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par Christian Régnier Le coeur et le tabac (3) Le temps des désillusions Les premières observations sur la nocivité du et confirmées lorsque la nicotine fut isolée. tabac furent rapportées au début du XVIIIe siècle E n 1700, Bernardino Ramazzini citait les travaux du botaniste (1633-1714), docteur en médecine et pharmacien anglais John , et en philosophie, titulaire de la chaire Hill (1714-1775) qui fut l'un de médecine pratique à Padoue, publiait en latin Des maladies du tra- vail, premier ouvrage c< moderne » consacré aux pathologies profession- nelles. La seconde édition, traduite en français en 1777 incluait les patholo- gies induites par des substances nocives. Le chapitre 16 évoquait les méfaits du tabac, << cette poudre de Nicotiane (qui provoquait chez les ouvriers) des douleurs de tête vio- lentes, des vertiges, des nausées e t des éternuements continuels D. II ajoutait prudemment : cc Qu'on ne pense pas que je veuille diffamer une plante si célèbre décorée du titre de royale, si agréable aux Européens et dont le commerce fait un des grands revenus de plusieurs royaumes. » L'enjeu éco- nomique était très important et la grande majorité des médecins accor- daient encore un grand crédit à I'usage thérapeutique du tabac. Le chimiste Antoine de Fourcroy (1755-1809) qui fit la traduction de l'ouvrage de Ramazziniannota ce cha- pitre en débutant par cette phrase : cc Le tabac est une de ces substances qui font plus de maux que de bien, et dont I'usage immodéré peut causer quelquefois la mort. D Le chimiste fai- sait état d'une expérience importante : N les lézards, les crapauds meurent en très peu de temps lorsqu'on met du tabac sur leur dos B. Enfin, Fourcroy des premiers à lier clairement la survenue de cancers laryn- / gés avec l'excès de conmm- mation de tabac. Les travaux de Hill furent publiés en 1761 :( dans un traité sur les dangers de la prise. En 1795, l'anatomiste alle- mand Samuel Thomas Sommering (1755-1830) confirmait la fréquence des cancers de la lèvre inférieure chez les fumeurs (où s'exerçait la pression du conduit de la pipe). Les connaissances sur les effets phy- siopathologiques du tabac connurent un véritable essor lorsque la nicotine fut découverte. « Un principe âcre, , volatil sans couleur, soluble dans l'eau e t dans I'alcool, différent des autres produits végétaux connus D, la K taba- cine », fut isolé en 1809 par Louis Nico- las Vauquelin (1763-1829) dans son laboratoire de la faculté de médecine de Paris. Huit ans plus tard, le pharma- cien français Pierre Jean Robiquet (1780-1840) confirmait la découverte et nommait ce principe a nicotine ». En étudiant les maladies des ouvriers des manufacturesde tabac, le médecin hygiéniste François Mélier (1798-1866) confirma les effets cancérigènes du tabac. Le grand intérêt du mémoire de Mélier fut d'associer des travaux de médecine expérimentale réalisés sur des animaux vivants par « un jeune physiologiste de talent » : Claude ampagne anti-tabac début du XXe siède. Bernard (1813-1878). Pour le fonda- teur de la médecine expérimentale, les travaux sur la nicotine consti- tuaient ses premiers pas en toxicolo- gie. II étudia dans les années suivantes les effets du monoxyde de carbone, de la strychnine et surtout du curare. Personne ne comprit aussi bien que Claude Bernard qu'une drogue se métabolisait en principes actifs sus- ceptibles ensuite de se fixer sur des récepteurs spécifiques. Concernant la nicotine, il observa que l'intoxication nicotinique produisait un état occlusif spasmodique intense du système artériel de la membrane interdigitale de la grenouille. En 1857, son élève Luigi Vella (1825-1886) démontrait que la nicotine provoquait la K rétrac- tion et la déplétion du système artériel B. Un lobby anti-tabac se constitua en France dans la seconde moitié du XlXe siècle à la lumière des premiers rapports médicaux sur les effets du tabagisme chronique. En 1868, des notables et des médecins fondaient l'Association française contre l'abus de tabac. 38 , AMC pratique no 145 janvier 2006

Le cœur et le tabac (3) Le temps des désillusions

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Page 1: Le cœur et le tabac (3) Le temps des désillusions

par Christian Régnier

Le coeur et le tabac (3)

Le temps des désillusions Les premières observations sur la nocivité du

et confirmées lorsque la nicotine fut isolée. tabac furent rapportées au début du XVIIIe siècle

E n 1700, Bernardino Ramazzini citait les travaux du botaniste (1633-1714), docteur en médecine et pharmacien anglais John ,

et en philosophie, titulaire de la chaire Hill (1714-1775) qui fu t l'un de médecine pratique à Padoue, publiait en latin Des maladies du tra- vail, premier ouvrage c< moderne » consacré aux pathologies profession- nelles. La seconde édition, traduite en français en 1777 incluait les patholo- gies induites par des substances nocives. Le chapitre 16 évoquait les méfaits du tabac, << cette poudre de Nicotiane (qui provoquait chez les ouvriers) des douleurs de tête vio- lentes, des vertiges, des nausées et des éternuements continuels D. II ajoutait prudemment : cc Qu'on ne pense pas que je veuille diffamer une plante si célèbre décorée du titre de royale, si agréable aux Européens e t dont le commerce fait un des grands revenus de plusieurs royaumes. » L'enjeu éco- nomique était très important et la grande majorité des médecins accor- daient encore un grand crédit à I'usage thérapeutique du tabac.

Le chimiste Antoine de Fourcroy (1755-1809) qui fit la traduction de l'ouvrage de Ramazzini annota ce cha- pitre en débutant par cette phrase : cc Le tabac est une de ces substances qui font plus de maux que de bien, et dont I'usage immodéré peut causer quelquefois la mort. D Le chimiste fai- sait état d'une expérience importante : N les lézards, les crapauds meurent en très peu de temps lorsqu'on met du tabac sur leur dos B. Enfin, Fourcroy

des premiers à lier clairement la survenue de cancers laryn- / gés avec l'excès de conmm- mation de tabac. Les travaux de Hill furent publiés en 1761 :(

dans un traité sur les dangers de la prise. En 1795, l'anatomiste alle- mand Samuel Thomas Sommering (1755-1830) confirmait la fréquence des cancers de la lèvre inférieure chez les fumeurs (où s'exerçait la pression du conduit de la pipe).

Les connaissances sur les effets phy- siopathologiques du tabac connurent un véritable essor lorsque la nicotine fu t découverte. « Un principe âcre,

, volatil sans couleur, soluble dans l'eau e t dans I'alcool, différent des autres produits végétaux connus D, la K taba- cine », fut isolé en 1809 par Louis Nico- las Vauquelin (1763-1829) dans son laboratoire de la faculté de médecine de Paris. Huit ans plus tard, le pharma- cien français Pierre Jean Robiquet (1780-1840) confirmait la découverte et nommait ce principe a nicotine ».

En étudiant les maladies des ouvriers des manufactures de tabac, le médecin hygiéniste François Mélier (1798-1866) confirma les effets cancérigènes du tabac. Le grand intérêt du mémoire de Mélier fu t d'associer des travaux de médecine expérimentale réalisés sur des animaux vivants par « un jeune physiologiste de talent » : Claude

ampagne anti-tabac début du XXe siède.

Bernard (1813-1878). Pour le fonda- teur de la médecine expérimentale, les travaux sur la nicotine consti- tuaient ses premiers pas en toxicolo- gie. II étudia dans les années suivantes les effets du monoxyde de carbone, de la strychnine et surtout du curare. Personne ne comprit aussi bien que Claude Bernard qu'une drogue se métabolisait en principes actifs sus- ceptibles ensuite de se fixer sur des récepteurs spécifiques. Concernant la nicotine, il observa que l'intoxication nicotinique produisait un état occlusif spasmodique intense du système artériel de la membrane interdigitale de la grenouille. En 1857, son élève Luigi Vella (1 825-1 886) démontrait que la nicotine provoquait la K rétrac- t ion e t la déplétion du système artériel B.

Un lobby anti-tabac se constitua en France dans la seconde moitié du XlXe siècle à la lumière des premiers rapports médicaux sur les effets du tabagisme chronique. En 1868, des notables et des médecins fondaient l'Association française contre l'abus de tabac.

38 , AMC pratique no 145 janvier 2006