par Greg Lynn pour Swarovski, dans le magazine de la même marque, SALT Magazine, automne-hiver 2012. D’après www.glform.com.

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Ces travaux quittent la reproduction identique asexuée de simples machines pour la reproduction sexuée différentielle de machines complexes. Cela ne se limite pas à une différence théorique, mais donne à ces travaux leur dimension érotique »66.

Au fond, comme lui-même se présente sur son site internet67, G. Lynn a été un pionnier dans la redéfinition de la conception et de la fabrication au moyen des technologies numériques. Il poursuit son activité en tant que designer pour des marques comme BMW ou Vitra et en tant qu’artiste. Très récemment, il a élaboré une collection automne-hiver 2012 pour la marque de joaillerie Swarovski. Les images qui en font la publicité ont parfaitement saisi cette première nature de l’architecture numérique : sur fond floral et naturel, bagues et bracelets en provenance d’un autre monde, incrustent de cristaux dans leurs plis.68

66 « But instead of a mechanism of simple repetition, an intricate reproduction machine is a wet machine charged with free energy, variation, and subtlety. Where the mechanical is characterised by rote, encoded, repetitive operations on a sequence of identical modular units, a different form of reproduction characterises the biological. In a word, an intricate machine is a vital rather than mechanical construct. Intricacy evokes an eroticism for the machine and a desire to make it reproduce organically, both in the variation of subtly variegated brothers and sisters as well as a differentiated complex of dis- crete organs that nonetheless coheres into a beautifully synthesised whole. These works move from the identical asexual reproduction of simple machines to the differential sexual reproduction of intricate machines. Not merely a theoretical difference, this gives these works their erotic dimension », ibidem, p. 12 (nous traduisons).

67 Voir le site officiel de l’agence de Greg Lynn : www.glform.com.68 Lynn, sur le site de la marque, évoque tout de même une inspiration à des objets

naturels usés ou polis que l’on trouve au bord de l’eau, afin de donner au bijoux une qualité d’élégance primitive qui vient contredire leur aspect contemporain (voir http://www.atelierswarovski.com/shop/index.php?route=product/manufacturer/product&manufacturer_id=59). On ne peut sonder la sincérité d’un tel propos, mais on n’exclut pas qu’une dimension poétique intervienne dans son travail de design. De toute manière, la publicité présente les objets dans un cadre naturel tout autre que celui dont il affirme s’inspirer. Cela signifie que l’aspect « plié », l’esthétique de la continuité courbe et libre chère à Lynn, peut se prêter à toute analogie avec la nature.

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1.4. Archilab 2013, discours et promotion

Loin de se limiter aux textes théoriques fondateurs que nous venons d’analyser, la pratique des analogies à posteriori est plutôt fréquente dans l’interprétation du numérique, à l’instar des affirmations de Anthony Vidler ou Charles Jencks, qui se fondent fallacieusement, nous venons de le voir, sur le personnage de Greg Lynn69. On la retrouve ainsi dans une exposition très récente, évoquée en introduction : « Naturaliser l’architecture », 9ème édition d’Archilab, se déroulant du 14 septembre 2013 au 30 mars 2014 à Orléans.

Créé par le Fonds régional d’art contemporain (Frac) du Centre et la ville d’Orléans, Archilab est une rencontre internationale autour de l’architecture expérimentale, thématique à laquelle le Frac Centre se consacre depuis 1991. Lors de la première édition en 1999, on exposait des projets contemporains qui se confrontaient aux mutations du métier d’architecte et principalement à l’essor de l’utilisation de l’ordinateur dans la conception. On était alors dans une première maturité de l’ « architecture numérique », avec le terme de « blob », introduit par Greg Lynn en 1996, qui devient l’indice d’un nouveau style, et avec les précisions apportées par les essais que nous venons d’analyser, Terre Meuble et Animate Form. Cette euphorie pour le numérique était sans doute nourrie par la construction d’ouvrages complexes comme le musée Guggenheim de Bilbao de Frank Gehry ou le chantier du Terminal maritime international de Yokohama par l’agence F.O.A. Pour cette édition de 2013, sous la forme d’une exposition et de deux journées de colloque, les commissaires d’Archilab, Marie-Ange Brayer, directrice du Frac Centre, et Frédéric Migayrou, directeur adjoint chargé de la création industrielle au Centre Pompidou MNAM-CCI, répondent en s’efforçant d’identifier une nouvelle pratique de l’architecture : celle-ci, par l’exploration « des enjeux de la simulation du monde vivant », se situerait « à la croisée du design, des sciences informatiques, de l’ingénierie et de la biologie »70. Pour ce faire, le Frac Centre a fait appel à quarante agences d’architecture

69 L’idée que G. Lynn serait un architecte « biomorphique » est très répandue. On la retrouve, par exemple, dans l’ouvrage cité en avant-propos du mémoire: C. Ingraham, Architecture, Animal, Human: The Asymmetrical Condition, Abingdon, New York, Routledge, 2006, pp. 322-323.

70 Présentation d’ Archilab 2013 sur le site du Frac Centre :http://www.frac-centre.fr/expositions/dans-les-murs/archilab/archilab-469.html.

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ou de design internationales dont on expose les travaux, souvent commandés spécifiquement pour Archilab : photographies de projets construits, images de synthèse, maquettes, mobilier, sculptures et petits pavillons inaugurent les locaux du nouveau Frac Centre, fraîchement rénovés par l’agence Jakob + MacFarlane.

L’actualité de l’architecture numérique, sélectionnée à cette exposition, consiste-t-elle réellement dans une nouvelle imitation de la nature, permise par la rencontre de l’architecture avec les sciences du vivant ? Les déclarations de certains des architectes exposés à la première journée du colloque du 24 Octobre font naitre de sérieux doutes quant à la présence d’un rapport à la nature dans le processus de conception. Une des quatre associés de l’agence autrichienne soma, par ailleurs l’une des rares présentant des projets de bâtiments construits, commence sa présentation en affirmant qu’avant de venir à Archilab, les membres de l’agence se sont posés la question de quelle était leur approche vis à vis de cette « nouvelle naturalité » dont voulait parler l’exposition, sans vraiment réussir à se mettre d’accord sur un concept. Le rapport à la nature ne semble donc pas du tout constitutif de leur projets, ne s’agissant là que d’une question posée à posteriori. On retrouve la même attitude chez Michael Hansmeyer, qui décrit le cœur de sa démarche : il cherche à obtenir des formes neuves, sans références, sans à priori. Pour ce faire, il procède en subdivisant un grand nombre de fois un carré ou un cube, jusqu’à obtenir des formes d’une grande complexité, comme les « Subdivided Columns », ou son « Grotto Prototype », impressionnante sculpture réalisée par une imprimante 3D, qui ressemble à la fois à une grotte et à une façade baroque. Lui-même se pose la question du lien de ce qu’il conçoit avec la nature : il n’y en a à priori pas car il cherche précisément à se détacher de toute référence, mais il comprend que des images comme le baroque ou l’organique viennent en aide à la difficile description des formes qu’il obtient. Plus explicite encore, Marc Fornes, fondateur de theverymany, interrompt le récit de ses expérimentations sur les surfaces complexes pour rappeler à l’auditoire qu’il revendique ne pas s’inspirer de la nature à quelque échelle que ce soit. Si les biologistes étudient la nature, si les informaticiens reprennent le travail des biologistes pour extraire des règles et des outils, il ne voit pas comment les architectes du numérique pourraient comprendre quelque chose à cette information de troisième main. Ces déclarations, surprenantes de prime abord, incitent à un regard plus attentif envers les objets exposés. On découvre ainsi qu’Archilab réunit une grande variété de pratiques explorant l’utilisation des outils numériques en architecture, mais dont un peu moins de la moitié ne se

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réfère pas à la nature, ni ne pratique d’analogies naturelles.

L’ensemble du discours que l’on retrouve dans les déclarations sur place ou sur internet71, les prospectus, les légendes et le catalogue donne cependant l’image d’une actualité homogène qui consisterait dans l’hybridation de l’architecture avec les sciences de la nature. Ce discours séduisant se caractérise tout d’abord par une profusion presque anesthésique des termes nature, vivant, science, écologie, écosystème, organique, génétique, évolutionnaire, matière, utilisés comme des synonymes interchangeables. Mais l’outil le plus persuasif pour construire cette image, celui qui assure son unité, est probablement la confusion volontaire de l’interprétation avec le contenu conceptuel des projets exposés, ou, autrement dit, de faire passer une analogie a posteriori pour un raison interne à la conception. Il est en effet presque spontané, comme nous l’ont montré B. Cache et G. Lynn eux-mêmes, de décrire les formes exposées par ce qu’on voit dans la nature, dès que celles-ci sortent de l’angle droit et de la géométrie élémentaire. Le discours d’Archilab pratique abondamment cet exercice auquel le public est sensible. Dans le cas de Marc Fornes, par exemple, un des essais introductifs du catalogue en vient à affirmer : « La dimension organique de ses pavillons, entre architecture, sculpture et sciences informatiques, renvoie à la porosité d’une éponge, aux écailles d’invertébrés, aux cristallisations pélagiques de coraux, à la membrane vaporeuse de bulles, à l’émergence de nuages. La métaphore naturelle est ici partout présente »72. Mais présente où ? Dans l’imagination de celui qui voit et reçoit ces projets peut-être, mais pas chez le concepteur, dont le travail se situe aux antipodes de ces métaphores. Parfois la confusion va au delà de l’étiquette, et pénètre jusque dans l’oeuvre exposée. Le « cabinet de curiosités post-digitales » de [Ay]A Studio en est une illustration : une série d’objets ressemblant à des torses ou des carapaces sont accrochés à un mur selon une grille voulant rappeler le tableau périodique des éléments. C’est une démonstration, comme le rappelle l’architecte et la légende, des possibilités de ce qu’il nomme « prototypage lent » : un travail artisanal de mise en forme, coloration, déformation, transformation par des agents chimiques, qui suit la fabrication numérique d’une pièce. Une façon

71 Voir par exemple les interviews des commissaires sur le site ArchDaily: D. Basulto, «AD Interviews: Marie-Ange Brayer & Frédéric Migayrou / 9th ArchiLab, Naturalizing Architecture» 17 septembre 2013, ArchDaily, http://www.archdaily.com/?p=430175.

72 M-A. Brayer, « De la nature et de l’artifice. Affects et artefacts dans l’architecture naturalisée », in M-A. Brayer, F. Migayrou, Naturaliser l’architecture, Orléans, Editions HYX, 2013, p.20.

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pour Jorge Ayala, fondateur de cette agence de design, d’introduire un certain aléa, d’échapper au « réductionnisme du paramétrique »73. Rien n’est donc emprunté à la biologie, à l’ingénierie génétique, ou à l’observation de la nature. Mais à cause de la symétrie de chaque pièce on est induit à croire le contraire. Ici ce n’est pas le discours qui profite de notre tendance à faire des analogies naturelles lors de nos interprétations, mais c’est la forme même de l’oeuvre qui la sollicite, à la façon des taches d’un test de Rorschach.74

Cette distance entre le discours et la réalité rappelle que, comme toute exposition d’architecture ou d’art contemporain, Archilab a ses objectifs promotionnels. L’enjeu était d’autant plus fort qu’il s’agissait là de trouver un événement à la fois attractif et emblématique de la spécificité des collections du Frac Centre, afin d’inaugurer ses nouveaux locaux. Pour ce faire, on peut penser que les commissaires aient réuni des jeunes agences à la pointe de la recherche dans l’architecture numérique, en reprenant d’ailleurs pour six d’entre elles leur contribution à l’exposition de 2012 « Multiversités créatives » au Centre Pompidou, mise en place par la responsable du Service design et prospective industrielle du même musée. Ils ont alors identifié parmi ces pratiques un des thèmes les plus récurrents, déjà abordé lors de l’édition 2002 d’Archilab75, et un des plus populaires : la nature. Si l’édition de 2013 s’intitule « Naturaliser l’architecture » c’est aussi pour profiter de l’actualité des problématiques environnementales et du consensus social qui les accompagne. Les commissaires prennent soin de les évoquer, pour ensuite affirmer qu’ils entendent aller au delà, dans un « discours critique vis-à-vis de l’approche dite « durable » »76. A leurs yeux, l’enjeu de naturaliser l’architecture serait, contrairement à la cosmétique verte des bâtiments, de produire des environnements construits selon les principes élémentaires de la nature. Ces environnements peuvent dès lors s’adapter, interagir et être en harmonie avec elle. C’est un raisonnement qui date de la cybernétique en réalité, mais dans le contexte actuel où tout ce qui est naturel est bon, il ne

73 Voir sur le site de [Ay]A Studio : http://www.ayarchitecture.com/cabinet-of-postdigital-curiosities.

74 La symétrie vient probablement de l’intérêt de Jorge Ayala pour la couture. Voir par exemple son interview: N. Reese, « Sci-Fi meets art with cabinet of post-digital curiosities », 16 septembre 2013, the creators project, http://thecreatorsproject.vice.com/blog/sci-fi-meets-art-with-cabinet-of-post-digital-curiosities.

75 Cette édition s’intitulait « Economie de la terre ». Voir l’ancien site internet : http://www.archilab.org/public/2002/fr/fcar01.htm.

76 M-A. Brayer, F. Migayrou, « Introduction », in M-A. Brayer, F. Migayrou, Naturaliser l’architecture, Orléans, Editions HYX, 2013, p.11.

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peut que séduire le public le plus large.

Mais ce discours a également une autre fonction, plus théorique : relancer l’intérêt à l’égard de l’univers hétérogène de l’architecture numérique en le fédérant autour d’une actualité opportunément orchestrée, une prétendue « révolution épistémologique où se répondent architecture et sciences au sein du champ computationnel »77. Que le numérique ait produit une révolution dans notre manière de connaitre et d’agir dans le monde, et en particulier en architecture, est peut-être une affirmation un peu précoce, mais défendable. Mais qu’une deuxième révolution survienne et puisse être enregistrée en 2013 serait pour le moins curieux. D’autant plus que les déclarations et l’ensemble des documents écrits de l’exposition passent singulièrement sous silence ce qui a été compris jusqu’à présent sur la révolution du numérique : ni la variabilité, ni l’objectile de Gilles Deleuze et Bernard Cache, ni même la notion de « non standard » autour de laquelle Frédéric Migayrou avait pourtant construit une exposition au centre Pompidou en 200378, ne sont mentionnés. D’ailleurs, et cela semble une tendance générale, le mot « numérique » est remplacé par « computationnel », qui signifie relevant du calcul, probablement pour se différencier des architectures utilisant l’ordinateur de manière non expérimentale. La révolution précédente, démodée, est rangée dans les acquis de l’histoire pour faire place à la nouvelle.79

Si l’exposition présente une actualité trop variée et confuse sur son objet pour constituer un nouveau savoir, comment comprendre l’utilisation d’un terme aussi fort que « révolution » ? Ce qui peut sembler une simple exagération publicitaire, s’inscrit en réalité dans une manière générale de concevoir les expositions d’art et d’architecture : en faire à tout prix le lieu d’identification d’une avant-garde, en servant, au fond, la rhétorique de la rupture esthétique qui alimente l’industrie culturelle de l’architecture. Les commissaires ont sans doute en tête le modèle de l’exposition de 1988 de Marc Wigley et Philip Johnson au musée d’art moderne de New York (MoMA), qui, sous le titre

77 Ibidem78 Voir le catalogue : F. Migayrou, Z. Mennan (ed.), Architectures non standard,

Paris, Editions du Centre Pompidou, 2003 et la revue critique de Mario Carpo: M. Carpo, « Architectures non-standard », Journal of the Society of Architectural Historians, 64, n°2, 2005, pp. 234-235.

79 Dans l’essai de F. Migayrou que nous analysons plus loin, il y a l’idée que l’on aurait dépassé les formalismes initiaux du numérique, la véritable révolution étant alors le passage des formes au processus, entre autres naturels. Mais cette prétendue nouveauté est déjà contenue dans la notion d’objectile, qui est précisément générique, comme l’est un algorithme : c’est un processus aux infinies actualisations.

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de « Deconstructivist Architecture », réunissait des architectes déjà célèbres à l’époque : Frank Gehry, Zaha Hadid, Peter Eisenman, Daniel Libeskind, Bernard Tschumi, Rem Koolhaas et Coop Himmelb(l)au. Le tout était enveloppé par un discours théorique sur ce nouveau style, le déconstructivisme, rejeton hybride de la déconstruction de Derrida et du constructivisme russe. Si certains d’entre eux se référaient à ces derniers, aucun des architectes ne s’est jamais revendiqué « déconstructiviste ». On comptait de manière générale, comme ici à Archilab, sur les similitudes purement formelles des différents projets : des lignes et surfaces brisées sans apparente organisation. Bien que cette exposition ait simplifié et lissé les spécificités de chaque architecte et les véritables raisons d’être de leur architecture, et qu’elle n’ait pas eu d’influence sur leur pratique et leur théorie, elle a été pour eux un puissant levier médiatique, et pour le public un jalon dans l’histoire de l’architecture80.

L’exposition « Naturaliser l’architecture » est, elle aussi, légitimée par un discours savant et philosophique qui redouble le récit officiel, vulgarisateur et séduisant, et le conforte par un véritable rempart théorique. Porté principalement par Frédéric Migayrou, ce discours se matérialise dans son intervention à la deuxième journée du colloque, et dans un essai du catalogue de l’exposition81. Il contient en réalité une position théorique sur le rapport à la nature, que nous aborderons à la partie suivante. Il suffit pour l’instant de remarquer qu’il conserve l’emballage fallacieux confectionné par le discours officiel : une telle homogénéité est un point d’appui bien plus commode pour la généalogie de l’idée de « naturalisation » qu’il tente d’entreprendre, que l’hétérogénéité réelle des œuvres exposées. La conclusion de l’essai de F. Migayrou répète ainsi au mot près les termes officiels :

« L’accès à de nouveaux langages de conception, à des algorithmes fondés sur les automates cellulaires […] ainsi que l’accès au scripting et au code,

80 En témoigne d’ailleurs l’importance donnée à ce « mouvement » dans Folding in Architecture. Pour plus de détails sur cette période et sur l’exposition, voir M. McLeod, « Architecture and Politics in the Reagan Era : from Postmodernism to Deconstructivism », Assemblage n°8, février 1989, pp.22-59 (réédité avec une introduction dans K. Michael Hays (ed.), Architecture Theory since 1968, Cambridge (MA), The MIT Press, 2000 (1998), pp.678-702) ; on peut en trouver une traduction française par S. Manceau et P. Chabard dans la revue Criticat : Criticat 11, printemps 2013, pp. 102-117

81 F. Migayrou, « Naturaliser l’architecture », in M-A. Brayer, F. Migayrou, Naturaliser l’architecture, Orléans, Editions HYX, 2013, pp. 38-59.

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Figure 4. « Naturaliser l’architecture », 9ème édition d’Archilab, exposition au Frac Centre, de septembre 2013 à mars 2014 : au premier plan, « Subdivided Columns » de Michael Hansmeyer, 2010, collection Frac Centre, Orléans ; en arrière plan, [Ay]A Studio (Jorge Ayala), « Cabinet de curiosités post-digitales » ; photographie de l’auteur.

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irriguent aujourd’hui une nouvelle génération d’architectes qui ont déjà gommé les frontières entre architecture, physique, et biologie pour inventer des schèmes d’interactions entre formes et matériaux, entre minéral et organique, entre processus de construction et croissance »82

Ainsi, dans un but promotionnel, Archilab utilise les analogies à posteriori pour réunir sous le voile consensuel et séduisant de la nature les objets exposés. Un autre événement similaire avait, l’année précédente, utilisé le même artifice : l’édition 2012 de la conférence annuelle d’Acadia83 rassemblait sous le titre vague de « Synthetic Design Ecologies » les recherches en architecture numérique de l’année. Mais contrairement à « Naturaliser l’architecture », peu d’importance était accordée au titre, chaque année variable, et on n’y prétendait enregistrer aucune révolution.

L’autre moitié du contenu de l’exposition, par contre, relève bien d’une « naturalisation », c’est-à-dire de véritables références et analogies avec la nature. Elles suivent différentes modalités, que l’on peut relier à des attitudes plus anciennes de l’architecture numérique : l’héritage de la cybernétique, la recherche de performance, et l’engouement pour l’algorithmique. C’est à l’identification de ces dernières que la deuxième partie du mémoire est dédiée.

82 Ibidem, p. 59.83 Acadia (Association for computer aided design) est un réseau international pour

la conception assistée par ordinateur en architecture, fondé en 1981 ; il compte parmi ses membres Greg Lynn et plusieurs architectes exposés à Archilab.

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2. Analogies avec les processus naturels

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2.1. Une architecture évolutionnaire

Pendant que la philosophie post-moderne de Deleuze, entre autres choses, commence à stimuler à la fois le désir de formes courbes et une compréhension du potentiel de la conception par ordinateur, un travail moins visible que celui de G. Lynn, davantage en continuité avec les premières expérimentations sur l’utilisation de l’informatique en architecture, est mené par John Frazer.

Ce dernier est formé à l’Architectural Association à Londres dans les années 60, et y a poursuivi, pendant trente ans, un travail de recherche proche de celui des cybernéticiens. Dans cette même école, il fonde en 1989 une unité de diplôme1. En accompagnement d’une exposition qui s’y tient en janvier 1995, J. Frazer publie un livre homonyme : An Evolutionary Architecture2 (« une architecture évolutionnaire »). Cet ouvrage est une synthèse de l’ensemble de son travail, illustrée par les projets qu’ont pu mener ses étudiants.

Sans en faire de généalogie, deux éléments remarquables attestent l’influence de la cybernétique sur son travail. Tout d’abord, l’ouvrage est préfacé par Gordon Pask, un des théoriciens majeurs de ce domaine scientifique. Ce dernier affirme que le travail de J. Frazer partage avec sa discipline une valeur fondamentale : « que l’unité n’est pas uniformité, mais cohérence et diversité mystérieusement enchevêtrées »3. A son tour, J. Frazer confirme cette grande proximité dans un article publié la même année dans la revue Architectural Design, intitulé « The Architectural Relevance of Cyberspace »4. Il rend hommage à un article de Pask de 1969 au titre presque homonyme : « The Architectural Relevance of Cybernetics ». L’idée était d’affirmer que l’architecte est au fond un concepteur de systèmes, d’où l’utilité d’appliquer les théories

1 « Diploma Unit 11 », dirigée avec sa femme Julia Frazer ainsi que Pete Silver et Guy Westbrook.

2 J. Frazer, An Evolutionary Architecture, Londres, AA Publications, 1995, accessible et téléchargeable en ligne à partir du site de la AA : http://www.aaschool.ac.uk/publications/ea/intro.html.

3 « it is appropriate to stress an important cybernetic feature of the work ; namely that unity is not uniformity, but coherence and diversity admixed in collusion. », G.Pask, « Foreword », ibidem p. 7 (nous traduisons).

4 J. Frazer, « The Architectural Relevance of Cyberspace », M. Pearce, N. Spiller (ed.), Architects in Cyberspace, AD Profile 118, AD 65, novembre-décembre 1995, Chichester, John Wiley & Sons, pp. 76-77 (repris dans M. Carpo (ed.), The Digital Turn in Architecture 1992-2012, AD Reader, Chichester,John Wiley & Sons, 2012).

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cybernétiques à l’architecture. Dans son article, J. Frazer élargit ce concept au nouvel espace virtuel offert par internet, qui promet des formes nouvelles de participation, y compris en architecture. Il reprend ensuite l’objet de son livre : « une nouvelle architecture est en train d’être conçue dans le cyber-espace grâce à la coopération d’une communauté mondiale, qui élabore des nouvelles idées en modélisant des environnements écologiquement responsables et en utilisant l’ordinateur comme un accélérateur évolutionnaire »5.

Mais qu’est-ce que peut être une architecture « évolutionnaire » ? J. Frazer prend soin de définir précisément sa position théorique et y dédie un tiers du livre, en détaillant ensuite les applications pratiques, qui ne seront pas analysées ici. Une définition synthétique amorce l’introduction :

« Une Architecture évolutionnaire approfondit des processus fondamentaux de génération de forme en architecture, faisant le parallèle avec une recherche scientifique de plus grande ampleur pour une théorie de la morphogénèse dans le monde naturel. On propose le modèle de la nature comme une force génératrice de la forme architecturale.[...] L’architecture est considérée comme une forme de vie artificielle, soumise, comme le monde naturel, aux principes de morphogénèse, de code génétique, de reproduction et sélection. L’objectif d’une architecture évolutionnaire est d’obtenir dans l’environnement construit le comportement symbiotique et l’équilibre métabolique qui sont caractéristiques de l’environnement naturel. »6

Nous sommes donc dans le registre d’une référence à la nature : en tant que modèle, elle joue bien le rôle d’autorité sur laquelle J. Frazer se fonde. Cette référence se matérialise par des analogies entre le processus de conception architectural et le processus de création et d’évolution des êtres vivants, ou, autrement dit, la morphogénèse selon les lois de la théorie de l’évolution des espèces. C’est ce qu’il détaille dans un paragraphe plus loin, intitulé « The

5 « A new architecture is being conceived in cyberspace by the global cooperation of a world community evolving new ideas modelling ecologically responsible environments and using the computer as an evolutionary accelerator », ibidem, p. 77 (nous traduisons).

6 « An Evolutionary Architecture investigates fundamental form-generating processes in architecture, paralleling a wider scientic search for a theory of morphogenesis in the natural world. It proposes the model of nature as the generating force for architectural form. […] Architecture is considered as a form of artificial life, subject, like the natural world, to principles of morphogenesis, genetic coding, replication and selection. The aim of an evolutonary architecture is to achieve in the built environment the symbiotic behaviour and the metabolic balance that are characteristic of the natural environment. », J. Frazer, An Evolutionary Architecture, Londres, AA Publications, 1995, p. 9 (nous traduisons).

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Nature of the Analogy »7. L’architecture entretien pour lui un rapport double à la nature. Tout d’abord, elle y appartient au sens qu’elle fait partie de l’éco-système. Deuxièmement, sa description sous forme de code est analogue au code génétique que possèdent les êtres vivants. La nature est ainsi pour lui, comme, dit-il, pour Sullivan, Wright ou Le Corbusier, une source d’inspiration, avec dans son cas, un intérêt particulier pour les processus de formation et les systèmes d’information naturels.

L’outil pour réaliser ces analogies est l’ordinateur, qui seul en permet la modélisation. J. Frazer affirme même que les développements de l’ordinateur ont été façonnés de manière significative par la volonté de les simuler. Les deux principaux pionniers de l’informatique, Alan Turing et John von Neumann, auraient cherché à modéliser à la fois les processus naturels que ceux artificiels. On peut douter d’une telle simplification de la naissance de l’ordinateur, mais il est vrai que ces deux mathématiciens s’y sont, entre autres choses, intéressés. Turing a, à la fin de sa vie, élaboré un modèle mathématique pour expliquer la formation de motifs sur des surfaces dans la nature (comme sur le pelage d’un zèbre) en appelant « morphogénèse » l’apparition de la variation spatiale de la concentration en espèces chimiques (des pigments par exemple)8. Quant à von Neumann, il s’intéresse à des processus qui s’auto-répliquent et invente le concept d’ « automate cellulaire ». Il s’agit d’un modèle discret composé d’une grille régulière de cases (les automates) qui peuvent avoir un nombre discret d’états (noir et blanc par exemple). Elles évoluent pas à pas à partir d’une situation initiale où toutes les cases sont identiques sauf quelques-unes d’entre elles : en fonction de ses voisines, chacune des cases changera son propre état, jusqu’à obtenir, après avoir répété cette opération un nombre important de fois, les motifs les plus variés. Popularisés en 1970 par une version accessible et ludique, le « Game of Life » de John Conway9, puis définis plus précisément par Stephen Wolfram, fondateur du

7 Ibidem, pp. 10-11.8 Il se base sur l’équation de réaction-diffusion, voir A. Turing, « The Chemical Basis

of Morphogenesis », Philosophical Transactions of the Royal Society of London. Series B, Biological Sciences, Vol. 237, No. 641. (14 août 1952), pp. 37-72.

9 Son fonctionnement est publié dans la rubrique « jeux mathématiques » de la revue de vulgarisation scientifique Scientific American : M. Gardner, « The fantastic combinations of John Conway’s new solitaire game « life » », Scientific American, n°223, Octobre 1970, pp.120-123. Connu aussi sous le nom de « Life », ce jeu est considéré comme l’initiateur de la recherche mathématique dans le domaine des automates cellulaires.

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logiciel Mathematica10, les automates cellulaires sont en somme un outil de modélisation informatique du monde physique, qui se caractérise par un mode de fonctionnement autonome : on peut ainsi retrouver, par exemple, les mêmes motifs que ceux décorant la coquille de certains mollusques. J. Frazer cite enfin John Holland, scientifique, psychologue et théoricien de l’informatique. Son ouvrage, Adaptation in Natural and Artificial Systems, publié en 1975, propose un outil universel pour tout problème d’optimisation, que ce soit en économie ou par exemple en biologie : l’algorithme génétique. En reprenant le principe de l’évolution naturelle des espèces, on cherche le jeu de variables (un individu parmi une population) qui minimise (ou maximise) une fonction donnée, dite fonction objectif. Si, selon la théorie de Darwin, seuls les individus les mieux adaptés à leur environnement survivent, ici on ne conserve, génération après génération, que les individus qui donnent les valeurs les plus faibles (ou importantes) de la fonction objectif. On les fait se reproduire et crée des jeux de variables « fils » ressemblant à leurs deux « parents », qui à leur tour seront sélectionnés, se reproduiront, et ainsi de suite, jusqu’à obtenir une population de jeux de variables presque tous identiques et optimaux. Fondamentale à cette procédure est l’intervention de mutations, c’est-à-dire de modifications aléatoires des jeux de variable, afin d’explorer un plus grand nombre de situations possibles11. Ce sont donc les algorithmes génétiques et les automates cellulaires que J. Frazer et ses étudiants utilisent principalement pour faire évoluer des formes virtuelles.

Au delà de ces outils précis, J. Frazer évoque l’apport culturel de l’ordinateur, rejoignant l’idée de variabilité et de non-standard. Il cite Charles Jencks, qui affirmait, en 1987 : « la modélisation informatique, la production automatisée, et les techniques sophistiquées d’enquêtes et prévisions de marché nous permettent maintenant de produire en masse une variété de styles et de produits presque personnalisés »12. J. Frazer reprend cette analyse en parlant

10 C’est un logiciel de calcul formel. Voir le site de la société de Stephen Wolfram: http://www.wolfram.com.

11 Un algorithme génétique contient donc quatre étapes, nommées et ordonnées habituellement de la sorte : reproduction : sélection des individus aptes à se reproduire ; crossover : création de nouveaux individus, résultant d’un croisement aléatoire de deux parents ; mutation : mutation (aléatoire) du matériel génétique des individus ; selection : sélection de la prochaine génération.

12 « computer modelling, automated production, and the sophisticated techniques of market research and prediction now allow us to mass produce a variety of styles and almost personalized products. », cité par J. Frazer, op. cit., p.16 (nous traduisons) ; Frazer indique, par erreur probablement, que la citation est prise d’une édition de 1987, pourtant inexistante,

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d’ « artisan électronique » (« electronic craftsman ») : « la relation directe entre le concepteur à sa console d’ordinateur et les moyens de productions contrôlés par ordinateur signifie potentiellement, non seulement une réduction dramatique des coûts de production des outils de production de masse, et ainsi des cycles économiques plus courts, mais un contrôle individuel des machines de production et d’assemblage »13. Hormis que cela constitue le contexte dans lequel s’inscrit son travail, J. Frazer ne fait pas de lien entre un tel constat et sa référence à la nature. On peut voir cela comme un indice supplémentaire que la question de la variabilité est étrangère à une quelconque analogie naturelle.

Au delà de cette juxtaposition de réflexions sur les technologies contemporaines, qu’est pour partie l’introduction de An Evolutionary Architecture, on trouve une justification supplémentaire des analogies naturelles. On a vu que J. Frazer se référait à la nature comme un modèle de génération de forme, et comme un modèle d’adaptabilité, d’interaction avec un environnement. Il complète et fonde ses motivations, comme il l’évoque aussi dans son article, par une responsabilité environnementale, question qu’il défendait déjà en 197214. Dans un paragraphe s’intitulant « La question environnementale » (« The Environmental Case »), il condamne les artefacts humains, et en particulier l’industrie de la construction et les bâtiments eux-mêmes, trop consommateurs de ressources et d’énergie, que ce soit pour la fabrication, le transport, le chauffage ou la climatisation. Afin d’être recyclable, adaptable, productrice d’énergie, en somme écologique, l’architecture peut, pour J. Frazer, reproduire les principes généraux d’interaction présents dans la nature, tout comme entend le faire une architecture « évolutionnaire »15.

de The Language of Post-Modern Architecture. Nous n’avons pas réussi à retrouver le passage original de C. Jencks.

13 « « The direct relationship between the designer at the computer console and the computer-controlled means of production potentially means not just a dramatic reduction in the production costs of the tools for mass production, and thus shorter economic runs, but a one-to-one control of production and assembly equipment », J. Frazer, op. cit., p. 16 (nous traduisons).

14 En note de bas de page, il se réfère à une conférence qu’il a donnée en 1972 au Royal Institute of British Architects (RIBA) avec Alex Pike, dont il critique la réception par le manque de répondant sincère à ses préoccupations. Il renvoie à : J. Frazer, A. Pike, « Simple Societies and Complex Technologies », in Designing for Survival – RIBA Annual Conference (Lancaster 1972), et RIBA Journal, septembre 1972, pp. 376-377.

15 L’importance des questions environnementales pour Frazer perdure dans son activité récente. Sur son site internet, www.johnfrazer.com, on peut voir qu’il a fondé une société, et une discipline homonyme, l’ « autotectonique » (« autotectonics »), dont il fait la promotion dans des conférences. Ce concept reprend les idées illustrées dans An

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Son programme écologiste s’inscrit dans la continuité de la représentation du monde et de la nature de la cybernétique : « La solution à nos problèmes environnementaux peut reposer sur la mise en liaison de l’architecture à la nouvelle compréhension holistique de la structure de la nature »16. Dejà la cybernétique formulait une vision totalisante du monde : celui-ci aurait été descriptible à toutes les échelles par des systèmes à boucle de rétroaction, alimentés par de l’information mesurable17. Gregory Bateson, anthropologue et psychologue anglo-américain fortement influencé par cette discipline, soutenait ainsi, dans son livre de 1972 Steps to an Ecology of Mind18, que l’homme, la société et l’écosystème auraient fait partie d’un système cybernétique suprême. Une position semblable est défendue par James Grier Miller, cité par J. Frazer : dans Living Systems, publié en 1978, J. Miller voit le monde comme un emboitement de systèmes, de celui de la cellule biologique au « systèmes supranationaux »19.

J. Frazer complète cette vision en déplaçant l’attention portée aux systèmes

Evolutionary Architecture, en accentuant la dimension d’autonomie : « Autotectonics is the art and science of designing and creating self-generating, self-organizing and self-sustaining systems interacting and evolving with the user in conjunction with the natural forces of the environment and enabled by massive computer power and artificial intelligence ».

16 « The solution to our environmental problems may lie in relating architecture to the new holistic understanding of the structure of nature », J. Frazer, An Evolutionary Architecture, Londres, AA Publications, 1995, p. 16 (nous traduisons).

17 Voir A. Picon, Culture numérique et architecture : une introduction, Bâle, Birkhäuser, 2010, pp. 28-29. L’insistance sur le système, c’est à dire sur les relations entre les choses, se fonde sur l’hypothèse que la complexité du monde réel est le résultat d’une interaction d’éléments relativement simples. C’est précisément la même réduction épistémologique qu’on retrouve dans la conception de J. Frazer de l’ADN : composé de quatre nucléotides, cette molécule permettrait de déterminer l’infinité de formes de la nature. Les recherches en biologique des vingt dernières années montrent au contraire toujours davantage de mécanismes qui remettent en cause la primauté de cette information sur la formation et la vie d’un être vivant.

18 G. Bateson, Steps to an Ecology of Mind: Collected Essays in Anthropology, Psychiatry, Evolution, and Epistemology, Chicago, University of Chicago Press, 2000 (1972) ; traduit en français sous le titre de : Vers une écologie de l’esprit, Paris, Éditions du Seuil, 1995 (tome I, trad. originale 1977) et 2008 (tome II, trad. Originale 1980).

19 J. Frazer, op.cit., p.19. Dans son ouvrage, J. Miller affirme sans équivoque : « All nature is a continuum. The endless complexity of life is organized into patterns which repeat themselves—theme and variations—at each level of system. These similarities and differences are proper concerns for science. From the ceaseless streaming of protoplasm to the many-vectored activities of supranational systems, there are continuous flows through living systems as they maintain their highly organized steady states. », J. Miller, Living Systems, McGraw-Hill, 1978, p.1025.

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sur l’idée d’évolution d’un code génétique, plus proche de la question de la génération de la forme, et donc de l’architecture. Ce déplacement correspond selon lui à l’actualité de la recherche scientifique : la quête d’une vision holistique de l’univers, qui, du point de vue des sciences naturelles se traduit par l’application de la théorie de l’évolution à tous les phénomènes, de la chimie, à la culture, ou par l’enrichissement de cette théorie par d’autres, comme celle des systèmes auto-organisés20. La conclusion de l’introduction de son ouvrage est dédiée à l’éloge de cette nouvelle conception du monde :

« D’un point de vue optimiste, le débat actuel autour de la possibilité d’une nouvelle compréhension holistique de la nature et des sciences pourra contribuer significativement aux problèmes environnementaux et sociaux contemporains. Ce livre espère souligner l’importance des ces problématiques. La vision pessimiste est que le désir de cette compréhension holistique soit contrecarré par la détermination désespérément myope de l’homme à maintenir sa supériorité en tant qu’espèce.[...] Et à quoi sert cette supposée unicité et supériorité ? Au massacre et à la torture de sa propre espèce, à garder les autres espèces dans d’atroces conditions comme un garde-manger vivant, à la destruction délibérée et consciente des ressources non-renouvelables et de l’écosystème fragile de notre planète »21

On peut résumer ainsi la pensée de J. Frazer : face aux questions environnementales, une vision totalisante du monde semble être nécessaire. La science nous montre l’omniprésence potentielle de la théorie de l’évolution : il est temps de l’appliquer, grâce à l’ordinateur, à la génération de formes en architecture ; l’architecture pourra alors être flexible et en équilibre avec son environnement.

20 J. Frazer, , op.cit., p.21.21 « The optimistic view is that the current debate about the possibility of a new

holistic understanding of nature and science will make a significant contribution to current environmental and social problems. This book hopes to underline the importance of these issues. The pessimistic view is that the urge for this holistic understanding is offset by man’s desperately myopic determination to maintain his superiority as a species. […] And for what is this supposed uniqueness and superiority used ? For the mass murder and torture of his own species, for the keeping of other species under atrocious conditions as a living larder, for the deliberate and conscious destruction of the non-renewable resources and fragile ecosystem of our planet. », ibidem, p.21 (nous traduisons).

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Frazer se réfère donc à la nature dans un monisme naturaliste22. Les technologies numériques sont alors l’outil nécessaire pour pratiquer des analogies avec des processus naturels, et simuler l’évolution de formes grâce à des algorithmes génétiques ou des automates cellulaires.

22 Selon l’expression de P. Descola que nous avons présentée en introduction, qui signifie la croyance que tout, y compris la culture, suit les règles universelles de la nature. Voir plus haut, p. 7.

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2.2. Emergence : recherche de performance

Les idées de J. Frazer sont reprises une dizaine d’années plus tard par un groupe de trois architectes, réunis sous le nom de « Emergence Design Group » : Achim Menges, Michael Weinstock et Michael Hensel. Ils ne font pas explicitement référence à sa théorie d’architecture évolutionnaire, et nous n’avons pas enquêté sur des liens éventuels entretenus avec J. Frazer. Ce qui est facilement identifiable est qu’ils ont, en étant tous les trois d’origine allemande, étudié et enseigné à l’Architectural Association à Londres : M. Weinstock se diplôme à la fin des années 80 et y enseigne depuis 1989, M. Hensel y enseigne dès son diplôme en 1993 (et jusqu’en 2009), et A. Menges dès 200223. On peut se douter qu’ils aient rencontré J. Frazer, et aient suivi quelques-uns de ses cours.

Le groupe semble avoir été dissous par la suite, mais il est à l’origine d’une position théorique et pratique influente et prolifique, que chacun des membres continue de prôner et pratiquer, figurant aujourd’hui parmi les acteurs les plus importants du numérique. Sans faire une description exhaustive de leur activité, elle consiste principalement dans l’édition de quatre numéros de la revue Architectural Design (AD) en 2004, 2006, 2008 et 201224, et dans la création en 2001, par M. Hensel et M. Weinstock, d’un master à la Architectural Association : « Emergent Technologies and Design Programme » ou « EmTech »25. On peut remarquer également la publication

23 Voir les biographies sur internet : pour M. Weinstock, http://emtech.aaschool.ac.uk/michael-weinstock/; pour M. Hensel, http://www.performanceorienteddesign.net/index.php?option=com_content&view=article&id=47&Itemid=53&lang=en; pour A. Menges, http://www.achimmenges.net/?p=4866.

24 M. Hensel, A. Menges, M. Weinstock (ed.), Emergence : Morphogenetic Design Strategies, AD Profile 169, AD 74, Mai-Juin 2004, Chichester, John Wiley & Sons ; M. Hensel, A. Menges, M. Weinstock (ed.), Techniques and Technologies in Morphogenetic Design, AD Profile 180, AD 76, Mars-Avril 2006, Chichester, John Wiley & Sons ; M. Hensel, A. Menges, Versatility and Vicissitude: Performance in Morpho-Ecological Design, AD Profile 192, AD 78, Mars 2008, Chichester, John Wiley & Sons ; A. Menges (ed.), Material Computation: Higher Integration in Morphogenetic Design, AD Profile 216 , AD 82, Mars 2012, Chichester, John Wiley & Sons.

25 Il s’agit plus précisément d’un graduate program, une sorte de DSA. Voir le site officiel du master: http://emtech.aaschool.ac.uk.

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par A. Menges d’un numéro spécial de AD en 201126, qui est un recueil de textes ayant comme ambition d’ « établir une description à la fois plurielle et de grande envergure de ce que la pensée de la conception par ordinateur peut signifier en architecture »27. Pour Menges et son co-auteur, l’utilisation des outils numériques « est apparue à la confluence de différents modes de pensée […] allant de la théorie des systèmes et de la cybernétique, à la morphogénèse et la biologie du développement »28. Parmi les auteurs reproduits, on retrouve ainsi D’Arcy Thompson, Gordon Pask, Nicholas Negroponte, John Holland, ainsi que, sans grande surprise, John Frazer.

Les mots-clés de leur théorie sont : « émergence », « morphogénétique » et « performance ». Que signifie ici le terme d’ « émergence » ? C’est une expression au sens très général, empruntée à la théorie des systèmes, qui indique l’apparition de propriétés générales dans un système, non réductible à la somme des actions des différents éléments qui le composent. Une termitière, par exemple, peut être vue comme une forme « émergente », résultant de l’ensemble des actions locales de termites, suivant des règles simples, sans avoir de plan global. Tout aussi vague, « morphogénétique » signifie relatif à la genèse des formes. Ces termes servent en partie de slogans, et, grâce à leur indétermination, permettent d’accompagner les spéculations théoriques, souvent répétitives et parfois confuses, de chaque texte écrit : une fois on parle de « morphogénétique », une autre d’ « auto-génération », une troisième d’ « auto-organisation », ou encore de « versatilité ». Le Emergence Design Group ne formule pas, contrairement à J. Frazer, une version claire et stable de sa théorie. C’est en croisant les différentes affirmations de ses membres et en regardant la description, plus rigoureuse, de leur projets que l’on peut mieux identifier leur propos, en réalité plutôt constant et axé sur la notion de « performance ».

C’est par cette dimension, au delà de l’emploi d’outils de conception et fabrication bien plus développés et puissants que ceux disponibles en

26 S. Ahlquist, A. Menges, Computational Design Thinking, AD Reader, Chichester, John Wiley & Sons, 2011 ; un autre numéro spécial avait été publié deux ans auparavant, sur un tout autre sujet : M. Hensel, C. Hight, A. Menges , Space Reader : Heterogeneous Space in Architecture, AD Reader, Chichester, John Wiley & Sons, 2009.

27 « The intention of this outlay of concepts, methods and perspectives is to establish a multifaceted yet comprehensive description of what computational design thinking may constitute in architecture. », in S. Ahlquist, A. Menges, op. cit., p. 10 (nous traduisons).

28 « « The emergence of this perspective has come at the confluence of different modes of thinking […] ranging from systems theory and cybernetics, to morphogenesis and developmental biology », ibidem, p.10 (nous traduisons).

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1995, que leur théorie se différencie de celle de J. Frazer. Il s’agit toujours de faire référence à la nature, à ses formes et à ses processus de formation, dans l’objectif d’être écologiquement responsable. Le bâtiment, intelligence artificielle dans Une Architecture Evolutionnaire, est ici en effet conçu comme un écosystème : « L’émergence requiert la reconnaissance des bâtiments non pas comme des corps fixes et singuliers, mais comme des systèmes matériels et énergétiques complexes, qui ont une durée de vie, et existent en tant que partie de l’environnement des autres bâtiments, et en tant que itération d’une longue série qui procède par développements évolutionnaires vers un écosystème intelligent »29. Mais l’objectif écologique est précédé par un autre : « ces processus et approches [ceux relevant de l’ « émergence »] peuvent être utilisés en conception architecturale pour atteindre un haut niveau de perfomativité et ainsi en fin de compte un niveau plus élevé de durabilité »30. La « performativité », sorte de néologisme31 signifiant ici l’idée d’une performance acquise par les capacités internes d’un objet, est la condition de la soutenabilité ou durabilité écologique.

Le « Emergence Design Group » considère la nature comme modèle de performance à deux niveaux : en tant que répertoire de formes optimales car issues de la sélection naturelle, et au niveau de la méthode du projet, la nature ne séparant pas distinctement la conception de la construction. Dans le premier cas, une façon de mettre en œuvre cette analogie est de simuler le processus d’évolution des espèces, comme le faisait J. Frazer, grâce à des algorithmes génétiques : on réalise donc une optimisation mathématique

29 « Emergence requires the recognition of buildings not as singular and fixed bodies, but as complex energy and material systems that have a life-span, and exist as part of the environment of other buildings, and as an iteration of a long series that proceeds by evolutionary developments towards an intelligent ecosystem », M. Hensel, A. Menges, M. Weinstock, « Introduction », in M. Hensel, A. Menges, M. Weinstock (ed.), Emergence : Morphogenetic Design Strategies, AD Profile 169, AD 74, Mai-Juin 2004, Chichester, John Wiley & Sons, pp. 6-9 (repris dans M. Carpo (ed.), The Digital Turn in Architecture 1992-2012, AD Reader, Chichester, John Wiley & Sons, 2012, pp. 158-164) (nous traduisons).

30 « « these processes and approaches can be harnessed for architectural design to achieve a higher level of performativity and, thus, ultimately a higher level of sustainability. », M. Hensel, « Introduction. Towards Self-Organisational and Multiple-Performance Capacity in Architecture », in M. Hensel, A. Menges, M. Weinstock (ed.), Techniques and Technologies in Morphogenetic Design, AD Profile 180, AD 76, Mars-Avril 2006, Chichester, John Wiley & Sons, p.6 (nous traduisons).

31 Ce terme est largement employé par les concepteurs du numérique ; il provient de la linguistique et signifie qui réalise une action par le fait même de son énonciation. Une telle distance avec cette acception originelle témoigne qu’il s’agit aussi d’un mot-slogan.

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de forme, dénommé par l’expression générique de « form - finding ». Un exemple d’une telle optimisation fait l’objet d’un article du premier numéro de Architectural Design édité par le « Emergence Design Group »32. De manière plus fréquente, ce dernier s’intéresse à reproduire directement des principes structurels observables dans la nature. Cette attitude est à l’origine des pavillons réalisés dès l’année 2010 à l’Université de Stuttgart grâce au partenariat de l’Institute for Computational Design (ICD, institut pour la conception par ordinateur), dirigé par Achim Menges lui-même, et de l’ ITKE (Institut pour la conception de structures) dirigé par l’ingénieur Jan Knippers. Ainsi, le pavillon de l’année 2011, publié dans la revue Detail33, s’inspire de la coquille d’une certaine espèce d’oursin de mer plat (le sand dollar, ou clypeaster) : on en reproduit le principe de modules polygonaux, dont le maillage est d’autant plus dense que la zone nécessite d’être résistante, notamment au voisinage des ouvertures. De même, le pavillon de l’année suivante est une couverture en fibre de carbone et de verre assemblée numériquement, qui résulte de l’étude de la structure de plusieurs invertébrés et en particulier de l’exosquelette du homard. Afin d’obtenir une structure tout aussi légère et résistante, on en reprend le principe d’hétérogénéité, en répartissant différentes épaisseurs de fibres et différentes orientations en fonction des sollicitations, et on en conserve le principe de hiérarchie des composants, en utilisant les fibres de verre pour définir la géométrie et celles en carbone pour la raidir structurellement.

La performance est aussi recherchée dans une approche différente de la construction et de la matière. Ils partent du constat qu’il n’y a pas, dans la nature, de séparation entre la conception, le dessin et la construction, mais au contraire les deux étapes sont étroitement liées, comme l’est le génotype au phénotype. Ainsi, « la logique de la production naturelle étudiée dans les sciences de l’émergence offre un modèle d’intégration continue qui remplace la

32 Dr U.-M. O’ Reilly, M. Hemberg, A. Menges, « Evolutionary computation and artificialized life in architecture : Exploring the Potential of Generative and Genetic Algorithms as Operative Design Tools », in M. Hensel, A. Menges, M. Weinstock (ed.), Emergence : Morphogenetic Design Strategies, AD Profile 169, AD 74, Mai-Juin 2004, Chichester, John Wiley & Sons, pp. 48-53.

33 F. Kaltenbach, « « Primitive Hut of the Future ? Bionic Research Pavilion in Wood », in Detail, janvier-février 2012, Munich, Institut für internationale Architektur-Documentation GmbH & Co. KG, pp. 6-8.

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séparation conventionnelle de la conception et de la production matérielle »34. Une fluidification des rapports entre dessin et fabrication est déjà permise par des outils comme les machines à commande numérique, mais aussi par l’instrumentation des objets réalisés, qui permet un retour sur l’expérience et une comparaison du comportement modélisé par rapport à celui réel35. Mais une telle intégration signifie aussi pour M. Hensel, A. Menges et M. Weinstock opérer une sorte de renversement du processus habituel de conception, où « la matérialisation, la production et la construction sont envisagées comme des solutions matérielles conçues de manière top-down, intervenant uniquement après avoir défini la forme du bâtiment et l’emplacement de ses éléments tectoniques »36. Ils proposent, plutôt, d’exploiter les capacités intrinsèques des matériaux et par là d’en enrichir la définition : « étendre le concept d’un système matériel en incorporant ses caractéristiques matérielles, son comportement géométrique, les contraintes de fabrication et les logiques d’assemblage, permet d’en déduire et d’élaborer un design par les capacités performatives intrinsèques du système »37.

Cette idée un peu abstraite se matérialise de manière emblématique dans le pavillon de Achim Menges38 exposé au Frac Centre, lors de l’édition 2013 d’Archilab. Intitulé « Hygroskin-Meteorosensitive Pavilion », il reprend le

34 « t« the logic of natural production studied in sciences of emergence offers a model of seamless integration to replace the conventional separation of design and material production », M. Hensel, A. Menges, M. Weinstock, « Introduction », in M. Hensel, A. Menges, M. Weinstock (ed.), Emergence : Morphogenetic Design Strategies, AD Profile 169, AD 74, Mai-Juin 2004, Chichester, John Wiley & Sons, pp. 6-9 (nous traduisons).

35 Une telle méthode a été employée à l’occasion du pavillon fait en 2010 à l’Université de Stuttgart. Voir « Teaching by doing – a Research Pavilion in Stuttgart », Detail, Octobre 2010, Munich, Institut für internationale Architektur-Documentation GmbH & Co. KG, pp. 994-995.

36 « « materialization, production and construction are strategized and devised as top-down engineered, material solutions only after defining the shape of the building and the location of the tectonic elements », A. Menges, « Polymorphism », in M. Hensel, A. Menges, M. Weinstock (ed.), Techniques and Technologies in Morphogenetic Design, AD Profile 180, AD 76, Mars-Avril 2006, Chichester, John Wiley & Sons, pp. 78-87 (nous traduisons).

37 « Extending the concept of a material system by embedding its material characteristics, geometric behavior, manufacturing constraints and assembly logics allows for deriving and elaborating a design through the systems intrinsic performative capacities », ibidem, (nous traduisons).

38 En collaboration avec Oliver David Krieg and Steffen Reichert de l’ICD de l’Université de Stuttgart.

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principe d’une sculpture exposée en 2012 au Centre Pompidou à Paris39. il pourrait se décrire comme une boite vaguement parallélépipédique dont chaque côté est fait de l’assemblage en opus incertum de facettes polygonales concaves. Entièrement en bois, chacune de ces facettes est percée d’un orifice circulaire, protégé par des pétales de bois. Si la géométrie irrégulière du pavillon semble découler d’un pur exercice de conception et fabrication numériques, son originalité tient à ce que les pétales ouvrent et ferment l’orifice au gré de l’humidité ambiante, sans aucun dispositif mécanique ou apport d’énergie. Plus précisément, lorsque l’humidité est faible, par beau temps, les pétales s’incurvent et laissent passer la lumière ; elles se referment progressivement avec la montée de l’humidité, lors de l’arrivée d’une pluie par exemple. Bénéficiant de sept ans de recherche sur le comportement anisotrope et hygroscopique du bois40 à l’Université de Stuttgart, ce système s’inspire des pommes d’épicéa, dont les écailles se déploient en fonction des conditions climatiques. Ici, chaque pétale peut se courber grâce aux deux couches de bois qui le constituent, une s’allongeant en fonction de l’humidité, l’autre restant inchangée. La capacité intrinsèque du bois à se courber est ici mise au service d’une performance d’adaptation à des conditions climatiques.

Ainsi, le Emergence Design Group propose, sous le nom d’émergence ou de design morphogénétique, un ensemble d’analogies : avec le processus d’optimisation par sélection naturelle, avec un principe structurel naturel, avec la fusion de conception et fabrication, et avec l’usage performant d’un matériau. Tout cela est sous-tendu par une référence à la nature en tant que modèle de performance, c’est-à-dire comme résolution optimale d’un problème, en général mesurable, que l’on se pose (structurel, thermique, etc.). Il rejoint en cela non seulement un domaine de l’ingénierie comme la bionique, mais aussi des concepteurs comme Antoni Gaudí, Richard Buckminster Fuller, Robert Le Ricolais ou Frei Otto. L’apport spécifique des outils numériques est de permettre d’une part, le calcul du comportement de matériaux auparavant peu et mal modélisables comme le bois, les textiles ou la fibre de carbone, dans les géométries les plus variées; et d’autre part, de manière étroitement liée, la fabrication, par des machines à commande numérique, de ces structures complexes.

39 Il s’agit plus précisément d’une sorte de maquette, intitulée «Hygroscope», et entrée dans les collections du musée depuis l’exposition « Multiversités créatives » en 2012.

40 Termes qui signifient respectivement que le bois ne se comporte pas de la même façon dans les trois directions de l’espace, en raison de sa nature fibreuse, et qu’il est en mesure d’absorber l’humidité de l’air ambiant.

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Figure 5. Achim Menges et ICD (Université de Stuttgart). En haut : vue de l’intérieur du pavillon réalisé en 2012 en partenariat avec l'ITKE, photographie : ICD ITKE, d’après www.achimmenges.net. En bas : vue de l’entrée du pavillon réalisé en 2013 pour la 9ème édition d’Archilab, collections Frac Centre, Orléans, photographie de l’auteur.

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2.3. Architecture génétique

L’analogie avec la génétique est également constitutive la théorie de l’architecte américain Karl S. Chu. Peu actif aujourd’hui, avec une production théorique et pratique bien moindre que Achim Menges et le Emergence Design Group, il reste une figure influente de l’architecture numérique. Enseignant au Pratt Institute de New York41, et auparavant à l’université de Columbia, il est notamment co-directeur du master d’ « architecture bio-digitale » à l’école d’architecture de l’université internationale de Catalogne42.

Ses premières contributions apparaissent, sous le nom d’agence « X Kavya », dans deux numéros de Architectural Design en 1995, puis en 199843. A la deuxième édition d’Archilab en l’an 2000, il publie un essai, « The Turing Dimension », qui est une spéculation à l’allure philosophique sur le potentiel de description du monde par l’ordinateur. On y trouve aussi des images de synthèse d’un projet nommé « X PHYLUM » consistant en une forme virtuelle générée grâce à un processus appelé L-système44. Inventé en 1968 par le biologiste Aristid Lindenmayer pour modéliser la croissance des plantes, il s’agit d’un processus récursif qui propose, à chaque étape, la croissance, le branchement ou la fructification45. K. S. Chu, ainsi que J. Frazer sont par ailleurs cités par G. Lynn dans Animate Form : « très peu de concepteurs et théoriciens de l’architecture, Karl Chu et John Frazer étant parmi les lucides d’entre eux, plaident pour la capacité créative des ordinateurs à faciliter des

41 Voir sa biographie sur le site du Pratt Institute : https://www.pratt.edu/academics/architecture/ug_dept_architecture/faculty_and_staff/bio/?id=kchu999.

42 « « Masters degree in Biodigital Architecture » à l’ESARQ, Universitat Internacional de Catalunya, fondé en 2000. L’autre directeur est Alberto T. Estevez. Voir le site officiel : http://www.biodigitalarchitecture.com.

43 Voir X kavya, « Modal Space », in M. Pearce, N. Spiller (ed.), Architects in Cyberspace, AD Profile 118, AD 65, novembre-décembre 1995, Chichester, John Wiley & Son et K. S. Chu, « Hourglass of the demiurge », in N. Spiller (ed.), Architects in Cyberspace II, AD Profile 136, AD 68, novembre-décembre 1998, Chichester, John Wiley & Sons.

44 Pour une description du projet et une version de l’essai, voir l’archive en ligne de l’ancien site internet d’archilab : http://www.archilab.org/public/2000/catalog/xkavya/xkavyafr.htm ou /xkavyaen.htm pour la version originale de « The Turing Dimension ».

45 Voir A. Lesne, « Vers une architecture organique », in M-A. Brayer, F. Migayrou, Naturaliser l’architecture, Orléans, Editions HYX, 2013, pp. 188-197, (p. 195 notamment).

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stratégies de conception génétique »46. Mais l’essai majeur de K. S. Chu ne sera publié qu’en 2006, et sera considéré, par le même recueil où figure le texte de A. Vidler cité en introduction, comme un des textes théoriques les plus marquants depuis 199347 : « Metaphysics of Genetic Architecture and Computation » (« Métaphysiques de l’architecture génétique et de la computation »)48.

Sur un ton prophétique de manifeste, peu attentive au présent, sa théorie d’une « architecture génétique » apparait comme l’annonce d’une révolution imminente du monde, et donc de l’architecture : « Comment les architectes peuvent reconfigurer la pratique de leur discipline afin de satisfaire les exigences de cette révolution computationnelle et biogénétique ? »49 annonce-t-il en en-tête de l’article. Pour K. S. Chu, les développements de l’informatique montrent que tout est codable au moyen d’ordinateurs, par un langage binaire et des algorithmes : le monde serait en réalité une sorte d’ordinateur géant. Il semble rejoindre en cela les thèses de nombreux théoriciens de l’informatique, comme Gregory Chaitin, dont la citation « tout est algorithme » (« All is algorithm ») introduit l’essai. Mais c’est une référence plutôt trompeuse car la pensée de Chaitin est bien plus complexe et prudente que les affirmations de K. S. Chu, davantage proches de celles de Stephen Wolfram, lui aussi mentionné50. Cette nouvelle capacité de description exhaustive du monde

46 « « A precious few architectural designers and theorists, Karl Chu and John Frazer being the most lucid among them, argue for the creative capacity of computers to facilitate genetic design strategies », G. Lynn, Animate Form, New York, Princeton Architectural Press, 1999, p.19 (nous traduisons).

47 Voir A. Krista Sykes (ed.), Constructing A New Agenda. Architectural Theory, 1993-2009, New York, Princeton Architectural Press, 2010, pp. 421-433.

48 K. S. Chu, « « Metaphysics of Genetic Architecture and Computation », Eco-Redux, AD Profile 182, AD 76, juillet-août 2006, Chichester, John Wiley & Sons, pp. 39-45 , disponible gratuitement en ligne à l’adresse http://www.futurefeeder.com/wp-content/6chuCorr.pdf; on traduira « computation » par l’homonyme français, mais dans le sens d’informatique théorique, utilisant un formalisme mathématique.

49 « « How can architects reconfigure the practice of their discipline in order to meet the demands of this computational and biogenetic revolution ? », ibidem, p. 39 (nous traduisons).

50 La citation de Chu vient de G.J. Chaitin, Leibniz, Information, Math and Physics, 2003, disponible sur https://ufrj.academia.edu/GregoryChaitin/Other-Papers. G.J. Chaitin, tout en poursuivant un projet de description toujours plus exacte du monde à l’aide des algorithmes, insiste sur l’imprévisibilité et l’inintelligibilité intrinsèques à tout problème mathématique: voir un article en français G.J. Chaitin, « L’univers est-il intelligible? », La Recherche, décembre 2003, n°370, pp. 34-41 (traduit et composé par Olivier Postel-Vinay). G.J. Chaitin s’oppose en cela à Stephen Wolfram, auteur de A New Kind of Science, Champaign, Wolfram Media, 2002.

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convergerait aujourd’hui avec une autre découverte : l’ADN. En effet, « biogénétique » n’est pas utilisé dans le sens général de création de la vie, mais dans une acception centrée sur la notion d’information, contenue dans le code génétique. L’ordinateur permet ainsi non seulement de programmer l’inorganique, mais aussi le vivant, qui n’est rien d’autre qu’un code parmi d’autres : dans cet enthousiasme pour l’ingénierie génétique, K. S. Chu avance que « enfin, avec la convergence de la computation et de la biogénétique, le monde est en train d’entrer dans ce qu’on appelle l’ère Post-Humaine, qui donnera naissance à un nouveau type de mutations biomachiniques [sic] de substances organiques et inorganiques »51. Plus explicite encore, il affirme : « Pour la première fois, l’humanité est enfin en possession du pouvoir de changer et transformer la constitution génétique des espèces biologiques »52.

Quel alors est le nouveau rôle de l’architecture dans ces perspectives de science-fiction ? Ce n’est pas de faire des analogies ou des références à la nature, de faire comme la nature, mais, en portant l’analogie à l’extrême de l’identification totale, de faire de la nature. K. S. Chu envisage « l’émancipation de l’architecture de l’anthropologie », et prône une « xénoarchitecture » avec sa propre vitalité et autonomie au moyen des outils numériques53 : « Contrairement à la remarque souvent citée de Mies van der Rohe que l’architecture est l’art de mettre deux briques ensemble, le concept émergent est que l’architecture est l’art de mettre deux bits ensemble, pour le moins des bits qui sont programmés pour s’auto-répliquer, s’auto-organiser et s’auto-synthétiser dans les constellations toujours nouvelles de relations et d’ensembles émergents »54. L’architecture devient la discipline de manipulation du monde par ses composants élémentaires, et produit des

51 « « Finally, with the convergence of computation and biogenetics, the world is now moving into the so-called Post-Human Era, which will bring forth a new kind of biomachinic mutation of organic and inorganic substances. », K. Chu, op. cit., p.40 (nous traduisons).

52 « « For the first time, humankind is finally in possession of the power to change and transform the genetic constitution of biological species », ibidem, p. 39 (nous traduisons).

53 « T« The potential emancipation of architecture from anthropology is already affording us to think for the first time of a new kind of xenoarchitecture with its own autonomy and will to being. », Ibidem, p. 42 (nous traduisons). L’utilisation du terme anthropologie semble un abus de langage ici ; Chu l’entend probablement comme ce qui relève de l’homme.

54 « « contrary to Mies Van der Rohe’s oft-quoted remark that architecture is the art of putting two bricks together, the emerging conception is that architecture is the art of putting two bits together, at least bits that are programmed to self-replicate, self-organise and self-synthetise into ever new constellations of emergent relations and ensembles », ibidem, p. 42 (nous traduisons). Un bit est une unité élémentaire d’information, sous la forme de chiffre en numération binaire.

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choses autonomes et vivantes, c’est-à-dire de la nature. On mesure la grande distance avec l’approche de Greg Lynn, qui avait souligné que « cependant, les processus génétiques ne doivent pas être assimilés avec la nature ou l’intelligence. L’ordinateur n’est pas un cerveau.[...] De même, l’ordinateur n’est pas la nature »55.

K. S. Chu rejoint, sans le mentionner, le courant de pensée du « transhumanisme »56 : celui-ci envisage de manière positive les possibilités de modification de son propre corps offertes par l’ingénierie génétique, et les biotechnologies en général. Pourquoi ne pas choisir soi-même sa performance musculaire, faire apparaitre des informations sur l’état de sa santé directement sur le bras, par une pigmentation de la peau, ou choisir la taille de son enfant ? Pourquoi tomber malade, vieillir ou même mourir, alors que nous pouvons nous programmer ? Il s’agit bien là d’eugénisme, c’est-à-dire de recherche d’amélioration de la race humaine par les recherches en biologie, mais qui se protège de l’association à des sombres moments de l’histoire en se disant « volontaire » : au nom de la liberté individuelle, chacun aurait le droit de modifier ce qui le concerne, de s’améliorer, de mettre, tout aussi crûment et naïvement que cela, la science au service du bonheur57.

Pourtant, la pratique enseignée par K. S. Chu semble loin de ce futurisme. Il suffit de regarder le programme du master en architecture « bio-digitale » à Barcelone qu’il co-dirige, pour voir que les étudiants ne sont formés qu’à mettre en œuvre les mêmes analogies que J. Frazer ou le Emergence Design Group ont formalisées, les membres de ce dernier intervenant d’ailleurs dans l’école58. Le cours de projet que propose K. S. Chu lui-même s’articule autour de « l’obtention de forme à partir d’information génétique, à travers les outils

55 « Yet at the same time, genetic processes should not be equated with either intelligence or nature. The computer is not a brain. […] Also, the computer is not nature. », G. Lynn, Animate Form, New York, Princeton Architectural Press, 1999, p.19 (nous traduisons).

56 Il est par exemple cité par un des principaux blogs transhumanistes italiens, Estropico : http://www.estropico.org/index.php?option=com_content&view=article&id=172:karl-s-chu-genetica-computazione-e-architettura-di-elisabetta-bonafede&catid=41:varie&Itemid=80.

57 Pour plus de détails, voir le site de l’association transhumaniste mondiale: http://humanityplus.org, ou la définition du mouvement sur l’ancien site: http://www.transhumanism.org/index.php/WTA/more/147/; un article synthétique peut être trouvé sur l’édition en ligne de Libération : F. Roussel, M. Lechner, « Transhumanistes sans gêne », http://ecrans.liberation.fr/ecrans/2011/06/21/transhumanistes-sans-gene_960783?page=article, 21 Juin 2011.

58 Voir le programme officiel, disponible en ligne : http://www.uic.es/progs/obj.uic?id=5134993094c59.

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informatiques pour la génération d’algorithmes évolutifs »59.

L’essai théorique de K. S. Chu est donc d’un type un peu différent que ceux analysés précédemment : il ne vise pas une application pratique, ne propose pas de faire des analogies, ne les justifie pas par une prise de conscience écologique. Il sert plutôt de légitimation vague à l’utilisation des analogies génétiques en architecture en les inscrivant dans un futur imminent.

59 http://www.biodigitalarchitecture.com/studios.html (nous traduisons).

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2.4. « Naturaliser l’architecture »

Le discours savant déployé à Archilab 2013 joue le même rôle que l’essai de K. S. Chu. Ce n’est plus une discipline enseignée dans des écoles, mais une exposition qu’il s’agit de légitimer, par l’apologie d’une nouvelle définition de l’architecture. Comme l’indique le nom de l’exposition, il est question, non plus d’architecture génétique, mais plus généralement de « naturaliser l’architecture ».

L’objet officiel d’une telle théorie est a priori constitué, comme son rôle unificateur et promotionnel l’impose, de toutes les œuvres de l’exposition. Mais, par delà les stratégies promotionnelles, elle ne concerne en réalité qu’une faible majorité des œuvres exposées, qui témoignent d’une pratique intentionnelle d’analogies naturelles. En plus du pavillon d’Achim Menges, on peut évoquer le travail de deux autres agences, parmi les plus visibles dans l’exposition, et auxquelles l’adjectif « naturalisé » sied peut-être le mieux.

L’agence ecoLogicStudio, issue de l’Architectural Association de Londres, y présente un pavillon intitulé « Meta-Folly for the Metropolitan Landscape ». Il s’agit d’un petit cocon translucide composé de facettes en plastique recyclé, alimentées par un réseau de nervures. Une fois rentré, on est accueilli par des bruits de criquets, que chacune des facettes reproduit en fonction de la position et des mouvements de l’usager. L’idée est de proposer, sous la forme d’une « folie » architecturale, un nouvel environnement « hyper-artificiel » prétendant offrir refuge et consolation à la foule grandissante des urbains d’un monde post-écologique. En assistant au colloque et visitant le site internet de l’agence on comprend que cette installation est sous-tendue par une approche qui se veut « systémique », dans le sillage de la philosophie de Gregory Bateson. L’objectif de ecoLogicStudio est ainsi conforme au techno-optimisme cybernétique, et consiste, selon une affirmation nébuleuse, à « développer une nouvelle équation du design où le progrès technologique est égal à un engagement symbiotique intensifié avec les forces, les processus et les écosystèmes naturels »60.

Quant à elle, l’agence britannique Biothing, en plus d’une sculpture

60 Voir la présentation de l’agence sur leur site http://www.ecologicstudio.com, rubrique « About » (nous traduisons).

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Figure 6. En haut : Biothing et Ezio Blasetti, « Mesonic Fabrics », 2007-2009, collections Centre Pompidou, MNAM/Cci, Paris, photographie d’après www.biothing.com. En bas : ecoLogicStudio, « Meta-Folly for the Metropolitan Landscape », réalisé en 2013 pour la 9ème édition d’Archilab, collections Frac Centre, Orléans, photographie de l’auteur.

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participative qui relève de la première nature du numérique61, expose une sorte de maquette intitulée « Mesonic Fabric » : celle-ci illustre bien le rapport qu’entretien Alisa Andrasek, fondatrice de l’agence, avec la nature. De l’échelle du mobilier à celle de l’urbain, les architectes de Biothing conçoivent leurs projets à l’aide d’algorithmes informatiques, principalement pour produire des formes et des motifs. Parmi ces algorithmes certains simulent des processus naturels, soit en suivant des lois de la physique (et soumettant des éléments à des champs magnétiques ou à des flux d’air numériquement pour obtenir une forme), soit en utilisant des outils comme les automates cellulaires et les systèmes multi-agents. Ces derniers sont des environnements informatiques où évolue une population d’entités douées d’une certaine autonomie, pouvant avoir des caractéristiques différentes. « Mesonic Fabrics » est ainsi constituée d’un socle plan orné d’un motif en bas-relief, généré par des automates cellulaires puis fabriqué par une imprimante 3D. Sur celui-ci une structure de couverture se pose, constituée d’un réseau de lames descendant au sol, fruit de la simulation d’un champ électro-magnétique. Il y a bien analogie avec des processus naturels; on peut souligner cependant qu’il est difficile de dire si l’utilisation de tels outils est réellement motivée par le fait qu’ils simulent la nature ou parce qu’ils sont doués d’autonomie, comme d’autres procédures informatiques. Que ce soit au colloque, ou sur son site Internet, l’agence Biothing ne revendique pas un rôle déterminant de la nature dans la conception de ses projets. Nous touchons là aux limites de la condition d’intentionnalité fixée en introduction du mémoire.

Par un essai du catalogue62, Frédéric Migayrou va alors inscrire ces architectes dans une généalogie de l’idée de naturalisation. Ce récit dessine une sorte de contre-histoire de l’architecture qui entend rompre avec la tradition

61 Intitulée « Bloom » elle a été conçue en partenariat avec Jose Sanchez à l’occasion des Jeux Olympiques de Londres en 2012 : elle est composée d’un millier de pièces identiques que le public peut assembler à sa guise, et ne s’inspire pas particulièrement de la nature, contrairement à ce que laisse penser le catalogue.

62 F. Migayrou, « Naturaliser l’architecture », in M-A. Brayer, F. Migayrou, Naturaliser l’architecture, Orléans, Editions HYX, 2013, pp. 38-59 ; il reprend ces arguments à la deuxième journée du colloque, intitulé « les natures de l’artefact ». Dans une salle de 100 places du beau mais peu accessible Château de Chambord, elle rassemblait autour de F. Migayrou des historiens de l’art ou de l’architecture, des philosophes ou épistémologues des sciences, comme Mario Carpo ou Giuseppe Longo. Profitant de l’actualité des emprunts architecturaux à la science par le biais des outils numériques, l’objectif de cette journée était d’interroger la limite entre nature et artifice en architecture, du maniérisme aux pratiques computationnelles.

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historiographique moderniste, ou comme il le dit lui même, « une relecture presque juridique de l’origine, des origines d’une époque moderne des arts pourrait être ainsi conduite, à commencer par une réinterprétation de la physis, puis celle d’un statut des transformations des formes naturelles, de la mesure et de la proportion dans une perspective morphogénétique »63. Il affirme se placer dans le sillage d’une relecture de la Renaissance par le philosophe allemand Ernst Cassirer, qui chercherait « à saisir la mutation des formes symboliques », et à faire une sorte de « morphogénèse culturelle »64.

Cette relecture se fonde sur deux champs d’analyse. Tout d’abord, en citant une liste érudite de nombreux savants de l’époque, il affirme que certains aspects négligés de la Renaissance et du Maniérisme italiens, comme les jardins et leurs grottes, l’alchimie, l’intérêt pour les monstres ou l’ordre rustique, témoigneraient d’une « attention permanente aux transformation des formes de la nature, à la dynamique de leur mutations, ouvrant la voie d’une possible maitrise des morphogénèses »65.

Il s’intéresse ensuite à une édition publiée en 1556 de De Architectura de Vitruve. Elle est commentée par Daniele Barbaro, avec l’aide de son ami Andrea Palladio, dont il sera le client, qui fournira entre autres des illustrations. Selon F. Migayrou, Barbaro apporte un éclairage tout autre que celui d’Alberti sur Vitruve et les proportions, en en donnant une vision beaucoup plus souple : « sa théorie des proportions (La pratica della perspettiva, 1568) reste ouverte et dynamique, il ne s’agit pas de mathématiser la nature, de plaquer des situations réelles sur un formalisme, une rationalité a priori, mais bien plutôt de trouver au fond de la nature une ratio devant répondre aux mutations complexes de la nature »66.

C’est alors que F. Migayrou effectue un grand saut historique, et en enjambant la naissance des sciences naturelles, les Lumières et la révolution industrielle, atterrit sur la deuxième moitié du vingtième siècle. Il se défend implicitement d’un tel vide dans sa généalogie en le remplaçant par une critique d’une histoire néo-rationnaliste. Celle-ci aurait tenté de relier linéairement Palladio, Behrens, Perret et Le Corbusier en célébrant l’autonomisation de l’architecture par l’abstraction de l’espace. Auguste Choisy y aurait contribué, en scellant « l’apogée d’un rationalisme de l’ère industrielle en traduisant la proportio

63 Ibidem, p. 49.64 Ibidem, p. 49.65 Ibidem, p. 43.66 Ibidem, p. 50.

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vitruvienne par un « à la mesure de la raison », conforme « à l’esprit calculateur et à l’inflexible logique des écoles dont Alexandrie était le foyer » »67. F. Migayrou attaque aussi une lecture « structuraliste » de l’architecture et une rationalisation du langage architectural, comme l’auraient menées Quatremère de Quincy ou Durand, ou plus récemment, Colin Rowe et Aldo Rossi, avec leur insistance sur la notion de typologie.

Pourtant, Lévi-Strauss lui-même, père du structuralisme, affirmait dans un entretien que le concept de structure lui venait de On Growth and Form de D’arcy Thompson, qu’il liait à la botanique de Goethe, et à la perspective de Dürer68. L’alternative à cette rationalisation résiderait dans cette nouvelle lecture de Lévi-Strauss, et plus généralement dans la philosophie post-structuraliste de Jean Petitot. Mathématicien et philosophe français, il propose, selon F. Migayrou, « un naturalisme élargi susceptible grâce à de nouveaux modèles physico-mathématiques, de modéliser de façon physicaliste la complexité des systèmes naturels, et d’élargir cette modélisation à d’autres phénomènes morphologiques »69. A quel autre phénomène morphologique pourrait-on élargir ? A l’architecture, bien-sûr, semble répondre F. Migayrou : comme il l’avait affirmé lors d’une intervention au colloque, « Naturaliser l’architecture » reprend « Naturalizing Phenomenology », titre d’un ouvrage collectif paru en 1999 et co-dirigé par J. Petitot, portant sur une ouverture de la phénoménologie aux sciences cognitives70. Comme le souhaitait J. Petitot, « naturaliser » signifie ainsi « réduire toute distance entre objectif et subjectif à partir d’une reconstruction de la phénoménologie husserlienne qui suppose une mathématisation, une formalisation du donné phénoménal »71.

En dépassant la formidable érudition qui est déployée, et par là la dimension presque intimidatrice d’un tel récit qui sert l’intérêt promotionnel des commissaires d’Archilab, explicitons le fond du discours. Ce qu’exprime F. Migayrou, en somme, c’est le regret que l’architecture se soit, après la

67 Ibidem, p. 52 ; les citations proviennent de A. Choisy, Vitruve, Paris, Librairie Lahure, 1909, tome I, p.99.

68 F. Migayrou cite D. Eribon, C. Lévi-Strauss, De près et de loin, Paris, Editions Odile Jacob, 1988, pp. 158-159.

69 F. Migayrou, op. cit., p. 54.70 B. Pachoud, J. Petitot, J-M. Roy, F. J. Varela, , Naturalizing phenomenology : Issues in

Contemporary Phenomenology and Cognitive Science, Redwood City, Stanford University Press, 1999.

71 Ibidem, pp. 56-57 ; pour Migayrou, les réserves de Husserl sur l’objectivation, qui prive de la description des choses sensibles, sont dissoutes par la nouvelle capacité des sciences à décrire la complexité, qu’elle soit quantitative ou qualitative.

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Renaissance, séparée de la science et donc d’une partie des outils d’intervention sur le réel dont elle disposait. Le domaine numérique, « computationnel » ou « logiciel », parce qu’il constitue un terrain commun avec les sciences contemporaines, permettrait de renouer avec cette pluridisciplinarité perdue et d’agir sur l’ensemble de la réalité, minérale ou organique, dans la plus grande liberté morphologique. Autrement dit, l’architecture, grâce au numérique, à la science, et plus précisément à ces domaines transversaux et universels que seraient la « morphogénèse » et « les théories de la complexité », aurait de nouveau accès aux mystères de la nature et pourrait enfin, après les tentatives de la Renaissance, la reproduire. C’est précisément ce qu’on retrouve, certes noyé dans le lexique anesthésique du discours officiel, sur le prospectus de l’exposition : « grâce à une maitrise mathématique avancée, l’architecture […] tend vers une recréation intégrale de l’organique, rendue possible grâce à la science ».

Ainsi « Naturaliser l’architecture » porte le projet d’une architecture dont la création est régie par des lois supposées universelles et donc, en dernière instance, la croyance en l’objectivation complète de l’architecture, c’est-à-dire le refus de sa dimension historique, conceptuelle, politique et, en somme, culturelle. Cela coexiste, de manière tout aussi contradictoire que chez K. S. Chu, avec une redéfinition de la discipline de l’architecture qui devient non plus faire comme la nature, mais la manipuler, ce qui suppose la présence d’un acteur. On comprend mieux alors l’affirmation apparemment déroutante de F. Migayrou en introduction du colloque du 24 octobre : « naturaliser l’architecture, c’est aussi artificialiser la nature ».

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Conclusion : le mirage de l’objectivité

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Nous nous sommes permis d’utiliser, pour le titre de ce mémoire, un jeu de mot habituellement employé pour brouiller les rapports entretenus par l’architecture avec la nature, une esquive, qui doit toute son efficacité à la définition intrinsèquement ambigüe de la nature. « Quels sont nos rapports avec la nature ? Demandons-nous plutôt quelle est la nature de notre architecture » disait un architecte au colloque organisé pour Archilab 2013. Wright lui-même usait de cette ambiguïté dans sa définition de la nature : « le terme NATURE ne désigne pas uniquement le « plein air »- les nuages, les arbres les orages, le sol, la vie animale ; il renvoie aussi à leur nature, au sens où nous parlons de la « nature » des matériaux, ou de la « nature » d’un projet, d’un sentiment ou d’un outil »1. Cependant, parler de « double nature de l’architecture numérique » nous est apparu comme une façon efficace de synthétiser, en une formule, la dualité du rapport à la nature que l’on a pu identifier dans les discours des acteurs principaux de l’architecture numérique, qui en retour, informe sur l’essence (la nature) de cet ensemble de pratiques de l’architecture contemporaine.

Une première nature de l’architecture numérique nait ainsi de la volonté de formes courbes, alimentée par une lecture du Pli de Deleuze, par une réaction au déconstructivisme, et par l’essor d’outils de dessin informatique issus notamment de l’automobile et du cinéma. De ce cadre, émerge la conscience des possibilités des technologies numériques : permettre, principalement, la conception et la fabrication de formes génériques calculées, des objectiles. Bernard Cache comme Greg Lynn signifient dans leurs écrits que ces formes libres, courbes et variées, résultant du calcul de flux et de mouvements, peuvent avoir des ressemblances avec le monde naturel, et stimuler la pratique

1 F.L.Wright, « Vocabulaire de l’architecture organique » in L’avenir de l’architecture, Paris, Éditions du Linteau, 2003 (trad., 1ère éd. américaine 1953).

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d’analogies a posteriori. Ce qui signifie, autrement dit, que leur théorie ne propose aucunement de s’inspirer de la nature. G. Lynn compte alors sur l’apparence « organique » pour trouver un slogan à un projet théorique de maisons génériques, et de même, l’exposition de l’édition 2013 d’Archilab, unifie par ce procédé la grande hétérogénéité des travaux qu’on y expose. On ne peut, de ce cadrage non exhaustif, déduire avec certitude qu’il y a sur la scène de l’architecture numérique une croissance de la tendance à faire des analogies a posteriori. Cependant, comme l’indiquent certains éléments à Archilab 2013, il est fort probable que l’augmentation de la conscience des problématiques environnementales stimule l’affichage opportuniste d’un tel rapport à la nature, externe en réalité au processus de conception.

Parallèlement à la première, apparait une deuxième nature, qui s’enracine dans des approches plus anciennes. En reprenant les principes de la cybernétique et en les enrichissant des notions d’évolution des espèces et de code génétique, John Frazer prône l’utilisation d’analogies évolutionnaires. Matérialisées numériquement par l’utilisation d’algorithmes génétiques ou d’automates cellulaires, elle sont pour lui une condition nécessaire de la fin de la participation de l’industrie de la construction à la destruction de l’environnement. Trois autres concepteurs théorisent, dix ans plus tard, une approche semblable, mais axée sur la notion de performance. Elle implique l’utilisation des même outils que J. Frazer, mais aussi une imitation de principes structurels naturels, dans la lignée de Antoni Gaudí et de Frei Otto, et l’exploitation des capacités intrinsèques des matériaux. Enfin, deux discours théoriques poussent jusqu’à l’extrême les analogies, proposant non pas une identité partielle mais une identification totale entre architecture et nature, c’est-à-dire une « architecture naturalisée ». Ces perspectives futuristes servent de légitimation philosophique à la pratique bien réelle d’analogies, que ce soit dans le cadre de l’enseignement de l’architecture, qu’à l’exposition d’Archilab.

On ne doit pourtant pas sous-estimer l’importance de ces théories. Non qu’il faille croire à leur promesses prétendument révolutionnaires, mais au contraire parce qu’elles sont révélatrices d’un fond culturel problématique, commun, sinon à toute l’architecture numérique, à ceux qui font référence à la nature. Leibniz, D’Arcy Thompson, Alan Turing et John von Neumann, René Thom et la morphogénèse, Conrad Waddington et le paysage épigénétique,

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la cybernétique de Wiener, Pask, Holland, Bateson ou Negroponte,2 sont presque toujours convoqués, singulièrement ou assemblés, consciemment ou non, pour nourrir le fantasme d’une mathématisation de la nature, de la société, et du monde. Le texte de F. Migayrou est très explicite à ce propos, mais les références à la cybernétique de J. Frazer le sont presque autant, et le projet de G. Lynn de mettre en adéquation l’architecture avec une spéculation sur le calcul différentiel reste dans le même univers.

On entérine ainsi un ancien malentendu sur les sciences : la croyance diffuse, le mythe, que le réel coïnciderait avec les modèles qu’elles fournissent. C’est oublier pourtant que tout modèle est une réponse à une question, à un cadrage d’une partie du réel, et le fruit de choix : variables, modes de quantification, hypothèses de modélisation, sont au cœur des décisions quotidiennes que prennent praticiens et chercheurs du monde scientifique. L’optimisation mathématique est en un exemple : contrairement à ce que semblent vouloir croire les architectes dits paramétriques, une optimisation n’est jamais objective, elle est au moins le résultat d’un choix de ce qu’on veut optimiser et de la façon dont on le quantifie.3

« Naturaliser l’architecture » est au fond une formule heureuse car elle nous rappelle que la référence à la nature, que ce soit en architecture ou dans

2 On peut ajouter à la liste, même si cela n’a pas été évoqué dans le mémoire, Ilya Prigogyne et la physique hors équilibre (voir I. Prigogyne, I. Stengers, La Nouvelle alliance, Paris, Gallimard, 1986) auxquels se réfère le théoricien de l’architecture Sanford Kwinter dans S. Kwinter, Far from Equilibrium: Essays on Technology and Design Culture, Actar Press, Barcelone, New York, 2008 ; on retrouve cette référence dans C. Jencks, The Architecture of the Jumping Universe : A Polemic - How Complexity Science is Changing Architecture and Culture, Londres, Academy, 1997.

3 C’est ce qu’ont voulu rappeler Giuseppe Longo, Annick Lesne et Franck Varenne, scientifiques et épistémologues, à la fin du deuxième jour du colloque à Archilab, provoquant la déception de quelques-uns. Lorsque F. Migayrou leur demandait si on pouvait aller jusqu’à une maitrise totale de la genèse des êtres, ou si une universalisation de ces logiques était possible, ces scientifiques ont simplement rappelé que les modèles doivent être utilisés avec prudence, en explicitant le cadre d’étude et les hypothèses. Projeter des modélisations sur le monde tend, selon eux, à négliger des questions fondamentales, comme le montrent par exemple, dans un domaine tout autre, les funestes conséquences de la mise sur le marché des perturbateurs endocriniens. A rebours de l’idée facile et séduisante que le monde serait un algorithme géant, Franck Varenne préconise un usage circonspect de l’informatique, seul à même d’en exploiter tout le potentiel d’innovation. Voir : F. Varenne, « Le parti pris des choses computationnelles. Modèles et simulations en design et architecture » et G.Longo, N. Zakhama, « Le modèle comme regard organisateur du réel », in M-A. Brayer, F. Migayrou, Naturaliser l’architecture, Orléans, Editions HYX, 2013, pp. 96-105 et 158-187.

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d’autres domaines, est aussi profondément politique : elle peut se réduire, par la recherche d’un modèle d’autorité, à occulter la nécessité et la responsabilité du choix derrière l’illusion de l’objectivité. C’est ce que démontre, dans un cadre bien plus vaste, Bruno Latour avec son ouvrage Politiques de la nature : le principe que la nature est indiscutable, et que la science en révèle l’objectivité à l’enfer du social, est en réalité une façon terriblement politique d’entraver la vie publique et la discussion. Objectivité et subjectivité, nature et politique, ne sont pas des dualités inhérentes à la réalité mais appartiennent à une certaine façon de construire le monde commun, et de distribuer la parole et l’autorité. Tournés vers le futur, les architectes du numérique utilisent en réalité « l’ancien modèle qui faisait de la subjectivité humaine ce qui vient perturber l’objectivité des lois, polluer la qualité du jugement, suspendre la succession des causes et des effets [et ils utilisent aussi] l’ancienne répartition des rôles entre la nécessité des choses et la liberté des sujets, soit pour flétrir la nature et élever l’homme, soit pour glorifier la nature et rabaisser l’homme »4. De même que les théories d’auto-régulation du marché en économie servent à neutraliser la politique au service d’intérêts particuliers, on peut dire que, par exemple, l’apologie de l’ « autopoïèse » (ou plus simplement de l’autonomie) de l’architecture par le théoricien, et associé de Zaha Hadid, Patrick Schumacher5 est un déni du cœur de l’architecture : le projet, et donc le choix.6

C’est cette vision du monde, déjà contredite par la réalité de la pratique scientifique, le travail d’anthropologues comme P. Descola, ou l’existence

4 B. Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie ?, Paris, La Découverte, 2004 (1999), p.122. B. Latour ne fait pas mention des architectes dans son ouvrage.

5 Voir P. Schumacher, The Autopoiesis of Architecture, v. 1: A New Framework for Architecture, Londres, John Wiley & Sons, 2010, et The Autopoiesis of Architecture: v. 2: A New Agenda for Architecture, Londres, John Wiley & Sons, 2012. Le terme d’ « autopoïèse » vient d’un sociologue, Niklas Luhmann, qui le reprend à son tour de deux biologistes, Humberto Maturana et Francisco Varela, ce dernier ayant co-dirigé Naturalizing Phenomenology. B. Latour estime que Niklas Luhmann fait partie des sociologues qui essayent de « court-circuiter la politique par une théorie biologisée ou naturalisée du social » (B. Latour, op. cit., note n°24, chapitre 3, p. 328).

6 Mario Carpo voit dans les attitudes récentes par rapport au numérique une sorte d’irrationalisme mystique, et exprime aussi une inquiétude vis-à-vis de formes « auto-générées », en parlant de « darwinisme numérique », en référence au triste « darwinisme social ». Sa critique ne porte cependant pas sur la prétention d’objectivité de la nature, mais pointe plutôt le décalage entre cet engouement et les pratiques numériques participatives, comme Wikipedia. Voir M. Carpo, « Digital Darwinism », Log, n°26, 2012, pp. 97-105.

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de controverses écologiques, que B. Latour entend réformer, afin de pouvoir réellement affronter, par une discussion délivrée d’un nature objective, les questions écologiques. Il envisage de voir la vie publique comme composition progressive du monde commun, à laquelle la participation de chacun des corps de métiers, scientifiques, moralistes, politiques ou économistes, est d’importance égale et ne ressemble en rien à l’état de censure réciproque que nous connaissons7. Une telle expérimentation continue, à la lumière du jour, sur ce que « nous » sommes, peut permettre de dépasser le désarroi de la fin du modernisme en redonnant toute sa valeur à la discussion et à la politique : « si vraiment vous n’osez plus être modernes, si vraiment l’ancienne forme d’avenir n’a plus d’avenir, alors ne faut-il pas remettre sur le métier les termes vénérables de la démocratie ? Pourquoi ne pas essayer de mettre fin à l’état de nature, à l’état de guerre des sciences ? »8.

Nous pensons qu’une histoire des analogies et références à la nature en architecture peut contribuer à cette entreprise. En tentant de comprendre, dans une épaisseur historique, comment elles participent au processus de projet, à quelle vision du monde elles font appel, quelles sont les motivations qui les sous-tendent, on pourrait ainsi expliciter leur rôle d’autorité, démystifier le rapport à la science, et peut-être libérer leur usage futur du mirage de l’objectivité.

7 B. Latour détaille avec soin les formes et institutions qui peuvent remplacer la séparation de la nature muette et vraie, et de la politique parlante mais obligée à chercher dans la prétendue objectivité de la nature les fondements de sa morale. Une première assemblée discuterait d’abord des humains et des non-humains qui demandent, avec leurs représentants, à être pris en compte : un paysage, les prions de la vache folle, des organismes génétiquement modifiés, ou les victimes d’un accident, par exemple. Ensuite il s’agirait, dans une deuxième assemblée, de se poser la question « pouvons-nous vivre ensemble? » et d’y répondre en réordonnant et hiérachisant éventuellement l’ensemble des entités qui constituaient le collectif précédent. Ces deux pouvoirs (de prise en compte et d’ordonnancement) sont séparés, et complétés par un pouvoir de suivi, qui assurerait que le travail de composition ne s’arrête pas au bout d’un cycle, ce qui reviendrait à fixer une fois pour toutes, comme on le faisait avec la «nature», ce qui est extérieur à l’homme. Ce pouvoir s’attacherait justement à la reprise du travail de collection et au jugement de la qualité d’apprentissage de ce qu’est le collectif. Les absolus ne sont pas donnés en avance mais redéfinis à la fin de chaque cycle: « les fondements ne se trouvent pas derrière nous, en dessous de nous, au-dessus de nous, mais devant : c’est notre avenir de les rattraper » (B. Latour, op. cit., p. 262).

8 B. Latour, op. cit., p. 300.

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Bibliographie

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Hensel, Michael, Menges, Achim et Weinstock, Michael (ed.), Emergence : Morphogenetic Design Strategies, AD Profile 169, AD 74, Mai-Juin 2004, Chichester, John Wiley & Sons.

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Lynn, Greg, Animate Form, New York, Princeton Architectural Press, 1999.

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Picon, Antoine, Culture numérique et architecture : une introduction, Bâle, Birkhäuser, 2010.

Schumacher, Patrick, The Autopoiesis of Architecture, v. 1: A New Framework for Architecture, Londres, John Wiley & Sons, 2010.

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Principaux sites internet consultés

(les sites énumérés ci dessous, ainsi que toutes les adresses internet mentionnées dans le mémoire ont été consultés au plus tard le 10 février 2014).

http://materia.nl/material/objectile/

http://www.glform.com

http://www.frac-centre.fr

http://www.archilab.org/public/

http://www.johnfrazer.com

http://www.aaschool.ac.uk/publications/ea/intro.html

http://www.achimmenges.net

http://www.biodigitalarchitecture.com

http://humanityplus.org

http://www.wolfram.com

http://www.biothing.org

http://www.ecologicstudio.com

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Figure 1. Bernard Cache, sculpture obtenue par fabrication numérique et classée comme « tore », photographie de P. Renaud et M. Combes. D’après B. Cache, Terre Meuble, Orléans, Editions HYX, 1997, cahier central d’illustrations en couleurs, p. xiii. 36

Figure 2. Greg Lynn, « Embryologic Houses© » : sur la partie haute, des vues éclatées de trois exemples de maisons embryologiques, de l’enveloppe au socle ; sur la partie basse, les enveloppes d’autres version, en vue de haut et selon deux élévations. D’après P. Jodidio, 100 Contemporary Architects, J-Z, Cologne, Taschen, 2008, p. 543. 44

Figure 3. Publicité d’une collection de bijoux conçue par Greg Lynn pour Swarovski, dans le magazine de la même marque, SALT Magazine, automne-hiver 2012. D’après www.glform.com. 49

Figure 4. « Naturaliser l’architecture », 9ème édition d’Archilab, exposition au Frac Centre, de septembre 2013 à mars 2014 : au premier plan, « Subdivided Columns » de Michael Hansmeyer, 2010, collection Frac Centre, Orléans ; en arrière plan, [Ay]A Studio (Jorge Ayala), « Cabinet de curiosités post-digitales » ; photographie de l’auteur. 57

Figure 5. Achim Menges et ICD (Université de Stuttgart). En haut : vue de l’intérieur du pavillon réalisé en 2012 en partenariat avec l'ITKE, photographie : ICD ITKE, d’après www.achimmenges.net. En bas : vue de l’entrée du pavillon réalisé en 2013 pour la 9ème édition d’Archilab, collections Frac Centre, Orléans, photographie de l’auteur. 75

Figure 6. En haut : Biothing et Ezio Blasetti, « Mesonic Fabrics », 2007-2009, collections Centre Pompidou, MNAM/Cci, Paris, photographie d’après www.biothing.com. En bas : ecoLogicStudio, « Meta-Folly for the Metropolitan Landscape », réalisé en 2013 pour la 9ème édition d’Archilab, collections Frac Centre, Orléans, photographie de l’auteur. 84

Table des illustrations

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