651

L’action humaine - Institut Coppet · de la coopération sociale, comme le physicien étudie les lois de la nature. ... les lois de la nature. L'agir humain et la coopération sociale

  • Upload
    buihanh

  • View
    214

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • 2

    Laction humaine Trait dconomie

    Ludwig von Mises

    Traduit de lamricain par Raoul Audouin

    Nationalkonomie a t publi en allemand en 1940. La premire dition de Human Action est parue en anglais en 1949. Elle reprend la structure gnrale de Nationalkonomie, tout en tant nettement plus longue que ce premier ouvrage. Une deuxime dition est parue en 1963, et une troisime en 1966. La traduction de Raoul Audouin date de 1985.

    Paris, mars 2011

    Institut Coppet

    www.institutcoppet.org

    Cette uvre est diffuse sous

    licence Creative Commons

    http://creativecommons.org/licenses/by-nc/2.0/fr/http://creativecommons.org/licenses/by-nc/2.0/fr/

  • 3

    Sommaire Introduction ......................................................................................................................................... 4

    Premire partie L'Agir humain ........................................................................................................ 11Chapitre I L'homme en action ........................................................................................................ 12Chapitre II Les problmes pistmologiques des sciences de l'agir humain .................................. 26Chapitre III L'conomie et la rvolte contre la raison .................................................................... 56Chapitre IV Une premire analyse de la catgorie de l'action ....................................................... 70Chapitre V Le temps ...................................................................................................................... 75Chapitre VI Incertitude .................................................................................................................. 80Chapitre VII L'agir au sein du monde ............................................................................................ 90

    Deuxime partie L'Agir dans le cadre de la socit ....................................................................... 107Chapitre VIII La socit humaine ................................................................................................ 108Chapitre IX Le rle des ides ....................................................................................................... 133Chapitre X L'change au sein de la socit .................................................................................. 146

    Troisime partie Le Calcul conomique ......................................................................................... 151Chapitre XI valuation sans calcul .............................................................................................. 152Chapitre XII La sphre du calcul conomique ............................................................................. 160Chapitre XIII Le calcul montaire comme outil de l'action ......................................................... 172

    Quatrime partie La Catallactique ou conomie de la socit de march ................................... 174Chapitre XIV Domaine et mthode de la catallactique ................................................................ 175Chapitre XV Le march ............................................................................................................... 193Chapitre XVI L'change au sein de la socit .............................................................................. 243Chapitre XVII L'change indirect ................................................................................................ 293Chapitre XVIII L'action dans le flux temporel ............................................................................ 351Chapitre XIX Intrt .................................................................................................................... 383Chapitre XX L'intrt, l'expansion de crdit et le cycle des changes ......................................... 393Chapitre XXI Travail et salaires .................................................................................................. 428Chapitre XXII Les facteurs originaires de production non humains ........................................... 464Chapitre XXIII Les donnes du march ....................................................................................... 472Chapitre XXIV Harmonie et conflit d'intrts ............................................................................. 485

    Cinquime partie La Coopration sociale sans march ................................................................ 502Chapitre XXV La construction imaginaire d'une socit socialiste ............................................. 503Chapitre XXVI L'impossibilit du calcul conomique dans le socialisme .................................. 509

    Sixime partie L'conomie de march entrave ........................................................................... 522Chapitre XXVII Le gouvernement et le march .......................................................................... 523Chapitre XXVIII Interventionnisme fiscal ................................................................................... 538Chapitre XXIX Restriction de production ................................................................................... 542Chapitre XXX Intervention dans la structure des prix ................................................................. 553Chapitre XXXI Manipulation de la monnaie et du crdit ............................................................ 569Chapitre XXXII Confiscation et redistribution ............................................................................ 586Chapitre XXXIII Syndicalisme et corporatisme .......................................................................... 592Chapitre XXXIV L'conomie de guerre ...................................................................................... 599Chapitre XXXV Le principe de l'tat tutlaire contre le principe du march ............................. 608Chapitre XXXVI La crise de l'interventionnisme ........................................................................ 624

    Septime partie La place de lconomie dans la socit ................................................................ 629Chapitre XXXVII Le caractre part de la science conomique ................................................ 630Chapitre XXXVIII La place de l'conomie politique dans le savoir ............................................ 633Chapitre XXXIX L'conomie et les problmes essentiels de l'existence humaine ...................... 643

    Table des matires dtaille .............................................................................................................. 647

  • 4

    Introduction

    L'conomie est la plus jeune de toutes les sciences. Dans les deux cents dernires annes, il est vrai, nombre de sciences nouvelles ont merg des disciplines familires aux anciens Grecs. Toutefois, ce qui s'est produit l fut simplement que des parties du savoir, qui avaient dj trouv leur place dans le complexe du vieux systme des connaissances, accdrent l'autonomie. Le champ d'tude devint plus nettement subdivis et trait selon des mthodes nouvelles ; des provinces jusqu'alors inaperues y furent dcouvertes, et l'on commena voir les choses sous des aspects diffrentes de ceux perus par les prdcesseurs. Le champ lui-mme n'tait pas largi. Mais l'conomie ouvrit la science des hommes un domaine prcdemment inaccessible et auquel on n'avait jamais pens. La dcouverte d'une rgularit dans la succession et l'interdpendance de phnomnes de march allait au-del des limites du systme traditionnel du savoir. Elle apportait un genre de connaissance qui ne pouvait tre considr comme relevant de la logique, des mathmatiques, de la psychologie, de la physique, ni de la biologie.

    1 / conomie et praxologie

    Les philosophes avaient depuis longtemps ardemment dsir identifier les buts que Dieu, ou la Nature, cherchait atteindre travers le droulement de l'histoire humaine. Ils taient en qute de la loi qui gouverne la destine et l'volution du genre humain. Mais mme les penseurs dont la recherche tait indpendante de toute tendance thologique chourent totalement dans ces entreprises parce qu'ils taient attachs une mthode errone. Ils traitaient de l'humanit dans son ensemble, ou d'autres concepts globaux tels que la nation, la race, la confession religieuse. Ils formulaient de faon tout arbitraire les fins auxquelles devaient forcment conduire les comportements de tels ensembles. Mais ne purent donner de rponse satisfaisante la question de savoir quels facteurs contraignaient les divers individus agissants, se comporter de telle sorte que soit atteint le but vis par l'inexorable volution de l'ensemble. Ils recoururent des expdients sans issue : intervention miraculeuse de la Divinit soit par rvlation, soit par dlgation de prophtes parlant en son nom, ou de chefs consacrs par Dieu ; harmonie prtablie, prdestination ; ou encore, opration d'une mystique et fabuleuse me du monde ou me nationale . D'autres parlrent d'une ruse de la nature qui implantait en l'homme des tendances le poussant son insu dans la voie prcise que la Nature voulait qu'il prt.

    D'autres philosophes furent plus ralistes. Ils ne cherchaient pas deviner les desseins de la Nature ou de Dieu. Ils envisagrent les choses humaines du point de vue du pouvoir. Ils se proposrent d'tablir des rgles d'action politique, une technique, pour ainsi dire, du gouvernement et de la fonction d'homme d'tat. Des esprits spculatifs dressrent des plans ambitieux pour rformer compltement et reconstruire la socit. Les plus modestes se contentrent de recueillir et mettre en systme les donnes de l'exprience historique. Mais tous taient pleinement convaincus qu'il n'y avait dans le cours des vnements sociaux aucune rgularit et fixit de phnomnes, du genre de celles que l'on avait dj dcouvertes dans le fonctionnement du raisonnement humain et dans l'enchanement des phnomnes naturels. Ils ne cherchrent pas des lois de la coopration sociale, parce qu'ils pensaient que l'homme peut organiser la socit comme il lui plat. Si les conditions sociales ne rpondaient pas pleinement aux vux des rformateurs, si leurs utopies s'avraient irralisables, la faute en tait impute la dficience morale de l'homme. Les problmes sociaux taient considrs comme des problmes thiques. Ce qui tait requis pour construire la socit idale, pensaient-ils, c'taient de bons princes et des hommes vertueux. Avec des hommes au cur droit, n'importe quelle utopie pourrait devenir ralit.

  • 5

    La dcouverte de l'inluctable interdpendance de phnomnes de march fit s'effondrer cette faon de penser. Dsorients, les gens durent prendre conscience d'une nouvelle vision de la Socit. Ils apprirent avec stupfaction qu'il y a un autre point de vue d'o examiner l'action de l'homme, que ceux du bien et du mal, du loyal et du dloyal, du juste et de l'injuste. Dans le droulement des faits sociaux rgne une rgularit de phnomnes, laquelle l'homme doit ajuster ses actions s'il dsire russir. Il est futile de se placer devant les faits sociaux avec l'attitude du censeur qui approuve ou dsapprouve sur la base de critres tout fait arbitraires et de jugements de valeur subjectifs. Il faut tudier les lois de l'agir humain et de la coopration sociale, comme le physicien tudie les lois de la nature. L'agir humain et la coopration sociale conus comme l'objet d'une science de relations de fait, et non plus comme une discipline normative quant ce que les choses devraient tre ce fut l une rvolution d'norme porte pour le savoir et la philosophie, aussi bien que pour l'action en socit.

    Pendant plus de cents ans, toutefois, les effets de ce changement radical dans les mthodes de raisonnement se trouvrent grandement restreints parce que l'on crut que seul tait affect un troit secteur du champ total de l'agir humain, savoir les phnomnes de march. Les conomistes classiques rencontrrent, en poursuivant leurs investigations, un obstacle qu'ils ne surent carter : l'apparent paradoxe de la valeur. Leur thorie de la valeur tait dficiente, et cela les fora restreindre le champ de vision de leur science. Jusque vers la fin du XIXe sicle, l'conomie politique resta une science des aspects conomiques de l'agir humain, une thorie de la richesse et de l'intrt goste. Elle s'occupait de l'agir humain uniquement dans la mesure o il est motiv parce qu'on dcrivait de faon trs inadquate comme le mobile du profit ; et elle affirmait qu'il y en outre d'autres sortes d'actions de l'homme dont l'tude incombe d'autres disciplines. La transformation de la pense que les conomistes classiques avaient commence ne fut pousse son achvement que par l'conomie subjectiviste moderne, qui a transform la thorie des prix de march en une thorie gnrale du choix humain.

    Pendant longtemps, on ne s'est pas avis du fait que le passage de la thorie classique de la valeur la thorie subjectiviste de la valeur faisait bien davantage que de substituer une thorie plus satisfaisante de l'change sur le march, une thorie qui tait moins satisfaisante. La thorie gnrale du choix et de la prfrence va loin au-del de l'horizon qui cernait le champ des problmes conomiques, tel que l'avaient dlimit les conomistes depuis Cantillon, Hume et Adam Smith jusqu' John Stuart Mill. C'est bien davantage qu'une simple thorie du ct conomique des initiatives de l'homme, de ses efforts pour se procurer des choses utiles et accrotre son bien-tre matriel. C'est la science de tous les genres de l'agir humain. L'acte de choisir dtermine toutes les dcisions de l'homme. Et faisant son choix l'homme n'opte pas seulement pour les divers objets et services matriels. Toutes les valeurs humaines s'offrent son option. Toutes les fins et tous les moyens, les considrations tant matrielles que morales, le sublime et le vulgaire, le noble et l'ignoble, sont rangs en une srie unique et soumis une dcision qui prend telle chose et en carte telle autre. Rien de ce que les hommes souhaitent obtenir ou viter ne reste en dehors de cet arrangement en une seule gamme de gradation et de prfrence. La thorie moderne de la valeur recule l'horizon scientifique et largit le champ des tudes conomiques. Ainsi merge de l'conomie politique de l'cole classique une thorie gnrale de l'agir humain, la praxologie1. Les problmes conomiques ou catallactiques2

    1 Le terme praxologie a t employ pour la premire fois par Espinas en 1890. Voir son article Les origines de la technologie , Revue philosophique, XVe anne, XXX, 114-115, et son livre publi Paris, en 1897, avec le mme titre.

    sont enracines dans une science plus gnrale et ne peuvent plus, dsormais, tre coups de cette connexit. Nulle tude de

    2 Le terme Catallactics or the Science of Exchanges fut employ en premier lieu par Whately. Voir son livre Introductory Lectures on Political Economy, Londres, 1831, p. 6.

  • 6

    problmes proprement conomiques ne peut se dispenser de partir d'actes de choix ; l'conomie devient une partie encore la mieux labore jusqu' prsent d'une science plus universelle, la praxologie.

    Dans la nouvelle science, tout paraissait faire problme. C'tait une trangre dans le systme traditionnel des connaissances ; les gens taient perplexes, ne sachant comment la classer et lui assigner son domaine propre. Mais d'autre part, ils taient convaincus que l'introduction de l'conomie dans le catalogue du savoir n'appelait pas un rarrangement ou un largissement du schma gnral. Ils considraient leur catalogue systmatique comme complet. Si l'conomie ne s'y insrait pas commodment, la faute ne pouvait en tre impute qu' un traitement inadquat appliqu par les conomistes leurs problmes.

    2 / Le problme pistmologique d'une thorie de l'agir humain

    C'est mconnatre compltement la signification des dbats concernant l'essence, le domaine, et le caractre logique de l'conomie, que de les disqualifier comme autant de controverses scolastiques entre de pdantesques professeurs. C'est une faute de perspective fort rpandue, de considrer que tandis que des pdants gaspillaient de vaines paroles au sujet de la mthode la plus appropries pour conduire la recherche, l'conomie elle-mme, indiffrente ces disputes oiseuses, allait tranquillement son chemin. Dans la Methodenstreit (Querelle des mthodes) entre les conomistes autrichiens et l'cole historique prussienne ceux qui se qualifiaient eux-mmes de gardes du corps intellectuels de la Maison de Hohenzollern comme dans les discussions entre l'cole de John Bates Clark et les institutionnalistes amricains, l'enjeu tait bien plus vaste que la question de la procdure la plus fructueuse possible. Le vrai problme concernait les fondements pistmologiques de la science de l'agir humain, ainsi que sa lgitimation logique. Parce qu'ils partaient d'un systme pistmologique auquel la pense praxologique tait inconnue, et d'une logique qui ne reconnaissait pour scientifiques part la logique et les mathmatiques que les sciences naturelles et l'histoire, beaucoup d'auteurs tentrent de nier la valeur et l'utilit de la thorie conomique. L'historicisme chercha la remplacer par l'histoire conomique ; le positivisme prconisa de lui substituer une science sociale imaginaire qui devrait adopter la structure logique et le plan d'ensemble de la mcanique newtonienne. Ces deux coles se trouvaient d'accord pour rejeter radicalement tout ce qu'avait acquis la pense conomique. Il tait impossible pour les conomistes de garder le silence devant de telles attaques.

    Le radicalisme de cette condamnation globale de l'conomie fut trs tt surpass par un nihilisme encore plus universel. De temps immmorial les hommes, en pensant, parlant et agissant, avaient tenu l'uniformit et l'immutabilit de la structure logique de l'esprit humain pour un fait indubitable. Toute recherche scientifique tait fonde sur cette hypothse. C'est dans les discussions propos du caractre pistmologique de l'conomie, que pour la premire fois dans l'histoire humaine, des auteurs nirent aussi ce postulat. Le marxisme affirme que la pense d'un homme est dtermine par son appartenance de classe. Chacune des classes sociales a sa logique propre. Le produit de la pense ne peut tre rien d'autre qu'un dguisement idologique des gostes intrts de classe de celui qui pense. C'est la mission d'une sociologie de la connaissance que de dmasquer les philosophies et les thories scientifiques et de dmontrer le vide de leurs idologies . L'conomie est un trompe-l'il bourgeois , les conomistes sont des parasites du capital. Seule la socit sans classes de l'utopie socialiste substituera la vrit aux mensonges idologiques .

    Ce polylogisme fut enseign plus tard sous diverses autres formes encore. L'historicisme affirme que la structure logique de la pense de l'homme et de son action est sujette changement dans le cours de l'volution historique. Le polylogisme racial assigne chaque race une logique elle. Finalement il y a l'irrationalisme, soutenant que la raison en tant que

  • 7

    telle n'est pas apte lucider les forces irrationnelles qui dterminent le comportement de l'homme.

    De telles doctrines dbordent considrablement des limites de l'conomie. Elles mettent en question, non seulement l'conomie et la praxologie, mais tout autre savoir, tout raisonnement humain en gnral. Elles impliquent les mathmatiques et la physique tout autant que l'conomie. Il semble donc que la tche de les rfuter n'incombe aucune branche du savoir en particulier, mais l'pistmologie et la philosophie. Cela fournit une apparence de justification l'attitude de ces conomistes qui continuent tranquillement leurs tudes sans se soucier des problmes pistmologiques ni des objections souleves par le polylogisme et l'irrationalisme. Le physicien n'attache pas d'importance au fait que quelqu'un stigmatise ses thories comme tant bourgeoises , occidentales ou juives ; de mme l'conomiste devrait ignorer les dtracteurs et les diffamateurs. Il devrait laisser aboyer les chiens et ne prter aucune attention leurs jappements. Il lui sied de se soutenir de l'aphorisme de Spinoza : De mme que la lumire manifeste correctement la fois elle-mme et les tnbres, ainsi la vrit est la fois mesure d'elle-mme et de l'erreur.

    Toutefois, la situation n'est pas, en ce qui concerne l'conomie, tout fait la mme que pour les mathmatiques et les sciences naturelles. Le polylogisme et l'irrationalisme attaquent la praxologie et l'conomie. Quoiqu'ils formulent leurs thses dans des termes gnraux se rfrant toutes les branches du savoir, ce sont les sciences de l'agir humain qui sont vises par eux. Ils disent que c'est une illusion de croire que la recherche scientifique puisse obtenir des rsultats valables pour les gens de toute poque, race et classe sociale, et ils prennent plaisir discrditer certaines thories physiques et biologiques qualifies de bourgeoises ou d'occidentales. Mais quand la solution de problmes pratiques exige d'appliquer ces doctrines diffames, ils oublient leurs critiques. La technologie de la Russie sovitique utilise sans scrupules tous les acquis bourgeois en physique, chimie et biologie, exactement comme si ces connaissances taient valables pour toutes les classes sociales. Les ingnieurs et physiciens nazis ne ddaignaient pas d'utiliser les thories, dcouvertes et inventions de gens de race ou nationalit infrieures . Le comportement des individus de toutes les races, nations, religions, groupes linguistiques et classes sociales, prouve clairement qu'ils n'adhrent aucunement aux doctrines du polylogisme et de l'irrationalisme, pour autant qu'il s'agisse de logique, de mathmatiques ou de sciences naturelles.

    Mais il en va tout autrement de la praxologie et de l'conomie. Le principal motif du dveloppement des doctrines polylogistes, historicistes et irrationalistes a t la recherche d'arguments permettant de ne pas tenir compte des enseignements de la science conomique dans le choix de la politique conomique. Socialistes, racistes, nationalistes et tatistes ont chou dans leurs tentatives pour rfuter les thories des conomistes et pour prouver la vrit de leurs propres pseudo-doctrines. C'est prcisment cet chec qui les a pousss nier les principes logiques et pistmologiques sur lesquels tout raisonnement humain se fonde, aussi bien dans les activits courantes que dans la recherche scientifique.

    L'on ne peut se permettre d'carter ces objections pour la seule raison que des motifs politiques les ont inspirs. Aucun savant n'a le droit de penser a priori qu'un refus de ses thories est forcment sans fondement parce que ses contradicteurs sont anims par la passion ou un prjug partisan. Il est oblig de rpondre toute critique sans gard aux mobiles sous-jacents ni son contexte. Il n'est pas moins inadmissible de se taire devant l'opinion souvent exprime, que les thormes de l'conomie seraient valables seulement sous des conditions hypothtiques qui ne sont jamais runies dans la vie relle, et que par consquent ils n'ont pas d'utilit pour apprhender mentalement la ralit. Il est trange que certaines coles semblent approuver cette opinion, et n'en continuent pas moins dessiner leurs courbes ou formuler leurs quations. Elles ne s'embarrassent pas de mesurer la valeur de leur raisonnement ni son rapport au monde des ralits vivantes et de l'action.

  • 8

    Cela est videmment une attitude insoutenable. Le premier travail de toute recherche scientifique consiste dcrire de manire exhaustive et dfinir toutes les conditions et postulats, en fonction desquels ses diverses propositions s'affirment valides. C'est une erreur de prendre la physique pour modle et schma de la recherche conomique. Mais ceux qui sont attachs cette illusion devraient en avoir au moins appris une chose : c'est que nul physicien n'a jamais cru pouvoir rejeter hors du champ de la recherche physique l'lucidation d'une quelconque donne pralable ou condition des thormes physiques. La principale question laquelle doit rpondre l'conomie porte sur la relation entre les lois qu'elle formule et la ralit de l'agir humain, dont l'apprhension mentale est le but des tudes conomiques..

    Il incombe donc l'conomie d'examiner fond l'assertion, que ses enseignements sont seulement valables pour le systme capitaliste pendant la brve priode librale, dj vanouie, de la civilisation occidentale. Aucune branche du savoir autre que l'conomie n'a la responsabilit d'examiner toutes les objections souleves, sous des points de vue divers, contestant l'utilit des formulations de la thorie conomique pour l'lucidation des problmes de l'action humaine. Le systme de pense conomique doit tre difi de telle sorte qu'il soit l'preuve de n'importe quelle critique venant de l'irrationalisme, de l'historicisme, du panphysicisme, du behaviorisme et de toutes les varits de polylogisme. Il est intolrable que de nouveaux arguments soient quotidiennement avancs pour dmontrer que les efforts de l'conomie sont absurdes et futiles, et que les conomistes feignent d'ignorer tout cela.

    Il ne suffit plus dsormais de traiter les problmes de l'conomie dans le cadre traditionnel. Il est ncessaire d'difier la thorie de la catallactique sur la base solide d'une thorie gnrale de l'agir humain, la praxologie. Cette procdure ne la protgera pas seulement de nombreuses critiques fallacieuses, elle clairera de nombreux problmes qui n'ont mme pas t jusqu'ici envisags de faon adquate, et encore moins rsolus de faon satisfaisante. En particulier, il y a le problme fondamental du calcul conomique.

    Il est habituel chez beaucoup de gens de reprocher l'conomie d'tre arrire. Or il est bien vident que notre thorie conomique n'est pas parfaite. Il n'existe pas de perfection dans les connaissances humaines, pas plus d'ailleurs que dans n'importe quelle uvre humaine. L'omniscience est refuse l'homme. La thorie la plus raffine, et qui semble satisfaire compltement notre soif de savoir, peut un jour tre amende ou supplante par une thorie nouvelle. La science ne nous donne pas de certitude absolue et dfinitive. Elle nous donne assurance seulement dans les limites de nos capacits mentales et de l'tat existant de la pense scientifique. Un systme scientifique est simplement une tape atteinte dans la recherche indfiniment continue de la connaissance. Il est forcment affect par l'imperfection inhrente tout effort humain. Mais reconnatre ces faits ne signifie pas que la science conomique de notre temps soit arrire. Cela veut dire seulement qu'elle est chose vivante, et vivre implique la fois imperfection et changement.

    3 / La thorie conomique et la pratique de l'agir humain

    Le reproche d'un prtendu retard est adress l'conomie, partir de deux points de vue diffrents.

    Il y a d'une part certains naturalistes et physiciens qui censurent l'conomie pour n'tre pas une science naturelle et ne pas appliquer les mthodes et les procdures des laboratoires. C'est l'un des objets de ce trait que de rfuter les ides fallacieuses de ce genre. Dans ces remarques prliminaires, il suffit sans doute de dire quelques mots sur leur arrire-plan psychologique. Il est commun chez les gens l'esprit troit de critiquer tout ce par quoi les autres diffrent d'eux-mmes. Le chameau de la fable trouvait choquant, chez tous les autres animaux, le fait de n'avoir pas de bosse, et le Ruritanien critique le Laputanien pour n'tre

  • 9

    point Ruritanien. Le chercheur de laboratoire considre que le laboratoire est le seul cadre digne de la recherche, et que les quations diffrentielles sont la seule mthode saine pour exprimer les rsultats de la pense scientifique. Il est simplement incapable de voir les problmes pistmologiques de l'agir humain. Pour lui, l'conomie ne peut tre rien d'autre qu'une sorte de mcanique.

    Puis il y a des gens qui dclarent qu'il doit y avoir quelque chose de fautif dans les sciences sociales, puisque les conditions sociales ne donnent pas satisfaction. Les sciences naturelles ont atteint des rsultats stupfiants dans les deux ou trois dernires centaines annes, et l'utilisation pratique de ces rsultats a russi amliorer le niveau de vie gnral dans une mesure sans prcdent. Mais, disent ces critiques, les sciences sociales ont totalement failli la tche de rendre plus satisfaisantes les conditions sociales. Elles n'ont pas chass la misre et la famine, les crises conomiques et le chmage, la guerre et la tyrannie. Elles sont striles, et n'ont en rien contribu promouvoir le bonheur et la prosprit des humains.

    Ces grognons ne se rendaient pas compte que les formidables progrs des mthodes technologiques de production, et l'augmentation qui s'ensuivit dans la richesse et le bien-tre, n'ont t possibles que grce l'application prolonge de ces politiques librales qui ont t la mise en pratique des enseignements de la science conomique. Ce furent les ides des conomistes classiques, qui firent carter les obstacles aux amliorations technologiques dresss par des lois sculaires, les habitudes et les prjugs, qui ont libr le gnie des rformateurs et des innovateurs jusqu'alors enserrs dans la camisole de force des corporations, de la tutelle gouvernementale et des pressions sociales de toute espce. Ce furent ces ides qui abaissrent le prestige des conqurants et des spoliateurs, et qui dmontrrent les bienfaits sociaux dcoulant de l'activit conomique prive. Aucune des grandes inventions modernes n'aurait pu tre mise en uvre si la mentalit de l're prcapitaliste n'avait t entirement dmantele par les conomistes. Ce que l'on nomme communment la rvolution industrielle a t un rejeton de la rvolution idologique opre par les doctrines des conomistes. Les conomistes renversrent les vieux axiomes : qu'il est dloyal et injuste de l'emporter sur un concurrent en produisant des biens meilleurs et moins chers ; que c'est porter atteinte l'quit de s'carter des mthodes traditionnelles de production ; que les machines sont un mal puisqu'elles entranent le chmage ; que c'est l'une des tches du gouvernement de la cit d'empcher les hommes d'affaires efficaces de devenir riches, et de protger les moins efficients contre la concurrence des plus efficients ; que restreindre la libert des entrepreneurs par la contrainte gouvernementale ou par la coercition de la part d'autres pouvoirs sociaux est un moyen appropri de dvelopper le bien-tre d'une nation. L'conomie politique en Grande-Bretagne et la physiocratie en France ont ouvert la voie au capitalisme moderne. Ce sont elles qui ont rendu possible le progrs des sciences naturelles appliques, lequel a dvers sur les multitudes des avantages de tous ordres.

    Ce qu'il y a de fautif dans notre temps c'est prcisment l'ignorance fort rpandue du rle que ces politiques de libert conomique ont jou dans l'volution technologique des deux cents dernires annes. Les gens ont t dupes de cette ide fausse, que l'amlioration des mthodes de production aurait t contemporaine de la politique de laissez-faire par un simple hasard. Tromp par les mythes marxistes, ils considrent l'industrialisme moderne comme rsultant de l'opration de mystrieuses force productives qui ne dpendent en aucune manire de facteurs idologiques. L'conomie classique, croient-ils, n'a pas t un facteur de l'ascension du capitalisme, mais bien plutt son produit, sa superstructure idologique , c'est--dire une doctrine destine dfendre les prtentions illgitimes des exploiteurs capitalistes. Il s'ensuit que l'abolition du capitalisme, la substitution du totalitarisme socialiste l'conomie de march et la libre entreprise ne compromettraient pas le progrs ultrieur de la technologie. Cela, au contraire, ferait avancer le progrs technologique en supprimant les obstacles que les intrts gostes des capitalistes placent sur sa route.

  • 10

    Le trait caractristique de cet ge de guerres dvastatrices et de dsintgration sociale est la rvolte contre la science conomique. Thomas Carlyle lui infligea le surnom de science triste , et Karl Marx stigmatisa dans les conomistes les valets de plume de la bourgeoisie. Des charlatans prnant leur remde patent et leur raccourci vers un paradis terrestre se plaisent railler l'conomie qu'ils disent orthodoxe et ractionnaire . Des dmagogues s'enorgueillissent de ce qu'ils appellent leurs victoires sur l'conomie. L'homme pratique se vante de mpriser l'conomie et d'ignorer ce qu'enseignent les conomistes de cabinet . Les politiques conomiques des dernires dcennies ont t la consquence d'une mentalit qui se gausse de n'importe quelle variante de la saine thorie conomique et acclame les thories btardes de ses dtracteurs. Ce qui s'appelle l'conomie orthodoxe est, dans la plupart des pays, banni des universits, et virtuellement inconnu des principaux gouvernants, politiciens et crivains. Le blme au sujet de la situation dcevante des affaires conomiques ne peut assurment tre dirig contre unes science que mprisent et ignorent aussi bien les dirigeants que les masses.

    Il faut souligner fortement que le sort de la civilisation moderne telle que les peuples blancs l'ont dveloppe dans les deux dernires centaines d'annes est indissolublement li au sort de la science conomique. Cette civilisation a pu parvenir soudainement l'existence parce que ces peuples taient pntres des ides qui taient l'application des enseignements de la science conomique aux problmes de la politique conomique. Elle prira invitablement si les nations poursuivent la route o elles se sont engages sous les incantations de doctrines rejetant la pense conomique.

    Il est exact que l'conomie est une science thorique et, comme telle, s'abstient de jugements de valeur. Ce n'est pas sa tche de dire aux gens quels objectifs ils doivent se proposer d'atteindre. Elle est une science des moyens mettre en uvre pour la ralisation de fins choisies, et non pas, assurment, une science du choix des fins. Les dcisions ultimes, l'valuation et le choix des buts, sont au-del du champ d'une science, quelle qu'elle soit. La science ne dit jamais l'homme comment il doit agir ; elle montre seulement comment un homme doit agir s'il veut atteindre des objectifs dtermins.

    Il semble beaucoup de gens que cela soit vraiment bien peu de chose, et qu'une science limite l'investigation de ce qui est, une science incapable d'exprimer un jugement de valeur concernant les fins suprmes et ultimes, soit sans importance pour la vie et l'action. Cela aussi est une erreur. Toutefois la dmonstration de cette erreur-ci n'est pas un objet de ces remarques prliminaires. C'est l'un des objectifs du trait lui-mme.

    Il fallait formuler ces remarques prliminaires afin d'expliquer pourquoi ce trait place les problmes conomiques l'intrieur du cadre gnral d'une thorie gnrale de l'activit humaine. Au stade actuel, tant de la pense conomique que des discussions politiques concernant les problmes fondamentaux d'organisation sociale, il n'est plus possible d'isoler l'tude des problmes proprement catallactiques. Ces problmes-l ne sont qu'un compartiment d'une science gnrale de l'agir humain, et doivent tre traits comme tels.

    4 / Rsum

  • 11

    Premire partie

    L'Agir humain

  • 12

    Chapitre I L'homme en action

    L'action humaine est un comportement intentionnel. Nous pouvons dire aussi bien : l'agir est volont mise en couvre et transforme en processus ; c'est tendre des fins et objectifs ; c'est la rponse raisonne de l'ego aux stimulations et conditions de son environnement ; c'est l'ajustement conscient d'une personne l'tat de l'univers qui dtermine sa vie. Des paraphrases de ce genre peuvent clairer la dfinition donne et prvenir de possibles interprtations errones. Mais la dfinition mme est adquate et n'a besoin ni de complment ni de commentaire.

    1 / Action intentionnelle et raction animale

    Le comportement conscient ou intentionnel est en contraste tranch avec le comportement inconscient, c'est--dire les rflexes et ractions involontaires des cellules et nerfs aux stimulations. Les gens sont parfois enclins penser que les frontires entre le comportement conscient et les ractions involontaires des forces qui agissent l'intrieur du corps de l'homme sont plus ou moins indfinies. Cela est vrai seulement dans la mesure o il est parfois malais d'tablir si un certain comportement doit tre considr comme volontaire ou comme involontaire. Mais la distinction entre le conscient et l'inconscient n'en est pas moins nette et peut tre clairement dtermine.

    Le comportement inconscient des organes du corps et des cellules est, pour l'ego qui agit, un donn au mme degr que n'importe quel autre fait du monde extrieur. L'homme qui agit doit tenir compte de tout ce qui se passe dans son propre corps, tout comme des circonstances telles que le temps qu'il fait ou l'attitude de ses voisins. Il y a videmment une marge, l'intrieur de laquelle le comportement intentionnel a le pouvoir de neutraliser l'effet des facteurs corporels. Il est possible, dans certaines limites, de tenir le corps sous son contrle. L'homme peut parfois russir, force de volont, surmonter un trouble de sant, compenser telle ou telle dficience inne ou acquise de sa constitution, ou rprimer des rflexes. Dans la mesure o cela est possible, le champ de l'action intentionnelle est largi d'autant. Si un homme s'abstient de matriser la raction involontaire des cellules et des centres nerveux alors qu'il serait en mesure de le faire, son comportement est intentionnel considr du point de vue o nous nous plaons.

    Le domaine de notre science est l'action de l'homme, non les vnements psychologiques qui aboutissent une action. C'est prcisment cela qui distingue la thorie gnrale de l'activit humaine, la praxologie, de la psychologie. Le thme de la psychologie est constitu par les vnements intrieurs qui aboutissent, ou peuvent aboutir, un certain acte. Le thme de la praxologie est l'action en tant que telle. Cela rgle galement la relation de la praxologie avec le concept psycho-analytique du subconscient. La psychanalyse est aussi de la psychologie, et n'tudie pas l'action mais les forces et facteurs qui amnent un homme un certain acte. Le subconscient psychanalytique est une catgorie psychologique, non pas praxologique. Qu'une action dcoule d'une claire dlibration, ou de souvenirs oublis, de dsirs rprims qui de rgions submerges, pour ainsi dire, dirigent la volont, cela n'influe pas sur la nature de l'action. Le meurtrier, qu'une impulsion subconsciente (le a ) pousse vers son crime, et le nvrotique, dont le comportement aberrant parat l'observateur non entran n'avoir simplement aucun sens, agissent l'un comme l'autre ; l'un et l'autre, comme n'importe qui, poursuivent un certain objectif. C'est le mrite de la psychanalyse d'avoir dmontr que mme le comportement du nvrotique et du psychopathe est intentionnel, qu'eux aussi agissent et poursuivent des objectifs, bien que nous qui nous considrons comme normaux et sains d'esprit, tenions pour insens le raisonnement qui dtermine leur choix, et pour contradictoires les moyens qu'ils choisissent en vue de ces fins.

  • 13

    Le terme inconscient , lorsque employ en praxologie, et les termes subconscient et inconscient , tels que l'applique la psychanalyse, appartiennent deux systmes diffrents de pense et de recherche. La praxologie, non moins que d'autres branches du savoir, doit beaucoup la psychanalyse. Il n'en est que plus ncessaire d'tre attentif la frontire qui spare la praxologie de la psychanalyse.

    Agir n'est pas seulement accorder sa prfrence. L'homme manifeste aussi sa prfrence dans des situations o les choses et les vnements sont invitables ou crus tels. Ainsi, un homme peut prfrer le soleil la pluie et souhaiter que le soleil chasse les nuages. Celui qui simplement souhaite et espre n'intervient pas activement dans le cours des vnements ni dans le profil de sa destine. Mais l'homme qui agit choisit, se fixe un but et s'efforce de l'atteindre. De deux choses qu'il ne peut avoir ensemble, il choisit l'une et renonce l'autre. L'action, donc, implique toujours la fois prendre et rejeter.

    Formuler des souhaits et des espoirs et annoncer une action envisage peuvent constituer des formes de l'agir, dans la mesure o elles interviennent comme des moyens d'obtenir un certain rsultat. Mais il ne faut pas les confondre avec les actions auxquelles elles se rfrent. Elles ne sont pas identiques aux actions qu'elles noncent, recommandent ou repoussent. L'action est chose relle. Ce qui compte est le comportement total d'un individu, non pas ce qu'il dit d'actes envisags et non raliss. D'autre part, l'action doit tre clairement distingue de l'exercice d'un travail. Agir est employer des moyens pour atteindre des fins. D'ordinaire l'un des moyens employs est le travail de l'homme agissant. Mais ce n'est pas toujours le cas. Sous certaines conditions un mot suffit entirement. Celui qui formule des ordres ou interdictions peut agir sans fournir aucun travail. Parler ou se taire, sourire ou demeurer srieux, peuvent tre des actions. Consommer et goter un plaisir sont des actions non moins que s'abstenir de le faire alors que ce serait possible.

    La praxologie, par consquent, ne distingue pas entre l'homme actif ou nergique et l'homme passif ou indolent. L'homme vigoureux s'efforant industrieusement d'amliorer sa condition n'agit ni plus ni moins que l'individu lthargique qui prend paresseusement les choses comme elles viennent. Car ne rien faire et rester oisif est aussi poser un acte, cela aussi dtermine le cours des vnements. Dans chaque situation o il est possible l'homme d'intervenir, qu'il intervienne ou qu'il s'abstienne est une action. Celui qui supporte ce qu'il pourrait changer agit non moins que celui qui intervient pour obtenir un autre tat de choses. L'individu qui s'abstient d'influer sur le droulement de facteurs physiologiques et instinctifs, alors qu'il le pourrait, pose ainsi une action. Agir n'est pas seulement faire mais tout autant omettre de faire ce qu'il serait possible de faire.

    Nous pourrions dire que l'action est la manifestation de la volont d'un homme. Mais cela n'ajouterait rien notre connaissance. Car le terme volont ne signifie rien autre que la facult de choisir entre diffrents tats de choses, de prfrer l'un, d'carter l'autre, et de se comporter conformment la dcision prise, de faon se rapprocher de l'tat de choses choisi et s'loigner de l'autre.

    Nous pouvons appeler contentement ou satisfaction l'tat d'un tre humain qui ne dclenche et ne peut dclencher aucune action. L'homme qui agit dsire fermement substituer un tat de choses plus satisfaisant, un moins satisfaisant. Son esprit imagine des conditions qui lui conviendront mieux, et son action a pour but de produire l'tat souhait. Le mobile qui pousse un homme agir est toujours quelque sensation de gne

    2 / Les conditions pralables de l'action humaine

    3

    3 Cf. Locke, An Essay Concerning Human Understanding, Oxford, Ed. Fraser, 1894, I, 331-333 ; Leibniz, Nouveaux Essais sur l'entendement humain, d. Flammarion, p. 119.

    . Un homme parfaitement

  • 14

    satisfait de son tat n'aurait rien qui le pousse le changer. Il n'aurait ni souhaits ni dsirs ; il serait parfaitement heureux. II n'agirait pas ; il vivrait simplement libre de souci.

    Mais pour faire agir un homme, une gne et l'image d'un tat plus satisfaisant ne sont pas elles seules suffisantes. Une troisime condition est requise : l'ide qu'une conduite adquate sera capable d'carter, ou au moins de rduire, la gne ressentie. Si cette condition n'est pas remplie, aucune action ne peut suivre. L'homme doit se rsigner l'invitable. Il doit se soumettre au destin.

    Telles sont les conditions gnrales de l'action humaine. L'homme est l'tre qui vit sous ces conditions-l. Il n'est pas seulement homo sapiens, il est tout autant homo agens. Les tres ns de parents humains qui, soit ds leur naissance soit du fait de dficiences acquises, sont, sans changement possible, incapables de toute action (au sens strict du terme et non simplement dans l'acception juridique) sont pratiquement non humains. Bien que les lois et la biologie considrent que ce sont des humains, il leur manque le caractre essentiel de l'tat d'homme. Le nouveau-n non plus n'est pas un tre capable d'agir. Il n'a pas encore parcouru le chemin qui va de la conception l'entier dveloppement de ses caractres humains. Mais au terme de cette volution il est devenu un tre agissant.

    Dans le langage courant, nous disons d'un homme qu'il est heureux quand il a russi atteindre ses objectifs. Une manire plus adquate de dcrire son tat serait de dire qu'il est plus heureux qu'avant. Il n'y a nanmoins pas d'objection valable un usage qui dfinit l'activit humaine comme la recherche du bonheur.

    Du bonheur

    Cependant nous devons nous garder de mprises courantes. Le but ultime de l'action de l'homme est toujours la satisfaction d'un sien dsir. Il n'y a pas d'talon de grandeur de la satisfaction autre que les jugements de valeur individuels, lesquels diffrent selon les individus divers, et pour un mme individu d'un moment l'autre. Ce qui fait qu'un homme se sent plus ou moins insatisfait de son tat est tabli par lui par rfrence son propre vouloir et jugement, en fonction de ses valuations personnelles et subjectives. Personne n'est en mesure de dcrter ce qui rendrait plus heureux l'un de ses congnres.

    tablir ce fait ne se rattache en aucune faon aux antithses entre gosme et altruisme, entre matrialisme et idalisme, individualisme et collectivisme, athisme et religion. Il y a des gens dont le but unique est d'amliorer la condition de leur propre ego. Il en est d'autres chez qui la perception des ennuis de leurs semblables cause autant de gne, ou mme davantage, que leurs propres besoins. Il y a des gens qui ne dsirent rien d'autre que de satisfaire leurs apptits sexuels, de manger et boire, d'avoir de belles demeures et autres choses matrielles. Mais d'autres hommes attachent plus d'importance aux satisfactions couramment dites plus leves et idales . Il y a des individus anims d'un vif dsir de conformer leurs actions aux exigences de la coopration sociale ; il y a par ailleurs des tres rfractaires qui dfient les rgles de la vie en socit. Il y a des gens pour qui le but suprme du plerinage terrestre est la prparation une vie de batitude. Il y a d'autres personnes qui ne croient aux enseignements d'aucune religion et qui ne leur permettent pas d'influer sur leurs actions.

    La praxologie est indiffrente aux buts ultimes de l'action. Ses conclusions valent pour toute espce d'action quelles que soient les fins vises. C'est une science des moyens, non des fins. Elle emploie le terme de bonheur en un sens purement formel. Dans la terminologie praxologique, la proposition : le but unique de l'homme est de trouver son bonheur, est une tautologie. Cela n'implique aucune prise de position quant l'tat des choses dans lequel l'homme compte trouver le bonheur.

  • 15

    L'ide que le ressort de l'activit humaine est toujours quelque gne, que son but est toujours d'carter cette gne autant qu'il est possible, autrement dit de faire en sorte que l'homme agissant s'en trouve plus heureux, telle est l'essence des doctrines de l'eudmonisme et de l'hdonisme. L'ataraxie picurienne est cet tat de parfait bonheur et contentement auquel toute activit humaine tend sans jamais l'atteindre entirement. En regard de l'ampleur extrme de cette notion, il importe assez peu que nombre de reprsentants de cette philosophie aient mconnu le caractre purement formel des notions de douleur et de plaisir, et leur aient donn un sens matriel et charnel. Les coles thologiques, mystiques et autres fondes sur une thique htronome n'ont pas branl le fondement essentiel de l'picurisme, car elles n'ont pu lui opposer d'autre objection que d'avoir nglig les plaisirs dits plus levs et plus nobles . Il est vrai que les crits de beaucoup de champions antrieurs de l'eudmonisme, de l'hdonisme et de l'utilitarisme prtent le flanc de fausses interprtations sur quelques points. Mais le langage des philosophes modernes, et plus encore celui des conomistes modernes, est si prcis et si explicite qu'aucune mprise ne peut se produire.

    L'on n'accrot pas l'intelligibilit des problmes fondamentaux de l'action humaine par les mthodes de la sociologie des instincts. Cette cole classifie les divers objectifs concrets de l'activit humaine et assigne pour mobile chacune de ces classes un instinct particulier. L'homme apparat comme un tre pouss par divers instincts et dispositions inns. Il est suppos acquis que cette explication dmolit une fois pour toutes les odieuses doctrines de l'conomie et de l'thique utilitariste. Nanmoins Feuerbach a dj not justement que tout instinct est un instinct de bonheur

    Instincts et impulsions

    4

    Nombre de protagonistes de l'cole instinctive sont convaincus qu'ils ont prouv que l'action n'est pas dtermine par la raison, mais qu'elle a sa source dans les profondeurs insondes de forces innes, de pulsions, d'instincts et de dispositions qui sont inaccessibles toute lucidation rationnelle. Ils sont certains d'avoir russi dmontrer le caractre superficiel du rationalisme et ils dnigrent l'conomie comme un tissu de fausses conclusions dduites de fausses hypothses psychologiques

    . La mthode de la psychologie des instincts et de la sociologie des instincts consiste en une classification arbitraire des buts immdiats de l'action, chacun se trouvant hypostasi. Alors que la praxologie dit que le but d'une action est d'carter une certaine gne, la psychologie des instincts dit que c'est la satisfaction d'une exigence instinctive.

    5. Cependant, le rationalisme, la praxologie et l'conomie ne traitent pas des ultimes ressorts et objectifs de l'action, mais des moyens mis en uvre pour atteindre des fins recherches. Quelque insondables que soient les profondeurs d'o mergent une impulsion ou un instinct, les moyens qu'un homme choisit pour y satisfaire sont dtermins par une considration raisonne de la dpense et du rsultat6

    Qui agit sous une impulsion motionnelle, agit quand mme. Ce qui distingue une action motionnelle des autres actions est l'valuation de l'apport et du rendement. Les motions modifient l'ordre des valuations. Enflamm de passion, l'homme voit le but plus dsirable, et le prix payer moins lourd, qu'il ne les verrait de sang-froid. Les hommes n'ont jamais dout que, mme dans un tat motionnel, les moyens et les fins sont pess les uns par rapport aux autres, et qu'il est possible d'influer sur le rsultat de cette dlibration en rendant plus coteux de cder l'impulsion passionnelle. Punir plus modrment les actes criminels lorsqu'ils ont t commis dans un tat d'exaltation motionnelle ou d'intoxication revient

    .

    4 Cf. Feuerbach, Smmtliche Werke, Stuttgart, d. Bolin und Jodl, 1907, X, 231.

    5 Cf. William McDougall, An Introduction to Social Psychology, 14e d., Boston, 1921, p. 11.

    6 Cf. Mises, Epistemological Problems of Economics, traduit par G. Reisman, New York, 1960, p. 52 et suiv.

  • 16

    encourager de tels excs. La menace de pnalits svres ne laisse pas de dissuader mme des gens pousss par une passion apparemment irrsistible.

    Nous interprtons le comportement animal en supposant que l'animal cde l'impulsion qui prvaut momentanment. Observant qu'il se nourrit, cohabite, attaque d'autres animaux ou les hommes, nous parlons de ses instincts de nutrition, de reproduction et d'agression. Nous admettons que de tels instincts sont inns et exigent premptoirement satisfaction.

    Mais c'est diffrent avec l'homme. L'homme n'est pas un tre qui ne puisse faire autrement que cder l'impulsion qui rclame satisfaction avec le plus d'urgence. C'est un tre capable de discipliner ses instincts, motions et impulsions ; il peut raisonner son comportement. Il renonce satisfaire une impulsion brlante afin de satisfaire d'autres dsirs. Il n'est pas la marionnette de ses apptits. Un homme ne s'empare pas de toute femme qui veille ses sens, et il ne dvore pas toute nourriture qui lui plat ; il ne se jette pas sur tout congnre qu'il souhaiterait tuer. Il chelonne ses aspirations et ses dsirs dans un ordre dtermin, il choisit ; en un mot, il agit. Ce qui distingue l'homme des btes est prcisment qu'il ajuste ses comportements par dlibration. L'homme est l'tre qui a des inhibitions, qui peut dominer ses impulsions et dsirs, qui t a la force de rprimer ses dsirs instinctifs et ses impulsions.

    Il peut arriver qu'une impulsion merge avec une telle vhmence qu'aucun dsavantage, probable si l'individu lui donne satisfaction, ne lui apparaisse assez grand pour l'en empcher. Dans ce cas encore, il choisit. L'homme dcide de cder au dsir considr7

    .

    De temps immmorial les hommes ont t anims du dsir de connatre la cause premire, la source de toutes choses et de tout changement, la substance ultime d'o tout mane et qui est la cause d'elle-mme. La science est plus modeste. Elle est consciente des limites de l'esprit humain et de la qute du savoir humain. Elle vise remonter de tout phnomne sa cause. Mais elle comprend que ces efforts doivent ncessairement se heurter des murs insurmontables. Il y a des phnomnes qu'on ne peut analyser et rattacher en amont d'autres phnomnes. Ce sont des donns ultimes. Le progrs de la recherche scientifique peut russir montrer que quelque chose antrieurement considr comme donn ultime, peut tre rduit des composantes. Mais il y aura toujours quelque phnomne irrductible et rebelle l'analyse, quelque donn ultime.

    3 / L'action humaine comme donn ultime

    Le monisme enseigne qu'il n'y a qu'une seule substance ultime ; le dualisme en compte deux, le pluralisme un plus grand nombre. Il est sans profit de se quereller sur ces problmes. De telles disputes mtaphysiques n'ont pas de terme possible. L'tat actuel de nos connaissances ne fournit pas les moyens de les rsoudre par une rponse que tout homme raisonnable soit forc de juger satisfaisante.

    Le monisme matrialiste affirme que les penses et volitions humaines sont le produit du fonctionnement d'organes du corps, les cellules du cerveau et les nerfs. La pense humaine, la volont, l'action rsultent uniquement de processus matriels qui seront un jour compltement expliqus par les mthodes de la recherche physique et chimique. Cela aussi est une hypothse mtaphysique, bien que ceux qui le soutiennent le tiennent pour une vrit scientifique inbranlable et indniable.

    7 Dans les cas de ce genre, un rle important est jou par cette circonstance, que les deux satisfactions en cause celle attendue si l'on cde l'impulsion, et celle que l'on tirerait d'viter les consquences indsirables du consentement ne sont pas simultanes. Voir ci-dessous, pp. 503 515.

  • 17

    Diverses doctrines ont t avances pour expliquer la relation entre l'esprit et le corps. Ce ne sont que des suppositions sans rfrence aucune des faits observs. Tout ce qui peut tre dit avec certitude est qu'il y a des rapports entre processus mentaux et processus physiologiques. Sur la nature et le fonctionnement de cette connexion, nous ne savons, au mieux, que trs peu de chose.

    Ce que nous constatons en fait de jugements de valeur et d'actions d'hommes ne se prte pas une analyse qui les dpasse. Nous pouvons honntement admettre ou croire qu'ils sont absolument lis leurs causes et conditionns par elles. Mais ds lors que nous ne savons pas comment les faits externes physiques et physiologiques produisent dans l'esprit humain des penses dtermines et des volitions conduisant des actes concrets, nous devons prendre acte d'un insurmontable dualisme mthodologique. Dans l'tat actuel de nos connaissances, les thses fondamentales du positivisme, du monisme et du panphysicisme sont simplement des postulats mtaphysiques dpourvus de toute base scientifique et dnus la fois de signification et d'utilit pour la recherche scientifique. La raison et l'exprience nous montrent deux rgnes spars : le monde extrieur des phnomnes physiques, chimiques et physiologiques, et le monde intrieur de la pense, du sentiment, du jugement de valeur, et de l'action guide par l'intention. Aucune passerelle ne relie pour autant que nous le voyions aujourd'hui ces deux sphres. Des vnements extrieurs identiques provoquent parfois des rponses humaines diffrentes, et des vnements extrieurs diffrents provoquent parfois la mme rponse humaine. Nous ne savons pas pourquoi.

    En face de cet tat de choses nous ne pouvons que nous abstenir de juger les thses fondamentales du monisme et du matrialisme. Nous pouvons croire ou ne pas croire que les sciences naturelles parviendront un jour expliquer la production d'ides, de jugements de valeur et d'actions dtermins, de la mme manire qu'elles expliquent la production d'un compos chimique comme le rsultat ncessaire et invitable d'une certaine combinaison d'lments. Tant que nous n'en sommes pas l, nous sommes forcs d'acquiescer un dualisme mthodologique.

    L'agir humain est l'un des agencements par lesquels le changement intervient. C'est un lment de l'activit et du devenir cosmiques. Par consquent c'est lgitimement un objet d'tude scientifique. Puisque tout le moins dans les conditions actuelles nous ne pouvons le rattacher ses causes, il doit tre considr comme un donn ultime et tre tudi comme tel.

    Il est vrai que les changements produits par l'activit humaine ne sont qu'insignifiants en comparaison des effets du fonctionnement des grandes forces cosmiques. Du point de vue de l'ternit et de l'univers infini l'homme n'est qu'un point infinitsimal. Mais pour l'homme, l'action humaine et ses vicissitudes sont ce qui compte rellement. L'action est l'essence de sa nature et de son existence, ses moyens de prserver sa vie et de se hausser au-dessus du niveau des animaux et des vgtaux. Si prissables et vanescents que soient les efforts humains, pour l'homme et pour la science humaine ils sont d'une importance primordiale.

    L'agir humain est ncessairement toujours rationnel. Le terme action rationnelle est ainsi plonastique et doit tre vit comme tel. Lorsqu'on les applique aux objectifs ultimes d'une action, les termes rationnel et irrationnel sont inappropris et dnus de sens. La fin ultime de l'action est toujours la satisfaction de quelque dsir de l'homme qui agit. Comme personne n'est en mesure de substituer ses propres jugements de valeur ceux de l'individu agissant, il est vain de porter un jugement sur les buts et volitions de quelqu'un d'autre. Aucun

    4 / Rationalit et irrationalit, subjectivisme et objectivit de la recherche praxologique

  • 18

    homme n'est comptent pour dclarer que quelque chose rendrait un homme plus heureux ou moins insatisfait. Le critiqueur tantt nous dit ce qu'il croit qu'il prendrait pour objectif s'il tait la place de l'autre ; tantt, faisant allgrement fi dans son arrogance dictatoriale de ce que veut et dsire son semblable, il dcrit l'tat du critiqu qui serait le plus avantageux pour le critiqueur lui-mme.

    Il est courant de qualifier d'irrationnelle une action qui, renonant des avantages matriels et tangibles, vise obtenir des satisfactions idales ou suprieures . Dans ce sens les gens disent par exemple parfois avec approbation, parfois avec dsapprobation qu'un homme qui sacrifie sa vie, sa sant, ou la richesse, la poursuite de biens d'un ordre plus lev comme la fidlit ses convictions religieuses, philosophiques et politiques, ou la libert et l'panouissement de sa nation est motiv par des considrations irrationnelles. Toutefois, l'effort qui tend ces fins suprieures, n'est ni moins ni plus rationnel ou irrationnel que la poursuite des autres objectifs humains. C'est une erreur de penser que le dsir de se procurer de quoi rpondre aux ncessits lmentaires de la vie et de la sant soit plus rationnel, plus naturel, ou plus justifi que la recherche d'autres biens ou agrments. Il est vrai que l'apptit de nourriture ou de chaleur est commun aux hommes et aux autres mammifres, et qu'en rgle gnrale un homme qui manque de nourriture et d'abri concentre ses efforts sur la satisfaction de ces besoins imprieux et ne se soucie gure d'autres choses. L'impulsion vivre, prserver sa propre existence, et tirer parti de toute occasion de renforcer ses propres nergies vitales, est un trait foncier de la vie, prsent en tout tre vivant. Cependant, cder cette impulsion n'est pas pour l'homme une irrsistible ncessit.

    Alors que tous les autres animaux sont inconditionnellement conduits par l'impulsion de prserver leur propre vie et par l'impulsion de prolifration, l'homme a le pouvoir de matriser mme ces impulsions-l. Il peut dominer tant ses dsirs sexuels que son vouloir-vivre, il peut renoncer sa vie lorsque les conditions auxquelles il lui faudrait absolument se soumettre pour la conserver lui semblent intolrables. L'homme est capable de mourir pour une cause, ou de se suicider. Vivre est, pour l'homme, un choix rsultant d'un jugement de valeur.

    Il en va de mme quant au dsir de vivre dans l'opulence. L'existence mme d'asctes et d'hommes qui renoncent aux gains matriels pour prix de la fidlit leurs convictions, du maintien de leur dignit et de leur propre estime, est la preuve que la recherche d'agrments plus tangibles n'est pas invitable, mais au contraire le rsultat d'un choix. Bien entendu, l'immense majorit prfre la vie la mort et la richesse la pauvret.

    Il est arbitraire de considrer la seule satisfaction des besoins du corps, des exigences physiologiques, comme naturelle et par consquent rationnelle , le reste tant artificiel et donc irrationnel . C'est la note caractristique de la nature humaine, que ce fait : l'homme ne cherche pas seulement nourriture, abri et cohabitation comme tous les autres animaux, mais tend aussi d'autres sortes de satisfactions. L'homme a des dsirs et des besoins que nous pouvons appeler plus levs que ceux qui lui sont communs avec les autres mammifres8

    Lorsqu'il s'agit des moyens employs pour atteindre des fins, les termes de rationnel et irrationnel impliquent un jugement de valeur sur l'opportunit et sur l'adquation du procd appliqu. Le critiqueur approuve ou dsapprouve la mthode, selon que le moyen est ou n'est pas le plus adapt la fin considre. C'est un fait que la raison humaine n'est pas infaillible, et que l'homme se trompe souvent dans le choix et l'application des moyens. Une action non approprie la fin poursuivie choue et doit. Une telle action est contraire l'intention qui la guide, mais elle reste rationnelle, en ce sens qu'elle rsulte d'une dlibration raisonnable

    .

    8 Sur les erreurs qui vicient la loi d'airain des salaires, voir plus loin pp. 633 et suiv. ; sur le malentendu propos de la thorie de Malthus, voir plus loin pp. 703 708.

  • 19

    encore qu'errone et d'un essai bien qu'inefficace pour atteindre un objectif dtermin. Les mdecins qui, il y a cent ans, employaient pour le traitement du cancer certains procds que nos docteurs contemporains rejettent, taient du point de vue de la pathologie de notre temps mal instruits et par l inefficaces. Mais ils n'agissaient pas irrationnellement ; ils faisaient de leur mieux. Il est probable que dans cent ans les mdecins venir auront leur porte d'autres mthodes plus efficaces pour traiter ce mal. Ils seront plus efficaces, mais non plus rationnels que nos praticiens.

    Le contraire de l'action n'est pas un comportement irrationnel, mais une rponse rflexe des stimulations, dclenche par les organes du corps et par des instincts qui ne peuvent tre contrls par un acte de volont de la personne considre. Une mme stimulation peut, sous certaines conditions, avoir pour rponse la fois un phnomne rflexe et une action. Si un homme absorbe un poison, les organes rpondent en mettant en uvre leurs forces de dfense par antidotes ; en outre, l'action peut intervenir en appliquant un contrepoison.

    Concernant le problme de l'antithse rationnel/irrationnel, il n'y a pas de diffrence entre les sciences naturelles et les sciences sociales. La science est, et doit tre, toujours rationnelle. Elle est un effort pour raliser une saisie mentale des phnomnes de l'univers, grce un arrangement systmatique de l'entiret des connaissances disponibles. Toutefois, comme on l'a remarqu plus haut, l'analyse des objets de connaissance en leurs lments constitutifs doit, tt ou tard et invitablement, atteindre un point o cette analyse ne peut plus avancer. L'esprit humain n'est mme pas capable de concevoir un genre de savoir qui ne soit pas born par un donn ultime inaccessible toute analyse et rduction supplmentaire. La mthode scientifique qui porte l'esprit jusqu' ce point-l est entirement rationnelle. Le donn ultime peut tre qualifi de fait irrationnel.

    Il est de mode, de nos jours, de reprocher aux sciences sociales d'tre purement rationnelles. L'objection la plus populaire leve contre la science conomique consiste dire qu'elle nglige l'irrationnel de la vie et de la ralit, qu'elle essaie de faire entrer de force dans des schmas rationnels desschs et des abstractions exsangues l'infinie varit des phnomnes. On ne peut imaginer censure plus absurde. Comme toute branche du savoir, l'conomie va aussi loin que peuvent la porter des mthodes rationnelles. Puis elle s'arrte en tablissant le fait qu'elle rencontre un donn ultime, c'est--dire un phnomne qu'il n'est pas possible du moins en l'tat actuel de nos connaissances d'analyser plus avant9

    Les enseignements de la praxologie et de l'conomie sont valables pour toutes les actions d'hommes, sans gard leurs motifs sous-jacents, leurs causes et leurs buts. Les ultimes jugements de valeur et les ultimes objectifs de l'action humaine sont des donnes absolues pour toute espce d'tude scientifique ; ils ne sont pas susceptibles d'analyse plus pousse. La praxologie s'occupe des voies et moyens choisis en vue de ces objectifs ultimes. Son objet, ce sont les moyens, non les fins.

    .

    En ce sens, nous parlons du subjectivisme de la science gnrale de l'activit humaine. Elle prend pour donnes les fins ultimes choisies par l'homme agissant, elle est entirement neutre leur gard, elle s'abstient de porter aucun jugement de valeur. Le seul critre qu'elle applique est de savoir si oui ou non les moyens adopts sont propres conduire aux fins vises. Si l'eudmonisme dit bonheur, si l'utilitarisme et l'conomie parlent d'utilit, nous devons entendre ces termes d'une faon subjectiviste, c'est--dire comme cela que vise l'homme agissant parce qu' ses yeux cela est dsirable. C'est dans ce formalisme que consiste le progrs du sens moderne de l'eudmonisme, de l'hdonisme et de l'utilitarisme, par opposition leur signification matrielle antrieure ; et de mme le progrs de la thorie subjectiviste moderne de la valeur, par opposition la thorie objectiviste de la valeur telle que l'exposa la thorie classique de l'conomie politique. En mme temps c'est dans ce 9 Nous verrons plus tard (pp. 53 63) comment les sciences sociales empiriques traitent du donn ultime.

  • 20

    subjectivisme que rside l'objectivit de notre science. Parce qu'elle est subjectiviste et prend les jugements de valeur de l'homme agissant comme des donnes ultimes, non susceptibles d'examen critique plus pouss, elle est en elle-mme l'abri des heurts de partis et factions, elle est indiffrente aux conflits de toutes les coles dogmatiques et doctrines thiques, elle est dnue de prfrences, d'ides prconues et de prjugs, elle est universellement valable, et absolument, simplement, humaine.

    L'homme est en mesure d'agir parce qu'il est dot de la facult de dcouvrir des relations de causalit, qui dterminent le changement et le devenir dans l'univers. Agir requiert et implique comme acquise la catgorie de causalit. Seul un homme qui voit le monde dans la perspective de la causalit est apte agir. Dans ce sens, nous pouvons dire que la causalit est une catgorie de l'action. La catgorie moyens et fins prsuppose la catgorie cause et effet. Dans un monde sans causalit, sans rgularit de phnomnes, il n'y aurait pas de champ ouvert au raisonnement de l'homme et l'agir humain. Un tel monde serait un chaos, et l'homme y serait impuissant trouver repres et orientation. L'homme n'est mme pas capable d'imaginer ce que serait un tel univers de dsordre.

    5 / La causalit comme prsuppos de l'action

    L o l'homme ne voit pas de relation causale, il ne peut agir. Cette proposition n'est pas rversible. Mme lorsqu'il connat la relation causale qui est implique, l'homme ne peut agir s'il n'est pas en mesure d'influer sur la cause.

    L'archtype de la recherche de causalit fut : o et comment puis-je intervenir pour dtourner le cours des vnements, par rapport ce que serait ce cours si je n'intervenais pour le diriger d'une faon qui convienne mieux mes souhaits ? Dans cet tat d'esprit, l'homme se pose la question qui, ou quoi, est au fond des choses ? Il cherche la rgularit et la loi , parce qu'il veut intervenir. C'est plus tard seulement que cette recherche a t interprte plus extensivement par la mtaphysique, comme une recherche de la cause premire de l'tre et de l'exister. Il a fallu des sicles pour ramener ces ides exagres et dbrides la question plus modeste, de savoir o chacun doit intervenir, ou tre en mesure d'intervenir, pour atteindre tel ou tel but.

    Le traitement accord au problme de la causalit dans les dernires dcennies a t, du fait d'une confusion provoque par quelques minents physiciens, plutt dcevant. Nous pouvons esprer que ce chapitre dplaisant de l'histoire de la philosophie servira mettre en garde les philosophes venir.

    Il y a des changements dont les causes sont, au moins actuellement, inconnues de nous. Parfois nous parvenons acqurir une connaissance partielle, de sorte que nous puissions dire : dans 70 % de tous les cas, A a pour effet B, dans les autres cas, l'effet est C, ou mme D, E, F, etc. Afin de remplacer cette information fragmentaire par une connaissance plus prcise il serait ncessaire de subdiviser A en ses lments. Tant que cela n'est pas ralis, nous devons nous contenter de ce qu'on appelle une loi statistique. Mais cela n'affecte pas la signification praxologique de la causalit. Une ignorance totale ou partielle dans certains domaines n'abroge pas la catgorie de causalit.

    Les problmes philosophiques, pistmologiques et mtaphysiques de la causalit et de l'induction imparfaite sont hors du champ de la praxologie. Nous devons simplement tablir le fait qu'afin d'agir, l'homme doit connatre la relation causale entre les vnements, processus ou tats de choses. Et c'est seulement dans la mesure o il connat cette relation, que son action peut atteindre le but qu'il se propose. Nous avons pleinement conscience qu'en affirmant cela, nous tournons en rond. Car la preuve que nous avons saisi une relation causale

  • 21

    est fournie seulement par le fait que l'action guide par cette comprhension aboutit au rsultat qui en tait escompt. Mais nous ne pouvons viter ce cercle vicieux parce que prcisment la causalit est une catgorie de l'action. Et parce qu'elle est une telle catgorie, la praxologie ne peut faire autrement que porter en partie son attention sur ce problme philosophique fondamental.

    Si nous acceptons de prendre le terme de causalit dans son sens le plus large, la tlologie peut tre dite une varit de recherche sur la causalit. Les causes finales sont avant tout des causes. La cause d'un vnement est vue comme une action ou quasi-action visant une certaine fin.

    6 / L'alter ego

    L'homme primitif et l'enfant, dans une attitude navement anthropomorphique, considrent l'un et l'autre comme tout fait plausible que tout changement ou vnement soit le rsultat de l'action d'un tre agissant de la mme manire qu'eux-mmes. Ils croient que les animaux, les plantes, les montagnes, les rivires et fontaines, mme les pierres et les corps clestes sont comme eux-mmes, des tres sentant, voulant et agissant. C'est seulement un stade plus tardif de son dveloppement culturel, que l'homme renonce ces ides animistes et leur substitue la vue mcaniste du monde. Le mcanicisme s'avre un principe de conduite si satisfaisant que finalement les gens le croient susceptible de rsoudre tous les problmes de la pense et de la recherche scientifique. Le matrialisme et le panphysicisme proclament le mcanicisme l'essence de tout savoir, et les mthodes exprimentales et mathmatiques des sciences naturelles le seul mode scientifique de pense. Tous les changements doivent tre compris comme des mouvements soumis aux lois de la mcanique.

    Les champions du mcanicisme ne se soucient pas des problmes encore non rsolus de la base pistmologique et logique des principes de causalit et d'induction imparfaite. A leurs yeux, ces principes sont sains puisqu'ils donnent satisfaction. Le fait que les expriences en laboratoire produisent les rsultats prdits par les thories, et que dans les usines les machines marchent de la faon prvue par la technologie, prouve, disent-ils, la validit des mthodes et conclusions de la science naturelle moderne. Admettant que la science ne peut nous donner la vrit et qui sait ce que signifie rellement ce mot de vrit ? tout le moins il est certain que cela marche et nous conduit au succs.

    Mais c'est prcisment quand nous acceptons ce point de vue pragmatique que le vide du dogme panphysiciste devient manifeste. La science, comme on l'a not plus haut, n'a pas russi rsoudre les problmes des relations de l'esprit et du corps. Les panphysicistes ne peuvent assurment soutenir que les procdures qu'ils prnent aient jamais russi dans le domaine des relations interhumaines et des sciences sociales. Mais il est hors de doute que le principe selon lequel un ego se comporte avec tout tre humain comme si cet autre tait un tre pensant et agissant semblable lui-mme, a fait la preuve de son utilit la fois dans la vie pratique et dans la recherche scientifique. On ne peut nier que cela fonctionne effectivement.

    Il est indubitable que l'habitude de considrer les autres hommes comme des tres qui pensent et agissent comme moi, l'ego, s'est avre pratique ; d'autre part, il semble tout fait irralisable d'obtenir une vrification pragmatique du mme genre, pour le postulat qui demande qu'on les traite comme les objets des sciences naturelles. Les problmes pistmologiques poss par la comprhension du comportement d'autrui ne sont pas moins compliqus que ceux de la causalit et de l'induction incomplte. On peut admettre qu'il est impossible de fournir la preuve irrfutable des propositions telles que : ma logique est la logique de tous les autres hommes, et de toute faon absolument la seule logique humaine ;

  • 22

    mes catgories de l'action sont les catgories d'action de tous les autres hommes, et de toute faon absolument les catgories de tout agir humain. Toutefois, les pragmatistes doivent se rappeler que ces propositions donnent satisfaction la fois en pratique et dans la science, et le positiviste ne doit pas ngliger le fait que lorsqu'il s'adresse ses semblables il prsume tacitement et implicitement la validit intersubjective de la logique et par l, la ralit de la sphre de pense et d'action de l'autre ego, la ralit de son caractre minent d'homme10

    Penser et agir sont les traits spcifiquement humains de l'homme. Ils sont propres tous les tres humains. Ils sont, part l'appartenance l'espce zoologique homo sapiens, la marque caractristique de l'homme en tant qu'homme. Cc n'est pas le rayon de la praxologie que d'approfondir la relation entre penser et agir. Pour la praxologie il suffit d'tablir le fait qu'il n'y a qu'une seule logique qui soit intelligible l'esprit humain, et qu'il y a un seul mode d'action qui soit humain et comprhensible l'esprit humain. S'il y a ou s'il peut y avoir quelque part d'autres tres surhumains ou sous-humains qui pensent et agissent d'autre manire, cela est hors de l'atteinte de l'esprit humain. Nous devons restreindre nos entreprises l'tude de l'agir humain.

    .

    Cet agir humain qui est inextricablement li au penser humain est conditionn par la ncessit logique. Il est impossible l'esprit humain de concevoir des relations logiques qui soient opposes la structure logique de notre esprit. Il est impossible l'esprit humain de concevoir un mode d'action dont les catgories diffreraient de celles qui dterminent nos propres actions.

    L'homme ne dispose que de deux principes pour saisir mentalement la ralit, savoir ceux de la tlologie et de la causalit. Ce qui ne peut tre ramen sous l'une ou sous l'autre de ces catgories est absolument cach pour l'esprit de l'homme. Un vnement qui ne peut tre interprt grce l'un ou l'autre de ces deux principes est pour l'homme inconcevable et mystrieux. Le changement peut tre compris comme le rsultat ou bien de la causalit mcaniste, ou bien du comportement intentionnel ; pour l'homme il n'y a pas de troisime voie praticable11

    La vue panmcaniciste du monde est voue un monisme mthodologique ; elle ne reconnat que la seule causalit mcaniciste parce qu'elle attribue celle-ci uniquement toute valeur cognitive, ou au moins une valeur cognitive plus leve qu' la tlologie. C'est l une superstition mtaphysique. Les deux principes de cognition causalit et tlologie sont, du fait des limitations de la raison humaine, imparfaits et n'apportent pas de connaissance ultime. La causalit conduit remonter l'infini un enchanement que la raison ne peut jamais achever. La tlologie est mise en dfaut ds que la question est pose de savoir qu'est-ce qui meut le premier moteur. Chacune des deux mthodes s'arrte court devant un donn absolu qui ne peut tre analys et interprt. Le raisonnement et la recherche scientifique ne peuvent jamais fournir le total contentement de l'esprit, la certitude apodictique, et la parfaite connaissance de toutes choses. Celui qui cherche cela doit s'adresser la foi et essayer d'apaiser sa conscience en embrassant une croyance ou une doctrine mtaphysique.

    . Il est vrai, comme on l'a dj mentionn, que la tlologie peut tre considre comme une varit de causalit. Mais tablir ce fait n'annule pas la diffrence essentielle entre les deux catgories.

    Si nous ne franchissons pas les bornes du domaine de la raison et de l'exprience, nous ne pouvons viter de reconnatre que les hommes, nos semblables, agissent. Nous n'avons pas le droit de mconnatre ce fait pour nous attacher un parti pris la mode et une opinion arbitraire. L'exprience quotidienne prouve non seulement que la seule mthode adquate pour tudier les conditions de notre environnement non humain est fournie par la catgorie de

    10 Cf. Alfred Schtz, Der sinnhafte Aufbau der sozialen Well, Vienne, 1932, p. 18.

    11 Cf. Karel Engli, Begrndung der Teleologie als Form des empirischen Erkennens, Brnn, 1930, pp. 15 et suiv.

  • 23

    causalit ; elle ne prouve pas moins de faon convaincante que nos congnres sont des tres qui agissent, ainsi que nous sommes nous-mmes. Pour comprendre ce qu'est l'action il n'y a qu'un seul schma d'interprtation et d'analyse utilisable : savoir celui fourni par la connaissance et l'analyse de notre propre comportement intentionnel.

    Le problme de l'tude et analyse de l'agir des autres gens n'est en aucune faon li au problme de l'existence d'une me, ou d'une me immortelle. Dans la mesure o les objections de l'empirisme, du bhaviorisme et du positivisme s'adressent une quelconque variante de la thorie de l'me, ces objections n'ont rien qui puisse servir notre problme. La question que nous avons traiter est de savoir s'il est possible de saisir intellectuellement ce qu'est l'agir humain, si l'on refuse de l'entendre comme un comportement charg de signification et d'intention, qui vise atteindre des fins dtermines. Bhaviorisme et positivisme veulent appliquer les mthodes des sciences naturelles empiriques la ralit de l'activit humaine. Ils l'interprtent comme la rponse des stimuli. Mais ces stimuli eux-mmes ne sont pas susceptibles de description suivant les mthodes des sciences naturelles. Tout essai de les dcrire doit ncessairement se rfrer la signification que les hommes agissants leur attachent. Nous pouvons appeler le fait d'offrir une marchandise l'achat un stimulus . Mais ce qui est essentiel une telle offre et la distingue d'autres offres ne peut tre dcrit sans pntrer dans la signification que les parties l'acte attribuent la situation. Aucun artifice dialectique ne saurait vaporer le fait que l'homme est pouss par l'intention d'atteindre certains objectifs. C'est le comportement intentionnel c'est--dire l'action qui est la matire d'tude pour notre science. Nous ne pouvons aborder notre sujet si nous ngligeons la signification que l'homme agissant attache la situation, c'est--dire un tat donn des affaires, et son propre comportement l'gard de cette situation.

    Il ne convient pas que le physicien recherche des causes finales, parce que rien n'indique que les vnements qui sont le sujet d'tude de la physique doivent tre interprts comme le rsultat des actions d'un tre visant un objectif la manire humaine. Il ne convient pas non plus que le praxologiste omette de tenir compte de l'effet de la volition et de l'intention de l'tre qui agit ; ce sont indubitablement des donnes de fait. S'il l'omettait, il cesserait d'tudier l'agir humain. Trs souvent mais non toujours les vnements en question peuvent tre examins la fois du point de vue de la praxologie et de celui des sciences naturelles. Mais quelqu'un qui examine ce qui se passe dans un coup de feu au point de vue physique et chimique n'est pas un praxologiste. Il nglige prcisment les problmes que cherche lucider la science du comportement intentionnel de l'homme.

    La dmonstration du fait qu'il y a seulement deux voies d'approche ouvertes la recherche humaine, la causalit ou la tlologie, est fournie par les problmes qui se prsentent propos de l'effet bnfique des instincts. Il y a des types de comportement qui, d'une part ne peuvent tre entirement interprts par les mthodes causales des sciences naturelles, mais d'autre part ne peuvent tre considrs comme l'action intentionnelle propre l'homme. Afin de saisir un comportement de ce genre, nous sommes forcs de recourir un artifice. Nous lui assignons le caractre d'une quasi-action ; nous parlons d'instincts bnfiques.

    De l'effet bnfique des instincts

    Nous observons deux choses : la premire est la tendance inhrente un organisme vivant, qui rpond un stimulus selon un schma constant, et la deuxime, les effets favorables de ce genre de comportement sur le dveloppement ou la prservation des forces vitales de cet organisme. Si nous tions en mesure d'interprter ce comportement comme rsultant de la poursuite intentionnelle de certains objectifs, nous l'appellerions action et l'tudierions selon les modes tlologiques de la praxologie. Mais comme nous n'avons dcel aucune trace d'un esprit conscient derrire ce comportement, nous supposons qu'un facteur inconnu nous l'appelons instinct a t opratif. Nous disons que l'instinct dirige un

  • 24

    comportement animal quasi intentionnel et des rponses inconscientes mais nanmoins bnfiques des muscles et nerfs chez l'homme. Cependant, le simple fait que nous hypostasions l'lment inexpliqu de ce comportement comme une force que nous nommons instinct, n'largit point notre connaissance. Nous ne devons jamais oublier que ce mot d'instinct n'est rien de plus qu'un repre indiquant le point au-del duquel nous somme incapables, jusqu' prsent du moins, de pousser notre examen scientifique.

    La biologie a russi dcouvrir une explication naturelle c'est--dire mcaniciste pour nombre de processus qui jadis taient attribus aux effets des instincts. Nanmoins de nombreux autres sont rests, qui ne peuvent tre interprts comme des rponses mcaniques ou chimiques des stimuli mcaniques ou chimiques. Les animaux manifestent des attitudes qui ne peuvent tre comprises autrement qu'en supposant qu'un facteur directif est intervenu.

    Le propos du bhaviorisme d'tudier l'agir humain de l'extrieur par les mthodes de la psychologie animale est illusoire. Ds l'instant o le comportement animal va au-del de simples processus physiologiques, tels que la respiration et le mtabolisme, il ne peut tre interprt qu'en recourant aux concepts de signification dvelopps par la praxologie. Le behavioriste aborde l'objet de ses investigations avec les notions humaines d'objectif et de russite. Il applique inconsciemment son sujet d'tudes les concepts humains de profitabilit et de nocivit. Il se cache lui-mme la vrit en excluant toute rfrence verbale la conscience des situations et l'intention d'obtenir un rsultat. En fait, son esprit cherche partout les finalits, et il mesure toute attitude avec l'talon d'une notion confuse de profitabilit. La science du comportement humain au-del de ce qui relve de la physiologie ne peut renoncer se rfrer la signification et l'intention. Elle ne peut rien apprendre de la psychologie animale ni de l'observation des ractions inconscientes des enfants nouveau-ns. Ce sont au contraire la psychologie animale et la psychologie infantile qui ne peuvent se passer de l'aide fournie par la science de l'agir humain. Sans les catgories praxologiques nous n'aurions aucun point de repre pour concevoir et comprendre le comportement aussi bien des animaux que des enfants incapables de parler.

    L'observation du comportement instinctif des animaux remplit l'homme d'tonnement et soulve des questions auxquelles nul ne peut donner de rponse satisfaisante. Toutefois, le fait que les animaux et mme les plantes ragissent de faon quasi intentionnelle n'est ni plus ni moins miraculeux que le fait que l'homme pense et agisse, que l'univers inorganique prsente effectivement les concordances fonctionnelles dcrites par la physique, et que dans l'univers organique il se produise des processus biologiques. Tout cela est miraculeux, en ce sens que c'est un donn ultime pour notre esprit en recherche.

    Un donn ultime de ce genre, voil ce que nous appelons l'instinct animal. Comme les concepts de mouvement, de force, de vie, et de conscience, le concept d'instinct lui aussi n'est qu'un simple mot pour voquer un donn ultime. Assurment il ne peut ni expliquer quoi que ce soit, ni indiquer une cause efficiente ou premires12.

    Afin d'viter toute interprtation errone des catgories praxologiques, il semble expdient de souligner un truisme.

    De la fin absolue

    La praxologie, comme les sciences historiques relatives l'activit humaine, traite de l'action intentionnelle humaine. Lorsqu'elle parle de fins, ce qu'elle considre ce sont les objectifs auxquels tendent des hommes qui agissent. Lorsqu'elle parle de signification, elle se rfre la signification que les hommes, en agissant, attachent leurs actions.

    12 La vie est une cause premire qui nous chappe comme toutes les causes premires et dont la science exprimentale n'a pas se proccuper , Claude Bernard, La science exprimentale, Paris, 1818, p. 137.

  • 25

    La praxologie et l'histoire sont des manifestations de l'esprit humain et, comme telles, sont conditionnes par les aptitudes intellectuelles des hommes mortels. La praxologie et l'histoire ne prtendent rien savoir des intentions d'un esprit absolu et objectif, ni d'une signification objective inhrente au cours des vnements et de l'volution historique ; ni des plans que Dieu, ou la Nature, ou l'Esprit du Monde, ou la Destine manifeste, s'efforcent de raliser en dirigeant l'univers et les affaires des hommes. Elles n'ont rien en commun avec ce qu'on appelle philosophie de l'histoire. Elles ne prtendent pas, comme les ouvrages de Hegel, Comte, Marx, et d'une foule d'autres crivains, rvler quoi que ce soit sur la signification vritable, objective et absolue de la vie et de l'histoire13.

    Certaines philosophies conseillent l'homme de chercher comme but ultime de leur conduite la renonciation totale l'action. Elles regardent la vie comme un mal absolu, rempli de douleur, de souffrances, d'angoisses, et nient premptoirement tout effort intentionnel humain la possibilit de rendre ce mal tolrable. Le bonheur ne peut s'obtenir que par l'extinction complte de la conscience, de la volition et de la vie. La seule route vers la batitude et le salut consiste se rendre parfaitement passif, indiffrent, et inerte comme les plantes. Le souverain bien est de renoncer penser et agir.

    L'homme vgtatif