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La Psychanalyse à l'écoute du social

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INTRODUCTION

L a société a paru longtemps réfractaire à toute investigation qui participerait, peu ou prou, d'une orientation psychologique. Durkheim ne disait-il pas que les phénomènes sociaux ne pouvaient être engendrés que par des

déterminations sociales. Cette règle d'or, l'explication du social par le social, est toujours de rigueur, chez les tenants français d 'une sociologie positiviste. Pourtant bien des explications d'ordre psychologique se nichent au cœur de l 'œuvre durkheimienne et sont présentes dans les travaux de sociologues allemands de la taille de Simmel ou Weber.

Cette mise à l'écart des processus psychologiques de la vie sociale n'a pour- tant pas empêché Freud, grand déchiffreur de toutes les formes de réalité, « conquistador » têtu, de vouloir appliquer - ou au moins utiliser - les décou- vertes psychanalytiques pour explorer la vie sociale. De tout temps, il a montré son intérêt pour les problèmes de société, traduisant en allemand (dès 1879) l 'œuvre princeps de Stuart Mill sur l 'émancipation des femmes. Dès qu'il eut le sentiment que sa doctrine et ses méthodes reposaient sur des fondements suffi- samment scientifiques (même s'il devait plus tard remanier sa théorie), il n'eut de cesse de vouloir élargir le champ de la psychanalyse, fidèle ainsi à ses inves- tissements sociaux de la première heure. Le fameux texte de 1913, L'intérêt de la psychanalyse, précise bien que la psychanalyse devait s'intéresser aux sciences non psychologiques parmi lesquelles se trouvent l'histoire de la civilisation et la sociologie. Freud ne s'est d'ailleurs pas contenté de manifester de la curiosité pour des processus sociaux, il a essayé dans plusieurs œuvres, qualifiées d'an- thropologiques par certains et de sociologiques par d'autres, de montrer la fécon- dité de l 'approche psychanalytique du social. Ces travaux jalonnent la dernière partie de sa vie et de sa trajectoire intellectuelle, de Totem et Tabou (1913) à L'homme Moïse et la religion monothéiste (1939, dernière œuvre achevée) en passant par le fort célèbre Malaise d a n s la culture (1929). Il notait d'ailleurs, dans ce dernier ouvrage, que « la plupart des civilisations ou des époques culturelles ... sont devenues névrosées sous l'influence de la civilisation elle-même » et qu'il lui semblait nécessaire, bien que fort difficile qu' « un jour quelqu 'un s'enhardisse à entreprendre la pathologie des sociétés civilisées ».

Cet aspect de l 'œuvre freudienne reçut un accueil mitigé non seulement de la part des ethnologues et des sociologues, ce à quoi on pouvait s'attendre, mais éga- lement de la part de nombreux psychanalystes qui se demandaient si la psycha- nalyse ne risquait pas de se dévoyer dans l'étude de tels phénomènes. Car ceux-ci ne pouvaient relever de ce qui leur semblait, à bon droit, le lieu ayant permis à la théorie de se développer : la cure analytique avec ses règles de fonctionnement.

Malgré les réserves et même parfois les critiques acerbes, Freud avait continué à s'engager sur cette voie, bientôt suivi par d'autres analystes de grand renom :

(1) Reproduit dans S. Freud : Résultats, idées, problèmes, T.I., Paris, P.U.F., 1984.

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citons simplement Roheim (également anthropologue) et Reich, qui a donné dans Psychologie de masse du fascisme une des interprétations les plus pénétrantes de la raison de la naissance et du triomphe du nazisme.

Certes, plus tard, certains analystes, tels Gorer, pour n'en citer qu'un, dans son étude des « américains » et des « russes », se sont mis à utiliser les concepts analy- tiques d'une manière telle qu'ils ont conduit leur tentative dans une impasse. Lorsqu'un analyste écrit qu'un révolté n'est qu'un individu dont le développe- ment s'est arrêté et qui s'est fixé au stade sadique-anal, on peut comprendre le haut-le-cœur non seulement des sociologues mais de tout citoyen un peu au cou- rant des problèmes politiques.

Mais de tels errements, qui demeurent ici et là, n'ont pas empêché des cher- cheurs plus exigeants de jeter un pont entre les approches psychanalytiques et sociologiques. Mentionnons sans souci d'exhaustivité : Bastide (Sociologie et psy- chanalyse), Erikson (Enfance et ṣociété), Mitscherlich ( Vers la société sans pères), Marcuse (Eros et civilisation), Kaufmann (L'inconscient du politique), Castoriadis (L'institution imaginaire de la société), Devereux (Ethnopsychanalyse), Moscovici (L'âge des foules), Enriquez (De la horde à l'Etat), Mendel et son œuvre socio- psychanalytique.

Une voie particulièrement prometteuse fut l'étude des petits groupes et des organisations à la suite du travail de Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, puis de celui de Bion, Recherches sur les petits groupes. Elle permit à certains courants de la « social-analysis », de la psychosociologie, de la « groupe-analyse », de la thérapie familiale, de s'engager nettement sur le chemin d'une exploration psychique de certains processus groupaux ou organisationnels.

Il n'est pas nécessaire de s'apesantir sur cette orientation. L'ensemble des textes que nous avons présentés dans l'ouvrage Psychanalyse et organisation témoignent de l'intérêt d'une telle perspective, déclinée différemment par les dif- férents courants anglais, américains et français, entre autres.

Il est bon, par contre, de revenir sur l'intérêt de la psychanalyse pour les pro- blèmes de société. Un premier constat s'impose : s'il apparaît relativement aisé d'examiner en quoi la psychanalyse peut aider à comprendre les processus à l'œuvre dans les groupes, les organisations et les institutions - car il s'agit toujours d'ensembles relativement circonscrits, aux frontières repérables - il n'en va pas de même pour le « social ».

Chaque chercheur, en effet, construit le monde social en se référant à une théorie bien définie, et les théories sont fort nombreuses en la matière. Le social, de plus, est un terme connotant des mécanismes d'extension illimitée. N'importe quoi relève du social et peut être l'objet d'une recherche puisque le social, par définition, est toujours « déjà là », dès notre naissance et structure nos conduites.

Aussi la tentation est-elle grande de réduire le champ social à l'inconscient ou de mettre une pincée d'inconscient dans toutes les sauces, en oubliant « de pro- céder avec prudence », comme le recommandait Freud.

Les événements de 1968 à travers le monde ont certainement constitué l'un des moments forts du recours à la psychanalyse, pour ne pas dire de l'utilisation poli- tique de celle-ci. Certains analystes et chercheurs inspirés par la psychanalyse y

(2) G. Amado et E. Enriquez eds, Psychanalyse et Organisation - Paris, Ed. Eska, 1997 et n° 6-7 de la Revue Internat ionale de Psychosociologie.

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ont vu un mouvement surtout « régressif » où des adolescents attardés prenaient prétexte d'une certaine fragilité sociale, de la précarité de règles de fonctionne- ment quelque peu désuètes pour se livrer aux joies irresponsables de la trans- gression. Ce courant minoritaire, surmoïque et « rabat-joie » a trouvé peu d'échos au regard de son opposé. Largement inspiré de Reich et Marcuse, le courant « libertaire » a, au contraire, fait une large place au développement sans contraintes de la libido. « Il est interdit d'interdire, lisait-on sur les murs, comme pour inviter à débrider les pulsions, à libérer les passions refoulées, à mettre l'imaginaire « au poste de commande ». Entre ces deux extrêmes, les événements de 68 ont mis en évidence la capacité de nouveaux sujets sociaux de parler en leur nom et de vouloir créer une autre manière de faire de la politique, de nou- veaux rapports sociaux et familiaux, d'autres types de relations sexuelles. La libé- ration de la parole autour de ces thèmes a ainsi constitué une sorte de catharsis collective, assez reichienne dans un premier temps, plus élaborée, ensuite, plus freudienne peut-être. C'est à partir de cette époque qu'ont fleuri colloques et ouvrages tentant d'articuler inconscient et champ social, s'efforçant surtout de rendre au désir sa souveraineté.

Ce temps tumultueux n'est plus. Mais une autre appréhension du social s'est progressivement révélée et édifiée. On s'est rendu compte que les phénomènes sociaux étaient également des phénomènes psychiques et que les sociétés fonc- tionnaient à la croyance, à l'illusion, à la confiance, facteurs fort peu « rationnels ». Pourquoi, dès lors, ne pas examiner toutes les productions sociales comme expressives, sous certaines modalités, des processus inconscients ?

Les textes que nous présentons ici prouvent la volonté de repérer, dans le champ social, la parole inconsciente, souvent fondatrice.

Les auteurs n'ont, naturellement, pas le même mode d'approche. Si la cure analytique a ses règles, l'investigation « socio-analytique » en manque encore cruellement. Aussi, la part de la psychanalyse dans la compréhension des phé- nomènes qu'ils décrivent et son mode d'utilisation varient-ils sensiblement d'un auteur à l'autre. Il est possible que certaines études abusent de la contribution analytique alors que d'autres font trop peu référence à celle-ci. Les approches, pour aborder les phénomènes sociaux, dévoilent leur hétérogénéité.

Pourtant, il nous est apparu intéressant de livrer au public cet ensemble d'ar- ticles car ils témoignent de l'importance qu'a prise la psychanalyse dans l'écoute du social et permettent de confronter des perspectives diverses dans une effer- vescence créatrice de bon aloi.

Un dernier mot : si ce sont des psychosociologues qui sont les maîtres d'œuvre de cet ouvrage, c'est que la psychosociologie s'est donnée pour objec- tif de comprendre les intrications entre conduite humaine, réalité psychique et champ social. Les psychosociologues se sont ainsi préoccupés, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, de fournir à tous les citoyens des outils d'analyse interdisciplinaires, trans-disciplinaires, voire indisciplinaires afin que ceux-ci puissent se confronter à la complexité du réel, et non à une vision, hélas trop souvent réductrice proposée par les tenants purs et durs d'une séparation irré- ductible entre les diverses disciplines académiques. •

Gilles AMADO et Eugène ENRIQUEZ

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SÉMINAIRE DE PSYCHOLOGIE SOCIALE « JEAN STOETZEL » Paris V - Sorbonne

Les jeudis, 19h30

19 novembre 1998 Mme Jacqueline Barus-Michel, Professeur, Paris 7 : L'autre insoutenable : violence et effraction

17 décembre 1998 M. Jacques Ardoino, Professeur émérite, Paris 8 : Conflit, violence ?

21 janvier 1999 Mme M. Blanche Tahon, Professeur, Université d'Ottawa (Canada) : Algérie : la non-constitution des sujets politiques. Enchevêtrement de violence symbolique et physique

18 février 1999 M. Luc Ridel, Maître de Conférences à Paris 7 : Violence, crise, envie. Résurgences de l'archaïque dans la relation

18 mars 1999 Mme Ana Maria Araujo, Professeur, Université de Montevideo : Femmes, violence et conflit au sein de l'appareil politique : la guerilla Tupamara (Uruguay)

8 avril 1999 M. André Lévy, Professeur émérite, Université de Paris 8 : Violence, changement, déconstruction

6 mai 1999 Dr. Nathan Wrobel, chirurgien gynécologue, Paris : Du conflit à la violence : le symptôme

17 juin 1999 M. Max Pagès, psychothérapeute, Professeur émérite, Paris 7 :

18h De la violence insupportable au conflit nécessaire

20h Conclusion du Séminaire par Marie-L. Pellegrin Présidente de l'Association du Séminaire « Jean Stoetzel », suivi du pot de l'amitié

Le séminaire se tiendra les jeudis à 19h30 à la Sorbonne, Paris V, 1 place de la Sorbonne, salle D 663 (galerie Claude Bernard, au pied de l'escalier P)

Renseignements : 47

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L'INSTITUT TAVISTOCK : ORIGINE ET PREMIERES ANNEES

H a r o l d BRIDGER

Sidney GRAY Eric TRIST*

L'échange inédit dont nous présentons ici la traduction a eu lieu dans le cadre de la conférence annuelle de «l'Academy of Management », le 17 août 1982 à New York, USA, sous la présidence du D Mariann Jelinek de l'Université MacGill.

Ce texte nous a paru intéressant, voire important, à plusieurs titres. En premier lieu, il est à notre connaissance l'un des très rares qui présente de façon vivante et de l'intérieur l'histoire d'une institution fondatrice dans le domaine des sciences sociales, et particulièrement de la psychosociologie. De plus, l'Institut Tavistock est la référence incontournable qui a marqué l'his- toire de cette orientation de travail à travers le monde, en France en parti- culier. Si la psychosociologie française a développé sa spécificité, elle n 'en a pas moins conservé des liens étroits avec cette institution pionnière, dont trois des membres les plus éminents évoquent ici, de façon libre et sponta- née, leurs souvenirs et leurs réflexions. Nous tenons à remercier Harold Bridger de nous avoir communiqué ce texte et encouragés à le traduire.

Les traducteurs, Gilles AMADO et André LÉVY

* Fondateurs du Tavistock Institute of Human Relations.

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Le Dr Mariann Jelinek, Président de séance, ouvre le débat en précisant l'ordre des interventions.

I N T R O D U C T I O N

Eric TRIST

L a fondation du Tavistock Institute trouve son origine dans les liens noués durant la Deuxième Guerre mondiale entre la psychiatrie d'orientation psychanalytique et les sciences sociales. L'Institut s'est développé à partir de la Tavistock Clinic, une cli-

nique de jour fondée sur les relations établies durant la Première Guerre mondiale entre la psychiatrie et la psychologie dynamique. Ce sont les phénomènes résultant de la Dépression qui ont été à l'origine de l'orientation sociologique et psychologique de l'équipe de soignants. Ceux-ci ont ainsi été prêts à prendre l'initiative de la création de l'Institut, au moment où une crise secouait l'Armée, après Dunkerque, au sujet de la gestion et de l'utilisation des ressources humaines.

Il s'ensuivit un certain nombre d'expériences ayant une grande portée. Je n'en évo- querai que deux : la sélection des officiers, qui a produit la méthode du groupe sans leader, et les unités de réinsertion, qui ont constitué la forme de communauté théra- peutique la plus avancée, au moment où cette approche faisait ses premiers pas.

Ces dispositifs ont aidé à la constitution d'un groupe interdisciplinaire comprenant des psychiatres, des psychologues, des sociologues, des anthropologues, qui souhai- taient étudier les problèmes de changement organisationnel, social, et personnel, ainsi que leurs interactions, dans la société d'avant-guerre. Les personnes constituant le noyau de ce groupe ayant fait partie de la Tavistock Clinic avant la guerre, la nouvelle organisation, bénéficiant du soutien de la Fondation Rockefeller, s'est établie tout d'abord comme une annexe de la Tavistock Clinic. Elle ne s'est constituée, plus tard, comme une organisation indépendante que lorsque la Tavistock Clinic a été intégrée dans l'Agence Nationale de Santé (National Health Service). Elle a commencé à fonc- tionner le 1 février 1946.

En tant que groupe fondateur, nous avions apporté avec nous des valeurs et une phi- losophie communes concernant ; l'engagement social des sciences sociales », élaborées à partir du travail que nous avions réalisé ensemble sur des projets à large échelle pour- suivis dans des conditions marquées par la guerre. Nous avons entrepris cette nouvel- le aventure, dont on savait qu'elle présentait des risques considérables, avec une tolé- rance mutuelle et une profonde confiance, nées de nos relations passées et d'engage- ments partagés.

Notre approche, très proche de celle de la « recherche-action » conçue par Lewin, avait cependant une base socio-clinique. Elle reposait sur une relation de collaboration entre nous-mêmes et les organisations, avec lesquelles nous travaillions sur les pro- blèmes de changement nécessaires et, lorsqu'ils étaient compris, désirés par eux. Les problèmes étudiés tendaient à être centraux et systémiques plutôt que périphériques et focalisés, à longue plutôt qu'à courte portée, et ayant un caractère générique plutôt que particulier. Dès le début, l'accent a été mis sur la contribution des membres des orga- nisations clientes. Nous ne nous sommes pas positionnés comme des experts spéciali- sés. L'échange était réciproque. Dès le début, nous avons conçu le travail comme un effort collectif mettant en jeu des forces conjointes.

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L'expérience acquise à partir de problèmes à large échelle pendant les années de guerre nous avait convaincus de l'utilité du postulat selon lequel des processus incons- cients opèrent dans les groupes, dans les organisations, comme dans la société élargie, ainsi que chez les individus, bien que d'autres facteurs entrent en jeu à chaque niveau. Ces facteurs doivent être pris en compte lorsqu'on traite des problèmes de changement et des résistances à celui-ci. La théorie psychanalytique des relations d'objet, qui per- mettait d'unifier les champs psychologique et social, développée par des psychanalystes anglais, ainsi que les apports de l'anthropologie culturelle, ont constitué les fondements de notre approche théorique. Nous étions également influencés par l'approche holis- tique dérivée de la Gestalt-théorie et de la théorie lewinienne du champ. Il n'y avait qu'un pas à franchir vers la théorie des systèmes ouverts. L'article de Von Bertalanffy de 1950 : « Les systèmes ouverts en physique et en biologie » a influencé tout le travail ulté- rieur. Les travaux pionniers sur le turnover des ouvriers ont probablement constitué la première étude organisationnelle effectuée en termes de « système ouvert » Telles furent donc les notions sous-tendant les projets développés au cours des premières années, selon toutefois un cadre de référence en termes d'action.

Cependant, pour entreprendre ces projets, il nous fallut, sans pouvoir nous référer à quelque modèle antérieur, imaginer une organisation de type nouveau, tout en sachant que, en dépit de la large reconnaissance que nous avions acquise grâce à nos réalisa- tions pendant la Deuxième Guerre mondiale, le climat, au sein des milieux académiques en sciences sociales, ainsi qu'au sein du monde médical, était hostile à la direction que nous voulions suivre. En outre, nous n'avions aucune idée du degré de réceptivité que notre approche susciterait dans les organisations industrielles, ou dans les agences gou- vernementales ou sociales. Tout cela devait être découvert à mesure que nous bâtissions notre organisation, et que nous apprenions à partir de nos erreurs.

Sidney GRAY

Eric Trist a indiqué que des nouvelles structures d'organisation étaient requises pour le groupe du Tavistock dans l'immédiat après-guerre. Des décisions vitales devaient être prises sur deux plans : en premier lieu, la Clinique elle-même devait être réaménagée de façon à correspondre aux besoins de l'Agence Nationale de Santé, et gérée par des personnes capables de mener à bien ses projets d'extension au-delà du cabinet de consultation vers la communauté. En deuxième lieu, il fallait créer une institution entiè- rement nouvelle, le Tavistock Institute of Human Relations.

Le même groupe de personnes était responsable de la planification et de la mise en œuvre de ces deux développements et, d'une façon ou d'une autre, ce partenariat fonc- tionne encore aujourd'hui. Je reviendrai plus tard sur la question du développement propre de la Clinique et sur le rôle de l'Institut à ce sujet. En attendant, je veux décrire la fondation et les premières années de l'Institut lui-même.

Le statut légal de la Clinique avant que l'Agence Nationale de Santé (NHS) ne l'in- corpore était celui d'une association à but non lucratif, enregistrée selon les normes régissant les entreprises britanniques. A sa création, en 1947, l'Institut adopta le même statut. Sept membres du Conseil - l'instance dirigeante - de la Clinique devinrent les membres fondateurs de l'Institut et les premiers membres de son Conseil. Lors de sa première réunion, neuf autres membres furent nommés, amenant l'effectif total du Conseil à 16 membres, et ceux-ci furent invités à proposer d'autres noms afin qu'ils soient examinés lors des réunions suivantes.

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La politique de l'Institut prévoyait que les membres du staff professionnel auraient un statut équivalent à celui des professeurs d'université, des consultants appartenant au NHS, ou des membres à part entière de la Société Psychanalytique. Au moment de sa création, le staff professionnel comportait 11 membres, épaulés par un secrétariat res- treint. Il est significatif que pendant les 10 premières années, il y eut peu de change- ments dans le staff professionnel. Il a été ainsi possible de tenir de fréquentes réunions du staff et d'assurer la participation de tous ses membres à toutes les décisions majeures.

Ces deux atouts : l'existence d'une démocratie professionnelle guidant les décisions du staff d'une part, et le soutien d'autre part d'un Conseil composé de personnes de qualité, partageant ses valeurs et ses objectifs, a été un facteur clé de la légitimation de l'Institut à l'extérieur, et de sa capacité à mobiliser les ressources nécessaires à son fonc- tionnement. Un autre facteur important a été le soutien financier généreusement accor- dé par la Fondation Rockefeller, qui s'est maintenu tout au long des 11 premières années de la vie de l'Institut.

Pendant ces années, les relations entre le Conseil et le staff se déroulaient à la fois aux plans formel et informel. Le Conseil avait nommé un Comité permanent compor- tant peu de membres, et le staff professionnel avait élu un Comité de gestion restreint. Pendant un certain temps les deux comités ont tenu des réunions communes, et des contacts informels - en particulier avec le Président du Conseil - ont renforcé les rela- tions de collaboration.

En même temps, on s'orientait vers une politique consistant à étendre l'appartenance à l'Association de l'Institut (c'est-à-dire son Assemblée générale) à des personnes ne fai- sant pas partie du Conseil, mais « à des chercheurs en sciences sociales techniquement compétents et intéressés p a r une approche intégrée des problèmes sociaux, ainsi qu 'un nombre limité de personnes qui s'étaient distinguées dans d'autres domaines ». La fonc- tion principale de cette Association était de constituer un groupe de référence externe.

En septembre 1949, l'Association s'était élargie à 48 membres, dont 18 membres du Conseil. C'est alors qu'un changement majeur dans l'organisation fut mis en œuvre. Le staff et le Conseil s'accordèrent pour que ce dernier soit réduit à 9 membres, qui se réuniraient régulièrement avec les 5 membres du Comité de gestion professionnel. Ce resserrement des structures de prise de décision était une réponse directe à l'hostilité rencontrée dans les établissements psychologiques et psychiatriques, qui bloquaient de façon efficace l'accès de l'Institut à des sources de financement public pour soutenir son travail.

Pendant ces premières années difficiles, l'Institut compensa la réduction des subven- tions provenant de la Fondation Rockefeller en fournissant des prestations, comme consultant, auprès d'organisations industrielles et commerciales. De cette façon, l'Institut put faire la démonstration de son utilité et de son degré d'acceptabilité. Dans quelques cas, ce travail donna lieu à une longue et fructueuse collaboration avec les organisa- tions concernées, créant des conditions favorables au développement de méthodes innovantes, et même occasionnellement à des recherches à long terme. D'un autre côté, nous éprouvâmes une certaine déception en constatant qu'une grande partie de l'ex- périence que nous avions acquise avec l'Armée, qui aurait pu contribuer à la solution de problèmes majeurs de l'après-guerre, n'était pas transposable dans le climat marqué par le soulagement dû à la levée des restrictions de temps de guerre, et de réaction contre les procédures qui y étaient associées.

La crise financière aiguë qui frappa le Royaume-Uni en 1947 fut cependant l'occasion pour l'Institut d'avoir accès à un travail d'une toute autre dimension, subventionné par le Gouvernement au travers d'un Comité Industriel de Productivité. Ce Comité compre-

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nait quatre secteurs, et ce fut le regretté Sir George Schuster, directeur du secteur « Facteur Humain », qui invita l'Institut à entreprendre un programme de recherche et de formation sur trois ans. La recherche impliquait deux projets majeurs : une étude en profondeur de la Glacier Metal Company, et une étude des communications dans l'in- dustrie, effectuée auprès d'un certain nombre d'organisations différentes.

C'est peut-être le dispositif de formation qui fut l'aspect le plus passionnant de ce programme. Parmi un grand nombre de candidats, six partenaires furent choisis ; trois provenaient des syndicats, et trois venaient des universités selon la voie habituelle. Cette expérience permit de mettre en évidence la contribution que peuvent faire des per- sonnes ayant suivi des parcours extrêmement variés. Un tuteur était assigné à chacun des partenaires, et ils furent tous impliqués à des moments différents dans le projet Glacier. Tous participaient également à un travail de groupe suivi et, de façon plus générale, à la vie de l'Institut. L'objectif de cet ambitieux programme de formation était que les participants transposent dans les entreprises d'où ils venaient ou dans lesquelles ils souhaitaient entrer, l'expérience unique qu'ils avaient vécue à l'Institut.

Lorsque ce travail - et la subvention gouvernementale qui l'avait rendu possible - par- vint à sa conclusion fin 1951, l'Institut dut faire face à un nouveau problème d'ordre financier. Une subvention importante que l'on nous avait fait espérer de la Fondation Ford ne s'était pas matérialisée. Encore une fois, nous devions dépendre des services que nous pouvions rendre à l'industrie ou au commerce pour compléter le soutien de la Fondation Rockfeller qui en était à sa dernière phase.

On peut poser la question : pourquoi des subsides devraient-ils être fournis à des organisations de recherche « indépendantes », alors que la recherche constitue l'une des fonctions des universités ? Le Tavistock Institute n'aurait pas continué à exister de façon indépendante pendant 35 ans si nous n'avions pas eu la conviction qu'il serait à même de réaliser sur le plan scientifique des progrès qu'il aurait été plus difficile ou impossible de réaliser sous la tutelle universitaire. Le facteur principal qui nous conduisit à fonder un Institut indépendant fut la nécessité de parvenir à une collaboration interdisciplinai- re beaucoup plus approfondie qu'il ne semblait possible dans le contexte des universi- tés, divisées en départements spécialisés et séparés, comme elles le sont encore.

Vers la fin des années 50, l'Institut avait atteint un certain degré de stabilité sur le plan financier, et était en train de prendre des mesures pour intégrer une nouvelle généra- tion dans le staff ; il avait par ailleurs acquis une certaine réputation en Angleterre et dans de nombreux pays d'outre-mer, de telle sorte qu'il était à la fois possible et sou- haitable de rechercher une personnalité éminente qui puisse assumer la présidence du Conseil, et être en mesure d'inviter d'autres personnalités influentes à se joindre à lui dans cette instance.

L'Institut put heureusement obtenir l'accord du regretté Sir Hugh Beaver pour occu- per cette charge à partir de 1957. Il était alors président de la Fédération des Industries Britanniques et directeur de Guinness. Sir Hugh proposa que des représentants de l'Église, de l'industrie, des syndicats et des partis politiques, ainsi que quelques per- sonnalités éminentes du monde académique soient invités à joindre le Conseil. Ce pro- cessus commença graduellement et se poursuivit jusqu'au milieu des années 1960, l'ef- fectif du Conseil ayant alors atteint le chiffre de 40.

Pendant la première décade de l'histoire de l'Institut, aucun nouveau membre ne fut ajouté au Comité de gestion professionnel. En effet, il s'était réduit, avec la perte de Ben Morris qui avait rejoint la Fondation Nationale pour la Recherche en Éducation, et d'Elliott Jaques, qui avait rejoint la Glacier Metal Co. La succession de Morris comme président fut assumée par le regretté A.T.M. Wilson, tandis qu'Eric Trist devenait prési-

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dent-adjoint. Cette association eut un rôle majeur dans l'avenir de l'Institut. Wilson était particulièrement concerné par les relations extérieures ; le rôle de Trist fut de procurer un soutien scientifique au staff. Il supervisa tous les projets de recherche d'envergure, et agit en tant que consultant pour les responsables des projets.

Pendant les longues absences de Wilson à l'étranger, la responsabilité de la gestion reposa essentiellement sur Trist, avec la seule assistance limitée d'un secrétaire, et cette situation se poursuivit pendant des années -non sans qu'elle se traduise par de l'anxiété chez les membres du Comité concernés. Afin de renforcer ce dernier, il fut décidé de demander au Conseil de nommer Harold Bridger et Ken Rice comme membres supplé- mentaires, ce qui fut accepté. Quelque temps plus tard, Cyril Sofer fut également nommé.

Harold BRIDGER

Le passage de l'Armée vers la vie civile, notamment sous la forme d'une institution créée par nous-mêmes, impliqua beaucoup de réajustements, dans la vie profession- nelle et dans la vie sociale et familiale de chacun. Une modalité de travail qui s'était révélée positive dans l'Armée, qui impliquait un haut degré de collaboration et de consultation réciproque entre nous à propos d'activités innovantes et opérationnelles, donnait lieu maintenant à des demandes différentes et à des pressions qui n'étaient sou- lagées que partiellement sur le plan financier par la subvention Rockfeller. À partir de ce que nous appellerions aujourd'hui un système-client captif, nous devions apprendre à établir des contacts avec des institutions appropriées - professionnelles, académiques, gouvernementales, industrielles (privées et publiques) - et être capables de répondre à ceux qui pourraient être intéressés par ce que nous étions.

Un contretemps majeur survint lorsqu'il s'avéra que nous devions renoncer, comme nous pensions pouvoir le faire, à transposer dans d'autres secteurs d'activité le travail expérimental que nous avions développé à l'occasion de la réinsertion à la vie civile des ex-prisonniers de guerre. Les projets d'extension de cette expérience à l'Armée régulière, puis à d'autres domaines de la vie nationale furent contrecarrés par les res- trictions gouvernementales dans l'immédiat après-guerre. Cette contribution, potentiel- lement féconde, à la prévention et au traitement des difficultés résultant de la récente récession de l'économie anglaise fut ainsi annulée. Elle se serait traduite par un pro- cessus permettant de repenser les vocations et les carrières, les lieux où celles-ci se for- ment, et à mettre en place de nouveaux dispositifs.

Inversement, une opportunité se présenta par l'intermédiaire de l'un de nos collègues du temps de guerre, Ronald Hargreaves, qui était devenu médecin-chef Conseil chez Unilever, et avait attiré l'attention du Conseil d'Administration de cette entreprise sur nos travaux. Un président visionnaire (Geoffrey Heyworth) avait déjà commencé à rénover la gestion du personnel, et il souhaitait repenser ses méthodes de sélection et de for- mation des cadres. Dès 1945 une réflexion à long terme sur la future organisation d'Unilever et de sa Direction fut considérée comme l'un des trois pôles stratégiques de l'entreprise. Les deux autres étaient le plan opérationnel annuel et le budget annuel.

Ce fut ce travail précoce de collaboration avec Unilever qui devait le mieux nous permettre de repenser et d'utiliser notre expérience et notre travail avec l'Armée. Il fut aussi la base d'une relation de travail continue et très fructueuse, qui existe enco- re maintenant. Une collaboration active avec un nombre de plus en plus étendu de systèmes de travail et d'organisations au sein d'Unilever, à propos de questions affec- tant des décisions et des opérations dans le court terme, et l'entreprise dans son ensemble dans le long terme, nous fournit un terrain propice pour la mise à l'épreu-

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ve de notre approche en termes de « recherche-action ». Elle contribua aussi à la for- mation d'un groupe de cadres, se développant et faisant leur apprentissage tout en prenant en charge des tâches organisationnelles au service de l'entreprise, en colla- boration avec des chercheurs en sciences sociales. Ce groupe prit le nom de « Collège invisible de Direction ».

Nous aussi avions un apprentissage à faire, concernant l'entreprise, sa culture, son ambiance, ses méthodes de travail, etc. ; et il n'était pas rare d'entendre sous la forme d'une plaisanterie poser la question : « qui devrait payer qui pour quoi ? »! Ce fut cependant la création de divers « collèges invisibles », non limités bien entendu aux cadres, qui nous conduisit plus tard à repenser nos méthodes de formation en groupe.

Un exemple des tendances qui devaient se concrétiser plus tard se présenta au début des années 50 alors que je travaillais en collaboration avec tous les niveaux hiérarchiques, dans les bureaux et avec les centres opérationnels du siège d'Unilever. Nous réfléchissions à la possibilité de développer des pratiques de co-consultation qui devraient se substituer aux réunions bipartites travailleurs-direction existantes. Beaucoup d'efforts et de temps furent consacrés à l'approfondissement et à la com- préhension des enjeux et des problèmes impliqués, et la « machinerie » - à laquelle on accorde en général la priorité - n'évolua qu'à la fin de la deuxième année d'ex- ploration. Il est peut-être encore plus significatif de noter que cette laborieuse approche 'horticulturale' a permis d'effectuer des ajustements appropriés, au fur et à mesure de l'évolution des affaires et des conditions de tout type au cours des années.

De tels projets nous obligèrent également à nous confronter à des problèmes concernant les changements dans notre vie. Nous devions réfléchir à nos propres manières de travailler, et à la façon dont nous les adapterions aux circonstances dans un monde composé d'institutions fort différentes - du point de vue de leurs finalités comme de leur climat - de l'Armée et d'un pays en guerre. Un travail d'exploration, ainsi que des échanges avec un cercle de plus en plus élargi de professionnels et d'institutions sociales dans un grand nombre de domaines, nous obligèrent aussi à réfléchir à nos compétences et aux rôles que nous pouvions jouer dans ce nouvel environnement et au service de la société, et également à nos propres relations au sein de l'Institut.

Les contributions originales de Wilfred Bion à la conception et à l'utilisation de méthodes de groupe dans les procédures de sélection dans l'Armée et dans d'autres types d'organisations, de même que les intuitions de John Rickman (un psychanalyste expérimenté et reconnu), avaient déjà eu un effet notoire sur le développement de notre travail, sur notre philosophie et sur nos pratiques : le fait de poser comme un prin- cipe institutionnel, l'intégration de la recherche, de la formation et de la pratique ; comme un principe individuel, la reconnaissance du besoin de temps et d'espace pour désapprendre et pour réapprendre ; l'importance attribuée au maintien de renforce- ments mutuels dans le travail et dans la conduite des affaires, tels étaient les axes fon- damentaux auxquels nous nous référions.

Dans le temps assez bref dont je dispose, je choisirai ces trois aspects pour les commenter, d'autant plus qu'ils ont souvent été mal compris ou insuffisamment reconnus.

Les expériences créatrices faites lors de nos travaux avec l'Armée nous avaient ame- nés à devenir pleinement conscients que ces pratiques contenaient des germes de des- tructivité interne, en même temps qu'elles attiraient des forces perturbatrices, et même violentes, provenant de l 'extérieur En outre, le fait de travailler en étroite interdépen-

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dance avec d'autres ne correspondait ni à un plaisir sans mélange, ni à un effort col- lectif idéaliste. En mesurant les implications de ce qui avait émergé sur différents plans au cours du travail collectif, nous comprenions qu'il fallait se donner le temps et avoir du courage intellectuel pour comprendre les processus à l'œuvre, et pour faire face aux effets différents que cela produisait chez ceux qui étaient concernés. Comme Eric l'a souligné, l'Armée avait fourni pour cela des opportunités, non comme un luxe, mais comme une nécessité. Avant que nous ne la quittions, nous sentions se développer en nous la conviction que, pour affronter les différents problèmes impliqués par l'aventu- re pionnière de l'Institut après la guerre, pour maintenir et pour développer l'imagina- tion nécessaire afin d'inventer de nouvelles solutions, pour conduire nos affaires ensemble et, ce n'est pas le moins important, pour être en mesure de faire face en tant qu'individus aux changements dans notre vie personnelle et professionnelle, la psycha- nalyse avait beaucoup à nous apporter. Nous découvrirons certes plus tard que nous en avions certainement attendu trop, mais cela ne contredit en rien sa contribution inesti- mable en termes d'apprentissage personnel et de changement adaptatif. Plus particuliè- rement, le stress éprouvé lors de la conduite de recherches-actions en collaboration avec des systèmes-clients nous permit de comprendre très vite pourquoi la formation des psychanalystes était si rigoureuse, de façon à les préparer à entrer dans le monde intérieur de leurs patients, et pour faire face et utiliser les forces complexes que celui- ci engendrait en lui ou en elle. Bien entendu, les organisations n'étaient pas des patients ; leur collaboration ne consistait pas à parler spontanément, étendus sur un divan, de ce qui leur venait à l'esprit. Mais il ne fait aucun doute que nous entrions dans leurs univers, où des forces à la fois conscientes et inconscientes affectaient leurs tâches, leurs structures, leurs populations, leurs projets et leurs actions. Il nous appa- rut ainsi très vite qu'un tel travail de collaboration avait des effets non seulement sur nous, mais aussi sur nos relations avec les autres.

Quelques-uns d'entre nous, dont moi-même, avions commencé à entreprendre une formation psychanalytique avec l'intention probable de devenir analystes plus tard. Cela avait toujours été l'espoir de John Rickman que nous introduirions dans la Société Psychanalytique les intuitions et l'expérience que les membres de l'Institut avaient acquises du fait de leur compréhension et implication dans les forces contextuelles, esti- mant que celles-ci avaient une signification pour la psychanalyse.

Bien que ceci fut reconnu consciemment comme l'une des dimensions de la politique de l'Institut, cela ajoutait un autre élément qui introduisait une différence nette par rap- port à l'environnement militaire en temps de guerre. Outre les différences en ce qui concerne le développement personnel, les situations familiales et les perspectives d'ave- nir, nous devions prendre en compte et définir les compétences correspondant aux pro- jets, aux capacités rédactionnelles et, ce n'est pas le moins important, établir des échelles de salaires. La discipline acquise pour réfléchir à nos façons de travailler, pour explorer et comparer différentes options et leurs implications, était bien en place. Nous étions capables d'effectuer la transition du temps de guerre vers une nouvelle existen- ce en temps de paix, avec la même conscience et la même minutie que celle que nous avions appliquée à la réinsertion des prisonniers de guerre après leur rapatriement. Même si cette discipline ne dura que pendant les 15 premières années, elle montra ce qui pouvait être fait. Je conclurai cette partie de ma contribution en synthétisant quelques-uns des principes que nous avions élaborés dans le processus de création de

(1) Cf. également « Le Prince » de N. Machiavel et « Thepsychology of military incompetence », Norman Dixon (Jonathan Cape, 1979).

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notre nouvelle institution et de son auto-évaluation. Voici ceux que nous considérions comme fondamentaux :

1) Tout en adoptant des rôles appropriés dans des projets, etc. nous agissions cha- cun d'entre nous en qualité de consultant extérieur, parfois comme assistant spé- cialisé, parfois comme consultant responsable, ...

2) Au fur et à mesure de la progression des actions entreprises, des séminaires et des discussions étaient organisés dans le but d'élucider les problèmes rencontrés et leurs implications.

Ceci comprenait le fait de se préparer mutuellement à approfondir et à revenir sur des phases décisives du travail.

3) Tout au long des diverses activités d'évaluation, d'administration et de définition de politique, des périodes « de retour sur expérience » étaient décidées, pendant lesquelles nous cherchions à comprendre les forces qui nous affectaient dans nos façons de travailler.

4) Au fur et à mesure que notre expérience s'accrut, le développement du staff devint plus systématique, et le jugement des pairs prit forme, de manière à enrichir les trois principes mentionnés ci-dessus.

Ces principes opératoires non seulement contribuèrent à notre capacité à faire face aux forces complexes affectant nos existences, notre travail, ainsi que nos décisions, nos actions et nos relations, mais encore ils servirent à établir des expériences critiques d'ap- prentissage dont put bénéficier notre travail avec les systèmes-clients et avec d'autres groupes. Avec le temps, ces expériences d'apprentissage devinrent des éléments à part entière des programmes de formation aux .relations de groupe.

En entrant dans les dernières années de la décennie des années 50, l'accumulation de réussites professionnelles et matérielles nous conduisit à tomber dans le piège que nous étions censés aider les autres à éviter, c'est-à-dire que nous sentîmes que nous pouvions nous permettre de laisser de côté ou de suspendre temporairement nos esti- mables disciplines lorsqu'un projet de travail ou un autre facteur le justifiait ! Vous savez bien comment cela est rationalisé :

a) nous étions clairement conscients du danger, mais évidemment nous avions main- tenant beaucoup plus d'expérience ;

b) ce n'était qu'une situation temporaire, justifiée par la pression des événements ou du travail, et elle ne durerait qu'aussi longtemps que celle-ci existerait.

Paradoxalement, ceci survint à un moment où nous étions en train de mettre l'accent sur le développement de cette forme de formation dérivée à la fois du « collège invi- sible de Direction » et des pratiques de « retour sur expériences ». Le premier avait émer- gé à partir de notre travail au sein des systèmes-clients, et le second de notre expérience au sein de l'Institut, et, de façon aussi importante, de notre héritage - Bion, l'Armée, etc. Il y aura davantage à dire à ce sujet plus tard.

Eric TRIST

Je vais poursuivre le récit un peu plus loin.

Un projet statégique que nous souhaitions entreprendre à cette époque était l'étude des relations de groupe, en profondeur à tous les niveaux, concernant l'ensemble des fonctions exercées dans une organisation spécifique. Une opportunité permettant de le

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mener à bien fut offerte par une entreprise industrielle située à Londres, comme Sidney Gray l'a mentionné. Cette expérience dura trois ans, de 1948 à 1951.

Pour être acceptable par les syndicats, la source de financement de ce projet devait être indépendante. De plus, nous étions convenus que nous dépendrions du Comité paritaire travailleurs-direction, appelé ici « Conseil du Travail » (Work Council), et non pas de la Direction uniquement. Les délégués syndicaux refusèrent de donner leur accord avant que leurs instances dirigeantes, extérieures à l'entreprise, ne donnent leur appro- bation. Ainsi, nous rencontrâmes pendant une journée les responsables des syndicats, à Londres, dans les locaux de la Glacier Metal Company. Je conserve le souvenir de cette réunion - elle dura cinq heures. Il y avait un très violent orage au dehors, mais aucun d'entre nous n'entendit le tonnerre, car il y avait suffisamment de tonnerre à l'intérieur. En fin de compte nous finîmes cependant par « émerger collaborativement » sous la pluie tombante, et le projet était en route.

Le Work Council mit en place un « sous-comité de Projet » qui devait filtrer toutes les propositions émanant des groupes dans l'entreprise qui souhaiteraient travailler avec nous. Ne furent mises en œuvre que celles qui furent ainsi sélectionnées.

L'équipe de recherche, dirigée par Elliott Jaques, fonctionna sous le mode de ce qui fut appelé alors « le rôle indépendant ». Aucun contact hors des réunions de travail n'était autorisé avec aucun membre de l'entreprise. Rien de ce qui était dit dans un groupe ou par quiconque n'était mentionné à un autre sans leur autorisation. Il est important de se souvenir que cela se passait en 1948-49.

Les interventions faites pendant ces réunions portaient exclusivement sur les proces- sus, avec un but de clarification. Elles ne comportaient aucune recommandation. Celles- ci étaient le fait des participants. Nous apprîmes de cette façon que :

• les réunions informelles ou confidentielles n'apportaient pas grand-chose ; • nous devions apprendre à travailler avec des groupes réels à tâche, au sein des

structures existantes ; • nous devions proposer des analyses écrites des événements afin de construire une

mémoire de groupe - de telle sorte que les groupes puissent apprendre à partir de leurs propres récits ;

• nous devions concevoir ensemble des événements marquants tels que des sessions résidentielles.

Les résultats recueillis à partir de ce projet avaient une grande portée. Ils furent pré- sentés dans un ouvrage, « The changing culture of a factory » publié en 1951, devenu un classique. Cependant, le projet lui-même n'eut aucun successeur, contrairement à ce que nous attendions. Il était une dizaine d'années en avance sur toute autre forme de développement organisationnel. Si des fonds avaient été disponibles, il aurait été pos- sible, je pense, de poursuivre ce travail dans d'autres entreprises. Bien qu'elles ne soient pas prêtes alors à le financer, elles auraient accepté des projets subventionnés, et y auraient consacré du temps et de l'effort.

Je voudrais simplement mentionner un autre exemple de projet stratégique réalisé à cette époque. Il concernait un milieu non-industriel, une association d'assistance fami- liale - le consortium d'agences d'assistance familiale individualisée à Londres. Avec l'avènement de l'État-providence, cette organisation avait perdu sa raison d'être : la dis- tribution d'aide matérielle à des pauvres.

(2) La traduction française de cet ouvrage fut publiée sous le titre «Intervention et changement dans l'entre- prise » par les Editions Dunod en 1972, n.d. traducteurs.

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Notre tâche consistait à aider l'organisation à redéfinir sa mission. Elle se proposait d'aider des personnes souffrant de problèmes affectifs et sociaux, mais son personnel n'était pas préparé à ce type de travail.

Ayant réalisé une enquête par entretiens avec ses travailleurs, nous trouvâmes qu'une minorité au moins d'entre eux pourraient convenir pour ce nouveau rôle. Ainsi, nous organisâmes une unité-pilote dans laquelle les responsables de l'Agence amenaient les problèmes rencontrés au cours de leur pratique et en discutaient en groupe sous la direction d'un psychanalyste éminent, le regretté D Michael Balint. Dans ce cadre, ils trouvaient un soutien social et une compréhension partagée de leurs difficultés contre - transférentielles. Un intense climat d'apprentissage se développa. La méthode fut par la suite étendue à d'autres professions d'aide, y compris des médecins pratiquants.

Cependant, à l'exception de quelques-unes, ces expériences furent peu diffusées. Nous dûmes ainsi incorporer l'unité au sein du Tavistock, où elle donna lieu à l'Institut des Études Matrimoniales. A partir de là, elle put alors exporter ses techniques et former de nombreux travailleurs sociaux dans plusieurs organisations extérieures, et les aider à faire face à des problèmes plus difficiles que ceux qu'ils pouvaient traiter précédemment. Ce processus illustre la stratégie consistant à utiliser de faibles ressources afin d'obtenir un effet multiplicateur. Cela constitua un trait majeur de notre travail à cette époque, et d'autres nous observèrent afin de voir jusqu'où nous pouvions ainsi aller.

Tel est le genre de chose que nous fîmes au cours de la phase initiale de ces pre- mières années de l'après-guerre.

Q U E S T I O N S I N T E R M E D I A I R E S

Le Prés ident

Pour lancer la discussion, j'observerai qu'en écoutant les remarques de nos distingués intervenants, l'un des éléments les plus remarquables des pratiques du Tavistock que je découvre, bien que j'en aie déjà entendu parler, est l'effort consistant à prêter attention à ses processus internes, à ses propres apprentissages, à ses propres difficultés, tout en assumant la charge d'un projet ou d'une étude, et il est fascinant d'entendre de quelle façon un tel processus s'engage.

1. « Comment diable, dans ce climat d'hostilité et dans de telles difficultés, avez-vous eu tous le courage de vos convictions, pour agir ainsi ? »

Eric TRIST

Nous avions beaucoup d'illusions. Nous sommes sortis de la période de guerre avec de grandes aspirations, dont un grand nombre ont été détruites. Mais nous n'aurions pas pu survivre sans le soutien des subventions Rockfeller. Une organisation de recherche indépendante innovante a besoin impérativement du soutien prolongé d'une infrastructure qui la subventionne.

2. Une question concernant la diminution des subventions appelle une réponse de Sidney Gray.

Harold BRIDGER

Nous devons ajouter quelque chose de plus sur cette question « Comment avons-nous pu être aussi fous pour commencer ? » Nous n'avons pas parlé de l'expérience de guer-

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LA PSYCHANALYSE à l'écoute DU SOCIAL

sous la direction de Gilles AMADO et Eugène ENRIQUEZ

In t roduct ion Gilles AMADO, Eugène ENRIQUEZ

L'Institut Tavistock : or igine et p remiè res années Harold BRIDGER, Sidney GRAY et Eric TRIST

In terveni r face aux paradoxes de l 'organisat ion et aux dérobades de l ' idéal Jacquel ine BARUS-MICHEL

Un disposit if d ' express ion et de communica t ion de longue durée e n en t repr i se (1987-1998) Jean-François MOREAU

Psychanalyse et sociopsychanalyse Mireille BITAN

L'organisat ion pr ise dans le symbol ique Gilles ARNAUD

Ruptures mult iples et processus d 'exclus ion Luc RIDEL, Evelyne HERELLE-DUPUY et Claudine SAMALIN-AMBOISE

L'intolérance à la diversité dans les sociétés de psychanalyse Kenne th EISOLD

Pour u n e in tolérance b ien tempérée Gilles AMADO

Le p h é n o m è n e révolut ionnaire vers u n modèle psychosociologique Max PAGES

L'identité juive après Auschwitz André SIROTA

Antisémitisme religieux ou racial : la place du mythe a ryen Daniel ZAOUI

Design, fo rme et répara t ion (à p ropos de l 'identité des architectes) Robert GUTMAN

Les représen ta t ions sociales et le registre de l ' imaginaire Maria SAKALAKI

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