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Jacques Leclercq Le devoir d'altruisme In: Revue néo-scolastique de philosophie. 27° année, Deuxième série, N°5, 1925. pp. 29-60. Citer ce document / Cite this document : Leclercq Jacques. Le devoir d'altruisme. In: Revue néo-scolastique de philosophie. 27° année, Deuxième série, N°5, 1925. pp. 29-60. doi : 10.3406/phlou.1925.2397 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0776-555X_1925_num_27_5_2397

Le Devoir d'Altruisme 1925 Num 27-5-2397

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Le Devoir d'Altruisme 1925

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  • Jacques Leclercq

    Le devoir d'altruismeIn: Revue no-scolastique de philosophie. 27 anne, Deuxime srie, N5, 1925. pp. 29-60.

    Citer ce document / Cite this document :

    Leclercq Jacques. Le devoir d'altruisme. In: Revue no-scolastique de philosophie. 27 anne, Deuxime srie, N5, 1925. pp.29-60.

    doi : 10.3406/phlou.1925.2397

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0776-555X_1925_num_27_5_2397

  • II

    LE DEVOIR D'ALTRUISME

    1. La chose et le mot. L'homme a-t-il des devoirs envers l'homme ? Dans nos relations avec les corps inani

    ms, les vgtaux ou les animaux, il nous semble naturel et lgitime de ne tenir compte que de nous-mme, de notre utilit, de notre fin. La lin de l'autre parat de soi subordonne la ntre i).

    Lorsque, au contraire, il s'agit d'un autre homme, tout coup surgit une notion de devoir, trange premire rflexion. Voil un tre qui ne nous est rien, que nous rencontrons pour la premire fois peut-tre, chinois ou ngre ou malais. Aucun de ses anctres n'a jamais t en relation avec aucun des ntres, lui-mme, nous n'avons pas demand le rencontrer ; le hasard d'une traverse, par exemple, nous runit sur un bateau ; et parce que cet tre qui ne nous est rien, est l, une restriction, une limite s'impose au droit que nous avons de poursuivre notre bien.

    1) Dans beaucoup de pays paens on reconnat des droits aux animaux ou certains animaux, ainsi qu' certains objets inanims. Cette conception provient toujours de croyances religieuses incarnant des esprits dans ces objets ou dans ces btes, et dclarant ces esprits solidaires des humains. C'est le cas par exemple de la mtempsycose admise par les Indous, et d'aprs laquelle l'me de ceux qui furent nos anctres, s'incarne dans des animaux, ou des objets tabous chez certains peuples sauvages, objets qui, d'une manire ou d'une autre, sont, eux aussi, lis des esprits.

    Dans notre socit il y a des gens sans philosophie qui, pour des motifs d'ordre sentimental, revendiquent des droits pour les animaux. Dans cette tude notre point de dpart est l'opinion gnralement reue dans les pays de civilisation chrtienne.

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    Le bateau fait naufrage ; je ne puis prendre dans une embarcation la dernire place libre, parce que le ngre ou le malais s'y installe avant moi : si c'tait un chien ou une plante ou une pierre, je n'hsiterais -pas ; je le jetterais l'eau, et personne n'y verrait une faute. Mais c'est un homme, et je ne puis le faire ; je dois me laisser prir parce que je n'ai pas le droit de tuer un autre homme : pourquoi ? Plus simplement, pourquoi suis-je oblig de supporter les hommes quand ils me gnent, alors que je ne suis tenu nul gard envers les animaux ? Ma chienne a des petits ; ils m'encombrent, je les noie ; mais qu'une femme trangle son enfant qui la drange, on la condamne comme criminelle. Pourquoi ?

    Chose curieuse : nous sommes tellement habitus ce respect de l'homme que nos pourquoi paratront insolites certains lecteurs. Ce problme du devoir de l'homme envers l'homme est rarement pos dans toute sa gnralit. Certaines civilisations semblent l'avoir ignor. L'antiquit paenne qui parle beaucoup du devoir social, ignore le devoir envers l'homme comme tel. Et nos modernes solida- ristes s'appuient plus volontiers sur la dpendance mutuelle qui rgne entre les hommes de par leur vie en socit, que sur un devoir qui natrait de la nature de l'homme, mme en dehors de tout lien social.

    Il semble indiscutable que l'homme possde un instinct familial et social analogue celui de certains animaux et qui explique, en grande partie du moins, surtout chez les primitifs, les sacrifices spontans d'individus la collectivit. L'oiseau se fait tuer pour dfendre ses petits, et dans l'amour maternel de la femme, il y a une part de cet instinct. De mme le sens social chez les sauvages sera proche de l'instinct des fourmis, des abeilles ; ce sera une conscience, confuse mais trs agissante, de la dpendance o l'individu se trouve par rapport la communaut, du besoin qu'il en a, et par consquent de la ncessit de la dfendre, de la ncessit de subordonner son action lui,

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    son bien elle. Et enfin les innombrables phnomnes d'entr'aide dans la vie prive, en dehors de toute formation et de toute proccupation religieuse ou philosophique, montrent bien qu'il y a l un contenu primaire de la nature humaine 1).

    Mais tout autre est la question de savoir si nous avons des devoirs envers autrui, et si le seul fait de la communaut de nature suffit les justifier. Rcemment les journaux racontaient que la mode s'tait introduite dans un certain monde lgant d'Amrique du Nord d'avoir comme vide-poche un crne d'Indien vid avec art, et que toute une organisation de chasse s'tait monte pour tuer des Indiens dans cette partie presque inexplore du Brsil, o vivent encore des tribus indignes primitives et mal connues. Pourquoi cette chasse l'homme pour faire de crnes humains des bibelots de luxe nous rpugne-t-elle ? Le gouvernement du Brsil partageant nos sentiments envoya des troupes la poursuites des bandits qui pratiquaient cette chasse l'homme. Ces Indiens taient des tres inofensifs assurment, mais galement inutiles. Ils sont, depuis des sicles, rebelles toute civilisation ; ils n'exploitent pas la terre, ils ne produisent aucune richesse, et l'on ne voit vraiment pas quels services ils rendent au Brsil o le hasard des dlimitations de frontires les fait vivre. Pour les dfendre, le Brsil dpense de l'argent et risque mme la vie de ses gendarmes : n'est-ce pas une pure insanit ?

    La question de l'altruisme dpasse donc celle des

    1) ... La nature ne nous prsente pas le spectacle d'une lutte universelle. Kropotkine a pu grouper dans un ouvrage qu'il a intitul l'Entr'aide, des milliers de faits qui tablissent le soutien mutuel des individus, qu'il s'agisse des socits animales, des sauvages, des barbares, de la cit du moyen ge ou de la socit actuelle. L'Entr'aide ne s'panouit pas seulement chez les peuples civiliss, elle est au contraire un phnomne extrmement frquent chez toutes les espces animales, et si ce phnomne devient relativement rare, c'est prcisment quand on arrive aux classes les plus leves des socits humaines, des individus pleinement conscients de leurs droits, assez fortuns pour se passer ordinairement des autres, pour payer tous les services dont ils ont besoin (Roustan, Psychologie, 4e d., p. 177).

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    devoirs envers les membres de sa famille, de sa cit, de sa patrie.

    Elle la dpasse et elle la domine, car dans les cas difficiles de solidarit familiale ou sociale, on devra remonter au devoir de respecter l'homme comme tel, parce qu'il est homme sans plus. Pourquoi, en dfinitive, l'homme en prsence d'autres hommes, ne peut-il plus vivre comme s'il tait seul, alors que, entour de btes, de plantes, de pierres, d'eau et de terre, jamais il ne songera qu'une modification son action s'impose de par les droits de tous ces tres ?

    Il s'agit de chercher le fondement de ce fait. Le mot altruisme tonnera peut-tre parce qu'il est peu usit : c'est pour cela que nous l'avons choisi, tous les mots habituellement employs pour dsigner la chose dont nous parlons, ayant t annexs par la thologie catholique ou les coles philosophiques dans des sens particuliers. Le mot charit a t adopt par la thologie dans un sens rigoureusement technique ; les mots : solidarit, coopration, philanthropie, humanit ou humanitarisme, sont monopoliss par les philosophies qui se disent laques . Nous cherchons un mot qui ne prjuge rien, qui ne nous range a priori dans aucune cole, et nous en voyons deux : amour et altruisme. Le mot amour a vraiment des sens trop nombreux et est trop li des concepts de passions violentes. Reste le mot altruisme : c'est de lui que nous nous servirons.

    2. Comment se pose le problme. De nos jours le problme moral dans les philosophies irrligieuses se ramne peu prs au problme de l'altruisme. Qu'on ouvre n'importe lequel des ouvrages qui paraissent - foison sur le problme moral, on y trouvera presque toujours un lien rigoureux entre la notion mme de morale et le fait social ou le fait de la solidarit humaine. La morale individuelle comme telle n'existe presque plus. Le champ propre de la vie morale, nous dit un ouvrage rcent, est l'existence

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    sociale. L'asctisme qui rigerait en rgle absolue la contemplation de soi, s'il russissait isoler tout fait l'individu de la socit, l'abstraire de l'humanit, pourrait tre un acrobatisme transcendant ; il aurait grande chance aussi d'tre absurde, et il serait dpourvu de moralit 1).

    Quand on voit l'importance de l'altruisme dans la philosophie actuelle, et qu'on cherche ensuite la solution du problme dans la philosophie antique, on est aussi tonn que du de constater que les anciens ne semblent pour ainsi dire pas avoir remarqu la question. Les morales grecques sont rsolument individualistes ; leur objet est le bonheur de l'homme ou le bien de l'homme ; la question de l'entr'aide y est l'arrire-plan. Cependant beaucoup de philosophes, Arisiote en tte, ont une conception trs radicale de la subordination de l'individu la cit. Ils accordent tous les droits l'Etat, et l'on sait que le patriotisme, chez les Grecs et les Romains, allait aussi loin et plus loin que le ntre. Cette supriorit de la communaut sur l'individu semble, pour eux, aller de soi, et ils ne semblent gure curieux d'en rechercher les fondements rationnels. Les principes auxquels ils font appel parfois ne sont noncs qu'en passant, et souvent sous forme de boutade ou sous une figure de style o l'on retrouve difficilement la doctrine rigoureuse. Pour Aris- tote, par exemple, l'homme, tant sociable de nature, ne se conoit pas hors de la socit qui l'enveloppe entirement de sa naissance sa mort. Il en est de lui vis--vis d'elle comme d'un membre vis--vis de l'individu dont il est une partie : il n'est ce qu'il est que parce qu'il fait partie du tout. Une main, un pied ne sont main et pied qu'en tant qu'il y a un homme ayant mains et pieds ; de mme un homme n'est vraiment homme qu'en tant qu'il y a une socit i).

    1) A Lojsy, La morale humaine. Paris, 1923, p 91. 2) Politique, 1. I, cta. I. Quelle est la porte exacte de la comparaison qu'Aristote fait entre la socit

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    Aristote partira de l pour admettre un droit illimit d'intervention de l'Etat dans la vie des citoyens. Mais il n'approfondit pas l'autre aspect du problme : pourquoi l'individu doit-il, mme en l'absence de contrainte, se sacrifier pour l'Etat ? Qu'il soit beau de le faire, est une question diffrente : pourquoi est-ce un devoir ? Et est-ce bien un devoir ? Aristote ne semble pas songer cet aspect de la question, ou s'il y songe, c'est pour l'luder.

    Au reste nous n'avons ici que le devoir civique, cet altruisme est limit la cit ; les premiers philosophes grecs n'ont pas song que tous les hommes se valent. Cette ide apparat chez les cyniques, s'panouit dans la philosophie stocienne. Chez les grands stociens de l'poque romaine l'ide du respect de l'homme comme tel est trs accentue. Ils parlent mme de fraternit humaine et la fondent sur une filiation divine ; car les hommes sont une manation de la divinit, et ils se doivent de respecter les uns dans les autres l'esprit divin qui les anime. Le sage sera heureux de vivre parmi des sages, et donc de rendre sages les autres hommes. Cette doctrine se fonde sur un panthisme assez vague, la divinit pntrant toutes choses, et le sage s'unissant dans les choses au principe divin qui se trouve d'abord en lui-mme. Cela n'empche pas le stocisme de rester, dans son fond, nettement individualiste ; et d'tre comme les autres morales grecques, avant tout, une recherche de la sagesse.

    Dans les religions orientales, le respect des autres

    et l'organisme humain ? Prtend-il faire de la socit un tout substantiel comme l'individu forme un tout, et nier par consquent que l'individu ait une fin qui lui soit personnelle ? La main ou le pied n'ont en effet aucune fin propre en dehors de la fin gnYale du corps qu'ils sont destins servir. Aristote n'a pas prcis sa pense ; il y voit une comparaison qui lui parat heureuse, parlante ; il s'en tient l. Pourtant l'ide d'un Etat qui serait un super-individu la manire des organicistes modernes, ne rentre pas du tout dans les cadres de sa philosophie gnrale ; et s'il avait eu cette pense il serait tonnant qu'il ne l'et pas dveloppe d'une manire plus systmatique. Au reste nous retrouverons cette question propos de saint Thomas.

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    hommes, ou mme la bienfaisance se fonde tantt sur un idal de renoncement, tantt comme chez les stociens, sur une doctrine panthiste. Le droit de l'homme, comme tel, tre respect s'appuie sur une conception d'manation divine. Quant au devoir patriotique, remarquons que lui aussi, il se fonde dans la pratique sur des donnes religieuses ou sentimentales, culte des dieux de la cit, amour de la famille ou du sol patrial, sur l'instinct social, conscience d'une solidarit de fait parfois perue d'une manire aigu, spcialement dans les socits restreintes qu'taient les cits du monde grec. L'intrt de chacun la prosprit de la cit n'y tait pas difficile percevoir : ce patriotisme antique diminue d'ailleurs mesure que les empires s'tendent. Dans l'Empire romain des derniers sicles, l'orgueil est grand, mais le patriotisme faible. Dans tous les cas on ne trouve pas dans ce domaine, de doctrine sur le respect ou le devoir d'entr'aide de l'homme par l'homme, comme tels.

    Avec le christianisme, le devoir d'altruisme prend dans la vie morale une place qu'il n'a jamais eue auparavant. Le christianisme concentre toute la vie de l'homme dans l'amour. La charit, amour de Dieu pour l'homme, de l'homme pour Dieu et pour les autres hommes, devient le tout de la doctrine ; aussi les organismes d'entr'aide s'panouissent dans la socit chrtienne comme ils ne l'ont jamais fait ailleurs.

    Cette doctrine de l'altruisme est si substantiellement unie toute la synthse du christianisme qu'il ne faut pas s'tonner de ce que les penseurs du moyen ge songent encore moins que les philosophes grecs en chercher le fondement. Ils y trouvent dans la Rvlation un fondement qui leur suffit. Les scolastiques analyseront l'amour, commenteront le grand devoir, en prciseront les termes. L'altruisme, en tant que devoir naturel indpendant de la Rvlation, n'attirera pas leur attention. Quand ils rencontreront le problme, ou celui tout voisin du patriotisme;

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    ils les rsoudront trs vite, comme on rsout des questions que personne ne discute, par une formule qu'ils n'approfondissent pas.

    Mais la situation se retourne compltement quand on arrive aux temps modernes. En effet d'une part la scission s'opre entre la philosophie et la religion, et mme entre lu philosophie et l'ide de Dieu. A partir du xvme sicle, presque tous les philosophes notoires repoussent l'ide du Dieu distinct du monde, crateur, providence. Or l'ide rationnelle d'un devoir de l'homme envers l'homme comme tel, est li dans toutes les civilisations antrieures l'ide de Dieu, aussi bien dans les systmes philosophiques que dans les religions. L'cole picurienne, la grande cole matrialiste de l'antiquit, est cyniquement goste. Par contre la civilisation chrtienne a donn l'altruisme un tel relief, et elle a si profondment pntr les esprits du devoir de l'entr'aide, que celui-ci est devenu une de ces vrits lmentaires admises par tout le monde, et y compris les moralistes avant toute rflexion philosophique 1).

    Non seulement il est vrit d'vidence, mais de plus il tend devenir le seul fondement de la morale. Les devoirs envers soi-mme perdent beaucoup de leur relief par la suppression de la croyance en Dieu qui les fondait. Quant

    1) Quand on fait l'histoire de la philosophie, il est trs important de noter les convictions qu'ont les philosophes avant de commencer faire de la philosophie. A chaque poque il y a ainsi un certain nombre d'ides qui sont gnralement admises sans qu'on songe qu'elles puissent tre discutes Les grands innovateurs sont prcisment les hommes qui songent tout d'un coup qu'on pourrait discuter une ide que personne ne discute. Mais d'habitude leur initiative se borne une ou deux ides; sur toutes les autres ils restent de leur temps; et, par consquent, pour comprendre leur systme, il faut savoir quelles sor t les ides qu'ils sont dcides dmontrer cote que cote. Depuis le christianisme le devoir de l'entr'aide est une de ces ides La plupart des moralistes l'admettent avant de faire de la philosophie morale, et si, en laborant un systme, ils cherchent le fondement de l'altruisme, ils sont cependant convaincus d'avance qu'il y en a un, qu'il doit cadrer avec leur philosophie gnrale, et qu'il n'y a qu' le trouver.

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    aux devoirs envers Dieu, il est inutile de dire qu'ils disparaissent. Les autres hommes, ou l'humanit prise collectivement, ou la socit qu'on crira de prfrence avec un S, devient dans ces conditions le seul mobile d'action suprieur l'individu et sur lequel on puisse fonder la notion du devoir.

    3. Les essais d'explication. La premire des grandes morales altruistes est la morale de la sympathie qui s'est dveloppe en Angleterre au xvnie sicle, et qu'Adam Smith a revtue de sa forme la plus parfaite. Elle ne s'explique qu'en fonction du courant d'optimisme qui traverse toute la pense du sicle. D'aprs ces moralistes, le mobile principal de l'action humaine est la sympathie et le dsir de sympathie ; la souffrance la plus dure qu'un homme puisse prouver est d'tre environn de haine : tout le sentimentalisme de la Rvolution franaise ses dbuts se 'retrouve l. Le bien, ce sera donc ce qui veille la sympathie. Et par des analyses psychologiques souvent ingnieuses, Adam Smith trouve dans les faits de nombreuses preuves de son systme.

    Avec Bentham rgne Y utilitarisme , et rien n'est si caractristique que de voir l'utilitarisme moderne oblig de compter avec le devoir vident d'altruisme. Car l'utilitarisme est la vieille doctrine renouvele d'Epicure, Or, sans parler de Gassendi, chanoine et bon chrtien, qui se devait videmment, en s'prenant d'Epicure, de l'accorder avec l'Evangile, Hobbes qui tait parfaitement matrialiste, avait dj tenu compte de l'altruisme dans sa philosophie, et l'avait ramen l'goisme, en lui attribuant comme source unique l'instinct de la domination : car jamais, selon lui, l'homme ne se rend mieux compte de son pouvoir que lorsqu'il vient en aide aux autres. .

    Cette thorie malveillante ne pouvait tenir au sicle suivant. Bentham trouve une solution simple : l'homme cherchant son bien, doit chercher le bien gnral parce

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    que le bien gnral et le bien particulier concident. Le bien gnral en effet n'est que le bien de l'ensemble des particuliers : ds lors, en cherchant le bien gnral, les particuliers cherchent leur bien. Nous sommes en pleine utopie librale, Rousseau n'est pas mort de longtemps, et sa pense rgne encore.

    Stuart Mill, disciple et continuateur de Bentham, ne put s'empcher de voir le sophisme : le bien commun est le bien de l'ensemble des particuliers, mais n'est pas ncessairement celui de chaque particulier. Le bien d'un particulier peut tre oppos au bien gnral. Mais Stuart Mill, aprs avoir dnonc la faiblesse du systme de Bentham, prend une chappatoire au moment o il doit son tour justifier l'altruisme, et il se borne prner la formation d'une mentalit altruiste par l'ducation.

    Dans les philosophies panthistes allemandes du xix" sicle, nous trouvons une notion plus cohrente. L'homme n'tant qu'une partie du Tout qu'on appelle Absolu ou Pense ou Moi, n'a de raison d'tre que pour le Tout et doit donc se subordonner lui totalement. Dans la philosophie de Hegel la ralisation la plus parfaite de ce Tout est l'Etat au bien duquel l'homme doit se vouer sans restriction.

    Bien qu'elle parte d'une attitude positiviste, Y cole sociologique adopte un point de vue qui concide avec la doctrine panthiste. Dj Comte avait admis comme fait dominant de l'volution humaine et comme pierre de touche du progrs, le dveloppement de l'altruisme. Spencer l'a combin avec l'volutionnisme pour en faire une loi fatale de l'humanit. Et avec des variantes multiples presque tous les positivistes sont d'accord pour estimer que l'homme, tant un tre social et ne se concevant pas hors de la socit laquelle il doit tout ce qu'il est, ce sont des ides vieilles de deux mille ans : Aristote, nous l'avons vu, les dveloppait dj ; la socit, ou, pour d'autres, l'humanit, est le seul tre qui le dpasse, et l'homme par consquent, doit lui tre subordonn. Dvoue-

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    ment, culte de l'homme pour la socit, telle est la premire loi morale, fondement de toutes les autres. La morale tout entire n'est que ce dvouement.

    La morale de la solidarit de M. Lon Bourgeois semble la formule la plus heureuse de cette morale sociologique. Le systme s'inspire de la conception commune tous les membres de l'cole sociologique que l'homme dpend entirement de la socit et lui doit tout. Il nait donc dbiteur, et ayant tout reu, est comptable de tout. M. Bourgeois reprend peu prs la formule que la thologie catholique applique aux rapports de l'homme avec Dieu : Qu'as-tu que tu n'aies reu ? Toute la vie de, l'homme doit donc tre consacre payer la socit la dette de naissance ; l'homme n'a de sens que pour autant qu'il sert la socit.

    Tels sont en quelques mots les grands systmes modernes qui tchent de fonder l'altruisme en dehors de l'ide de Dieu. Notre expos trop bref pour tre complet n'a d'autre but que d'en dgager certaines lignes gnrales. Et le point capital me parat tre la ncessit de fonder l'altruisme sur autre chose que l'individu lui-mme. Les premiers systmes avaient cru pouvoir fonder l'altruisme sur un sentiment naturel : on n'a pas tard s'apercevoir que sur le sentiment on ne fonde rien, et que les sentiments de l'homme, d'ailleurs, sont contradictoires. Puis on a cru rsoudre la question par le systme de l'quivalence de l'intrt particulier et de l'intrt gnral : mais cette position encore tait trop nave pour durer plus d'une gnration. Et tous les systmes plus volus se sont rabattus sur l'existence d'un tre suprieur l'individu et qui put constituer pour lui la source d'une obligation. Il est donc peu prs historiquement tabli que l'altruisme ne peut se fonder sur l'individu, et la question du fondement de l'altruisme sera celle de savoir si la socit ou l'humanit suffisent le fonder, ou s'il faut recourir Dieu,

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    Recherchons avant cela les lments que peut nous fournir la tradition thomiste.

    4. L'altruisme dans la tradition thomiste. a) La solidarit sociale. Pour les motifs que nous avons exposs plus haut (n 2), il ne faut pas nous attendre trouver chez saint Thomas la justification systmatique de l'altruisme que nous sentons le besoin d'tablir. Saint Thomas analyse d'une faon trs profonde la notion de l'amour ; il tudie la vertu surnaturelle de charit et cherche qui elle s'applique et dans " quelle mesure. Mais il ne songe pas rechercher mthodiquement le motif d'ordre naturel qui oblige l'homme, dans certains cas, sacrifier son bien terrestre d'autres hommes, et qui, partout et toujours, oblige l'homme respecter les autres hommes.

    Cependant on ne peut crire des livres ni faire des cours sur l'tre humain sans se heurter chaque instant cette question de l'altruisme et de la vie commune des hommes. Lorsque saint Thomas la rencontre il la rsout d'un mot, rapidement, comme on rsout les questions videntes qui ne valent pas d'tre discutes. Nous trouvons donc un peu partout dans son uvre des lments de solution ; mais ces lments ne sont pas coordonns, et il ne faudra pas nous tonner si, par moment, les prendre isolment, ils semblent incohrents.

    Tout d'abord il est un principe dont on retrouve l'nonc partout, cent reprises peut-tre : c'est que l'homme est la socit comme la partie au tout, et qu'il doit donc se sacrifier au' bien commun, comme la main se lve pour dfendre la tte l). Partie de la multitude, l'individu lui appartient par tout ce qu'il est et tout ce qu'il a ;

    1) Voici quelques references auxquelles on pourrait en joindre beaucoup d'autres si on fouillait toute l'uvre du Docteur Anglique : Sum. Theol , P P., q. 60, art. 5; la 2ac, q. 90, art. 2; q. 96, art. 4; 2d 2ae, q 58, art 5; q. 58, art 8, ad 2 ; q. 61 , art. I ; q. 64, art. 2 ; - q. 64, art. 5 ; q 65, art. I ; De regim. princ, 1. III, ch. 1 1 ; - Qaodl. I, art. 8; Polit , 1. 1, en. lf

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    comme la partie appartient au tout en tant qu'elle est ce qu'elle est. Il est donc lgitime que la partie subisse du prjudice pour sauver le tout -> 1). II est manifeste , dit-il ailleurs, que tous ceux qui vivent dans une communaut, sont vis--vis d'elle comme les parties d'un tout. Or la partie, en tant que telle, est quelque chose du tout ; par consquent le bien de la partie doit tre subordonn au bien du tout 2).

    La socit est faite d'hommes comme la maison de murs ou comme le corps humain de membres 3). < L'homme tout entier est ordonn, comme sa fin, la communaut tout entire, dont il est une partie 4). Certains scolas- tiques modernes ont repris ces formules nergiques pour attribuer saint Thomas une sorte d'organicisme qui rappelle celui de l'Ecole historique du droit ou de l'Ecole sociologique. Le Pre Gillet crit : La socit politique... est bien ...un tout organique dont les individus sont les parties, un corps vivant dont les citoyens sont les membres r>). Et ailleurs ces lignes que signerait sans hsiter M. Lon Bourgeois : Avant mme que les individus songent s'acquitter les uns envers les autres de dettes librement contractes, ils sont tenus en conscience de s'acquitter de leur dette humaine envers la socit... 6).

    1) Sum. Theol., V 2^, q 96, art. 4. 2) Sum. Theol., 2* 2ap, q. 58, art. 5. 3) De regim. princ, 1. III, ch. 11. 4) Sum. Theol., 2A 2ae, q. 65, art. 1. Ce dernier texte, le plus affirmatif de tous, est cependant ambigu quand on le

    prend dans son contexte. Il s'y agit de savoir s'il est licite de mutiler un homme, et saint Thomas rpond que non, parce que l'homme appartient tout entier la socit dont il fait partie. Cela signifie que l'homme tant membre de la socit, l'est avec ses jambes et ses bras, mais cela n'implique pas qu'il ne puisse y avoir en l'homme aucune fin en dehors de la fin sociale. Quand saint Thomas dit : Ipse totus homo ordinatur ut ad finem ad totam communiiatem cujus est pars , il dsigne l'homme dans son ensemble : c'est l'homme tout eniier qui est citoyen, non telle ou telle partie de l'homme, mais il ne s'ensuit rien au sujet de la fin dernire de l'homme.

    5) Conscience chrtienne et justice sociale. Paris, 1922, p. 119 6) Mlanges thomistes. Le Saulchoir, Kain, 1923, p. 319.

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    Cependant lorsque saint Thomas prend la question par l'autre bout en recherchant la raison d'tre de la socit, il part d'un autre principe, qui, pour lui, est encore un principe d'vidence, et qui, prime abord, parat contradictoire avec le prcdent : le but de la socit, dit-il un peu partout, est le bien commun des citoyens 1). Le but premier poursuivre par le souverain est la conservation des hommes qui constituent l'Etat 2). La socit est donc, dans ce sens -l, nettement subordonne aux individus : elle est simplement pour eux un moyen d'atteindre leur fin, et si les hommes y sont soumis en tant qu'ils ont besoin d'elle, cette soumission sera limite l'tendue de ce besoin ; l'homme n'est pas ordonn la communaut politique selon tout son tre et selon tous ses biens 3) il a donc une valeur propre indpendante de la socit, il n'est pas seulement partie du tout ; il est autre chose aussi, et cette autre chose, cette dignit personnelle de l'homme est la raison d'tre mjne de la socit. La fin de la socit est la fin mme de l'individu 4).

    Avant d'aller plus loin, il serait bon de tirer au clair cette notion de socit. La socit est-elle vraiment un corps vivant dont les citoyens sont les membres , ou bien n'y a-t-il l qu'une image montrant avec relief le devoir qu'ont les individus de se sacrifier, le cas chant, pour leur patrie ?

    Quand on tient compte des grandes lignes de la philosophie thomiste, et on peut en dire autant pour celle d'Aristote, la rponse n'est pas douteuse. L'homme est un tre substantiel, la socit n'en est pas un 5) ; la socit

    1) Tout le De regitnine principam, entre autres, ne fait que dvelopper cette thse.

    2) De regim. princ, 1. Ill, ch. 11. 3) Sam. Theol., la 2ap, q. 21, art. 4, ad 3. 4) De regim. princ, I. I, ch. 14 : Idem autem oportet esse judicium de fine

    totius multitudinis et unius . Et plus loin : Oportet eumdem finem esse multi- tudinis humanae qui est hominis unius .

    5) Le principe fondamental qui soutient toute l'armature de la philosophie

  • Le devoir d'altruisme 43

    est un assemblage d'individus dont l'unit vient de l'ordre qui rgne entre ses composants, et il n'y a pas dans la socit d'autre unit que celle de cet ordre, l'ordre se dfinissant : unit dans la diversit, et venant, ici, de ce qu'un ensemble de relations correspondent une seule pense 1 ) . Ou, en d'autres termes, en dehors de la ralit substantielle que reprsentent les hommes, il n'y a dans la socit qu'une ralit accidentelle qui sera ncessairement subordonne la ralit substantielle des individus qui la composent. Et c'est pourquoi une fin sociale trangre la fin personnelle des individus qui composent la socit, est inconcevable dans les cadres de la philosophie thomiste. Comme le dit loquemment le Pre Bsiade : Si l'on appelle humanisme l'intelligence, le sens, le culte de l'homme, de sa nature, de sa grandeur, de son rle et de sa destine, nul, mon humble avis, ne fut plus grand humaniste que saint Thomas d'Aquin. L'homme, la personne humaine, chaque homme, chaque personne humaine, pour lui, est un monde dans le monde. Chaque personne humaine vaut par elle-mme et pour elle-mme, et tout le reste y compris le tout politique ne vaut qu'en fonction des services qu'il lui rend 2).

    Notre position est donc nettement oppose celle des coles dites organicistes . Celles-ci sont souvent accuses de vouloir faire de la socit un tout en soi, un tre subsistant par lui-mme comme est l'individu ; et on les en

    politique du xtne sicle est en effet l'affirmation que seul l'individu humain la personne humaine est et peut tre dou d'existence. C'est bien l une des thses que Pierre Ablard a dfinitivement accrdites dans les milieux intellectuels du xiie sicle et qui, au xme sicle, planent au-dessus de toute contestation. Nihil est praeter individuum (M De Wulf, Les thories politiques du moyen ge, dans Revue No Scolastiqae de Philosophie, aot 1924, p. 252).

    1) On trouvera une analyse trs pntrante de l' unit d'ordre dans l'tude du Pre E Hugueny, L'Etat et l'individu (Mlanges thomistes, pp. 341 et sv ).

    2) L'ordre social, dans Revue des Sciences philosophiques et thologiques, janvier 1924, p. 7 Voir aussi : M De Wulf, L'individu et le groupe dans la scolastique du XIIIe sicle Revue NoScolastiqae de Philosophie, novembre 1920, p. 341.

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    raille. Mais ces railleries tombent faux, car ces coles philosophiques s'appuyant sur un relativisme mtaphysique, ne prtendent pas du tout faire de la socit un en soi , d'autant moins qu'elles nient tout en soi quelconque. Elles ne prtendent nullement faire de la socit une substance, mais elles nient que l'individu en soit une, et si l'individu cesse d'tre une substance, il ne sera plus qu'une unit d'ordre, c'est--dire que la seule ralit propre qu'on trouvera en lui sera celle d'un ensemble do relations ordonnes. Or cette ralit est, tout le monde en convient, la ralit sociale. Du moment donc qu'on nie la substan- tialit de l'individu, il devient parfaitement logique de reconnatre dans la socit un tre de mme nature que l'individu, et cet tre, unit d'ordre entre parties composantes, est prcisment ce qu'on appelle un organisme. L'individu est un organisme, la socit en est un aulre, l'individu est la socit ce que les membres ou les cellules sont l'individu ; l'organisme infrieur est subordonn au suprieur et n'a d'autre raison que d'en permettre le dveloppement. Tout le monde admet le raisonnement quand il s'agit de l'homme et des membres de son corps ; les organicistes s'tonnent qu'on rie d'eux quand ils l'appliquent l'individu et la socit. Mais si le relativisme est vrai, ils ont raison.

    L'opinion gnrale s'est cependant refuse les suivre. C'est que toute la vie intellectuelle de l'homme est fonde sur l'existence de la substance ; tout devient inintelligible lorsqu'on la nie. Le relativisme est une thorie tellement monstrueuse qu'elle s'croule ds qu'elle quitte cette sphre d'abstraction o la plupart des hommes ne la comprennent pas. Lorsqu'elle descend aux applications pratiques, elle sombre dans le grotesque.

    Mais le fait des coles organicistes qui existent aujourd'hui et qui n'existaient pas du temps de saint Thomas, nous commande une prudence dans les mots laquelle saint Thomas ne pouvait pas songer. De son temps tout le

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    monde tait substantialiste ; ds lors, lorsqu'on parlait de tout et de partie, chacun voyait sans peine la lumire de la mentalit substantialiste rgnante, quand il y avait mtaphore et quand on parlait au sens propre. De nos jours il n'en est plus de mme ; si nous disons que l'homme est un organisme et que la socit en est un autre, nous savons que pour beaucoup d'auditeurs, cela voudra dire que la socit est de mme nature que l'homme, et cela, mme si nos termes sont emprunts saint Thomas. '

    Des deux principes que l'homme est la socit comme la partie au tout et que la socit a comme fin le bien des hommes qui la composent, c'est donc le premier qu'il faut sacrifier en le rduisant au simple rle de mtaphore. Mtaphore commode en un temps o rgne une philosophie substantialiste, mtaphore dangereuse aprs l'organicisme. Que ce soit une mtaphore pour saint Thomas, lui-mme le signale discrtement l'occasion : Nous voyons , dit-il, que la partie s'expose naturellement pour la conservation du tout : ainsi la main s'expose aux coups sans dlibration pour la conservation du corps entier. Et parce que la raison imite la nature, nous voyons une imitation de cela dans les vertus politiques. Car c'est le fait d'un citoyen vertueux de s'exposer la mort pour le salut de l'Etat l).

    Il est donc entendu que la socit est pour l'homme, non l'homme pour la socit. D'ailleurs on n'a peut-tre pas suffisamment remarqu que l'organicisme ne rsout rien. Car, quand mme la socit serait l'homme comme les parties composantes de l'homme sont l'ensemble de l'organisme, il reste cette diffrence, diffrence fondamentale et qui suffit remettre tout en question, que les parties composant l'organisme humain, les membres ou les cellules, n'ont pas de conscience et de volont propres. Saint Thomas nous donne en exemple la main qui, * sans dlibrer , se

    1) Sum. TheoU, Ia P., q. 60, art. 5.

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    sacrifie l'ensemble du corps ; mais prcisment, o a-t-on jamais vu une main qui dlibre 1 Et du moment que la main serait capable de dlibration, la question se poserait pour elle comme elle se pose pour l'homme, de savoir au nom de quel principe on peut l'obliger se sacrifier.

    La comparaison organiciste ne tient que parce qu'en la formulant, on s'abstient de signaler la diffrence qu'il y a entre les composants des deux organismes. Tout le problme vient cependant de cette diffrence. Laissant donc de ct les comparaisons qui clairent en apparence pour brouiller en ralit, voyons comment la question se pose pratiquement.

    L'homme est un tre social, c'est--dire que, pour se dvelopper conformment sa nature, il a besoin de la socit. Celle-ci cependant ne constitue pas la fin de l'homme ; elle n'est qu'un moyen de l'atteindre. La fin de l'homme, si on fait abstraction de tout au-del, et nous le devons provisoirement, puisque nous discutons avec des matrialistes, la fin de l'homme, c'est le dveloppement harmonieux de toutes ses puissances naturelles, et ce dve-1 loppement suppose d'abord qu'il reste en vie aussi longtemps que possible et dans le meilleur tat de sant possible, ensuite qu'il arrive possder le plus grand nombre possible de ces biens qui grandissent sa capacit d'action. La socit est ncessaire aux hommes pour tout cela ; sans l'entr'aide sociale, l'homme n'est qu'un malheureux. Et sur ce besoin de l'homme on peut fonder un utilitarisme social qui suffira aux circonstances ordinaires de la vie. L'homme consentira donc certains sacrifices en vue d'avantages plus grands. Mais qu'arrivera-t-il lorsque l'intrt social et l'intrt individuel, l'intrt total d'un individu, entreront en conflit ? Suffira-t-il de dire que la partie doit se sacrifier au tout ? Non, puisque l'homme n'est pas ordonn la communaut politique selon tout son tre , que c'est au contraire la communaut politique qui est ordonne l'homme en vue de lui permettre de mieux

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    panouir son tre. Ici nous tombons en pleine question de l'altruisme.

    La socit" a pour raison le bien des hommes. Or, Un moment donn, pour sauver la socit, on exigera d'un homme qu'il se fasse tuer, en temps de guerre, par exemple. Si l'on fait abstraction de l'au del, cet homme perd tout et se sacrifie sans compensation. La raison simple qu'il est une partie dans un tout est un non-sens, nous l'avons vu. La dette sociale l Mais qu'est-ce que la socit, sinon les hommes l II en est un au mme titre que les autres. Et qui est-il redevable de cette dette ? Aux anctres qui sont morts, qui ne sont donc plus ? Les contemporains, dira-t-on, sont les hritiers de cette crance. Mais j'en suis, au mme titre que les autres, j'ai une part de crance qui vaut ma part de dette ; elles s'annulent.

    Et puis pas d'exagration l). L'homme reoit beaucoup de la socit, c'est entendu ; il n'en reoit pas tout. Elle est ncessaire son dveloppement harmonieux, afin qu'il puisse vivre mieux, mais si c'est pour aboutir lui demander le sacrifice de cette vie qu'elle a prcisment pour mission de protger, de ces biens qu'elle a pour mission de garantir, demander ce sacrifice la fleur mme de l'ge, au moment o tout ici-bas est le plus beau et le plus doux, alors non ! On conoit que la victime se rebelle. Les grands prtres lacs de la philosophie moderne auront beau lui prcher en termes pathtiques le devoir de Solidarit, le sacrifice la Grande Mre, Socit ou Patrie, il demandera ce qu'il y gagne 2).

    Il est entendu que ceux qui on demande ce sacrifice ne sont que le petit nombre, mais pour eux-mmes ne sont-ils

    1) Ii n'est pas de thme qui fournisse matire plus de sentimentalisme phi- losophico littraire que cette question de solidarit, de patriotisme, d'humanitarisme. Nous n'en donnerons pas d'chantillon nos lecteurs, car leurs journaux les en saturent tous les matins. Et l'on se laisse entraner par le sentiment d'autant plus qu'on a moins de raisons.

    2) Citons un exemple des quivoques innombrables dont est presque exclusi-

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    pas tout ? Que leur importent les autres ? L'homme disposant librement de lui-mme, comment lui prouver qu'il doit se sacrifier d'autres hommes ?

    En fait, on ne peut, avec tous les systmes que nous avons examins, aboutir qu' former deux classes d'individus : les faibles, ceux qui doivent se soumettre la socit parce qu' ne pas s'y soumettre ils ne gagneront que d'tre plus srement crass ; puis les forts, les individualits puissantes, qui se soumettront aux rgles de la vie commune dans la mesure o elles serviront leurs intrts, et qui s'y soustrairont en cas contraire. La socit est pour l'individu, non l'individu pour la socit, diront-ils ; et c'est vrai.

    Il y a en outre la question du devoir d'altruisme en dehors de tout lien social, auquel saint Thomas ne semble d'habitude pas penser, et que les solidaristes actuels esquivent d'habitude en dclarant le genre humain tout entier solidaire. Le thme prte des dveloppements mus qui masquent l'indigence de la pense ; mais il est

    vement faite la littrature patriotique. On dit que le citoyen doit se sacrifier sa patrie parce qu'ayant tout reu d'elle, il ne peut vivre sans elle ; l'homme est en effet un tre social, et hors de la socit il ne peut s'panouir d'une manire normale.

    L'quivoque ici est grossire parce que, si la patrie est dtruite, il ne s'ensuit pas pour cela que ses membres vivront en dehors de toute socit. Que demain la Belgique soit partage entre la France et l'Allemagne, les Belges continueront vivre dans des conditions qui leur plairont sans doute moins, pendant deux ou trois gnrations, mais ils n'en mourront pas Les seuls mme qui mourront seront prcisment ceux qui, sous l'inspiration du patriotisme, se feront tuer pour dfendre leur pays On ne rsout donc rien en disant que les hommes doivent se sacrifier pour leur patrie parce qu'ils ne peuvent vivre sans elle. Ils ne peuvent pas vivre, ou du moins bien vivre - ce qui est dj diffrent sans une socit. Mais telle socit, France, Belgique, Allemagne n'est pas du tout ncessaire. Ce dvouement peut s'expliquer chez le primitif par l'instinct social, et peut tre beaucoup de membres de nos socits dites civilises, sont-ils, au fond, des primitifs sous ce rapport, mais il convient cependant d'en chercher la justification rationnelle, car les hommes ont le droit de contrler leurs instincts, ils en ont mme le devoir, et la philosophie morale a prcisment pour objet de dterminer quand cette obissance aux instincts est lgitime, obligatoire, ou coupable.

  • Le devoir d'altruisme 49

    faux. Peut-tre est- il vrai que la solidarit humaine tend de nos jours s'tendre mesure qu'une portion plus grande de l'humanit participe aux bienfaits d'une mme civilisation. Cependant il ne manque pas d'Orientaux qui prtendent que cette civilisation est une corruption, et le fait d'en tre victime ne leur apparatra pas comme la source d'une dette qu'aucun effort ne puisse teindre. Mais surtout il reste toujours la question de savoir pourquoi, si je dbarque dans une le o jamais aucun Europen n'a abord, et si j'y trouve des sauvages la civilisation desquels je ne suis certes redevable de rien, je ne puis pas les tuer et les mettre la broche comme des lapins. C'est la question de l'altruisme dans toute sa brutalit.

    5. L'altruisme dans la tradition thomiste. b) L'altruisme proprement dit. Qu'il s'agisse de fonder l'obligation du sacrifice ou la simple obligation de mettre un frein la libert de nos fantaisies parce qu'il y a d'autres hommes autour de nous, il faut chercher dans tous les cas un principe qui s'impose la conscience humaine, et ce principe, pour s'imposer la conscience, doit lui tre extrieur.

    Mais quoi ? Ne suffirait-il pas, comme le voulait Kant, que nous ayons respecter en nous cette nature humaine qui nous est commune avec les autres hommes ? Cette nature, cette humanit, n'est-ce pas quelque chose qui nous dpasse tout en tant nous-mmes ? L'humanit, qui vit et crot aussi longtemps qu'il y a des hommes, sans dpendre d'aucun d'eux, les dpassant de sa prennit et de son universalit, n'est-elle pas ce tout dont les individus sont les parties, ce tout sans lequel les individus ne seraient rien ? Car que serais-je sans l'humanit, sans la nature humaine, mais l'humanit, que gagne-t-elle ce que je sois, unit perdue parmi les myriades d'hommes ?

    Etre citoyen n'ajoute peut-tre rien que d'accidentel ce que je suis, mais que serais-je si je n'tais homme, si je

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    ne participais cette nature humaine qui est commune tous les hommes et sans laquelle nul ne serait ce qu'il est essentiellement ? Ce que nous devons avant tout respecter en nous-mmes et dvelopper en nous, n'est-ce pas l'humanit ? Or respecter l'humanit, travailler au dveloppement de l'humanit, n'est-ce pas avant tout, respecter cette nature, aider son dveloppement partout o on la trouve, et donc chez tous les hommes ?

    Y a-t-il l matire fonder l'altruisme ? Certains thomistes contemporains le pensent, Chez l'homme , crit le P. Gillet, il y a d'abord l'unit d'espce laquelle tous participent formellement ; puis l'unit individuelle que la matire leur impose chacun au sein de cette espce en la limitant. La premire est videmment suprieure la seconde. Car la nature considre spcifiquement est un tout dont les individus ne sont que les parties. Aussi bien est-elle plus une que les individus humains qui l'incarnent. Elle n'a pas besoin de tel ou tel individu pour subsister, alors que tous les individus ne sont et ne subsistent que par elle.

    Cette notion du tout et de la partie qu'on trouve dj dans Aristote, saint Thomas l'a exploite de faon merveilleuse... .

    On le voit, le Pre" Grillet ne partage pas notre faon de voir au sujet de la valeur de l'argument du tout et de la partie r.

    Qu'est-ce que la main sans le corps ; continue-t-il, - un citoyen sans la socit dont il fait partie ; un homme sans la nature humaine ; un individu d'une espce donne sans cette espce ?...

    A bien considrer les choses, il est clair que l'individu qui incarne une nature, mais ne la possde pas dans sa plnitude, puisque d'autres par milliers l'incarnent avec lui, prfre son individualit borne le principe vital qui le dborde, auquel en dfinitive il doit d'tre ce qu'il est l).

    1) Conscience chrtienne et justice sociale, pp. 59-60.

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    On voit par ces citations que nous avons cru ncessaire de faire assez compltes, que, pour le Pre Gillet, la question de la participation de l'homme la nature humaine et celle de sa participation la socit ne sont qu'une mme question.

    Nous avons cru ncessaire de les sparer au contraire, et pour plusieurs motifs. D'abord parce que, si les textes de saint Thomas comparant le citoyen dans la socit la partie dans le tout, sont innombrables, nous n'en avons pas trouv un seul qui fonde l'altruisme sur la participation une nature commune, et le Pre Gillet n'en cite aucun. Ensuite les deux questions nous paraissent diffrentes parce que la nature humaine fait partie de notre tre intime un bien autre titre que notre qualit de Belge, de Franais ou d'Anglais.

    Le fait d'vidence que semble voir le Pre Gillet, nous ne le voyons malheureusement pas. A bien considrer les choses, il est clair , crit l'minent professeur de l'Institut catholique,

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    maux, l'intention divine porte davantage sur l'espce que sur l'individu. La volont divine est d'abord que le genre humain existe, puis seulement que tel ou tel homme existe. Car il semble vident que l'intention de la nature vise ce qui est permanent. Ce qui ne dure qu'un temps ne semble donc pas. rentrer titre principal dans l'intention de la nature, mais avoir sa raison d'tre dans autre chose ; sinon quand il serait dtruit, le but de la nature serait manqu. Par consquent, comme, dans les choses corruptibles, il n'y a rien qui soit perptuel sinon l'espce, c'est le bien de l'espce qui est l'intention principale de la nature 1).

    Mais qu'est-ce que l'intention de la nature ? Et qu'est-ce que la nature elle-mme ? La nature, est-ce quelque chose qui existe en dehors des tres individuels, substantiels ? Au fond, c'est toujours une formule ambigu dans la bouche de saint Thomas, que l' intention de la nature . Qu'est cette nature ? Si c'est la brute qui engendre, elle n'a pas d'intention sinon son plaisir. Si c'est l'homme, ses intentions sont aussi multiples que sa volont est variable, et, de plus, de quel droit vient-on affirmer que l'intention d'un simple individu ne peut manquer son but ? Si c'est Dieu dont il s'agit, il est faux de dire que son intention s'arrte l'homme et ne pousse pas jusqu' Socrate. Praediclum Providentiae ordinem in singularibus ponimus, etiam in quantum singularia suntl (De Veritate, q. 5, art. 4) *).

    En ralit opposer l'homme la nature humaine, et prtendre que l'homme doit choisir entre sa nature humaine et sa nature individuelle, ne nous parat possible que si l'on confond l'ordre logique des vrits abstraites et l'ordre rel des choses existantes. Ce qui existe, ce sont des hommes, individus possdant des caractres communs et des caractres qui les diffrencient. L'esprit abstrait de la connais-

    1) Sum. theol , I P., q. 98, art. 1. Voir aussi : Summa contra Gentiles, 1. II, ch. 45 : La bont de l'espce dpasse la bont de l'individu comme le formel le matriel >.

    2) P. Rousselot, L'intellectualisme de saint Thomas. Paris, 1908, p, 127.

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    sance qu'il a de ces individus, les traits communs qu'il qualifie de nature spcifique. Mais nulle part, sinon dans l'esprit, cette nature n'existe l'tat spar. Quand on dit que les hommes participent cette nature, il faut prendre garde au mot que l'on emploie, car il est de nature induire en erreur. Dire que les hommes participent la nature humaine, ne veut pas dire que celle-ci serait comme un grand gteau dont chacun recevrait un morceau, ou que, chaque homme ayant une part de nature, celle-ci grandirait quand il y aurait plus d'hommes, moins que la multiplication du genre humain ne ft plus petite la part de nature que chacun recevrait ; dire que les hommes participent la nature humaine signifie simple-, ment qu'elle est la mme en tous, que la possession de la nature humaine par l'un n'empche pas d'autres, et d'innombrables autres, de la possder aussi ; mais il n'y a l aucune notion de quantit, chaque homme possde la nature humaine tout entire bien qu'il y participe seulement, et du moment qu'Adam tait cr, du moment qu'il existait un homme, la nature humaine existait tout entire. La nature n'est pas une nature-accordon qui s'enfie ou se rtrcit selon qu'il nat ou qu'il meurt des hommes ; considre part des hommes qui la ralisent, elle n'est que dans l'esprit, et elle est indfiniment applicable sans tre divisible.

    Comment expliquer alors l'ide un peu confuse d'intention de nature que nous trouvons dans saint Thomas l

    On n'y arrivera, pensons -nous, qu'en replaant ces textes dans l'ensemble de la philosophie thomiste, et mme en replaant celle-ci, dans le mouvement philosophique du moyen ge.

    La philosophie du moyen ge est avant tout mtaphysique et logique. Les penseurs du moyen ge sont des esprits avides d'absolu ; toute leur philosophie tourne autour de l'tre ncessaire, de l'immobile, du permanent.

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    Ce qui passe, ce qui change, ce qui meurt, est pour eux du regrettable, un accidentel qu'ils ne nieront pas, mais qu'ils jugent moins intressant que ce qui reste. Dans la philosophie thomiste, la thodice, tude de l'Etre ncessaire, est la pice matresse de l'uvre ; et, aprs Dieu, l'intrt se porte sur les cratures selon l'ordre mme o en participant la perfection divine, elles participent * son immutabilit. L'objet le plus passionnant de la psychologie sera l'esprit comme tel, non l'esprit uni au corps, celui que nous connaissons directement, exprimentalement, mais l'esprit en lui-mme, l'esprit pur, et le scolas- tique tudiera l'ange, presque davantage que l'homme. L'angologie de saint Thomas nous effare quelque peu, par l'assurance avec laquelle il nous enseigne le mode d'existence, de connaissance et d'action de ces esprits que nous ne croyons plus trs bien connatre, mais, de son temps, il n'tonnait personne, et on lui et fait un reproche de n'tre pas en cette matire, aussi complet qu'il l'est 1).

    La matire, au contraire, source du changement, du flux des choses, c'est l'obscur, source de toute corruption ; c'est la tache sur le soleil de l'intelligible ; la matire, pure puissance, confine au non-tre ; elle constitue dans l'tre, ce degr d'o l'on ne peut plus descendre sans cesser d'tre.

    Dans les tres matriels dont l'homme fait partie, toute la sympathie et toute l'attention des scolastiques ira donc ce qu'il y a en eux de permanent, ce qui, en eux, se rapproche davantage de l'Absolu, parfaitement intelligible. Or tandis que la matire, principe d'individuation, se corrompt en se dissolvant, la forme, dans la philosophie de saint Thomas, est le principe d'unit spcifique. La forme spci-

    1) Soit comme intelligibles subsistants, soit comme intuitifs purs, ces tres sont constamment prsents la pense de saint Thomas. On peut l'affirmer sans paradoxe : si l'on n'a pas compris sa thorie des Anges, on ne peut mme pas se faire une ide correcte de sa doctrine des universaux(P.RoussELOT, L'intellectualisme de saint Thomas, p. 25),

  • Le devoir d'altruisme 55

    fique actuant l'tre matriel, multiplie les individus sans se multiplier elle-mme, et, tandis que les individus se succdent dans l'coulement indfini des gnrations, la forme subsiste toujours semblable dans l'espce qui se maintient.

    Il est vrai que la forme sans matire dans les tres matriels, ou la matire sans forme sont de pures conceptions de l'esprit. Mais quand on vit dans l'abstraction, on passe facilement de l'ordre des ralits existantes en soi l'ordre des penses qui n'existent qu'en nous, et cela d'autant plus que la logique tient une trs grande place dans l'enseignement philosophique du moyen ge. D'ailleurs, nous l'avons dit, tous ces penseurs se complaisent dans les spculations sur l'essence divine et sur les essences angliques. Or les anges sont, pour saint Thomas, des formes pures. D'autre part la forme de l'tre humain, c'est l'me qui, aprs la mort, subsiste spare ; elle est donc bien une ralit en soi, separable de la matire humaine l) ; et l'on conoit qu' saint Thomas, habitu traiter sparment de la forme et de la matire, et spculer sur les formes pures, il n'ait pas sembl aussi artificiel qu' nous d'opposer l'espce aux individus, sans lesquels et hors desquels l'espce, cependant, n'a aucune existence objective.

    En somme le situer dans la ligne gnrale de cette philosophie, le particulier, le changeant, ce qu'on appelle dans la langue moderne le phnomne n'est pas intressant. L'intelligence cre, pour atteindre sa perfection, requiert seulement la connaissance des genres et des espces et de leurs causes 2). Quand nous serons au ciel, pense saint Thomas, les phnomnes ne nous intresseront plus du tout.

    1) Qu'on ne nous fasse pas dire que le corps peut subsister sans forme : il va de soi que, l'me se sparant du corps, celui ci doit recevoir une forme nouvelle.

    2) Sam. theol., Id P., q. 12, art. 8, ad 4. Quelques lignes plus loin saint Thomas ajoute : La connaissance des tres

    particuliers, de leurs penses et de leurs actes, ne rentre pas dans la perfection de l'intelligence cre ; et son dsir naturel n'y tend pas ,

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    En poussant le systme toutes ses consquences logiques, il faudrait l'appliquer Dieu, et conclure que Dieu ne s'occupe pas des individus, de ce qui meurt, de ce qui change. Aristote dont saint Thomas a repris la psychologie, concluait ainsi. Mais ici la philosophie grecque se heurte la rvlation chrtienne ; la pense grecque se coule dans un cerveau chrtien. Or, s'il est une doctrine mtaphysique dont nous soyons redevables au christianisme, et qui a projet une lumire dcisive sur le problme du monde, c'est bien la notion de la cration et du Dieu crateur. Cette doctrine de la pntration divine dans le monde, et par la connaissance et par l'action, pntration si profonde, si intime au fond des choses, que sans elle rien ne serait ni ne subsisterait, et qui cependant maintient intacte la distinction entre Dieu et le monde, cette doctrine qui est peut-tre le chef-d'uvre de la pense chrtienne, nul ne l'a expose avec une matrise comparable celle de saint Thomas.

    Il ne pouvait donc pas s'engager sur la voie d 'Aristote. Dieu veut les choses comme elles sont, et les individus en tant qu'individus, etiam inquantum singularia sunt . Cependant saint Thomas garde un faible pour les espces ; il se rsigne difficilement les mettre au mme rang que les individus, ou plutt reconnatre qu'elles n'existent que dans les individus. De l, pensons-nous, cette petite ruse, qui montre que les plus grands philosophes et les plus grands saints ne sont jamais tout fait l'abri des envahissements du cur: on parle d' intention de nature quand on voudrait parler d' intention de Dieu , et qu'on ne le peut pas ; mais qu'on voudrait tout de mme bien marquer que les espces passent avant les individus dans l'estime des mes bien doues.

    6. La place de l'altruisme dans la morale. N'y a-t-il donc pas moyen de fonder l'altruisme ? La chose est facile, & condition de ne pas en chercher le fondement o il n'est

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    pas, et de ne pas vouloir tout prix chercher une doctrine sur l'altruisme chez des philosophes qui n'ont pas song poser le problme.

    Plutt que de dissquer des textes de saint Thomas qui ont trait autre chose ou qui ne sont que propos incidents, reprenons l'ensemble de sa conception morale, et nous verrons aussitt, maintenant que notre attention est attire sur cet aspect de la question, l'altruisme s'enchsser dans la morale gnrale d'une faon si ncessaire qu'on ne le concevrait pas autrement.

    L'homme, capable de connaissance rationnelle et d'amour correspondant sa connaissance, ne peut satisfaire pleinement les exigences de sa nature que par la connaissance de l'tre infini qui est Dieu, et par l'amour proportionn de ce mme tre. L'amour de Dieu, c'est de s'unir lui par une identit de volont, c'est de fondre sa volont propre dans le vouloir divin. Ici sur terre l'homme tendra vers la pleine ralisation de sa fin par la connaissance de Dieu et de l'ordre universel qui manifeste dans le monde la volont divine ; il tmoignera de son amour en entrant par sa volont libre dans l'ordre que Dieu veut, en se mettant dans l'univers la place que Dieu lui veut.

    Or il rentre dans le plan divin que tous les hommes poursuivent librement leur fin ; ds lors chacun devra respecter la personnalit des autres, premier aspect de l'altruisme. Ensuite la nature de l'homme comporte qu'il voue sa vie, non rester en vie simplement, mais perfectionner son mode d'existence, progresser.

    C'est l'apanage des tres humains que de pouvoir progresser : les btes ne progressent pas et les anges non plus. L'homme est sur terre pour servir Dieu, mais non pour le servir d'une faon qui reste identique elle-mme. Il doit le servir au contraire selon une loi de progression, d'une manire toujours plus parfaite mesure qu'il vieillit et que vieillit le genre humain. Le genre humain : non pas une abstraction indpendante des hommes, et laquelle il

  • 58 , /. Leclercq

    est indiffrent que Pierre ou Paul ou Jean existent, mais les hommes, l'ensemble des hommes rellement existants, et hors desquels il n'existe rien d'humain.

    Ces hommes sont capables de progrs parce qu'ils sont imparfaits d'une part, et parce qu'ils sont dous de raison d'autre part. Capables d'un autre dveloppement que le dveloppement ncessaire qu'imposent la nature et l'instinct, leur devoir est prcisment de travailler ce dveloppement-l, et si la socit, si l'entr'aide est ncessaire, c'est parce que, sans elles, l'homme ne raliserait pas ce mieux- vivre qui est son devoir propre.

    L'homme devra se sacrifier, le cas chant, pour ne pas attenter la vie d'un autre homme ; il devra se sacrifier partiellement pour ne pas attenter aux droits d'un autre homme, parce que l'ordre universel auquel il a le devoir de se soumettre, exige que tous les hommes poursuivent leur tin avec une gale libert. Et l'homme devra se sacrifier pour la communaut, pour l'avenir de la communaut, c'est--dire pour des hommes qui ne sont pas encore, parce que l'ordre providentiel veut que le progrs humain soit une uvre qui se continue d'une gnration l'autre, chacune reprenant pour la perfectionner la tradition que lui lguent les prcdentes. Cette uvre de la civilisation, du triple progrs matriel, intellectuel, moral, mettant au service de Dieu une crature de plus en plus parfaite, c'est la fonction propre de l'homme dans l'ordre universel ; et cette uvre, l'homme doit l'accomplir parce que Dieu l'a mis sur terre pour cela. Le devoir de l'altruisme n'est qu'un aspect, qu'une condition de cette mission.

    La philosophie moderne a essay de rsoudre le problme sans recourir la notion de Dieu ; certains philosophes scolastiques ont cru pouvoir suivre ou sembler suivre l) la philosophie positiviste sur ce terrain, et nous

    1) Ayant critiqu assez vivement certaines conceptions du thomisme mises

  • Le devoir d'altruisme 59

    avons vu qu'aucun de ces systmes ne rsiste la critique. En ralit tous les devoirs de l'homme sont d'une certaine manire, par leur fondement dernier, des devoirs envers Dieu, et si l'homme a des obligations envers les autres hommes, ce n'est pas immdiatement, par une mise en contact directe avec eux, mais mdiatement, par un intermdiaire qui est la volont divine et le plan crateur.

    C'est Dieu, et c'est Dieu seul que l'homme, immdiatement, directement, ncessairement, doit aimer tout d'abord ; et l'amour qui se reporte sur d'autres tres, n'est qu'un amour driv, un rejaillissement d'amour de celui qui est seul notre fin intgrale, et qui est seul digne d'tre parfaitement aim, sur ceux qui sont aimables parce qu'ils le refltent, parce qu'ils sont ses uvres, et dans lesquels nous devons respecter son pouvoir, aimer sa volont.

    En somme, aussi longtemps qu'on n'a que des hommes les uns ct des autres, chacun d'entre eux forme pour les autres un monde ferm, et l'on ne voit pas par quelle issue un homme pourrait s'ingrer dans la conscience d'un autre pour lui imposer l'obligation morale de le respecter. Que les hommes soient cent, soient mille, soient des millions, il n'importe : c'est la grandeur de l'homme d'tre un tre autonome qui a besoin assurment, ayant un corps, d'autres tres qui l'aident vivre, mais qui jouit dans son me d'une indpendance telle, qui est si impntrable que nul ne peut ni s'introduire en lui, ni s'imposer sa volont libre, souveraine chez elle, sans rserve.

    Nul sauf Dieu, parce que Dieu n'est pas tranger l'homme. Il est son crateur, sa fin, son bien ; de partout,

    en avant par le Pre Gillet dans un ouvrage par ailleurs remarquable, nous croyons ncessaire de signaler que nous pensons tre tout fait d'accord avec l'eminent moraliste sur les lignes d'ensemble du systme. Nous ne nous sparons de lui que sur l'interprtation de quelques textes o. sans doute, le Pre Gillet aura cru trouver le moyen d'tablir une opportune conciliation entre notre doctrine et la doctrine solidariste ; mais propos desquels nous avons l'impression que ce dsir si lgitime de conciliation l'a entran plus loin qu'il n'est possible de s'avancer.

  • 60 , J. Leclercq

    dans tout son tre, sans que rien y chappe, Dieu pntre l'homme, l'enveloppe, s'impose lui. Et Dieu seul ayant ce pouvoir de pntrer en l'homme pour imposer son libre arbitre cette ncessit mystrieuse qui s'appelle le devoir, si les autres hommes s'imposent ainsi lui de quelque manire, ce ne peut tre que par Dieu qui seul accde la conscience.

    Nous croyons qu'il est indispensable, de nos jours, de jeter sur ces questions la lumire la plus vive, et de faire la chasse aux moindres quivoques. Au temps de saint Thomas, on pouvait s'en dispenser : tout le monde admettait la synthse philosophique que nous venons de rappeler, ou d'autres qui respectaient galement la souveraine domination de Dieu. On pouvait, propos d'une question particulire, n'en pas faire mention : personne ne s'y mprenait, de mme que pour l'emploi de formules d'apparence orga- niciste. Aujourd'hui la situation est renverse. On essaie de toutes parts de construire des systmes auxquels manquent les bases qui font toute la rsistance du ntre ; et parfois l'on emploie dans l'expos de ces systmes des formules que notre cole emploie aussi. Il faut donc prendre garde, et vrifier les termes et les positions. La philosophie moderne nous invite ainsi prciser encore notre systme thomiste ; elle nous rend l un service dont nous devons lui savoir gr.

    Jacques Leclercq.

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    Plan1. La chose et le mot2. Comment se pose le problme3. Les essais d'explication4. L'altruisme dans la tradition thomiste. a) La solidarit sociale5. L'altruisme dans la tradition thomiste. b) L'altruisme proprement dit6. La place de l'altruisme dans la morale