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François-Georges DREYFUS L'ACTE UNIQUE EUROPÉEN : MYTHE OU RÉALITÉ ?_ Il y a encore bien du chemin à faire, bien des obstacles à franchir, pour réaliser l'Europe. Additionnées, les forces des pays membres de la CEE sont importantes. Mais ilfaut aussi conduire les Européens à une nouvelle vision du monde. P our bien des gens, l'Europe politique sera une, comme l'Europe économique le 31 décembre 1992. L a réalité est naturellement infiniment plus complexe. L'Europe politique, c'est, aujourd'hui, un embryon à l'intérieur de la Communauté ; le Conseil de l'Europe n'a, en effet, que des pouvoirs juridiques, sociaux et culturels mais qui sont infiniment plus importants qu'on ne croit et que l'on ne sait pas, ou que l'on ne veut pas utiliser concrètement. La situation institutionnelle est très complexe. Cela est vrai de l'exécutif, qui est tripartite. Il comprend, en effet, le Conseil européen, qui rassemble les chefs d'Etat ou de gouver- nement, le comité des ministres et la Commission elle-même, qui met en œuvre les décisions du comité des ministres. Elle est à la fois forte et faible : forte, car elle représente la durée, la compétence et dispose des services, mais faible, car elle est sous

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François-Georges DREYFUS

L'ACTE UNIQUE EUROPÉEN : MYTHE OU RÉALITÉ ? _

Il y a encore bien du chemin à faire, bien des obstacles à franchir, pour réaliser l'Europe. Additionnées, les forces des pays membres de la CEE sont importantes. Mais il faut aussi conduire les Européens à une nouvelle vision du monde.

Pour bien des gens, l'Europe politique sera une, comme l'Europe économique le 31 décembre 1992. La réalité

est naturellement infiniment plus complexe. L'Europe politique, c'est, aujourd'hui, un embryon à

l'intérieur de la Communauté ; le Conseil de l'Europe n'a, en effet, que des pouvoirs juridiques, sociaux et culturels mais qui sont infiniment plus importants qu'on ne croit et que l'on ne sait pas, ou que l'on ne veut pas utiliser concrètement.

La situation institutionnelle est très complexe. Cela est vrai de l'exécutif, qui est tripartite. Il comprend, en effet, le Conseil européen, qui rassemble les chefs d'Etat ou de gouver­nement, le comité des ministres et la Commission elle-même, qui met en œuvre les décisions du comité des ministres. Elle est à la fois forte et faible : forte, car elle représente la durée, la compétence et dispose des services, mais faible, car elle est sous

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le contrôle du comité qui, à bien des égards, lui laisse peu de liberté d'action, dans la mesure où les ministres sont l'expres­sion de leurs Etats respectifs.

Et la Commission est faible car elle dispose de peu de moyens. Elle est freinée par une eurostructure dont le fonction­nement est compliqué par les problèmes de langue, et donc d'interprétation : i l y a, en effet, neuf langues officielles dans la Communauté (français, néerlandais, anglais, allemand, grec, italien, danois, espagnol et portugais), à la différence du Conseil de l'Europe, qui n'en connaît que deux (français et anglais). Le jour où, dans la Communauté, on voudra bien admettre qu'il n'y a que quatre langues de travail (allemand, anglais, espagnol et français), bien des choses seront possibles car on pourra disposer d'infiniment plus de personnel dans les services utiles, sans augmenter le nombre des agents de la Communauté. Aujourd'hui, près de la moitié d'entre eux s'adonnent à l'interprétariat.

Le pouvoir législatif est confié à une Assemblée parlementaire, dite Parlement européen, élue au suffrage uni­versel depuis 1979. Le Parlement contrôle et vote le budget et a un pouvoir d'incitation. En raison du système électoral, et de son dysfonctionnement, le Parlement ne joue pas, aujourd'hui, le rôle de fédérateur que l'on attendait de lui : en effet, les élections se font sur des thèmes nationaux plus que sur des thèmes européens ; les candidats sont désignés par leurs partis, non en raison de leur compétence européenne mais, trop souvent, soit pour leur assurer une fin de carrière honorable, soit parce qu'on souhaite les écarter de la vie active nationale. Aussi, peu de personnalités se dégagent réellement, et le Parlement européen apparaît à beaucoup comme une agréable sinécure. De surcroît, l'absentéisme des parlementaires de droite fait très souvent du Parlement un haut lieu de l'anti-occidentalisme.

Le Parlement et la Commission sont assistés par un Comité économique et social, dont les travaux sont de qualité, mais on laisse généralement cette assemblée à l'écart et ses avis n'ont pas l'audience qu'ils méritent.

Infiniment plus importante est la Cour européenne de justice, car elle est devenue la véritable source d'une jurispru­dence considérable qui s'impose à tous les justiciables des Etats

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membres. C'est bien à la Cour de justice que se fait le droit communautaire ; c'est elle qui, sans doute, œuvre le plus pour la naissance d'une vision européenne de la société. Mais ne nous faisons point d'illusions : l'Europe institutionnelle demeure encore en pointillé. Et, pourtant, construire l'Europe demeure nécessaire si l'on veut valoriser ses potentialités.

L'Europe économique est forte

La situation globale de la Communauté n'est pas aussi mauvaise qu'on le dit généralement. En 1985, la part de la Communauté était le tiers du PIB total des Etats membres de l 'OCDE.

% du PIB Taux de chômage

Communauté 33,2 10,5

Etats-Unis 40,9 6,7

Japon 14 3

Il est bon de se souvenir que, aujourd'hui, l'Europe des Douze est plus peuplée que les Etats-Unis et donc, naturelle­ment, que le Japon.

Communauté Etats-Unis Japon

Population en millions d'habitants

310 235 120

PIB total en milliards de dollars

2 445 3 263 1 157

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De même, la masse des dépenses consacrées à la recherche-développement est infiniment plus importante que celle du Japon.

Communauté Etats-Unis Japon

Dépenses en milliards de dollars

45,7 77,7 27,7

Hélas ! i l n'y a pas une politique européenne de la recherche-développement, mais douze, malgré les innombra­bles programmes annoncés ces dernières années, tel Eurêka, etc. Il existe même sur les grands projets technologiques d'au­jourd'hui plusieurs grands programmes différents : i l y a quatre projets de T G V (France, R F A , mais aussi Grande-Bretagne et Italie), plusieurs projets d'auto-commutateurs en Europe et ne parlons pas de l'informatique puisque la France, au temps de Valéry Giscard d'Estaing, fit échouer la grande coopération franco-germano-néerlandaise (Bull-Philips-Siemens). Or, en tous ces domaines, le Japon n'a qu'une politique, celle du MITI ; et l'Europe n'a ni unité monétaire ni véritable politique commerciale commune.

Si l'Europe est à même, maintenant, de résister à l'emprise américaine, est-elle à même de résister à la menace japonaise ? Réfléchissons à l'évolution du PIB par habitant entre 1950 et 1965 (en dollars).

Etats-Unis Europe des Six Europe des Douze Japon

1950 1 800 510 420 210

1965 3 550 1 340 1 210 900

1985 14 300 11 350 19 700 10 500

Si la différence entre les Etats-Unis et l'Europe des Six est presque comblée en 1985, elle est encore loin de l'être entre

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les Etats-Unis et l'Europe des Douze. Mais surtout, si, en 1950, le Japon était très loin derrière cette Europe des Douze, assez loin encore en 1965, aujourd'hui i l la dépasse largement. Cela s'explique facilement par l'évolution de la productivité et le développement de la robotique entre 1973 et 1983.

Etats-Unis Japon Communauté

Evolution de la productivité entre 1973 et 1983 (indice 100, 1973)

105 145 130

Evolution du nombre de robots industriels en 1986 (indice 100, 1980)

577 1 636 925

De surcroît, s'il y a une politique agricole commune, i l n'y a encore ni politique industrielle, ni politique de l'énergie, ni politique de la recherche, ni politique monétaire. Il est vrai qu'il est difficile de faire vivre ensemble et harmonieusement des monnaies aussi différentes que la livre sterling, le florin et le deutsche Mark avec les francs français ou belges, la lire, la drachme ou la peseta. On se demande souvent si ceux qui, entre 1960 et 1972, ont poussé à l'élargissement de la Communauté, avant que l'Europe des Six ne soit solidement structurée, ne l'ont pas fait sciemment pour freiner l'essor de l'Europe. Qu'apportent à celle-ci le Danemark, l'Eire, le Portugal ou la Grèce ?

Reste que, si l'Europe veut continuer à être, à main­tenir ce qui fait son identité, sa grandeur et sa culture, i l faut véritablement construire le marché unique.

Incertitudes sur 1992

La conclusion de l'Acte unique européen s'inspirait de la volonté des partenaires européens de mettre en place, d'ici

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au 31 décembre 1992, le marché intérieur (marché unique européen). Cet objectif était déjà clairement défini dans le traité de Rome (25 mars 1957). En tout cas, à cette date devra être réalisé « un espace sans frontières intérieures, dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux [sera] assurée ».

La signature de l'Acte unique apparaît comme l'abou­tissement d'un long cheminement qui, à mesure de son évolu­tion, donnera corps au texte lui-même. Mais, aujourd'hui, l'ampleur des travaux menés par la Communauté semble ne pas être à la mesure des espoirs initialement entretenus.

L'Acte unique est donc un énorme projet : - i l s'agit d'abolir les entraves pour réaliser le grand

marché intérieur, au plus tard le 31 décembre 1992, et de permettre à tous les Européens de vivre et d'agir en Europe comme s'ils étaient dans un seul pays ;

- les réformes et les aménagements seront innombra­bles et toucheront à tous les domaines. Il ne faudra pas seulement harmoniser les législations douanières, bancaires, monétaires, les politiques fiscales (et notamment la T V A , qui connaît des taux différents dans tous les pays) et les normes des constructeurs, mais aussi les problèmes d'environnement, de propriété intellectuelle et industrielle (comment arriver à un brevet ou à une marque communautaire ?), de culture, etc. ;

- chaque pays devra faire une partie du chemin, un pas vers les autres et les législations de chacun en seront modifiées. Cela prendra du temps, cela demandera des efforts. Mais i l est nécessaire de le faire, car 1992, c'est, en même temps, un défi et une chance pour la France et pour l'Europe.

Le défi commence en France même, pour tous les Français et i l faut pour cela affronter les obstacles :

- l'uniformisation des droits de douane et de T V A , l'unification des normes techniques, l'aménagement des contrô­les sanitaires ; i l n'y aura plus d'obstacle administratif pour barrer l'accès des produits de la C E E dans notre pays. Pour rester concurrentiel, i l faudra se battre sur les prix et sur la qualité ;

- l'ouverture du marché des services, les banques, les assurances, les agents de change, les postes et télécommu­nications, les transports aériens, etc., devront faire face à

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l'arrivée des compagnies étrangères agressives. Même les mar­chés publics, aujourd'hui chasse gardée des entreprises nationa­les, seront ouverts à tous. Pour rester vivants, i l faudra être plus performants ;

- la reconnaissance mutuelle des diplômes et la liberté d'établissement : un médecin allemand, un architecte anglais pourront venir s'installer librement en France et un Français pourra s'installer en Italie comme au Danemark. Pour mainte­nir nos situations, i l faudra être meilleurs qu'eux.

Mais si nous sommes les meilleurs pour les produits et les plus dynamiques, et nous le sommes déjà dans de nombreux domaines - les télécommunications, l'aéronautique, l'informa­tique - , 1992 sera aussi une chance formidable pour que la France revienne au premier rang en Europe et pour que l'Europe retrouve sa vraie place dans le monde.

C'est la mise sur pied d'un grand marché de 320 mil­lions d'habitants. Et l'unification des normes, des fiscalités, des législations permettra l'accès sans conditions de cet énorme marché à tout ce que nous voudrons et pourrons produire en France. Dans le match technologique d'aujourd'hui, où la recherche, qui devient absolument vitale, coûte de plus en plus cher, et où les multinationales dominent, la mise en commun, avec nos voisins, des cerveaux et des investissements nous fera trouver plus vite, et plus efficacement, les produits de demain.

L'Acte unique est-il un mythe ?

En définitive, si ce texte est fondamental, i l pose bien des problèmes dont il faut être conscient qu'ils ne seront pas résolus le 31 décembre 1992. A certains égards, on peut même se demander s'il ne s'agit pas d'un mythe aussi bien socio-économique que politique.

En effet, l'innovation principale de l'Acte unique réside dans le passage de la règle de l'unanimité à celle de la majorité qualifiée pour l'adoption des mesures d'harmonisation (réforme de l'article 100 du traité CEE). Plus largement, l'Acte unique et le Livre blanc de la Commission sur l'achèvement du marché intérieur (14 juin 1985) s'efforcent de promouvoir une nouvelle philosophie, fondée sur d'authentiques normes

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communes concernant la santé, la sécurité, l'environnement... et obligeant les Etats membres à ne plus agir de leur propre chef. De même, afin d'accélérer les travaux, des directives-cadres visent à assurer une plus grande autonomie dans l'application des règles aux organismes techniques et aux entreprises. Ce dispositif n'échappe pas à deux contradictions, qu'il tente plus ou moins d'assumer.

D'abord, cet impératif d'uniformisation ne peut abolir l'hétérogénéité économique et sociale de l'Europe des Douze, les écarts de développement entre les Etats membres. D'un côté, les plus riches d'entre eux - Allemagne fédérale, Danemark... -refusent de se trouver contraints d'accepter une norme moyenne, affaiblissant leurs législations sur la protection du travail ou l'environnement (affaire de l'essence sans plomb, par exemple) ; d'où des facultés de dérogation. De l'autre côté, les pays méditerranéens de la Communauté (Grèce, Espagne, Portugal), aux industries fragiles, ne sauraient se rallier à des normes trop sévères, les pénalisant face à une concurrence déjà très dure alors que, membres récents, ils se situent encore dans une phase d'adaptation.

Dans ces conditions, que sera la norme commune ? Une Europe à deux vitesses est-elle inévitable ? Les Etats membres aux réglementations les plus avancées ne justifieront-ils pas ainsi le maintien de contrôles ou de discriminations ? Ensuite, les modifications de procédure (majorité qualifiée, coopération du Parlement européen...) développent la concep­tion « supranationale » de l'Europe, mais continuent de reposer sur une forme de consensus interétatique.

Certes, la majorité qualifiée permettra de forcer les réticences d'un ou deux Etats membres. Mais, dès que sera en jeu« un intérêt très important », tout Etat demeurera en principe en mesure d'invoquer l'arrangement de Luxembourg (1966), c'est-à-dire de réclamer la recherche d'un compromis faisant l'unanimité. De plus, la nature même de la négociation interéta­tique interdit de heurter trop souvent tel ou tel. A nouveau, les textes ne peuvent tout définir ; beaucoup dépendra du compor­tement des Etats, de leur ralliement intime à la nouvelle règle du jeu.

Selon le programme de la Commission, 300 directives doivent être mises en place d'ici à 1992 pour réaliser le grand

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marché. A la fin de 1987,190 étaient traduites en propositions ; sur ce nombre, 75 seulement étaient adoptées par le conseil des ministres.

Une échéance symbolique mais mobilisatrice

Bref, 1992 ne représente qu'une échéance symbolique, certes mobilisatrice, mais mal comprise : ainsi dans le domaine de l'agriculture, 1992 ne signifie rien, les problèmes soulevés par ce secteur relevant de la politique agricole commune et de ses enjeux spécifiques. Ce que sera le grand marché, nul ne le sait exactement. Une seule certitude : d'ici à 1992, même si les décisions tardent, la concurrence s'avivera du fait des initiatives des entreprises européennes et non européennes (implantations d'usines, regroupements...).

Face à l'échéance de 1992, deux visions peuvent s'opposer... ou s'associer. Selon la première, les réticences, les inerties politico-administratives l'emporteraient, l'objectif du grand marché reculant au fur et à mesure qu'il paraît se rapprocher. Les ambiguïtés abondent : la libération des services suppose la mise en question de dispositions administratives, des règles en matière de diplômes et, tout simplement, de comporte­ments culturels : l'ouverture des marchés publics (20 % du PIB de la Communauté, selon le président de la Commission) implique une totale transparence des appels d'offres et, en particulier, des normes identiques.

Selon une seconde démarche, la dynamique de la compétition et de l'internationalisation exercerait un effet de boule de neige, imposant le grand marché tout en l'insérant dans une configuration plus vaste. Deux exemples vont plus ou moins dans cette direction : d'abord, la libéralisation financière, dictée à la fois par le libéralisme ambiant et surtout par les mutations mondiales des marchés de capitaux (le « big-bang » de la Cité de Londres se veut un lien entre l'Europe et les grandes places américaines et asiatiques) ; ensuite, les transports aériens, dans lesquels la persistance des positions monopolistiques, garanties par les Etats, est grignotée de manière irréversible par les compagnies de charters et les désirs des consommateurs.

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Ces tendances pèsent de plus en plus lourd, même si elles ne sauraient empêcher les Etats - ou la Communauté -d'avoir pour préoccupation de les maîtriser.

// faut renforcer les actions d'accompagnement

Par ailleurs, comme le souligne le récent rapport Tommaso Padoa-Schioppa, le grand marché peut-il être réalisé sans le renforcement des actions d'accompagnement, des politi­ques dites structurelles (notamment, aides aux régions défavori­sées), afin d'éviter une cassure Nord-Sud de la Communauté européenne ? Depuis le début des années quatre-vingt, cette dernière s'installe dans un dédoublement de personnalité : côté pile, l'invention d'un avenir ambitieux, Acte unique, grand marché ; côté face, le débat toujours ouvert du financement, de la répartition des charges et des dépenses. Le dossier des politiques structurelles suggère qu'il y a tout de même une articulation entre ces deux plans. Le grand marché ne fait pas disparaître la question de la solidarité communautaire, de l'équilibre entre les diverses composantes de l'Europe.

A ce propos, le cas du Système monétaire européen, unique réalisation pratique de la décennie soixante-dix, rappelle l'importance de cet équilibre entre disciplines et coopération. De plus en plus, le Système s'organise autour de sa monnaie la plus forte, le deutsche Mark, en particulier du fait des faiblesses de l'économie française face à celle de l'Allemagne fédérale. Une meilleure concertation des banques centrales (réunion des ministres des Finances, septembre 1987) peut-elle mettre fin à cette dérive et donc empêcher la dislocation ou au moins le réaménagement du Système ? Et la récente crise du système boursier souligne la nécessité d'une coopération. Celle-ci doit d'ailleurs tenir compte de l'internationalisation des économies. Pour les firmes des pays tiers - Etats-Unis dans les années soixante, Japon dans les années quatre-vingt - , cette imparfaite transparence de l'espace communautaire, cette survivance de marchés, de réflexes nationaux, ces firmes nationales sont appelées à s'effacer... ou doivent être mieux gérées. De même, les entreprises suisses ou suédoises (donc d'Etats n'appartenant

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pas à la Communauté européenne) ont su pénétrer cette zone d'interdépendances économiques qu'est aujourd'hui l'Europe occidentale.

Mais le jeu industriel ne peut se concevoir qu'en tenant compte des grands marchés porteurs. Si l'Europe communau­taire est devenue pour les grands groupes des Douze une zone privilégiée permettant parfois des convalescences spectaculai­res, elle est aussi, de par la politique de certains Etats, une sorte de tête de pont pour les multinationales américaines ou japonaises. Il faudrait sans doute concevoir des rapprochements non plus seulement entre entreprises d'un même Etat mais encore à l'échelle de l'Europe. Nous en sommes encore assez éloignés.

Le mythe politique

Le mythe est encore plus patent en ce qui concerne les problèmes politiques.

Mettre en œuvre une politique étrangère européenne implique que l'on s'accorde sur une politique commune, sur des objectifs communs.

Or, sur le problème du Moyen-Orient (cf. la récente condamnation d'Israël par le Parlement malgré les gouverne­ments et la Commission), l'affaire d'Afrique du Sud (où l'on voit s'opposer le réalisme des Allemands et des Britanniques et les comportements idéologiques des Italiens et des Français), la politique à l'Est (où s'affrontent la fermeté franco-britannique et la volonté d'ouverture à tout prix de la Grèce, de l'Italie et de la R F A ) , la politique d'aide au tiers monde en Afrique noire ou en Amérique latine, on constate infiniment plus de désaccords que d'objectifs communs. Bien plus, les Etats européens ne sont pas encore arrivés à admettre qu'il devrait y avoir extradition automatique de tous les prévenus ressortissant d'un Etat membre. A cet égard, le récent arrêt du Conseil d'Etat, annulant l'arrêté d'extradition d'un Basque suspecté par les autorités espagnoles, montre la nécessité de modifier la législation française et de la mettre en harmonie avec l'article 30 de l'Acte unique.

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Ce même article prévoit également une véritable co­opération en matière de sécurité, donc de défense. Or, là aussi, on constate de très grandes disparités entre les politiques militaires des Etats de la Communauté. Certains, conscients de la menace soviétique qui, sur le seul plan des armements conventionnels, s'appuie sur des moyens deux fois supérieurs à ceux de l'Europe occidentale, ont une véritable politique de défense ; d'autres n'y croient pas et sont fort heureux de s'abriter sous le parapluie américain.

Effectifs en milliers d'hommes

dépenses militaires en % du PIB

RFA 482 2,7 Belgique 92 2,3 Pays-Bas 99 3,3 Danemark 30 1,9 Eire 15 1,6 Royaume-Uni 296 5,3 France 463 3,3 Espagne 320 2,4 Italie 384 2,4 Portugal 63 3,3 Grèce 202 6,2

Si l'on songe que les Douze dépensent 70 milliards pour la défense de l'Europe et que les Etats-Unis (qui consacrent 6,1 % de leur PIB à leur défense et à celle de l'Occident) attribuent environ 60 milliards sur leur budget militaire à la défense de l'Europe, on conçoit fort bien pourquoi les Etats-Unis détiennent les clés de l ' O T A N . En fait, l'article 30 suggère la constitution par l'intermédiaire de l 'UEO d'un vrai pilier européen de l ' O T A N . Cela implique que les Etats européens acceptent, dans les années qui viennent, de consacrer environ 3,5 à 4 % de leur PIB à la défense, c'est-à-dire, pour la plupart

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d'entre eux, doublent leurs dépenses militaires. Tant qu'il n'en sera pas ainsi l'article 30 sera un mythe.

Veut-on, oui ou non, une vraie Communauté ?

En définitive, la construction de l'Europe n'est pas liée à un texte institutionnel ou à la mise à place d'un marché unique. Elle est liée à cette simple question : que veut-on ? Que chaque nation demeure encore largement indépendante et défende ses petits privilèges avec intransigeance ? Ou construire une vraie Communauté européenne fondée sur l'interdépendance des nations, c'est-à-dire une Europe qui soit suffisamment forte pour être réellement le second pilier de l'Alliance atlantique à même de faire entendre sa voix, une Europe économiquement assez puissante pour être la deuxième, voire la première puissance économique du monde avec un E C U aussi fort que le dollar, une industrie et une technologie capables de subir le choc japonais, fondées sur une politique commune en matière d'informatique, de génétique, d'avionique, de télématique, de robotique, etc. ?

Tout cela entraînera naturellement de profondes mutations ; mais si nous ne les acceptons pas, alors nous sommes certains de voir la nécessaire Europe occidentale vassalisée soit par l'Est, soit par les Etats-Unis, ou plus vraisemblablement encore par le Japon. Or, de par sa vision de l'homme, sa culture aux racines helléno-judéo-chrétiennes, l'Europe peut jouer dans le monde de demain un rôle concilia­teur déterminant. Les Européens, les Français le voudront-ils ? Le ton de la campagne électorale européenne de 1984 permet d'en douter. Mais i l faut conduire les hommes et les femmes d'Europe à une vision nouvelle du monde.

FRANÇOIS-GEORGES D R E Y F U S

François-Georges Dreyfus, soixante ans, est directeur de l'Institut des hautes études européennes à l'université Robert-Schuman de Strasbourg.