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Université de Lyon Université lumière Lyon 2 Institut d'Études Politiques de Lyon La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne Bouchet Thomas La Russie et ses relations avec l'UE Sous la direction de : M. Pascal Marchand Date de soutenance : mardi 4 juin 2013 M. Laurent Guihéry

La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de

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Université de LyonUniversité lumière Lyon 2

Institut d'Études Politiques de Lyon

La France, Mitterrand et l'Europe : l'idéeeuropéenne face au défi de la constructioneuropéenne

Bouchet ThomasLa Russie et ses relations avec l'UE

Sous la direction de : M. Pascal MarchandDate de soutenance : mardi 4 juin 2013

M. Laurent Guihéry

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Table des matièresDédicace . . 5Introduction . . 61. Construire l'Europe autour de l'axe Paris-Bonn : le réalisme mitterrandien . . 11

1.1 La formidable implication du président français dans la construction européenne. . 11

1.1.1 L'idée européenne française ou l'idée européenne mitterrandienne ? . . 111.1.2. Le couple franco-allemand comme moteur de la construction européenne . . 121.1.3. Mitterrand, la culture et l'histoire au service de l'Europe . . 121.1.4. Une diplomatie personnelle ? . . 15

1.2. Le couple Mitterrand-Kohl ou comment l'idée européenne ne peut se faire sansl'assentiment allemand . . 18

1.2.1. L'Allemagne, un pays trop puissant pour être occulté . . 181.2.2. L'alliance de deux hommes aux desseins différents . . 191.2.3. La France, Mitterrand et la réunification allemande . . 21

1.3. Les dissensions franco-allemandes : les premiers accrochages entre lesdifférentes idées européennes . . 26

1.3.1. Retourner vers l'intégration ou poursuivre l'élargissement ? . . 261.3.2 La guerre des Balkans : un besoin nécessaire d'accélérer l'intégration . . 27

2. Construire une Europe à douze : Mitterrand et la France comme les chantres del'intégration . . 30

2.1. Le Projet de Confédération Européenne : mise en lumière de l'idée européenne . . 30

2.1.1 Un projet français . . 302.1.2. La « bataille » pour l'Europe des pays de l'Est. . . 322.1.3. Une situation économique incompatible avec la situation de la CEE. . . 332.1.4. Comment interpréter ce projet ? . . 362.1.5. Un projet tourné vers l'Allemagne ? . . 37

2.2. L'intégration économique et monétaire : une question clé qui ferme l'ouverture àl'Est . . 41

2.2.1 Le rôle des institutions européennes pour rattraper l'échec du projet françaisdans le rapprochement manqué avec l'Est . . 412.2.2 Jacques Delors et les institutions européennes : non à l'élargissement ! . . 432.2.3 La faiblesse de la France dans la question de l'Union Economique etMonétaire . . 452.2.4 Le « gouvernement économique » : resserrer l'union politique face à l'unionéconomique . . 472.2.5. La difficile négociation avec la Grande-Bretagne : l'art français du compromis. . 50

2.3. La recherche permanente de l'équilibre mondial . . 552.3.1 La France et les USA : consensus sur la construction européenne ? . . 552.3.2. La recherche permanente d'un équilibre Washington-Moscou . . 572.3.3. La France et la Russie: une position délicate . . 58

Conclusion . . 61Liste de sigles . . 65

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Bibliographie . . 66Ouvrages . . 66Articles . . 67Sources annexes . . 68

Site et rapports des institutions européennes . . 69Annexes . . 70

Discours de M. Gorbatchev devant le Conseil de l'Europe (Strasbourg, 6 juillet 1989) . . 70SecInterview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordéeà l'agence télégraphique hongroise ainsi qu'à "Nepszabadsag", quotidiendu parti socialiste hongrois, le 17 janvier 1990, notamment sur le projet deconfédération européenne, l'aide économique aux pays de l'Est et les relationsfranco-hongroises.onde annexe . . 72Postface . . 74

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Dédicace

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DédicaceMes remerciements iront en premier lieu à mon maître de mémoire, M. Pascal Marchand, pourtoute son aide et ses conseils au cours de l'élaboration de ce mémoire.

Egalement à :

M. Michel Rocard, Premier ministre de 1988 à 1991 qui a accepté de me recevoir et de répondreà mes questions lors d'un entretien le 8 février 2013. Ces réponses ont permis de m'éclairer surcertains points essentiels tout au long de ce mémoire.

M. Jean-Bernard Raimond, ministre des Affaires Etrangères de 1986 à 1988, qui a accepté luiaussi de me recevoir. Malheureusement, il fut convalescent le jour prévu pour l'entretien.

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Introduction

« Quand la France rencontre une grande idée, elles font ensemble le tour du Monde »1.Le président français François Mitterrand avait lui aussi l'objectif de faire ensemble avecson idée européenne le tour du monde. Il est indéniable que ses propos et ses projets pourl'organisation européenne eurent un retentissement puissant, sans pour autant aboutir à lamise en place pratique de cette idéologie française. Jusqu'à peu avant le deuxième mandatau pouvoir de F. Mitterrand en 1981, la Communauté Economique Européenne avait faitle choix de l'élargissement, notamment sous la présidence de G. Pompidou et V. GiscardD'Estaing. De six Etats-membres en 1957, l'organisation comptait désormais douze Etats en1986. Avant F. Mitterrand, les présidents français avait déjà fait le choix d'une coopérationétroite avec l'Allemagne au sein d'une Europe ouverte. Les couples De Gaulle/Adenauerou Giscard D'Estaing/Schmidt sont passés à la postérité, car ils sont la marque d'unrapprochement entre les deux grandes puissances européennes d'alors. Ils avaient comprisque la France ne pouvait imposer son idée de ce que devait être l'Europe sans se concerteravec ses principaux partenaires. L'Europe était alors déjà un sujet important pour la Franceces vingt dernières années, mais la particularité de la politique européenne de Mitterrand estde reprendre ce sujet sur un plan beaucoup plus personnel. La problématique de l'intégrationdevient alors sous son mandat une question fondamentale pour lui, d'autant plus qu'elle selégitime après une très longue période d'élargissement continue sans réelle rapprochemententre les anciens et les nouveaux membres. Ainsi, lorsque F. Mitterrand arrive au pouvoir en1981, il doit reprendre le flambeau de la coopération franco-allemande et de la question del'élargissement. F. Mitterrand dirige la France, l'aiguille vers l'Europe, incarne ses passions :F. Mitterrand est la France. « En Europe, Mitterrand n'a pas d'équivalent »2 ; il fut l'un desrares dirigeants de gauche à porter aussi fermement le projet européen vers sa prochaineétape, Maastricht. C'est vers cette idée d'une collusion entre l'idée européenne d'un hommede culture, ayant traversé la fin de la Troisième République, Vichy, la Quatrième Républiqueet ayant critiqué ouvertement les présidents précédents, et l'idée européenne des élitesfrançaises au pouvoir qu'il faut se diriger ici. L' implication aussi forte d'un chef de l'exécutifdans un projet de si grande ampleur est assez remarquable pour faire l'objet d'étudesapprofondies. Il demeure difficile d'imaginer comment la route vers Maastricht aurait ététracée sans la présence de F. Mitterrand, tant il fut au centre des négociations avec lesprincipales puissances mondiales au cœur des débats. L'Allemagne, la Grande-Bretagne,les Etats-Unis ou l'URSS furent tous des partenaires privilégiés de la France sur la questioneuropéenne, que ce soit pour s'assurer leur soutien au projet ou par pur intérêt, la Franceayant alors parfois plus cherché à s'assurer d'un équilibre des puissances avec l'Allemagnedans la nouvelle Europe. Cependant, là où F. Mitterrand se distingue de ses prédécesseursest qu'il doit évoluer dans un contexte de fin de l'ordre bipolaire, qui régnait depuis plus decinquante ans. En 1989 et depuis la chute du Mur de Berlin plus précisément, la questioneuropéenne est primordiale: faut-il élargir la Communauté aux pays de l'Est ou faut-ilpousser l'intégration à un stade supérieur, après avoir déjà fait rentrer six autres pays depuis1957 ? C'est à cette question que le projet français, le Projet de Confédération Européenne,cherche à répondre entre les années 1989 et 1991. Ce projet révèle tous les aspects de

1 F. Mitterrand, Ici et maintenant, François Mitterrand, Guy Claisse, Fayard, 1980, p. 55.2 Interview de Le Monde, David S. Bell, numéro du 6 mai 2011, p.1.

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Introduction

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l'idée européenne selon la France en 1989, car il met en lumière l'inquiétude françaisequant à la question de l'élargissement à l'Est ainsi que la nature des liens entre la Franceet l'Allemagne, les Etats-Unis et l'URSS.

Quelles ont été les sources utilisées pour tenter une approche de l'idée européenne en1989 ? Pour ce faire, plusieurs sources ont dû être abordées. Des sources contemporaines,des sources plus récentes comme les mémoires d'hommes politiques ayant participé àl'élaboration de cette idée européenne, ainsi que des sources étrangères sont ainsi utilisées.Elles permettent de recroiser chaque point de vue et de se nuancer entre elles sur certainsaspects mis en exergue dans chaque type de source. Les premières d'entre elles furentles mémoires des personnalités ayant pris part aux débats ou à l'évaluation de la questioneuropéenne en 1989 (mémoires écrits par des officiels français dans ce cas, exception faitede Brzezinski). Quatre écrits de première main sont alors primordiaux : les mémoires de R.Dumas3, H. Védrine4, J. Attali5 et de Z. Brzezinski6. Ces documents permettent d'avoir unpoint de vue français (sauf Brzezinski) interne pour mieux cerner comment la France voulaitinfluencer la construction européenne alors. On a alors l'occasion d'avoir le témoignage deceux qui ont porté le projet européen au nom de la France et qui ont pu connaître, plus oumoins bien, comment se définissait celui du président français. Il est très difficile de travailleren histoire sans documents de première main, car sinon, le champ est libre aux spéculationset aux hypothèses farfelues. Ces documents m'ont donc été cruciaux pour analyser etcomprendre en détail quels étaient les piliers de l'idée européenne française. Néanmoins,le document Verbatim de J. Attali fut très critiqué par des historiens comme T. Schabert ouF. Bozo, au contraire de l'ouvrage de H. Védrine qui est beaucoup plus encensé. Ils sontdonc lus avec précaution et trouvèrent leur utilité principalement pour la description précisede la position française qui était donnée. De plus, je remercie encore le M. M. Rocard ,Premier ministre de 1988 à 1991, qui a aimablement accepté de me donner son témoignagesur ce sujet et qui m'a fourni un document de première main remarquable pour croisermes sources. Ensuite, des rapports de la commission européenne, du conseil européen oud'autres institutions sont intégrés. Ils permettent surtout de pouvoir chiffrer convenablementdes réalités, notamment dans les pays de l'Est au début des années 90. Ces chiffres sontdifficilement accessibles autrement et rarement présents dans les types de document citésplus haut. Ces rapports présentent aussi l'avantage d'être beaucoup moins politisés ouorientés dans leur ensemble. Ils n'ont que rarement une finalité normative, plutôt descriptive.De plus, ils ne cherchent pas à défendre la position de la France en Europe, contrairementaux mémoires qui, lus entre les lignes, tentent de justifier l'action menée par la France etson président dans le cadre du projet européen7. Ils présentent donc un aspect extérieur àla France, ce qui permet de croiser les informations données par chaque point de vue. Desarchives furent de même utilisées pour mieux comprendre l'atmosphère politique de cesannées-là. En regardant comment les gros titres des articles de journaux européens traitentd'un sujet, ou n'en traitent pas du tout, on peut saisir le sentiment général envers diversespropositions. De même, certaines archives ouvertes très récemment, pour la plupart vingt

3 Roland Dumas, « Un projet mort-né, la Confédération européenne », Politique Etrangère, n°3-2001-66e.4 H.Védrine, Les mondes de F rançois M itterrand, Fayard, Paris, 1996.5 J.Attali, Verbatim, Fayard, Paris, 1995.6 Pour Z. Brzezinski, ce ne sont pas vraiment des mémoires mais il présente dans son ouvrage Le Grand Echiquier une

présentation remarquable de la politique américaine en Europe menée par l'administration dont il faisait partie. Je le considère icidans cette catégorie à cette motivation.

7 Le point commun à ces mémoires demeure sur le Projet de Communauté Européenne : leurs auteurs défendent tous ceprojet qui était très bon et intelligent selon eux.

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ans après les faits comme en Grande-Bretagne, dévoilent des propos et des prises deposition inédits qui peuvent nuancer ou appuyer un point d'analyse ; la plupart des mémoireset autres articles, ouvrages sur le sujet étant antérieurs à 2009, ne prennent pas en compteces archives. Cependant, là encore, il faut se méfier des archives qui peuvent être ouvertespour défendre la position d'un pays sur un sujet actuel en montrant une certaine facettede sa position antérieure. Ainsi, les archives britanniques sont à manier avec beaucoup deprécaution car elles révélèrent des informations allant en totale contradiction avec ce trouvéjusque-là. Enfin, les ouvrages ou articles de chercheurs sur le sujet sont très importants pourapprécier l'aspect technique du sujet, et pour pouvoir démêler la multitude de connexionspolitiques, économiques, diplomatiques au cœur du sujet. De nombreux historiens ont écritsur la question de la réunification allemande, sur la position des différents pays européenssur le sujet de l'unité allemande, sur les relations entretenues entre ces pays-là et lesEtats-Unis ou l'URSS. Ils fournissent donc d'intéressantes analyses pour comprendre laposition spécifique de la France sur ces sujets-là. Ces ouvrages sont aussi fondamentauxpour croiser les sources avec les mémoires, rapports et les archives : ils vont parfois àl'encontre des propos rapportés, comme ceux de J. Attali, ou poussent plus loin ceux tenuspar d'autres comme H. Védrine, en y ajoutant une dimension plus grande que le simple cadrede la France. De plus, ils présentent l'avantage de ne pas être que d'origine française : denombreux étrangers ont aussi travaillé sur la question de l'idée mitterrandienne sur l'Europe.A ce sujet, on note une légère distinction entre les auteurs français dont le domaine estplutôt politique, tel le questionnement sur la France et la réunification allemande, alorsque des auteurs étrangers comme Dyson Kenneth se sont plus penchés sur la questionéconomique8. Cependant, très peu d'entre eux se posent la question selon deux aspects :se positionner d'un point de vue subjectif à la France, comment ses élites perçoivent laconstruction européenne et, secondement, adopter un point de vue englobant les questionséconomiques et politiques, qui sont fortement imbriquées, pour mieux comprendre l'idéeeuropéenne globale de la France à cette époque.

Ce mémoire s'intéresse à ces deux aspects-là. Comment la France, à travers F.Mitterrand a t-elle cherché à imposer sa vision de la construction européenne en 1989 ?De plus, comment cette idée européenne française va t-elle se dévoiler dans la gestion dela question de l'élargissement à l'Est ? Tout au long de ce travail, le curseur est pointé surla France et sur la façon dont elle porte son idée européenne face aux autres puissances.Il est difficile voire impossible de définir clairement ce qu'elle était alors, mais on tentede la modéliser pour être le plus juste possible. Cette modélisation passe par le choix deplusieurs sujets centraux qui permettent de donner une idée globale du projet mitterrandienpour l'Europe. Ces événements ou débats sont d'abord analysés séparément pour pouvoircomprendre la position singulière de la France sur ce sujet précis. Cependant, si ons'arrêtait là, on ne pourrait pas comprendre toute la complexité des relations internationaleset certains choix français, comme par exemple celui d'effectuer des compromis sur undomaine pour être gagnant sur un autre sujet, ou se retirer sur un projet qui rencontrele désaccord de grandes puissances comme les Etats-Unis. Il faut donc aussi restituertoutes les informations à disposition des dirigeants français pour qu'on puisse éviter lesconfusions ou les prises de partis absurdes quant aux choix décidés alors9. Ainsi, laquestion des inquiétudes françaises face à la réunification allemande, celle de la façondont doit être effectuée l'Union Economique et Monétaire ou encore celle de la gestion

8 Dyson Kenneth, « La France, l'Union Economique et monétaire et la construction européenne : renforcer l'exécutif, transformerl'Etat », Politiques et management public, vol.15, n°3, 1997.

9 Référence ici notamment aux écrits de Cl. Imbert qui condamnent l'attitude de F. Mitterrand au moment de la chute du Mur.

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Introduction

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du projet de Communauté Européenne permettent de mettre en lumière les enjeux del'époque et la manière dont F. Mitterrand et ses proches conseillers se sont opposés auxgrandes puissances européennes et mondiales. Enfin, l'objectif demeure la remise encontexte de ces différentes prises de position dans le cadre de la dichotomie élargissementou approfondissement. Ces années-là sont profondément marquées par les négociationsdifficiles concernant la façon dont la route vers Maastricht doit se construire. Certains Etatspourraient alors en effet profiter d'une redirection vers le choix de l'élargissement. On peutainsi s'interroger sur la façon dont la France a tenté plus ou moins habilement d'écartercette hypothèse qui ne correspond ni à son idée européenne, ni à son intérêt. On comprendaussi dans ce cadre que très souvent, idée européenne et intérêts français en Europe serejoignent, sans pour autant se fondre en une seule et même motivation. Bien souvent,les fins sont les mêmes sans que les causes soient identiques. Quant aux bornes qu'onse fixera ici, les dates de 1986 et 1992 peuvent être retenues, même si elles comportenttout de même certains inconvénients . L'année 1986 a l'avantage d'être un moment où lesrelations franco-allemandes s'intensifient et où l'Acte Unique Européen est signé. L'année1992 est la date où prennent fin les négociations sur Maastricht, et donc à partir de laquelleil devient impossible de revenir sur un sujet précis puisqu'il est désormais inscrit dans lestraités. Après 1992, l'intensité des négociations sur les sujets majeurs diminuera sans pourautant disparaître10 des discussions.

Ainsi, le sujet principal ici demeure la France, et plus particulièrement, son président.Comprendre comment la France a profité de son statut de puissance forte en Europepour asseoir son idée européenne est fondamental. Néanmoins, la présence d'une autrepuissance montante en Europe, l'Allemagne (qui ne peut véritablement être nommée ainsiqu'en octobre 1990), pousse la France à négocier avec cet acteur aux intérêts et idéauxparfois très différents. Composer avec la RFA, puis l'Allemagne, est une obligation en1990, cependant, F. Mitterrand s'est déjà occupé dès 1983 de consolider la coopérationfranco-allemande. Lorsque la France présente plus ou moins publiquement son projet pourl'Europe, elle avait déjà préparé le terrain depuis plus de cinq ou six ans : ce long travail estaussi à analyser en amont car il est essentiel pour comprendre pourquoi la France a uneposition ambiguë face à la puissance allemande. De plus, ce sujet écarte d'emblée l'aspectsocial de la construction européenne : il n'est pas question ici de savoir si les Français detoutes les couches sociales se prononçaient en faveur de l'Europe ou non. Seules les élitesau pouvoir sont au cœur du sujet, car ce sont elles qui portent un certain projet devantles autres pays, et non les citoyens ou même les partis d'opposition. L'idée européenneici exposée est donc celle de F. Mitterrand et de son équipe ministérielle. Enfin, le Projetde Confédération Européenne est pris comme exemple en fil rouge. Ce projet synthétiseremarquablement l'idée européenne à la française autour des thèmes de l'intégration, del'élargissement, des craintes envers le regain de puissance allemande et sur les dissensionsentre France et Etats-Unis et Grande-Bretagne. Il a donc le mérite de présenter tous sesaspects en un ensemble, même s'il n'associe l'aspect économique de la communautéeuropéenne que de loin. Ainsi, ce travail portera principalement sur ce questionnement :en quoi la vision française ou mitterrandienne de la construction européenne, bâtie autourdu couple-franco-allemand, s'est-elle heurtée de plein fouet aux réticences américano-anglaises d'une part, et à celles des nouvelles républiques d'autre part comme le projet deConfédération Européenne le démontre ?

10 Les débats sur les critères de Maastricht durent encore jusqu'à aujourd'hui, notamment sur le seuil des 3% de déficit imposéà des Etats faibles.

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Pour ce faire, deux axes principaux se dégagent: l'importance de l'axe Paris-Bonn dansl'idée européenne française et l'analyse du Projet de Confédération Européen. Ce premieraxe souligne le rôle prédominant de F. Mitterrand dans le poids donné au projet européen,tant son implication au niveau national que son importance sur la scène internationale, ainsique le type de relations entretenues entre la France et l'Allemagne. Les questions de laposition adoptée par la France sur la chute du Mur et sur l'hypothèse de la réunification sontalors abordées . Le second axe met plus l'accent sur la dialectique élargissement/intégrationet sur la façon dont la France a cherché à tout prix à éviter que ne se pose la questiond'une possible ouverture à l'Est. De plus, la question de l'union économique doit être aussiposée : il s'agit de voir en quoi la France, en position de faiblesse face à l'Allemagne sur leplan économique, a dû composer avec elle pour atteindre à moindre coût diplomatique sesobjectifs en matière de construction européenne. Enfin, il ne faut pas oublier que l'Europeen 1990 doit se faire avec l'assentiment américain et russe. La France doit alors convaincreces deux partenaires, ou leur faire croire que son projet européen va dans le sens de leursintérêts futurs sur le Vieux continent.

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1. Construire l'Europe autour de l'axe Paris-Bonn : le réalisme mitterrandien

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1. Construire l'Europe autour de l'axeParis-Bonn : le réalisme mitterrandien

1.1 La formidable implication du président françaisdans la construction européenne

1.1.1 L'idée européenne française ou l'idée européennemitterrandienne ?

En 1989, la construction européenne connaît une de ses étapes les plus importantes.Alors que l'Acte Unique Européen du 28 février 1986 vient d'être adopté11, les pays dela Communauté Economique Européenne d'alors (créée au Traité de Rome en 1957) sedoivent de pousser encore plus loin l'intégration, travail mené en continu par les Etatsmoteurs que sont la France et l'Allemagne. Plus encore que les Etats, ce sont les chefsd'Etat (ou principaux chefs décisionnaires comme le chancelier de la RFA, Helmut Kohl) quiportent l'idée européenne et qui sont les principaux décisionnaires concernant les moyenset la fin que doit prendre la construction européenne.. Le premier travail auquel s'est atteléF. Mitterrand après sa première élection fut de réunir les Etats européens autour de l'ActeUnique Européen, qui confond désormais les trois Communautés préexistantes : la CECA,l'EURATOM, la CEE qui absorbe les deux précédentes. Il fut le principal contributeur decet Acte Unique et il fut l'un des rares en France à construire son discours sur l'Europe,ligne idéologique que l'on retrouvera lors de ses discours de campagne pour Maastricht,

déclarant que « La France est notre patrie, l'Europe est notre avenir »12 .. Or, entre 1951,date d'instauration de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier, et 1993, annéede l'entrée en vigueur du Traité de Maastricht, l'Allemagne (RFA) et la France occupent lamajeure partie de l'espace politique européen. Grâce à leurs statuts de membres fondateursde la CEE et à leur position de premier et deuxième PIB européen (néanmoins le PNBallemand ne représentait que 24,97% du RNB des Etats-Unis et celui de la France 17,45%13

ce qui relativise leur puissance mondiale), la France et l'Allemagne ont une légitimité pourprendre en charge le dossier de la construction. Ainsi, l'analyse des couples successifs deschefs d'Etat franco-allemands est décisive pour comprendre comment sont appréhendés lesdivers aspects de cette construction, car c'est à travers ces associations de personnalités,de caractères, d'implications personnelles, que l'on pourra comprendre dans quelle mesureelles ont participé à la construction européenne.

11 En vigueur le 1er janvier 1987. Créé sous l'impulsion de Jacques Delors, il est l'antichambre de Maastricht : libre circulation desmarchandises, libre prestation bancaire, libre circulation des hommes et des capitaux.12 Discours de 1987, Chatam House.13 Issu de la thèse présentée à Strasbourg en 2011 de D. Diop, p.378.

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1.1.2. Le couple franco-allemand comme moteur de la constructioneuropéenne

Jusqu'en 1982, les couples franco-allemands ont beaucoup apporté à la constructioneuropéenne. Chaque couple a amené sa propre vision de l'Europe à un moment donné, lecouple De Gaulle-Adenauer au moment où les USA connaissent de grandes difficultés àtravers le monde, notamment à cause de la guerre du Vietnam. De même, le couple Giscard-Schmidt s'est nourri d'une vision spécifique de l'Europe, très tournée vers les nouvellestechnologies, le trilatéralisme, la finance. C'est ce en quoi diffèrent les visions du monde deKohl et Mitterrand. Ces deux hommes, gouvernant respectivement en RFA et en France,qui ont pourtant succédé à V. Giscard d'Estaing et Schmidt, font référence à des valeursantérieures à eux, en ce qui concerne l'Europe et la forme que sa construction doit prendre14.L'exemple des deux hommes se tenant la main durant la cérémonie de commémorationà Verdun le 22 septembre 1984 montre leur rapport spécifique au passé commun de laFrance et de l'Allemagne. L'Europe doit se construire contre ses erreurs du passé ; il estalors inconcevable de bâtir une Europe qui ne tiendrait pas compte de ce paramètre, et quiconduirait une politique qui n'intégrerait pas assez efficacement ses Etats membres. PourFrançois Mitterrand, cette définition du rapport au passé est cruciale dans le déroulementde la construction européenne et dans la position adoptée par la France dans les dossiersd'alors.

1.1.3. Mitterrand, la culture et l'histoire au service de l'EuropeFrançois Mitterrand, né en 1916, a connu plusieurs événements durant sa jeunesse quiont forgé sa future politique. La participation d'un an à des mouvements nationalistesd'extrême droite, au sein des Croix-de-Feu du colonel de La Rocque en 1934, puis laparticipation active au sein de la résistance française (après avoir certes travaillé six moispour le régime de Vichy)15 ont créé chez F. Mitterrand un dégoût, voire une peur des relentsnationalistes16. Ayant lui-même grandi dans une atmosphère de la fin des années 1930où la montée des nationalismes était puissante à la fois en France et en Europe, il refuseune résurgence de ces tendances, qui comme le montrent les partis tels que le FrontNational en France (le 13 septembre, Jean-Marie Le Pen ayant défrayé la chronique avecune déclaration relative aux chambres à gaz)17et le parti néo-nazi allemand qui n'est pasun microphénomène18. Ce discours, F.Mitterrand le tiendra jusqu'à ses dernières heures,marque d'un anti-nationalisme farouche : « Il faut vaincre ses préjugés. Ce que je vousdemande là est presque impossible, car il faut vaincre notre histoire. Et pourtant, si on ne levainc pas, il faut savoir qu’une règle s’imposera. Mesdames et messieurs, le nationalisme,

14 Tiré de l'émission « Où, quand comment l'histoire » sur LCP du 3 janvier 2013, P. Grosser, « 1989, l'année où le monde a basculé »,Ed. Perrin, Paris, 2009.15 Je ne souhaite pas ici revenir sur la controverse concernant le degré de participation de F. Mitterrand au régime de Vichy ni sursa « fausse » résistance car ce n'est pas le sujet. Dans tous les cas, F. Mitterrand a participé à la gestion du conflit, voilà le pointconcernant la suite.16 Tiré du site internet de l'institut Francois Mitterrand.17 Déclaration du 13 septembre 1987 au Grand Jury RTL Le Monde « Je suis passionné par l'histoire de la Seconde Guerre mondiale.Je me pose un certain nombre de questions. Je ne dis pas que les chambres à gaz n'ont pas existé. Je n'ai pas pu moi-même en voir.Je n'ai pas étudié spécialement la question, mais je crois que c'est un point de détail de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale. »18 F.Gresse, « Extrême droite et néo-nazisme en Allemagne », revue Aide-Mémoire, n°15, octobre-décembre 2000.

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1. Construire l'Europe autour de l'axe Paris-Bonn : le réalisme mitterrandien

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c’est la guerre ! La guerre n’est pas seulement le passé, elle peut être notre avenir ; etc’est vous, mesdames et messieurs les députés, qui êtes désormais les garants de notrepaix, de notre sécurité et de notre avenir. »19. On constate ici que F.Mitterrand sait à quelpoint les nationalismes peuvent détruire la construction européenne déjà bien avancée en1989 et la faire revenir cinquante ans en arrière. En tant qu'homme préoccupé par le passéet se référant plus aux affres de la Première et Seconde Guerres mondiales qu'aux joiesdes Trente Glorieuses, François Mitterrand cherche plus à se prémunir des dangers qu'uneEurope faiblement intégrée engendrerait qu'à promouvoir une Europe forte dans le monde.Cette préoccupation première de F.Mitterrand se traduit par une intransigeance dans savision de ce que doit être l'Europe.

Il est donc impératif pour le chef d'Etat du pays-moteur de la construction européennede s'investir totalement dans le projet européen. En effet, c'est le moyen le plus efficacepour faire en sorte que son idée de l'Europe soit celle qui prévaut. F. Mitterrandmène donc la construction européenne de la même manière qu'il mène sa campagneprésidentielle en France de 1988. Il a enchaîné les voyages chez ses partenaireseuropéens, transcaucasiens (juillet 1984 avec la double-confrontation à Paris puis Moscoude F. Mitterrand et M. Gorbatchev), ou transatlantiques (mars 1984) pour promouvoirsa perception de ce que devait être l'Europe. Sa complicité grandissante entre 1984 et1989 avec H.Kohl s'est nourrie d'une série de voyages et de rencontres en Allemagne.Son engagement certain pour son projet est l'une des principales raisons de sa réussite.Peu de projets européens ont autant eu le soutien d'un des chefs d'Etats concernés, carc'était surtout là l'occasion d'être déstabilisé en interne face aux oppositions souverainistes,extrémistes, voire modérées parfois20.

F. Mitterrand fut toujours clair quant à sa position sur l'ordre de Yalta. En effet, il a répétéà de nombreuses reprises son envie d'en finir avec ce système : « Il faut en finir avec l'Europede Yalta. C'est important d'offrir une perspective européenne à la RFA »21. Il estime que cetordre est nocif pour la construction européenne, d'une part pour l'emprise américaine surl'Europe que Yalta a engendré, d'autre part pour le blocage qu'elle a opéré sur le sentimentd'unité allemande pendant cinquante ans. Il répétait que « Tout Européen de l’ouest, patrioteen son pays, ne peut avoir qu’une pensée : détruire Yalta. Beaucoup de signes l’annoncent.Mais on ne sortira pas de Yalta sans crise. Nous y sommes »22 En effet, Yalta a cristallisé lasituation allemande autour des deux Etats et de la partition et il est nécessaire d'en finir aveccet ordre pour permettre la réunification. La dissolution de Yalta est un préalable impératifà la réunification, car tant que l'URSS et les USA occupent une place trop importante dansune Europe qui doit se faire par les Européens selon F. Mitterrand, l'Allemagne ne peutparticiper comme entité unie à la construction européenne23. De même, il veut en finir avecun ordre qui ne doit être qu'une transition et en aucun cas une finalité. En effet, il considèreque cet ordre qui a vu le rapprochement de la France et de l'Allemagne, à travers une sériede traités (le Traité de l'Elysée en 1963), et ses couples (De Gaulle-Adenauer entre autres),doit finir pour laisser place à un nouvel ordre où les deux pays seront effectivement réunisdans une Europe nouvelle. Ainsi, « c'est parce que F. Mitterrand conserve la mémoire du

19 Discours prononcé devant le Parlement Européen le 17 janvier 1995.20 Tel le parti des Verts en France qui, via la participation deDominique Voynet, s'est ouvertement opposé à la ratification du

traité de Maastricht, « Il faut négocier un correctif à Maastricht » ; les Echos, n°17394, 13 mai 1997, p.4921 Extrait de la rencontre entre F.Mitterrand et F.Gonzalez à Latché le 25 août 1987.22 F. Mitterrand, G. Claisse, Ici et Maintenant, Fayard, Paris, 1980, p.241.23 J.Attali, Verbatim, Fayard, Paris, 1995, 518p.

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voisinage allemand des siècles passés qu'il entend travailler pour 2010, pour 2020 »24 :Yalta entérine ce rapprochement limité, qui ne peut s'achever entre les deux pays. Toujoursdans cet objectif de refuser les démons du passé européen, François Mitterrand souhaiteaccélérer l'intégration pour en terminer avec Yalta et assurer dès 1989 une réunification quise fasse dans de bonnes conditions. En finir avec Yalta est aussi un moyen de redéfinirles relations avec l'OTAN. C'est d'ailleurs la source d'inquiétudes des Américains sur laconstruction européenne, car en finir avec Yalta permettrait de délégitimer à court termela présence américaine sur le sol européen et leur immixtion permanente dans la politiqueeuropéenne, notamment depuis le projet des missiles d'Initiative de Défense Stratégique,surnommé projet Star Wars en 1983 qui a divisé Allemands et Français et a mis en évidenceles divergences entre les deux pays sur la question de l'OTAN25. Néanmoins, quelquespolémiques ont émergé concernant la position personnelle de F. Mitterrand sur Yalta (ce quiest différent de la position ou des intérêts français en la matière). En effet, son absence à laporte de Brandebourg lors de la chute du Mur le 9 novembre 1989 ou les jours successifs,son voyage à Berlin-Est le 20 décembre 1989 ou la rencontre de Kiev avec M. Gorbatchevle 6 décembre 1989 sont autant d'éléments qui ont soulevé des questions. Pourquoi F.Mitterrand a t-il mis à l'ordre du jour des rencontres avec des autorités soviétiques ou sousautorité soviétique, alors même que la chute du Mur un mois auparavant a complètementbouleversé la géopolitique en Europe et les opportunités ? Cette question est légitime dansle sens où un agenda programmé sur des rencontres avec H. Kohl, George Bush seraitplus pertinent. On voit ici la volonté de F. Mitterrand de s'intéresser à l'ensemble de sespartenaires européens, en essayant de ne pas sous-estimer l'un par rapport à l'autre (ou dumoins en ne le montrant pas, ce que se décommander aurait signifié trop ouvertement). Onpeut alors comprendre que F. Mitterrand ait accepté notamment cette rencontre à Kiev, caril a toujours insisté sur le besoin de dialoguer avec chaque pays afin d'obtenir le consensusle plus large autour de la question européenne26. C'est à travers le dialogue permanent quedoit se forger la nouvelle Europe, en opposition à l'Europe des années 1930, puis à cellede la Guerre Froide, qui était encore objet des relations internationales et non sujet à partentière.

On constate alors que l'idée européenne de la France entre 1984 et 1992 est plus oumoins équivalente à l'idée européenne de F. Mitterrand. Ce dernier ménage à première vueune marge de manœuvre publique limitée à ses conseillers, ministres, premiers ministressuccessifs27. La voix de la France est portée principalement par François Mitterrand quilaisse le soin à ses équipes ministérielles de travailler en sous-main à ce projet lors desdifférentes conférences, des entretiens interministériels ou Assises. L'Europe telle qu'elleest en 1989 ne correspond pas à l'idée européenne de F. Mitterrand. En effet, il écrivait« Ce que nous nommons Europe aujourd'hui est une Europe d'occasion qui ne représentepas à elle seule l'histoire, la géographie et la culture européenne. Deux fois, on a taillé àcoup de hache dans notre continent : 1919, 1945. Ce qu'il en reste est pantelant. A regarderl'Europe des Neuf, on se demande pourquoi l'Irlande et pas l'Autriche, pourquoi le Danemarket non la Pologne ? Bien entendu, je connais la réponse : la guerre, encore la guerre. Desvainqueurs, des vaincus. Yalta, le Mur. Deux Empires. En foi de quoi Rome n'est plus dans

24 H.Védrine, Les mondes de F rançois M itterrand, Fayard, Paris, 1996, p.454.25 . Cf infra « la France et les USA : consensus sur la construction européenne ? »26 Mitterrand fut l'un des premiers de son époque à rencontrer Gorbatchev à Moscou et à faire une tournée dans les pays

de l'espace soviétique.27 Jacques Chirac entre 1986 et 1988, puis Michel Rocard (1988-1991), puis Edith Cresson (1992)

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Rome »28. L'Europe qui lui est contemporaine a des limites bien inférieures à l'Europe qu'ilsouhaiterait, notamment parce que des pays en proie à des troubles internes nécessiteraientle cadre de stabilité que fournit la Communauté. En effet, cela se comprend par son désird'une part de faire intégrer le maximum de pays, qui une fois sous le contrôle des institutionseuropéennes, pourront se développer au même rythme que les pays occidentaux, et donccombler leur retard économique. D'autre part, la normalité engendrée par une adhésionà l'Europe, que ce soit à travers sa culture, les échanges qu'elle entraîne, permettrait derendre nulle ou discréditer les courants nationalistes ou extrémistes (tant de droite quede gauche). Il n'estimait pas qu'au contraire, une adhésion à l'Europe serait synonymed'exacerbation nationaliste. L'appartenance à la culture européenne est la seule façon viablepour Mitterrand de contrer les tendances bellicistes en Europe, menant à la destructiond'une grande partie de sa puissance face à l'URSS et aux USA, et c'est à travers l'adoptionde grandes valeurs humanistes, répétées lors des révolutions successives à l'Est, que lesanciens pays sous le joug soviétique pourraient participer à la construction d'une grandeEurope culturelle, pacifique et pacifiste.

Cette question d'une Europe élargie jusqu'aux frontières de la Russie se pose en 1989pour F. Mitterrand d'autant plus que les agitations à l'Est le troublent. Il sait les conséquencespossibles de telles agitations, bien qu'elles soient empreintes du désir de liberté, carles sursauts nationalistes dans les années 1930, les exemples algériens ou indochinois,sont gravés dans sa mémoire. Il s'agit en cette fin d'année 198929 de s'assurer que cesrévolutions peuvent être orientées vers un futur démocratique, en accord avec les valeursouest-européennes en vigueur. Il faut alors faire en sorte que cette vision mitterrandiennede l'Europe soit la seule à prévaloir face à une tentation des nouvelles autorités tchèquesde se tourner vers les Etats-Unis ou l'OTAN par exemple.

1.1.4. Une diplomatie personnelle ?La gestion individuelle de la diplomatie française par F. Mitterrand est flagrante au momentde l'annonce du Projet de Confédération Européenne le 31 décembre 1989, lors de lacérémonie des vœux à la France. Ce projet n'a donné lieu à aucune concertation entre F.Mitterrand et ses proches, il est le fruit de sa simple perception des dangers qu'entraîneraitun abandon des pays de l'Est par l'Europe30. Roland Dumas, alors son plus procheconseiller, écrit : « pour nous tous qui l'écoutions, la surprise était de taille. »31. On peut alorsavancer l'idée d'une « diplomatie personnelle » de F. Mitterrand dans toute la campagnequ'il a menée pour la construction européenne. Ce type de diplomatie, classable dans

la Track I Diplomacy 32 , est un novatrice en la matière. Très peu de chefs d'Etats se

sont autant impliqués personnellement dans un projet aussi vaste à cette époque, carun tel engagement nécessite un effort constant et immense. En effet, s'occuper de laconstruction européenne implique la rencontre de tous les chefs d'Etats concernés de près

28 I ci et maintenant, Fayard, Paris, 1980, p.253, op.cit.29 La révolution de Velours se déroule en République Tchèque du 16 novembre au 29 décembre 1989 ; l'annonce du Projet

de Confédération Européenne intervient alors deux jours après sa fin.30 Cf. infra « Le Projet de Confédération Européenne : mise en lumière de l'idée européenne » sur ce projet qui détermine la positionfrançaise quant aux revendications d'entrée dans la CEE faites par les PECO.31 R. Dumas, «Un projet mort-né : laConfédérationEuropéenne » , P olitique Etrangère , 2001, volume 66, n°3, p. 691.32 Cf. Susan Allen Nan, « What is Track-One Diplomacy ? », 2003.

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(le chancelier allemand, le Premier Ministre britannique, le dirigeant soviétique) ou de plusloin (les nouveaux dirigeants des pays de l'Est, le président américain), la gestion d'uneopposition interne croissante sur le dossier de Maastricht (l'opposition du RPR menée parCharles Pasqua ou les communistes, de plus en plus remuants malgré leur alliance au seindu gouvernement), la prise en compte de tous les aspects de la construction, c'est-à-direl'union monétaire, le degré d'intégration et la définition des limites de la nouvelle Europe. Or,François Mitterrand a pendant cinq années (1988-1992) discuté de tous ces sujets à traversune série de rencontres avec l'ensemble des acteurs concernés. Il est allé souvent auxEtats-Unis s'entretenir des inquiétudes américaines concernant la place nouvelle de l'OTANdans ce nouvel espace européen. De même, il a rencontré Gorbatchev plusieurs fois, lapremière dès 1984 lors de sa visite à Moscou, pour s'entretenir sur la possible redéfinitiondes relations entre la future Union Européenne et la Russie, progressivement isolée surla scène internationale. On peut récapituler ici la fréquence des voyages effectués par F.Mitterrand dans le cadre d'une diplomatie personnelle :

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le processus de construction européenne. 33

Voyages de présidentsfrançais à destination de :

V. Giscard d'Estaing entre1974-1981

F. Mitterrand entre1988-1990

Etats-Unis 4 5Allemagne 12 9PECO 3 9Russie 3 5

Cette carte rend bien compte du degré d'implication de F. Mitterrand dans le dossier. Enmoins de deux ans, il a rencontré vingt-neuf fois ses partenaires européens (le voyage enGrande-Bretagne n'est pas représenté ici), transcaucasiens et transatlantiques. Ce chiffreélevé est significatif d'une part, démontrant que le président français s'implique énormémentpour l'Europe de 1992, soit l'Europe « selon Mitterrand », et d'autre part, que le travailfourni par la France dans l'élaboration de Maastricht est considérable. En effet, le fort degréde participation de F. Mitterrand ne doit pas occulter tout le travail en sous-main de sesconseillers et de son gouvernement. Ses ministres des Affaires Etrangères successifs,Jean-Bernard Raimond entre 1986 et 1988, puis ses Premiers Ministres Jacques Chirac(1986-1988) et Michel Rocard (1988-1991), appuyés d'une part par des personnalitéscomme Elisabeth Guigou, Secrétaire Générale à la Coordination Internationale des AffairesEuropéennes, ou Hubert Védrine, conseiller proche de F. Mitterrand, et d'autre part pardes personnalités occupant des postes stratégiques tels Jacques Delors, président de laCommission Européenne, ont effectué tout le travail d'élaboration du traité 4+2 en juillet1990 ou des grandes lignes du traité de Maastricht, entré en vigueur le 1er janvier 1993.Les nombres récapitulés ici ne sont qu'une toute partie du total de rencontres entre officielsfrançais et étrangers des pays-ci contre, car ces voyages présidentiels ne sont que la partieémergée de l'iceberg sur le travail de construction européenne. La position de la diplomatiefrançaise est particulière dans l'association qui fut faite entre tout le travail de communicationet « d'export » de l'idée européenne à la française, effectué par le président, et la mise enpratique de ses idées par son équipe diplomatique dans les négociations avec l'Allemagneparticulièrement. Cet aspect d'une diplomatie française sur tous les tableaux est essentielpour comprendre dans quelles conditions se sont produites la réunification de l'Allemagneet la construction européenne jusqu'en 1992.

Néanmoins, le caractère personnel de cette diplomatie est à nuancer. Il ne faut pasocculter le fait que F. Mitterrand s'appuie sur l'article 5 de la Constitution de la CinquièmeRépublique, décrétant que le président est « est le garant de l'indépendance nationale, del'intégrité du territoire et du respect des traités. ». F. Mitterrand applique donc à la lettrecet article en incarnant au maximum ce rôle de représentant de la diplomatie à l'étranger.L'adjectif « personnel » serait abusif car il ne s'empare pas d'une prérogative appartenantspécifiquement à un autre organe mais il utilise au maximum cet article 5, montrant certesune implication très forte, mais s'accordant avec ce que doit être sa fonction. A partir dumoment où F. Mitterrand est réélu en 1988, il s'estime encore plus légitime d'assumer cerôle spécifique du président de la République française. Depuis le Président De Gaulle, etde façon continue avec ses successeurs, G. Pompidou et V. Giscard d'Estaing, le Premier

33 Carte et tableau fait par T.Bouchet à Lyon en 2013 à partir de l'ouvrage de S. Berstein Les années Giscard: ValéryGiscard d'Estaing et l'Europe 1974 -1981, Armand Colin, Paris, 2006.

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Ministre est constamment exclu du domaine des Affaires Etrangères34 qui sont l'apanage duPrésident. Ainsi, F. Mitterrand a poussé jusqu'au bout son rôle de chef de la diplomatie, touten se réservant ce droit face à ces conseillers. Par exemple, lorsque son Premier Ministre M.Rocard lui demande le droit de s'occuper des services de renseignement français, déficientsà ses yeux, ce qui représente une dérogation à ses prérogatives actuelles, le Présidentlui répond « Si ca vous amuse »35, mot d'esprit révélateur du mépris adressé à quiconquevoulant s'attaquer aux prérogatives présidentielles.

On constate aussi le net regain d'intérêt de F. Mitterrand pour les pays du blocsoviétique. Le nombre de voyages personnels a doublé en ce qui concerne la Russie ettriplé pour les PECO. Cette évolution radicale reflète clairement le changement de regardqui s'est opéré avec l'alternance en 1981. F. Mitterrand, toujours soucieux d'une très forteunité européenne, sait que celle-ci ne peut reposer que sur le repli sur soi de l'Ouest dansun cocon protecteur que serait Maastricht. Il est essentiel pour lui de s'assurer de bonnesrelations avec le voisinage de l'Europe pour qu'il ne remette pas en cause cette intégration,comme la volonté pressante des futures nouvelles démocraties de l'Est a pu le faire en1989. C'est par le dialogue continu avec les PECO d'une part, la Russie de l'autre que F.Mitterrand espère calmer les revendications de ces Etats sur une éventuelle ouverture àl'Europe. Néanmoins, force est de constater que cette implication personnelle à l'Est nediminue pas l'effort de dialogue soutenu et intime avec la RFA : l'un n'empêche pas l'autre,et plus encore, le dialogue avec la RFA sur l'intégration monétaire et les conditions de laréunification implique le dialogue avec la Russie et les PECO sur la gestion des relationsentre une Europe s'arrêtant à la frontière polonaise et la nouvelle zone européenne à l'Estnécessitant l'Ouest pour effectuer sa transition.

Il s'agit maintenant de comprendre en quoi l'amélioration des relations franco-allemandes, à travers notamment le rapprochement des deux chefs d'Etat, a permisd'organiser la réunification allemande dans des conditions particulières, qui ont créé unclimat spécifique et indispensable à une construction européenne assurée.

1.2. Le couple Mitterrand-Kohl ou comment l'idéeeuropéenne ne peut se faire sans l'assentimentallemand

1.2.1. L'Allemagne, un pays trop puissant pour être occultéDifficile d'imaginer l'Europe sans ce qui constitue son moteur, le couple franco-allemand.A travers ce couple, c'est la construction européenne tout entière qui se dessine. En effet,la France est en 1989 le référent politique en Europe, avec la Grande-Bretagne, d'unepart par sa place de membre permanent au Conseil de Sécurité de l'ONU et d'autre partpar sa volonté toujours affichée, à l'inverse de la Grande-Bretagne, de construire uneEurope qui échapperait à l'emprise américaine. Concernant l'Allemagne, c'est la première

34 Entretien avec M. Rocard du 8 Février 2013. Ce dernier n'échappe pas à cette règle ; néanmoins, il a touché de près àquelques points de questions extérieures, notamment lors d'entretiens personnels avec M. Gorbatchev ou de participations à dessessions du Conseil de l'Europe.

35 M. Rocard, Si Ca vous amuse, Paris, Flammarion, 2010.

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puissance économique européenne et un immense territoire au cœur de l'Europe, barragehistorique entre l'URSS et le bloc occidental, la frontière de l'Europe des 12 en 1989.De plus, l'histoire commune franco-allemande, débutant dès 1951 avec la création de laCommunauté Européenne du Charbon et de l'Acier36, a poussé ces deux pays à être érigésà la fois comme modèles d'intégration européenne et comme ses principaux acteurs. Ilapparaîtrait donc comme légitime à première vue que ce soient la France et l'Allemagnequi soient les principaux protagonistes de la préparation du Traité de Maastricht de 1992.Les expériences passées, du Traité de l'Elysée de 1963 au récent Acte Unique Européende 1986 ont démontré le talent de ce couple dans la création de structures d'échange etd'intégration solides. Néanmoins, Maastricht présente un défi complètement différent par lecontexte dans lequel il est discuté. Dès 1988, les troubles agitant la Russie sont perceptiblesaussi bien dans les faits, tel le choix de mettre fin à la guerre en Afghanistan, coûteuseautant financièrement qu'en image de marque (le monde découvre la « faiblesse » del'Armée Rouge » que dans les discours, comme ceux prononcés au sujet de la MaisonCommune Européenne37 en mars 1988 à Prague ou juillet 1989 à Strasbourg38. Cependant,aucun dignitaire français ne s'attendait à une fin aussi rapide de l'URSS : en 1989, lesoviétisme était encore présent pour au moins cinquante ans selon la diplomatie française39.Deux problèmes majeurs se posent alors à propos de la situation inquiétante en URSS :la pression des pays de l'Est sous domination soviétique aspirant à rejoindre l'UnionEuropéenne et la « question allemande »40. Il sera traité ici de ce deuxième aspect quiest fondamental à la fois pour la construction européenne, et pour la réalisation du projetfrançais d'une Europe intégrée encadrant l'Allemagne.

1.2.2. L'alliance de deux hommes aux desseins différentsTout d'abord, c'est encore une fois l'alliance de deux personnalités qui va largement favoriserle chemin d'une part vers la réunification, d'autre part vers la consolidation de Maastricht.F. Mitterrand et H. Kohl se rencontrent de très nombreuses fois, neuf entre 1988 et 1990,au moment de la chute du Mur. Or, il serait faux de s'arrêter à ces seules dates, car ilslaissent à penser que l'intérêt porté à l'Allemagne par la France serait très récent, au momentmême où la question allemande serait de nouveau d'actualité. En effet, les deux hommesentretiennent des relations fortes depuis 1983, soit un an après l'accession au pouvoir deH. Kohl. Dès le 20 janvier 1983, François Mitterrand vient personnellement au Bundestagpour réaffirmer son soutien à H. Kohl au sujet de la crise des euromissiles, crise qui asuscité un très grand débat en Allemagne. Cet événement, très fortement apprécié par lesAllemands de l'Ouest, symbolise le début du couple Mitterrand-Kohl En effet, les Allemandsconsidéraient alors que la présence de ces missiles les menaçait plus que celle même del'URSS à leur frontière comme le dit Dominique Moïsi : « L'Amérique apparaît trop forte

36 A l'origine, la France souhaitait travailler avec l'Angleterre pour une Europe intégrée, mais après le refus de cette dernière lorsdu Congrès de la Haye, du 7 au 10 mai 1948, pour cause d'une souveraineté étatique qui serait trop limitée, la France s'est tournéevers son partenaire allemand avec le succès que l'on connaît, la CECA.37 Marie-Pierre Rey, « Gorbatchev et la Maison Commune Européenne :une opportunité manquée ? », Institut François-Mitterrand,2007.38 Cf infra. « La France et la Russie: une position délicate ».39 Entretiens avec Michel Rocard du 8 Février 2013.40 M. Mertes, « Les questions allemandes au XXe siècle : identité, démocratie, équilibre européen», Politique Etrangère, volume65, n°3-4, 2000, p.799-813

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pour ce qu'elle a de faible et vice-versa. Les Allemands (..) apparaissent moins stablesdans leur attachement à l'OTAN »41. F. Mitterrand soutient alors H. Kohl contre les multiplesorganisations pacifistes défilant en RFA lors de son discours du 20 janvier 1983, preuved'une amitié consolidée entre les deux pays, naissante entre les deux hommes. De même,une ligne de télex sécurisée est mise en place entre les deux pays pour faciliter encore ledialogue et en augmenter sa fréquence, à l'image du téléphone rouge installé en 1963 entreles Etats-Unis et l'URSS. F. Mitterrand ne s'y trompe d'ailleurs pas lorsqu'il écrit, dès 1986,donc bien avant la chute du Mur et le projet de réunification que l'Allemagne «e s'amarrerapas à l'Europe occidentale si c'est contre l'unité allemande n »42. De même, selon H. Védrine,« l'avènement d'une Allemagne renforcée s'inscrit dans une coopération franco-allemandeplus étroite et une Europe plus puissante »43. La coopération franco-allemande est sansnul doute le cheval de bataille du président français qui sait qu'il ne peut faire l'Europesans la première puissance économique. D'une part, il serait impossible économiquementde se passer de l'Allemagne et d'autre part la pression américaine serait trop grande, lesAméricains étant toujours soucieux de ne pas laisser l'Allemagne impuissante face à laFrance et l'Angleterre. Il est alors impératif pour la France de mêler la question allemandeà la question européenne pour le simple fait qu'elles sont indissociables. Les lettres ettélégrammes françaises ne comportent plus désormais la mention de « sol de la RFA »44

mais dès 1986 de « sol allemand », distinction importante aux yeux des officiels allemandsqui voient là une nouvelle étape de la considération de l'Allemagne dans les relationsinternationales.

L'accélération de la coopération franco-allemande, entamée depuis 1951, est effectiveainsi dès 1982 et elle se caractérise par une solidarité croissante sur des sujets pourtant trèsdélicats, de la crise des euromissiles à la gestion de la réunification. Cependant, il ne fautpas perdre de vue que cette amitié entre F. Mitterrand et H. Kohl est incluse dans un cadrebeaucoup plus large, comme vu précédemment, et que malgré le lien spécifique unissant lesdeux pays en 1989, cette relation n'est pas unique dans les relations internationales d'alors.Il ne faut pas considérer l'exceptionnelle amitié comme un refuge pour la France commepour l'Allemagne. Chacun de ces deux pays s'est aussi efforcé de renforcer ses relationsavec les autres acteurs européens ou les USA sans que cela remette en cause leurs liensau contraire45. Il faut donc considérer la relation franco-allemande comme une « specialrelationship » qui s'inscrit dans un cadre très précis, celui de la construction européenne,car tout le dialogue entre ces pays s'est construit autour de cette question depuis 1945,contrairement au dialogue franco-américain par exemple, qui s'est bâti sur d'autres sujetsaussi divers que l'OTAN, le cinéma ou le nucléaire.

Cette coopération franco-allemande fut aussi permise grâce aux travaux des nombreuxconseillers germanophiles de F. Mitterrand telle Elisabeth Guigou, chargée des AffairesEuropéennes dès 1990. Il est important de mettre aussi en lumière ces acteurs qui se situententre les opinions populaires, que nous n'étudions pas ici, et l'effort personnel du président

41 D.Moïsi, « L'Amérique dans les relations franco-allemandes », Agir pour l'Europe dans l'après-guerre froide, Masson, Paris, 1995.42 F. Mitterrand, « Réflexion sur la politique extérieure de la France », Fayard, Paris,43 H. Védrine, p.406, op.cit.44 « Dans les limites qu'impose l'extrême rapidité de telles décisions, le Président de la République se déclare disposé à consulterle Chancelier de la RFA sur l'emploi éventuel de l'arme préstratégique française sur le sol allemand. » Lettre écrite par F. Mitterrandà H. Kohl en 1988.

45 Dominique Moïsi parle des « Etats-Unis comme marieur » à travers l'OTAN notamment, « L'Amérique dans les relationsfranco-allemandes » op.cit.

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de la République, qui repose essentiellement sur la bonne mise en œuvre de ses idées àl'échelle des forums et rencontres inter-ministérielles.

La question allemande est donc primordiale dans la question européenne. L'Allemagnene peut retarder plus longtemps sa réunification si l'occasion se présente mais l'Europe nepeut faire sans l'Allemagne, pour les raisons citées plus haut, ou faire sans une partie del'Allemagne, ici la RDA. C'est donc cette double-problématique intégration vers Maastricht/réunification qui est véritablement au cœur des débats en 1989. Jean-Pierre Chevénementdéclarait le jour de la chute du Mur, le 9 novembre 198946 « Le Mur est tombé. Unmort. Jacques Delors ». Il voulait signifier par là le danger que posait la réunification àl'aventure européenne. En effet, le Mur était le symbole du « rideau de fer » comme l'appelaitChurchill, cette séparation est-ouest, au-delà de laquelle l'Europe n'est pas destinée àaller. Or, avec cette chute, non seulement s'ouvrait la possibilité pour les pays se trouvantau-delà de pouvoir justifier une demande d'admission dans la Communauté EconomiqueEuropéenne, mais la question de la réunification pouvait retarder voire complètementmodifier le processus d'intégration en cours. En effet, il faut désormais prendre en compteun espace beaucoup plus grand, ce qui a pour principale conséquence de potentiellementrepousser les limites de l'Europe aux PECO. De plus, l'Allemagne deviendrait une puissanceencore plus puissante politiquement et pourrait réussir aux yeux des officiels français à enfinconvertir le pouvoir économique en pouvoir politique47, vieux rêve allemand depuis 1870dont la seule réalisation eut les effets les plus négatifs jamais obtenus.

1.2.3. La France, Mitterrand et la réunification allemandeSur ce sujet, la position des élites françaises et le comportement de François Mitterrandfait débat. En effet, certains journalistes et écrivains ont remis en cause la position duprésident français à l'égard de la nouvelle du 9 novembre. S'appuyant sur des déclarationsdu président comme celles faites le jour même à Copenhague, ou il refusa d'aller à Berlinsous prétexte que c'était « une fête allemande, pas française » ou que « si j’étais allemand,je serais pour la réunification, c’est du patriotisme. Etant français, je n’y mets pas la mêmepassion »48. Claude Imbert, par exemple, écrit qu'il « a toujours cru qu'un De Gaulle, aussiprompt et décisif sur l'événement que Mitterrand est lent et sinueux, eût salué avec éclat etsolennité la réunification allemande pour la constituer en « grande affaire » de l'Europe. Aulieu de quoi, la France se donna les airs piteux du cocu mécontent, et qui regimbe »49. Quelcrédit donner à de telles réactions ? Ces auteurs, comme Imbert ou Giesbert, ont isolé cetévénement pour critiquer l'attitude de F. Mitterrand dans la coopération franco-allemande.Ils ne prennent pas en compte tout le travail liminaire évoqué plus haut, du discours auBundestag jusqu'à l'Acte Unique Européen. Ils profitent ainsi d'un moment de flou pourasseoir leur théorie d'une France toujours frileuse historiquement face à l'Allemagne et pourmettre en lumière la bonne gestion du sujet par les Etats-Unis, qui signent dès janvier 1990un acte permettant la réunification selon le principe d'autodétermination cher aux Etats-Unis. Ces réactions rejoignent celles exprimées par les élites britanniques, et notamment

46 Alain Houziaux, Le citoyen, les pouvoirs et Dieu, Paris, Olivetan, 1998, p.16647 De Gaulle parlait d'une « géant économique » doublé d'un « nain politique » au sujet de l'Allemagne. Cette double qualification,

valable dans les années 60, n'aurait plus aucun sens concernant une Allemagne unifiée qui retrouverait son poids sur la scèneinternationale, du moins selon les prévisions des élites françaises, entre craintes et fantasmes.48 Phrase prononcée par F. Mitterrand devant H. Kohl le 4 janvier 1990 à Latché.49 Cl. Imbert, Par bonheur, Grasset, Paris, 1994, 294p.

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M. Thatcher, qui craignent une Allemagne qui « serait trop forte dans une Europe fédéralepour n'être qu'un partenaire comme les autres »50. La différence tient dans le fait que lesBritanniques sont idéologiquement opposés à l'intégration européenne là où ces journalistessont opposés à au président français. Néanmoins, des hommes ayant participé activementau dialogue franco-allemand comme Jacques Attali, qui n'est donc pas un journaliste, ont faitpart de leur déception au sujet de la réunification, déclarant que « de même, la réunificationa été payée non par les Allemands, mais par leurs partenaires, en raison de la parité choisieentre les deux marks, qui a conduit à un énorme transfert de richesses des autres payseuropéens vers la nouvelle Allemagne. Enfin, l'euro n'est pas le produit de la réunification ;il est le dernier héritage de la dynamique européenne précédente. »51. Cette controverseest due à une déception, conséquence directe des émotions françaises en 1989 sur cequi reste de l'ennemi héréditaire allemand et elle perdure du fait que les historiens ayantrestauré l'image de F. Mitterrand n'ont pu commencer leurs travaux qu'avec l'ouverture desarchives de l'Elysée52. En effet, des auteurs comme Frédéric Bozo, s'opposant notablementà Claude Imbert, ou Tilo Schabert ont pu ainsi réhabiliter la position mitterrandienne à cetégard, notamment grâce à l'ouverture des archives de l'Elysée. Ce dernier déclare quecette « légende est fausse », arguant notamment que ce flou, en plus d'être généralisé enEurope, n'est dû qu'à son obsession gaullienne d'« éviter que la destruction de l'ordre deYalta ,et débouche sur un nouveau désordre européen. Un retour à l'Europe des guerrescondamnerait le Vieux Continent à rester un simple enjeu de la compétition entre lesGrands »53. Il s'agit donc de montrer que la réaction de Mitterrand n'a rien à voir avecune déception face à cet événement de 1989, ou une crainte. Il s'agit d'une réactiontraduisant non pas une prise de position mais une humeur passagère qui n'altére pas tout letravail fourni précédemment. En effet, il est illogique de penser que F. Mitterrand refuseraitla réunification allemande après avoir fait de l'Allemagne la seconde moitié du moteureuropéen. En ayant traité Helmut Kohl comme son partenaire européen privilégié, au dépitde Margaret Tatcher, François Mitterrand n'aurait pas pu soutenir l'idée d'une Allemagnedésunie encore en 1990. F. Mitterrand a donné de très nombreuses fois des déclarationslaissant entendre son « accord », bien que celui-ci ne soit que facultatif dans une questionqui relève de la volonté du peuple allemand, et ce, bien avant la chute du Mur. Il déclare le 20mai 1989 à Kennebunk Port « Si les Allemands la veulent, nous nous y opposerons pas »54,c'est-à-dire un avant avant la conférence 4+2 réglant les modalités sur la réunification. F.Mitterrand déclare simplement qu'il ne pense pas que cette réunification soit possible àcause de la position soviétique, et non à cause de la position française !En effet, la Franceest prête pour la réunification allemande mais F. Mitterrand craint constamment que celle-ciait des conséquences très dommageables pour M. Gorbatchev. La réunification ne doit passe faire contre l'URSS et ne doit pas être la cause d'une déstabilisation de l'actuel dirigeantsoviétique. Dans le même entretien, il déclare quelques lignes plus tard : « Non, je ne croispas avant dix ans. J'ai toujours pensé que l'empire soviétique se disloquera avant la findu siècle. Le problème allemand est central pour eux. Jusqu'au but, ils s'opposeront par la

50 Propos de M. Thatcher. Ur. N'Sondé, Les réactions à la réunification allemande : en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-unis, L'Harmattan, Paris, 2006, p.121.51 Jacques Attali, « La question allemande », L'Express, 30 juillet 2009.52 Stephen Martens, l'unification allemande et ses conséquences pour l'Europe, 20 ans après, Presse Universitaire du Septentrion,Villeneuve-d'Ascq, 2011.53 Fr. Schlosser, Essai de la Semaine sur T. Schabert, Mitterrand et la réunification allemande, Une histoire secrète (1981-1995),traduit de l'allemand par Olivier Mannoni Grasset, Paris, 598p.54 Verbatim, op.cit

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force ». C'est donc à mon sens la réinterprétation de cette phrase-là qui a permis aux tenantsde la thèse portant atteinte à Mitterrand de fonder leur argumentaire. D'ailleurs, la positionofficielle française, dictée par le Ministère des Affaires Etrangères et le président était dese féliciter « sans réserve de la libre autodétermination de la population est-allemande »55.En réalité, F. Mitterrand ne s'opposait pas à cette réunification, mais il la jugeait trop rapide.En homme de culture et averse à toute forme d'excès, il sait qu'une entreprise d'une telleampleur doit prendre du temps pour se faire dans les meilleures conditions. Il récuse touteréunification trop rapide qui précipiterait à sa perte la construction européenne. D'où lesmultiples pressions sur H. Kohl pour retarder le plus possible cet événement, notammentà travers les assurances sur les frontières à l'Est et le rôle de la nouvelle Allemagne dansl'OTAN. Mais il n'y a pas incompatibilité entre les déclarations faites par le président françaiset sa position réelle, même si ce décalage est source de controverse. Son voyage en RDAen décembre 1989 provoque la colère de H. Kohl et met très fortement à mal la relation deconfiance nouée jusque-là. La majorité des voisins européens condamnent aussi fortementcette attitude qu'ils jugent néfaste au moment où l'Allemagne a besoin plus que jamais dusoutien européen56. On retrouve cette attitude lors de la prise du pouvoir dans la Fédérationde Russie de B. Eltsine, où F. Mitterrand adopte une posture neutre, reconnaissant lenouveau gouvernement et déclarant attendre en premier lieu quelles sont les intentions des« nouveaux dirigeants » russes.

Cependant, malgré toutes les réhabilitations successives entreprises par les historienssur le sujet, les anti-réunification trouvent eux aussi de nouveaux arguments dans lesarchives, comme la publication des archives britanniques du 11 septembre 200957. On yretrouve des conversations tenues entre F. Mitterrand et M. Thatcher où le conseiller deM.Thatcher fait dire à F. Mitterrand que la « perspective de la réunification a provoqué »un choc mental chez les Allemands » et que celui-ci a eu pour effet de les faire redevenirces « mauvais Allemands qu'ils étaient », allant jusqu'à comparer la future Allemagne àcelle d'Hitler. Il en va de même pour les travaux des journalistes cités précédemment : quelcrédit donner à ces propos ? Hubert Védrine a déclaré lors de leur parution, qu'il n'a jamaisentendu de tels discours, alors même qu'il était présent ce jour-là. A mon sens, on peut yvoir une tentative de dédouanement des services britanniques de l'époque sur la question,car les Britanniques eux-mêmes étaient très farouchement opposés à une réunificationallemande en Europe. En effet, «ce serait une grave erreur de penser que Mitterrand etThatcher partageaient la même position. La réunification inquiétait réellement Thatcher. PasMitterrand. Il voulait s'assurer qu'elle soit bien gérée, démocratique, qu'elle ferait avancerl'intégration européenne et qu'elle ne précipiterait pas la chute de Gorbatchev. Thatcherne pouvait pas accepter davantage d'intégration européenne», selon Hubert Védrine, quiréagissant à la publication de ces archives, conteste la véracité de ces propos. Associer laréaction prétendument négative de F. Mitterrand à celle vérifiée de Thatcher serait un moyenpour l'administration de cette dernière de redonner de la force à une position difficilementtenable avec le recul de vingt années en 2009. Ainsi, cette réaction négative britanniquepeut être relativisée aujourd'hui du point de vue anglais si les Français ont eux-mêmesréagi de la sorte. En tout cas, cela montre bien que cette controverse est encore et toujoursd'actualité car elle touche un sujet crucial en Europe, le retour en puissance de l'Allemagne,et de ce que seront les craintes franco-anglaises après la Seconde Guerre mondiale.

55 Rapport d'Aurelia Bouchez, 27 mars 1990, du Ministère des Affaires Etrangères, n°812/EU.56 Entretien avec M. Rocard du 8 Février 2013.

57 Article de Juan Goytisolo, « Le machiavélisme aveugle de F. Mitterrand », El Pais, Courrier International, 5 novembre 2009.

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Concernant la réunification en elle-même, la question des conditions de sa réalisationet de ses conséquences se posent. En effet, doit-on considérer la réunification comme uneconséquence directe ou comme préalable à la construction européenne ?

D'une part, la réunification peut s'interpréter comme le résultat direct de tout le travailpréparatoire de Maastricht, et de l'Acte Unique Européen. L'idée est que l'intégrationeuropéenne accrue depuis 1986 a poussé l'Europe à se replier sur elle-même pour créerune véritable zone d'espace économique d'abord, politique ensuite. Elle a donc amenél'Allemagne à faire partie intégrante de l'Europe occidentale en tant que première puissanceéconomique et grande puissance mondiale. Or, lors de la chute du Mur le 9 novembre 1989,comment ne pas accepter l'idée de réunification, idée chère aux Allemands privés pendantquarante ans d'unité nationale ? La réunification est donc plus qu'un aboutissement de laconstruction européenne, c'est une étape en chemin qui semble tomber sous le sens. Onne peut pas accorder un rôle central à la RFA jusqu'en 1989 et ensuite lui refuser sonunité nationale sous prétexte de fantasmes ou de peurs occidentales. Par exemple, on peuts'intéresser au travail du Parlement Européen pour l'étude de l'impact de la réunification. LeParlement Européen est une institution européenne, résultat de l'intégration européenne,qui fut la première à analyser les possibles conséquences de la réunification. Celle-ci s'estdonc déroulée dans le cadre de l'Europe et fut permise par l'intégration, voulue par la RFAet la France depuis le Traité de Rome de 1957. Le Parlement créa ainsi une Commissiontemporaire pour mesurer les répercussions de l'unification sur l'Europe, et cela montreque la construction européenne a permis la mise en place de la réunification dans debonnes conditions. Difficile d'imaginer une réunification possible si l'Allemagne n'était pasmembre de la CEE, car c'est à travers l'organisation européenne qu'elle a acquis ce statutspécial de pilier en Europe. Elle a pu donc faire valoir son rôle de puissance intégrée pourorganiser la réunification. Cependant, la réunification n'est pas pour autant l'achèvement dela construction européenne, puisque Maastricht succède à la réunification.

D'autre part, la construction européenne, telle qu'elle fut conçue en 1992 à Maastrichtn'aurait vraisemblablement pu se faire sans la réunification. On peut analyser celle-cicomme un préalable à Maastricht et l'intégration européenne. Cette idée était déjà portéepar Mazzini et son mouvement Jeune Europe en 1834, considérant qu'une Europe politiqueétait impossible sans l'unification allemande. On peut se poser la question de savoir si laréunification allemande aurait bloqué ou accéléré le processus d'intégration. En effet, laréunification a pu éclipser la question européenne et la reléguer au second plan derrièreune question d'ordre interne qui semble bien plus importante. L'opinion ouest-allemandeest très favorable à la réunification alors que l'entourage du chancelier allemand est plutôteurophile, europhilie qui lui a coûté cher aux élections de 199058. Il s'agit donc de mettre decôté l'Europe au profit de la réunification, car ces deux questions semblent être antinomiquesaux yeux des citoyens allemands. La RFA a donc beaucoup moins intérêt à faire de l'Europeune priorité plutôt que la réunification et cette priorité est clairement donnée : « on espéraitque la construction européenne progresserait au même rythme que la réunification. Il n'ensera rien. Bonn n'aura d'yeux que pour la RDA. La communauté devra attendre »59 Onne peut réaliser la réunification si on accélère l'Europe, car on creuserait alors le fosséentre citoyens Ouest-Allemands et Est-Allemands60, ce qui fait dire à A. Dauvergne que « ladécision sera entièrement entre les mains du chancelier fédéral allemand et c'est donc lui

58 Aux élections du 2 décembre 1990, H. Kohl n'obtient que 43,8% des votes devant le SPD, 33,5%.59 Marie-Noëlle Brand Crémieux, Les Français face à la réunification allemande, Harmattan, Paris, 2004, p.20960 Marie-Noëlle Brand Crémieux, op.cit, p.208.

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qui tranchera (...) du sort de la Communauté des Douze. »61. En effet, la RFA semble être,plus que la France encore, l'acteur principal du choix de la construction européenne. Demême, l'Allemagne a joué sur la dichotomie droit interne/droit international pour mener àbout la réunification, le chancelier allemand parlant d'articles de la Constitution allemandepour que les Länder de l'Est se rattachent à l'Allemagne de l'Est. Ces articles ne peuvent êtreremis en question par le droit international, et donc, sur lesquels la France n'aucune prise.Maastricht ne peut se réaliser si la RFA reste bloquée sur la question allemande. L'exempledu refus de la RFA de ratifier les accords de Schengen pour la simple et bonne raison quela RDA n'y a pas accès prouve l'intérêt supérieur porté par la RFA à cette question. Lesofficiels de la RFA cherchent à lier questions européennes et allemandes, à l'inverse de lapopulation allemande beaucoup moins europhiles, pour pouvoir accéder le plus rapidementà l'unification en échange d'une promesse d'intégration européenne. En mettant sur la tabledes discussions le fait que la réunification devient la préoccupation première de l'Allemagneaprès la chute du Mur, Kohl est certain d'obtenir ce qu'il veut des Français, soucieux dubon déroulement du processus de Maastricht. En effet, la France réclame que les frontièrespolonaises soient respectées et que «les Allemands s'engagent tout à fait dans la CEE,afin de progresser rapidement sur la voie de l'unité politique mais aussi économique etmonétaire. A l'accélération de l'unification allemande doit correspondre une accélération duprocessus européen. »62.La conférence de la CSCE se fait aussi dans le cadre de l'Europe.Faite fin d'année 1990, elle a pour but de permettre d'intégrer le processus de réunificationdans le cadre d'intégration européenne.63 La position française est donc simple face à laréunification : l'accepter, car la refuser serait se décrédibiliser aux yeux des citoyens etmettre en danger l'intégration, mais tenter de la conditionner par la construction européennequi est la préoccupation principale française. Les Français lient donc explicitement les deuxquestions, ce qui arrange les Allemands dans le sens où ils ont eux lié ces deux sujetsimplicitement pour satisfaire toutes leurs conditions. L'union monétaire réalisée entre lesdeux Allemagne double « sans complexe l'Union européenne »64, et elle prouve encoreque les questions internes allemandes sont résolues beaucoup plus aisément que lesmêmes questions posées à l'échelle européenne. Ainsi, en 1991, l'Allemagne est réunifiée,a récupéré sa puissance politique en Europe et aux yeux des Etats-Unis, et se remet enroute vers Maastricht. On constate alors que la stratégie politique allemande consistait àjouer avec les inquiétudes et préoccupations françaises pour atteindre leurs buts.

Il est aussi important de souligner que la réunification, opérée dans le cadre de laconférence 2+4 avec les quatre grandes puissances occupant l'Allemagne en 1945 et lesdeux Allemagne, a posé comme condition la reconnaissance par la nouvelle Allemagne dela frontière Oder-Neisse avec la Pologne. On retrouve ici encore le travail de F. Mitterrandqui, en grand homme féru d'histoire, souhaite évacuer les démons de l'histoire. La questiondes frontières à l'est ne fut en effet pas traitée après la Première Guerre mondiale ; seulescelles de l'Ouest entre la France et l'Allemagne furent réglées.65 Cela permit notammentà Adolf Hitler de revendiquer librement l'expansion allemande vers la Pologne en 1939.F. Mitterrand a alors voulu fixer une fois pour toutes cette question des frontières lors dela conférence 4+2 du 12 septembre 1990 en imposant, avec ses partenaires, la signature

61 Alain Dauvergne, « Le plébiscite tricolore », Le Point, 4 décembre 1989.62 Rapport d'A.Bouchez, op.cit.63 Rapport d'Aurelia Bouchez, op.cit.64 M.L.C, « L'Union monétaire européenne doublée par l'union monétaire allemande », Libération, 1er février 1990.65 Lors de la conférence de Locarno le 16 octobre 1925, L'Harmattan, Paris, 2004.

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de la reconnaissance des frontières en échange de l'accord de réunification. On retrouvealors la volonté de même fermer la porte à toute idée possible d'expansionnisme territorialallemand. Cela ne change cependant rien à l'expansionnisme économique, qui lui pourrase réaliser au-delà des frontières avec facilité.

Ainsi, la réunification fut une étape décisive dans la construction européenne, car elles'inscrit à la fois comme une conséquence et un préalable de la construction européenne.La position française à ce sujet est claire ; elle doit se faire dans le cadre européend'une part à cause de la douloureuse expérience de 1919, et d'autre part, car elle estfondamentale pour le bon déroulement de Maastricht. Or, la question de la réunificationouvre la voie directement à celle de l'élargissement à l'Est. Comment arrêter l'Europe auxfrontières germano-polonaises en octobre 1990, alors que les pays de l'Est représententun vaste territoire convoité autant politiquement qu'économiquement par l'Allemagne ?La question du dualisme élargissement/approfondissement est au cœur des divergencesfranco-allemandes en 1990, car elle oppose deux conceptions fondamentales de l'Europeentre les deux principaux pays créateurs.

1.3. Les dissensions franco-allemandes : les premiersaccrochages entre les différentes idées européennes

1.3.1. Retourner vers l'intégration ou poursuivre l'élargissement ?Le couple franco-allemand, ciment de l'Europe, n'est néanmoins pas à l'abri de toutproblème. En effet, la question fondamentale de l'intégration ou de l'élargissement estau cœur des débats en 1989. L'intégration vise à « mettre en commun des ressourcesnationales «et faire en sorte que les Etats « prennent de nombreuses décisionsensemble »66. Au contraire, l'élargissement vise à donner les mêmes droits obtenus par lespays déjà membres à d'autres pays européens. Ici, en 1990, ces pays se trouvent être lespays satellites de l'URSS, tels que la Pologne, la Hongrie ou la République Tchèque. Surce point, Français et Allemands ont une attitude différente.

Les Allemands sont pour un élargissement rapide à l'Est, comme le montre le « pland'aide européen à l'Est » proposé par le ministre allemand des Affaires Etrangères, HansDietrich Genscher en octobre 1989. Ce plan vise avant tout à permettre la reconstructionrapide des Etats de l'Est pour qu'ils effectuent la transition de leur économie vers l'économiede marché sur le modèle occidental. L'objectif est double : recréer une zone de paix enEurope de l'Est à travers l'élargissement à l'Europe qui a prouvé la stabilité de sa structureet la réussite de son objectif principal, la paix. En second lieu, la création d'un vasteHinterland allemand, l'Europe de l'Est étant la zone de prédilection de débouché du marchéallemand en Europe. Les Allemands ont donc tout intérêt à faire rentrer ces pays dansla Communauté Economique et Européenne pour supprimer les barrières douanières etécouler leur marchandise en toute liberté. Cependant, cette proposition allemande tient peucompte de la conjonction actuelle et des objectifs de l'Europe. La France cherche depuis1986 à obtenir une unité politique en Europe qui accompagnera l'unité économique. Or,comment obtenir la première si des pays encore liés au Pacte de Varsovie à l'époqueentrent dans la CEE ? Ils n'adhéreraient que très peu au mode de fonctionnement européen

66 Définition de la Commission Européenne. Tiré du site Europa, Eurojargon.

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et seraient très peu accoutumés à l'acculturation propre aux institutions européennes, oùchaque pays a appris à connaître son interlocuteur grâce à des structures de dialogue. Aumieux, ces « nouveaux » pays seraient « neutres » 67. Au moment où l'Europe connaît doncun nouveau tournant dans sa construction avec la chute d'un Mur qui créait sa frontièrephysique et psychologique à l'Est, l'Allemagne pose déjà sur la table des négociations laquestion de l'élargissement. Cette euphorie est révélatrice de l'engouement qui a suivi lachute du Mur en Allemagne, où tout semblait permis dès lors. Helmut Kohl sème lui aussile doute en annonçant que « La Communauté européenne doit rester ouverte à une RDAdémocratique et à d'autres Etats démocratiques d 'Europe du Centre et du Sud-Est. La CEEne doit pas s'arrêter à l'Elbe, mais doit maintenir don ouverture vers l'Est. »68

La France récuse fortement cette idée allemande d'élargissement, car elle est du côtédes pro-intégration. Michel Rocard déclarait que « seule une Communauté Européenneforte, cohérente, donc pour le moment limitée à ses membres actuels pourra être la cléde voûte de la future architecture européenne »69. Il reflète ici la position de la France enla matière, qui n'accepte pas un élargissement aussi rapide à des pays où la présencede soldats russes est encore avérée70. La France demeure dans une ligne diplomatiquede patience et de mesure : malgré l'effervescence du moment, la France refuse de céderà cet engouement qui mettrait en danger la construction européenne, et le consensusest fait en France, seul l'ancien président Valery Giscard d'Estaing se prononçant pourune « communauté de destin » avec les pays de l'Est. La position française a fait assezrapidement fléchir celle de l'Allemagne, H. Kohl rassurant son partenaire quand il seprononce de nouveau en faveur du renforcement institutionnel le 28 novembre puis le 16février au Forum Economique de Davos où il affirme que la RFA reste engagée dans laréalisation d'une Union Politique et elle continuait de souhaiter un approfondissement de laCommunauté71. C'est d'ailleurs à cette occasion qu'il reprend la phrase de F. Mitterrand enla détournant, « L'Allemagne est notre patrie, l'Europe est notre avenir ». Ce renversementde la position allemande démontre l'incapacité pour ces deux acteurs européens, la Franceet l'Allemagne, de se trouver sur une ligne divergente, car de leur accord dépend laconstruction européenne. Le recul allemand est aussi dû au fait que la France a appuyé laréunification, à travers l'élaboration du traité 2+4 et à travers son accord rapide pour quecelle-ci se fasse. En retour, le chancelier Kohl a tempéré les tentations allemandes vers l'Estqui formaient une menace pour l'Union Politique Européenne.

1.3.2 La guerre des Balkans : un besoin nécessaire d'accélérerl'intégration

Intégrer ces pays n'aurait que très peu de sens : en grand retard économiquement,cela n'apporterait rien sur ce plan à une Europe qui est déjà une très grande puissanceéconomique et commerciale mondiale. Il ne ferait que modérer cette puissance et à diluerles richesses en Europe. De même, ces pays de l'Est n'ont pas leur place dans la logiqued'intégration de Maastricht, où les Etats membres, la France en tête, cherchent à créer des

67 F. Schlosser, « Quand l'Allemagne s'éveillera », Le Nouvel Observateur, 2 novembre 1990.68 Fritsch-Bournazel, Renata, L'Allemagne unie dans la nouvelle Europe, Complexe, Bruxelles, 1991, p 29.69 « Les défis du socialisme démocratique », motion présentée par michel Rocard, Le Point et la Rose, janvier 1990, p.69.70 Il reste quatre cents mille soldats soviétiques en 1989 en Europe. H. Védrine, op.cit.71 H.Kohl, « Europe. Every German future », Europan Affairs, 1er trimestre 1990.

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seuils en matière d'économie pour adopter une politique économique commune, seuils queces pays ne peuvent en aucun respecter à ce moment-là de leur transition. Cette intégrationn'aurait en revanche qu'une signification purement politique : l'Europe serait là pour secourirdes pays qu'on ne peut laisser au bord de la route et dont il faut par conséquent s'occuperpour ne pas laisser encourager des tentations nationalistes. L'exemple yougoslave estflagrant en la matière. Les prémisses de ce conflit sont visibles pour la diplomatie françaisedès 198972 et ils inquiètent au plus haut point F. Mitterrand qui voit là une résurgencedu passé des guerres balkaniques, une des origines de la Première Guerre mondiale.Ce « malaise yougoslave » va très vite se traduire par un accord franco-allemand surl'intégration. Ce qui se passe dans les Balkans crée la conscience commune d'un besoinurgent d'accélérer l'intégration. Avec la victoire du parti nationaliste mené par Tudjam enCroatie et de Milosevic73 en Serbie, l'Europe est poussée à encourager l'approfondissement.La question des nationalités se fait encore plus pressante aux portes mêmes de l'Europe,et c'est afin d'éviter la contagion aux régions voisines, géographiquement dans la CEE, quel'approfondissement est jugé unanimement comme nécessaire. La question yougoslave ajoué le rôle de catalyseur vers Maastricht, mais elle a aussi joué a posteriori comme élémentde division majeur.

En effet, la France fut accusée d'avoir permis l'éclosion d'une « Grande Serbie » quicontiendrait les intentions économiques et commerciales allemandes vers l'Est. L'objectifserait de soutenir une puissance n'appartenant pas à la CEE, et qui donc n'aurait pas droitde parole dans l'organisation, qui ferait barrage à l'Allemagne réunifiée et la restreindraità l'Europe. Juan Goytisolo accuse F. Mitterrand d'avoir notamment prolongé indéfinimentle siège de Sarajevo, tout en n'exprimant aucune compassion à l'égard du génocidede cent vingt mille Musulmans dans la ville. « Pour Mitterrand, (comme pour JohnMajor), les nouvelles républiques slovène et croate, par leur passé austro-hongrois etleur situation géographique, étaient fatalement vouées à tomber dans la sphère d’influencede l’Allemagne. Seule une Serbie forte pourrait freiner l’expansionnisme allemand tantredouté. Il fallait donc soutenir Milosevic et son projet de Grande Serbie, au prix du sacrificede la Bosnie. »74. Cette approche ne correspond pas du tout à la vision d'un présidentsouhaitant en finir avec les génocides et les guerres civiles, ethniques et religieuses enEurope. Néanmoins, que le raisonnement soit juste ou faux, elle souligne la peur françaised'une nouvelle Allemagne qui s’accaparerait les richesses de l'Est aux dépens de la France,reléguant cette dernière au deuxième rang en Europe. D'ailleurs, les Serbes ne s'y trompentpas : « Pour les Serbes, la France est le pays qui, au sein de la CEE, saura tempérerses partenaires qui penchent pour le principe d'autodétermination. Et pour l'instant, Paris,disent-ils, ne les a pas déçus »75.

Ce conflit met en lumière l'absence de politique extérieure commune. Alors quel'Allemagne veut reconnaître très rapidement l'indépendance de la Slovénie et la Croatie,la France le refuse, toujours par souci de prendre du temps pour réfléchir. Hans DietrichtGenscher déclare en décembre 1991 « refuser de reconnaître ces républiques conduiraà une nouvelle escalade de l'usage de la force par l'armée fédérale (yougoslave) quiinterprétait cela comme une approbation de la politique de conquête »76. La France, par

72 Entretiens avec Michel Rocard.73 Respectivement élus le 6 mai 1990 et en janvier 1990.

74 Article de Juan Goytisolo, El Pais, 5 novembre 2009, op.cit.75 Jean-Claude Guillebaud, « On pouvait arrêter les Serbes », Le Monde, 6-7 octobre 1991.76 Yves-Brossard, Jonathan Vidal, L'éclatement de la Yougoslavie de Tito, Presse Université Laval, 2011.

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1. Construire l'Europe autour de l'axe Paris-Bonn : le réalisme mitterrandien

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la voix de F. Mitterrand, refuse une reconnaissance rapide, dans la même mesure qu'elleétait réticente à une réunification allemande rapide, car elle estime que l'examen du droitinternational et des frontières prime sur la déclaration de reconnaissance. Cependant, laFrance n'est pas seule pour autant face à l'Allemagne dans la gestion de la crise yougoslave.La position délicate des Etats-Unis ou de la Russie par exemple démontre la difficultéque les puissances ont pour se ranger dans un camp. Cette différence fondamentaledans l'ordre des priorités démontre le caractère prudent de la diplomatie française, quicherche à prévenir tout problème futur face à la vélocité allemande qui veut accélérersans cesse la prise de décision. Cette crise traduit les limites actuelles de l'intégration, lapolitique étrangère commune européenne étant inefficace. La France, la Grande-Bretagne,l'Irlande, l'Espagne et le Luxembourg veulent lors de Maastricht un sursis de décisionjusqu'au 15 janvier 1992, le temps que la Commission d'arbitrage émettent son avis sur laquestion de l''indépendance. Face à eux, l'Allemagne, le Danemark et la Belgique sont pourune reconnaissance rapide. Cette opposition entre deux blocs, qui transcendent la simpleopposition franco-allemande, fait preuve d'une profonde division européenne quant à ceque doivent être l'intégration européenne et ses limites.

Plus loin encore que le problème yougoslave, la question des pays de l'Est frappant à laporte de la CEE va réactiver très rapidement ce dilemme entre intégration et élargissement,notamment pour la diplomatie française. C'est la France, par l'intermédiaire de FrançoisMitterrand, qui va porter le Projet de Communauté Européenne, le 31 décembre 1989, pourtenter de résoudre de problème. La cohérence de ce projet dans la logique européenneprécédente révèle quelle est la position de la France quant à ce que doit être l'intégrationeuropéenne, ses domaines de compétences, et quant au nouveau rôle qu'elle attribue àl'URSS et aux pays de l'Est.

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2. Construire une Europe à douze :Mitterrand et la France comme leschantres de l'intégration

2.1. Le Projet de Confédération Européenne : mise enlumière de l'idée européenne

2.1.1 Un projet françaisEn 1989, la chute du Mur eut un retentissement gigantesque dans le monde soviétique. Cetévénement eut non seulement un impact sur l'Allemagne, dont la route vers la réunificationétait désormais ouverte, mais aussi pour les pays de l'Europe de l'Est dont l'horizon sedessinait déjà comme européen et non plus soviétique. Ces pays, la Pologne, la RépubliqueTchèque et la Hongrie en tête prennent alors cette occasion pour aspirer à être membre dela Communauté Economique Européenne, y voyant là l'organisation idéale par ses valeurset sa puissance actuelle pour effectuer leurs transitions démocratiques et économiques.

Ces « bonnes » intentions sont donc directement liées à la question européennede l'élargissement : doit-on accorder les mêmes droits et devoirs à ces pays dont lessystèmes économiques et politiques sont très différents de ceux de l'Europe de l'Ouest etque cinquante années de communisme et de rideau de fer ont complètement coupés deleurs voisins occidentaux ? Ici se pose le premier problème de leur adhésion à l'Europe,celui de l'attitude générale de l'Europe face à ces nouveaux arrivants. Le second problèmeréside dans la position des différents Etats, la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagneparticulièrement face à ces prétentions. La France, au centre de mon sujet, a adoptéun comportement très particulier, motivé d'une part par sa crainte du ralentissement duprocessus d'intégration et d'autre part par la peur d'offrir un nouvel atout à l'Allemagne viacet élargissement.

Les pays de l'Est ont très vite revendiqué leur appartenance à l'Europe et à ses valeurs.L'aspiration à la démocratie, à l'Etat de droit et à une ouverture des marchés via uneéconomie de marché et non plus planifiée, c'est-à-dire ce qu'incarnait à leurs yeux le mieuxla CEE, faisait partie de leurs revendications. Que ce soient les élites ou les populations,l'intégration à la CEE était une nécessité. Par exemple, 90% des Tchécoslovaques sedisaient favorables à l'intégration à l'organisation à partir de sondages faits dès l'automne1989.

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2. Construire une Europe à douze : Mitterrand et la France comme les chantres de l'intégration

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Table/Tableau 10 : CZECHOSLOVAKIA SURVEY - JOIYIWG THE EC / EnquêteTchécoslovaquie - (in X / en X )

QUESTION : If Czechoslovakia were to join the European Community in the future,would you feel strongly in favour, somewhat in favour, somewhat opposed or stronglyopposed ? / Si la Tchécoslovaquie devait adhérer à la Communauté européenne, yseriez-vous très favorable, assez favorable, plutôt opposé ou très opposé ?77

Havel parle d'un « retour à l'Europe »78 dès la chute du Mur, signifiant par là l'adhésionà la CEE et non la création d'un nouvel espace européen qui existerait en parallèle àla CEE. Ici réside la question principale pour ces nouveaux peuples, ce que ne manquepas de souligner le dirigeant tchèque dans chacun de ses discours comme devant leSénat polonais en janvier 1990 ou devant l'Assemblée de Strasbourg en mai 1990. Lespays de l'Est souhaitent adopter les valeurs occidentales tout en apportant les leurs, uneacculturation qui ne peut fonctionner que s'ils sont complètement intégrés en Europe. Iln'est pas question pour eux d'être mis de côté, car après la chute du Mur et l'éclatementde l'URSS déjà perceptible, ils sont en quête de repères nécessaires à leurs transitions.Tadeusz Mazowiecki, premier ministre polonais déclarait le 30 janvier 1990 à propos de sa

patrie qu'elle a été « arrachée de sa souche il y a près d'un demi-siècle » 79 L'adhésion

à la CEE est vue comme une condition sine qua non de la restauration d'une certaineprospérité économique. La participation à la construction européenne est vue comme ungage du tournant irréversible qu'ils souhaitent commencer. D'ailleurs, ils reprennent les motsde R. Schuman dans leurs revendications, disant que « Nous devons faire l’Europe nonseulement dans l’intérêt des peuples libres, mais pour pouvoir y recueillir les peuples del’Est qui, délivrés des sujétions qu’ils ont subies jusqu’à présent, nous demanderaient leur

adhésion et notre appui moral » 80 . Ils réutilisent à leur compte une déclaration du fondateur

même de l'Europe, y voyant un moyen pour eux de légitimer leurs demandes. Alors quecette « sujétion » est sur le point de se terminer, quand bien même l'URSS demeure encette fin d'année 1989, ces Etats de l'Est veulent être « recueillis ».

77 Rapport de la Commission Européenne Eurobaromètre n°33, « L'opinion publique dans la Communauté Européenne », p. 31.78 V. Havel, L'angoisse de la liberté, Editions de l'Aube, Paris, 1998,p.111.79 Denis Huber, Decade which made History : The council of Europe 1989-1999, Editions du Conseil de l'Europe, Strasbourg,

1999, p.34.80 Citation de Robert Schuman du début des années 50 publiée dans France-Forum, novembre 1963, n°52.

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2.1.2. La « bataille » pour l'Europe des pays de l'Est.C'est donc un « cri du coeur » lancé par ces pays qui vont engager une « bataille »pour l'Europe, expression utilisée par Havel lui-même. Or, si ces pays sont très promptsà vouloir intégrer la CEE, les pays membres de l'organisation ne partagent pas le mêmeenthousiasme. Les membres de la CEE sont très prudents quant aux pays qui étaientd'anciens satellites de l'Union Soviétique, des membres du bloc opposé. Havel écrivait :les pays occidentaux « avaient peur. Ils avaient l'impression qu'ils ne nous avaient pasencore assez bien perçus. Ils ne comprenaient pas comment il se pouvait que des peuplesentiers souhaitent le contraire, leur-semblait-il de ce qu'ils souhaitaient il y a peu de tempsencore.81 » La position de la France et de François Mitterrand en particulier est révélatricede la logique et de l'idée européennes d'alors. Il s'agit pour la France de ne pas remettreen cause le nouvel essor de l'intégration européenne lancée dès 1985 avec la signature dela convention de Schengen82, instaurant une libre circulation des hommes dans les paysmembres, et continuée avec l'Acte Unique Européen un an plus tard. Les revendicationsde ces pays de l'Est menacent les avancées faites dès lors car un élargissement aussirapide remettrait totalement en cause d'une part le budget européen, sujet jusque-là à detrès nombreuses controverses, et d'autre part les institutions européennes non adaptées àune entrée massive de pays.

C'est dans cette logique que François Mitterrand lance son projet le 31 décembre 1989de Confédération Européenne. Ce projet est à la fois simple et complexe dans le sens où iloffre une solution alternative aux pays de l'Est tout en incluant des paramètres difficilementacceptables pour de nombreux pays, les Etats-Unis en tête. En effet, ce projet, mitterrandienavant d'être Français tant ses conseillers proches n'étaient même pas au courant de sadivulgation le soir du 31 décembre83, prévoyait de créer un nouvel espace économiqueeuropéen adjacent à la CEE et dans lequel se retrouveraient les pays de l'Est encore sousdomination soviétique et Fédération de Russie, et, élément crucial, sans les Etats-Unis quiétaient jusqu'alors, les garants de la sécurité de l'Europe dans la région. De plus, cettecréation d'un nouvel espace européen s'accompagnerait d'un soutien financier de la CEEvers ces pays en reconversion, soutien assuré par la Banque Européenne de Recherche etDéveloppement, qui est aussi un projet proposé par François Mitterrand devant le Conseilde l'Europe le 25 octobre 1989. Ce projet est nécessaire pour le renforcement de l'Europe.Il s'agit alors selon la France de refuser l'intégration de ces pays à l'Europe tout en seproposant de les aider dans leurs transitions à travers ce « souci d'encadrer les événementspour mieux les gérer »84. Il n'y a donc ni rejet total de cette demande, ni réalisation pourautant des vœux des dirigeants de l'Est. Il s'agit de créer une situation transitoire dans cetterégion pour mener à bien l'intégration à l'Ouest et le traité de Maastricht tout en améliorantles conditions de vie et le niveau démocratique de ces pays pour les « préparer » à uneéventuelle adhésion future.

81 V. Havel, A vrai dire, Editions de l'Aube, Paris, 2007, p. 371.82 Signée le 14 juin 1985.

83 « Il est juste dans le cas de la Confédération européenne, de parler de projet mitterrandien: c'est seul que le chef de l'Etata mûri cette idée ; c'est seul qu'il a pris la décision de l'annoncer. A ma connaissance, il n'avait, à l'époque, consulté aucun de sesproches collaborateurs, pas plus que son ministre des Affaires Etrangères » Roland Dumas, « Un projet mort-né, la Confédérationeuropéenne », Politique Etrangère, n°3-2001-66e année p.689.

84 H. Védrine, op.cit, p 446.

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Ce projet s'inscrit donc dans la logique mitterrandienne de refuser tout changementbrutal qui serait trop vite concrétisé. On observe ici le même phénomène déjà vu lors de lachute du Mur de Berlin où F. Mitterrand ne voulait pas parler si tôt d'une idée de réunificationalors que le Mur était à peine tombé. Ce qui était considéré pour du mépris ou du refusd'évolution n'était qu'une méfiance pour les changements radicaux et brusques, pouvantmettre à mal le projet européen. Il en va de même ici pour la question de l'élargissementà l'Est où les pays effectuant leurs révolutions (le projet de Confédération Européenne estproposé au moment où les révolutions à l'Est battent son plein) réclament un élargissementalors que l'URSS subsiste encore. Pourtant, on ne peut accuser F. Mitterrand de rejet ou deméconnaissance de ces pays, le nombre élevé de ses visites en ces lieux démontre l'intérêtporté par le président français à leur égard.

Plusieurs éléments poussent F. Mitterrand et les élites politique françaises à refuser cesadhésions et à proposer cette alternative que constitue la Confédération. Tout d'abord, leproblème financier. Il paraît inconcevable pour la France que des économies aussi faiblesque celles de la Hongrie ou de la Roumanie puissent être intégrées aux côtés de celle dela France. Le différentiel entre les deux puissances économiques est non seulement tropimportant85, mais ces deux économies sont construites très différemment. La France estune grande puissance agricole là où la Roumanie ne l'est plus, affaiblie par cinq annéesde politique communiste insistant sur l'industrie lourde aux détriment de l'agriculture. Sil'élargissement se faisait immédiatement et dans la précipitation, c'est un grand dangerque l'on ferait courir à l'unité politique européenne. En effet, on aurait crée une Europe àdeux vitesses sans perspectives politiques tant les problèmes économiques auraient étépersistants. Or, la France est contre une « Europe à deux vitesses », nuisible à l'idée d'unitéet d'harmonie qu'elle se fait de l'Europe. Effectuer cet élargissement aurait alors conduit àun déficit de projet politique en Europe, ce que refuse totalement la France et qui est enaccord avec les attentes anglaises. Roland Dumas disait « qu' il ne s'agissait pas d'échangerune tranquillité insupportable-celle de la domination communiste- contre une dangereuseincertitude, celle d'une Europe sans projet. »86 En effet, faire la promesse d'un élargissementà l'Est aurait crée cette « dangereuse incertitude » d'une Europe dénuée de projet politiqueet contrainte de vivre sur ces deux vitesses, le moteur franco-allemand à l'Ouest et lalente reconversion à l'Est. La situation économique de ces pays est donc trop radicalementdifférente pour pouvoir les intégrer. Peu de temps avant, les pays de la CEE ont mis enplace le Système Monétaire Européen en 1979, où chaque Etat doit obligatoirement fairefluctuer sa monnaie nationale autour d'une valeur stable, l'European Currency Unit (ECU)et ne pas dépasser un seuil de 2,25% quant à la parité bilatérale avec une autre monnaie.Ces conditions strictes, créées dans le cadre futur d'une convergence monétaire, sont aucœur de l'intégration et sont donc à remplir pour vouloir faire partie de l'Europe.

2.1.3. Une situation économique incompatible avec la situation de laCEE.

Or, au vu de la situation économique des pays de l'Est, il est impensable qu'ils puissentles vérifier. En effet, l'inévitable crise de reconversion suivant un changement aussiradical d'économie entraîne une très puissante inflation qui modifie largement le coursdes monnaies. D'ailleurs, François Mitterrand ne s'y trompe pas le jour de son allocution

85 Le PIB de la Roumanie en 1989 est de 57 milliards de dollars alors que celui de la France atteint 1007 milliards de dollars.86 Roland Dumas, op.cit, p.693.

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en annonçant que c'est une confédération « dans laquelle se côtoieraient, à égalité dedroits et devoirs, les membres de la Communauté Européenne et tous les pays d'Europecentrale et orientale qui aspirent à y entrer, qui y ont droit en tant que nouvelles démocratieseuropéennes, mais qui ne seront pas en mesure de concrétiser ce droit avant des annéespour d'évidentes raisons économiques et financières »87.

Certes, l'élargissement apporterait beaucoup pour ces pays, notamment parceque « l 'augmentation rapide du volume des échanges commerciaux est synonymed'opportunités importantes pour les sociétés en terme d'investissements, d'emplois et decroissance pour l'Europe de l'Est. »88. C'est donc une opportunité unique pour ces paysde relancer leur économie. Or, il n'en va pas de même pour l'Europe qui y voit plutôtun danger, le rapport de la Commission indiquant qu'« un élargissement mal géré auraitdes conséquences presque tout aussi dramatique. Si l'UE n'avance pas dans son plan deréforme et ne propose pas davantage de nouvelles mesures appropriées visant à répondreaux exigences de l'élargissement, elle risque de rater, peut-être pour toujours, sa chancede créer une l'Europe plus forte et plus sûre, dans l'intérêt de ses citoyens, de ses voisinset du monde.»89.

Le tableau suivant résume la situation des pays de l'Est en 1990 :

Tableau sur le taux de croissance annuel du PIB des pays de l'Est 90

BulgarieRép. tchèqueEstonieHongrie Lettonie Lituanie Pologne RoumanieSlovaquieSlovénie1990 -9,1 -1,2 -7,1 -3,5 -1,2 9,5 -4,9 -5,7 -2,7 -8,91991 -8,4 -11,6 -8 -11,9 -10,4 -5,7 -5,5 -12,9 -14,6 -5,41992 -7,3 -0,5 -21,2 -3,1 -34,9 -21,3 3,1 -8,8 -6,7 2,81993 -12,1 0,1 -8,2 -0,6 -14,9 -16,2 4,3 1,5 -3,7 5,3

On constate assez largement la très grave crise économique que traversent tous cespays de l'Est. Elle est due premièrement à la reconversion massive d'industries lourdesvers l'agriculture, ou vers les services, ce qui cause une chute de la productivité. Ceschutes massives de PIB arrivent au moment même où les demandes d'adhésion se font. Ilparaît alors inconcevable pour le pays de V. Havel qui perd 11 points de PIB en 1991 (parrapport à 1990) de vouloir s'inscrire dans la dynamique européenne. De même, la Hongriequi dépose sa demande le 16 janvier 1991 perd 12 points de PIB. Des initiatives peuventêtre prises en faveur d'un rapprochement vers l'Ouest, comme la volonté d'adhésion àl'Agence Européenne pour l'Environnement, organisme créé en 1990, ce qui montre unengouement pour les valeurs occidentales (l'environnement en faisant partie au même titreque l'Etat de droit). L'exemple de l'environnement est pertinent dans le sens où aucunenorme européenne n'était respectée au-delà de l'Allemagne que ce soient les normesalimentaires ou celles concernant la pollution de l'air et de l'eau. Il est donc impératif derépondre à toutes ces questions pour espérer pouvoir intégrer l'Europe, ce qui sera fait lorsde leur ratification du protocole de Kyoto en 199591.

87 Discours des vœux aux Français du 31 décembre 1989 de François Mitterrand.88 Elargissement de l'Europe : Résultats et défis. Rapport de Wim Kok à la Commission Européenne, p.989 Rapport de Wim Kok, op.cit, p.11.90 Source Banque Mondiale FMI.91 Les anciens gros groupes industriels soviétiques ne se souciaient que peu des normes européennes. Rapport Wim Kok

op.cit. p.59.

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De plus, l'arrivée de ces pays alourdirait considérablement le budget européen et nuiraità des politiques communautaires comme la Politique Agricole Commune. Des pays commela Roumanie à l'agriculture ravagée par le communisme seraient incapables d'apporter unecontribution nette au budget tout en ayant besoin d'une forte subvention. Des pays commela France, bénéficiaires de cette politique, auraient alors leurs subventions réduites. De plus,la question de l'environnement précédemment abordée et la remise aux normes auraientun coût estimé entre 80 et 110 milliards d'euros pour l'ensemble des Etats membres92. C'estdonc un coût très lourd à supporter pour la Communauté Européenne Economique, d'autantplus que des pays comme la Grande-Bretagne, déjà exemptés du paiement de la PAC grâceà leur rabais obtenu en 1980, refuseraient de payer.

Comment procéder à un élargissement à des pays dont la production industrielle achuté de 25 à 50% pour les pays baltes, de 13 à 25% pour les pays d'Europe centrale ?Les gains économiques pour la CEE seraient très limités à court terme et pas assurés àlong terme. C'est pourquoi F. Mitterrand disait le 9 avril 1991 à Lech Walesa que l'entréede son pays ne pouvait se faire avant « des dizaines et des dizaines d'années »93, carl'économie de ce pays ne lui permettait pas cette prétention. Le PIB moyen des paysd'Europe centrale étant en moyenne de 50% inférieur à ceux des membres de la CEE, ilaurait été beaucoup trop dangereux aux yeux de la France et de F. Mitterrand d'accordercet élargissement, ou du moins, de lancer les négociations. Le choix de la ConfédérationEuropéenne permettait de ne pas forcer les pays de l'Ouest déjà membres à être ralentis parla faiblesse des économies des pays de l'Est, et ainsi, les pays de l'Est pourraient surmonterplus sereinement leur crise de reconversion.

Pour que ce projet soit effectif, la France a accepté le lancement du projet PHARE(Pologne Hongrie Aide à la Reconstruction Economique), adopté le 18 décembre 1989, soittreize jours avant l'annonce du projet de Confédération Européenne. C'est donc un préalablenécessaire pour F. Mitterrand à la cohésion et la logique du projet qu'il présente, car il estinconcevable d'annoncer un projet d'espace économique (mais non pas uniquement) à despays livrés à eux-mêmes et bien faibles économiquement. D'autre part, elle a mis en placela BERD qui permet le financement de la reconversion des économies et administrationsà l'Est. Le mandat de la BERD se limite aux pays « qui s’engagent à respecter et mettenten pratique les principes de la démocratie pluraliste, du pluralisme et de l’économie demarché, à favoriser la transition de leurs économies vers des économies de marché, et d’ypromouvoir l’initiative privée et l’esprit d’entreprise »94, c'est-à-dire qu'elle oblige en quelquesorte les pays bénéficiaires à effectuer leurs transitions vers le modèle occidental. C'est à lafois un moyen d'aider ces pays et de les diriger vers la norme occidentale de façon plus oumoins forcée. Ainsi, le coût de l'élargissement serait beaucoup trop élevé pour ces pays del'Est qui ne pourraient supporter le choc. F. Mitterrand déclarait que l'élargissement seraitla « ruine immédiate» pour ces pays, leur économie n'étant pas capable de résister « auxdisciplines sévères qui régissent la Communauté » ou « la dissolution de la Communautédans une vaste zone de libre-échange, sans force ni idéal »95. Or, c'est précisément ceque souhaitaient éviter F. Mitterrand à travers ce projet, la création d'un simple espaceéconomique qui n'aurait pas cette puissance culturelle toujours exigée par le présidentfrançais. L'Europe, quand bien même serait-elle définie dans deux espaces différents, se

92 Rapport Wim Kok op.cit, p 59.93 9 avril 1991, rencontres entre François Mitterrand et Lech Walesa à Paris.94 Site officiel de la European Bank for Research and Development.95 Entretien accordé par F. Mitterrand, « Toujours plus d'Europe », L'Expansion, 17/30 ; octobre 1991, n°414, p.24

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devait d'être toujours inscrite dans le cadre culturel. « Homme de littérature et d'histoire,François Mitterrand voyait dans l'Europe une culture. Une culture, finalement une idée, etnon un simple espace économique »96. Il faut toujours intégrer cette dimension culturelledans l'idée européenne de la France à l'époque, car la construction européenne est unmélange d'intégration politique, économique mais aussi culturelle.

2.1.4. Comment interpréter ce projet ?Il faut appréhender alors ce projet non pas comme un refus mais comme une mise enattente. F. Mitterrand espérait que ces pays réapprennent à vivre ensemble, à reconstruiredes liens régionaux et à redévelopper leurs économies autour d'un pôle stable à l'Est, avecle soutien de la Russie. Il ne fermait pas la porte à une intégration future97 mais il l'a laisséentrouverte. Ce « purgatoire » était nécessaire à son sens pour le bon développement del'intégration européenne, quand bien même il entendait l'appel venu de l'Est.

D'ailleurs, F. Mitterrand inverse totalement le raisonnement courant. Pour lui, c'estgrâce à une Europe plus forte, plus intégrée que les pays de l'Est pourront plus facilementse relever et se développer, contrairement à l'idée commune voulant que c'est à traversl'attachement préalable de ces pays à la CEE que l'organisation se renforcera. Il inverseainsi le lien logique. Il résume ceci dans un célèbre discours : « C'est l'accélération, c'estle renforcement de la construction communautaire de l'Europe qui contribuera de façonéminente à une évolution positive de l'Est. Non seulement nous nous doterons de moyenssupérieurs, notre Communauté passera d'un stade à un stade supérieur, mais encore elleexercera une attraction plus forte sur le reste de l'Europe »98. C'est donc logiquement quele choix de l'intégration s'est effectué face à celui de l'élargissement selon la France, carle premier est le préalable de l'autre, et non l'inverse, toutes choses égales par ailleurs.C'est pourquoi cette question de l'élargissement à l'Est à accélérer encore plus le processusd'intégration, conclu en 1992 à Maastricht. Il s'agissait de mettre devant le fait accomplices pays de l'Est pour leur signifier l'irréversibilité de la situation où l'Ouest se trouvait, etdonc l'impossibilité démontrée d'un élargissement à l'Est. Pour F. Mitterrand, il était évidentque ce projet ne devait que temporiser l'entrée ces pays et devait favoriser la convergencemonétaire et politique des pays de l'Ouest, rassuré par le règlement rapide de la questionorientale.

Il est aussi important de souligner que c'est la France qui, du côté occidental, a lancéles propositions quant à un règlement de cette question. Ni l'Allemagne, trop préoccupéepar la question de la réunification, ni l'Angleterre, trop heureuse de voir l'Europe confrontéeà un dilemme politique de taille avec à la fois la chute du Mur et la potentielle ouverture àl'Est, ne se sont portées volontaires pour trouver une solution. La France a donc supportéce devoir « par défaut » mais aussi par la conviction de son président que c'était du rôled'une part du membre fondateur, d'autre part du pays qui brillait encore comme étant celuides droits de l'Homme pour l'Est, de trouver un compromis. Il ne faudrait pas y voir ici uneforme de mise en avant de la part de la France, qui souhaiterait prendre le devant de lascène face à son nouveau rival allemand. Ce projet n'est pas dû à un pur calcul politiquemais il est le fruit des inquiétudes et des ambitions françaises quant à la région d'Europecentrale. Il est certes question pour la France de se replacer dans ce nouveau contexte

96 R. Dumas, op.cit, p.690.97 Ce qui sera d'ailleurs déjà en discussion en 1993 lors du sommet de Copenhague.

98 Discours de F. Mitterrand devant le Parlement Européen le 25 octobre 1989.

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mondial qu'est l'après-Yalta et le fait de porter à bout de bras ce projet est un bon moyende se profiler comme un nouveau pôle de décision en Europe face à la nouvelle Allemagneou la Grande-Bretagne99. Or, ce projet n'a pas fait preuve d'une médiatisation nécessairepour s'inscrire comme tel et il n'a été en aucun cas porteur d'une idéologie qui indiquerait dequelque manière que ce soit que la France cherche à s'affirmer sur la scène internationaleà travers ce projet. Il rejoint simplement la logique française menée depuis 1981, c'est-à-dire celle d'un nouvel idéal européen. Jean Musitelli qualifie ce projet de voie médianeentre un rejet de l'élargissement à l'Est dû à une intégration trop poussé et une réponse àun désir démocratique de ces pays100. D'ailleurs, un projet porteur de cet idéal de cultureeuropéenne et de paix est aussi nécessaire à François Mitterrand dans la politique intérieureoù les Français sont désenchantés du tournant libéral opéré en 1983101 par le gouvernementMauroy, qui n' à opéré le changement attendu. Ce projet est donc à l'image d'un nouvelidéal européen, un second souffle que la gauche en France espère donner à son image departi progressiste et ouvert.

Cependant, il existe aussi d'autres raisons plus implicites pour que ce projet ait étélancé aussi rapidement par la France, en décembre 1990, après la chute du Mur.

2.1.5. Un projet tourné vers l'Allemagne ?En effet, ce projet avait plus ou moins l'Allemagne en ligne de mire. Cette nouvelle etimmense entité en Europe effrayait les élites politiques et les milieux intellectuels françaiset britanniques, et il semblait nécessaire de ne pas servir sur un plateau les nouveauxpays de l'Est à l'Allemagne. La nouvelle Allemagne profiterait en effet beaucoup de cetélargissement tant sur le plan économique que politique, ou même de cette libération deces nouveaux pays de leur tutelle soviétique. En effet, le concept de MittelEuropa, connotéplutôt négativement aujourd'hui parce que ce concept inclut aussi l'idée de conquête, refaitsurface lorsqu'il s'agit des craintes françaises quant à la gestion de ce nouvel espace. Alorsmême que l'Allemagne est sur le point en 1991 de redevenir une entité politique unie etforte, les pays de l'Est, historiquement tournés vers l'Allemagne et qui sont la « chassegardée » de cette dernière, cherche un nouveau protecteur et un nouvel interlocuteur enmatière d'économie et de commerce. Quoi de plus normal alors pour eux de se tournervers le pilier, et le voisin, économique d'alors en Europe, l'Allemagne ? Si cela venait à seréaliser, l'envolée économique de l'Allemagne serait fulgurante tant ces nouveaux pays enquête de libéralisme sont ouverts102.

L'objectif du Projet de Confédération Européenne est donc de créer en filigraneune zone exclusive à l'Europe de l'Est qui restreindrait l'accès à l'Allemagne, ou du

99 Ce qui rejoint la notion d'un monde apolaire, Bertrand Badie : "Si les sociétés ne jouent par leur rôle de relais face auxinstitutions ankylosées, l'Europe risque de s'affadir", Le Monde, 15 octobre 2010.

100 Jean Musitelli, « François Mitterrand, architecte de la grande Europe : le projet de confédération européenne (1990-1991),Revue Stratégique et internationale, Armand Colin, 2011/2, n°82, p. 21

101 La désinflation compétitive. 47% des Français se disent déçus de Mitterrand en 1984 et 43% pensent qu'il ne mène pasune politique de gauche. Archives Larousse : journal de l'Edition 1985, section Sondage, p.1.102 Pourtant, la France est arrivée au même niveau que l'Allemagne entre 1990 et 2002 quant à leur niveau d'Investissement Directà l'Etranger dans les PECO. En 2000, elle est même passée première en totalisant 21% des flux totaux. Même si l'Allemagne abeaucoup gagné à l'Est, la France n'est pas en reste. Source : Rapport de Sébastien Dupuch, « Les investissements directs étrangersdans les nouveaux pays adhérents à l'Union Européenne ».

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moins, permettrait de limiter considérablement son essor. Avec la création à la foisde cette zone annexe et avec la présence de la Russie, prête à s'écrouler, la Francecherchait à obliger l'Allemagne à se tourner vers l'intégration européenne et Maastricht.Si l'Allemagne commençait à se tourner vers l'Est, cela mettrait en péril l'intégrationeuropéenne, la prospérité du marché commun et un accord sur la monnaie unique. Ceprojet de Confédération Européenne répond à cette préoccupation. Les craintes françaisesse portent sur la capacité allemande à redéployer son appareil productif dans ce nouvelespace européen à l'Est et ainsi, réduire ses coûts du travail et profiter de la globalisationpour prendre des parts de marché aux entreprises françaises notamment. Les Allemandsont pu tirer parti des liens culturels et historiques liant les deux zones, et même si laSeconde Guerre mondiale a eu des conséquences désastreuses pour l'image allemande,pour tout le travail de reconstruction de cette image effectué notamment à travers l'Ostpolitikde Willy Brandt ou les discours toujours plus ouverts à l'Est de Kohl, les pays de l'Estont accepté cette entrée allemande. De plus, avec un niveau de vie aussi faible àl'Est de l'Europe, et surtout en comparaison avec celui de l'Allemagne, les entreprisesallemandes peuvent faire considérablement baisser leur coût du travail. Ce phénomènecouplé au besoin immédiat d'investissement demandé par ces pays font que l'Allemagnea pu se reconstituer un véritable hinterland économique. La privatisation d'anciennesentreprises alors étatisées sous l'époque communiste et leur prix bradés sont autant de« cadeaux » offerts à l'Allemagne pour le renouveau économique de ces pays103. Uneintensification des investissements verticaux allemands dans ces PECO a entraîné unehausse massive des gains de productivité et par conséquent, une répercussion en terme deprix dans les produits d'exportation allemand. De plus, historiquement les économies est-européennes et allemandes sont complémentaires, les premières fournissant les matièresbrutes nécessaires à la production de biens finis dans laquelle la seconde est spécialisée.C'est donc une facilitation accrue pour les entreprises allemandes d'acquérir à bas coûtdes produits nécessaires à leur production. Entre 1990, les Allemands importaient pour unmilliard d'euros de biens intermédiaires en provenance des PECO. C'est près de 12 milliardsd'euros en 2000104.

Tous ces chiffres et ces démonstrations économiques relatifs à la période succédantdirectement l'annonce du Projet de Communauté Européenne reflètent les craintesréelles au sujet de l'Allemagne en 1990. C'était justement pour éviter ce scénario làque F. Mitterrand a voulu cadenasser l'entrée de ces pays en Europe, ce qui auraitencore plus facilité et légitimé le commerce exclusif entre ces deux pays. Ce n'est paspar germanophobie que F. Mitterrand redoutait ce commerce, mais par crainte qu'uneAllemagne s'installant dans cette zone ait une économie beaucoup trop puissante face àcelle de la France et par conséquent, qu'elle ait la tentation de la convertir en puissancepolitique. De même, avec une telle implantation allemande à l'Est, la France n'aurait plusde poids dans les négociations dans cette zone, alors même qu'elle assume un grand rôlede régulateur face à l'URSS.

Kohl connaissait le bénéfice qu'il pouvait tirer de l'intégration à l'Est. C'est pourquoi ilne remettait pas en cause l'idée d'élargissement alors même que F. Mitterrand proposaitun projet allant dans l'autre sens. Il concédait le caractère difficile qu'elle comportait maisil refusait en même temps à demi-mot ce projet de Confédération. Ce n'était pas ce quel'Allemagne souhaitait, au vu de ses préoccupations et intérêts premiers. Le renforcement

103 Maxime Weigert, Hassan Benabderrazik, « L'industrie allemande dans les PECO : une intégration fondée sur la proximité,la complémentarité et la solidarité », IPEMED n°2 mars 2011, p.5.

104 Même rapport de M. Weigert et H. Benabderrazik., p.7.

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de l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération Européenne était prioritaire face à laquestion de l'élargissement, même si cette idée ne le révulsait pas forcément.

Ce projet fut « mort-né » selon R. Dumas ; il a été « victime d'une trop grandeprécocité »105. En effet, les Assises de Prague du 13 juin 1991 mirent un terme à l'aventuremitterrandienne en la matière. Le refus massif des pays de l'Est de se retrouver cantonnésdans un « purgatoire » qui serait une nouvelle prison en Europe a détruit le peu de fondationsqui soutenaient ce projet. Vaclav Havel déclarait à ce moment que « Ces Assises neprétendaient pas à des attributions quelconques » et qu'il « pouvait difficilement imaginerce projet sans le concours des Etats-Unis et du Canada ». La dimension européano-centréede ce projet, nécessaire à une libération de ce pays selon F. Mitterrand, a considérablementnui à son exécution, car il a soulevé très rapidement le refus américain de son application106.Associer ces pays à la Russie, récent « tortionnaire », et leur refuser la protection directedes Etats-Unis en était trop pour qu'ils puissent l'accepter. C'est pourquoi Védrine parled'un projet « lancé trop tôt ». La présence soviétique était encore très récente et le leadermondial, les Etats-Unis, qui étaient prêts à se porter garant de la sécurité et l'indépendancede ces pays à travers l'OTAN, était exclu. Cependant, il paraîtrait encore inimaginable qu'unprojet d'une telle substance soit proposé aujourd'hui au vu des relations entre la Russie etses anciens satellites. C'est pourquoi ce projet « rejoignit le cimetière des grandes initiativessans lendemain »107. Malgré tout, il eut des effets négatifs sur l'idée que l'Europe de l'Est sefaisait désormais de la France. Ces pays considéraient alors la France comme un adversaireà l'élargissement, à juste titre, en 1990, et ne pouvaient que se retourner vers le voisinallemand qui ne s'est pas ouvertement opposé sur le sujet. La phrase prononcée par F.Mitterrand concernant leur entrée dans la CEE, qui ne se ferait pas avant « des dizaineset des dizaines d'années »108, eut un impact très négatif sur le modèle français à l'Est. Lepays des Lumières et des Droits de l'Homme fut assimilé à une barrière à l'exportation desvaleurs humanistes face à l'oppression. En juillet 1998, le ministre polonais des AffairesEtrangères était méfiant quant à la demande française de réformes politiques préalablesà l'élargissement, disant qu'il ne voulait plus d'un « pilotage politique »109 . L'Allemagne a,elle, récupéré les bénéfices d'une telle « déception », et notamment sur le plan économique.Un exemple concret est celui de l'implantation des usines occidentales en Europe de l'Estau moment où les marchés s'ouvraient complètement. Des entreprises comme Renaultse sont retrouvées incapables de concurrencer les entreprises allemandes dans ces paysnotamment par le simple fait qu'elles étaient françaises et par la connotation négative qu'elletransportait selon les élites politiques locales. Lorsqu'il s'agit de reprendre l'entreprise Skodaen Tchécoslovaquie, Renault fut dans une position défavorable face aux Allemands et le16 avril 1991, Volkswagen remporte le marché face à Renault. Il en va de même lorsqueF. Mitterrand a déclaré que ces pays étaient « dans un état de délabrement inquiétant »110,déclaration qui ne peut en rien favoriser les entreprises françaises à décider d'investirsur place et les gouvernements locaux à accepter les propositions françaises de rachat.C'est pourquoi ces nouveaux Etats ont cédé en grande partie les nouvelles entreprisesprivatisées aux Allemands en priorité, pour des raisons de communication, de proximité

105 R. Dumas, op.cit, p.687.106 Cf infra : La France et les USA : consensus sur la construction européenne ?.107 R. Dumas, op.cit, p.702.108 Rencontre du 9 avril entre F. Mitterrand et Lech Walesa.109 Propos tenu par Bronislaw Geremek en visite à Paris.110 Le Monde, 14-06-1991.

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et de compétitivité111. C'est donc tout l'inverse de ce que souhaitaient les élites politiquesfrançaises qui est arrivé : les Allemands ont pu bénéficier de ce nouveau et vaste marchéà l'Est et ont encore creusé l'écart économique avec la France à travers une série dedélocalisations, d'investissements verticaux et d'IDE que la France a difficilement pu faire.

De plus, le deuxième retour de bâton possible de ce projet se calcule en termed'alliances politiques futures. Dans une Europe amenée à s'élargir dans un horizon à moyen-terme, il est important de s'assurer le soutien de ces nouveaux pays dans de nombreuxprojets phares comme la PAC, et de s'assurer leur vote au Parlement par exemple. Or, avecla démonstration de l'opposition française à leur entrée, et ce malgré avec l'évidence queces pays ne peuvent rentrer dans l'organisation européenne, ces pays seraient beaucoupmoins enclins à donner fidèlement leur voix. Quand bien même les intérêts personnels desnouveaux Etats adhérents primeraient sur les « coalitions de soutien »112, il est toujoursnécessaire de rassembler un maximum de voix face aux autres grandes puissancesbritanniques et allemandes sur des sujets sensibles. C'était aussi l'un des objectifs de laConfédération : empêcher la dilution des pouvoirs en Europe et faire en sorte que la voix dela France ait relativement moins d'importance sur le plan comptable. En conservant cetteEurope « réduite », le poids de la France demeure massif et ne risque pas de fondre faceà celui de l'Allemagne et de ces nouveaux pays de l'Est. On peut en conclure que ce projetétait sur le fond totalement cohérent avec la conduite déjà menée depuis 1986, prônant uneintégration politique, économique et culturelle accrue et rejetant une idée courte-termisted'élargissement, mais elle a souffert dans la forme. Les déclarations réalistes, trop réalistespeut-être de François Mitterrand, ont détérioré l'image de la France dans ces pays et lespossibilités économiques que l'ouverture de leurs marchés permettaient. Cette conduitecavalière de la diplomatie par François Mitterrand, et le manque de concertation avecson équipe sur le sujet a réduit considérablement les chances de succès du projet. LesEtats-Unis, déjà opposés sur le fond du projet, ont pu profiter de cette faiblesse dans laprésentation du projet pour le décrédibiliser.

Le deuxième objectif de cette confédération était d'éviter un déchirement ethnique.L'exemple de 1914 résonne encore dans l'esprit des élites françaises comme un démon àexorciser. Or, après ce tel choc qu'est la fin du communisme d'Etat, il est probable que desviolences ethniques et communautaires ressurgissent violemment en Europe centrale. Ils'agit alors pour la Confédération « d'être un cadre de négociations diplomatiques amicalesà l'intérieur duquel la question des frontières ethniques trouverait une solution. Il s'agissaitd'empêcher les antagonismes d'en bas de s'exprimer violemment, et de les régler parle haut, dans des institutions de type fédéral, c'est-à-dire confédérales »113. Il faut créerun cadre institutionnel fondé sur le modèle européen pour pouvoir encadrer la remise enmarche des économies orientales et empêcher que les crises inévitables de 1990-1991débouchent sur des conflits ethniques. F. Mitterrand est conscient de la poudrière queconstitue cette région d'Europe, en raison de la multitude de minorités y vivant, mais ausside la pluralité des religions. Le regroupement de minorités au sein de mêmes Etats commeen Yougoslavie a donné historiquement des résultats désastreux ; il s'agit alors de prévenir

111 Florence Deloche, « La France et l'élargissement à l'Est de l'Union Européenne », Les Etudes du CERI, n° 46, octobre1998, p.8.

112 Florence Deloche, op.cit, p.7.113 R. Dumas, op.cit, p.693.

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d'éventuels conflits par le cadre institutionnel et européen, car « le nationalisme, c'est laguerre »114.

Quand bien même ce projet a échoué, il est fondamental pour comprendre l'idéeeuropéenne selon la France, et ici plus particulièrement, celle de F. Mitterrand. Il a eu lemérite de mettre en lumière la cohérence d'un projet qui se voulait très polémique, carabordant le sujet délicat du refus d'intégrer des Etats faibles. Même si la BERD a pu mobiliserdes fonds dans la zone115, la portée symbolique de la mise à l'écart provisoire de cespays hors d'Europe fut grande. Ce projet met parfaitement en lumière toute la logique depensée française concernant la construction européenne, car il mêle à la fois le caractèrepersonnelle de la diplomatie française menée par F. Mitterrand, la volonté puissante demener à bien l'intégration à l'Ouest sans être dérangé par des événements pouvant mettre àmal cette construction, et le souci permanent de ne pas laisser de côté des pays « fragiles »qui pourraient basculer dans des guerres nationalistes. Néanmoins, c'était une nécessitépour F. Mitterrand de privilégier l'intégration monétaire et politique à cet élargissement, etcette nécessité s'est alors traduite par une initiative quant à la gestion du problème. Or,cet échec ne doit pas empêcher l'Europe de traiter du sujet de la politique du voisinage.L'utilisation notamment des institutions européennes permet de privilégier le rapprochemententre l'Europe Centrale et l'Europe des Douze.

2.2. L'intégration économique et monétaire : unequestion clé qui ferme l'ouverture à l'Est

2.2.1 Le rôle des institutions européennes pour rattraper l'échec duprojet français dans le rapprochement manqué avec l'Est

Les institutions européennes ont alors du prendre le relais français dans la tentative deconciliation avec les pays de l'Est. L'échec français concernant le Projet de ConfédérationEuropéenne est caractéristique de l'extrême difficulté pour un Etat de légitimer une politiqued'aussi grande envergure, surtout lorsque l'Etat en question n'est pas les Etats-Unis. LaFrance a souffert d'un manque de soutien dans ce projet et d'un manque de légitimitéquant à l'annonce faite par F. Mitterrand. C'est pourquoi les institutions européennes, eten particulier le Conseil de l'Europe, ont tenté de reprendre à leur compte ce travail deconciliation avec l'Est. L'institution européenne a une légitimité supérieure aux yeux de cespays car les projets qu'elle porte incarnent moins l'intérêt national d'un Etat que le projetfrançais par exemple. Elle est donc moins soupçonnée de vouloir empêcher ces pays derentrer à terme dans l'Union.

Le Conseil de l'Europe, créé en 1949, est l'institution garante des valeurs européennesen matière de droit de l'homme, d'Etat de droit ou de l'esprit humaniste. En 1989, elle est

114 Discours de François Mitterrand devant le Parlement Européen le 17 janvier 1995.115 Les engagements de PHARE dans le secteur des PME en Europe centrale et orientale ont atteint quelque 12,0 milliards

d'euros au cours de la période qui s'étend de 1990 à 1998. Source : BERD : aides et financements dans les PECO, Europolitique, 1999.

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alors légitime pour incarner « la liberté et le droit à l'échelle du continent »116. Le Conseil del'Europe se sent investi par le rôle de conciliateur lors de cette année zéro qu'est 1989. Ils'agit alors d'accomplir le « deuxième miracle » selon l'expression de P. Pfimlin, c'est à direréconcilier l'Ouest et l'Est après quarante ans de rideau de fer. Cette institution se trouvelégitime dans son rôle intégrateur, car c'est elle qui la première avait recueilli la Grèce (28novembre 1974) puis le Portugal (22 septembre 1976) et enfin l'Espagne (24 novembre1977° en son sein après que chacun de ces trois pays se soient débarrassés de leur régimesautoritaires. Le Conseil de l'Europe se conçoit comme l' « antichambre de l'adhésion »117,car elle accueille en son sein des pays de l'Est qui ne sont pas membres de la CEE. A traversune série de chartes et de conventions signées avec l'Est, comme par exemple laConventionCulturelle européenne, ouverte le 19 décembre 1954, et qui devient cinquante-cinq ansplus tard une porte d'entrée laissée ouverte aux pays de l'Est pour s'initier aux pratiques etaux valeurs occidentales. En partant du principe d'une « identité culturelle commune » enEurope118, le Conseil se fait le trait d'union entre ces deux parties d'Europe. Or, il ne s'arrêtepas uniquement au cadre culturel. Le 26 novembre 1987, les « Directives sur les relationsdu Conseil de l'Europe avec des pays de l'Europe de l'Est » sont ouvertes par le Comitédes Ministres. L'objectif est d'améliorer la coopération et le dialogue entre les pays de l'Estet ceux de l'Ouest sur une base beaucoup plus ouverte que le cadre culturel.

Cependant, cette fonction dont s'est investie le Conseil de Ministres est bien nouvelle.Avant 1989, les liens qu'il avait tissé avec l'Est étaient fort minces. Seules la Yougoslavie,la Hongrie et la Pologne avaient noué quelques liens avec ce Conseil en mai 1984 lorsd'une visite du vice-président du Parlement hongrois Janos Peter à Strasbourg et alors dela rencontre entre le Président polonais Jaruselski et le Secrétaire Général à Varsovie le10 et 11 mars 1988. Il y a donc eu un choc avec la chute du Mur le 9 novembre 1989,car la barrière psychologique séparant les deux Europe s'est effondrée. D'ailleurs, le 6octobre 1988, le Secrétaire Général se demande à propos du Conseil de l'Europe s'il « peutdévelopper, sur la base d'une approche réaliste et sélective en des coopérations concrètesavec les pays de l'Est, contribuant ainsi à la création d'un nouveau climat en Europe ? »119.Les perspectives avant la chute du Mur de coopération avec l'Est étaient limitées au vu dela situation figée dans laquelle se trouvait l'Europe alors. La chute du l'URSS n'avait étéanticipée par personne et il est difficile d'envisager une ouverture franche et concrète à l'Està travers le Conseil de l'Europe. Cependant, la chute du Mur n'est pas l'élément qui a toutfait basculé comme on pourrait le croire. Dès 1988, les premières réflexions sur le refontedes relations avec l'Est s'effectuent. Ainsi, un débat sur la « Politique générale du Conseil del'Europe-relations Est-Ouest » est ouvert le 6 octobre 1988 au Conseil. Le rapporteur de cedébat, Catherine Lalumière expose alors les nouveaux principes et méthodes qui fondentles relations avec l'Est. L'indépendance d'action de l'Assemblée parlemntaire est alors miseen avant, sous le prétexte que l'intergouvernementalité permet à l'Assemblée d être « pluslibre de ses mouvements que ne le sont nos gouvernements respectifs. Ce qui lui permetdes missions exploratoires fort utiles en particulier dans les périodes de mutation, lorsque

116 Denis Huber, Le conseil de l'Europe (1989-1999) : une décennie pou l'histoire, Revue belge de philosophie et d'histoire,2001, volume 79, p.1.

117 Denis Huber, op.cit, p.8.118 Colloque « Culture européenne : Identité et diversité » », 8-9 septembre 2005.119 Denis Huber, op.cit, p.10.

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le terrain bouge et lorsque les partenaires changent. »120. Cette indépendance, couplée àune « rigueur » consistant à engager des relations si de strictes conditions sont remplies,fait du Conseil de l'Europe une « sorte d'avant-garde pour l'Europe de l'Est »121. Le 15 mars1989, le Conseil de l'Europe émet une liste de recommandations en rapport avec la façonde mener le dialogue à l'Est. On y retrouve l'absolue nécessité d'améliorer ce dialogue. LeConseil se pose à travers ces recommandations comme la pierre angulaire des nouvellesrelations avec l'Est. Par exemple, l'article 22 déclare que « l'Assemblée peut aussi apporterune contribution précieuse, en jouant un rôle pionnier parmi les organisations européennesdans ce domaine, à l'amélioration des relations avec les pays de l'Europe centrale et del'Europe de l'Est, et que l'institution d'un statut spécial, à définir, pour ces pays contribuera àl'amélioration du climat de coopération en Europe et, enfin, que l'association de l'Assembléeau processus de la CSCE apporterait la dimension démocratique indispensable »122.L'objectif est donc d'assurer une relation permanente avec l'Est pour peu à peu effacerle décalage entre Est et Ouest. En effet, « l'Organisation constitue en outre un excellentcadre pour la coopération qui peut être très utile pour éviter l'apparition de décalages danscertains domaines entre les pays de la Communauté et les autres. »123. Le but du Conseilde l'Europe est donc d'être un moyen efficace de transition entre le système soviétique et lesystème occidental en matière économique, politique ou des droits de l'Homme. On rejointici un peu l'idée de F. Mitterrand de créer un purgatoire nécessaire à une adhésion future.Dans ce cas là, ce n'est pas une Confédération Européenne qui assurerait ce rôle mais uneinstitution déjà présente en charge de normaliser les standards dans ces pays-là en fonctiondes normes occidentales. La question des droits de l'Homme, au cœur des préoccupationsdu Conseil, serait alors déjà plus ou moins réglée en vue d'une adhésion future.

2.2.2 Jacques Delors et les institutions européennes : non àl'élargissement !

Cependant, cette ligne de conduite favorable a un rapprochement avec l'Est n'est paspartagée par toutes les institutions européennes, et en particulier par la CommissionEuropéenne. Cette institution dirigée par le français Jacques Delors124, refuse juste aprèsla chute du Mur d'aider les pays de l'Est en faillite économique. Lors de son discours le26 septembre 1989 devant l'Assemblée Parlementaire, Jacques Delors refuse un « planMarshall bis » en direction de l'Est, car ce serait la voie vers un grand marché européenaux frontières élargies par rapport à celui déjà existant. Il déclare alors que « nous voulonsconstruire une communauté, non pas un grand marché » ou une zone de libre-échange.Que cela soit bien compris par tous, y compris à l'intérieur de la Communauté ». C'est unavertissement lancé d'une part aux Etats favorables à un rapprochement à l'Est, notammentl'Allemagne de Kohl qui a des prétentions économiques dans la région, et la réaffirmationde la position française en matière d'approfondissement de la construction européenne.En aidant ces pays-là, le risque est de basculer peu à peu vers le ralentissement voire

120 Extrait oral du rapport de Catherine Lalumière devant le Conseil de l'Europe sur le thème « Politique générale du Conseilde l'Europe - relations Est-Ouest ».

121 Extrait rapporté du même rapport de C. Lalumière.122 Recommandations 1103 (1989) 15 mars, relatives au rôle futur du Conseil de l'Europe dans la construction européenne.123 Article 7 de ces mêmes recommandations.

124 Nommé par F. Mitterrand, il n'est pas très apprécié de ce dernier, notamment par leur divergence d'opinion sur la constructioneuropéenne.. Il eut le mérite d'être très consensuel alors pour se faire élire.

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l'abandon de la politique d'intégration menée jusque-là et de faire aboutir des dialoguesfuturs avec l'Est à une perspective d'élargissement économique, le caractère politiqueayant été édulcoré. L'approfondissement est un préalable à l'élargissement, car ce dernierpourrait être fatal à l'Europe au vu de la situation économique des pays de l'Est. C'estpourquoi J-P. Chevènement avait prévenu que « Le Mur est tombé. Un mort. JacquesDelors ». Le dilemme élargissement-intégration est relancé alors, notamment par le Conseilde l'Europe, comme vu précédemment. Les multiples intérêts nationaux d'élargissementà l'Est et la volonté d'exporter les valeurs occidentales ont sérieusement remis en causel'intégration. A partir du moment où le Mur tombe, il n'y a plus de frontières légitimes à l'Estet la question de l'élargissement est posée. Jacques Delors est fermement opposé à cetélargissement, lui qui appelle même à une réduction du nombre de membres de la CEE,quitte à créer des cercles de membres, le premier comportant les Douze pays actuels et unsecond comportant des pays « qui bénéficient avec nous des avantages d'un grand espaceéconomique commun à égalité de droits, certes, mais aussi à égalité de devoirs »125. Lalimite maximale serait un dialogue élargi avec l'Est qui n'irait pas plus loin que des rencontresavec des chefs d'Etats comme Vaclav Havel et qui ne pourrait en aucun cas amener à desdiscussions autour d'un potentiel élargissement. D'ailleurs, lors de son discours devant leConseil de l'Europe, il avertissait l'Europe à ce sujet : « Mais attention, je le répète : pasde méprise ni de malentendu ! Il ne faut pas croire que la construction d'une Communautéeuropéenne, à douze, puisse être affectée en quoi que ce soit par ce dialogue élargi »126.Jacques Delors, à travers ses discours sur l'intégration, rejoint la pensée française en lamatière. Les événements surgissant à l'Est doivent justement pousser l'Europe à accélérerle mouvement d'intégration et non à se demander si l'élargissement est préférable. Delorscroit « profondément que la meilleure réponse de la Communauté doit être de renforcersa propre dynamique d'intégration : marché intérieur, dimension sociale et humaine, unionéconomique et monétaire, progrès vers une politique étrangère commune,tout cela sur lavoie de l'union politique »127. L'élargissement à l'Est pose le danger d'une vaste zone delibre-échange dénuée de quelque dimension politique que ce soit. En intégrant ces pays del'Est, l'Europe agrandirait ces frontières vers l'Est, redéfinirait la question des subventions,des quote-parts, sans pour autant créer une véritable union politique. Or, c'est là que résiderd'une part la crainte de Jacques Delors, et d'autre part celle de F. Mitterrand. Une unionpurement économique et sans caractère politique n'a aucune valeur symbolique et ne peuts'inscrire convenablement dans le temps. De plus, elle ne répondrait pas aux défis del'après-Yalta, notamment dans les Balkans où elle ne serait pas unie pour faire face àquelque conflit que ce soit. On retrouve ainsi à travers le discours de J. Delors l'idée queles événements à l'Est doivent jouer comme un catalyseur de l'intégration et en aucun cascomme celui de l'élargissement. Tout comme F. Mitterrand, il renverse la logique de 1989au profit de l'intégration et l'élaboration du traité de Maastricht.

Ce rôle nouveau des institutions en 1989 rend d'ailleurs encore plus difficile unehypothétique application du Projet de Confédération Européenne. Le regain d'activité deces deux institutions, aux visions sensiblement opposées sur la question de la nature etdu degré des rapports avec l'Est, auraient crée une superposition d'institutions avec cellesque la Confédération auraient engendré. Si le projet de F. Mitterrand avait abouti, il auraitété difficilement imaginable de l'insérer au sein des autres institutions déjà présentes en

125 Dans ce second cercle se trouverait les pays de l'AELE (Association Européenne de Libre-Echange) qui se transformerait enEEE (Espace Economique Européen).126 Discours du 26 septembre 1989, devant le Conseil de l'Europe de Jacques Delors p.8127 Même discours, p.9.

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1990. Ces institutions se faisaient déjà, l'une le chantre, l'autre le régulateur, des nouvellesrelations avec les pays de l'Est et la création d'une Confédération Européenne auraitfortement nui à ces dialogues. En effet, la Confédération aurait réduit la portée du discoursnovateur du Conseil, car il aurait réduit celui-ci à un discours humaniste alors même que laConfédération insiste sur la nécessaire reconstruction économique préalable à une futureadhésion. De plus, les pays de l'Est aurait eu un besoin bien moindre d'intégrer le Conseil del'Europe ou d'y participer en tant que membre observateur par exemple si un organe tel quela Confédération aurait pu se substituer à ce rôle. Il y a donc collusion entre les nouvellespratiques du Conseil Européen et ce qu'aurait du être la Confédération Européenne, raisonsupplémentaire de l'échec du projet mitterrandien. Les pays de l'Est se sont en effet tournésvers ces anciennes institutions plus légitimes qu'une confédération émanant de l'esprit etl'intérêt d'un seul.

2.2.3 La faiblesse de la France dans la question de l'UnionEconomique et Monétaire

Cette approche par les institutions démontre que la question de l'élargissement à l'Estn'est pas une simple préoccupation de la France. Elle intéresse aussi bien les pays queles institutions qui y voient là un moyen d'augmenter leur influence personnelle et leursprérogatives par rapport aux autres institutions. Elle démontre aussi à quel point sontliées les questions d'intégration économique et d'intégration politique. En effet, les deuxquestions sont très étroitement liées entre 1986 et 1992. Il est question de faire de lafuture Union Européenne une organisation soudée politiquement et économiquement pourqu'aucune marche en arrière soit possible. On retrouve la tactique des petits pas, dite spinover, chère à J. Monnet. Dans ce cadre là, c'est à travers une intégration économiqueaccrue que l'intégration européenne aura fait un grand pas. A partir du moment où lesmonnaies européennes seront harmonisées autour d'une monnaie unique, telles l'écu oul'euro, que l'élargissement à l'Est serait impossible dans l'immédiat au vu des situationséconomiques de ces pays. L'idée de F. Mitterrand et de J. Delors est de donner un grandcoup d'accélérateur très rapidement à l'intégration économique pour définitivement fermerla porte à l'Est et en terminer avec les supputations sur l'élargissement. C'est dans ce cadreque la question de l'intégration monétaire et ses résistances se pose.

F. Mitterrand souhaitait dès 1988 relancer trois grands projets : « la monnaie unique,l'harmonisation sociale et l'harmonisation fiscale »128. L'ambitieux projet de F. Mitterrand,aidé en cela par J. Delors qui y voit le moyen d'avoir une fois pour toute le degré d'intégrationrequis en Europe pour ne plus pouvoir revenir en arrière, s'est heurté à de très nombreusesréticences allemandes et britanniques avant tout. Mais c'est par la somme de travail fournipar la France qu'il se distingue tout particulièrement. Il eut fallu pas moins de deux CIG(Conférence Intergouvernementale), l'une en novembre 1990 ? l'autre en décembre 1990,pour présenter des projets convenant à l'Europe entière. Pourquoi la création d'une Unionmonétaire et économique posa autant de problèmes ?

Avant tout, c'est le partenaire allemand qui s'opposa à cette création. En effet,l'Allemagne était alors doté d'un Deutschmark très fort129

128 Elisabeth Guigou, « Le Traité de Maastricht : la dernière grande œuvre européenne de F. Mitterrand », Institut FrançoisMitterrand, 2004, p.1.

129 Deutschmark= 3,35 francs alors. Source : convertisseur de devises dans le passé utilisant des cours officiels.

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La perspective d'une monnaie unique allant à l'encontre de la monnaie allemandetrès appréciée est dérangeante pour les dirigeants allemands qui y voient là une façon deperdre leur leadership européen en la matière. C'est pourquoi l'Union Monétaire, si elledevait se réaliser, devait se faire dans des conditions très strictes. La monnaie uniqueserait réalisée que si la stabilité des prix serait assurée et si la nouvelle Banque CentraleEuropéenne serait indépendante, conditions indiscutables du point de vue allemand. Pourles Français, l'Europe représentait alors le cadre spécifique propice à contrôler le nouvelessor allemand en 1990 et à protéger les intérêts français. Il ne faut pas y voir ici uniquementdu cynisme quant aux fins de l'intégration européenne, qui n'est pas uniquement destinéeà supprimer toute revendication de puissance allemande, mais dans le cas de FrançoisMitterrand et de la France en 1990, l'intégration européenne combine une idée européenneà une possibilité de museler en effet l'impact de la réunification allemande. Cette phobiefrançaise d'une Allemagne trop puissante économiquement s'est déjà vérifiée lors de lacréation du Système Monétaire Européen : en 1979 qui était une façon pour la Francede contrôler les ajustements des politiques économiques françaises et allemandes. Avecles crises monétaires des années 70 et 80, particulièrement entre 1981 et 1983 avecl'échec de la relance Mauroy, la France cherche alors un échappatoire en Europe etveut redéfinir un cadre nouveau à ses politiques économiques : ainsi Kenneth Dysondéclare que « La politique française sous Mitterrand fit deux expériences dramatiquesdes implications de la dépendance croissante pour la capacité de négociation française(...) elles ont déclenché un processus d'apprentissage sur le besoin de reconsidérer toutle cadre de référence dans lequel la politique française s'était développée. Ce nouveaucadre de référence entraînait l'européanisation des politiques économiques, financières, etmonétaires. »130. La France souffrait alors d'un Deutschmark trop puissant qui accordaità l'Allemagne un véritable poids dans les négociations face à la France. L'exemple de laréunification obtenue très rapidement, à peine un an après la chute du Mur est probant.En 1989, la France est dominée économiquement par l'Allemagne. Malgré la politiquefrançaise, entamée en 1983, visant à stabiliser le franc au sein du SME et a le réévaluer àtravers la politique économique de « désinflation compétitive », la France reste en retard. Sil'Union Economique et Monétaire doit se faire, elle se fera sous la prédominance allemandeet avec les conditions allemandes. François Mitterrand ne peut réaliser ce projet sans fairede concessions. C'est pourquoi il est obligé de céder sur le point qu'est l'indépendancede la Banque Centrale Européenne, doit le siège est alors décidé à Frankfurt. Plus qu'unesoumission à l'Allemagne, cette acceptation d'une part de cette indépendance de la BanqueCentrale et d'autre part l'assentiment pour que les marchés financiers soient arbitres despolitiques économiques et monétaires françaises131 sont autant de signes lancés par laFrance pour montrer qu'elle est prête à l'Union Economique et Monétaire132. On constatetout de même à quel point la relation franco-allemande est au centre de la construction ,ici monétaire, européenne133, car la France doit se plier aux exigences allemandes avanttout pour réaliser l'Union monétaire. En premier lieu, la domination économique allemandelui permet d'obtenir des garanties futures que la France ne souhaitaient pas forcément.

130 Dyson Kenneth, « La France, l'Union Economique et monétaire et la construction européenne : renforcer l'exécutif,transformer l'Etat », Politiques et management public, vol.15, n°3, 1997, p.60.

131 En juin 1988, la France signe l'accord sur la liberté de mouvements des capitaux dictée dans le Programme du MarchéUnique.

132 Dyson Kenneth, op.cit, p.59.133 Bender, Der besondere Beitrag Deutschlands und Frankreichs zum Aufbau Europas : Eine historische, politische und

militarische Sicht (Eurokorps und Europäische Eingung, Bonn, 1996, Zeitgeschicht, pp.213-241.

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Cependant, l'Allemagne n'était quand même pas prête à abandonner le Mark au profit d'unemonnaie unique avantageant nettement la France. Cette position est clairement visibledans les discours adoptés par les dirigeants allemands, déclarant que des Institutionscomme la Bundesbank refusait cette mesure et que donc l'opposition nationale rendaitdifficilement applicable l'union. Entre 1979 et 1988, l'opposition sur la question monétaireentre la France et l'Allemagne était claire : alors que la France refusait de sortir du SMEet cherchait à tout prix à stabiliser sa monnaie autour d'une politique dite du « franc fort »,politique devant renforcer la crédibilité internationale de la monnaie française en refusantles dévaluations, l'Allemagne s'affichait comme le modèle à suivre et de très nombreux paysont suivi la ligne directrice imposée par l'Allemagne dans les années 80134. Les propositionsfrançaises concernant l'UEM étaient alors opposées à celles de l'Allemagne, qui craignaienten premier lieu une hausse de l'inflation et une attaque sur sa monnaie135. Jacques Delorsfut un des plus ardents défenseurs des positions françaises sur la monnaie. Il s'opposaitalors au directeur de la Banque Centrale allemande, Karl-Otto Pöhl, un Ordo-libéral136,qui lui opposait alors une stricte revendication d'une inflation maîtrisée, vieille rengaineallemande issue du traumatisme de la crise de 1929 et ses conséquences. Néanmoins,cette opposition a donné lieu à un renforcement des liens franco-allemands dans le cadre dela construction européenne. La tension due à ce sujet délicat a permis de renforcer encoreplus le dialogue et la coopération entre les deux pays, en témoigne la lettre conjointe de F.Mitterrand et H. Kohl à la présidence irlandaise pour organiser une deuxième conférenceintergouvernementale sur l'Union Politique parallèle à la première sur l'UEM137. Visant àrelancer la dynamique d'intégration européenne, dans la foulée de l'Acte Unique Européen,cette route vers Maastricht a marqué à la fois les oppositions entre les deux pays et lerenouveau de leurs relations.

2.2.4 Le « gouvernement économique » : resserrer l'union politiqueface à l'union économique

La position française est celle d'un « gouvernement économique » : un dirigisme peut fairecontrepoids à l'indépendance de la Banque Centrale allemande. La France préfère alorsmettre en œuvre un vaste programme politique, à l'inverse des revendications allemandessur l'établissement de règles économiques claires et précises qui doivent être appliquéesà la lettre. L'idée est d'établir une relation entre les « banques centrales en charge dela politique monétaire qui dialoguent avec les gouvernements en charge du reste de lapolitique économique »138. L'objectif est donc de museler la Banque Centrale Allemandeen diminuant sa marge de manœuvre et en aménageant une pour les hommes politiques,ce qui favoriserait la France. Or, Bérégovoy tente de rassurer l'Allemagne en annonçantofficiellement que ce n'est pas le cas (interview dans Le Monde) alors même que c'est

134 Frédéric Depétris, L'Euro : une perspective politique. Dossier spécial , Paris, L'Harmattan, 2003, p.19.135 La somme totale de la dette de chaque pays de la zone serait le facteur principal du taux d'intérêt de tous ces pays. Ainsi,

des pays faiblement endettés devraient « payer » pour les plus endettés en vertu de cette mutualisation.136 Kenneth H.F Dyson,European States and the Euro : Europeanization, Variation and Convergence, Oxford University Press,

New York, 2002, p. 179. Les Ordos-Libéraux sont les économistes ou politiciens obsédés par l'inflation et l'incapacité à la contrôler.Toute politique doit alors viser à la juguler, ce que Maastricht a réussi à imposer aux Etats en 1992.

137 Thiel, Bonnefond Isabelle, « L'Allemagne, l'UEM et le pacte de stabilité », Politique Etrangère n°1, 2004, p.165.138 Issu du projet français du Traité de 1990.

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exactement ce qui gêne le gouvernement français. Durant la campagne pour le « oui » àMaastricht de 1992, cette question sur la gestion de l'inflation sera constamment éludée139.Une gestion gouvernementale de l'inflation permettrait aussi de mieux coordonner lespolitiques économiques et monétaires pour effectuer des policy mix. Cette proposition degouvernement économique ne remet pourtant pas en cause l'indépendance des banquescentrales nationales et européennes, la France rendant la Banque Centrale de Franceindépendante dès 1993. Cette idée démontre que la France souhaite se placer aussisur le plan économique comme le pays décisionnaire, au même titre que l'Allemagne, etnon comme un pays se pliant aux exigences allemandes. La France voulait s'appuyersur une « forme d'union monétaire européenne où la Banque Centrale serait placéesous la direction conjointe des pays-membres, au lieu d'avoir un SME dominé par laBundesbank et par conséquent par des considérations et des intérêts financiers purementallemands : après tout, pourquoi les taux d'intérêts français seraient ils déterminés par laBundesbank ? »140. C'est donc un moyen d'en finir avec le système du franc arrimé aumark, symbole d'une Allemagne remorquant la France sur le plan économique, ce qui finiraitpar se traduire sur le plan politique par une suprématie allemande, d'autant plus que laréunification allemande et les revendications à l'Est déplacent le centre de gravité européen.En proposant des idées fortes comme celle-ci, elle se porte publiquement comme unealternative aux revendications allemandes. Ce gouvernement économique aurait alors eupour fonction d'être une autorité économique supranationale qui aurait permis le parallèleentre une nouvelle autorité monétaire supranationale (l'euro) et une autorité économiquesupranationale. Ses prérogatives voulues par la France auraient alors été la capacitéde coordonner les politiques macroéconomiques européennes et d'établir une meilleurerépartition géographique des développements en Europe. Or, l'Allemagne était inquiètede ce genre d'institution qui pourraient nuire à l'indépendance des Banques Centrales etpourraient donc influer sur les politiques nationales dans une trop forte mesure. Cetteobsession de la lutte contre l'inflation est au cœur des exigences allemandes et a minétout projet français. Tout projet a visée économique en Europe ne pouvait que se heurterau refus allemand en la matière : Maastricht est alors l'expression d'un échec françaisdans ce domaine, car aucune disposition pour une autorité supranationale économiqueapparaît alors que l'autorité supranationale monétaire y est décidée. C'est donc une UEM« asymétrique »141 qui est faite à Maastricht. L'échec de l'idée économique européennefrançaise est cuisant, car malgré les tentatives répétées de se poser contre le leadershipallemand en Europe à travers une série de propositions, de discours, de réunions, la Francen'a pas pu obtenir la moindre avancée sur la question. Cette asymétrie est d'ailleurs une descauses actuelles de la crise politique et économique européenne, une politique monétairecommune ne pouvant pas gérer dix-sept politiques budgétaires différentes. Les mises engarde de la France, disant qu'« ignorer le parallélisme entre les questions économiques etles questions monétaires pourrait conduire à un échec », montrent que la France souhaiteune Europe se développant de façon équitable. Or, la façon de présenter ce projet et leflou régnant autour n'ont pas favorisé son exécution, de la même manière que le Projetde Confédération Européenne au niveau politique. En effet, le manque de précision surles prérogatives réelles de ce gouvernement et ses conséquences sur l'indépendance de

139 D. Howart, « The French State in the Euro-Zone : Modernization and Legitimizing Dirigisme », European States and The Euro,Oxford Scholarship Online, p.168.140 S.Hoffmann. Dilemmes et stratégies de la France dans la nouvelle Europe (1989-1991). In: Politique étrangère N°4, - 1992 -57e année, 1992, p. 885.141 Frédéric Deprétis, op.cit, p.9.

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la Banque Centrale Européenne l'ont discrédité. De plus, la volonté française de mieuxrépartir géographiquement les coûts et dépenses européens implique que l'Allemagnedevra payer une contribution plus élevée alors même qu'elle est déjà en 1990 le plusgros contributeur. C'est donc un prétexte (ou un argument?) supplémentaire pour refuserce projet de gouvernement européen qui correspond beaucoup plus aux vues françaisesqu'aux vues allemandes.

Il est à signaler aussi le caractère une fois de plus central de F. Mitterrand dans lesnégociations sur l'UEM. Ici encore, il utilise le fait que l'UEM soit formellement un domaineréservé au président de la République pour s'en emparer entièrement et imposer sesvues dans la ligne menée par la France. De nombreux exemples étayent cette idée d'uneprédominance de la vision mitterrandienne en la matière : l'acceptation de signer l'accordsur la liberté des mouvements de capitaux au sommet franco-allemand d'Evian de juin1988 s'est faite contre l'avis du ministre des Finances. De même, il s'est opposé à MichelRocard sur l'idée que l'indépendance de la Banque Centrale Européenne ne devait pasêtre considérée comme un relâchement de la position française mais bien comme une« condition préalable acceptée avant les négociations »142. De plus, c'est F. Mitterrandqui a donné les instructions aux négociateurs sur la question monétaire, Elizabeth Guigouen tête. Ils devaient réaliser l'UEM dans les plus brefs délais tout en cherchant à gardercomme dernier atout la concession de l'indépendance de la Banque Centrale Européenneafin d'obtenir le plus de concessions allemandes. Enfin, le concept de gouvernementéconomique lancé en décembre 1990 émane de F. Mitterrand. Il souhaitait donner uncaractère politique à cette évolution économique en accordant au Conseil Européen lacapacité d'incarner ce gouvernement européen. On retrouve là le réalisme mitterrandienconcernant la construction européenne, consistant à créer un contrepoids légitime à lapuissance économique allemande à travers les institutions. L'opposition allemande citéeplus haut a fait échouer cette volonté régulatrice. Mitterrand a usé de la stabilité du francfort, politique menée dès 1983, pour renforcer les relations franco-allemandes et pérenniserla construction européenne.

F. Mitterrand a de nombreuses fois souligné le caractère primordial d'une intégrationmonétaire mais aussi économique en Europe, déclarant ainsi que « l'Union Economique etMonétaire est le passage obligé vers l'Europe politique »143. C'est un objectif majeur pour laFrance, car les gains espérés en matière économique concordent avec l'idée européenneévoquée précédemment. Il n'y a pas d'intégration européenne sans l'aboutissement de ceprocessus entamé dès la formation du Marché Commun Européen. Le problème allemandfut l'un des principaux concernant la question monétaire, car F. Mitterrand et la Franceredoutaient que l'Allemagne ne cède pas sur cette question et refuse en bloc une Unionqui irait contre ses intérêts. F. Mitterrand disait d'ailleurs : « Je ne suis plus sûr que lesAllemands veuillent de l'Union monétaire. Soyons, nous, irréprochables »144. Cette peurdu refus allemand a poussé la France à faire plusieurs concessions, sur la libéralisationdes mouvements de capitaux, sur l'indépendance de la Banque Centrale Européenne, surl'emplacement de son siège, sur l'absence de clause concernant une autorité supranationaleéconomique lors de la signature du Traité de Maastricht en échange de l'accord sur unemonnaie unique. Cette peur était réelle lorsque Pöhl, le président de la Banque CentraleAllemande, a proposé en juin 1990 que seuls le Benelux, la France et l'Allemagne puisse

142 Dyson Kenneth, La France, L'Union Economique et monétaire et la construction européenne : renforcer l'exécutif,transformer l'Etat, op.cit, p.65.

143 Interview dans le Nouvel Observateur, 27 juillet 1989.144 Hubert Védrine, op.cit. Discussion avec P. Bérégovoy, p.458.

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procéder à un passage plus rapide vers l'union Economique et Monétaire145. C'est l'enversde l'idée européenne, c'est-à-dire une « Europe à deux vitesses ». F.Mitterrand s'est engagépour une construction européenne homogène qui favorise un développement global etaplanisse les différences géographiques, condition nécessaire à la paix. On comprend alorsbien mieux l'idée européenne de la France en matière économique : assurer une intégrationhomogène tout en limitant la puissance allemande. Pourtant, la controverse demeure autourde la question des réelles intentions allemandes sur l'UEM. Tout laisserait à penser que lesAllemands ne souhaitaient pas d'une UEM et que c'est une concession faite à la Franceen échange du soutien français sur la question de la réunification. Or, plusieurs phrasesprononcées par H. Kohl et son ministre des Affaires Etrangères dès 1987, s'ajoutant àl'accord allemand sur l'UEM, adopté par le Conseil Européen de Madrid en juin 1989,montrent que l'UEM fait bien partie du planning européen allemand dans les années 80.Il n'y a donc pas eu une volonté sortie ex nihilo de l'Allemagne en 1990 concernant lamonnaie unique, bien que celle-ci aurait pu diminuer la domination économique allemandeen Europe. L'UEM était un projet accepté par les Allemands, mais qui devait s'effectuerselon leur vision de l'Europe économique, et non selon celle de la France.

Il faut désormais voir en quoi les relations entre la France et certains pays majeurs dansla construction européenne, ici la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et la Russie, mettentbien en lumière l'idée européenne française.

2.2.5. La difficile négociation avec la Grande-Bretagne : l'art françaisdu compromis

La Grande-Bretagne a elle aussi posé des problèmes de taille à la construction européenne,notamment sur l'union monétaire. En effet, elle refuse de rentrer dans le processusentamé par la France, l'Allemagne et les dix autres pays de la zone, car elle s'attacheune fois de plus à sa tradition souverainiste qui lui impose de ne pas entrer dans laperspective incrémentaliste qu'est la construction européenne. En effet, après le rabaisobtenu sur le budget européen par Margaret Thatcher en 1984146, la Grande-Bretagnefreine totalement l'union monétaire. Cette position s'explique par le refus de se trouverliée quant à sa politique monétaire. La théorie du « triangle d'incompatibilité » est aufondement de ce refus britannique; cette théorie de Mundell147 explique qu'un pays quisouhaite contrôler à la fois la liberté de ses capitaux, son taux de change et sa politiquemonétaire devra obligatoirement se séparer de l'une de ces trois libertés. Or, avec l'UEM,la Grande-Bretagne se verrait lier quant à sa politique monétaire et n'aurait donc plusaucun contrôle ou possibilité pour pratiquer des dévaluations. Cette perte de marge demanoeuvre monétaire est à la source des préoccupations britanniques qui voient dans l'Euro

145 Archives du journal Le Soir du 13 juin 1990. « Karl-Otto Pöhl a suggéré une Europe monétaire à deux vitesses. Constatant lehaut degré de convergence du DeutschMark, du florin néerlandais du franc belgo-luxembourgeois et du franc français, il s'est demandépourquoi l'Allemagne, a France et le Benelux ne formeraient pas un « noyau dur » qui irait de l'avant dans l'union monétaire ». LaFrance est fermement opposée à cette idée d'une Europe à deux vitesses qui va contre son idée d'homogénéisation de la convergence.C'est notamment Jacques Delors qui a mené la fronde contre cette idée.146 Rabais concédé par F. Mitterrand lors du Conseil Européen de Fontainebleau. La Grande-Bretagne se place ainsi constammenten position de négociateur avec la France et l'Allemagne tout en ne souhaitant pas rater le coche de la construction européenne.Cette position ambigüe est au cœur des tensions franco-britanniques.147 Robert Mundell, « The Monetary Dynamics of International Adjustement under Fixed and Flexible Exchange Rates », OxfordJournal, Quarterly Journal of Economics, vol 74, 1960.

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une hérésie. D'ailleurs, l'ensemble de la communauté néo-conservatrice anglo-saxonneconsidère l'union monétaire comme une régression totale, car privant les Etats d'un levierd'action et d'une souplesse supplémentaire pour ajuster ses équilibres. A partir du momentoù le traité sur la libération des capitaux est signé le 1er juillet 1990, l'un des sommets dutriangle de Mundell n'est plus un problème. L'autonomie en matière de politique monétaireest donc primordiale. Les Etats européens comme la France ou l'Allemagne se placent dansune perspective différente du fait de la puissance du dollar qui annihile complètement (dumoins pour le franc) l'autonomie des politiques monétaires. C'est donc sur ce plan que laFrance, l'Allemagne et la Grande-Bretagne discute des conditions de l'Union monétaire.

La Grande-Bretagne de M.Thatcher a aussi démontré dans quelle mesure elles'opposait à une intégration poussée de la CEE. Par son refus constant de réformer lesinstitutions, de créer des avancées irréversibles, elle s'est opposée à la France qui souhaitaitaller dans ce sens. La France cherchait en effet à étendre les compétences des institutionseuropéennes afin d'arriver à un seuil d'intégration suffisamment poussé pour, d'une part,mettre de côté la question de l'élargissement à l'Est et d'autre part, répondre aux défisinstitutionnels que les derniers élargissements en date148 ont posé. Jacques Delors, partisande l'approfondissement, fut l'un des premiers, avec son équipe d'experts, à travailler sur laquestion des réformes institutionnelles. C'est lui qui propose dans son rapport du 17 avril1989 une Banque Centrale Européenne chargée de mettre en place et gérer la monnaieunique et de faire converger au plus vite toutes les politiques économiques européennes.Ainsi, dans un discours riche de sens devant le Conseil des Ministres au Luxembourg,J. Delors met en avant la position française qu'est celle du mécanisme communautaire.Le Conseil déciderait ce qu'un organe institutionnel proposerait et en cas de problèmerelevant de la « high politics », le Parlement serait amené à voter. Il va même jusqu'àproposer que la Cour Européenne de Justice règle des litiges entre institutions en casde problème (ce qui sera de plus en plus le cas dans les années 1990). Dans sonprogramme, il fait alors de la Commission, jusque-là sous-estimée, l'organe exécutif del'Europe, ce qui constitue un élargissement de ses compétences. Cette position est enparfait accord avec ce que souhaitait la France en 1990, c'est-à-dire une intégration pousséeà travers une réforme institutionnelle, ce qui permet de donner un sens plus politiqueà l'Europe. Or, lors du vote de cette proposition, la Grande-Bretagne et le Danemarkqui a une politique européenne souvent rattachée à celle de la Grande-Bretagne sontcontre, au principe qu'ils refusent un début de supranationalité dans la CEE. Tout ce quis'apparente à une politique communautaire est alors refusé par la Grande-Bretagne, ce quiest donc contraire aux idées françaises et allemandes notamment. Un exemple frappantest celui de l'intégration judiciaire. Suite à un fait divers survenu en Israël, où un Françaisayant tué trois Juifs et s'étant réfugié au Portugal, ne pouvait être extradé faute d'accordspréalables entre ce pays et la France, les Etats européens se sont rendu compte dumanque flagrant d'intégration dans un domaine pourtant crucial. Ce sujet fut remis sur latable par F. Mitterrand dès les années 1986-1987-1988 par la création de réunions deconcertation européenne sur la question. Ces réunions, parallèles à celles organisées surla convergence monétaire, aboutissent en 1992 à l'harmonisation sur la justice intérieure,Maastricht visant à « harmoniser les procédures judiciaires pour que les citoyens européenspuissent bénéficier partout en Europe des mêmes protections et ne pâtissent des différencesde législations. ».149

148 La Grande-Bretagne, le Danemark, l'Irlande en 1973, la Grèce en 1981, l'Espagne et le Portugal en 1986.149 Elisabeth Guigou, op.cit, p.1.

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C'est notamment sur la question de la Charte Sociale Européenne que M. Thatchers'est opposée à Maastricht, ce qui poussera en partie la Grande-Bretagne à ne pas ratifierle traité. Ratifiée par la Grande-Bretagne le 26 octobre 1962, elle ne doit pas être intégréeà Maastricht pour M. Thatcher : elle constituerait alors une obligation communautairecontraire aux traditions britanniques. L'introduction de la clause sur la « Charte desdroits fondamentaux des travailleurs »150 signée en 1989 poussait la Grande-Bretagne àdemander un « opt-out » supplémentaire, c'est-à-dire le droit de ne pas souscrire à ce traitétout en continuant de faire partie de la CEE, ce qu'elle obtint de la France. Cette positionantagoniste sur l'intégration sociale gêne considérablement l'intégration politique voulue parla France. A partir du moment où un Etat incontournable de la Communauté réclame sanscesse des dérogations, il est difficile d'obtenir une zone homogène conforme aux exigencesfrançaises. F. Mitterrand, déjà en désaccord avec M. Thatcher sur l'intégration européenneet ses formes, se trouva dans un cas de figure différent avec J. Major, successeur dela Premier Ministre britannique. Là où M. Thatcher avait fait de Maastricht un monstre àabattre, coupable à long-terme de détruire l'indépendance britannique et d'imposer desclauses sociales anti-conservatrices, J. Major se veut être un « bon européen » et souhaite« placer la Grande-Bretagne au centre de l'Europe »151. En effet, la livre avait rejoint le SMEaux côtés du franc et du mark pour commencer la convergence monétaire ; et, avec unepolitique monétaire favorable à la construction européenne, la Grande-Bretagne montraitque Maastricht ne semblait pas si difficile à accepter. La dérogation obtenue dans le voletsocial a d'ailleurs bien aidé les conservateurs à consentir aux négociations. Cependant, laGrande-Bretagne s'opposa à la vision française dans le sens où elle considérait chaquetraité comme le dernier qu'elle pouvait soutenir :lorsque le traité de Rome fut signé, lesBritanniques le pensait déjà comme le dernier qu'ils accepteraient, « Tout le Traité deRome, rien que le Traité de Rome »152. En 1986 lors de la signature de l'Acte Unique, ilen est allé de même. Maastricht, comme étape cruciale et de taille supplémentaire, posedonc un problème énorme à ce qu'est l'idée européenne britannique : faut-il accepter unprojet qui se voulait politique selon la France et qui risquait de remettre en cause l'identitébritannique ? Alors que le gouvernement Thatcher était clairement eurosceptique et hostileà toute ratification du projet, le gouvernement Major qui doit décider de la ratification auParlement ne souhaite pas se trouver une fois de plus en retard face aux Etats européensle ratifiant. Il faut donc concilier les deux perspectives dans une vision minimaliste de laconstruction européenne, c'est-à-dire une avancée minime et faiblement irréversible, avecdes dérogations majeures sur le plan social, et qui ne doit pas comporter d'idée fédéralistede l'Europe, la référence à la « vocation fédérale de l'Union » étant supprimé à la demandebritannique. La Grande-Bretagne connut d'autres difficultés concernant l'acceptation deMaastricht. C'est à travers l'absence de consensus national que la ratification du traitéconnut ses pires difficultés : de nombreux recours posés par les Travaillistes, et parfois

150 « Celle-ci avait pour but de coordonner les provisions nationales pour l’information et la consultation des salariés dans lesentreprises ayant au moins mille employés dans l’Espace économique européen (dont 150 dans au moins deux pays). L’exemptiond’application de la directive ne s’étendait cependant pas aux entreprises non-britanniques installées au Royaume-Uni et son effet enfut donc relativement limité. »,Claudia Louati, “Le Royaume-Uni, éternel adversaire de la politique sociale européenne ?”, NouvelleEurope [en ligne], Lundi 5 décembre 2011, http://www.nouvelle-europe.eu/node/1333, consulté le 12 mars 2013.

151 F. De La Serre, « Comment être à la fois britannique et européen ? » , Politique étrangère N°1 - 1993 - 58e année p.56.152 F. De la Serre , op.cit, p.59.

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par les Conservateurs153, empêchent une ratification rapide, signe de bon élève européen.Dans le texte final de Maastricht, on constate dans quelle mesure l'idée française a dûplier sous les craintes britanniques. L'un des trois piliers fondamentaux de Maastricht, celuide la politique étrangère de sécurité commune, et l'intégration judiciaire, réclamée par laFrance, ne sont pas des politiques communautaires et relève des politiques nationales :la Grande-Bretagne a fait prévaloir ses idéaux souverainistes et méfiants envers l'Europe,au dépit des idées françaises. Que ce soit sur le plan monétaire, social ou de sécuritécommune154, la Grande-Bretagne a obtenu des dérogations qui font de Maastricht unecoquille vide pour elle : la France a réussi à avoir l'accord britannique sur Maastricht enéchange de concessions qui annulent ce que la France espérait. Dans ce cas, pourquoi laFrance a t-elle accepté que les négociations en restent à ce point mort ? La raison est quela Grande-Bretagne a toujours eu un retard par rapport aux autres pays signataires qu'ellea fini par combler plus tard. Les exemples du SME, du Traité de Rome et de l'intégration àla communauté en 1973 où de nombreuses difficultés sont apparues, sont symboliques decas où ce retard fut récupéré par la suite. La France et l'Allemagne pensaient ainsi que laGrande-Bretagne se résoudrait tôt ou tard à ratifier les points manquants de Maastricht auvu des avantages que cela lui procurerait. La France a ainsi obtenu de la Grande-Bretagnequ'elle accepte l'Union Européenne mais dans une mesure moindre que ce qu'elle espérait.

C'est pourquoi la Grande-Bretagne s'est opposée aux projets français d'intégration.Dans une Europe peu organisée, uniquement économique, les Etats-Unis pourront jouerle rôle de gendarme tandis que la CEE pourrait être considérée uniquement comme unevaste zone de libre-échange. De même, la Grande-Bretagne va s'opposer frontalementà la France sur la question de la libéralisation des capitaux. La France est favorable àune harmonisation fiscale qui serait au cœur de l'idée européenne. Cette harmonisationpermettrait une intégration européenne saine qui serait propre à l'Europe et non inscritedans un processus mondial, comme le dit Hervé Hannoun : « l'harmonisation fiscale estl'idée européenne alors que la libéralisation des capitaux est un processus d'intégrationfinancière mondiale, et non européenne »155. C'est dans ce cadre que la Grande-Bretagne,aux côtés des Etats-Unis, a poussé les dirigeants des pays de l'Est à refuser le Projet deCommunauté Européenne qui aurait fermé la porte à un élargissement très dommageablepour l'approfondissement de la construction européenne. En conseillant à Vaclav Havelde le refuser, M. Thatcher souhaitait ainsi que l'élargissement devienne une vraie prioritéen Europe et que la question de l'intégration soit délaissée. De plus, la Grande-Bretagneadoptait une position ferme sur la question de la réunification : celle-ci était la possibilitéofferte à l'Allemagne de se développer en Europe comme elle le fit en 1933. M. Thatcheravait peur d'une Allemagne redonnant la prévalence au continent européen face à l'îlebritannique : « il faut empêcher la réunification par le biais de la CSCE et des quatrepuissances. Il faut être sûrs que l'Allemagne ne dominera pas comme le Japon »156.C'est donc l'inverse de la position française et de celle de Jacques Delors. L'Europe nedevrait être pour les Britanniques qu'un vaste free-market où l'AELE et les pays de l'Est seretrouveraient. Or, dans cette vision purement économique, qui dénie les interdépendances

153 Le Ministre des Affaires Etrangères Douglas Hurd voulait refuser la ratification notamment à cause du chapitre social. Cetteposition était partagée par de nombreux travaillistes et par les Conservateurs qui y voyaient là une alliance stratégique. "Grandesmanoeuvres britanniques contre la ratification de Maastricht », Les Echos, n°16328, 12 février 1993, p.2.

154 La Grande-Bretagne ne refuse pas à terme une politique étrangère commune mais souhaite rattacher l'UEO à l'OTAN plutôtqu'à l'UE, ce qui démontre un mépris de l'intégration européenne.

155 H. Védrine, op.cit, p.401.156 Rencontre à Chequers entre Thatcher et Mitterrand le 1er septembre 1989.

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économiques en Europe et les avancées de l'Acte Unique Européen, la Grande-Bretagnerisque d'aboutir au point que la France cherchait justement à éviter, c'est-à-dire l'isolement.La construction européenne « maximise plus qu'elle ne réduit la capacité d'influenceinternationale de puissances moyennes comme le Royaume-Uni »157. La Grande-Bretagnese place donc dans une vision totalement opposée à celle de la France, notamment àcause de sa relation particulière avec les Etats-Unis qui lui donnent l'illusion de puissancemalgré un isolement de plus en plus significatif en Europe. L'acceptation de conférencesintergouvernementales successives est un leurre quant à l'enthousiasme britannique en lamatière : elles sont acceptées à contre-coeur pour céder à des demandes françaises quine débouchent pas sur du concret. Pourtant, la France ne désespérait pas de voir entrer laGrande-Bretagne dans l'UEM. Alors que la Grande-Bretagne a refusé de s'engager sur levolet social de Maastricht, P. Bérégosvoy a proposé la création d'une monnaie parallèle fortequi aurait favorisé le consentement britannique pour l'entrée dans l'UEM. Néanmoins, unetelle proposition aurait attiré les foudres de la Bundesbank qui y verrait là une atteinte directeau Mark. Cela montre dans quelle mesure la France cherchait une approbation britanniqueau projet, qui, sans elle, aurait une valeur moindre et donc une portée moins significative.Mitterrand voulait faire l'Europe avec les Britanniques autant qu'avec les Allemands, et lesnombreux discours qu'il tint en sont le symbole : « Oui, mais à condition qu'ils (Britanniques)ne puissent ni nous bloquer, ni retarder notre entente à Onze »158.Il cherche ainsi à accélérerl'accord britannique en les menaçant de les éjecter d'une organisation qui les affaibliraità long-terme. La position française face à la Grande-Bretagne, entre consentement surl'abandon de clauses et refus de céder sur le package global, démontre aussi que la Francese place entre l'Allemagne et la Grande-Bretagne : la France tentait de faire de chaquepays un contrepoids de l'autre grâce à l'union pour que ses profits personnels soient aussiassurés. Ainsi, l'Allemagne renonce à sa monnaie puissante pour une monnaie unique, cequi profite à l'économie française jusque-là très malmenée par les fluctuations du dollar159.De même, l'Angleterre se résout à participer à Maastricht malgré une idée européennecontraire à celle de la France. Cette victoire « à la Pyrrhus » est d'ailleurs l'une des raisonspour lesquelles Maastricht peut être qualifiée de « raté politique », tant le traité a étéédulcoré de son contenu politique par les différents compromis qu'il a fallu passer avec lespartenaires européens. D'ailleurs, Pierre Sellal, secrétaire général du Quai d'Orsay, déclaraitque « Mitterrand n'a jamais sérieusement pensé qu'il renonçait à sa souveraineté. Il fautl'Euro pour arrimer les Allemands à l'Europe. Pas pour parachever le marché intérieur oufranchir une étape décisive vers le fédéralisme »160. Cette vision peut être remise en causepar l'appréciation déjà faite de F. Mitterrand en tant qu'homme de conviction et désireuxd'une union politique, mais elle illustre quand même le fait que l'idée européenne a faitplace à bien des moments aux intérêts français. L'Union politique de Maastricht est unevaste utopie que F. Mitterrand souhaitait au début mais qu'il ne pouvait réellement mettreen action à cause des réticences allemandes et britanniques. L'UEM représente alors lesintérêts français face à la prédominance allemande et face aux craintes de voir s'échapperl'Allemagne réunifiée, et donc met en lumière dans quelle mesure l'idée européenne de laFrance entre en collusion avec des intérêts économiques évidents en 1992. Le politique

157 F. De la Serre, op.cit, p.61.158 H. Védrine, op.cit, discussion rapportée entre H. Kohl et F. Mitterrand, p 473.159 Lorsque le dollar s'appréciait, le franc s'appréciait dans une moindre mesure, ce qui créait des sorties de capitaux. De même,

lorsque le dollar se dépréciait, le franc se dépréciait dans une moindre mesure, ce qui se traduisait par des produits moins compétitifs.160 A. Leparmentier, Ces Français : fossoyeurs de l'Euro, Plon, Paris, 2013.

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fait place nécessairement à l'économie au moment où F. Mitterrand espérait faire de l'UnionEuropéenne un géant politique.

2.3. La recherche permanente de l'équilibre mondial

2.3.1 La France et les USA : consensus sur la constructioneuropéenne ?

Il s'agit désormais de voir en quoi la diplomatie française sur la construction européennea alterné entre Moscou et Washington. En effet, F. Mitterrand s'est souvent tourné vers lesAméricains quant aux conditions de la construction, car ces derniers ont acquis depuis 1945une légitimité en Europe. Bien que remise en cause, notamment à travers des personnagescomme De Gaulle ou la guerre du Vietnam, celle-ci est importante aux yeux des Allemands,Britanniques et des pays de l'Est notamment qui voient dans les USA un protecteur de poids.Je m'appuierai principalement sur l'ouvrage de Z. Brezinski, Le Grand Echiquier, pour traiterde cette partie, car c'est un ouvrage encensé pour la justesse de son analyse et sa facultéà ne rien cacher des ambitions américaines sur le continent eurasien.

Il faut d'abord replacer les relations franco-américaines de 1990-1992 dans le contextede la décennie précédente. François Mitterrand et Ronald Reagan ont entretenu de trèsbonnes relations depuis 1981 et ce, malgré la peur américaine de voir accéder au pouvoirun « socialiste ». Ces bonnes relations se comprennent à la fois par l'admiration quele président français voue aux Etats-Unis, lui qui s'y est déjà rendu six fois avant sonélection de 1981161, et par l'assurance américaine que Mitterrand sera un « allié sûr ». Cetteexpression de « best ally in Europe », reprise dans les archives américaines162, démontreque la position de Mitterrand et de la France est en accord avec les objectifs de la politiqueaméricaine. L'épisode de l'opération « Farewell »163 en juillet 1981 illustre le début de lacomplicité entre les deux présidents. En effet, cette position mitterrandienne pourrait sedéfinir par la volonté d'un équilibre des puissances entre les deux Grands d'alors, la Russieet les Etats-Unis. Cette politique rappelant celle pratiquée par la Grande-Bretagne du XIXesiècle se traduit par le discours au Bundestag de 1983 où Mitterrand ne cherche au finalqu'à convaincre les Allemands d'apporter leur aide pour contrebalancer la puissance desmissiles SS-20 soviétiques, devenus plus puissants que les Piercing américains. Ce fut lamême politique menée cette fois en sens inverse lorsque Mitterrand s'opposa clairement àl'IDSmenée par les Américains, car celle-ci risquait de donner une position trop avantageuseaux Américains face à des Soviétiques ruinés. La recherche permanente d'un équilibre aucœur duquel la France pourrait évoluer est donc la clé de l'idée européenne face aux Etats-Unis selon Mitterrand. Il cherche en effet à en finir avec la « libre-contrainte »164 imposée

161 M. Chaux, « François Mitterrand et les Etats-Unis », Institut François Mitterrand, 2008, p.1.162 V. Jauvert, « François Mitterrand vu de Washington », Affaires Etrangères, le blog de Vincent Jauvert, Le Nouvel

Observateur, 22 août 2010.163 Une taupe soviétique livrait alors des informations ultra-confidentielles à la DST françaises, comme la preuve que les

Soviétiques avaient pu percer les codes de défense américain et étaient prêts à repousser une attaque de missiles. Mitterrand aensuite livré ces informations et a pu rétablir l'équilibre entre USA et URSS.

164 Expression utilisée par M.Rocard à ce propos que j'ai retenue lors de notre entretien du 8 février.

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aux Européens. Celle-ci s'était déjà exprimée par exemple lors de la création de l'OTAN en1949 qui rendait obsolète le Traité de Bruxelles de 1948165 ou lors de l'exigence américained'avoir des droits de douane préférentiels pour leurs exportations de bétails au momentdes discussions d'une hausse des droits de douane de la CEE afin de protéger la PolitiqueAgricole Commune et les produits agricoles européens. Il s'agit alors pour Mitterrand de sedéfaire de cette contrainte qui pèse constamment sur les épaules européennes, lui qui neveut pas que « les États-Unis d’Amérique, finalement ne dominent (...) le Marché Communde l’Europe »166, tout en se montrant un allié fidèle des USA pour qu'ils n'empêchent pasl'intégration européenne.

Or, l'intégration européenne faite d'une certaine façon est justement ce que souhaitentles Américains. Une Europe intégrée mais qui comprendrait aussi tous les pays de l'Estvoulant appartenir à la Communauté serait le meilleur scénario possible pour Reagan, puispour Bush. D'une part, l'Europe doit être intégrée pour promouvoir la paix à l'Ouest, et parcapillarité, la propager dans ces régions sujettes aux troubles. Cependant, une Europe tropintégrée serait une menace conséquente pour le monopole américain dans cette zone, car« la tâche la plus urgente consiste à veiller à ce qu'aucun Etat, ou regroupements d'Etatsn'ait les moyens de chasser d'Eurasie les Etats-Unis ou d'affaiblir leur rôle d'arbitre. »167.En effet, l'Europe de l'Est est la principale source de préoccupations pour les Etats-Unisqui souhaitent y étendre l'OTAN et avoir ainsi dans les rangs de l'organisation des payslimitrophes en 1990 avec l'URSS. Dans cette région, l'Europe représente un pôle de stabilitémoins puissant que les Etats-Unis, car elle ne possède pas tous les monopoles que lasuperpuissance américaine, elle, possède. C'est pourquoi une Europe élargie à l'Est maispeu ou moyennement intégrée constitue un idéal pour les Américains qui voient là une façonà la fois de concilier un élément de stabilité et de redémarrage économique et un adversairepeu dérangeant pour le contrôle de l'Eurasie. Brzezinski définit ainsi la position américaine :« l'élargissement de l'Europe et de l'OTAN serviront les objectifs aussi bien à court termequ'à long terme de la politique américaine. Une Europe plus vaste permettrait d'accroîtrela portée de l'influence américaine-et multiplierait le nombre d'Etats pro-américains au seindes Conseils européens- sans pour autant créer simultanément une Europe assez intégréepolitiquement pour pouvoir concurrencer les Etats-Unis (...) »168. Ainsi est définie la situationidyllique pour les Etats-Unis en 1990. D'ailleurs, Brzezinski ne s'y trompe pas en qualifiantles Etats de l'Est de pro-américains. Vaclav Havel a souvent rappelé son attachement àl'OTAN et à la protection des Etats-Unis, même après la chute de l'URSS et la fin du pactede Varsovie. Lors des Assises de Prague du 13 juin 1991, statuant sur la suite à donnerau Projet de Confédération Européenne, il rappela qu'il pouvait « difficilement imaginer ceprojet sans le concours des Etats-Unis et du Canada »169. Les préoccupations des paysde l'Est et des Américains tournent principalement autour de l'OTAN et de la garantie quecette organisation perdurera avec l'élargissement ou pourra se superposer aux institutionseuropéennes.

On comprend mieux pourquoi ce projet lancé par F. Mitterrand se heurte donc auxAméricains en 1990. C'est une menace directe aux politiques menées dans cette région. Ilprône à la fois le refus de l'élargissement pour faire place à une Europe très intégrée, donc

165 L'article 4 de ce traité prévoyait une assistance militaire défensive, essentiellement tournée contre la Russie.166 M. Chaux, op.cit, p.1.167 Z. Brzezinski, Le grand Echiquier, Hachette, Evreux, 1997, p.255.168 Z. Brzezinski, Le Grand Echiquier op.cit, p. 255.169 R. Dumas, « Un projet mort-né : Le Projet de Confédération Européenne », p. 701.

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dangereuse pour la suprématie américaine en Europe, et la création d'une organisationsupra-régionale qui mettrait hors-circuit les Etats-Unis et renforcerait finalement le poids dela Russie sur place. Ce sont trois conditions qui sont toutes inacceptables prises chacuneséparément selon les Etats-Unis. Il est inconcevable que la plus grande puissance del'époque soit chassée politiquement du terrain de jeu le plus important d'alors pour lesEtats-Unis170 pour être remplacée par leur plus grand rival. C'est pourquoi la propagandeaméricaine dirigée contre ce projet fut intensive entre 1990 et 1991. Il s'agissait deconvaincre les principaux dirigeants de ces pays, Vaclav Havel en tête, que ce projetrisquait d'aliéner la protection américaine qui leur était offerte au profit du diktat soviétiqueet que de toute manière, ce projet visait avant tout à ralentir considérablement l'entréedans la communauté pour ces pays. Dans ce domaine, la phrase « des dizaines etdes dizaines d'années » de Mitterrand a contribué à justifier les dires de la propagandeaméricaine. F. Mitterrand ne voulait plus d'une Europe dont la politique serait dictée parles Américains ; pourquoi intégrer les Américains à la construction de l'Europe par lesEuropéens ? Or, ce projet ne pouvait qu'échouer selon Dumas, car « aussi,dès le débutde l'année 1991, la diplomatie américaine lança une campagne diplomatique mais aussifinancière-les premiers dollars, et que pouvait la belle idée de Confédération face à latrès concrète réalité » de la puissance économique américaine ? »171. La propagande estessentiellement tournée vers cette idée d'un rejet de ces pays hors de la CEE qu'impliquele projet mitterrandien. Cet exemple est frappant de la puissance que peuvent déployer lesEtats-Unis lorsque leurs intérêts sont directement menacés dans la région. Malgré l'ententecordiale entretenue jusqu'alors avec le président français, illustrée notamment autour desnombreuses rencontres et par les archives, les tensions sont vives lorsque le leadershipaméricain est directement remis en cause en Eurasie.

2.3.2. La recherche permanente d'un équilibre Washington-MoscouCe projet est à replacer dans l'idée européenne évoquée précédemment. Il s'agit toujoursde créer un équilibre américano-soviétique. Cependant, il n'était pas originellement destinécontre les USA ou en faveur de la Russie. Il était motivé par les revendications des paysde l'Est, mais les clauses concernant l'absence des Etats-Unis et la présence de l'URSSsont ajoutées pour confirmer l'équilibre. En effet, lorsqu'il annonce son projet en décembre1989, Mitterrand connaît la difficulté éprouvée par Gorbatchev pour maintenir à flot l'URSS.Même si rien n'indique que celle-ci va s'effondrer deux ans plus tard, les premiers signesdes fissures provoquées par la perestroïka sont visibles. Inflation gigantesque, tensionspolitiques et l'échec afghan sont autant d'éléments qui démontrent l'incapacité soviétique àfaire preuve de souplesse. D'ailleurs, M. Rocard, qui a rencontré M. Gorbatchev au coursd'un dîner informel au printemps 1989172, me présentait M. Gorbatchev comme un mauvaiséconomiste qui ne savait pas réellement ce qu'il faisait au moment de la perestroïka. M.Rocard posa alors la question au dirigeant soviétique de la libération des prix : pourquoine pas libérer les prix dans un pays à fort service public et à l'économie désorganisée ?L'incohérence de Gorbatchev, qui ne libère pas les prix tout en libéralisant le système estcontenue dans sa réponse à la question : « C'est trop dangereux car il y a trop d'inflation,je vais libéraliser les prix dans quatre ou cinq ans ». Ce n'est pas l'aspect économique en

170 Les questions israélienne et irakienne prendront une importance plus grande plus tard dans la décennie, sous Bush, puisClinton notamment.

171 R. Dumas, « Un projet mort-né : Le Projet de Confédération Européenne », p. 700.172 Entretiens avec Michel Rocard du 8 février 2013.

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lui-même qui m'intéresse ici, mais plutôt ce que révèle cet entretien. L'URSS est dans uneposition très faible face aux USA en 1990 et le déséquilibre entre les deux puissances estpatent. Les troubles économiques risquent d'affaiblir durablement le pays, surtout si le choixde l'économie de marché est de plus en plus effectué. C'est pourquoi le choix de Moscoucontre Washington a été effectué par Mitterrand en 1989 : il n'est pas question d'avoir enEurope une URSS trop faible, car elle constitue le contrepoids indispensable au marteaueuropéen pour enfermer le leadership américain et le réduire en Europe. Sans une URSSforte, ou du moins présente, les Etats-Unis risquent de devenir encore plus prépondérantsdans cette zone appelée un jour à appartenir à l'organisation européenne. La configurationproposée par F. Mitterrand en décembre 1989 est donc tout à fait cohérente. Mitterrand faitle choix de Moscou contre Washington, même si ce projet ne remet absolument pas encause le soutien français sur d'autres thèmes. D'ailleurs, la France a toujours rappelé sonattachement à l'URSS : « La France est attachée au dialogue avec l'URSS qu'il soit bilatéral-s'agissant de la question allemande-ou qu'il se déroule dans le Cadre des Six »173.

C'est notamment la chute du Mur de Berlin qui a motivé encore plus le choix duprésident français. Il n'est pas anodin que ce projet incluant l'URSS et renforçant sonpoids dans la région ait été annoncé un mois après la chute du Mur. Cette chute a eupour conséquence principale l'affaiblissement notoire de la puissance soviétique en Europeet une baisse considérable de sa crédibilité, déséquilibrant par là-même la balance despuissances. F. Mitterrand ne souhaitait pas que la réunification qui s'ensuivait soit dirigéecontre Moscou. On retrouve aussi une des raisons pour lesquelles F. Mitterrand pouvaitsembler hostile à la réunification alors qu'il était simplement opposé à une exécution troprapide de celle-ci. L'URSS a subi un choc très important et Mitterrand ne veut en aucuncas l'« achever ». Au contraire, il souhaite intégrer l'URSS dans la Confédération, ce quilui faisait répondre « Naturellement, si » à l'assertion « Naturellement, l'Union soviétiquen'est pas comprise dans la confédération »174. En homme de culture, F. Mitterrand connaîtles désastres provoqués par le rejet du perdant ou de la puissance faible hors d'uneorganisation. Ce fut le cas en 1919 avec le Traité de Versailles punissant les Allemandset de la SDN qui n'a pas intégré l'Allemagne avant la décennie suivante : on connaît lesconséquences de ce que les vaincus appelèrent le « diktat ». Il en va de même pour l'URSSqui devait être intégrée pour mieux se relever.

2.3.3. La France et la Russie: une position délicateA côté de cette idée européenne se superposent les intérêts français en Russie. La Russieest une puissance participant au Conseil de Sécurité de l'ONU, possédant donc le droitde veto, et reste une puissance nucléaire. Il est donc toujours intéressant pour la Francede cultiver de bonnes relations avec l'URSS et de ne pas les mettre complètement à dosaprès une politique plutôt atlantiste entre 1981 et 1989. De même, Paris et Bonn sonten concurrence dans leurs relations avec Moscou. Là encore, les exemples historiquesconcernant les relations germano-soviétiques démontrent la complicité que peuvententretenir les deux pays, notamment à travers leurs économies complémentaires175.L'Allemagne est garante du soutien économique à l'URSS, car elle est la première puissance

173 Rapport d'Aurélia Bouchez du Ministère des Affaires Etrangères du 27 mars 1990 sur le processus d'unification allemande etl'URSS, p.5.

174 R. Dumas, « Un projet mort-né : Le Projet de Confédération Européenne », p.698.175 Seulement cinq ans après la Première Guerre mondiale, Allemands et Russes signent le Traité économique de Rapallo quimarque le début du renouveau de leurs relations.

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économique européenne. La hantise française de voir les Balkans transformés en hinterlandallemand pourrait devenir réalité avec la Russie176, car si l'URSS venait à tomber, la Russiese tournerait immédiatement vers l'Allemagne. Trois-quarts des engagements occidentauxen Russie se font depuis l'Europe de l'Ouest et 60% d'entre eux se font depuis l'Allemagne.C'est donc à travers la relation germano-soviétique que la France s'inquiète du renouveaude la puissance allemande, et américaine par là-même, les Allemands étant alors pro-américains et pro-OTAN. L'Allemagne se sert ainsi de ses bonnes relations avec les Etats-Unis pour jouer contre la France et s'assurer le soutien soviétique. C'est contre ce double-jeu d'intégration allemand que la France pose son idée européenne à travers le Projetde 1989. Andreï Kozyrev, ministre des Affaires Etrangères soviétique, déclare alors quel'axe Allemagne-Russie est une « locomotive des rapports de l'Union européenne et, plusgénéralement, de l'Europe avec la Russie »177.

Enfin, le Projet de Confédération Européenne rejoint celui présenté par Gorbatchevde Maison Commune Européenne en juillet 1989 à Strasbourg. Dans celui-ci, Gorbatchevsouhaite la participation de la Russie aux projets européens et aux valeurs occidentales.Des notions comme la fin de la lutte des classes, la vision « désidéologisée » des relationsinternationales178 parcourent cette déclaration. Or, F. Mitterrand refuse à demi-mot ce projetqui est porté par la Russie et non par la France, et qui ne s'insère donc pas complètementdans l'idée européenne française. L'expression de ce refus réside dans la fusion du Projetmitterrandien et de la Maison Commune Européenne lors de la conférence de Rambouilletdu 29 octobre 1990. Par ce parallèle, F. Mitterrand démontre son attachement aux relationsfranco-russes et cherche à minimiser l'impact de la chute du Mur d'une part, et réduirel'influence allemande à l'Est d'autre part. Cependant, on rappelle que le projet final échoualors des Assises de Prague à cause de la mobilisation trop puissante des Américains à sonencontre. Premièrement, on en conclut ainsi que la France a toujours veillé à ne jamaisse mettre à dos une des superpuissances et a toujours recherché un équilibre entre lesdeux pour pouvoir plus tranquillement développer son idée européenne. Deuxièmement,l'idée européenne s'est souvent vu adjoindre les intérêts propres français dirigés notammentcontre l'Allemagne, mais aussi contre les Etats-Unis qui « dérangent » politiquement.Choisir Moscou en 1989 révèle autant un choix idéologique de la part de Paris qu'unchoix réaliste visant à limiter l'impact du développement des relations germano-soviétiques.Troisièmement, la politique américaine si bien décrite par Brzezinski devient source detensions avec celle menée par la France à partir du moment où le facteur « élargissement »se déclenche à l'Est. Le Projet de Confédération Européenne met parfaitement en lumièrela confrontation des intérêts et idéaux français et américains, malgré la très bonne ententeentre R. Reagan puis Bush179 et F. Mitterrand. Quatrièmement, enfin, l'alternance entreMoscou et Washington s'est révélée être un échec relatif pour Paris. Le projet françaisa échoué, les pays de l'Est furent recueillis par les Etats-Unis à travers l'OTAN180 etl'Allemagne a pu facilement se tourner vers les pays orientaux et la Russie pour développer

176 Dominique David, « Paris-Bonn-Moscou, un triangle pour l'Europe », Agir pour l'Europe dans l'après-guerre froide, Masson,Paris, 1995.177 X. De Villepin, « La Russie sur l'échiquier mondial : les moyens et les objectifs de la puissance russe aujourd'hui ?, Colloqueorganisé par l'Association des Historiens au Sénat, 2002.

178 Marie-Pierre Rey, « Gorbatchev et la « Maison Commune Européenne »,:une opportunité manquée », 2007, p.1.179 Considéré comme un des présidents américains les plus pro-européens.180 Hongrie, Pologne et République Tchèque intègre l'OTAN en 1999 malgré les promesses faites lors du traité de réunification

allemande de ne pas les intégrer.

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sa puissance économique et politique. Issue de l'idéal français, la structure d'équilibre s'estvite révélée incapable de faire le poids face aux puissances américaines et allemandes.

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Conclusion

Ainsi, le traité de Maastricht constitue-il un échec notoire pour l'engagement politiquefrançais en Europe ? Le traité en lui-même comporte beaucoup plus d'éléments à caractèreéconomique que politique et il est rare d'y retrouver la trace des nombreux projets français.Quid du gouvernement économique ? Du Projet de Confédération Européenne ? D'uneEurope homogénéisée ? L'opposition allemande, britannique et américaine sur tous cessujets ont lourdement entravé le travail mené par le président français pour porter sesvaleurs sur le terrain européen. François Mitterrand concevait la construction européenneselon différents aspects qui pouvaient paraître contradictoire à première vue, mais qui sontparfaitement logiques en fin de compte. En effet, il récusait toute précipitation en matièrede construction européenne : il fut réticent à l'idée de réunifier rapidement l'Allemagne ;de même, il désapprouva fortement les propositions d'élargissement à l'Est au début desannées 90. Or, il fit son maximum pour accélérer le processus d'intégration européenne,quitte à accepter des concessions d'ordre économique et social aux autres puissanceseuropéennes. Il n'y a aucune contradiction dans ce double discours. François Mitterrandet l'idée française refusaient tout changement qui apportaient à court-terme de l'instabilité.Ils voyaient loin et pour ce faire, il fallait passer par un rejet initial des demandesd'élargissement faites à l'Est. Ainsi, le président s'exprimait : « L’Europe existe plus qu’ellene le sait elle-même. Je m’emploie à hâter le moment où ses différentes parties, telles desarcs-boutants, se rejoindront pour soutenir la même voûte »181. De même, il répondait à ceuxqui trouvaient la construction européenne trop lente : « l'Europe, une idée qui va son chemingr^ce à mes efforts »182. La France n'était pas contre l'idée d'un élargissement de l'Europe àl'Est à long-terme. Elle récusait simplement les moyens engagés alors pour l'effectuer et lesrevendications d'une vision plus à court-terme prônée par ces pays-là. Selon F. Mitterrand,il était crucial de rejeter ces demandes dans un premier temps pour ensuite les accepter,une fois l'approfondissement terminée à l'Ouest et la situation économique rétablie à l'Est.On comprend ainsi le refus total de la France d'une Europe à deux vitesses. Il est importantd'homogénéiser l'intégration en Europe pour que tous les pays en profitent au même rythme,sous peine de créer des disparités trop élevées. François Mitterrand est conscient que lemot « disparité » est synonyme de « fragilité ».

C'est pourquoi le principal pilier sur lequel repose l'idée européenne française estcelui de l'approfondissement. Il y a un basculement total de l'idée première basée surl'intuition, consistant à penser que l'élargissement précéderait l'approfondissement. Ici,c'est l'approfondissement qui permettrait à une Communauté Européenne (futur UnionEuropéenne) plus intégrée de mieux accueillir en son sein des nouveaux pays. FrançoisMitterrand redoutait que l'arrivée de nouveaux membres compliquent encore plus la tâchede l'approfondissement, qui ferait face à de nouveaux défis, de nouveaux adversaires,ce qui aurait donné encore plus de poids à l'argumentaire britannique. La constructioneuropéenne bâtie sur une modèle à deux vitesses, c'est-à-dire une Europe de l'Ouestfortement intégrée et une Europe de l'Est faible après la sortie du système communistedans la même organisation, symbolise tout ce qu'il faut éviter pour les élites françaises au

181 Interview faite au journal Le Monde, 20 juin 1990.182 H. Védrine, op.cit, p.402-403.

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pouvoir en 1990. François Mitterrand avait compris que chaque élargissement remettaitnécessairement en cause l'intensité de l'intégration et qu'il fallait toujours solidifier les lienspolitiques européens : « D'un grain plus mou, la Communauté actuelle est plus friable quecelle d'hier, et il n'est qu'un remède à ses maux : à Communauté plus large, institutions plusfortes »183. Cela démontre aussi la difficulté à rassembler d'un côté les valeurs humanistesde la communauté qui poussent les pays récemment libérés de l'oppression à faire acte decandidature à ce motif-là et d'un autre côté la mise en pratique de ces valeurs. F. Mitterranda sans cesse rappeler qu'ils souhaitaient l'entrée de ces pays dans l'organisation, son projetde confédération européenne ne dit pas le contraire, mais la chute du Mur de Berlin estarrivé au mauvais moment. Cet événement a ouvert la boîte de Pandore en laissant aller àtoutes les spéculations possibles sur l'avenir de l'Europe. A partir du moment où le rideau defer éclate et où l'Allemagne envisage sérieusement de se réunifier à court-terme, pourquoiles pays de l'Est ne pourraient-ils pas intégrer eux aussi la communauté ?

Néanmoins, certaines contradictions apparaissent après la signature de Maastricht.Dès 1993, le Conseil Européen de Copenhague184 propose à nouveau de réexaminerla question de l'élargissement à l'Est. Et cette fois, la France, toujours emmenée par leprésident F. Mitterrand ne s'y oppose pas. Seulement deux ans ont coulé depuis la dernièreopposition à ce projet. Faut-il en conclure que ce refus s'inscrivait dans la seule logique defaire approuver le texte de Maastricht aux Français, qui pouvaient refuser l'élargissement ?Ou bien ce refus faisait bel et bien partie intégrante de l'idéologie française quant à l'Europe ?Cette question reste en suspens car elle recoupe celle de savoir quelle est la part du discoursfrançais cherchant à protéger les intérêts (discours réaliste) et celle relevant purementde l'idéologie (discours idéaliste) ? Il ne fait nul doute que les deux occupent une placeimportante ; sur la question de l'Union Economique et Monétaire, la France étant en situationde faiblesse, elle avait besoin de cette harmonisation économique. Cependant, elle vaaussi dans le sens de l'homogénéisation et de l'approfondissement européen souhaités parFrançois Mitterrand. Il est ainsi difficile de distinguer ce qui relève de l'intérêt ou de l'utopie,même s'il serait faux de dire que l'intérêt occupe l'intégralité du discours français. L'idéeeuropéenne française s'est ainsi heurtée à de nombreuses oppositions venant de différentsbords sur différents sujets. Les intérêts français sur le plan économique se sont heurtés faceà ceux de l'Allemagne, en position de force alors en Europe à ce moment-là. Ainsi, l'idéefrançaise de « gouvernement économique », concept à tendance très politique, fut écartée.Idem pour le Projet de Confédération Européenne, contenant des aspects relevant de laprotection des intérêts et d'autres plus utopiques, qui fut abandonné suite à la méfiance despays de l'Est et plus implicitement des Etats-Unis. De même, une intégration très pousséefut rejetée lors de la rédaction du traité, notamment sur la question de l'harmonisation fiscale.

C'est sur cette question que peuvent se rejoindre la période actuelle et la périodedu sujet. Alors que l'Union Européenne est en crise depuis cinq ans, les spéculations semultiplient quant aux scenarii éventuels sur le futur de l'Europe. De même, de nombreusesquestions tournent autour des fautifs. Les marchés financiers qui ont fait gonfler la detteet fait rentrer les Etats dans une spirale infernale ? Les hommes politiques qui ont faitprévaloir l'intérêt privé sur celui du public ? Et pourquoi ne pas regarder vingt ans enarrière ? Est-ce que la crise politique touchant actuellement l'Union ne serait-elle pas dueaux « règles imbéciles »185 édictées à Maastricht en 1992 ? En effet, on assiste actuellement

183 H. Védrine, op.cit, p.395.184 Tenu le 21 et 22 juin 1993.185 Expression utilisée par le politologue J-P Fitoussi, La règle et le choix. De la souveraineté économique en Europe, Seuil,

Paris, 2002.

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à une « somalisation de la planète »186, un marché sans Etat de droit où l'harmonisationéconomique a pris le pas sur le politique. En 1992, la France échoua à faire valoir sonidée forte d'une harmonisation fiscale en Europe. Selon Mitterrand, la fiscalisation del'épargne était un préalable nécessaire à l'Union sous peine d'évasions fiscales ruinantle travail effectué jusque-là.Le président savait qu'une Union Européenne sans ce typed'harmonisation courait à de grands risques : « Il voulut relancer trois grands chantierseuropéens : la monnaie unique, l’harmonisation sociale et l’harmonisation fiscale. Il allaitutiliser sa seconde Présidence de la Communauté durant le deuxième semestre 1989, pourimpulser une dynamique qui conduisit au traité de Maastricht. Il allait réussir sur la monnaieunique et le protocole social. Mais l’harmonisation fiscale dut être ajournée, la France s’étantretrouvée seule à la défendre »187. Cette composante essentielle de l'approfondissementpolitique est aujourd'hui au cœur des controverses. L'existence de paradis fiscaux commele Luxembourg, l'Autriche, membres de l'Union et de la zone Euro, ou d'exilés fiscauxtoujours plus nombreux sont dus à ce refus britannique en particulier, mais aussi allemandd'intégrer ce paramètre dans le Traité de Maastricht. Se voulant être un traité refondateuren matière économique et politique, le Traité de Maastricht a consacré les principes néo-libérales économiques, en se posant notamment comme objectif uniquement le maintiende l'inflation autour des 2% (et en ne comportant aucune ligne ayant pour objectif lacroissance!). Une Union se voulant solide et soudée peut-elle demeurer sans harmonisationfiscale et en se comportant comme un vaste marché ? F. Mitterrand était opposée à cetteharmonisation uniquement économique qui détruisait l'esprit de la construction européenne:«l'harmonisation fiscale (...) est l'idée européenne alors que la libéralisation des capitaux estun processus d'intégration financière mondiale, et non européenne »188. L'ironie veut queF. Mitterrand souhaitait faire de l'Europe une zone qui dépassait le cadre économique poury incorporer les aspects politiques et culturels essentiels pour y implanter un sentiment desolidarité et d'appartenance fort. De même, il souhait créer en Europe de l'Est une nouvelleorganisation qui serait plus une vaste zone de libre-échange qu'une Union politique. Or,l'Europe est devenue une vaste zone de libre-échange à son tour sans que la solution puissevenir de l'Est. Tout comme après la mort de Margaret Thatcher, il lui fut attribués l'originede la crise actuelle à cause de sa libéralisation des marchés financiers, peut-on attribuer lacrise de solidarité en Europe au « raté » de Maastricht ?

Il ne fait nul doute que la France échoua à faire valoir ses idées européennes face à sespartenaires. En plus de l'harmonisation fiscale, la question de l'élargissement fait encoredébat aujourd'hui. La France refusait un élargissement réalisé trop rapidement à l'Est, car ilaurait fait intégré des pays beaucoup plus pauvres ou en retard que la moyenne alors. Or,aujourd'hui, la crise a frappé en premier lieu la Grèce, l'Espagne, le Portugal, soit les troispays auxquels l'Europe a ouvert ses portes en 1981 et 1986. Dans le même temps, les paysde l'Est s'en sortent plutôt bien, à l'image de la Pologne. Cela semble montrer que ce n'estpas la question de l'élargissement en soi-même qui bloque, mais bien la façon dont elle futaperçue par les différents Etats alors. En 1981, l'Europe était en plein essor : il fallait élargirau Sud, à des pays récemment libérés de l'oppression189. L'élargissement était considérécomme une condition nécessaire à la puissance européenne. Il en va différemment en 1990où le bouleversement de l'ordre mondial modifie la façon de considérer l'élargissement et où

186 Expression employée par J. Attali lors de son intervention dans l'émission Ce soir (ou jamais) du 29 mars 2013.187 E. Guigou, « Le Traité de Maastricht », op.cit.188 Propos d'Hervé Hanoun, H. Védrine, op.cit, p.417.189 Le Portugal effectue la Révolution des Oeillets en 1974 et renverse ainsi la dictature de Marcelo Caetano ; a dictature des

Colonels cesse en juillet 1974 en Grèce et le général Franco meurt en Espagne en 1975.

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l'approfondissement est préférable. Cependant, la situation d'un pays comme la Grèce en1981 n'était pas très reluisante : le pays vivait beaucoup sur les aides de fonds structurelseuropéens et sur le tourisme, c'est-à-dire deux éléments qui sont indépendants de la bonnesanté de l'économie grecque. De même, entre 1980 et 1990, la Grèce est régulièrement enrécession et son système politique est basé sur un clientélisme et une forte bureaucratietrès coûteuse190. Sa mauvaise santé économique est donc comparable à celle des pays del'Est en 1989. C'est donc uniquement par pur intérêt que l'élargissement au pays du Sudfut adoptée ; leur position géopolitique était indispensable, contrairement à celle des paysde l'Est qui faisait planer l'ombre du géant américain. La crise actuelle est donc aussi enpartie due à la mauvaise analyse faite des conséquences de l'élargissement en matièrepolitique. La France échoua dans sa quête d'une Union politique ; les conséquences furentl'achèvement d'un « Objet Politique Non Identifié »191. La solution ne se trouve pas dans lesprogrammes anti-européens actuellement en vogue : une intégration plus poussée est lasolution que tout le monde refuse de prendre, faute de courage politique. En 1990, la lignede fracture se faisait entre l'Ouest et l'Est. Aujourd'hui, elle se fait entre le Nord et le Sud del'Europe. Peut-être la solution viendrait-elle d'une nouvelle idée européenne à l'allemandeen 2012, et non plus à la française.

190 Il y a 300 000 fonctionnaires en 1974, 693 000 en 1989. Conférence de M. Georges Zavvos « La crise grecque : origines,remèdes et chances de redressement ».

191 Formule consacrée par J. Delors.

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Liste de sigles

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Liste de sigles

∙ AUE : Acte Unique Européen∙ AELE : Association Européenne de Libre-Echange∙ BERD : Banque Européenne de Recherche et Développement∙ CECA : Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier∙ CEE : Communauté Economique Européenne∙ CSCE : Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe∙ ECU : European Currency Unit∙ EURATOM ou CEEA : Communauté Européenne de l'Energie Atomique∙ IDS : Initiative de Défense Stratégique∙ OTAN : Organisation du Traité de l'Atlantique Nord∙ PAC : Politique Agricole Commune∙ PCE : Projet de Confédération Européenne∙ PECO : Pays d'Europe Centrale et Orientale∙ PNB : Produit National Brut∙ RDA : République Démocratique d'Allemagne∙ RFA : République Fédérale d'Allemagne∙ SME : Système Monétaire Européen∙ UEM : Union Economique et Monétaire∙ URSS : Union des Républiques Socialistes Soviétiques

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La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne

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Annexes

Discours de M. Gorbatchev devant le Conseil del'Europe (Strasbourg, 6 juillet 1989)

En ce qui concerne le contenu économique de la maison européenne commune nousconsidérons comme réelle, quoique éloignée, la perspective de la création d'un large espaceéconomique s'étendant de l'Atlantique à l'Oural et caractérisé par une forte interdépendancede ces parties orientale et occidentale.

La transition qui s'opère en Union soviétique vers une économie plus ouverte a, dansce sens, une importance fondamentale, d'ailleurs, pas uniquement pour nous-mêmes,pour accroître l'efficacité de l'économie nationale et pour satisfaire aux demandes desconsommateurs.

Cela renforcera l'interdépendance des économies de l'Est et de l'Ouest et, parconséquent, aura une influence favorable sur l'ensemble des relations européennes.

Des traits similaires du fonctionnement pratique des mécanismes économiques, laconsolidation des liens et un plus grand intérêt économique, l'adaptation réciproque, laformation de spécialistes dans les domaines appropriés, autant de facteurs ayant une actionà long terme dans la voie de la coopération, autant de gages de stabilité de l'ensemble duprocessus européen et international.

Les contacts que j'ai eus avec les responsables du monde des affaires du Royaume-Uni, de la République Fédérale d'Allemagne, de la France, de l'Italie, des États-Unis aucours de mes visites à l'étranger et, plus d'une fois, à Moscou, témoignent d'un intérêt accrupour traiter avec nous dans les conditions de la perestroïka.

Nombreux sont ceux qui ne dramatisent pas nos difficultés, qui tiennent compte desparticularités du moment, où la réforme détruit les mécanismes obsolètes plus vite qu'ellen'en construit de nouveaux.

J'ai remarqué également la ferme volonté des gens d'affaires expérimentés etpossédant une mentalité politique ouverte d'accepter des risques justifiés, de faire preuved'audace, d'agir en regardant l'avenir.

Cela servira d’ailleurs, non seulement les intérêts du business mais aussi les intérêtsdu progrès et de la paix,de l'humanité toute entière.

Il semble que l’on réalise davantage que limiter les relations avec nous à un profitcommercial immédiat, signifie laisser échapper la chance d'une coopération économiqued'envergure et à long terme - beaucoup plus avantageuse - en tant que composante duprocessus européen.

J'estime que cette auguste Assemblée sera d'accord pour constater qu'il serait peunormal d'envisager à notre époque des relations économiques en dehors des liensscientifiques et techniques. Or, dans les relations Est-Ouest ces derniers sont dans unelarge mesure affaiblis par le COCOM.

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Et si, en pleine guerre froide une pareille pratique pouvait se justifier d'une manière oud'une autre, aujourd'hui, plusieurs prohibitions n'ont pas l'air simplement dérisoires.

Certes, chez nous aussi, il y a trop de choses qui passent pour être confidentielles. Maisnous avons déjà commencé à y remédier. Nous commençons à nous débarrasser de notre« COCOM intérieur » - le cloisonnement qui existe entre les industries militaire et civile.

Alors, faudrait-il peut-être, que les spécialistes et les représentants des gouvernementsappropriés se réunissent et déblaient cet encombrement créé par la guerre froide ?

Faudrait-il établir des limites raisonnables, dictées vraiment par la sécurité, pour cequi est secret et libérer le flot, dans les deux sens, du savoir scientifique et de l'arttechnologique ?

L'Est comme l'Ouest de l'Europe porte le même intérêt pour des projets d'actualitétels que : la construction d'une ligne ferroviaire transeuropéenne à grande vitesse ; leprogramme européen concernant l'élaboration de nouvelles technologies et du nouveléquipement, l’utilisation de l’énergie solaire, l'élaboration des procédés de traitements etd'enterrement des déchets nucléaires et de l'accroissement de la sécurité des centralesatomiques ; l'ouverture des chaînes additionnelles de transmission de l'information avecl'utilisation des fibres optiques ; la mise sur pied du système européen de transmission parsatellite.

La mise au point du système de télévision à haute définition est extrêmementintéressante. Les recherches sont menées dans plusieurs pays et ce système a un grandavenir pour être installé dans la maison européenne. Naturellement, le modèle le plusperfectionné et le moins coûteux sera préférable.

En 1985, nous avons avancé à Paris avec le Président Mitterrand, l'idée de création àtitre expérimental d'un réacteur thermonucléaire international. Il sera une source intarissabled'énergie non polluante.

Ce projet qui est le résultat de l'utilisation des potentiels scientifiques réunis de l'URSS,des pays de l'Europe occidentale, des États-Unis, du Japon, des autres États, a atteintactuellement sous l'égide de la Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) l'étapedes recherches pratiques.

Selon les prévisions des savants, la construction d'un tel réacteur peut être effectuéevers la fin du siècle. Il s'agit d'une réalisation grandiose de la pensée scientifique et de l'arttechnologique qui contribuera à l'avenir de l'Europe et du monde entier.

Le modèle du rapprochement économique entre l'Europe de l'Est et de l'Ouest seradéterminé, non pas en dernier lieu, par des rapports entre les associations régionalesoccidentales: la Communauté européenne, l'AELE et le CAEM. Chacune d'elles possèdesa propre dynamique dudéveloppement et ses propres problèmes.

Nous ne doutons pas que les processus d'intégration en Europe occidentale neprennent une qualité nouvelle. Nous n'avons pas, non plus, tendance à sous-estimerl'apparition, ces prochaines années, d'un marché européen unique.

Le Conseil de l'assistance économique mutuelle s'est également orienté vers laconstruction d'un marché unifié, quoique là, nous sommes très en retard.

La marche de la restructuration du CAEM déterminera pour beaucoup ce qui seradéveloppé plus vite dans les années à venir - les rapports entre le CAEM et la Communautéeuropéenne, en tant que groupements, ou bien les liens entre les pays socialistes isolés etla Communauté européenne.

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Il est fort possible que l'une ou l'autre forme s'avance au premier plan aux différentesétapes. Il est important que toutes les deux s'inscrivent dans la logique de la constructionde l'espace économique européen.

Pour ce qui est de l'URSS, nous avons à l'ordre du jour l'accord commercial etéconomique entre notre pays et la Communauté européenne. Nous attribuons à cet acteune importance substantielle également du point de vue des intérêts européens.

Naturellement, nous sommes loin d'opposer nos liens avec la Communautéeuropéenne à ceux que nous avons avec d'autres associations ou États. Les pays membresde l'AELE sont nos bons partenaires de vieille date. Il serait peut-être raisonnable de parlerdu développement des relations entre le CAEM et l'AELE, d'utiliser cette direction de lacoopération multilatérale dans l'édification d'une nouvelle Europe.

La maison européenne doit être écologiquement propre. La vie a donné des leçons bienpénibles. Depuis longtemps, les grands problèmes écologiques en Europe ont débordé lecadre national. Il est donc urgent de créer un système régional de la sécurité écologique.Il est tout à fait possible que cela soit précisément dans cette direction prioritaire que leprocessus européen se développe le plus vite.

SecInterview de M. François Mitterrand, Présidentde la République, accordée à l'agence télégraphiquehongroise ainsi qu'à "Nepszabadsag", quotidiendu parti socialiste hongrois, le 17 janvier 1990,notamment sur le projet de confédération européenne,l'aide économique aux pays de l'Est et les relationsfranco-hongroises.onde annexe

Personnalité, fonction : MITTERRAND François.FRANCE. Président de la RépubliqueCirconstances : Voyage officiel en Hongrie les 18 et 19 janvier 1990« QUESTION.- Monsieur le Président, dans votre message de nouvel an, vous avez

mentionné que la future Confédération européenne devrait créer un organisme commun etpermanent en vue de garantir le commerce, la paix et la sécurité. Cet organisme serait-ilun prolongement de l'Accord d'Helsinki, ou bien un autre cadre, ou encore une associationà d'autres institutions ouest-européennes ? - LE PRESIDENT.- Les principes qui ont étéinscrits, il y a de cela quinze ans, dans la déclaration finale de la Conférence d'Helsinki,doivent continuer à inspirer les relations politiques, économiques, culturelles des Etats denotre continent. La future Confédération européenne aura à s'y référer. Elle aura aussi à tenircompte de ce qui a déjà été fait en Europe pour rapprocher les pays, pour les faire collaborer,dans le domaine économique en particulier. Mais il est trop tôt encore pour figer ce qui ensera le cadre précis. Cette confédération aura une vocation très large : c'est pour cela que j'aiparlé à la fois de sécurité et d'échanges ce qui, vous en conviendrez, va au-delà des seulesrelations commerciales. Elle aura pour vocation de réunir pour quelques grandes tâches les

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Etats d'Europe qui cesseront ainsi d'être artificiellement séparés. Mais comme je l'ai dit le 31décembre 89 cela suppose que soit parachevée la marche vers la démocratie. QUESTION.-Sur la voie menant à la Conférence européenne, quel serait l'avenir des deux blocs militairesactuels, l'OTAN et le Pacte de Varsovie ? Subsisteraient-ils ? Se transformeraient-ils enorganisations ? Cesseraient-ils d'exister ? - LE PRESIDENT.- Ne nous hâtons pas trop,même dans les anticipations. Les Alliances existent et ne sont pas près de se dissoudre. Cequi me semble, à l'heure actuelle, essentiel dans le domaine de la sécurité est la poursuitede l'effort entrepris par chacun des pays européens pour parvenir à un nouvel équilibre desforces conventionnelles, à des niveaux considérablement réduits. Les événements actuelsfavorisent plus que jamais cette démarche dont je souhaite vivement qu'elle aboutisse, cetteannée, à un accord. QUESTION.- La majorité des pays d'Europe de l'Est sont exsanguessur le plan économique, et ont besoin d'un soutien international pour se remettre sur pied.N'ont-il pas cependant à craindre de devenir de ce fait le théâtre de luttes d'influencede grandes puissances, ou bien encore des influences de grandes puissances fortementunilatérales pourront renaître dans cette région ? - LE PRESIDENT.- Le risque que vousévoquez est réel, mais il ne doit pas être surestimé. Les besoins des pays d'Europe de l'Estdans l'ordre économique, financier, dans le secteur de la formation sont très importants. Ily a donc place pour tous ceux qui voudront contribuer à l'épanouissement démocratiqueet économique de cette zone. Mais il est vrai que nous devons éviter les luttes d'influence,génératrices de gaspillage, de mauvaise utilisation des ressources disponibles. Cettepréoccupation d'assurer une meilleure coordination des concours a inspiré les Sept lorsqu'ilsont décidé au Sommet de l'Arche, que je présidais en juillet 1989, de confier à la Commissiondes Communautés européennes la responsabilité de coordonner les aides à la Hongrie età la Pologne. Le mécanisme fonctionne - il regroupe 24 pays - et doit permettre d'éviterl'écueil que vous mentionnez. Par ailleurs, la Banque européenne pour la reconstruction etle développement, dont j'ai proposé en octobre la création et dont la mise en place est encours, apportera le soutien nécessaire au redressement économique des pays d'Europe. QUESTION.- Dans vos voeux de nouvel an, vous avez dit : "Ou bien la tendance àl'émiettement se poursuit, et nous retrouvons l'Europe de 1919. On connaît la suite -, oubien l'Europe se reconstruira". En ce qui nous concerne, le sort des Hongrois vivant au-delàde nos frontières ne nous est pas indifférent et nous ne pouvons imaginer l'Europe futurequ'avec la garantie démocratique des droits humains et nationaux des minorités. Pouvons-nous compter sur le soutien et l'influence de la France dans le règlement de ces questions,dans un esprit d'amitié et de compréhension avec nos voisins ? - LE PRESIDENT.- Laprise en compte des droits des minorités est déterminante si l'on veut éviter une remise encause des frontières héritées du Traité de Versailles ou des accords conclus au lendemainde la seconde guerre mondiale. Même si ces traités et accords sont imparfaits. Tous lespays européens en sont convenus lors de la Conférence d'Helsinki. Bien entendu, là oùelles se trouvent, les minorités doivent vivre dans la plénitude de leurs droits. Ne pas prêterattention à leurs demandes légitimes serait, alors, s'exposer à un révisionnisme territorialdangereux pour la stabilité et la paix. QUESTION.- Comment voyez-vous, monsieur lePrésident, les traits essentiels de la gauche, les objectifs du socialisme démocratique, dansl'Europe des années 90 ? - LE PRESIDENT.- Un rappel historique n'est pas inutile : c'estgrâce aux luttes menées depuis un siècle par les socialistes que nos sociétés, en Europede l'Ouest peuvent représenter un modèle enviable. La législation sociale, l'éducation, leniveau des rémunérations, une certaine qualité de vie apparaissent aujourd'hui comme desdonnées évidentes, mais elles ont été arrachées par le combat d'hommes qui croyaientaux idéaux de justice et de solidarité. Au moment où dans les pays de l'Est s'opère unmouvement pour rejoindre le socialisme démocratique, le champ d'action est encore vaste,les chantiers nombreux. Il y a encore beaucoup à faire pour réduire les inégalités, pour

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venir en aide aux déshérités, pour bâtir une société plus solidaire. Et comment oublier lesmilliards d'êtres humains qui continuent à être dominés et opprimés dans ce que l'on appelleles pays du Sud ? Il ne faut pas imaginer que les mécanismes naturels peuvent suffireà effacer ces injustices. Le socialisme démocratique a donc un rôle décisif à jouer pourconstruire cette société plus humaine. Entre le capitalisme sauvage, la jungle du marchéet le communisme totalitaire, il existe une troisième voie : le socialisme démocratique, quiconjugue liberté et justice. QUESTION.- En tant que Président de la République c'est ladeuxième fois que vous effectuez une visite en Hongrie. Quelle est votre appréciation surl'évaluation de nos relations bilatérales depuis votre dernière visite et qu'attendez-vous devotre voyage actuel ? Dans l'optique des changements politiques et économiques qui sesont produits en Hongrie, quelles nouvelles possibilités voyez-vous pour le développementultérieur de nos relations ? Peut-on attendre de ce voyage l'élargissement de la coopérationéconomique réellement nécessaire à la Hongrie ? - LE PRESIDENT.- Nous avons avec laHongrie, de longue date, des relations de très bonne qualité, dont attestent la fréquenceet la régularité des visites entre responsables gouvernementaux entre l'un et l'autre Etat.La France a toujours été attentive aux positions originales adoptées par la Hongrie et arépondu positivement à l'accueil fait dans votre pays aux entreprises étrangères. Sur leplan du commerce et des projets communs, des résultats satisfaisants ont été atteints. - Compte-tenu des données nouvelles, des choix faits récemment par la Hongrie enmatière politique et économique, nous pouvons, nous voulons faire davantage. La Frances'y emploie en tant qu'Etat membre de la Communauté économique européenne : ellea soutenu notamment le principe de l'octroi à la Hongrie du crédit-relais d'un milliard dedollars qu'elle demandait. Mais les actions se mènent aussi bilatéralement. Le voyage queje m'apprête à faire à Budapest, accompagné d'une délégation de ministres exerçant desresponsabilités économiques, d'hommes d'affaires, d'industriels va, je l'espère, ouvrir deschamps nouveaux à notre coopération, dans les domaines économique, bien sûr, industriel,bancaire, culturel, mais aussi dans celui de la formation. »

PostfaceLe 9 novembre 1989, le Mur de Berlin tombe. Plus qu'un simple mur, c'est le processusde construction européenne engagé depuis dix ans qui risque de s'effondrer. Alors queles nombreux pays de l'Est font un appel du pied de plus en plus pressant pour entrerdans la Communauté Européenne et Economique, devant devenir Union Européenne en1992, la France et son président, François Mitterrand, sont à la pointe du combat en faveurde l'approfondissement. Entre discours porteurs d'espoirs quant à l'avenir de l'Europe etcraintes à l'égard de la future puissance allemande, la France a cherché durant ces années-là à porter un idéal européen. Or, comment l'imposer face aux revendications allemandes,aux exigences britanniques et aux conditions américaines sur la construction européenne ?François Mitterrand voulait une Europe politique, où tous les pays iraient à la même vitesse.Le Projet de Confédération du 31 décembre 1989 est l'exemple parfait de cette idéeeuropéenne à la française.