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    LA DIALECTIQUE MISE EN UVRE :

    Le processus dabstraction dans la mthode de Marx

    Par

    Bertell Ollman

    Prface

    DeMichael Lwy

    Traduit de langlais

    Par Paule Ollman

    Avec la collaboration de Thierry Mot

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    II

    Ce qui est dcisif dans le marxisme [cest]

    sa dialectique rvolutionnaire ._V.I. Lenin

    Le marxisme orthodoxenimplique pasune acceptation aveugle des rsultatsdes investigations de Marx. Il nestpas la croyance dans telle ou telle

    thse, ni lexgse dun livre sacr[il] se rfre exclusivement

    la mthode ._George Lukacs

    Le marxisme est avant tout une mthodedanalyse pas une analyse de textes,mais lanalyse des relations sociales .

    _Lon Trotsky

    La dialectique[cest] la molle mmede lhistoriographie

    et de la science politique ._Antonio Gramsci

    Nous devons populariser la dialectiqueet nous devons la dvelopper. En un mot,je demande que la dialectique

    soit popularise pas paspour quon ait 600

    millions dedialecticiens ._Mao Tse-Tung

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    III

    Ce livre est ddi ma femme, Paule, qui ma inspir, stimul et appris plusque tout autrepersonne except peut-tre Marx lui-mme

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    IV

    Prface

    Les lumires de la dialectique

    Les tentatives d'apprivoiser le marxisme, de rendre moins dangereux ce serpent en

    lui enlevant son poison dialectique, ne se comptent pas. La premire, fondatrice d'une

    vnrable ligne intellectuelle, a t celle propose par Eduard Bernstein au dbut du sicle.

    Avec une remarquable lucidit, le pre du rvisionnisme avait compris le lien profond entre

    la dialectique et la rvolution chez Marx. D'o la polmique incessante contre la dialectique

    "lment perfide de la doctrine marxiste", "pige", "jeux dangereux qui mne aux aventures

    rvolutionnaires et les justifie", source du "blanquisme" de Marx - "blanquisme" tant pour

    Bernstein synonyme de lutte rvolutionnaire - et de ses rechutes dans le

    "rvolutionnarisme". Pour Bernstein, la dialectique, de source hglienne, en affirmant la

    ncessit de pousser les contradictions jusqu'au bout, et la possibilit de sauts

    catastrophiques dans le processus historique, est le fondement mthodologique de l'"erreur"rvolutionnaire de Marx: "ce qui devrait demander des gnrations pour se raliser fut

    considr la lumire de la philosophie de l'volution par et dans les contradictions comme

    le rsultat immdiat d'une rvolution politique..."*

    Quant aux marxistes "orthodoxes" Kautsky et Plekkanov, leur pense reprsente,

    dans une large mesure, un retour au matrialisme mcaniste, c'est--dire une forme de

    pense fondamentalement mtaphysique et pr-dialectique. La dialectique marxiste ne

    survivra de la mort d'Engels jusqu' 1914 qu'" l'oeuvre" dans les crits politiques de la

    gauche rvolutionnaire de la IIme Internationale: Rosa Luxemburg, Lon Trotsky, Lnine.

    *Cf. Pierre Angeli,E. Bernstein et l'volution du socialisme allemand, Paris, Didier, 1961, pp. 198-204.

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    V

    Le courant dialectique rvolutionnaire ne rapparatra en tant que pense philosophique que

    dans le sillon de la grande vague qui soulve l'Europe aprs 1917, dans les crits, articles,

    livres et essais de Lukacs, Korsch et Gramsci.

    Aprs la stabilisation du capitalisme mondial et l'essor du stalinisme en URSS, la

    dialectique marxiste sera progressivement marginalise et excommunie du mouvement

    ouvrier, et se rfugiera dans quelques brillants cnacles intellectuels comme l'Ecole de

    Francfort. Ce n'est qu' partir des annes 50, avec la crise du stalinisme et l'essor de

    nouveaux mouvements sociaux qu'on observe une renaissance de l'intrt pour la dialectique

    - Henri Lefebvre, Lucien Goldmann et certains textes de Jean-Paul Sartre en tmoignent -

    ainsi que, paralllement, de nouvelles tentatives (structuralisme, marxisme analytique) d'en

    finir une fois pour toutes avec les "dviations hgliennes" et autres "gauchismes

    thoriques".

    La Dialectique mise en oeuvre de Bertell Ollman montre que ce dbat n'est pas

    seulement europen, mais trouve une expression originale outre-Atlantique. Qui est Bertell

    Ollman? Form (D.Phil.) Oxford, professeur de thorie politique l'Unversit de New

    York, il est connu et reconnu aux Etats-Unis comme philosophe marxiste remarquable et un

    dialecticien minent. Son brillant ouvrage de 1971, Alination: la conception de la nature

    humaine dans la socit capitaliste chez Marx a connu non moins de treize r-ditions.

    Parmi ses qualits, il faut souligner la crativit et - chose rare chez les intellectuels de

    gauche - le sens de l'humour. C'est ainsi qu'il a invent, en 1978, un jeu intitul "Lutte de

    Classes", une sorte de "Monopoly" o les ds sont jets dans un affrontement permanent

    entre bourgeois et proltaires. Traduit en plusieurs langues, il fut diffus dans de nombreux

    pays, avec beaucoup de succs.

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    VI

    Ce livre est compos de deux parties:

    La premire est une brve introduction, simple et directe - qualit rare en ce

    domaine! - la dialectique et sa signification.

    La deuxime, sans doute la plus importante et la plus originale du point de vue

    philosophique, est un expos mthodologique sur la dialectique l'oeuvre dans le processus

    d'abstraction chez Marx, en examinant ses trois dimensions: l'extension, le niveau de

    gnralit et le point de vue. Ensuite, laide de ce processus dabstraction, Ollman analyse

    la lecture rtrospective de lhistoire chez Marx.

    Le haut niveau philosophique des investigations d'Ollman ne l'empche pas d'utiliser

    un langage lisible et libre de jargon. Chez Ollman la dialectique redevient une formidable

    force de critique sociale et de dmystification politique. Et tout au long du texte, il vite

    soigneusement d'en faire autre chose qu'une mthode de comprhension de la ralit, une

    forme de pense, une dmarche intellectuelle: en soi, crit-il, "la dialectique ne prouve rien,

    ne prdit rien et ne dtermine aucun vnement".

    La dialectique n'est pas une doctrine mystrieuse, ni une spculation mystique et

    encore moins une thologie scularise. Sous sa forme rationnelle et matrialiste - celle de

    Marx - c'est un instrument critique prcieux, une sorte de lumire qui claire, de l'intrieur,

    les contradictions du processus historique. Le livre d'Ollman est une introduction claire,

    prcise et argumente la mthode dialectique et son application la comprhension de la

    ralit sociale.

    Michael Lwy

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    Introduction gnrale

    Le marxisme, entendu au sens des ides de Karl Marx, a subi quatre assauts majeursdurant les quelques cent cinquante annes de son histoire :

    - le rvisionnisme, dont la plupart des traits critiques ont port sur limportance

    excessive prtendument accorde par Marx aux processus conomiques, de mme que sur

    ses prdictions errones ;

    - lofficialisation , ou ladoption du marxisme comme doctrine officielle ds 1917

    par divers pays sous-dvelopps, avec pour rsultat le glissement de la signification du

    marxisme, de lanalyse et de la critique du capitalisme une rationalisation et une idologie

    organisatrice dun tat socialiste ;

    - le sectarisme, louest en particulier, pour lequel le mot et la citation ont souvent

    t substitus aux arguments de Marx et sa faon de penser ;

    - et, plus rcemment, une sorte dclectisme dlirant, un marxisme des annes devaches grasses, dpouill de sa classe ouvrire, dans lequel les ides de Marx ont t

    maries une srie de prtendants mal assortis en provenance de luniversit bourgeoise

    pour produire autant de rejetons lis par des traits dunion ; ce dernier assaut serait en soi de

    peu dimportance sil ne saccompagnait invariablement dun dplacement de la vise

    premire de Marx, ainsi que dune dilution drastique de son analyse sociale et de son

    programme politique.

    Tout au long de ces assauts contre lintgrit du marxisme, aucun lment de la

    pense de Marx na reu de traitement plus pitoyable que la dialectique, que ce soit sous

    forme de critique directe, de distorsion grossire, ou de ngligence absolue. Cest pourtant

    par l, par la mthode dialectique de Marx, que doit commencer toute tentative srieuse pour

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    recouvrer ce quil y a de prcieux dans sa contribution la transformation de notre monde.

    Si les thories de Marx traitent essentiellement de sa comprhension de la socit capitaliste,

    de ses origines et de son futur probable, alors sa mthode dialectique est le moyen grce

    auquel il a dvelopp cette comprhension, y compris la manire dont il la structure, et

    lordre et les formes quil lui a donnes dans sa prsentation. La mthode de Marx, pourrait-

    on dire, est ses thories ce que la haute stratgie est lissue de la guerre. Non seulement

    elle joue un rle dcisif dans la dtermination de la russite ou de lchec, mais elle aide

    aussi dgager la signification de chacun de ces termes.

    En dpit de son importance cruciale pour son travail, les remarques parses de Marx

    sur la dialectique ne sont jamais gure plus que suggestives, toujours trs stimulantes et

    allchantes, mais invariablement incompltes. Dans la postface de la deuxime dition

    allemande du Capital, Marx affirme par exemple, sous son aspect mystique (hglien), la

    dialectique devint une mode en Allemagne, parce quelle semblait glorifier ltat de choses

    existant. Sous son aspect rationnel, elle est un scandale et une abomination pour le royaume

    bourgeois et ses idologues doctrinaires, parce que dans lintelligence positive de ltat de

    choses existant elle inclut du mme coup lintelligence de sa ngation, de sa dsintgration

    ncessaire ; parce que saisissant le mouvement mme, dont toute forme faite nest quune

    configuration transitoire, rien ne peut lui en imposer ; parce quelle est, dans son essence,

    critique et rvolutionnaire. 1 En ltat, o Marx la laisse, ce nest gure plus quune traite

    sur lavenir. A nous de lencaisser.

    Marx lui-mme semble navoir t conscient quen partie et de faon intermittente

    de la difficult quont la plupart des gens saisir la dialectique. Dans une lettre Engels de

    1858, il crit que sil en avait le temps, il aimerait rendre accessible lintelligence

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    humaine ordinaire le noyau rationnel de la mthode quHegel avait enveloppe de

    mysticisme.2 Malheureusement, sa vie de rvolutionnaire et de journaliste, ainsi que la

    ncessit dachever son conomie politique, lui trent le temps dentreprendre un tel

    travail. Lintelligence humaine ordinaire fut laisse elle-mme pour dchiffrer la

    dialectique qui imprgne luvre de Marx, sans la moindre aide de sa part. Les chapitres

    consacrs la dialectique dans lAnti-Dhring de Engels (1878), livre que Marx avait lu et

    approuv avant sa publication, simplifient quelques aspects de la dialectique au prix dune

    schmatisation excessive et dune rigidification des processus que Marx avait mis en oeuvre

    avec une flexibilit exemplaire.3

    La mconnaissance gnrale qui entoure la dialectique empche de nombreux

    lecteurs de Marx de percevoir quelle est luvre dans ses travaux, tandis que ceux qui en

    sont conscients la considrent comme une intrusion superflue ou un atavisme regrettable de

    son pass hglien. Dans les deux cas, lanalyse de Marx en est rendue dautant plus pauvre,

    car la dialectique comme jespre le montrer nest pas un simple habillage que lon peut

    mettre ou ddaigner selon lhumeur, un drap quon jette par dessus lpaule pour produire

    un effet spcial. Au contraire, elle est constitutive de la substance et de la forme des thories

    de Marx, une partie de ce qui les soutient ainsi que de ce qui les lie les unes aux autres.

    Le marxisme sans dialectique, brouet servi par un nombre croissant duniversitaires

    se rclamant de Marx, en particulier dans le monde anglo-saxon, nest quune version plus

    verbeuse de la pense radicale courante. Mais cest prcisment en quoi le marxisme est

    quelque chose de plus quune telle pense que rside sa principale valeur et pour

    comprendre le monde et pour le changer. Aprs tout, nombre de penseurs, avant ou la suite

    de Marx, ont attir lattention sur les aspects moins reluisants du quotidien capitaliste, les

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    ingalits insoutenables, le gaspillage irrationnel des individus et des ressources, le

    favoritisme flagrant lgard de ceux qui ont le moins besoin daide, les hypocrisies

    rvoltantes du systme, etc. Du fait que les penseurs et les mdias capitalistes vacuent

    gnralement ces ralits, leur simple vocation suffit comme la montr Barrington

    Moore pour donner une teinte radicale au discours.4De mme, de nombreux socialistes

    ont accompagn leurs exposs de visions dun ordre social plus humain qui remplacerait

    lordre actuel. Mais la diffrence est grande entre un discours radical, avec ou sans vision

    alternative de lavenir, et une analyse scientifique ; entre une apprhension correcte des

    faits et leur explication.

    Nous sommes encore dans lattente et le besoin de savoir pourquoi ces injustices

    se produisent et se perptuent. Quelle est leur place et comment fonctionnent-elles en tant

    que parties du systme actuel ? Quest-ce qui les a rendues possibles et quelle est leur

    volution au moment prsent ? Qui est responsable ? Et, la lumire de ce que nous en

    apprenons, que pouvons-nous faire pour hter la cration dune meilleure faon de vivre ?

    Lanalyse de Marx apporte des rponses ces questions, mais cest laide de la mthode

    dialectique quil est arriv ces rponses et quil leur a donn une structure. Et cest ainsi

    quelles ont donn naissance aux thories du marxisme. Nous ne pouvons les comprendre

    pleinement, ni par consquent les valuer ou les rviser quand cest ncessaire, que si cette

    mthode nous est familire. Marx aurait vraiment d trouver le temps dcrire louvrage

    promis sur la dialectique.

    En ce dbut du 21mesicle, aucune introduction un livre sur la dialectique ne peut

    faire limpasse sur les implications des rvolutions dEurope de lEst quant la validit de

    lapproche de Marx. Bien entendu, de nombreux auteurs ont vu dans ces vnements la

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    faillite, non seulement de rgimes et de formes dorganisation sociale particuliers, mais aussi

    de la vision marxiste laquelle, du moins verbalement, leurs dirigeants semblaient tellement

    attachs. Abstraction faite du caractre socialiste a fortiori marxiste ou non de ces

    rgimes, jaimerais faire remarquer que le trait le plus frappant des explosions sociales

    survenues ces dernires annes est leur ct inattendu, quont relev la plupart des

    observateurs. Quelque opinion quon en ait, ce qui existait auparavant tait considr

    comme donn et sans possibilit de changement ; de mme, pour beaucoup, la situation

    nouvelle est elle aussi donne et immuable. Il sagit de la mme erreur que celle faite en

    1789, nouveau en 1848, et une fois de plus en 1917. Ces rvolutions ont elles aussi surpris

    presque tout le monde, et ds quelles se sont produites, presque tous les contemporains ont

    pens, tort, quelles taient acheves.

    Il y a assurment des failles dans un mode de penser qui laisse les gens si dpourvus

    face aux bouleversements politiques et conomiques, au vu de la place centrale quils

    tiennent dans notre histoire. Est-ce trop de suggrer que la mthode dialectique, qui tient le

    changement pour donn et traite la stabilit apparente comme ce qui a besoin dtre

    expliqu, qui fournit des concepts et des cadres pertinents pour ce faire, que la mthode

    dialectique ainsi conue puisse contribuer corriger cette pense fautive ? Bien que la

    mthode de Marx, ainsi que les thories labores avec son aide, concernent principalement

    le capitalisme (ce nest que dans ce contexte et sur ce sujet que tous ses lments entrent en

    jeu), une bonne part de ce quelle contient peut sappliquer, comme nous le verrons,

    ltude de changements dautre nature, en dautres lieux et dautres temps. Ainsi donc, loin

    de servir dpitaphe du marxisme, il se pourrait que les transformations en Europe de lEst

    aient rendu la mthode dialectique de Marx, et un marxisme dessence dialectique, plus

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    indispensables que jamais.

    *

    Les prsents chapitres sont extraits de mon livre Dialectical Investigations,

    Routledge, New York, 1993. Les lecteurs qui souhaitent en savoir plus sur mon

    interprtation de la dialectique de Marx peuvent consulter ce travail ainsi que mes autres

    livres,Alienation, Cambridge University Press, 1976, et Dance of the Dialectic, University

    of Illinois Press, 2003, et divers articles sur le site internet

    http ://www.nyu.edu/projects/ollman/.

    Dans tous ces crits, le but essentiel de mon approche de la dialectique est de faire

    progresser les tudes actuelles du capitalisme (ou de quelque aspect de celui-ci), et de nous

    aider comprendre et faire meilleur usage des accomplissements de Marx. Passer de la

    comprhension de la dialectique sa mise en pratique nest ni facile ni vident, mais cest

    un pas quil nous faut plus que jamais franchir. Ainsi, jai surtout chercher offrir une

    version de la dialectique pour les chercheurs dans ou hors des universits, cest--dire une

    dialectique qui peut tre mise en uvre .

    Un mot sur le rle de Friedrich Engels : lextraordinaire et probablement unique

    collaboration intellectuelle entre Marx et Engels mena presque tout le monde pendant un

    sicle ou plus traiter Engels comme un porte-parole gal Marx des doctrines du

    Marxisme. Or, les dernires dcennies ont vu le dveloppement dune littrature importante

    qui singnie faire ressortir des diffrences majeures entre la pense de ces deux hommes,

    particulirement en ce qui concerne la dialectique. Je ne partage pas cette position pour des

    raisons dj quelque peu dtailles dans Alienation, mais cela ne signifie pas que je voue

    autant dattention aux crits dEngels sur la dialectique qu ceux de Marx (Ollman 1976,

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    52-53). Pour les lments de la dialectique auxquels je mintresse, en particulier la

    philosophie des relations internes et le processus dabstraction, cest chez Marx que jai

    trouv le gros de mes sources. Cependant, toutes les fois quils mont paru utiles, jai utilis

    les commentaires dEngels pour arriver mon interprtation du Marxisme, y compris de la

    dialectique marxienne, et cest sans hsitation que jencourage les lecteurs faire de mme.

    De plus, pour ceux qui ne considrent la dialectique de Marx que comme une

    aberration hglienne de jeunesse, je me suis tout spcialement efforc dexpliquer celle-ci

    en mappuyant principalement sur les crits conomiques de sa maturit. Les lecteurs

    familiers avec ce dbat seront surpris de dcouvrir quun si grand nombre de citations

    concernant la dialectique proviennent des volumes I-III des Thories sur la plus-value. Jai

    voulu montrer par l quel point Marx est dialecticien jusque dans les textes o certains

    sattendraient ce quil ne le soit plus.

    Les rfrences aux uvres de Marx et dEngels sont aux ditions franaises de leurs

    crits, mais jai eu de temps en temps recours mes propres traductions partir des ditions

    allemandes, anglaises et franaises. En fin de livre, on trouvera les notes et une

    bibliographie slective des travaux sur la mthode de Marx destine aux lecteurs dont

    jespre voir stimul lapptit pour ce sujet.

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    Premire partie

    Introduction la dialectique

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    Chapitre 1

    Quest-ce que la dialectique ?

    I.

    Avez-vous jamais essay de monter dans une voiture encore en mouvement ? En

    quoi tait-ce diffrent de monter dans une voiture larrt ? Pourriez-vous monter dans une

    voiture en marche si vous aviez un bandeau sur les yeux ? Pourriez-vous le faire, non

    seulement les yeux bands, mais sans savoir dans quelle direction le vhicule se dplace, ni

    mme quelle vitesse ?

    Pourquoi toutes ces questions bizarres ? Nous sommes, bien sr, tous daccord sur

    les rponses leur donner, et toute personne sense sassurerait de la vitesse et de la

    direction dune voiture avant de monter bord. Oui, mais quen est-il de la socit ? Nest-

    elle pas comme un vhicule dans lequel chacun et chacune essaie de monter pour trouver du

    travail, un logement, diverses relations sociales, des marchandises pour satisfaire ses besoins

    et fantaisies - bref, tout un mode de vie ? Mais qui peut douter que la socit ne soit en train

    de changer ? En fait, aucun sicle avant le ntre na t tmoin dautant de transformations

    sociales, et aucune priode na connu de changement plus rapide que celle qui a suivi la

    Seconde Guerre Mondiale. Mais quelle vitesse la socit change-t-elle au juste, et, plus

    important, dans quelle direction ? La socit amricaine, franaise, ou japonaise, telle

    quelle va se dvelopper dans les prochaines annes, sera-t-elle mme de vous procurer ce

    que vous voulez, ce que vous attendez delle, ce que vous vous prparez en obtenir ? tant

    optimiste, vous rpondrez probablement oui , mais dans ce cas, cest que vous considrez

    les choses, grosso modo, telles quelles sont actuellement. Vous admettez, cependant, que la

    socit est en train de changer, et cela plutt rapidement. Avez-vous tudi vers quoi notre

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    socit capitaliste dmocratique volue, ou bien tes-vous comme la personne aux yeux

    bands qui essaie de monter dans un vhicule en marche sans savoir quelle vitesse ou dans

    quelle direction il va ?

    Mais comment tudie-t-on lorganisme infiniment complexe quest la socit

    moderne alors quelle volue et se transforme dans le temps ? Le marxisme entre sur scne

    comme leffort le plus systmatique (bien quencore incomplet videmment) mis en oeuvre

    jusqu ce jour pour fournir une telle analyse. En se penchant sur la manire dont les

    marchandises sont produites, changes et distribues dans lre capitaliste, le marxisme

    essaie de rendre compte de la structure ainsi que de la dynamique du systme social, de ses

    origines et de son avenir probable. Il nous apprend galement comment le petit nombre qui

    bnficie le plus du capitalisme use dun mlange de force et de sduction pour ordonner la

    vie et la pense de la grande majorit de ceux qui bnficieraient le plus dun changement

    radical. Enfin, le marxisme dploie une mthode (la dialectique) et une pratique (la lutte des

    classes) pour garder cette tude jour et dgager les issues les plus souhaitables. Nulle

    personne sur le point de monter dans ce vhicule en marche quest notre socit en

    transformation rapide ne peut se permettre de sen passer.

    II.

    Ce que nous comprenons du monde est dtermin par ce quest le monde, qui nous

    sommes, et la faon dont nous conduisons notre tude. Quant cette dernire, les problmes

    que posent la comprhension de la ralit sont aujourdhui renforcs par une approche qui

    privilgie tout ce qui donne aux choses lapparence dtre statiques et indpendantes les

    unes des autres, plutt que leurs qualits avant tout dynamiques et systmiques. Cest aussi

    bien de luniversit moderne que Copernic aurait pu parler lorsquil disait des astronomes de

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    son poque : Avec eux, cest comme si un artiste runissait pour ses figures les mains, les

    pieds, la tte et autres membres de divers modles, chacun parfaitement dessin, mais ne se

    rapportant pas un corps unique ; chacun ntant absolument pas en harmonie avec les

    autres, le rsultat serait un monstre plutt quun homme

    La sparation actuelle du savoir en disciplines acadmiques mutuellement

    indiffrentes et souvent mme hostiles, avec chacune son champ de problmatiques et ses

    mthodes, a substitu une bruyante cacophonie lharmonie que lpoque des lumires nous

    avait promise.

    Dans la confusion, le lien traditionnel entre le savoir et laction a t rompu, si bien

    que les spcialistes peuvent se dgager de toute responsabilit quant aux produits de leur

    activit, tout en se flattant den savoir sans cesse plus sur toujours moins. Cest pour

    dpasser cette situation et dvelopper un savoir unifi quun nombre croissant de chercheurs

    se tournent vers la dialectique de Marx.

    Face toute la msinformation qui circule sur la dialectique il est peut tre utile de

    commencer en prcisant ce qu elle nest pas. La dialectique nest pas cette triade dairain

    thse-antithse-synthse sense tout expliquer ; elle ne dlivre pas de formule apte prouver

    ou prdire quoi que ce soit ; elle nest pas non plus la force motrice de lhistoire. La

    dialectique, en tant que telle, nexplique rien, ne prouve rien, ne prdit rien et nest la cause

    de rien. La dialectique est plutt une faon de penser qui oriente notre attention sur toute la

    palette des changements et interactions possibles qui sexercent dans la ralit. Dans cette

    mesure, elle inclut une manire dorganiser la ralit observe dans le but de ltudier, et une

    faon de prsenter les rsultats obtenus aux autres, la grande majorit desquels ne pensent

    pas dialectiquement.

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    Le problme principal dont traite la dialectique ressort clairement du commentaire

    par Marx du mythe romain de Cacus5. Mi-homme, mi-dmon, Cacus vivait dans une

    caverne et ne sortait que la nuit pour voler des bufs. Pour tromper ses poursuivants, il

    forait les animaux entrer reculons dans son repaire pour que leurs empreintes donnent

    limpression quils en taient sortis. Le lendemain matin, la recherche de leurs bufs, les

    propritaires ne trouvaient que leurs empreintes. Daprs lapparence immdiate de celles-ci,

    force leur tait de conclure que leurs animaux taient partis de la caverne pour aller au

    milieu du champ et quils avaient ensuite disparus.

    Si les propritaires de ces bufs avaient suivi un cours de mthodologie dans une

    universit amricaine, ils auraient probablement compt les empreintes et mesur avec soin

    la profondeur de chacune delles, mais ils seraient arrivs la mme conclusion. Le

    problme vient ici du fait que la ralit ne se rduit pas aux apparences, et qu sen tenir

    aux apparences, ce qui nous frappe immdiatement et directement, on peut se fourvoyer.

    Lerreur mise en scne dans ce rcit est-elle courante ? Selon Marx, loin dtre une

    exception, elle est typique de la manire dont la plupart des gens apprhendent la ralit

    dans notre socit. Sappuyant sur ce quils voient, entendent et heurtent dans leur

    environnement immdiat - empreintes de toutes sortes -, ils en tirent des conclusions qui

    sont dans bien des cas lexact oppos de la vrit. La majorit des dformations associes

    lidologie bourgeoise sont de cette sorte.6

    Pour saisir le sens rel des empreintes, les propritaires des bufs avaient

    dcouvrir ce qui tait arriv la nuit prcdente et ce qui stait pass dans lantre situ juste

    au-dessus de leur horizon. De mme, comprendre un lment de notre exprience

    quotidienne exige de savoir comment il est apparu et sest dvelopp, et comment il sinsre

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    dans le contexte ou le systme plus large dont il fait partie. Avoir conscience de cela nest

    cependant pas suffisant. Car rien nest plus facile que de retomber dans des apprciations

    troitement focalises sur les apparences. Aprs tout, peu de gens nieraient que tout dans le

    monde change et interagit une certaine vitesse et dune manire ou dune autre, que

    lhistoire et les connexions systmiques appartiennent au monde rel. La difficult a

    toujours t de trouver le moyen de penser tout cela de faon adquate, sans en dformer les

    processus et en leur donnant lattention et le poids quils mritent. La dialectique cherche

    surmonter cette difficult en largissant notre ide des choses pour y inclure, comme aspects

    de ce quelles sont, la fois le processus par lequel elles sont devenues ce quelles sont, et

    les interactions dans lesquelles elles se trouvent. De cette faon ltude de toute chose induit

    ltude de son histoire et du systme qui linclut.

    La dialectique restructure notre pense de la ralit en remplaant notre notion de

    chose issue du sens commun, selon lequel une chose a une histoire et a des relations

    externes avec dautres choses, par les notions de processus , qui contient sa propre

    histoire et ses futurs possibles, et de relation , qui contient comme partie intgrante de ce

    quelle est ses liens avec dautres relations. Rien na t ajout ici qui nexistt dj. Il sagit

    plutt de dcider o et comment tracer les frontires, et dtablir les units dans lesquelles

    on puisse penser le monde (cest ce quon appelle, en terme dialectique, abstraire ).

    Alors que les qualits que nous percevons travers nos cinq sens existent vritablement

    dans la nature, les distinctions conceptuelles qui nous indiquent o une chose se termine et

    o la suivante commence dans lespace et le temps sont des constructions sociales et

    mentales. Aussi profond que soit limpact du monde rel sur les frontires que nous traons,

    cest nous qui en fin de compte en faisons le dcoupage, et des personnes issues de cultures

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    et de traditions philosophiques diffrentes peuvent en fait les tracer diffremment.

    Lorsquil abstrait le capital en tant que processus, par exemple, Marx y inclut

    laccumulation primitive, laccumulation et la concentration du capital, toute son histoire

    relle en somme, comme partie intgrante de ce quil est. Et quand il abstrait le capital en

    tant que relation, ce sont ses liens rels avec le travail, la marchandise, la valeur, les

    capitalistes et les travailleurs - tout ce qui contribue son apparence et son

    fonctionnement - qui se trouvent incorpors sous la mme rubrique comme ses aspects

    constitutifs. Toutes les units dans lesquelles Marx pense le capitalisme et ltudie sont

    abstraites la fois comme processus et comme relations. Partant de cette conception

    dialectique, la tche de Marx - la diffrence de ses adversaires guids par le sens commun

    - nest jamais de savoir pourquoi quelque chose commence changer, mais de dcouvrir les

    diffrentes formes que ce changement revt, et pourquoi il donne parfois lapparence de

    stre arrt. De mme, la question nest jamais pour Marx de chercher savoir comment

    une relation sest tablie, mais encore une fois, de dtecter les diffrentes formes dans

    lesquelles elle sincarne, et pourquoi des aspects dune relation dj existante peuvent

    donner lapparence dtre indpendants. La critique que fait Marx de lidologie qui rsulte

    dune focalisation exclusive sur les apparences, sur les empreintes laisses par les

    vnementsisols de leur histoire relle et du systme plus large o ils se trouvent, est du

    mme ordre.

    III.

    Outre une certaine faon de voir le monde, la mthode dialectique de Marx

    comprend sa manire de ltudier, dorganiser ce quil a dcouvert et comment prsenter les

    rsultats de sa recherche son public. Mais comment sy prend-on pour investiguer un

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    monde qui a t abstrait en processus mutuellement dpendants ? Par o commencer et

    quest-ce quon cherche ? En gnral, la recherche non-dialectique part dune petite partie et

    en tablit les connexions en vue de reconstruire le tout plus large. A linverse, la recherche

    dialectique commence par le tout, le systme ou autant de celui-ci que lon comprend ce

    stade, pour ensuite examiner la partie afin de voir comment elle simbrique et comment elle

    fonctionne, ceci menant ventuellement une comprhension du tout plus complte quau

    point de dpart. Le capitalisme sert Marx de tremplin pour examiner tout ce qui se passe

    en son sein. En tant que point de dpart, le capitalisme est demble et par principe inclus

    dans les processus en interaction que Marx entreprend dinvestiguer comme la somme totale

    de leurs conditions et rsultats ncessaires. Inversement, commencer par une ou des parties

    supposes indpendantes revient prsumer une sparation, au risque dune distorsion de

    sens quon ne pourra surmonter, quels que soient les efforts ultrieurs pour reconstituer le

    rseau de relations. Il manquera quelque chose, quelque chose ne sera pas sa place, et, en

    labsence de tout critre pour en juger, on ne sen apercevra mme pas. Ce quon appelle les

    tudes interdisciplinaires traitent simplement la somme de ces lacunes venant de

    diffrents champs de la connaissance. Tout comme Humpty Dumpty7, qui aprs sa chute ne

    put jamais tre reconstitu, un systme organique dont les parties ont t traites ds le dbut

    comme indpendantes les unes des autres ne peut jamais tre rtabli dans son intgrit.

    Linvestigation elle-mme cherche concrtiser ce qui se passe dans le capitalisme,

    tracer les moyens et les formes grce auxquels il fonctionne et sest dvelopp, et faire

    des projections de ce vers quoi il tend. En rgle gnrale, les interactions qui constituent un

    problme dans son tat prsent sont examines avant ltude de leur volution dans le temps.

    Lordre de la recherche, autrement dit, met le systme avant lhistoire, de sorte que celle-ci

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    ne soit jamais le dveloppement dun ou deux lments isols, ce qui risquerait de suggrer,

    de faon explicite ou implicite, que le changement rsulte de causes situes au sein de cette

    sphre particulire (lhistoire des religions ou de la culture, ou mme de lconomie, isoles

    du reste, sont sans conteste non-dialectiques parce que partiales). Dans les tudes faites par

    Marx de tout vnement ou forme institutionnelle spcifiques, ces deux types denqutes

    sont toujours entrelacs. La comprhension plus complte du capitalisme, qui est le rsultat

    majeur dune telle tude, est ainsi en mesure de servir de point de dpart plus efficace pour

    les investigations suivantes.

    IV.

    En avanant du tout vers la partie, du systme vers lintrieur de celui-ci, la

    recherche dialectique a pour but principal de trouver et de tracer quatre sortes de relations :

    lidentit/diffrence, linterpntration des contraires, la quantit/qualit et la contradiction.

    Enracines dans sa conception dialectique de la ralit, ces relations permettent Marx

    datteindre son double but : dcouvrir comment une chose fonctionne ou survient, tout en

    amliorant simultanment sa comprhension du systme dans lequel elle peut prcisment

    fonctionner ou survenir ainsi.

    Dans ce que Marx appelle lapproche du sens commun, quon trouve galement dans

    la logique formelle, les choses sont soit les mmes/identiques soit diffrentes, mais pas les

    deux la fois. Daprs ce modle, les comparaisons sarrtent gnralement une fois quon a

    not en quoi deux entits sont ou identiques ou diffrentes, mais pour Marx ce nest l que le

    premier pas. A lencontre des conomistes classiques, par exemple, qui sen tiennent la

    description des diffrences videntes entre le profit, la rente et lintrt, Marx poursuit

    lanalyse pour faire ressortir leur identit en tant que formes de la plus-value (la richesse

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    cre par les travailleurs qui ne leur est pas rendue sous forme de salaire). En tant que

    relations, ces lments ont tous en commun cette qualit, cet aspect qui tient leur origine

    dans la plus-value. Lintrt que prend Marx dliner les traits spcifiques de la production

    et de la classe des travailleurs sans ngliger pour autant tout ce quelles ont en commun

    respectivement avec dautres procs conomiques et dautres classes est un bon exemple de

    son approche de lidentit et de la diffrence partir de lidentit. Chez Marx, les relations

    qui se substituent aux choses dans la conception dialectique de la ralit sont suffisamment

    larges et complexes pour possder des qualits qui -compares aux qualits dautres

    relations constitues de faon similaire- semblent identiques et dautres qui semblent

    diffrentes. Par cette tude, et par lattention porte dans chaque cas llment de la paire

    qui est couramment le plus nglig, Marx peut arriver des descriptions dtailles de

    phnomnes spcifiques sans se perdre dans une vision unilatrale.

    Alors que la relation didentit/diffrence traite les diverses qualits que lon

    examine sa lumire comme donnes, linterpntration des contraires a pour base la

    reconnaissance que toute chose apparat et fonctionne dans une large mesure suivant les

    conditions qui lentourent. Ces facteurs conditionnants agissent la fois sur les objets et sur

    les personnes qui les peroivent. En ce qui concerne les premiers par exemple, cest

    uniquement parce quelle est la proprit de capitalistes quune machine est utilise pour

    exploiter les travailleurs. Entre les mains dun consommateur ou dun oprateur qui travaille

    son compte, cest--dire, conditionne par une autre srie de facteurs, rpondant des

    impratifs diffrents, elle ne fonctionnerait pas de la mme manire. Quant aux personnes,

    lorsquun capitaliste regarde une machine, il voit une marchandise quil a achete sur le

    march, peut-tre mme le prix quil la paye, mais il voit avant tout quelque chose qui va

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    lui rapporter du profit. Le travailleur, lui, regardant cette mme machine, voit un instrument

    qui va dterminer ses mouvements dans le procs de production.

    Llment de perspective - le fait de reconnatre que les choses apparaissent de faon

    trs diffrentes selon les personnes qui les regardent - joue un rle trs important dans la

    pense dialectique. Cela ne signifie pas que les vrits qui dcoulent des diffrents angles

    de vision partir desquels ont voit la ralit sont toutes dgale valeur. Impliqus comme ils

    le sont dans la transformation de la nature, les travailleurs jouissent dune position

    privilgie pour voir et comprendre le caractre volutif du systme, et, tant donn lintrt

    de Marx pour lvolution du capitalisme, ce point de vue est celui quil adopte le plus

    souvent pour lui-mme.

    La notion dinterpntration des contraires aide Marx comprendre quaucune chose

    - vnement, institution, personne ou procs - nest simplement et seulement ce quelle

    semble tre en un point particulier du temps et de lespace, cest--dire situe au sein dun

    certain ensemble de conditions. Perues dune autre manire ou par dautres personnes, ou

    les voir dans des conditions profondment changes, peut produire des conclusions ou des

    effets non seulement diffrents mais exactement contraires. Do linterpntration des

    contraires. Une grve en train dchouer dans un contexte peut servir au dclenchement

    dune rvolution dans un autre ; les lections qui sont une farce parce que lun des partis, les

    Rpublicrates, a tout largent quand le parti des travailleurs nen a pas, pourraient, grce

    lgalisation des conditions de lutte, offrir un choix dmocratique ; les travailleurs qui

    croient que le systme capitaliste est un systme idal quand ils ont un bon emploi peuvent

    commencer se poser des questions quand ils deviennent chmeurs. Le fait de chercher o

    et quand de tels changements se sont dj produits, et dans quel ensemble de conditions

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    encore en dveloppement de nouveaux effets sont probables, aide Marx valuer la fois la

    complexit de la partie sous examen et sa dpendance de lvolution de lensemble du

    systme.

    Ce quon appelle le rapport quantit/qualit est une relation entre deux moments

    diffrencis du temps au sein dun mme processus. Tout procs se compose de moments

    antrieurs et postrieurs, englobant la fois sa croissance (et dcroissance) et ce vers quoi

    elle mne. Initialement, le mouvement lintrieur de tout processus prend la forme dun

    changement quantitatif. Lun ou plusieurs de ses aspects - chaque procs tant aussi une

    relation compose daspects - saccrot ou dcrot en taille ou en nombre. Puis, un certain

    point - diffrent pour chaque processus tudi - une transformation qualitative se produit,

    qui se manifeste par un changement dapparence et/ou de fonction. Le processus est devenu

    quelque chose dautre, tout en demeurant essentiellement le mme quant ses relations

    constitutives principales. Ce changement qualitatif est souvent, mais pas toujours, marqu

    par lintroduction dun nouveau concept pour dsigner ce que le processus est devenu.

    Par exemple, ce nest que lorsquune somme dargent atteint un certain montant que,

    selon Marx, elle se transforme en capital, cest--dire, quelle peut fonctionner pour acheter

    de la force de travail et sapproprier de la plus-value.8De la mme manire, la coopration

    de nombreuses personnes forme une nouvelle force productive qui nest pas simplement

    plus grande que la somme des forces individuelles qui la composent mais galement

    diffrente delle qualitativement.9 La recherche de transformations quantit/qualit est la

    dmarche qui permet Marx de runir en une seule vision les aspects antrieurs et

    postrieurs dun dveloppement, aspects que la plupart des approches non-dialectiques

    traitent sparment et mme parfois selon des rapports de causalits. Cest une manire

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    dunir en pense le pass et le futur probable dun processus en cours aux dpens

    (temporairement) de ses relations au systme plus vaste dans lequel il sinscrit. Et cest aussi

    une manire de se sensibiliser soi-mme au caractre inluctable du changement, et

    quantitatif et qualitatif, avant mme que la recherche nous ait aids dcouvrir en quoi il

    consiste. Bien que cette notion de quantit/qualit ne soit en aucun sens une formule pour

    prdire le futur, elle encourage la recherche des modes dinteraction et des tendances qui

    nous permettent dextrapoler le futur probable, et elle fournit un cadre pour intgrer de telles

    projections dans notre comprhension du prsent et du pass.

    Des quatre relations principales dont Marx a fait linvestigation au cours de son

    effort pour arriver une comprhension dialectique de la ralit capitaliste, la contradiction

    est, sans aucun doute, la plus importante. Selon Marx, dans le capitalisme tout change et

    est en fait contradictoire. 10Il croit aussi que ce sont les traits contradictoires socialement

    dtermins de ses lments qui sont la caractristique prdominante du mode de

    production capitaliste.11

    La contradiction est comprise ici comme le dveloppement incompatible dlments

    diffrents au sein de la mme relation, cest--dire entre des lments qui sont en mme

    temps dpendants les uns des autres. Ce qui est pris pour des diffrences est bas, comme on

    la vu, sur certaines conditions, et ces conditions sont constamment en train de changer. Il

    sensuit que ces diffrences elles-mmes changent ; et tant donn que chaque diffrence

    joue sa part dans lapparence et/ou dans le fonctionnement des autres, saisies comme

    relations, la faon dont lune change les affecte toutes. En consquence, leurs trajectoires de

    dveloppement ne se recoupent pas seulement dans des rapports de soutien mutuel, mais se

    font constamment obstacle, se minent, et interfrent les unes avec les autres, ce qui mne

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    ventuellement leur transformation rciproque. La contradiction offre le moyen optimum

    pour rassembler ce type de changement et dinteraction concernant le prsent et lavenir

    dans une seule focalisation. Dans cette focalisation, le futur trouve sa place comme une des

    issues possibles et probables des interactions entre les tendances qui sopposent dans le

    prsent, comme leur potentiel rel. Cest la contradiction plus que tout autre notion qui

    permet Marx de penser avec justesse les mouvements organiques et historiques du mode

    de production capitaliste, de saisir comment ils saffectent les uns les autres et voluent

    ensemble de leurs origines dans la fodalit jusqu ce qui se trouve juste au-del de

    lhorizon.

    Selon le sens commun, la notion de contradiction s applique aux ides que lon a

    sur les choses et non aux choses elles-mmes. Il ne sagit ainsi que dune relation logique

    entre des propositions (si jaffirme X , je ne peux en mme temps affirmer non X ), et

    non pas dune relation qui existe dans la ralit. Cette interprtation, comme nous lavons

    vu, est base sur une conception de la ralit divise en parties spares et indpendantes -

    un corps se met en mouvement quand un autre corps le heurte. Alors que les penseurs non-

    dialectiques sont sans cesse, dans tous les champs de la connaissance, la recherche dun

    agitateur extrieur (outside agitator), dune cause extrieure au problme tudi, les

    penseurs dialectiques attribuent la responsabilit principale de tout changement aux

    contradictions internes du systme ou des systmes dans lesquels il se produit. Autrement

    dit, le destin du capitalisme est scell par ses propres problmes, qui sont des manifestations

    internes de ce quil est et de son fonctionnement. Ces problmes font souvent partie des

    russites mmes du capitalisme, et saggravent en mme temps que ses accomplissements se

    multiplient et stendent. Par exemple, le succs extraordinaire du capitalisme dans

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    laccroissement de la production se trouve en contradiction avec la rduction des possibilits

    pour les travailleurs de consommer les biens qui en rsultent. Compte tenu des relations de

    rpartition au sein du capitalisme, les salaris ne peuvent acheter quune part toujours plus

    rduite de ce quils produisent eux-mmes (cest la proportion de ces biens et non leur

    quantit effective qui dtermine le caractre de la contradiction), do les crises priodiques

    de surproduction/sous-consommation. Pour Marx, la contradiction fait partie des choses de

    par leur qualit de processus au sein dun systme organique en dveloppement. Elle

    provient de lintrieur, du caractre mme de ces processus (elle est inhrente leur

    contenu matriel et social ), et est une expression de ltat du systme.12

    Privs de la conception des choses comme relations, les penseurs non-dialectiques

    prouvent de grandes difficults se concentrer en mme temps sur les diffrents cts

    dune contradiction. De fait ces cots sont examins, sils le sont, squentiellement, lun

    recevant immanquablement moins dattention que lautre, et leur interaction mutuelle est

    souvent prise tort pour des rapports de causalit. Une critique frquente de Marx lgard

    des conomistes classiques est quils essaient dexorciser les contradictions .13 Du fait

    quils considrent sparment les forces de production capitalistes et les relations capitalistes

    de rpartition, ils ne voient pas la contradiction. Lidologie bourgeoise consacre beaucoup

    defforts nier, masquer, voire dfigurer la contradiction. La mauvaise foi et les intrts

    politiques nentrent que pour une faible part dans ces pratiques. Les penseurs non-

    dialectiques, qui oprent avec une vision base sur le sens commun, ne peuvent comprendre

    les contradictions relles que comme diffrences, paradoxe, opposition, tension, dislocation,

    dsquilibre, ou, si elles sont accompagnes de contestation ouverte, comme conflit. Mais

    sans la notion dialectique de contradiction, ils voient rarement et ne peuvent jamais

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    pleinement saisir les forces sous-jacentes qui sont responsables de ces apparences. Et, bien

    sr, il ne peuvent pas saisir la nature du dveloppement ou valuer la force de ces tendances

    avant quelles naient fait leur chemin jusqu la surface des vnements. Par ailleurs, pour

    Marx, ltude des contradictions capitalistes est aussi une faon de dcouvrir les causes

    principales des conflits venir.

    Cest en sappuyant sur ce quil dcouvrit lors de ses tudes des identit/diffrence,

    interpntration des contraires, quantit/qualit et contradiction - tudes qui procdent du

    tout vers les parties, et qui conoivent toutes ces parties comme des processus en situation

    dinterdpendance mutuelle - que Marx a reconstruit le fonctionnement de la socit

    capitaliste. En reconstituant ainsi la ralit, il fut en mesure de saisir la fois les

    mouvements organiques et historiques du capitalisme dans leurs interconnexions

    spcifiques. Les rsultats encore incomplets de cette reconstruction constituent les lois et

    thories particulires que lon connat sous le nom de marxisme.

    V.

    Il est clair que Marx ne serait pas arriv sa comprhension du capitalisme sans la

    dialectique, et que sans une bonne matrise de cette mme mthode nous ne pourrons faire

    progresser cette comprhension. En consquence, aucun traitement de la dialectique, aussi

    bref soit-il, ne peut tre complet sans un avertissement quant aux erreurs et aux distorsions

    les plus communes associes cette manire de penser. Par exemple, si la fort chappe aux

    penseurs non-dialectiques parce quils ne voient que des arbres, les penseurs dialectiques

    sont souvent victimes de lerreur inverse, cest--dire, minimisent ou mme ignorent les

    parties, les dtails, par dfrence envers les gnralisations sur le tout. Mais le systme

    capitaliste ne peut tre compris quau moyen dune investigation de ses parties spcifiques

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    dans leur interconnexion. Les penseurs dialectiques ont aussi tendance passer trop vite au

    rsultat final, pousser le germe dun dveloppement jusque dans sa forme acheve. En

    gnral, cette erreur vient dune attention insuffisante porte aux mdiations complexes

    dans lespace et le temps qui forment les articulations de tout problme social.

    Une tendance du mme ordre consiste surestimer la vitesse du changement, et

    corrlativement sous-estimer les obstacles au changement. Des fissures relativement

    mineures la surface de la ralit capitaliste sont trop rapidement prises pour des crevasses

    bantes annonciatrices de futurs tremblements de terre. Si la pense non-dialectique conduit

    des surprises chaque fois quun changement majeur se produit, parce quelle ny est pas

    attentive et ne peut donc sy attendre, la pense dialectique, pour des raisons exactement

    inverses, peut engendrer des surprises quand le changement tarde se manifester. Quand on

    organise la ralit en vue de saisir le changement, on naccorde pas toujours la stabilit

    relative lattention quelle mrite. Ce sont l des faiblesses inhrentes la puissance mme

    de la mthode dialectique. Tentations toujours prsentes, ce ne sont que des solutions de

    facilit, du bricolage rapide, dont il faut se garder avec vigilance.

    Rien de ce que nous avons dit jusqu prsent ne devrait tre pris comme un dni du

    caractre empirique de la mthode de Marx. Marx ne dduit pas le fonctionnement du

    capitalisme du sens des mots ou des exigences de ses thories, mais comme tout bon savant

    il cherche dcouvrir ce quil en est rellement. Et dans cette recherche, il sest servi de

    toute la palette des matriaux et des ressources disponibles son poque. Nous ne

    prtendons pas non plus que Marx ait t le seul penseur dialectique. Comme on le sait, la

    plus grande part de sa dialectique vient de Hegel, qui a dvelopp et systmatis une

    manire de penser et daborder la ralit qui remonte jusquaux Grecs. Et, notre poque,

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    des penseurs non-marxistes, tels Alfred North Whitehead, F. H. Bradley et Henri Bergson,

    ont labor leur propre version de cette approche. En dpit de sa charge didologie, le sens

    commun nest pas, lui non plus, sans aspects dialectiques, comme cela se manifeste dans les

    maximes du genre Toute mdaille a son revers et Cest la goutte qui fait dborder le

    vase . On trouve aussi des lments de dialectique dans dautres mthodes des sciences

    humaines, tel le fonctionnalisme structural, la thorie des systmes et lethnomthodologie,

    o ils constituent une bonne part de ce qui a de la valeur dans ces approches.

    Ce quil y a de plus remarquable dans la mthode dialectique de Marx, cest dabord

    la manire systmatique dont il llabore et lusage quil en fait dans ltude de la socit

    capitaliste (y compris - cest une exigence de la dialectique - de ses origines et de son futur

    probable) ; ensuite, la thorie unifie de la connaissance (dploye dans les thories encore

    incompltes du marxisme) laquelle elle mne ; puis la critique continue des approches

    non-dialectiques (suggre dans nos remarques sur lidologie tout au long du prsent

    chapitre) quelle rend possible ; enfin, et peut-tre le plus frappant de tout, limportance

    quelle attache au lien ncessaire pos par la dialectique elle-mme entre la connaissance et

    laction.

    En ce qui concerne ce dernier point, Marx affirme que la dialectique est par

    essence critique et rvolutionnaire .14Elle est rvolutionnaire parce quelle nous aide voir

    le prsent comme un moment que notre socit traverse, parce quelle nous force examiner

    do la socit vient et o elle va comme partie intgrante de lapprhension de ce quelle

    est, et parce quelle nous rend capables de comprendre quen tant quacteurs, aussi bien que

    victimes, au sein de ce processus dans lequel tout le monde et toutes choses sont connectes,

    nous avons le pouvoir dintervenir.

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    En mettant devant nos yeux la simple vrit que tout est en train de changer, elle

    pose le futur comme un choix faire dans lequel la seule chose quon ne peut pas choisir est

    ce que nous avons dj. Les efforts pour maintenir le statu quo dans une quelconque sphre

    de la vie natteignent jamais vraiment ce but. Les fruits quon garde trop longtemps au

    rfrigrateur finissent par pourrir ; il en est de mme des motions et des gens ; ainsi font les

    socits tout entires (pour lesquelles le mot propre est dsintgration). La dialectique nous

    oblige toujours nous demander quels changements sont dj en cours et quel genre de

    changements sont possibles. Finalement, la dialectique est rvolutionnaire, comme le fait

    remarquer Brecht, parce quelle nous aide poser de telles questions dune manire qui rend

    laction efficace possible.15

    La dialectique est critique parce quelle nous aide devenir critiques du rle que

    nous avons jou jusqu maintenant. En termes marxistes, la lutte de classe nest pas

    quelque chose quon prconise ou laquelle on choisit de participer (malentendus bourgeois

    courants). La lutte de classe, reprsentant la somme des contradictions entre les travailleurs

    au sens large et les capitalistes, existe tout simplement, et dune faon ou dune autre nous y

    participons tous dj. Une fois quon a pris conscience de cette ralit et du rle quon y

    joue, cependant, on peut prendre la dcision darrter dagir comme auparavant (cest la

    premire dcision prendre) et se demander ce quon peut faire de plus ou de diffrent pour

    mieux servir nos intrts. Ce quonpeut choisir cest de quel ct se ranger dans la lutte et

    comment la conduire. Une comprhension dialectique des rles auxquels la socit nous

    conditionne, et des limites et possibilits galement ncessaires qui constituent le prsent,

    nous fournit loccasion de faire des choix conscients et intelligents. Cest ainsi que la

    connaissance de la ncessit inaugure les commencements de la libert relle.

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    Deuxime partie

    La dialectique avance

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    Chapitre 2

    La dialectique mise en uvre :

    Le processus dabstraction dans la mthode de Marx

    I.

    Le problme : comment penser de faon adquate le changement et linteraction ?

    Y-a-t-il aucune partie du marxisme qui ait subi plus doutrages que sa mthode

    dialectique ? Et je ne pense pas seulement aux ennemis du marxisme et du socialisme, mais

    aussi des penseurs plutt proches des deux. Ce nest pas Karl Popper, mais Georges Sorel

    qui, dans son incarnation marxiste, se rfre la dialectique comme lart de rconcilier

    les opposs par du charabia , et cest lconomiste socialiste anglaise, Joan Robinson, qui

    lisantLe Capital, regrette lintrusion constante du nez de Hegel entre elle et Ricardo.16

    Mais la complainte classique nous vient peut-tre du philosophe amricain, William James,

    qui compare la lecture de la dialectique dans Hegel - cela aurait pu tre tout aussi bien dans

    Marx - lexprience dtre aspir dans un tourbillon.17

    Et pourtant, dautres penseurs ont considr la mthode dialectique de Marx comme

    lune de ses contributions les plus importantes la thorie socialiste, et Lukacs va mme

    jusqu affirmer que le marxisme orthodoxe dpend exclusivement dune adhsion cette

    mthode.18Bien que Lukacs ait pu forcer le trait pour donner du poids son argument, ce

    nest pas, selon moi, outre mesure. Ces dsaccords trs rpandus quant la signification et

    la valeur de la dialectique tiennent de multiples raisons, mais le plus tonnant cest le peu

    dattention vritable qui a t port la nature de la matire dont elle traite. Autrement dit,

    quest-ce que la dialectique ? De quelles questions soccupe-t-elle et pourquoi sont-elles

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    importantes ? Tant quil ny aura pas plus dclaircissement, dfaut de consensus, sur ses

    tches fondamentales, les traits sur la dialectique ne russiront qu empiler des couches

    dobscurit. Do la ncessit de partir de l.

    En tout premier lieu, et une fois mises de ct toutes les rserves ajoutes par

    quelques dialecticiens, le sujet de la dialectique est le changement, tout changement, et

    linteraction, toute forme et degr dinteraction. Cela ne veut pas dire que seuls les penseurs

    dialecticiens reconnaissent lexistence du changement et de linteraction et que les non-

    dialecticiens y sont aveugles. Ce serait ridicule. Tous reconnaissent que tout dans le monde

    change dune certaine manire et un certain degr, et il en est de mme pour linteraction.

    Mais comment capturer dans la pense le changement et linteraction ? En dautres termes,

    comment pouvons-nous les penser de faon ne pas manquer ou dformer les changements

    et interactions rels que nous savons, au moins dune faon gnrale, tre en cours (avec

    tout ce que cela implique pour leur tude et pour communiquer ce que nous avons trouvaux autres) ? Cest l le problme clef dont traite la dialectique, et cest pour tenter de le

    rsoudre que Marx a recours au processus dabstraction.

    II.

    La solution est dans le processus dabstraction

    Dans sa formulation la plus explicite sur ce sujet, Marx affirme que sa mthode part

    du concret rel ( le monde tel quil se prsente nous) et procde au moyen de

    labstraction (lactivit intellectuelle qui consiste dcomposer le tout en units

    mentales grce auxquelles le penser) pour produire le concret pens (le tout reconstitu

    et maintenant compris qui est prsent lesprit).19Le concret rel est simplement le monde

    dans lequel nous vivons, dans toute sa complexit. Le concret pens est la reconstruction de

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    ce monde par Marx dans les thories de ce qui devait sappeler le marxisme . La voie

    royale qui mne la comprhension passe de lun lautre par le processus dabstraction. Il

    est important de souligner que Marx na jamais utilis dautre catgorie pour rsumer sa

    mthode.

    Dans un sens, le rle que Marx attribue labstraction est la simple reconnaissance

    du fait que toute pense sur la ralit commence par la dcomposer en lments

    manipulables. La ralit peut tre dun seul tenant quand nous la vivons, mais pour la penser

    et la communiquer il faut la morceler. Notre esprit ne peut pas plus avaler le monde entier

    dun seul coup que ne le peut notre estomac. Lorsque chacun entreprend de comprendre ce

    qui lentoure, et pas seulement Marx et les marxistes, il commence par distinguer certains

    traits, se concentre dessus et les organise de faon qui lui semble approprie. Abstraire

    vient du latin, abstrahere , qui signifie tirer de. En effet, une partie a t tire du tout et

    est perue momentanment comme isole de celui-ci.

    Nous ne voyons quune fraction de ce qui stend devant nous, nous

    nentendons quune part des bruits dans notre voisinage, nous ne sentons quune

    faible portion de ce avec quoi notre corps est en contact, et il en va ainsi pour le reste de nos

    sens. Dans chaque cas, une slection stablit et une sorte de frontire vient dlimiter, au

    sein de notre perception, ce qui est pertinent de ce qui ne lest pas. Il devrait tre clair que la

    question quavez-vous vu ? (dans le sens : quavez-vous regard) est diffrente de la

    question quest-ce qui est pass dans votre champ visuel ? . De mme, quelque soit le

    sujet de notre rflexion, nous nous concentrons seulement sur certaines de ses qualits et

    relations. Beaucoup de ce qui pourrait tre inclus - et qui le serait peut-tre dans

    lapprhension dune autre personne, et que nous inclurions nous-mmes une autre

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    occasion - est laiss en dehors. Quelle soit consciente ou inconsciente - cest en gnral un

    mlange des deux - lactivit mentale qui dlimite ces frontires est le processus

    dabstraction.

    Ragissant un mlange dinfluences qui comprend le monde et nos expriences

    ainsi que nos dsirs personnels, les intrts de groupe, et autres contraintes sociales, cest le

    processus dabstraction qui tablit la spcificit des objets avec lesquels nous entrons en

    interaction. En tablissant les frontires, en dcidant jusquici et pas plus loin le processus

    dabstraction institue chaque chose comme une unit (ou deux, ou plus) dun certain type, et

    nous permet de savoir o ce type commence et finit. Ce choix des units nous prescrit en

    mme temps un rseau particulier de relations entre elles - relations rendues possibles et

    mme ncessaires par les qualits que nous avons incluses dans chacune des units, un

    registre pour les classer et une faon de les expliquer.

    Quand on coute un concert, par exemple, on se concentre souvent sur un seul

    instrument ou sur un thme rcurrent pour ensuite diriger notre attention ailleurs. A chaque

    fois, toute la musique change , de nouveaux motifs mergent, chaque son prend une

    nouvelle valeur, etc. Notre perception de la musique est dtermine pour une large part par

    notre faon de labstraire. Le mme processus se produit lorsque nous nous concentrons au

    thtre sur un acteur ou un groupe dacteurs, ou sur une partie de la scne. Le sens dune

    pice, et ce quil faudrait en sus pour explorer ou mettre lpreuve ce sens, change,

    quelque fois de faon dramatique, avec chaque nouvelle abstraction. De mme, notre

    manire dabstraire la littrature, dy tracer les frontires, dtermine quelle oeuvre et quelles

    parties de chaque oeuvre seront tudies, selon quelles mthodes, en relation avec quels

    autres sujets, dans quel ordre, et mme par qui. Abstraire la littrature en y incluant son

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    public, par exemple, mne la sociologie de la littrature, tandis quune abstraction de la

    littrature qui ne retient que sa forme appelle une varit dapproches structurales, et ainsi de

    suite.

    Il doit tre clair, tant donn ce qui a dj t dit, que le processus dabstraction

    est lui-mme une abstraction. Je lai abstrait de la mthode dialectique de Marx qui a t

    abstraite de ses thories gnrales, leur tour abstraites de sa vie et de son travail. Les

    activits mentales que nous avons rassembles et mises en exergue sous le terme

    abstraction sont le plus souvent associes avec le processus de la perception, de la

    conception, de la dfinition, de la mmoire, du raisonnement et mme de la pense. Il nest

    donc pas surprenant que le processus dabstraction frappe beaucoup de gens comme familier

    et trange tout la fois. Chacun de ces processus plus familiers opre en partie en isolant,

    en focalisant sur et en soulignant certains aspects de la ralit avec laquelle il entre en

    contact. Dans abstraction nous avons simplement spar, focalis, et soulign certains

    traits communs ces autres processus. Abstraire ainsi abstraction nest ni facile ni

    vident, ce qui explique que peu de penseurs laient fait. En consquence, bien que chacun

    de nous abstraie ncessairement, seuls quelques uns en sont pleinement conscients. Cet

    appauvrissement philosophique est renforc par le fait que les individus sont, dans

    lensemble, des abstracteurs paresseux qui se contentent dadopter sans recul critique les

    units mentales avec lesquelles ils pensent comme partie de leur hritage culturel.

    Une difficult supplmentaire pour la comprhension de ce quest labstraction

    vient du fait que Marx utilise le terme dans quatre sens diffrents bien quapparents. Le

    premier, et le plus important, se rfre lactivit mentale qui consiste subdiviser le monde

    en reprsentations (mentales) qui nous permettent de le penser, cest le processus dcrit plus

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    haut. Le second se rfre aux rsultats de ce processus, les parties elles-mmes dans

    lesquelles la ralit a t divise. Cest--dire que pour Marx, comme pour Hegel avant lui,

    labstraction fonctionne comme un nom et comme un verbe, le substantif renvoyant ce

    que le verbe produit. Dans ces deux sens, on peut dire que tout le monde abstrait (verbe) et

    pense avec des abstractions (nom). Marx se sert aussi du mot abstraction dans un

    troisime sens, qui dsigne un sous-ordre de reprsentations mentales particulirement

    inadquates. Soit parce quelles sont trop troites, quelles nincluent pas assez de ralit,

    quelles sen tiennent trop exclusivement aux apparences, ou quelles soient par ailleurs mal

    composes, ces reprsentations ne permettent pas une saisie satisfaisante de leur objet.

    Prises dans ce troisime sens, les abstractions forment les units de base de

    lidologie, les consquences idelles invitables du fait que nous vivons et travaillons dans

    une socit aline. Par exemple, la libert est, selon Marx, une telle abstraction

    chaque fois que nous considrons les individus rels en dehors des conditions au sein

    desquelles ces individus entrent en contact .20 Lorsquon omet de la signification du

    concept de libert les conditions qui la rendent possible (ou impossible) - y compris les

    alternatives relles disponibles, le rle de largent, la socialisation de la personne suppose

    choisir, etc. - cela nous laisse avec une notion qui ne peut que dformer et obscurcir la part

    mme de la ralit que ce concept tait suppos communiquer. Une bonne part de la critique

    de Marx de lidologie utilise ce sens du mot abstraction .

    Enfin, Marx utilise le mot abstraction dans un quatrime sens encore diffrent

    qui se rfre une organisation particulire dlments dans le monde rel - ayant affaire

    avec le fonctionnement du capitalisme - qui founit les appuis objectifs pour la plupart des

    abstractions idologiques mentionnes ci-dessus. Les abstractions dans ce quatrime sens

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    existent dans le monde, et non comme les trois prcdentes dans notre pense. Dans ces

    abstractions, certaines connexions et limites de types spatiaux et temporels sont clairement

    videntes, alors que dautres demeurent obscures ou mme invisibles, faisant apparatre ce

    qui dans la pratique est insparable comme sparable. Cest ainsi que la marchandise, la

    valeur, l'argent, le capital, et autres structures produites par le capitalisme lui-mme sont

    sujettes tre mal conues dentre de jeu. Marx appelle ces rsultats objectifs du

    fonctionnement capitaliste des abstractions relles , et ce sont principalement ces

    "abstractions relles" qui poussent les individus en contact avec elles construire des

    "abstractions idologiques". C'est elles, galement, que Marx se rfre quand il dit que

    dans la socit capitaliste les gens sont gouverns par des abstractions .21 De telles

    remarques ne doivent pas, cependant, nous empcher de voir que Marx abstrait aussi dans le

    premier sens dcrit plus haut, que comme tout le monde, il pense avec des abstractions dans

    le second sens du mot, et que la faon particulire dont il fait ces deux choses explique pour

    une bonne part les caractres distinctifs du marxisme.

    Bien quon trouve quelques remarques explicites sur le rle central de labstraction

    dans luvre de Marx, ce processus na relativement reu que peu dattention dans la

    littrature sur le marxisme. Les tudes srieuses sur la mthode dialectique de Marx se

    distinguent habituellement en fonction de celle des catgories que lauteur traite comme

    pivot au sein du vocabulaire de la dialectique. Pour Lukacs, cest le concept de totalit

    qui a jou ce rle ; pour Mao, ctait celui de contradiction ; pour Raya Dunayevskaya,

    ce fut la ngation de la ngation ; pour Scott Meikle, lessence ; pour lOllman

    dAlination, ce furent les relations internes , et ainsi de suite. Mme lorsque labstraction

    est lobjet de discussion - et aucun travail srieux ne lomet compltement - lattention est en

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    gnral dirige sur ce qui dans le monde, ou dans lhistoire, ou dans la recherche de Marx

    sur l'un des deux est responsable des abstractions particulires de Marx, et non sur le

    processus dabstraction en tant que tel, sur ce quil fait exactement et comment il le fait*. En

    consquence, les implications des pratiques dabstraction de Marx pour les thories du

    marxisme demeurent obscures, et ceux qui souhaiteraient dvelopper ces thories et les

    rviser, si ncessaire, ne reoivent que bien peu daide lorsquils essaient dabstraire la

    manire de Marx. Dans ce qui suit, cest prcisment comment fonctionne ce processus

    dabstraction, et en particulier comment Marx le met en oeuvre, qui servira de point central

    dans notre discussion de la dialectique.

    **Les exceptions possibles cette ngligence relative de labstraction dans les discussions sur la mthode deMarx incluent E. V. Ilyenkov, (The Dialectics of the Abstract and the Concrete in Marxs Capital, translatedby S. Syrovatkin, Moscow : Progress Publishers, 1982), o laccent est mis sur la relation entre labstrait etle concret dans le Capital; A. Sohn-Rethel (Intellectual and Manual Labor, London : MacMillan, 1978),qui dmontre limportance des abstraction relles de Marx ; D. Sayers (The Violence of Abstraction,Oxford : Blackwell, 1987), qui se concentre sur les produits idologiques du processus dabstraction ; L.Novak (The Structure of Idealization : Toward a systemic Interpretation of the Marxian Idea of Science,

    Dordrecht, Holland : D. Reidel Publishers, 1980), qui prsente une reconstruction no-wberienne decertains aspects de ce processus ; et P. Sweezy (The Theory of Capitalist Development, New York :Monthly Review Press, 1956),(encore la meilleure introduction sur ce sujet), qui souligne le rle de labstraction dans lisolement deslments essentiels dun problme. On trouve aussi un traitement de labstraction, limit mais pleindaperus, dans les articles de A. Sayers ( Abstraction ; a Realist Interpretation ,Radical Philosophy, n.28,1981), J. Allen ( In Search of Method : Hegel, Marx and Realism , Radical Philosophy, n35, 1983),et J. Horvath et K.D. Gibson ( Abstraction in Marxs Method , Antipode 16, 1984). Lune des premiresdescriptions philosophiques de labstraction, que Marx lui-mme eut la chance de lire et dadmirer, setrouve dans loeuvre de Joseph Dietzgen (The Positive Outcome of Philosophy, translated by W. W. Craik,Chicago : Charles H. Kerr, 1928).

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    III.

    En quoi les abstractions de Marx sont diffrentes

    Quest-ce qui distingue alors les abstractions de Marx ? Tout dabord, il devrait tre

    clair quelles ne sont pas et ne pourraient pas tre absolument diffrentes de celles des autres

    penseurs, passs ou actuels. Il existe beaucoup de recoupements. Sans quoi, Marx aurait

    construit ce que les philosophes appellent un langage priv , et toute communication

    entre lui et nous serait impossible22. En second lieu, lorsque je dcris le processus

    dabstraction de Marx comme une activit essentiellement consciente et rationnelle, ce nest

    pas pour nier le degr extraordinaire dexactitude avec lequel ses rsultats refltent le monde

    rel. Cependant, les fondement ralistes de la pense de Marx sont suffisamment, sinon

    adquatement, compris pour tre prsupposs ici tandis que nous nous concentrons sur le

    processus en tant que tel.

    Gardant ces deux observations clairement prsentes lesprit, nous pouvons

    maintenant dire que ce quil y a de plus distinctif dans les abstractions de Marx, prises dans

    leur ensemble, cest quelles focalisent sur et incorporent le changement et linteraction (ou

    systme) dans les formes particulires dans lesquelles il et elle se produisent au sein de lre

    capitaliste. Il est important de souligner ds le dbut que le capitalisme a t lobjet principal

    de lattention de Marx. Il a cherch dcouvrir ce quest cette forme de socit, comment

    elle fonctionne, comment elle est ne et vers quoi elle tend. Nous appellerons les processus

    organiques et historiques en cause ici le double mouvement du mode de production

    capitaliste. Chacun de ces deux mouvements affecte lautre, et notre faon de comprendre

    lun ou lautre affectera notre comprhension des deux. Mais comment peut-on tudier

    lhistoire dun systme, ou le fonctionnement systmique de processus en volution, quand

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    les principaux dterminants du changement font partie intgrante du systme lui-mme ?

    Pour Marx, le premier pas, et le plus important, fut dincorporer la forme gnrale de ce

    quil cherchait, savoir le changement et linteraction, dans chacune des abstractions quil a

    construites au cours de sa recherche. En consquence, la comprhension par Marx du

    capitalisme ne se limite pas aux thories du marxisme, qui relient les parties constituantes du

    systme capitaliste, car on la trouve en large part dans les abstractions mmes avec

    lesquelles ces thories ont t labores.

    En ce qui concerne le mouvement historique, la proccupation de Marx pour le

    changement et le dveloppement nest pas conteste. Moins connu, surtout parce que cest

    moins clair, est comment il pensait le changement, comment il labstrayait, et comment il

    intgrait ces abstractions dans son tude dun monde en volution. Le problme qui sous-

    tend cette question est aussi ancien que la philosophie elle-mme. Hraclite, lun des

    philosophe de la Grce antique, nous en donne lexpression classique quand il affirme quon

    ne peut pas mettre les pieds deux fois dans la mme rivire. Il sest en effet coul assez

    deau entre les deux occasions pour que la rivire dans laquelle on entre la seconde fois ne

    soit pas la mme que lors de la premire. Notre bon sens nous dit pourtant que cest la

    mme, et notre pratique quant lattribution des noms reflte cette attitude. Hraclite, bien

    sur, ne sintressait pas aux rivires, mais au changement. Ce quil voulait dmontrer, cest

    que le changement se produit partout et tout le temps, mais que notre manire de le penser

    est vraiment inadquate. Nous narrivons pas capter lcoulement, laltration constante du

    mouvement allant de ce qui est vers ce qui nest pas encore. On peut, en gnral, ngliger le

    changement sans trop de risques lorsquil se produit trs lentement ou par degrs infimes.

    Mais, suivant le contexte et nos intentions, mme un changement trs lent - parce quil se

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    produit hors de notre attention - peut nous surprendre et avoir de graves consquences pour

    nos vies.

    Aujourdhui mme peu de gens sont capables de penser les transformations quils

    savent tre en cours sans dformer - habituellement par sous-estimation - ce qui est

    rellement en train de se passer. Daprs les titres de nombreux travaux dans les sciences

    sociales, il semblerait quon consacre bien des efforts ltude de divers types de

    changement. Mais quest-ce que les chercheurs entendent par changement dans ces

    travaux ? Ce nest pas lvolution ni la transformation continuellement en cours dans les

    objets de leurs tudes, quivalents sociaux du passage de leau dans la rivire dHraclite.

    Presque invariablement, il sagit plutt de la comparaison de deux ou plusieurs tats

    diffrencis dans le dveloppement de lobjet, condition ou groupe ltude. Comme

    Jacques Coleman, le sociologue qui recommande cette approche, le reconnat, le concept

    de changement en science est assez particulier, car il ne dcoule pas immdiatement de nos

    impressions sensorielles... Il est bas sur une comparaison, ou une diffrence entre deux

    impressions sensorielles, et simultanment sur une comparaison des temps auxquels ces

    impressions ont eu lieu . Pourquoi? Parce que, selon Coleman, le concept de changement

    doit, comme tout concept, reflter ltat dun objet un certain point du temps23. En

    consquence, une tude de lvolution de la pense politique de llectorat amricain, par

    exemple, se traduit par une description du vote des gens (ou de leurs rponses des

    sondages) en 1956, 1960, 1964, etc.., et la diffrence rvle par la comparaison de ces

    moments statiques est ce quon appelle le changement . Le problme ici nest pas que la

    diffrence entre les moments est prise simplement, et lgitimement, pour une indication ou

    une vidence du processus de changement ; cest plutt quelle remplace le processus lui-

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    mme.

    Contrairement cette approche, Marx entreprend dabstraire les choses, selon ses

    propres termes, comme elles sont et arrivent vraiment , en intgrant la faon dont elles

    arrivent dans ce quelles sont.24 Ainsi, le capital (ou le travail, largent, etc.) nest pas

    seulement le capital tel quil apparat et fonctionne, mais aussi tel quil se dveloppe ; ou

    plutt, lhistoire de son dveloppement fait partie de ce quil est. Cest aussi dans ce sens

    que Marx pouvait nier que la nature et lhistoire soient deux choses spares 25. Selon

    lapproche qui domine actuellement dans les sciences sociales, les choses existent et sont

    soumises au changement. Ces deux aspects sont logiquement distincts. Lhistoire est

    quelque chose qui arrive aux choses ; elle ne fait pas partie de leur nature. Do la difficult

    dexaminer le changement dans les objets dont il a demble t enlev. Alors que Marx,

    comme il nous le dit, abstrait chaque formation sociale historique comme tant en

    mouvement fluide, et partant tient compte de sa nature transitoire non moins que de son

    existence momentane26

    . (soulign par nous)

    Mais lhistoire pour Marx ne se rfre pas seulement au temps pass mais galement

    au temps futur. Ainsi, quel que soit le devenir dune chose, que lon sache ou non ce quil

    sera, il fait partie par certains aspects importants de ce que cette chose est, comme en fait

    partie ce quelle tait autrefois. Par exemple, le capital ne se rduit pas simplement, pour

    Marx aux moyens de productions matriels utiliss pour produire la richesse, comme

    labstraient dans leurs travaux la plupart des conomistes. Marx y inclut les tout premiers

    stades dans le dveloppement de ces moyens de production particuliers, savoir

    laccumulation primitive ; en fait il y inclut tout ce qui a permis au capital de produire un

    type prcis de richesse dune manire elle-mme particulire (cest--dire qui permet la

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    richesse de prendre la forme de valeur, chose produite non parce quelle est utile, mais en

    vue de lchange). En outre, le capital incorpore, comme faisant partie de son devenir,

    laccumulation en cours avec sa tendance la concentration et la centralisation, et les

    effets de cette tendance la fois sur le dveloppement dun march mondial et sur une

    transition ventuelle au socialisme. Selon Marx, la tendance lexpansion de la plus-value

    et avec elle de la production, et par consquent la cration dun march mondial, est

    donne directement dans le concept de capital lui-mme .27

    Que le capital contienne les germes de la socit socialiste future est aussi rendu

    vident par le fait de sa socialisation croissante et par la sparation toujours plus marque

    des moyens matriels de production du contrle direct des capitalistes, rendant ceux-ci de

    plus en plus superflus. Cette histoire du capital fait partie de celui-ci ; elle est contenue

    dans labstraction que fait Marx du capital et fait galement partie de ce qu il veut

    communiquer par ce concept. Toutes les abstractions principales de Marx - le travail, la

    valeur, la marchandise, la monnaie, etc. - incorporent le procs, le devenir, lhistoire de cette

    mme manire. Notre but ici nest pas dexpliquer les thories conomiques de Marx, mais

    simplement dutiliser quelques unes de ses formulations dans ce domaine pour illustrer

    comment il ralise lintgration de ce que la plupart des lecteurs prendraient pour des

    phnomnes lis de faon externe, tel leur pass rel et leur futur probable, dans son

    abstraction de leur forme prsente.

    Marx utilise souvent lexpression en soi pour indiquer les liens internes et

    ncessaires entre le dveloppement venir de toute chose et son apparence au moment

    prsent. Il se rfre, par exemple, la monnaie et la marchandise comme tant en elles-

    mmes du capital.28. tant donn les formes indpendantes dans lesquelles elles affrontent

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    le travailleur dans la socit capitaliste - choses spares de lui mais quil doit acqurir sil

    veut survivre - la monnaie et la marchandise rendent invitables lchange de la force de

    travail, et assurent par cet change leur propre transformation en moyens de production qui

    seront mis en oeuvre pour produire de nouvelles valeurs. Le capital fait partie de ce quelles

    (la monnaie et la marchandise) sont en train de devenir, il fait partie de leur futur, et, par

    consquent, de ce quelles sont. Exactement de la mme manire que celles-l, faisant partie

    de ce qutait le capital, de son pass, font par consquent partie intgrante de ce quil est.

    Ailleurs, Marx se rfre la monnaie et la marchandise comme du capital potentiel ,

    comme du capital en intention seulement, dans leur essence, dans ce quelles sont

    destines tre .29 De mme, tout travail est abstrait comme travail salari, et tout moyen

    de production comme capital, parce que cest dans cette direction quils vont voluer dans la

    socit capitaliste.30

    Le fait de considrer le pass et le futur dveloppement probable de toute chose

    comme en faisant partie intgrante, de saisir ce tout comme un processus unique, nempche

    pas Marx dabstraire quelque partie ou quelque moment de ce processus des fins

    particulires, et de les traiter comme sils taient dous dune autonomie relative. Conscient

    du fait que les units dans lesquelles il a subdivis la ralit sont le rsultat de ses

    abstractions, Marx peut r-abstraire cette ralit, limitant ltendue de lunit sur laquelle il

    focalise selon les exigences de ltude en cours. Mais quand il le fait, il souligne souvent son

    caractre de partie temporairement stable dun processus plus large et volutif en sy

    rfrant comme un moment . Il parle ainsi de la marchandise comme dun moment de

    lchange , de la monnaie (dans son aspect de capital) comme dun moment du processus

    de production , et de la circulation en gnral comme dun moment du systme de

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    production. 31Cette faon de nommer reflte la priorit pistmologique que Marx accorde

    au mouvement sur la stabilit, de telle sorte que la stabilit - quand on la trouve - est

    considre comme temporaire et/ou seulement apparente, ou, comme il le dit une fois,

    comme une paralysie du mouvement. 32Utilisant la stabilit pour qualifier le changement

    plutt que linverse, Marx - lencontre de la plupart de nos spcialistes des sciences

    sociales contemporains - , na pas tudi et ne pouvait tudier pourquoi les choses changent

    (avec la consquence que le changement est extrieur ce quelles sont, un accident qui leur

    arrive). tant donn que le changement fait toujours partie de ce que sont les choses, le

    problme de Marx dans sa recherche ne pouvait tre que comment, quand et en quoi elles

    changent etpourquoi elles semblent parfois ne pas changer (domaine de lidologie).

    Avant de conclure notre discussion sur la place du changement dans les abstraction