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Eduardo Chillida La gravidad insistente Exposition / 6 Avril 2018 – 7 Octobre 2018 Dossier pédagogique enseignants

La gravidad insistente - les Abattoirs · Chillida retourne aux racines de sa région, mais utilise ce savoir-faire ancestral pour créer des objets abstraits, des volumes ouverts

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Eduardo Chillida

La gravidad insistente

Exposition / 6 Avril 2018 – 7 Octobre 2018

Dossier pédagogique enseignants

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Hélène Carbonell, professeur chargée de mission Les Abattoirs – musée FRAC Occitanie Toulouse

Mars 2018

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Présentation de l’exposition

Cette exposition est née d’une collaboration avec le musée Chillida-Leku, qui se trouve à

Hernani, tout près de Saint Sébastien (la ville natale d’Eduardo Chillida), en Espagne.

Au début des années 1950, de retour dans son Pays Basque après trois années passées à

Paris, Chillida découvre le travail de la forge. Il abandonne le modelage en plâtre et refuse la

fonte en bronze. Il a la volonté de créer des pièces uniques, et commence à utiliser le fer et

le feu. Ce faisant, il s’inscrit dans l’histoire de la sculpture en métal du 20ème siècle,

inaugurée par Picasso. Au fil de sa carrière, Eduardo Chillida a travaillé avec différents types

de matériaux : le plâtre, le fer, le bois, la pierre, l’acier, le béton, la terre chamottée, le

papier. Les jeux de lumière et la relation entre plein et vide sont au centre de sa pratique

artistique. Ses œuvres sont des pièces uniques. Les sculptures qu'il imagine réinterprètent

les espaces dans lesquels elles s'inscrivent. Doué d'une grande sensibilité, c'est un

amoureux de la nature, dans laquelle il puise à la fois ses matériaux et son inspiration.

Grâce à la forge, Chillida peut plier le fer. Il fait de la sculpture un dessin en mouvement

dans l’espace et refuse le socle. Ses œuvres englobent l’espace environnant et le vide. Elles

font fi de la pesanteur, de la matière. Chillida contribue à un renouvellement international

des codes et du vocabulaire de la sculpture (Anthony Caro en Grande-Bretagne et Tony

Smith aux Etats-Unis sont eux aussi aux avant-postes de ce renouveau).

L’exposition La gravidad insistente présente une soixantaine d’œuvres, créées par Chillida

entre 1952 et 2002. Il s’agit essentiellement de sculptures et d’œuvres graphiques. Ces

œuvres se déploient au niveau -1 du musée, dans 4 salles d’exposition. Elles sont organisées

selon un classement thématique faisant écho aux 4 éléments naturels (air, terre, eau, feu).

Ces œuvres entretiennent de nombreux points communs, une cohérence évidente se dégage

du parcours qu’elle ménagent : elles nous rappellent que Chillida voulait faire émerger la

sculpture du poids de la gravité, lui octroyer une matérialité libre et une force spirituelle

contaminant le spectateur. Quel que soit le matériau utilisé (granit, acier, bois, albâtre,

terre...), l’espace d’exposition est occupé, habité par des formes proposant un véritable défi

à la gravité.

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Rappelons enfin que le musée des Abattoirs entretient un lien particulier avec les artistes

espagnols. Le rideau de scène de Picasso La dépouille du minotaure en costume d’Arlequin,

est la pièce maîtresse de la collection du musée. Par ailleurs, des expositions sont

régulièrement consacrées aux artistes espagnols : Picasso, Saura, Tapies, sans oublier la

grande exposition à venir, consacrée aux artistes de l’exil républicain espagnol, qui se

tiendra à compter de mars 2019.

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BIOGRAPHIE d’Eduardo Chillida

Né le 10 Janvier 1924 à Saint Sebastien, Eduardo Chilida Juantegui montre très jeune un

goût prononcé pour le dessin. Tout au long de sa vie, il se passionne pour la musique et la

littérature, sans oublier son amour absolu de la nature (source d’inspiration, et source de

matériaux pour sa pratique artistique).

En 1943, âgé de 19 ans, il est gardien de buts professionnel, pour le club de la Real Societad

de Futbal de Saint Sébastien. Une blessure au genou met brutalement fin à sa carrière de

footballeur en 1946. Il a joué 14 matches en tant que gardien titulaire, et son avenir de

footballeur était prometteur. Il occupait alors le seul espace tridimensionnel du terrain, dans

lequel il se souviendra avoir fait une expérience particulière de l’espace et du temps.

Entre 1943 et 1947, Eduardo Chillida entreprend des études d’architecture (à l’Institut

Polytechnique de Madrid) qu’il abandonne car il trouve le cadre trop rigide, trop strict. À la

suite de cette expérience, il dessine durant un an à l’Académie des Beaux-Arts de San

Fernando (à Madrid également). Très adroit de la main droite (et nettement plus doué que

ses camarades), il se met à dessiner de la main gauche afin de privilégier une approche plus

intuitive, plus émotionnelle du dessin. Il fait un premier séjour en France, à Melun, chez des

amis de ses parents.

Puis en 1948, Chillida s’installe à Paris, à la cité universitaire internationale, dans le pavillon

espagnol. Il fuit la guerre civile espagnole et s’installe à Paris, qui était encore, dans

l’immédiat après-guerre, le lieu des avant-gardes. Il est très attiré par les sculptures de la

Grèce antique (notamment des Cyclades) qu’il étudie au Louvre. Il rencontre Brancusi,

Tapies. Sa première exposition a lieu au salon de Mai, en 1949. Il y présente deux

sculptures : un buste de femme Forma, et Torse (un torse d'homme), et rencontre un certain

succès. Il s’agit de sculptures en plâtre, sans têtes, dont les formes sont simplifiées.

En 1950, il se marie avec Pilar Belzunce qui deviendra un soutien indispensable tout au long

de sa carrière. La même année, il expose à la galerie Maeght dans une exposition collective

appelée "les mains éblouies".

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FOCUS / L’éclosion du sculpteur

Dans les années 1910 puis 1920, le triomphe du cubisme et du futurisme en peinture amène

les sculpteurs à engager une recherche propre à leur discipline, à développer une nouvelle

approche. Ils vont progressivement mettre en place une conception de la sculpture plus

consciente de l’espace, plus éloignée, voire détachée de la référence picturale. Durant le

premier quart du vingtième siècle, les propositions sont multiples, les expérimentations

foisonnent. Picasso, Miro, Dali, André Breton, ont mis en place un vocabulaire visuel rénové.

Citons également Henri Moore, qui, dans les années 1930, crée des sculptures stylisées, qui

ouvrent la voie à l’abstraction. Ce dernier introduit également des trouées : la masse

sculpturale n’est plus un bloc fermé !

Chillida s’engage en 1947, à Paris, sur le chemin d’une pratique sculpturale qu’il poursuivra

toute sa vie. Il est l’héritier des évolutions qui se sont manifestées depuis 50 ans : il a pris

note des bouleversements. Chillida découvre très tôt que la forme l’intéresse davantage que

la couleur. Lorsqu’il arrive à Paris, tout juste après la seconde guerre mondiale, et fuyant le

franquisme, les artistes des avant-gardes dont figure d’aînés, il va s’inscrire dans leur

sillage tout en ayant une soif absolue de nouveauté.

À son arrivée, il s’empresse de rencontrer Brancusi, car il se sent en affinité avec son

attitude indépendante. C’est un tournant pour Chillida, qui lui rend visite dans son atelier. Ce

« baptême artistique » se fait dans la camaraderie, puisque Chillida ne se considère pas

comme un disciple, et que Brancusi instaure un dialogue, d’égal à égal avec Chillida : ils

échangent des considérations poétiques concernant la nature, les oiseaux. Chillida est

impressionné par les sculptures présentes dans l’atelier de Brancusi.

Durant son séjour à Paris, Chillida bénéficie d’une bourse du gouvernement français et

réside à la cité universitaire internationale. Un grand atelier est mis à sa disposition. Sa

première sculpture : Torso, est présentée au salon de Mai de 1949.

En 1950, Chillida rentre au Pays Basque, puis, après une dernière année à Paris, il rejoint

définitivement sa terre natale en 1951. Ce retour, définitif, est décisif. L’artiste a fait ses

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classes, a obtenu une visibilité sur la scène artistique parisienne, il est désormais temps de

s’affranchir et de mettre en place sa manière, son langage, de développer son vocabulaire

propre et de donner la pleine mesure de son talent. À partir de 1951, Eduardo Chillida crée

uniquement des œuvres abstraites. Il tourne le dos définitivement à la représentation

figurative, et développe un vocabulaire de formes, de lignes, de volumes, de matériaux, de

forces et de compositions qui lui est propre.

En 1951, Chillida et son épouse quittent Paris et repartent au Pays Basque. L’artiste se sent

limité dans son langage plastique, il souhaite s’isoler, penser loin de toute influence

extérieure. Ils s'installent à Hernani, village proche de Saint Sébastien, où le premier de

leurs huit enfants voit le jour. C'est dans cette ville qu'Eduardo Chillida découvre la pratique

du fer, dans la forge de son voisin, Manuel Illamarendi. Cette découverte devient un élément

déclencheur qui bouleverse sa pratique artistique. Alors que ses premiers travaux

représentaient des corps d'hommes et de femmes, Chillida s'oriente désormais

exclusivement vers des expérimentations de formes et de matériaux qui le mènent sur le

chemin de l'abstraction. Il produit sa première œuvre en fer qui s'intitule Ilarik. Chillida

reprend à son compte la tradition des maîtres ferronniers du Pays Basque. En effet, depuis

l’époque romaine, l’exploitation des mines de fer et la tradition de la forge constituent des

secteurs d’activité développés. Chillida retourne aux racines de sa région, mais utilise ce

savoir-faire ancestral pour créer des objets abstraits, des volumes ouverts : une écriture

singulière se déploie dans l’espace. Les propriétés du fer (sa dureté, mais également sa

malléabilité, son épaisseur ou sa minceur) le fascinent, Chillida a trouvé sa voie.

En 1952, il réalise ses premiers collages et découpages. Il réalise également les premières

études de la série « Les peignes du vent ».

En 1953, il réalise une série d’œuvres en fer, effectuées à l’aide d’outils agricoles (bêches,

haches).

En 1954, sa première exposition personnelle se tient à la galerie Clan à Madrid.

En 1955, Chillida crée les « Hierros de Tremblor » (Les fers de tremblement). La sculpture

devient un dessin dans l’espace.

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En 1956, Chillida expose à la galerie Maeght, à Paris. Gaston Bachelard lui consacre un texte

lumineux, intitulé Le cosmos du fer.

En 1957, la famille Chillida s’installe à la villa Paz, sur les hauteurs de Miracuz, à St

Sébastien. L’atelier de l’artiste se trouve à proximité d’une forge.

En 1958, Chillida obtient le grand prix de sculpture de la biennale de Venise.

En 1959, l’artiste crée ses premières œuvres en acier.

En 1963, suite à un voyage en Grèce, Italie et en Provence, Chillida ressent un intérêt

nouveau pour la lumière et l’architecture.

En 1965, il commence à travailler l’albâtre. Il illustre à l’eau-forte le lire d’André Frénaux :

Le chemin des devins.

En 1966 se tient la première rétrospective de ses travaux au musée des Beaux-Arts de

Houston.

En 1969 sort le livre L'Art et l'espace (El arte y el Espacio) écrit avec le philosophe allemand

Martin Heidegger. C’est également l’année de l’installation de l’œuvre Peigne du vent IV à

l’UNESCO, à Paris.

En 1970, c’est le début des grands formats en gravure, avec la série Leku.

En 1971, Chillida est « professeur invité » de l’Université de Harvard. Il se lie d’amitié avec le

poète Jorge Guillen. Cette même année, il étudie les propriétés du béton avec l’ingénieur

José Antonio Fernandez Ordonez.

En 1973, il réalise Lieu de rencontre IV, première sculpture en béton et première œuvre en

suspension.

En 1974, il réalise l’affiche des Jeux Olympique de Munich. Il crée également un logo contre

l’installation d’une centrale nucléaire à Lemoniz, en Espagne.

En 1975, il dessine le logo pour une université du Pays Basque. C’est l’année de la mort de

Franco.

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En 1977, le Peigne du Vent est installé à Saint Sébastien. Il n’y a pas d’inauguration officielle.

Son travail s’ouvre à l’espace public. Chillida commence à travailler la terre chamottée.

En 1982, la famille Chillida s’installe à Intz-Enea, sur le mont Igueldo de St Sébastien. C’est

également l’année de l’achat de la ferme Zabalaga à Hernani, qui deviendra par la suite le

musée Chillida-Leku.

En 1984, l'artiste achète avec sa femme une première partie du terrain autour de la ferme

Zabalaga, qui va devenir le jardin du musée Chilida-Leku. Les œuvres y sont posées à l'air

libre, ce qui permet à l'artiste de les oxyder avant de les exposer. Remarquant que les

sculptures se fondaient avec l'environnement, Chillida décide de les laisser sur place, et de

bâtir le musée Chilida-Leku. C'est à la fois un musée et une œuvre, il s'agit d'un lieu où se

rencontre les sculptures et la nature : « Un jour j’ai rêvé d’une utopie : un espace où

pourraient reposer mes sculptures et où les gens se promèneraient parmi elles, comme à

travers un bois. » Eduardo Chillida.

En 1986, Chillida crée le logo du musée de la Reina Sofia et participe à l’exposition

inaugurale.

En 1987, il crée ses premières œuvres en granit. Il installe l’Eloge de l’eau, dans le parc de

la Creueta des Coll, à Barcelone. Cette œuvre se reflète dans l’eau du lac au-dessus duquel

elle est installée.

En 1989, l’œuvre en acier De la musique XV est installée à Dallas, au Morton H. Meyerston

Symphony Center.

En 1990, l’œuvre Elogio des Horizonte IV est installée à Gijon. Elle se trouve face à la mer, au

bord d’une falaise. Elle cadre le regard et capte les bruits alentours, du vent et des vagues.

En 1992, la ville natale de Chillida, Saint Sébastien, organise une rétrospective de son œuvre.

En 1996, Chillida se lance dans le projet Tindaya, il souhaite creuser cette montagne, qui se

trouve dans les Canaries.

En 1997, la sculpture en acier Prison de la liberté est installée à Trèves (Allemagne).

En 1998, une rétrospective est organisé par le musée de la Reina Sofia, ainsi qu’une

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exposition intitulée Eloge du fer, à l’IVAM (Valence, Espagne).

En 1999, le musée Guggenheim de Bilbao consacre à son tour une rétrospective à Chillida.

En 2000, le musée Chillida-Leku est inauguré à Hernani.

En 2001, une rétrospective Chillida a lieu à la galerie du Jeu de Paume à Paris.

Edouardo Chillida meurt le 2 août 2002.

En 2007, la mairie de Saint Sébastien fête les 30 ans des Peignes du Vent.

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Le peigne du vent

Nom exact de l’œuvre : Peigne du vent XV

Fait partie d’une série de 20 œuvres.

La première date de 1952.

L’installation est décidée le 3 septembre 1977.

El Peine del viento (Le peigne du vent) est certainement l'œuvre la plus emblématique et

reconnaissable d'Eduardo Chillida. Elle est située dans la baie de La Concha, à San

Sebastian depuis son installation en 1976. N'ayant jamais bénéficié d’une inauguration

officielle, c'est en 2007 que la mairie a voulu rendre hommage à l’œuvre en fêtant les trente

ans de celle-ci. Cette œuvre marque un tournant dans la pratique de Chilida qui s'élargit

dorénavant à l'espace public et ouvre une nouvelle dimension à son travail en faisant

dialoguer l'espace et la matière.

« Le lieu sur lequel nous réalisons le Peigne du Vent, près de l’océan, je l’avais choisi dès

1952. C’était un espace que j’avais déjà occupé spirituellement et qui me fascinait ». Eduardo

Chillida.

Eduardo Chillida passe son enfance à Saint-Sébastien, dans le pays basque espagnol. Il se

promène alors régulièrement sur le Mont Igueldo, d’où il regarde les vagues de l’Océan

Atlantique se briser sur les rochers de la côte. Très tôt, il réalise ses premières études pour

les Peignes du vent, série de sculptures qu’il poursuit jusqu’en 1999. Dès 1952, en effet, il a

l’idée de faire en sorte que « le vent entrât peigné dans la ville ». Cependant, Chillida va

devoir attendre plus de 20 ans pour que son rêve se matérialise. Il imagine d’abord installer

un seul élément, à l’extrémité de la baie de la Concha, au bout de la plage, face à l’océan.

Finalement, ses questionnements à propos de l’horizon lui donnent l’idée de trois éléments

dialoguant entre eux. Il a à cœur de travailler à leur parfaite intégration dans

l’environnement de ce paysage, en harmonie avec les éléments naturels : le vent, les

vagues, les rochers, l’horizon. Cherchant à embrasser le mouvement et le son des vagues et

du vent, et à s’inscrire dans l’escarpement naturel des rochers battus par l’eau, il s’entoure

de l’architecte Luis Pena Ganchegui et de l’ingénieur José Maria Elosegui pour concevoir un

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espace aménagé pour la contemplation de l’œuvre et de la mer.

Les peignes du vent sont installés en 1977, chaque peigne mesurant approximativement

deux mètres de haut et pesant environ 13 tonnes. Un four spécial a dû être créé pour pouvoir

les fabriquer. Un pont équipé de rails est installé pour transporter chaque élément jusqu’aux

rochers, où la conception de l’ancrage des sculptures a été complexe à résoudre.

L’aménagement de l’esplanade est partie prenante des cette œuvre publique. Au ras du sol,

des cheminées d’eau forment ce que l’on appelle l’orgue de Chillida : l’eau des vagues

remonte par des conduits, produisant geysers et sonorités, au rythme voulu par l’océan et la

marée. Lieu de vie et de promenade, point de jonction entre la nature et la ville, objets

d’ingénierie respectueux de la force des éléments naturels, les Peignes du vent symbolisent

la conception humaniste, monumentale et environnementale de l’œuvre de Chillida. Une

série d’obstacles ont dû être affrontés, avant la concrétisation du rêve de Chillida : la

bureaucratie franquiste, l’opinion publique conservatrice, les difficultés techniques et les

problèmes financiers.

L’idée du Peigne du vent fut inspirée par l’environnement dans lequel l’œuvre se situe, qui

conduisit le sculpteur à déclarer que « Cet endroit est à l’origine de tout... Le véritable

auteur de l’œuvre, c’est lui. Je l’ai découvert et je lui ai rendu hommage... J’en étais tombé

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amoureux bien avant de savoir que j’allais y faire quelque chose... avant d’être sculpteur... je

n’avais même pas fini mes études secondaires... J’ai peut-être passé 14 ans à me demander

d’où venaient les vagues. »

« Dans cet endroit se produisaient des choses élémentaires : il y avait l’horizon là-bas, à

l’arrière, l’insistance de la mer avec son combat, il y avait les hommes regardant

inlassablement l’inconnu, du passé à aujourd’hui, et le fait que nous continuons à regarder

sans savoir ce qu’il y a derrière ».

« La pièce de gauche à laquelle le public a accès, est là parce que c’est là que se termine le

tissu urbain de Saint Sébastien... ces deux points (les deux sculptures les plus proches du

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spectateur) font partie de la même strate, érodée par les siècles et les millénaires de vagues

qui l’ont brisé et ont laissé comme témoignage de toute l’histoire de notre peuple, elles

étaient là avant tous nos ancêtres. Cela m’obligea à installer les deux pièces horizontales, se

cherchant mutuellement, voulant unir ce qui fut uni, à savoir, nous unir avec le passé... La

pièce du fond, une affirmation tournée vers le futur, semble se balancer sur l’horizon... Le

peigne du vent est une interrogation face au futur, un hommage au vent, que j’admire

beaucoup, et à ma ville. » 1986

Les sculptures sont complétées par l’aménagement d’une place réalisée en granit rose,

conçue par Luis Pena Ganchegui, architecte d’Onati. Il s’agit d’un espace de déambulation

pour les visiteurs du site. Ce dernier explique : « Je compris que je devais faire un

préambule aux sculptures dans un lieu qui marque le début et la fin de la ville... Comme un

symbole de l’union de la ville avec la nature. D’une ville qui s’achève dans un absolu et qui

s’achève dans un autre absolu qu’est la mer... » Cet aménagement comporte des orifices

dans le sol de la place, des troués dans lesquels circulent l’air et l’eau les jours où la mer

est agitée. Cet espace architectural est soumis aux lois du vent et de la mer.

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Ces mains terribles ouvrent leurs doigts pour que le vent de la haute mer se glisse entre

eux. Ces formes obstinées se tiennent face au vent, face aux éléments qui ne connaissent

pas de limite. La houle reproduit son cycle perpétuel, incessant, le vent est illimité, il ne

connait ni les frontières du temps ni celles de l’espace. Ces peignes font obstacle,

s’inscrivent dans le paysage et tiennent tête aux éléments. Ils agissent comme une

médiation entre la ville et les forces de la nature.

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Les peignes du vent, Saint Sébastien, le 22 janvier 2018

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La série des Gravitaciones (collages)

La série des Gravitaciones met en scène de véritables sculptures de papier. Il n’y a pas de

collage à proprement parler, mais une superposition de feuilles de papier suspendues. Ainsi,

nul besoin de colle. Les feuilles sont simplement assemblées par une petite reliure, et

forment un livre vertical, qui ne se feuillette pas. C’est un collage-sculpture-livret. Cette

forme inédite de « collage » a été inventée par Chillida.

La série des Gravitaciones exposée aux Abattoirs rassemble des travaux datant des années

1990. Différents types de papier ont été utilisés par l’artiste. Des superpositions, voire des

tissages de papier ont été effectués par l’artiste. Les ombres des feuilles ainsi organisées

créent des limites, des frontières, et animent les collages en leur donnant de la profondeur.

Parfois, des motifs à l’encre de Chine apparaissent. Ces cernes courts et libres viennent

ponctuer, rythmer la surface du papier. Ils chorégraphient le parcours de l’œil du spectateur

par le contraste maximum qu’ils opèrent sur les feuilles blanches.

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Le papier utilisé par l’artiste est épais et lourd. Il devient, tout comme la pierre, le fer, ou la

terre, un matériau dense, qui impose sa présence et rayonne sur l’espace environnant. Le

thème de la gravité, en lien avec la physique de Newton, est récurrent chez Chillida. Mais

qu’est-ce que la gravité ?

En voici une définition, élaborée par Jean-Paul Castro, professeur chargé de mission à la

Cité de l’Espace :

• Gravité : de l’être humain à la plus petite particule, tout le monde subit une force

d’attraction gravitationnelle. La Terre exerce cette force autour d’elle, jusqu’à l’infini !

Seulement, plus on s’éloigne d’elle, et plus cette force devient faible, voire infiniment faible à

l’infini. Si l’on s’éloigne de la Terre, il suffit dès lors de tomber dans l’environnement d’un

autre astre plus proche ou plus massif pour que celui-ci l’emporte, et nous voilà attirés par

ce nouveau compagnon ! Ainsi voyager dans l’espace revient à tomber d’un astre à l’autre.

D’autre part, tout objet massique exerce une force d’attraction gravitationnelle. Autrement

dit, même un être humain ou une tête d’épingle exerce une force d’attraction

gravitationnelle. Cette force est attractive, c’est-à-dire qu’elle est dirigée vers le centre de

celui qui l’exerce et elle est proportionnelle à sa masse. Plus l’objet est lourd, plus

l’attraction est importante. Ce qui est encore plus surprenant c’est qu’il s’agit d’une

interaction. Au même instant où la Terre exerce une force attractive sur la tête d’épingle, la

tête d’épingle exerce la même force sur la Terre ! La même force car la force d’attraction

gravitationnelle dépend en réalité de la masse de l’attracteur et de celle de l’attiré ! Ainsi la

tête d’épingle et la Terre s’attirent mutuellement avec la même force. Pourquoi la Terre ne

bouge-t-elle pas alors ? C’est simple, poussez la tête d’épingle et la Terre avec la même

force, vous ne parviendrez guère qu’à déplacer la tête d’épingle.

La gravité est mesurée en Newton à l’aide d’un simple ressort auquel on ajoute des objets à

l’extrémité et pour lequel on mesure l’allongement. Une personne de 80kg à la surface de la

Terre ? Elle subit une gravité de 800 N environ.

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HOMENAJE A LA ARQUITECTURA II, 2000

(Hommage à l’architecture)

Albâtre

88,9 X 50 X 62cm

Famille Chillida-Belzunce

« Des blocs de transparence où la forme devient espace et où l’espace se défait en vibrations

lumineuses qui sont aussi des échos et des rimes de la pensée » Octavio Paz

Jusqu’à la moitié des années 1960, Eduardo Chillida travaille exclusivement le fer et le bois.

Son intérêt pour l’albâtre, pierre délaissée par les sculpteurs modernes, peut surprendre.

En 1965, il découvre ce matériau, cette pierre translucide. Il réalise alors des sculptures qui

jouent avec la lumière d’une façon totalement inédite. L’albâtre détient une luminosité

propre, qui semble émerger de l’intérieur de la pierre. L’artiste la libère, lui permet

d’affleurer. Cette luminosité brumeuse et humide irradie ce qui l’entoure, semblant

contaminer les formes sculptées et l’espace alentour. Notre regard est invité à déambuler

dans des espace oniriques, nuageux, constitués d’une matière ressemblant à de la « lumière

solide ».

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HOMENAJE A SAN JUAN DE LA CRUZ V, 1993

(Hommage à Saint Jean de la Croix V)

Feutre, fils, encre

108 X 87 cm

Famille Chillida-Belzunce

Cette œuvre en feutre fait partie d’un triptyque de trois Gravitaciones en feutre, étroitement

liées à la mystique espagnole autour de Saint Jean de la Croix. Homenaje a San Juan de la

Cruz date de 1993. À la fin de l’année 1993, l’église Sankt Peter de Cologne (Allemagne)

accueille, à l’occasion de l’exposition Chillida im geistlichen Raum, un triptyque d’Eduardo

Chillida en hommage à Saint Jean de la Croix (1542-1591), constitué de trois Gravitaciones

en feutre. Seule la partie centrale du triptyque est exposée aux Abattoirs. La composition de

l’œuvre est dominée par un « chemin large inondé de lumière », souligné à gauche et à

droite par des champs obscurs qui semblent reculer face à la lumière centrale toute-

puissante. Cette œuvre était installée au-dessus de l’autel de l’église Sankt Peter de

Cologne en 1993.

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Le projet TINDAYA Les deux maquettes présentées aux Abattoirs sont issues de la collection de la famille de

Lorenzo Fernandez Ordonez.

Dimensions : 50 X 65 X 60 cm chacune

Ce projet d’Eduardo Chillida est né en 1085 d’un vers du poème Cantico de Jorge Guillen

(1893-1984) : « Ce qui est profond, c’est l’air. »

La montagne Tindaya est située sur l’île de Fuertaventura, aux Canaries, au large du Maroc.

Chillida rêve de créer un espace spirituel immense à l’intérieur de la montagne. L’artiste

veut évider la montagne, afin de rappeler à l’homme sa petitesse, et réaliser un monument à

la tolérance.

En 1994, Chillida trouve sa montagne sacrée sur l’île de Fuertaventura, aux Canaries. La

montagne Tindaya s’étend sur 186 hectares et culmine à une hauteur de 401 mètres. Elle a

les qualités géomorphologiques voulues par l’artiste, et a déjà été utilisée comme carrière

de pierre, ce qui permet d’envisager de creuser à moindre coût. Par ailleurs, par le passé,

Tindaya a été un lieu mystique, une montagne sacrée pour les indigènes, un monument à

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l’esprit de la montagne. Il a travaillé sur ce projet avec son principal collaborateur,

l’ingénieur Jose Antonio Fernandez Ordonez.

« Il s’agit d’un espace qui sera percé à l’intérieur d’une montagne magnifique, qui bénéficie

en outre d’une vue privilégiée sur la mer avec laquelle il communique. Ce sera un hommage

à l’humanité, à tous les hommes. J’offre cette oeuvre à tous les hommes, de toutes les

races, de toutes les couleurs, de toutes les tendances. C’est pour cette raison que l’oeuvre

exige une telle dimension, parce que plus nous nous sentirons petits dans un espace aussi

grand, plus nous nous sentirons égaux. »

Chillida veut que l’air et la lumière entrent dans le coeur de la matière, créant des espaces

internes accessibles et praticables.

Chillida imagine percer la montagne, la creuser, comme il le fait avec l’albâtre ou le granit.

Son but est de créer un espace intérieur en communion avec la nature. Pour celui qui a été

formé à l’architecture, ce serait alors la possibilité de transposer ses expériences du travail

de la matière et de la lumière à l’échelle du paysage. Après plusieurs années de travail,

l’artiste reçoit en 1994 l’autorisation de la part du Gouvernement Autonome des Canaries de

réaliser son projet. Mais ce rêve se heurte rapidement à de nombreuses oppositions, de la

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part des archéologues, des protecteurs de l’environnement et des anthropologues. Ils voient

dans ce projet une atteinte au patrimoine culturel et naturel du site. En 1996, Eduardo

Chillida publie une lettre dans la presse, expliquant en détail sa démarche, l’objectif de son

projet, et dit qu’il est prêt à l’abandonner face aux rejets qu’il suscite. Imaginée comme un

monument à la tolérance, il est exclu pour lui que cette oeuvre soit source de division.

« Il y a des années de cela, j’eus une intuition que je crus sincèrement utopique. Au coeur

d’une montagne créer un espace intérieur qui puisse être offert aux hommes de toutes races

et couleurs, une grande sculpture pour la tolérance.

Un jour survint la possibilité de réaliser la sculpture à Tindaya, à Fuertaventura, la montagne

où l’utopie pouvait devenir réalité. La sculpture aidait à protéger la montagne sacrée. Le

grand espace créé à l’intérieur ne serait pas visible de l’extérieur, mais les hommes qui

pénétreraient en son sein verraient la lumière du soleil, de la lune, à l’intérieur d’une

montagne offerte à la mer, et à l’horizon, inaccessible, nécessaire, inexisant...

Le soutien apporté par le Gouvernement des Canaries à l’idée de la sculpture renforça mon

enthousiasme. Je crus que l’oeuvre ne susciterait pas de controverse au sein de la

population canarienne, car je pensai lui faire don de la sculpture et de mon travail. Mais j’ai

constaté que le projet de sculpture réveille de nombreuses inquiétudes et suspicions

inattendues, une opposition dont l’ampleur est pour l’heure difficile à évaluer, mais

suffisante à entamer mon enthousiasme au point d’abandonner la réalisation de l’oeuvre.

Cependant, je crois qu’il serait très positif de montrer au peuple canarien et à tout le monde,

par le biais d’une exposition de maquettes et de dessins, ce que l’on prétendait faire à

Tindaya.

La sculpture est conçue comme un monument à la tolérance, je l’ai dit, et il s’agit d’une

oeuvre pour le peuple canarien. Je ne souhaite donc pas qu’elle soit utilisée comme élément

de division, et encore moins qu’elle soit sujet à scandale et enjeu de luttes politiques que je

ne comprends pas, et auxquelles je ne souhaite pas être mêlé.

Seul m’intéresse le débat artistique, qui malheureusement n’a pas eu lieu. Aucune critique

que j’ai pu entendre ou lire n’émanait de quelqu’un connaissant véritablement le projet. Mais

je sais que certaines personnes qui ne le connaissent pas ont prétendu qu’il détruirait la

montagne alors que l’objectif de mon oeuvre était de la sauver.

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Peut-être l’utopie ne peut-elle jamais devenir réalité. D’autres peut-être y parviennent

ailleurs. Ou peut-être la sculpture, cet espace vaste et profond, accessible à la lumière du

soleil et à la lune, lieu de rencontre entre les hommes, pourra-t-elle atteindre le coeur de la

montagne sacrée de Tindaya. »

Eduardo Chillida

Chillida meurt en 2002 sans avoir vu l’aboutissement de ce projet.

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Chillida et les droits de l’homme

Chillida, tout au long de sa vie, s’est préoccupé des droits de l’homme et des valeurs qui les

inspirent. Ces valeurs humanistes trouvent un écho direct dans son œuvre. Les titres de ses

sculptures en sont la preuve : Monument à la tolérance, Arc de la liberté, Dialogue-

tolérance, Lien, etc.

Il a créé de nombreuses affiches pour des événements, associations ou ONG. Quelques unes

de ces affiches sont présentées dans l’exposition :

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Chillida et l’espace urbain

Les villes regroupent près de la moitié de la population mondiale. Les premières villes voient

le jour en Mésopotamie et en Egypte. L’urbanisation s’accélère avec l’industrialisation au

19ème siècle. Après la seconde guerre mondiale, le monde connait une explosion urbaine,

notamment dans les pays du Sud. La ville génère des problèmes environnementaux

(déchets, pollution), des conflits sociaux (pauvreté, délinquance), des problèmes

économiques (chômage, accès à l’eau, aux ressources). L’art public se rencontre dans la

ville. Au 19ème siècle, les statues équestres sont en vogue. Puis, les monuments de

commémoration sont installés au sortir des conflits mondiaux. À partir des années 1960, les

œuvres présentes dans l’espace public adoptent des formes nouvelles. Il y a une

redéfinition, qui passe bien souvent par un engagement des artistes.

Les œuvres imaginées par Eduardo Chillida pour l’espace public entretiennent un lien

puissant avec le lieu et l’époque de leur installation. Elles s’appuient sur notre identité

collective, s’adressent à tous. Chillida les envisage comme un idéal démocratique.

43 sculptures d’Eduardo Chillida sont exposées dans des espaces publics, à Saint Sébastien,

Francfort, Bilbao, Berlin, Pardi, Washington...

Elles sont très différentes les unes des autres (les formes et les matériaux sont divers) mais

entretiennent quelques points communs :

- Chillida recherche toujours un équilibre entre l’œuvre et son environnement, il instaure un

dialogue. Il tient compte des caractéristiques physiques et naturelles du lieu, mais

également du contexte socio-culturel.

- Les thèmes abordés sont en lien avec des valeurs humanistes et démocratiques (la

fraternité, la tolérance, la liberté).

- L’échelle est toujours imposante : les œuvres agissent comme un lien entre le spectateur

et son environnement.

« C’est l’une des choses qui me passionnent dans la sculpture, l’œuvre appartient à tous. La

relation de l’œuvre à l’homme par le biais de l’échelle, par exemple, intervient dans l’œuvre

publique beaucoup plus que dans le reste. Vous devez tenir compte de l’environnement, vous

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situer au niveau urbain ou géologique de la zone, et au niveau mythique des lieux concrets. Il

faut chercher un lieu et ensuite créer un espace pour cette œuvre. Mettre en relation les

éléments. C’est-à-dire mettre en relation l’homme avec la dimension de. L’aider à passer de

sa dimension, qui est très inférieure, à une autre, celle de la sculpture. Et de cette dernière à

une autre, celle de l’espace, celle du ciel, celle de l’univers. »

Chillida, 2002.

De 1970 à son décès, Chillida installe de nombreuses sculptures dans l’espace public, avec

une visée humaniste permanente. Dans l’espace public, la sculpture se transforme, elle est

soumise aux dégradations, mais également aux altérations liées à la pluie, au froid, au soleil.

Ces sculptures modifient le lieu de vie des habitants, qui entretiennent avec elles une

relation particulière.

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Chillida et l’environnement

Eduardo Chillida était impliqué dans la défense de l’environnement.

Il s’intéresse au paysage, modelé par la main de l’homme, depuis la préhistoire, avec

l’agriculture et l’élevage. La modification des paysages naturels s’intensifie avec

l’industrialisation, au 19ème siècle. Le processus s’accélère, et les problèmes

environnementaux apparaissent. L’agriculture, l’industrie, les conflits mondiaux, les

transports, les constructions d’infrastructures, l’exploitation des mines, la pêche intensive,

la production d’énergie, l’élevage mènent à des catastrophes : la destruction de la couche

d’ozone, des forêts, un excédent de déchets impossible à endiguer, la désertification, la

pollution de l’air et de l’eau, l’effet de serre, la disparition de la biodiversité et le

réchauffement global.

À la fin des années 1960, les artistes du Land Art ont, et c’est relativement nouveau, une

conscience écologique marquée. S’éloignant des musées et des villes, ils travaillent

directement dans la nature. Ils utilisent des matériaux provenant de la nature. Les

sculptures sont exposées à l’air libre et soumises aux changements de température, à la

pluie, au vent... Elles évoluent, se transforment, souvent même jusqu’à leur disparition.

La nature joue un rôle fondamental dans l’œuvre d’Eduardo Chillida :

- Il réalise, durant ses jeunes années, des représentations de la nature (dessins de plantes,

peintures à l’huile de paysage).

- Il choisit, plus tard, des matériaux issus de la nature, et respecte toujours la nature du

matériau (pierre, fer...).

- Ses sculptures installées dans l’espace public sont en prise directe avec leur

environnement. Situées parfois dans des espaces naturels, elles entrent en dialogue avec

l’air, la lumière, les sons.

- Chillida explore des thèmes qui font écho à la nature : la métaphore de l’arbre, les

hommages à l’air, à la lumière, etc.

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« Je parle avec les pierres quand je travaille avec elles. Je leur demande : Toi, que veux-tu

que je te fasse ? Ce sont des pierres spéciales, naturelles, provenant de Thaïlande. Dans ces

pays, ils extraient les pierres comme dans l’Antiquité, avec des procédés d’exfoliation. Ils

cassent et extraient les pierres vives d’une certaine manière. Moi, je ne les brise pas de

l’extérieur, je travaille seulement avec l’intérieur »

Chillida, 1997

HELOGIO DEL HORIZONTE, 1989

(Eloge de l’horizon)

« Au départ, je fis trois variantes. Mais par la suite, à mesure que je cherchais l’échelle, la

plus simple finit par s’imposer. Les projets sont trois pièces d’acier qui présentent

différentes variantes, mais avec le même esprit. Celle qui s’imposa comme définitive est

beaucoup plus économique que les autres, dans le sens conceptuel. Il se peut que dans le

format des ébauches, les deux autres soient meilleures ; mais en grand format, pour cette

échelle, celle-là est l’idoine. »

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« Paco Pol vint me voir, l’architecte qui était en train de réaliser le réaménagement de la

Colline de Santa Catalina. Il avait été informé du fait que j’avais en projet de réaliser un

œuvre en relation avec l’horizon, parce qu’il avait vu quelques-unes de mes maquettes en

exposition, et il me dit que le projet de Gijon était un lieu adéquat. Je ne le connaissais pas. Il

m’apporta une photo aérienne stupéfiante et je commençais à réfléchir à la chose. Et le jour

où je me rendis sur place, je me rendis compte, à ma grande surprise, que dans tous les

calculs d’échelle que j’avais commencé à faire pour ce lieu, la dimension de ma sculpture

coïncidait avec les rayons des fortifications qui se trouvent là-haut. »

« Je me demande, quand le lieu est fonction de quelque chose d’aussi immense que la voûte

et l’horizon, si le lieu a une importance suffisante pour pouvoir s’accommoder de ce non lieu,

qui dirons-nous, est le Cosmos. »

« Je crois que j’ai eu de la chance d’avoir réussi avec l’échelle ; et j’ai réussi parce que j’ai

tenu compte de deux éléments, l’espace innommable, incommensurable, et notre propre

dimensions, qui est très approchante des uns aux autres. Les différences sont minimes

rapportées à ce qui se trouve devant. Et moi, j’ai voulu chercher là un échelon entre les deux

choses, un mico-espace, ou un intermédiaire. »

Eduardo Chillida

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IRI BURNI II, 1986

(Trois fers)

Acier Alona

113 X 59 X 19 / 131 X 59 X 18,5 / 117 X 57 X 19 cm

Macba, Barcelone.

« Le fait de s’approcher d’un matériau, dans mon cas, est généralement motivée par des

raison conceptuelles. » Eduardo Chillida

L’économie de moyens et le désir de simplicité d’Eduardo Chillida s’incarnent dans ces

stèles. Ces trois formes simples ont été nommées par l’artiste avec un titre qui dit

clairement ce qu’elles sont, et ce qu’elles ne sont pas ! Ce sont des « fers », leur présence

dans le musée est à la fois modeste et monumentale. Le chiffre trois revient souvent dans

l’œuvre de Chillida, point de recoupement entre sa préoccupation pour l’espace (à 3

dimensions) et le temps (passé, présent et futur).

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Leur verticalité les inscrit dans la tradition des stèles funéraires, mais elles n’en ont pas la

fonction, et s’émancipent assez rapidement de cette référence, notamment grâce à leurs

trouées et leur disposition. Ces formes, assez proches de celle de l’enclume qui sert à battre

le fer, sont ancrées dans le sol. En se déplaçant parmi elles, circulant de l’une à lautre, un

jeu se met en place : nous nous amusons à abaisser notre regard à hauteur des trouées,

nous nous penchons, jouant à recadrer notre champ de vision à travers ces « points de vue »

(ou plutôt « zones de vue ») ménagées par l’artiste.

BEAULIEU, 1991

Acier

208 X 65 x 55 cm

Famille Chillida-Belzunce

« A l’extrémité de la rêverie dure, règne le fer. » Gaston Bachelard

Dans les années 1990, Chillida est à la pointe de la maîtrise de ses moyens techniques. Il

réalise alors des œuvres qui mettent au défi l’espace et l’énergie de la masse sculptée. Qu’il

incise un bloc de pierre, ou qu’il dresse ses grands Peignes du Vent face à l’Atlantique à

Saint-Sébastien, qu’il construise de curieuses tours compactes et denses partant à l’assaut

du ciel, le sculpteur ne cesse d’inventer des formes nouvelles. Il cherche à repousser les

limites des matériaux au maximum.

Les œuvres de Chillida sont souvent un défi aux lois de la nature. La sculpture Beaulieu

l’incarne particulièrement lorsqu’elle est présentée suspendue. Elle est alors un pilier en

acier inversé suspendu à une certaine hauteur par rapport au sol. La sculpture en acier

semble être paisiblement accrochée dans le vide mais une tension très forte s’exerce vers le

sol : son poids est de 2,5 tonnes. Elle peut également être présentée suspendue dans la

nature.

L’œuvre fut initialement produite pour une exposition consacrée à Eduardo Chillida à

l’abbaye de Beaulieu (Ginals, Tarn-et-Garonne) en 1991. Malheureusement, en raison de

problèmes techniques, elle n’avait pas pu être installée suspendue. L’œuvre était trop lourde

pour l’architecture de l’abbaye.

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L’œuvre ainsi exposée trace un sillon vertical dans l’espace d’exposition. Accrochée à la

passerelle du premier étage par un filin métallique, elle semble avoir stoppé sa chute

quelques centimètres au-dessus du sol. Le point de vue que l’on a sur elle évolue au fur et à

mesure de notre déambulation dans le musée puis dans l’exposition. Le vide et la tension

cohabitent, cette œuvre lance un véritable défi à la gravité.

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ESCUCHANDO A LA PIEDRA III, 1996

(Ecouter la pierre)

Granit

127 X 120 X 69 cm

Courtesy Galerie Hauser & Wirth

Ce bloc de pierre semble léger, suspendu dans l’air. Chillida a sculpté les angles du bloc de

granit de façon à leur donner un aspect arrondi, et cela empêche le spectateur de percevoir

les appuis de la sculpture sur le sol. Ainsi, l’œuvre semble flotter. Chillida dessine dans la

pierre, il pratique des incisons et laisse des reliefs dans la matière pour nous donner

l’illusion de dessins faits d’air et d’espace. Cette sculpture semble être constitué de

plusieurs blocs de pierre, comme un puzzle. En réalité, il s’agit d’un bloc unique, avec un

seul cœur.

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MESA DEL ARQUITECTO, 1984

(Table de l’architecte)

Acier

49 X 160 X 159 cm

Collection Emilio Ferre

« La forme se dessine toute seule en fonction de cet espace qui fabrique sa demeure à la

façon d’un animal qui sécrète sa coquille. Comme cet animal, je suis un architecte du vide. »

Eduardo Chillida

Au milieu des années 1940, Eduardo Chillida entreprend des études d’architecture à

l’Université de Madrid, qu’il abandonne 4 ans plus tard : « J’ai étudié l’architecture parce que

je l’aimais, et je l’aime toujours (...). Mais ce que je voulais faire avec l’architecture n’avait

rien à voir avec ce qui était enseigné à Madrid, alors je suis parti. (...). J’ai eu des crises

terribles contre cette conception de l’architecture que je croyais complètement dépassée. »

Chillida commence la série des Mesas (Tables) en 1983. Ce sont des tables au lourds plateau

d’acier dont la hauteur des pieds est calculée afin qu’ils ne soient pas visibles pour donner

une impression de lévitation. Les Mesas sont des hommages rendus notamment à Omar

Khayyâm, poète et mathématicien perse, et à Luca Pacioli, ami de Léonard de Vinci et auteur

de la Divine Proportion, dont les réflexions sur le vide ont attiré l’attention de Chillida.

« En regardant la table de Pacioli, nous avons l’impression que ce ne sont pas les pieds qui

portent la table mais l’espace lui-même, l’espace visible à travers les ouvertures. C’est le

vide de l’espace qui frappe, et il ne peut frapper que parce que le reste de la sculpture est si

lourd ». Eduardo Chillida

Chillida unit les pleins et les vides et imagine des creux et des renfoncements. Selon lui, le

vide est une réalité « aussi tangible que la forme qui lui sert à se manifester ». Le vide

« émeut ». Architecte du vite, Chillida imagine des demeures sans usage, des tables

d’architecte sans utilité. Il mêle le mobile et l’immobile, la stabilité et la légèreté, et

s’interroge : « L’unique chose stable, ne serait-ce pas la persistance de l’instabilité ? ».

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EUZKADI III, IV et V, 1975, 1976, 1976

Eaux-fortes

138 X 95,5 / 160,5 X 115 / 160 X 120,5 cm

Famille Chillida-Belzunce

Ces trois gravures (séparées dans l’espace d’exposition) sont dédiées au Pays Basque, à une

époque où les attentats s’y multiplient. Chillida y déploie un vocabulaire fougueux, répondant

à la violence par l’art. L’irrégularité des lignes, les méandres qui se dessinent font écho à

l’impasse représentée par les conflits. Les trouées lumineuses portent un espoir mais sont

entourées d’une matière sombre, sale, évoquant sans détour, malgré sa couleur grise, le

sang, la chair, ou les murs sales d’une prison.

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RUMOR DE LIMITES I, 1958

Rumeur de limite I, 1958

Fer,

22,5 X 75 X 28 cm

Collection Banco de Espana

« Existe-t-il des limites pour l’esprit ? Grâce à l’espace, des limites existent dans l’univers

physique, et je puis être sculpteur. Rien ne serait possible sans cette rumeur de limites et

l’espace qui les permet. Quel type d’espace permet les limites dans le monde spirituel ? »

Eduardo Chillida.

En 1948, le jeune Eduardo Chillida se rend à Paris, capitale européenne des arts, en quête de

nouveauté. Durant ses longues visites au musée du Louvre, il est fasciné par la sculpture

grecque antique, notamment des Cyclades. Il se sent attiré par les formes géométriques et

simples de ces oeuvres. En 1951, il rejoint son Pays Basque natal afin de s’éloigner des

courants, des modes et des influences. Il veut « désapprendre », et c’est au contact d’un

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forgeron voisin qu’il va renouveler son vocabulaire, qu’il va se tourner vers une conception

de la sculpture alors inédite. Il travaille à des formes, naissant parfois de l’assemblage

d’outils agricoles. Le travail du fer, très lié à la culture, aux ressources et à l’histoire du Pays

Basque, restera la technique de prédilection de Chillida, tout au long de sa vie. « Poète du

fer », « sculpteur devenu forgeron » selon les noms que lui donne Gaston Bachelard,

philosophe français, en 1956. Chillida est effectivement devenu forgeron, comme eux fasciné

par les odeurs, les sons, les transformations de la matière. Se confronter directement,

physiquement au matériau, en le pliant, en le courbant à chaud : il lui donne forme par les

lois du feu et de la matière.

Le Cosmos du Fer, Gaston Bachelard, 1956 (extrait) :

Le cosmos du fer n’est pas un univers immédiat. Pour l’aborder il faut aimer le feu, la

matière dure, la force. On ne le connaît que par des actes créateurs, courageusement

éduqués.

Avant d’entrer dans la forge créatrice, Eduardo Chillida a tenté des destins beaucoup plus

simples. Il voulait être sculpteur. On lui mit, suivant le classique apprentissage, les mains

dans la glaise. Mais, raconte-t-il, ses mains tout de suite se révoltèrent. Plutôt que de

mouler, il voulait dégrossir. Puisqu’il fallait apprendre à travailler les espaces solides, il

mania d’abord le ciseau contre des blocs de plâtre. Mais le plâtre ne lui donnait que des

délicatesses à bon marché ! La lutte des mains, il la veut fine et forte. La pierre calcaire et le

granit font de Chillida un sculpteur accompli.

De telles rêveries de dureté progressive peuvent-elles s’arrêter là ? Le ciseau n’est-il pas le

vainqueur quotidien de la pierre ? Le fer est plus dur que le granit. A l’extrémité de la rêverie

dure, règne le fer.

Au surplus, ce grand lutteur des matières dures trouve que la masse interne des statues

garde une résistance inattaquée. Il rêve d’une sculpture qui provoquerait la matière en son

intimité.

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Le vocabulaire plastique d’Eduardo Chillida

PAS D’ANGLE DROIT

Ils n’existent pas dans la nature. De plus, Chillida se sent limité par l’angle droit. Il préfère

utiliser le GNOMON, un angle découvert par les grecs (à l’origine, ce gnomon est l’angle que

forme une personne avec son ombre) qui mesure entre 88 et 93°. Cet angle parle de l’être

humain, et convient mieux à Chillida que l’angle droit.

ECONOMIE DE MOYENS

Chillida recherche l’essentiel, il élimine du superflu. Il considère l’élémentaire comme

quelque chose de profond. Il estime que l’espace est plus beau que ce que l’on y introduit. Il

réalise ses œuvres avec une économie de moyens.

ESPACE / MATIERE

Chillida s’intéresse à la dialectique entre espace et matière. C’est de l’éternel dialogue entre

le plein et le vide dont il est question. Pour Chillida, la matière est un espace lent et lourd. Le

vide est une matière rapide et légère.

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GRAVURE

Eduardo Chillida n’a cessé de s’interroger sur l’espace et la forme, en travaillant divers

matériaux : fer, bois, granit, albâtre, terre, béton, acier, mais également en dessinant,

découpant, collant, gravant. L’oeuvre sur papier d’Eduardo Chillida occupe une place

importante dans sa création. Ses gravures témoignent de son besoin de comprendre les

vides et les pleins dans une organisation bi-dimensionnelle. Cerne et aplat sont alternés,

sans que l’on sache, du blanc ou du noir, comment les rôles sont distribués par l’artiste.

Lorsqu’il grave, Chillida trace des lignes mais étudie aussi les accidents de la plaque de

métal qui sert à graver, et en provoque d’autres.

Il sélectionne le grain et la texture du papier, mat, épais ou lisse, et réalise des mises en

page dans lesquelles la matérialité du support et l’intervention graphique se conjuguent

pour donner naissance à un espace-matière.

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LIMITE

La sculpture n’existerait pas s’il n’y avait pas de limite dans l’espace, entre la matière et le

vide.

LIEU

Les sculptures de Chillida entretiennent des relations fortes aux lieux qu’elles occupent.

Elles interagissent avec leur environnement.

QUESTIONS

Les œuvres d’Eduardo Chillida tentent de répondre aux interrogations que l’artiste se pose.

Ce sont des questions de type poétique et philosophique à propos de l’espace, de la matière,

du temps et de l’esprit. Le processus d’expérimentation que Chillida met en place, et les

découvertes auxquelles il l’amène ne lui permettent pas de croire en une vérité absolue. Ses

familles de sculptures découlent de questionnements autour de thèmes divers.

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SÉRIES

Les sculptures d’Eduardo Chillida fonctionnent par séries, qui explorent des thèmes. À

l’intérieur de ces familles, les sculptures sont semblables mais pas identiques. Voici

quelques exemples de ces séries.

- La série « La profundo es el aire » (titre emprunté au poète Jorge Guillen). Il s’agit de faire

entrer l’air et la lumière au cœur de la matière. Chillida travaille à des espaces internes

accessibles, praticables par la voie de l’imagination. L’artiste s’imaginait petit comme une

fourmi et déambulait mentalement dans ces espaces.

- La série « Lotura » (union). Chillida travaille à des pièces d’acier repliées sur elles-mêmes

ou qui se déploient. Un seul bloc de matière s’ouvre en plusieurs bras, comme un arbre. Les

différentes branches sont pliées ou entrecroisées.

- La série « Peigne du vent ». Cette série évoque le rapport de Chillida à la mer. Il se

questionne sur la dimension inaccessible des éléments naturels, non contraints dans

l’espace et dans le temps. Il crée des sculptures en forme de mains, qui captent des espaces

mais laissent passer le vent entre leurs doigts.

- Les séries « Consejo al espacio » et « Buscando la luz ». Il s’agit de sculptures en acier de

grandes dimensions, constituées de plaques d’acier. Ces sculptures architectoniques

permettent d’entrer à l’intérieur des œuvres, de s’y réfugier : on pénètre dans la sculpture.

- Les blocs de granit : Il s’agit de dessins réalisés dans la pierre, de dessins faits d’air,

d’espace. L’artiste pratique des incisions à la surface des pierres. Ces blocs donnent

l’impression d’être constitués de plusieurs morceaux de pierre, comme un puzzle, mais ce

n’est pas le cas, ils ont un cœur unique.

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Les matériaux d’Eduardo Chillida Chillida dialogue avec les matières, il entretient un profond respect pour les matériaux qu’il

utilise.

ALBÂTRE

C’est une pierre, dont la variété peut être soit le calcaire soit le gypse. Symbole de blancheur

et de pureté, sa couleur est d’un blanc laiteux. L’albâtre peut être uni ou veiné, c’est une

pierre translucide. Octavio Paz écrit que l’utilisation de l’albâtre chez Chillida permet une

fusion du matériel (la pierre) et du spirituel (la lumière). Il qualifie les sculptures de « blocs

de transparence ».

FER

Chillida utilise l’acier corten, qui est un acier auto-oxydable, qui offre une grande résistance,

notamment face aux intempéries. La couche externe d’oxyde protège l’intérieur et évite que

la corrosion ne travaille la sculpture en profondeur. Comme le granit, c’est un matériau très

vivant. L’humidité agit sur l’état de l’oxydation et l’apparence de la sculpture. Des variations

de couleur apparaissent. Lorsque la sculpture a un aspect orangé, l’oxydation est récente.

Lorsqu’elle est plus sombre, l’oxydation est plus ancienne. Chillida ne considérait pas une

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œuvre comme achevée tant qu’elle n’avait pas perdu sa première couche d’oxyde. La pluie

était son alliée.

GRANIT ROSE

Ce granit rose provient d’Inde, où les blocs de pierre sont extraits de façon rudimentaire : à

l’aide de cales en bois dans les fissures, puis, avec la pression, le bloc se détache. Les

marques blanches, présentes à la surface des blocs, témoignent de ces insertions. Les

pierres ont conservé leur rugosité naturelle. C’est un matériau vivant, changeant. Les

cristaux de quartz présents dans le granit brillent plus ou moins en fonction de la luminosité,

l’aspect des sculptures évolue en fonction du contexte.

Les blocs en pierre sont des réminiscence de ses études d’architecture. Sur les traces de

Brancusi, il élimine le socle, ou l’intègre à ses sculptures. Le rythme, la dynamique de

l’œuvre se déploie sans entrave. Une pensée philosophique est mise en forme.

Chillida travaille dans une profonde concentration et une patiente composition. Ses

sculptures puisent dans son univers mental et sensible davantage que dans le monde.

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LUMIERE

Ce matériau est non soumis aux lois de la gravité et a été au centre du travail de Chillida,

tout au long de sa vie.

PAPIERS ET FEUTRE

Pour la série des collages « Gravitaciones », Chillida utilise un matériau ancestral : le papier

artisanal. Ce papier, naturel et imparfait est fabriqué à la main et réalisé à partir de chiffons.

La trame, le grain, voire les motifs qui apparaissent à la surface de ces papiers en font un

matériau vivant, imparfait et sensuel.

Chillida utilise ces papiers pour des compositions, des collages réalisés sans colle, mais

avec une ingéniosité et une malice certaines. Il découpe, troue, cale, décroche, ajoure,

soustrait, architecture des formes. Et les feuilles ainsi travaillées se superposent les unes

aux autres. Des strates de papier se mettent en place, créant un relief. Chillida crée de la

sorte des entrelacements, des passerelles, des enjambements, des plongées et de reflux de

matière. Les fragments de papier sont indépendants les uns des autres. Ils s’imbriquent,

s’articulent. Le papier est sculpté, le vide est creusé. Le fil utilisé pour suspendre ces

fragiles palimpsestes les allège : ils sont suspendus. Les papiers épais ou le feutre

fonctionnent selon le même procédé d’une simplicité absolue : découpage puis

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superposition. Les textures, les perforations puis parfois, les motifs graphiques donnent son

caractère unique au montage ainsi réalisé. Avec la série des « Gravitaciones », le papier

cesse d’être un espace de représentation, il devient un espace sculptural.

TERRE CHAMOTEE

C’est une terre de structure fine, parsemée d’éléments plus épais (la chamote, qui est

constituée d’argile cuite broyée). C’est une terre résistante, qui subit un faible retrait lors du

séchage et de la cuisson.

Chillida commence en mettant en forme des volumes pleins, des masses de terre. Puis il les

transforme. La lame de l’artiste vient effectuer des trouées, des creusements, des

scarifications dans la matière. La métamorphose ancestrale opère : le fragment de terre est

transfiguré en sculpture. Avec la terre chamotée, Chillida explore les notions plastiques

d’ouverture et de fermeture, il met en scène des coffres ouverts (au trésor impalpable). Il

dessine des chemins, et joue avec les effets d’ombre et de lumière. Parfois, ces volumes

comportent des dessins réalisés par l’artiste à l’encre de Chine, après la cuisson, et qui

ajoutent à la surface de la terre des chemins nouveaux pour le regard, des signes

supplémentaires.

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Le musée Chillida-Leku J’ai été reçue, le 22 Janvier 2018, par Luis Chillida, le fils d’Eduardo Chillida, dans ce lieu

située hors du temps et, dans une certaine mesure, hors de l’espace tel que nous le

percevons habituellement. J’étais accompagnée des mes collègues du service des publics

du musée des Abattoirs, et nous avons vécu cette journée comme un enchantement, une

visite à pas feutrés dans le monde de Chillida. Récit.

Il est encore tôt lorsque nous arrivons à Hernani, après un long voyage en voiture, enjoué, à

l’orée d’une journée pleine de promesses et de poésie. Le site n’est pas ouvert au public,

nous sommes seuls, dans un léger brouillard, l’humidité est palpable. Le lieu est verdoyant,

sent l’humus, et nous saisit immédiatement. Notre horizon, pour quelques heures, est

magnifiquement barré par d’immenses sculptures, et parcouru par des chemins qui

serpentent pour nous amener de découverte en découverte. Notre visite n’est pas un

pélerinage, mais le lieu nous attire de toutes ses forces vers un recueillement poétique.

Nous sommes happés, avalés, étourdis.

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Apparaît Luis Chillida, le fils de l’artiste. Discret, élégant, les mains dans les poches. Il sera

notre complice, notre intarissable conteur. Dans le jardin, nous déambulons parmi les

sculptures de grandes dimensions. Et comme des enfants, nous tournons autour, nous

touchons, nous découvrons ces géants de fer et de pierre grâce à tous nos sens. Odeurs,

sensations tactiles, déplacements, nous avançons, reculons, levons les yeux, les baissons.

Notre guide parle doucement, nous devons faire silence pour l’entendre. Concentrant notre

attention, nous sommes le réceptacle de ses paroles. Il mène la danse, organise le parcours,

nous entraine dans son sillage. Luis nous montre ce que seuls les proches de Chillida

peuvent connaître, comme cet oiseau dans la stèle réalisée par Chillida à la mémoire de

Georges Braque. Il nous fait entrer dans l’intimité de la famille, avec pudeur et convivialité.

Les sculptures présentes dans le parc sont issues de diverses séries : on y trouve des blocs

de granit rose avec incisions (dessins faits avec de l’air), des blocs avec des espaces vides

sculptés à l’intérieur (Chillida s’imaginait parcourant ces espaces miniatures). On trouve

également des sculptures constituées de plaques métalliques enveloppant l’espace (on peut

pénétrer dans ces lieux, et se sentir entouré par le métal), des blocs-branches (qui, comme

des arbres de métal, s’ouvrent en différentes branches, pliées ou entrecroisées). Il y a

également des tables, et des stèles. La diversité des formes multiplie nos sensations et nos

expériences.

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Luis Chillida lève le voile sur l’univers de son père, nous livre le quotidien, l’anecdotique, les

meilleurs moments. Avec lui, pas de doute, pas d’approximation. Il connait tout cela par

cœur mais ne se lasse visiblement pas de naviguer dans sa mémoire et celle de son père

pour redire, faire renaître, partager de nouveau. Il nous prend sous son aile, avec patience,

bienveillance, et répond à toutes nos questions, des plus pointues aux plus insolites. Les

détails techniques n’ont aucun secret pour lui, il a observé son père travailler, il connait

mieux que quiconque ses méthodes et ses secrets de fabrication. Il nous parle de ces

énormes blocs de granit, dont la couleur et l’aspect fascinaient son père. Du travail à la

forge, difficile, épuisant. Des prouesses techniques, de cette intransigeance de Chillida, de

son obstination, et de son caractère paisible mais entier, de son amour de la musique, de la

littérature, des beaux papiers, de sa complémentarité absolue avec sa femme, Pili, complice

de la première heure. Mais également des difficultés, des doutes, et de cette ferme achetée

en 1984 et qu’ils ont mis 15 ans à rénover, pour en faire un lieu à la hauteur de l’histoire et

des traditions qu’il véhicule. À l’origine de ce projet, Chillida souhaitait un lieu lui permettant

de stocker ses sculptures durant le processus d’oxydation. Puis une fois installées dans ce

parc, il décide de les conserver, de ne pas les vendre. L’idée du musée surgit.

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Progressivement, le terrain qui se trouve autour de la ferme est acheté, le parc de 12

hectares se constitue progressivement.

Cette grande maison, une ferme basque traditionnelle datant du 17ème siècle (1654), a été

ramenée à la vie par un travail de rénovation que Luis Chillida apparente à un travail de

sculpture. En y pénétrant, nous en avons le souffle coupé. Immense, et glaciale en ce mois

de janvier, elle offre un écrin parfait aux œuvres exposées. La bâtisse, réduite à l’essentiel

(murs en pierre, charpente et planchers en bois) est une épure, elle est pleine de vide. C’est

le refuge idéal pour les sculptures les plus fragiles, et qui ne peuvent être disposées dans le

jardin. On y découvre également des dessins, des gravures et des « collages ». Nous

sommes autorisés à toucher les sculptures, à ressentir le contact avec les pièces en albâtre

notamment. Merveilleux cadeau offert par Luis.

La journée se termine, nous avons parcouru l’ensemble du parc, et passé plusieurs heures

dans la ferme-musée. Nous avions oublié l’humidité et le froid, nous retrouvons les

contingences quotidiennes à regret. Nous remercions Luis Chillida, et filons vers les Peignes

du Vent, vers un autre émerveillement, plus brutal, mais tout aussi poétique.

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« Un jour, j’ai rêvé d’une utopie : un espace où pourraient se reposer mes sculptures et où

les gens se promèneraient parmi elles, comme à travers un bois. » Eduardo Chillida.

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Pas à pas face aux sculptures d’Eduardo Chillida

FICHE ELEVE

REGARDER / Regarder de loin, observer, puis s’approcher et constater les changements qui

s’opèrent au fur et à mesure de notre avancée.

CONTOURNER / Différents points de vue : regarder selon plusieurs points de vue. Une

sculpture doit être contournée si nous voulons réellement la découvrir. Observer la

sensation de mouvement, dans le rythme de la sculpture.

OBSERVER / Regarder de près, s’arrêter sur des détails. Quel matériau a été utilisé ? Quelle

est la couleur ? Y a-t-il une seule couleur ou plusieurs ? La couleur change-t-elle ?

SENTIR / La sculpture a-t-elle un espace ? Comment y accéder ? Avec le corps ou avec

l’imagination ? Que ressentirait-on si on la touchait ? Serait-elle douce ou rugueuse ?

ETRE ATTENTIF ET PENSER / Les sculptures ont quelque chose à dire, il faut être attentif

pour pouvoir l’entendre. Pourquoi l’artiste a-t-il choisi ce titre ? Que cela suggère-t-il ?

Conseils pour observer les sculptures d’Eduardo Chillida

Il n’est pas nécessaire d’avoir de grandes connaissances à propos de l’artiste pour pouvoir

apprécier son travail. Ses œuvres peuvent être approchées par le biais des sensations

qu’elles procurent, des questions qu’elles posent, des sentiments qu’elles nous font

éprouver. Il s’agit d’une expérience personnelle.

Pour pouvoir se saisir des œuvres d’Eduardo Chillida, il faut prendre son temps. Contempler

attentivement, de près, de loin, de tout près, en s’arrêtant sur les détails, en observant les

jeux de lumière et en faisant varier son point de vue. Il ne faut pas hésiter à lever les yeux, à

comprendre comment les œuvres sont disposées, comment elles sont éclairées, comment

l’exposition est organisée. Il n’est malheureusement pas possible de toucher les œuvres.

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Bibliographie Eduardo Chillida

Ces ouvrages sont à retrouver à la médiathèque des Abattoirs

Chillida : "El espacio poetico"

Benalmadena : Ayutamiento de Bealmadena, 2004

3. CHIL-04

Chillida

Paris : Galerie Lelong, 1990

3. CHIL-90

Chillida

Barcelona : Fundacio Joan Miro, 2004

3. CHIL-04

Chillida

Paris : Editions du Jeu de Paume : Réunion des musées nationaux , 2001

3. CHILL-01

Chillida / Produced by William Leeson ; Directed by Laurence Boulting

RM Arts , 1985 ; London , Phaidon Press

14.1/ CHIL-85

Chillida : 1948-1998

Madrid : Museo Nacional Reina Sofia / Aldeasa , 1998

3. CHIL-98

Chillida : escultures, obra grafica

Barcelona : Galeria Maeght, 1980

3. CHIL-80

Chillida : Europalia '85 Espana

Bruxelles : Musée d'Art Moderne, 1985

3. CHIL-85

De la sculpture au XXe siècle / sous la direction de Thierry Dufrêne et

Paul-Louis Rinuy

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Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble , 2001

16.2/ SCUL-01

Eduardo Chilida : L'oeuvre graphique 1966-1996

[Cajarc] : Editions Arts & Dialogues européens, 2003

3. CHIL-03

Eduardo Chillida

Royan : Centre d'Arts Plastiques, 2004

3. CHIL-04

Eduardo Chillida

Saint-Paul de Vence : Fondation Maeght, 2011

3. CHIL-11

Les espaces de Chillida

Paris : Editions Cercle d'Art, 1974

3. CHIL-74

Forger l'espace : la sculpture forgée au vingtième siècle

Valencia : IVAM, centre Julio Gonzalez ; Diff. [Paris] : Cercle d'art,

1998

16.3/ FORG-98

Grands d'Espagne : de Picasso à Barcelo

Vence : Chateau de Villeneuve ; Paris : Réunion des Musées Nationaux ,

1999

20.54/ GRAN-99

Homenaje a Chillida

Bilbao : Guggenheim Bilbao Museoa, 2006

5.3/ CHIL-06

Questions / Eduardo Chillida

Paris : Daniel Lelong Editeur , 2001

4. CHIL-01

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Modalités d'accueil des groupes scolaires

La visite : Trois formules

- La visite en autonomie : L'enseignant prend en charge lui-même la visite avec son groupe.

TARIF : 1 euro par personne (gratuit pour les accompagnateurs).

- La visite-atelier (sur réservation, et à destination des élèves du Premier Degré). L'enseignant s'appuie sur les médiatrices, qui prennent en charge la visite de l'exposition et un atelier.

TARIF : 2 euros par personne (gratuit pour les accompagnateurs).

- La visite découverte ou la visite commentée (réservées aux collégiens et aux lycéens) :

TARIF : 2 euros par personne (gratuit pour les accompagnateurs).

Attention : Quelle que soit la formule choisie, réservation obligatoire des créneaux de visite auprès de Yolande Lajugie, au 05 62 48 58 07 ou [email protected]

Horaires d’ouverture du musée :

Pour les scolaires, ouverture du musée du mercredi au vendredi, 12h-18h.

Quelques exceptions peuvent être faites : possibilité de venir le matin pour certains groupes. Il semble essentiel de rappeler aux professeurs désirant effectuer une visite ou participer à une animation avec leurs élèves qu'une approche personnelle préalable est fortement recommandée.

Sur place, les élèves peuvent prendre des notes ou dessiner avec un crayon à papier et des crayons de couleur. Les sacs et cartables doivent être laissés dans le bus ou déposés au vestiaire au sous-sol.

L'usage de l'appareil photo sans flash est autorisé. Dans le musée, les élèves ne doivent jamais être laissé sans surveillance : aucun « quartier libre » n’est autorisé. On ne touche pas, on ne court pas, on ne crie pas. Gratuité de l'accès pour les enseignants qui en font la demande, dans le cadre de la préparation d'une visite avec leurs élèves. Message à adresser à Hélène Carbonell : [email protected]

Enseignants et éducateurs : Les 3èmes mercredis du mois, visites guidées gratuites et sans

réservation, 16h-18h.

Bonne visite aux Abattoirs !