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@ RENCONTRES INTERNATIONALES DE GENÈVE TOME XL (2005) LE FUTUR DE L’AUTORITÉ George STEINER — Henry MOTTU Antoine GARAPON — Philippe MEIRIEU Alain EHRENBERG — Shirin EBADI Krzysztof POMIAN — Myriam REVAULT D’ALLONES

Le Future de l'Autorité Steiner

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Le Future de l'Autorité Steiner

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  • @RENCONTRES INTERNATIONALES DE GENVE

    TOME XL(2005)

    LE FUTURDE LAUTORIT

    George STEINER Henry MOTTUAntoine GARAPON Philippe MEIRIEUAlain EHRENBERG Shirin EBADI

    Krzysztof POMIAN Myriam REVAULT DALLONES

  • Le futur de lautorit

    2

    dition lectronique ralise partir du tome XL (2005) des Textes desconfrences et des dbats organiss par les Rencontres Internationales deGenve. ditions LAge dHomme, Lausanne, 2006, 240 pages.

    Promenade du Pin 1, CH-1204 Genve

  • Le futur de lautorit

    3

    TABLE DES MATIRES

    (Les tomes)

    INTRODUCTION : LE FUTUR DE LAUTORIT

    AUTORIT ?

    Confrence de George Steiner

    Dbat

    LAUTORIT DE DIEU

    Introduction par Marc Faessler

    Confrence de Henry Mottu

    LAUTORIT DU POLITIQUE

    Introduction par Robert Roth

    Confrence dAntoine Garapon

    Dbat

    QUELLE AUTORIT POUR QUELLE DUCATION ?

    SOCIT INDIVIDUALISTE ET RGLE SOCIALE

    Introduction par Franca Madioni

    Introduction par Daniel Halprin

    Confrence de Philippe Meirieu

    Confrence dAlain Ehrenberg

    Dbat

    ISLAM ET DMOCRATIE

    Introduction par Anne Petitpierre

    Confrence de Shirin Ebadi

    Dbat

    MMOIRE : UNE AUTORIT ?

    Introduction par Bronislaw Baczko

    Confrence de Krzysztof Pomian

  • Le futur de lautorit

    4

    LAUTORIT DU FUTUR

    Introduction par Olivier Mongin

    Confrence de Myriam Revault dAllonnes

    Dbat

    TABLE RONDE : LA DISSIDENCE FACE LAUTORIT.

    Introduction par Georges Nivat

    *

    Index des intervenants

    @

  • Le futur de lautorit

    5

    AVERTISSEMENT

    @

    p.006 Nous tenons remercier ici tous ceux qui ont rendu possibles ces

    confrences et ces dbats ainsi que le volume qui en transcrit le texte.

    Nous disons notre gratitude aux confrenciers et aux personnes ayant

    particip aux dbats ; aux prsidents de sances ; M. Denis Bertholet qui,

    partir des enregistrements, a tabli le compte rendu de certaines confrences et

    des dbats ; enfin Mme Elise Frchette qui a aid le secrtaire gnral

    prparer le manuscrit de ce volume.

    Nous remerciements sadressent aussi tous ceux qui assurent la vie des

    Rencontres internationales de Genve : le Dpartement de linstruction publique

    de la Rpublique et Canton de Genve ; le Dpartement des affaires culturelles

    de la Ville de Genve ; lUniversit de Genve, son rectorat et son

    administration ; Mme Josiane Theubet, secrtaire des Rencontres.

    Nous ritrons enfin ici lexpression de notre reconnaissance pour son appui

    matriel la Fondation Hans Wilsdorf qui assume une large part des frais de

    cette publication.

    Jean-Claude Frachebourg Georges NivatSecrtaire gnral Prsident

    *

    Une srie de cassettes sonores complte trs utilement cet ouvrage. Elles

    ont t enregistres lors de la quarantime session des Rencontres

    internationales de Genve et contiennent in extenso les confrences et les

    dbats de ladite session. Ces cassettes peuvent tre coutes la mdiathque

    dUni Mail, bd du Pont-dArve, 1211 Genve 4, tl. 022 3 79 83 94/95.

    @

  • Le futur de lautorit

    6

    INTRODUCTION 1

    LE FUTUR DE LAUTORIT

    @

    Mesdames, Messieurs,

    p.007 Plus le sujet est troit, plus il est facile de faire autorit .

    Dans les bibliographies que nous donnons nos lves nous

    mentionnons lauteur qui fait autorit en tel ou tel domaine.

    Cette autorit peut dailleurs dcrotre jusqu disparatre. Pour

    tre autorit , il faut exercer une attraction, un savoir, un

    pouvoir aussi. Lattraction peut faiblir, le savoir se dmoder, le

    pouvoir ntre plus librement reconnu.

    Lauctor cest celui qui soutient et qui dveloppe une chose.

    Lauctoritas est la force qui sert accrotre une chose.

    La chose juge fait autorit parce quelle est juge prcisment,

    et sans doute selon la justice, pas seulement la loi.

    Lautorit fait aujourdhui problme. Celle du matre dcole

    dans la banlieue parisienne, en sortant du btiment il trouvera ses

    pneus crevs. Celle des dirigeants politiques, lus pour cinq ans et

    contests bien avant mi-mandat. Celle des juges aussi qui suivent

    les modes et organisent de grands procs-spectacles rclams par

    lopinion dans le domaine des murs ou des manquements des

    hommes politiques.

    A la racine de toute autorit il y a une relation, et celle de pre-

    fils en est le schme directeur. Le fils aujourdhui souvent ne

    1 Le 26 septembre 2005.

  • Le futur de lautorit

    7

    trouve plus autorit en son pre, et sa rvolte y perd consistance.

    De mme le contrat entre citoyens, le contrat dmocratique

    semble se disjoindre, faire davantage problme que loi. Or, la

    dmocratie est face de terribles assauts dadversaires dcids,

    fanatiss...

    p.006 Le modle de lautorit nest-il pas pour nous, chrtiens ou

    imprgns de christianisme, Jsus de Nazareth qui un jour, devant

    quelques pcheurs incultes, se mit parler avec autorit ?

    Do vient ton autorit ? lui demandent les Pharisiens. Et lui

    rpond par une contre-question : Je vous le dirai si vous me

    dites do venait lautorit de Jean le Baptiste. Or les Pharisiens

    sont dans lincapacit de rpondre. Sils disent de Dieu, pourquoi

    ne lont-ils pas cout ? Sils disent le contraire, le peuple

    mcontent leur fera un mauvais sort. Ainsi voit-on que lautorit

    ne se dfinit qua contrario.

    Les traductions russes du mot grec exousia vont dailleurs

    toutes dans un autre sens : force, pouvoir ou pleins pouvoirs. Or

    en franais parla avec force serait faible, parla avec

    pouvoir serait contradictoire.

    Jsus de Nazareth est dailleurs le plus surprenant exemple

    dune autorit dont la croissance fut immense et reste aujourdhui

    prsente, bien que les abus dautorit des successeurs du Christ

    naient pas manqu et que les Grands Inquisiteurs venus dans la

    suite du christianisme aient dit au prophte galilen, comme on

    voit dans la lgende invente par Dostoevski : Ne viens plus,

    nous navons plus besoin de toi.

    Car la dissonance entre autorit tablie et autorit naturelle (ou

    prophtique) reste la difficult principale de ce concept dautorit.

  • Le futur de lautorit

    8

    Serait-ce la transmission pre-fils, matre-lve, tradition-

    nouveaut qui dysfonctionnerait, ou peut-tre mme aurait court-

    circuit ?

    Le numro spcial dEsprit (mars-avril 2005) de notre ami

    Olivier Mongin annonce un monde adulte en mal de

    transmission .

    Quon la dplore dans la famille, lcole ou dans les

    institutions politiques, la crise de lautorit devient ainsi le miroir de

    la socit tout entire et de ses fragilits y crit Michal Faessel.

    On peut allonger la liste : crise dautorit en histoire, dans nos

    mmoires, nos manuels, voire nos muses dhistoire (la polmique

    sur lhritage positif du colonialisme franais le montre, les alas de

    lancien muse colonial) lhistorien Krzysztof Pomian nous en

    parlera, lui qui est en charge de concevoir Bruxelles un Muse de

    lEurope. Crise dautorit dans nos systmes de sant : qui doit

    avoir la haute main sur la prescription de soins, le successeur

    dHippocrate, la Scurit sociale tatise ou pas, le patient ? Crise

    dautorit en art o le Matre et son cole nexistent plus, o le

    grand public plbiscite les matres du pass en faisant des heures

    de queues aux grandes expositions mais boude souvent les uvres

    clates ou alatoires de lexprimentateur qui refuse jusquau nom

    dartiste. Crise mme de notre psychisme o p.009 nombreux sont les

    moi clats, fatigus dtre soi comme dit Alain Ehrenberg, qui

    nous parlera mercredi. Lautorit ducative, tout le monde en parle,

    y compris Genve. Philippe Meirieu, un de ceux qui ont voulu la

    modifier, viendra en parler. Et cest lexemple mme du paradoxe

    de lautorit aujourdhui : une contestation de lautorit dans le

    quotidien (souvent par les matres) nempche pas une demande

    insistante de plus dautorit .

  • Le futur de lautorit

    9

    Un hdonisme nouveau, triomphant, nouveau athe comme

    au temps du libertin, vient-il parachever ou troubler ce paradoxe ?

    Linterdit qui nest plus est souvent regrett, comme on regrette

    les modes dantan. Philippe Jeammet, psychiatre, dfinit dans ce

    mme numro dEsprit, notre socit comme adulescente . Mais

    cet adolescent est sans parents.

    La justice bien sr, avec Antoine Garapon, sera voque, la

    religion avec Henry Mottu. Avec dans les deux cas limprcision

    des limites, des juridictions. Qui dit globalisation dit aussi difficult

    dfinir le sige dune autorit.

    Cest peut-tre dans le religieux quaujourdhui la difficult est

    la plus grande : lautorit en Islam ou en Occident est trs

    divergente. Madame Shirin Ebadi, prix Nobel de la Paix, nous

    parlera depuis sa position difficile et respecte de dissidente

    lgale, si jose dire. La philosophe Myriam Revault dAllonnes

    dfinira lautorit du futur ; hier ctait celle si redoutable de

    lutopie sociale et rvolutionnaire. Aujourdhui ce sont des

    projections sociales, financires, des produits drivs de ces

    projections, comme on a des produits drivs en investissements.

    Mais le Matre qui va ouvrir nos rflexions, et que beaucoup

    connaissent et admirent Genve o son enseignement, ses cours

    extraordinaires sur Shakespeare en particulier, ont laiss leur trace

    profonde, George Steiner, est par excellence celui qui a parl de

    lautorit premire, celle de lauteur, du texte, de la parole. Et

    dcouvrant un nouveau livre de lui Matres et disciples je me

    dis aussitt quil tait lveilleur, le veilleur, lauctor qui simposait

    pour ouvrir cette session.

    En revenant Genve, cher ami, vous comblez nombre de vos

  • Le futur de lautorit

    10

    disciples, et vous ouvrez avec autorit cette rflexion, soyez-en

    remerci. Votre premier livre fut un cadeau ceux qui se

    nourrissent de littrature russe. Car votre Tolstoy or Dostoyevsky,

    qui date de 1959, est vraiment un portail sur votre uvre, mais

    aussi sur la grandeur du roman russe. Les deux grands Russes,

    vous les prenez comme les Virgile de lpoque moderne, les deux

    grands rvlateurs du religieux p.010 dans lart. Quand nous lisons

    bien Tolsto et Dostoevski, la question de la croyance et de

    lincroyance se pose tout instant, non par leur faute , ou la

    ntre, mais cause de leur grandeur et de notre humanit.

    Grce et damnation nous ctoient, lecteurs. Renverser les

    apparences de lautorit, cest ce que fait Tolsto anarchiste et

    fataliste avec son Koutousov somnolent au Conseil de guerre, et

    aussi Dostoevski quand il refuse la saintet au starets Zossine.

    Car lautorit exulte dailleurs.

    Au fond, ds ce premier livre tincelant, vous apprenez

    recevoir le don du livre avec passion, accepter dtre violemment

    malmen par luvre, bref accepter lautorit paradoxale du

    texte qui nous enjoint dadhrer deux sortes dadhsion

    ardente qui sexcluent mutuellement .

    Leurs romans, crivez-vous, sont des fragments de rvlation.

    Ils nous disent, comme Larte Hamlet : Dfends-toi,

    maintenant ! et ils engagent nos convictions les plus intimes

    dans une nouvelle preuve.

    Un dfi pathtique que nous auront lanc, au fil de bientt cinq

    dcennies, tous vos ouvrages. DHomre Mallarm il y eut une

    Europe de la Rvlation, ctait son identit intime : le combat, le

    dfi, arracher de lAbsolu lAbsolu. Et aujourdhui que jeux,

    tlromans, chat en ligne nous nervent et nous conditionnent

  • Le futur de lautorit

    11

    comme des produits, aujourdhui o lacte de lecture, cern par

    tant de peintres et surtout par ce lecteur de Chardin que vous

    dcrivez si virtuosement dans un beau mouvement dekphrasis,

    le philosophe occup sa lecture de 1734 nest plus un acte

    religieux, un retrait vers lEssentiel, un acte monastique de silence,

    vous lancez un cri dalarme.

    Holocauste diffus la tlvision et hach par les messages

    publicitaires, voil la perte anesthsiante du sens, de tout le sens.

    Et mieux vaudrait une vigoureuse barbarie, un despotisme clatant

    que cette innommable moulinette. Passions impunies sachve par

    une allusion voile Syracuse, la Syracuse du despote. Lauteur

    nous suggrerait-il quune dose dautorit subie favorise lcoute

    au silence, et celle du pote, berger de ltre .

    Aprs Babel est le livre qui a vritablement rassembl autour

    de vous des lecteurs fervents, car cet ouvrage foisonnant, qui

    dchiffre le mystre de la multiplicit des langues et donc de la

    traduction, nous donne sentir douloureusement mme que tout

    nonc est hermtique, que toute langue est rvlation et que la

    Seconde Catastrophe (Babel ou la confusion, par la perte de

    lUrsprache) nest pas moindre p.011 que la Premire (la Chute). Et

    donc annonce les suivantes. On ne touche au mystre que par la

    dchirure, le Dsastre.

    En se droulant, votre uvre de commentateur au sens

    presque lvitique du mot nous renseigne sur vous, sur votre

    biographie, une enfance qui a senti lhaleine de la Catastrophe, un

    pre issu des Lumires. Le Cahier de lHerne quun de vos

    traducteurs et amis, Pierre-Emmanuel Dauzat, a assembl en 2003

    nous a fourni un schma de votre vie do jextrairai seulement

    quelques repres. Ces repres, cest vous-mme qui les donnez.

  • Le futur de lautorit

    12

    Enfance bnie en dpit de lombre de Hitler sur chaque jour.

    Avec votre pre, vous dchiffrez Homre, vous jouissez dune

    maison emplie de livres et gorge de culture et de musique. Visites

    hebdomadaires au Louvre. Grce vos parents, qui vous rendez

    un hommage extraordinaire Nous fmes amis jusqu leur

    mort vous respirez pleinement le bonheur culturel dune

    Europe avant la Catastrophe.

    En 1940 votre pre est envoy en mission New York, la

    famille le rejoint. Cest le miracle. Vous tes naturalis

    amricain. Vous recevez une bourse et partez Oxford. Vous

    collaborez lEconomist, vous rencontrez Zora Shakow. Une

    interview dOppenheimer change tout. Vous voil Princeton et

    Tolstoy or Dostoyevsky, La mort de la tragdie sont le fruit de ce

    sjour. En 1962, vous revoil dans la misreuse Europe , au

    nouvellement cr Churchill College de Cambridge. Vous y

    arrivez avec une famille, vos deux enfants.

    1972 : Genve fait appel vous. Et commence un long

    sminaire de vingt-cinq ans, auquel parfois jai eu le bonheur de

    participer, et naissent les grands livres de Aprs Babel Matres et

    disciples en passant par Les Antigones et aussi par vos incursions

    dans la fiction et vers le thtre.

    En 1979 la revue amricaine The Kenyon Review publie dans

    son numro de printemps votre roman The Portage to San

    Cristobal of A.H., Le transfert San Cristobal de A.H. . Un

    texte provocateur au plus haut degr, o la confrontation de

    lhomme diabolique, A.H., Adolf Hitler, et de lhomme tout court,

    le vieil homme, le porteur de misre humaine que nous sommes

    tous est saisissante. Votre ami Alexis Philonenko, un grand matre

  • Le futur de lautorit

    13

    lui aussi venu enseigner Genve, dans ltude amicale,

    admirative et taquine quil a donne Dauzat dit quil naime pas.

    Une resuce de La traque, si je me souviens bien. Libre chacun.

    Mais tout Steiner est dans cette fable inspire par la capture

    dAdolf Eichmann. Et ds le premier mot : You, [..] You. The

    one out of bell.

    p.012 On sest battu autour de votre A.H. On vous a souponn

    de trahison quand vous donniez si extraordinairement la parole

    A.H. et que sa dfense se rsumait une thse : jai plagi le

    Peuple lu. Dostoevski nest pas loin, lui qui accorde si

    violemment la parole lAdversaire, lui qui le procureur du Saint-

    Synode, Pobedonoscev, son ami, crivit aprs la lecture du

    chapitre Pro et contra, et le rquisitoire dIvan contre Dieu : Mon

    ami, comment allez-vous redresser la barre ? .

    Dostoevski publiait en feuilletons, chapitre par chapitre, et lui-

    mme savait-il comment il allait redresser la barre ?

    Relles prsences, Matres et disciples sont des textes traverss

    par la foudre et o vous nous guidez vers le Sens mais sans

    vraiment savoir si la barre sera redresse.

    Je nai aucune prtention rendre compte de votre uvre, je

    dis seulement quelle empoigne et ne lche pas. Et que pour cela

    je suis parmi les nombreux lecteurs, jallais dire donataires, qui

    vous sont pleinement reconnaissants.

    Anglais, vous appartenez la ligne continentale de la

    philosophie, la philosophie lyrique de Heidegger, pour reprendre

    votre expression. Franais, vous guerroyez contre linsidieuse

    dconstruction du sens partie de nos penseurs hrtiques. Juif,

    vous rdez autour du mystre du destin juif et de lEptre aux

  • Le futur de lautorit

    14

    Romains o Paul nonce quen refusant le Messie, le juif retient

    lhomme en otage dans lhistoire. Fils dOccident, vous interrogez

    sans fin deux morts qui ont fait autorit contre toutes les

    autorits tablies, celle de Socrate et celle de Jsus.

    En mon nom, au nom des Rencontres internationales de Genve

    dont nous ouvrons ce soir la quarantime session, au nom de tous

    ceux Genve qui ont reconnu et aim votre autorit ils sont

    nombreux et plusieurs nous lont dj crit je vous remercie

    dtre venu ici ouvrir ces Rencontres.

    Georges NIVAT

    Prsident des Rencontres internationales de Genve

    @

  • Le futur de lautorit

    15

    AUTORIT ?

    GEORGE STEINER N Paris en 1929. Quitte la Francepour New York en 1940 o il poursuit ses tudes au lyce franais.Diplm en mathmatiques, en sciences physiques et en lettres delUniversit de Chicago en 1949. Enseigne pendant vingt-cinq ans lalittrature anglaise et compare lUniversit de Genve. Professeur auxUniversits dOxford, Harvard et Cambridge (Churchill College). Ne sedfinit pas comme intellectuel ou universitaire mais comme matre lire . Philosophe, essayiste et romancier, il est lauteur de trs nombreuxouvrages, parmi lesquels on citera en traductions franaises : Tolsto ouDostoevski (1963), La mort de la tragdie (1965 / 1993), Langage etsilence (1969 /1999), Aprs Babel (1978/1998), Le transport de A.H.(1981/ 1991), Les Antigones (1986), Le sens du sens (1988), Rellesprsences (1991), Passions impunies (1997), Matres et disciples (2003).

    CONFRENCE DE GEORGE STEINER 1

    @

    Mesdames et Messieurs,

    p.013 Vous aurez dans les jours venir le bonheur dentendre de

    trs grands experts en thologie, en politologie, en sociologie, en

    droit compar. Je nai aucune de ces comptences, vous le savez. Ce

    soir, je nen ai quune, cest la comptence dun hommage. Pendant

    les vingt-cinq annes o jai eu lhonneur denseigner dans la Facult

    des Lettres, une conscience de cette Facult ctait Georges Nivat. Et

    cela, p.014 cest trs srieux : lintgrit, la vrit morale, dans une

    profession trs byzantine. Georges Nivat a t pour nous tous, je

    crois, le refus du compromis, le refus de toute suavit, qui ont fait de

    lui, prcisment, le grand guide cette longue douleur quest

    lhistoire russe, le guide prminent la littrature russe et au destin

    de cette civilisation tragique. Que ces remarques trs informelles ce

    soir soient un remerciement Georges Nivat.

    1 Le 26 septembre 2005.

  • Le futur de lautorit

    16

    Comme presque toutes choses srieuses en Occident, le dbat

    sur lautorit remonte la Grce antique. Cest dj laube de la

    philosophie et de la posie que sannoncent les rapports la fois

    intimes et complexes entre autorit et cration (rapports

    que proclame ltymologie comme avoisinante des termes latins

    auctor et auctoritas).

    Lacte de la cration fait autorit . Il implique les droits sur

    ltre. Droits qui, dans la cosmogonie et thodice grecques autant

    que celles du Moyen-Orient akkadien, babylonien et hbraque,

    comprennent labolition du monde cr et de ses cratures.

    Lauteur, lautoritaire peut changer davis et dfaire son uvre. Let

    chaos come again sexclame Othello dans un moment de

    dsespoir. Sont archaques les suppositions en mme temps si

    modernes daprs lesquelles notre Univers ne serait que le plus

    rcent dans une srie dessais, de brouillons et pourrait tre

    aboli en faveur dun modle perfectionn. Parmi les moments les

    plus mouvants dans la Torah sont ceux qui tmoignent dune

    protestation humaine contre cette contingence. La cration,

    lhomme en particulier, avoue son imperfection, ses tares, mais

    naccepte pas lannihilation. La cration engage la responsabilit

    du crateur envers la survie de ses cratures. Paradoxe qui

    poserait la toute-puissance de Dieu ou des dieux une ultime

    limite. (Lartiste a-t-il le droit de dtruire son uvre ? Cest une

    question qui, je lavoue, me hante.)

    Encore plus troublante est la rvolte humaine contre

    lexistentiel. De quel droit lauteur de ltre a-t-il inflig aux

    mortels les souffrances, les misres, les dceptions qui marquent

    ce que nous appelons la vie ? Avant tout : quelle fin le crateur

    a-t-il rendu lhomme non seulement mortel mais, destine

  • Le futur de lautorit

    17

    singulire entre tous les vivants, conscient de sa mortalit,

    conscient du fait qui hantait Montaigne que le nouveau-n est

    assez vieux pour mourir ? Do lamer axiome lanc au VIe sicle

    avant J.-C. par Thognis, mais certainement plus ancien

    encore : Ne pas tre n, cest ce quil y a de meilleur ; mourir

    jeune vient en second ; le pire chtiment est une longue vie.

    Do aussi, nous en trouvons les indices chez un penseur comme

    Schopenhauer, linvocation du grand repos, lquilibre p.015 parfait,

    dont jouirait lUnivers aprs lextinction de ltre (resterait, ajoute

    Schopenhauer, la musique !).

    Ds le dbut, les fondements de la notion dautorit prennent

    pour modle, pour justification logique, la thologie. Lautorit

    minente, garante de la ralit perue par lentendement humain

    (songez Descartes) est, si lon peut sexprimer ainsi,

    l honntet , la bonne foi de Dieu. A la question leibnizienne

    pourquoi ny a-t-il pas rien ? , seul Dieu peut rpondre, mais

    cette rponse constitue notre condition psychique et charnelle.

    Toute hirarchie dans les structures humaines couple, famille,

    tat reflte, est en analogie avec les rapports de force ou de

    bont, de justice ou de pardon, de punition ou de rcompense que

    manifeste lordre divin. Lautorit cratrice quexerce Jahv ou

    Zeus sur la totalit mondaine ne jamais oublier que ce mot

    maintenant pli contient le monde et que le mot mondain est

    pour Pascal un mot dune force norme sous-tend, est

    exemplaire de toute lgislation sociale et politique, comme elle

    sous-tend, notion toujours problmatique, les lois de la pense et

    des sciences. Littralement, lautorit est limage de Dieu .

    Cette image saffaiblissant et devenant purement dcorative, quen

    est-il, quen sera-t-il du concept mme dautorit ?

  • Le futur de lautorit

    18

    Serait-ce l le thme essentiel de nos Rencontres ?

    Cest la croissance des collectivits tribales, agricoles,

    urbaines, nationales, voire impriales qui suscite la thorie et la

    pratique de lautoritaire. Autorit et structure sociale deviennent

    insparables. Deux hypothses principales, oserais-je dire deux

    mtaphores , saffrontent en tant quexplications des origines.

    Dune part cest celle du contrat social comme nous la

    proposent Rousseau ou Rawles. Lindividu abdique certains droits,

    certains espaces daction autonome et libre en faveur dune

    autorit lgislative qui, son tour, assure sa scurit, la cohrence

    de sa communaut et une dpartition consensuelle entre la vie

    publique et la vie prive. Lautre schma, tel que nous le trouvons

    par exemple chez Machiavel, chez Hobbes et, avant tout, dans la

    dialectique hglienne du matre et de lesclave, est celui dune

    relation de force. Cest par la force, ouverte ou masque, que le

    gouvernant impose sa volont. La lgitimation de cette force peut

    tre dordres divers. Chez Platon elle est la fois biologique et

    spirituelle. Llite, gntiquement slectionne, a accs des

    formes de pense, danalyse politique, de rhtorique dont est

    exclue la masse plbienne. (Le rle de la rhtorique, de la

    matrise des moyens de persuasion par llite, a t primordial

    dans le monde antique, au moment de la Rvolution franaise,

    dans la phnomnologie p.016 dHitler, peut-tre le plus grand

    rhtoricien de lhistoire. Il ne sestompe que trs lentement dans la

    vie publique anglaise, ce qui offre un contraste saisissant avec

    lidal de lanti-loquence amricaine. Cest l une des vraies

    divisions entre nos deux mondes.)

    Aux sources des dramaturgies de la force se trouverait

    Hraclite lenseigne non moins que Sorel la hirarchie militaire.

  • Le futur de lautorit

    19

    Cest celui qui mne la bataille, cest le chef et le hros guerrier qui

    incarnent lautorit. Lobissance est en premier lieu une ncessit

    militaire, un moyen indispensable de survie et de victoire. Dans

    nombre de socits, la Sparte antique, la Rpublique romaine, la

    Chine protomarxiste, la vie quotidienne, aussi en temps de paix,

    revt les contours, les symboles, les normes juridiques du systme

    militaire. La socit vit pour ainsi dire sous les armes . Il est

    intressant de noter quHraclite, mais Nietzsche aprs lui,

    attribuent cette condition lnergie cratrice dune culture

    civique, son lan dans les arts et la pense. Etre neutre, cest se

    rsigner la mdiocrit.

    Quel que soit le schma, restent les contradictions, les conflits

    fondamentaux : entre lindividu et lautorit collective et publique

    (dguise par Rousseau en volont gnrale ) ; entre les

    instincts concurrentiels du particulier et les limites, souvent troites,

    imposes par la loi ; entre lidal de la cohsion, du conformisme,

    ft-il oriental ou helvtique, et lanarchie cratrice individuelle. Les

    paradoxes abondent. Dj les historiens et les politologues grecs

    sinquitent des relations, peut-tre causales, entre le gnie

    artistique, potique, philosophique de leur civilisation et sa

    fragmentation politique, ses luttes internes et bientt fatales. Par

    contre, l o il y a discipline civique et scurit aussi devant

    lennemi, prvaut une morne, souvent strile sensibilit. Cest le

    clbre modle du despotisme oriental tudi par les penseurs

    marxistes. Ou bien, en dautres termes, cest le constat dHusserl

    selon qui le plus grand danger pour lordre civique est lennui. (Je

    pense la phrase ahurissante mais, il me semble, totalement

    gniale de Thophile Gautier qui nous annonce tout le XXe sicle :

    Messieurs, plutt la barbarie que lennui. )

  • Le futur de lautorit

    20

    En Occident, cest partir du XVe sicle que grandit rapidement

    la puissance de ltat, le contrle quexerce la bureaucratie

    tatique sur lexistence politique, professionnelle, mais aussi prive

    de lindividu. Lidal dgalit prn par les mancipateurs et les

    libraux favorise lexpansion essentielle du programme

    rvolutionnaire, soit classique soit socialiste. Etre libre, cest savoir

    quel point les mortels sont et resteront toujours ingaux dans

    leurs besoins, dans leurs rves, p.017 dans leurs moyens physiques

    et mentaux. Puis-je tre si un autre existe ? demande Goethe

    (ou bien Churchill enfant).

    Ce ne sont pas la structure lmentaire de lautorit et les

    contradictions entre cette structure et les pulsions individuelles qui

    pourraient disparatre, ce sont les formes de lautorit, ce sont les

    donnes du conflit.

    Avec leffondrement, graduel bien sr mais inluctable, des

    valeurs et des pratiques religieuses dans la culture en Occident,

    avec lrosion de la superstructure thologique et ecclsiastique,

    seffondrent aussi les normes de lautorit.

    En tout premier lieu, ce sont les pratiques et les acceptations de

    lautoritaire lintrieur des familles, ce sont les relations de

    contrainte et dexemplarit entre parents et enfants qui seffritent,

    souvent de faon brutale. Les guerres civiles actuelles sont celles

    entre gnrations. Le drame dmographique en Europe, cest--

    dire la chute des natalits et la survie de plus en plus accentue

    des vieux, engendre des tensions sociales et psychologiques de

    plus en plus fortes. Les jeunes en ont assez de porter le fardeau

    conomique, lennui psychique que leur imposent la prsence, les

    exigences mdicales des vieux. Ce nest que dans les pays dits

    sous-dvelopps et dans certains recoins mditerranens du

  • Le futur de lautorit

    21

    monde industriel que se maintiennent les pratiques, les rites

    millnaires du respect immdiat envers les ans, de la soumission

    leur autorit. Se profilent lhorizon, quoique dans des contours

    encore incertains, la relgation des vieux dans certaines zones

    prescrites, si ce ne sont maintenant dj des pratiques plus ou

    moins ouvertes deuthanasie (telles que nous les trouvons dans les

    communauts esquimaudes). tre vieux devient, volontairement

    ou non, une espce de vengeance. Dans tout ce complexe, la

    musique rock, assourdissante, insupportable aux personnes du

    troisime ge, joue un rle emblmatique.

    En tandem avec leffacement des structures autoritaires

    thologiques, ecclsiastiques et familiales se fait de plus en plus

    accentu le collapsus des hirarchies traditionnelles dans la

    socit. Cest dj vers la fin du XIXe sicle que se rpand

    largement le dicton (quon attribue faussement Dostoevski, il la

    dit mais il tait loin dtre le premier, on lavait dit bien avant lui) :

    Si Dieu est mort, tout est permis. La sociologie anglo-saxonne

    souligne the end of deference, la fin de la dfrence qui,

    quasiment depuis lAntiquit, marquait les relations de puissance,

    de privilges entre laristocratie et le tiers tat, entre les riches et

    les pauvres, entre llite gouvernante et lhomme de la rue, entre

    matres et disciples, entre lhomme et la femme. A la base p.018 de

    cette kermesse se trouve un renversement comme ontologique : le

    pass, le prcdent nexercent plus sur le prsent leur emprise.

    Plus de classiques proclamaient les slogans de 68, plus de

    matres . Do lesthtique du happening, la drogue de limmdiat

    dans nos plaisirs et nos ambitions. Pendant trois mille ans, nous

    avons vcu daprs le grand cri du pote Pindare : Mon pome

    vivra plus longtemps que la ville que jhonore dans ce pome.

  • Le futur de lautorit

    22

    Une ide dune arrogance magnifique, et il avait raison, bien sr.

    Et un jour, cest un artiste suisse qui, mon sens, marque la fin de

    notre Occident, cest Tinguely. Ne pas durer sexclame

    Tinguely en vouant aux flammes lune de ses uvres dites

    autodestructrices . Cest la rponse Pindare. Il ny a que

    lphmre qui soit honnte de par son refus de la gloire musale.

    Rhtorique, stratgies que rend, dans une certaine mesure,

    lgitimes la faillite de la haute culture, de lhritage culturel,

    juridique, philosophique devant la barbarie telle quelle dferle sur

    lEurope de Sarajevo Sarajevo. Rsum concluant que celui

    nonc par Toto Rino, capo des capos de la Mafia lors de sa

    capture dans les collines de la Sicile : Notre poque manque

    totalement de respect.

    Et nanmoins nous savons que toute structure sociale, pour

    mine quelle soit par leffondrement des hirarchies classiques,

    exige certains modes dautorit, que lanarchie (je suis, pour ma

    part, anarchiste platonicien !) narrive pas assurer une cohrence

    du quotidien. Le futur de lautorit sintitulent nos Rencontres.

    Quelles pourraient tre les modalits, les sources ? Il est plus que

    probable que tout pronostic savrera erron. Toujours nous

    recueillons nos prophties dans le rtroviseur. Sous cette rserve,

    certaines conjectures, certaines hypothses mritent peut-tre un

    bref examen.

    Je devine trois noyaux principaux de lautorit dans les

    dcennies venir.

    Le premier, le plus puissant et despotique, est celui de largent.

    Un vent de folie montaire souffle sur la plante. Jamais la brutale

    insolence de la richesse na-t-elle t plus criarde, plus en manque

    de toute vergogne que dans le capitalisme dit sauvage de

  • Le futur de lautorit

    23

    lOccident. Mais il en va de mme dans les conomies en

    expansion de lAsie. Largent achte tout. Il dvalorise

    systmatiquement les possibilits non matrielles. Des milliards,

    des centaines de milliards circulent dans un systme de ralits

    fictives. Largent engendre largent sans quil y ait production

    substantielle (cf. les hedge funds). Grce aux gains astronomiques

    quelles engendrent, les deux industries les plus rentables sur

    notre plante sont celles de la drogue et de la pornographie. Lon

    estime presque cent millions le nombre denfants p.019 qui font un

    labeur desclaves dans les fabriques, dans les mines de lOrient.

    Dans lindustrie du capitalisme anglo-amricain, le travailleur

    risque le chmage au moment mme o le patronat et

    lactionnaire rcoltent leur profit en fermant la boutique. Avec cela

    une corruption sans prcdent et tous les niveaux. Corruption

    qui empoisonne non seulement la politique et les finances mais

    bien des aspects de la vie artistique, culturelle, universitaire. Mais

    si lon y pense srieusement : y a-t-il une plus profonde vulgarit

    de lme, un plus grand gchis du potentiel humain que celui de

    consacrer son existence et nous nen avons quune ! vouloir

    gagner de largent et encore de largent ?

    Deuxime foyer de lautorit : celui des mdias, qui maintenant

    dj rglementent une bonne part de nos besoins (si souvent

    factices), de nos gots, de nos opinions, de nos dsirs. Mme nos

    rves sont de plus en plus programms par limage de monde

    programm, diffuse par les mdias de masse. (Deux exemples

    frappants : la dcouverte du soleil par le touriste anglais habitu

    depuis toujours la pluie et au froid ; Maradonna et la cupa

    mondiale suivis par deux milliards un quart de tlspectateurs,

    alors que dix quinze personnes assistaient probablement la

  • Le futur de lautorit

    24

    crucifixion de Jsus, 1600 la premire de Hamlet, 950 la

    premire de la Missa solemnis de Beethoven.) Les nouvelles que

    lon nous donne, les guerres que lon nous prsente sur lcran, la

    propagande commerciale dune avalanche publicitaire honte,

    conditionnent non seulement notre quotidien, mais le paysage

    intrieur, psychique du gros de lhumanit. Ceux qui sont

    propritaires des mdias on dit que Murdoch possde trois-

    cinquimes des satellites qui recouvrent la plante de leur kitsch et

    de leurs fabulations jouissent dune puissance quaucun

    despotisme classique na exerce auparavant.

    Avec lirruption de lordinateur, dInternet, du Web, du Google

    dans presque chaque branche de la vie sociale, conomique,

    politique mais aussi intellectuelle, le statut mme de la

    personnalit humaine est en voie de mutation. Ici la technique

    devient mtaphysique. Les activits de la mmoire, de lanalyse,

    de toute planification (comme en architecture, comme dans la

    prparation militaire ou dans le diagnostic mdical) sont en train

    de changer une vitesse vertigineuse. Les relations entre le lieu

    de travail et la maison prive, entre lenfant et ladulte subissent

    des mtamorphoses presque quotidiennes. Commence merger

    un tout nouveau proltariat, celui des non-comptents ou que

    partiellement comptents dans le monde de linformatique et du

    codage. Les sondages sont unanimes : lhomme p.020 le plus

    puissant sur la plante est Bill Gates (il est aussi le plus riche et le

    plus gnreux, Dieu merci).

    Le troisime organe dautorit, assurment li au capital et aux

    mdias, est celui des sciences pures et appliques. Dj dans

    certaines socits archaques le prtre, le dtenteur des mystres,

    jouissait dune lourde puissance. Aprs Galile, les mathmatiques

  • Le futur de lautorit

    25

    deviennent le langage des sciences. A mesure que ce langage

    devient de plus en plus sotrique, notre soumission lautorit

    des sciences se fait plus passive, voire mystique. Comment

    pouvoir juger de ce que les sciences nous disent de notre tre

    biologique, de nos capacits crbrales, de notre place dans le

    cosmos ? Comment participer, srieusement, dans les dbats

    quentranent aujourdhui les manipulations biogntiques, lavenir

    du nuclaire ? Les nouveaux mages, les shamans des socits

    dveloppes sont les scientifiques. Leur autorit va croissante dans

    un monde que menacent des crises climatiques, la surpopulation

    et une course aux armements spatiaux. Eux seuls, dirait Rimbaud,

    ont la cl cette parade . Dj les investissements financiers

    dans les sciences au niveau de la vie intellectuelle et acadmique

    rendent ridicules les moyens dont disposent les humanits.

    L o lautorit devient contraignante, o la servitude devient

    trop humiliante, se dclenchent des rvoltes. Celles de 1968, celles

    du monde hippie , des communes plus ou moins pastorales

    quessaient de vivre les adeptes du New World, en sont comme

    des indices, bien sr modestes, enfantins mme. Sur la grande

    place Pkin, ce sont les chars qui lont emport sur lespoir. Et

    nanmoins, il serait ignoble, absurde de nier les forces du dgot,

    de lennui qui saccumulent parmi les jeunes, serait-ce Shanghai,

    Thran, Los Angeles. Jai lintuition, bien vague et peut-tre

    romantique, que pourrait sourdre une mutinerie grande chelle

    contre le culte du travail, contre un mode de vie qui comporte huit

    dix heures de travail par jour dans un emploi que lon ddaigne

    pour obtenir une retraite incertaine et le pourboire de la mort.

    Noublions pas la grande parole de Thoreau la lisire de la

    rvolution industrielle : Most human beings lead lives of quiet

  • Le futur de lautorit

    26

    desperation. Le mot dsespoir contient, par miraculeuse

    obligation, celui d espoir .

    Il faudra apprendre respirer sous leau . Cela aussi risque

    dtre trs intressant.

    *

    DBAT

    @

    GEORGES NIVAT : p.021 Jai le regret de vous faire savoir que Jean

    Starobinski, qui devait participer notre dbat, a eu un

    empchement et ne pourra pas tre avec nous. Monsieur David

    Banon nous a fait le plaisir, il y a trois ou quatre jours, daccepter

    de le remplacer. Jean Starobinski ma nanmoins dict un

    message, que je vous lis avant de donner la parole aux

    intervenants et au public.

    Cher George Steiner, vous savez combien je regrette

    dtre retenu aujourdhui par un empchement

    contraignant. Dans vos annes genevoises, vous avez

    prpar votre livre sur Les Antigones. Dans lune de vos

    dernires publications vous avez abord la question du

    rapport de matres disciples. Vous navez donc jamais

    cess de vous interroger sur ce qui fait autorit, sur la

    voix de lautorit. Qui parle et qui coute quand sexerce

    une autorit, quelle soit lgitime ou abusive ? Une autre

    voix, une instance lgitimante ne sont-elles pas requises ?

    Suffit-il quun pouvoir soit sincrement reconnu pour quil

    soit la bonne autorit ? Le XXe sicle et ses malheurs

  • Le futur de lautorit

    27

    politiques ont rendu ncessaire dinsister sur cette

    question. Mais jarrte ici mes propos, car il se peut que

    vous veniez dy rpondre dans votre expos.

    Nos intervenants sont Monsieur David Banon, qui est professeur

    lUniversit Marc Bloch de Strasbourg et lUniversit de

    Lausanne, et Monsieur Mark Hunyadi, qui est professeur

    lUniversit Laval Qubec. Je passe la parole David Banon...

    GEORGE STEINER : ... qui a fait un doctorat brillant avec moi.

    Cest un grand privilge de le retrouver. Sa thse sur La lecture

    infinie a fait poque. Cette rencontre montre que quand on vieillit,

    on a aussi de bons moments.

    DAVID BANON : Je reste perplexe devant le tableau que vous

    avez dress, qui prsente une socit anomique et une culture

    antinomienne, mais aussi, vous lavez dit, une personnalit

    humaine en mutation, avec ses manipulations biogntiques et ce

    moi qui nest que sucre et carbone . Quitte paratre ringard,

    je me mettrai du ct de lhumain, tel que je lai appris par mes

    matres en philosophie et par la tradition, savoir de cet tre cr

    limage de Dieu, cest--dire limage de ce dont il ny a pas

    dimage. Peut-tre est-ce cet tre-l qui voudrait p.022 refuser ce

    que vous avez appel le triomphe de lphmre, cest--dire le

    culte de la nouveaut et du changement tout prix. Cet tre est le

    sujet qui dit Je avec sa conscience, en se demandant ce quelle

    est, et qui voudrait faire admettre cette fidlit au matre, celui

    qui porte lautorit. Vous mavez appris, Monsieur Steiner, que

    quand on tait devant un concept, il fallait dabord se demander

    quel tait son sens premier, son sens naf ou, comme vous dites,

  • Le futur de lautorit

    28

    innocent. Pour ma part, je voudrais remonter cette notion, telle

    quelle se prsente dans la langue hbraque, plus prcisment

    dans lhbreu antique, rabbinique, cest--dire lhbreu de la

    Michna du second sicle.

    Autorit se dit marout : celui qui a la matrise dans une

    discipline. Cest peu prs la dfinition que le professeur Nivat a

    donne en parlant de celui qui fait crotre . A ausculter le terme

    marout, on se rend compte quil a deux racines. La premire est

    celle qui ouvre le monde de lducation, la horaa, qui ouvre mme

    le monde de la fertilit, de la fcondit. On sait que celui qui

    matrise une discipline cherche fconder, fertiliser celui qui

    lentend ou celui qui travaille avec lui, son disciple ou son lve.

    Mais, tout autant, marout a une seconde racine. Celle-ci ouvre un

    autre champ lexical, qui a quelque chose voir avec la crainte.

    Non la crainte que llve ressent vis--vis de son matre, mais

    celle que le matre a vis--vis du disciple et de llve. Il craint

    pour autrui, parce que ce quil lui enseigne est un trsor, qui doit

    donner des fruits autour de lui et dans la socit. Il doit lui

    remettre quelque chose de son tre, avec lespoir que cette chose

    soit fconde.

    Cest un peu ce que vous dites dans vos livres, George Steiner,

    propos des relations du matre et du disciple et de la notion

    dautorit. Jai toujours t frapp par le fait que vous retrouvez,

    dans votre analyse, les intuitions des rabbins talmudistes du IIe

    sicle. Preuve, certainement, que la raison est universelle, et

    preuve aussi de la prennit de votre mtier de commentateur, ce

    mtier que vous adulez et critiquez la fois. Pour ma part, je

    comprends bien lexpression de matre lire , de matre qui

    conduit ses disciples vers la lecture des grands auteurs et des

  • Le futur de lautorit

    29

    textes fondateurs de lOccident. Mais vous tes aussi un matre

    lire en ce sens quil faut vous lire.

    En vous coutant, je me suis souvenu dun texte talmudique

    (Menahat 2q b) qui parle sa manire de lautorit. Il prsente

    Mose allant au Ciel pour recevoir la Torah. Arrivant aux Cieux, il

    trouve Dieu en train de tresser des couronnes sur certaines lettres

    de la Torah. Il lui demande : A quoi vont servir ces couronnes,

    puisquelles ne servent pas lire le texte ? Et Dieu lui rpond :

    p.023 Dans quelques gnrations viendra un homme qui

    sappellera Akiva, fils de Joseph ; celui-l tressera des montagnes

    et des montagnes de lois et de commandements sur ces

    couronnes. Mose demande alors : Est-ce que je peux le

    voir ? Dieu lui rpond : Qu cela ne tienne , et le transporte

    dans la maison dtude ou, diriez-vous, la maison de lecture

    dAkiva ben Joseph. Mose prend place tout au fond. Il assiste

    une discussion quil ne comprend absolument pas entre le matre

    Rabbi Akiva et ses disciples. Et parce quil ne comprend pas cette

    discussion, Mose sassoupit et sendort. Jusquau moment o il est

    rveill par une question dun disciple qui demande au matre :

    Mais do tirez-vous votre enseignement ? Et Akiva rpond :

    Cest une loi qui a t donne Mose au Sina.

    On le voit, ce texte met laccent sur lautorit, mais ne nie pas

    la crativit du commentateur. Car il est certain que cette loi, qui a

    t nonce par Akiva, a t labore, cre par lui partir de son

    imagination, mme si cest une imagination norme et rgle, et

    de sa lecture des textes. Mais pour lui donner de la force, il renvoie

    Mose la recevant directement au Sina. Peut-tre est-ce l ce

    quon appelle lautorit.

  • Le futur de lautorit

    30

    MARK HUNYADI : Jaimerais vous proposer quelques rflexions

    propos de la notion dautorit, rflexions qui me sont venues la

    lecture de votre livre Matres et disciples, dj voqu ce soir. Ces

    rflexions me sont venues propos de votre livre, mais aussi en

    contraste avec lui. Vous avez dress un tableau gnral de

    lautorit, ou de labsence, ou encore de la dliquescence de

    lautorit aujourdhui. Pour vous, il y a me semble-t-il une autorit

    qui est vraiment matricielle : cest lautorit qui lie le matre

    son disciple. Le modle que vous mobilisez pour parler de cette

    autorit-l, cest celui de la matrise, du savoir, de laura

    charismatique, cest--dire de quelque chose qui est de lordre de

    la transmission verticale du savoir. Vous avez de lacte

    pdagogique une notion tout fait emphatique. Autrement dit,

    votre grammaire de lautorit est une grammaire de la matrise

    charismatique, proche, vous lavez dit plusieurs reprises, de la

    grammaire de lrotisme. Vous parlez propos de la pdagogie de

    leffraction en lautre . Vous parlez aussi d enflammer lme

    naissante . Ce sont des mtaphores rotiques, que vous

    poursuivez par vos rflexions sur le couple mimsis-rivalit dans la

    relation de matres disciples : confiance, rivalit, trahison, etc.

    Ce sont des relations proches de lrotisme, p.024 mais proches aussi

    de la religion. Vous allez jusqu dire quun mauvais enseignement

    est un pch contre lEsprit Saint.

    Vous avez donc une vision la fois rotique et religieuse, une

    vision emphatique de la transmission du savoir et de la relation

    entre le matre et le disciple, vision enracine dans la relation

    thologique du prtre ses ouailles dans une sorte de

    rvrence thologique, pourrait-on dire, qui est pour vous le

    modle de lautorit. Il y a l une certaine mystique du matre.

  • Le futur de lautorit

    31

    Vous dites dans votre livre, propos de vous-mme et dans une

    allusion peine voile Heidegger, que le matre est le courrier

    de lessentiel . Ce nest pas rien. Face cette rvrence

    thologique, jai cru percevoir, au fond, que lirrvrence

    daujourdhui vous insupporte. Lirrvrence gnralise telle que

    vous la diagnostiquez, et dont ltat actuel de la relation

    pdagogique est en quelque sorte le symptme, rend impossible la

    condition du disciple, et donc la condition du matre.

    Votre diagnostic sur lautorit aujourdhui, sur sa dliquescence,

    son dlitement, est teint de pessimisme. Or votre diagnostic

    dpend bien videmment de la grammaire que vous adoptez pour

    dcrire la relation dautorit en tant que telle. Il se trouve quau

    moment o nous dcidions du sujet de ces Rencontres, il y a

    presque deux ans, est paru un livre posthume dAlexandre Kojve,

    qui sintitule La notion de lautorit. Je signale en passant que vous

    ne citez pas Kojve dans votre livre, alors quil a t un matre

    essentiel on sait qu son sminaire assistaient Aron, Bataille,

    Klossovski, Jean Wahl, Lacan, Merleau-Ponty, Sartre et dautres. Il

    a t un authentique accoucheur. Vous pourriez et vous devriez

    lapprcier, puisquon sait aujourdhui quen mai 1968, six jours

    exactement avant sa mort, il a tlphon Raymond Aron pour

    parler des vnements qui se droulaient sous leurs yeux, et a

    parl leur propos de sordide connerie . Kojve recourait une

    grammaire de lautorit toute diffrente de la vtre. Pour lui, la

    catgorie centrale est celle de laction. Non pas lintrusion rotique,

    ft-elle intellectuelle, mais laction. Voici comment Kojve dfinit le

    concept dautorit : Lautorit, cest la possibilit qua un agent

    dagir sur les autres sans que ces autres ragissent sur lui, tout en

    tant capables de le faire. Cela veut dire tout simplement que si

  • Le futur de lautorit

    32

    je donne quelquun lordre daller ouvrir la fentre, et quil le fait,

    jai autorit sur lui. Sil ne le fait pas, sil commence contester

    mon ordre tu na pas le droit de me dire a , ne me prends

    pas pour ton domestique , etc. il ny a dj plus dautorit. Sil

    a la capacit de dire non, mais obit sans rien dire, cela signifie

    que jai autorit sur lui.

    p.025 On peut discuter de cette notion de lautorit, qui me

    semble assez bien vue et profonde. David Banon parlait tout

    lheure de la ncessit de dfinir les concepts : Kojve, partant en

    qute dune dfinition du concept dautorit, distingue dans son

    livre quatre types purs dautorit : celle du pre, celle du matre

    sur lesclave, celle du chef sur la bande et celle du juge. Il

    caractrise ces diffrents types dautorit. Je ne vais pas entrer l-

    dedans. Mais un moment donn, il parle de lautorit du matre

    sur llve. Dans quelle catgorie cette relation entre-t-elle ? Pour

    Kojve, elle entre dans la catgorie du chef et de la bande. Je ne

    suis pas sr, Monsieur Steiner, que vous lauriez classe dans la

    mme catgorie. Je ne suis pas sr, si vous voulez, que vous vous

    preniez pour un chef de bande. Voil ce que Kojve dit propos de

    la relation du matre et de llve. Cest dailleurs la seule chose

    quil dit. Llve renonce aux ractions contre les actes du matre,

    parce quil pense que ce dernier se trouve dj l o lui-mme ne

    va arriver que plus tard. Le matre est en avance sur llve.

    Ce que je veux faire, en voquant rapidement ce livre, ce nest

    pas opposer les grammaires en disant que lune est plus vraie ou

    plus fausse que lautre, mais mettre en vidence le fait que

    plusieurs grammaires de lautorit sont possibles. En loccurrence,

    la grammaire quutilise Kojve est celle de la prcdence du matre

    sur son lve. Arm de ce concept-l, il me semble quil ne porterait

  • Le futur de lautorit

    33

    pas le mme diagnostic quelque peu teint de dploration, si je

    puis dire que vous sur la situation daujourdhui. Car cette

    relation de prcdence, au fond, existe toujours. Elle est une

    donne quasi naturelle de la relation de matre disciple et il me

    semble quelle survit aux contingences historiques. Mais peu

    importe. Ce que je veux dire, cest que le diagnostic que lon porte

    sur une poque dpend videmment de la grammaire dans laquelle

    on formule la description de cette poque.

    Il y a en revanche une chose au moins sur laquelle votre point

    de vue rejoint de manire implicite celui de Kojve. Quand vous

    parlez dautorit, vous parlez dautorit des personnes. Pre, chef,

    etc. : il sagit toujours des personnes. Or il me semble et cest le

    point sur lequel jaimerais avoir votre avis quon assiste

    aujourdhui au passage de lautorit des personnes celle des

    rgles. Une des pathologies que vous diagnostiquez dans

    lenseignement et dans le monde universitaire daujourdhui

    corrode cest votre terme la relation du matre son disciple.

    Cette pathologie est linvasion du politiquement correct . Il se

    trouve justement que si lautorit du matre comme figure

    charismatique, comme personne, est conteste, elle nest pas

    remplace par rien, par labsence dautorit. Elle est remplace par

    p.026 lautorit du politiquement correct . Autrement dit, on

    passe dun mode charismatique de lautorit, que de toute

    vidence vous appelez de vos vux, un modle dautorit

    normative, beaucoup plus diffus : une sorte d anonymisation

    de lautorit. La dploration que lon peut faire de la perte des

    matres ne laisse pas place rien. Labsence de lautorit des

    matres nest pas labsence de toute autorit. Elle cde la place, en

    loccurrence, lautorit du politiquement correct , qui va

  • Le futur de lautorit

    34

    certainement de pair avec un certain dogmatisme dmocratique,

    cest--dire avec lautorit de rgles sociales que nous partageons

    plus ou moins. Ce nest pas rien. On pourrait dire avec Heidegger,

    qui bien sr mprisait cela, que cette autorit anonyme des rgles,

    cest lautorit du on . Heidegger dtestait ce on . Il me

    semble que dans le changement actuel, on assiste un

    phnomne haute teneur normative et dun grand intrt

    philosophique.

    Il me semble que votre focalisation exclusive sur lautorit

    charismatique des personnes interdit danalyser le phnomne de

    lautorit, tel quil se dveloppe sous nos yeux et tel que vous en

    donnez le diagnostic. Cette autorit anonyme des rgles, du

    on , nous envahit. Vous en avez donn tout lheure un

    exemple humoristique, en parlant de ce qui se passe dans les

    aroports. Peut-tre cette nouvelle forme dautorit est-elle

    lavenir de lautorit le futur de lautorit , comme dit

    lintitul de ces Rencontres. Il me semble que le diagnostic trs

    gnral que vous avez fait ce soir porte, en creux, sur les

    structures de lautorit pdagogique. En une telle matire, on ne

    peut pas raisonner par mtonymies. On ne peut pas prendre la

    partie pour le tout. Autrement dit, la perte de lautorit des

    matres nest pas la perte de lautorit tout court. Je pense quil

    nest simplement pas vrai que si Dieu est mort, tout est permis.

    Cest une assertion trs emphatique, mais empiriquement fausse.

    Il nest pas vrai que la seule autorit qui donne la cohsion sociale,

    qui cimente la socit, soit divine je ne pense pas

    ncessairement au Dieu de la thologie, mais quelque chose de

    transcendant, quelque chose qui vient de lau-del. Cest faux.

    On assiste lmergence dune autorit du on , mergence

  • Le futur de lautorit

    35

    quon peut certes dplorer, mais qui doit tout le moins tre

    analyse. Le sens de mon intervention est de vous demander ce

    que vous pensez de cette autorit des rgles, du on , qui

    reprsente peut-tre le futur de lautorit.

    GEORGE STEINER : Je suis la fois mu et tonn. Vos deux

    interventions portent trs gnreusement sur un livre qui remonte

    plusieurs annes, beaucoup p.027 plus que sur ce que jai dit ce

    soir. Vous semblez vivre dans un monde fictif. Vous ne savez

    mme pas que les sciences dominent nos vies. Lune des choses

    les plus tristes, ici, est la sparation entre la facult dArt et le

    monde scientifique. Je vis dans un monde o ce qui compte, cest

    la science. Cest--dire o il ny a pas de bluff. La haute moralit,

    cest de dire si on peut rsoudre une quation, ou si on ne peut

    pas. Il ny a pas de tertium datur. Lautorit du scientifique dans

    son laboratoire me passionne, puisque jen suis entour. Cest une

    chose trs complique, qui ne permet pas lacte dautorit : il y

    rgne une sorte de collgialit de lespoir. Ces gens ont une

    chance folle. Ils peuvent tre tout fait mdiocres : sils sont dans

    une bonne quipe, a marche. Lundi prochain, on saura quelque

    chose quon ne sait pas aujourdhui. Je crois quon vient de publier

    quelque chose comme 882 livres sur Shakespeare : je sais quil est

    un trs bon dramaturge. Cest trs diffrent. Lautorit dans les

    sciences est une autorit dont la morale, lintgrit, reposent sur le

    fait quon ne peut pas bluffer. Si on triche, on est fini. Dun jour

    lautre. Quest-ce que a serait parmi nous, si on tait fini pour les

    btises quon publie en littrature et en philosophie.

    Il y a deux ans, un collgue vient me trouver. Il a un prix Nobel

    comme il se doit ce sont des gens merveilleusement modestes,

  • Le futur de lautorit

    36

    ils peuvent se le permettre. Il a un livre entre les mains et me dit :

    Aide-moi. Jai lu quelques pages, jessaie de comprendre, mais je

    ny arrive pas. Je ne comprends pas un mot. a doit tre ma

    faute. Ctait de Monsieur Lacan. Il ny avait effectivement pas

    un mot comprendre. Ctait du bluff depuis la premire phrase,

    et du bluff byzantin, ce qui est trs laid. Jai eu honte devant la

    gnrosit desprit de cet homme qui croyait que ctait de sa

    faute sil narrivait pas comprendre. Jai beaucoup rflchi cet

    pisode. Le monde des savants moccupe normment.

    Il ny a pas la moindre perception de lavenir chez Kojve, rien

    qui ait la moindre valeur. Il sest tromp sur tout, quant lavenir.

    Cela ne veut pas dire quil ntait pas un homme dun trs grand

    esprit et le cousin dun grand peintre. Dans son Hegel, les pages

    sur le matre et lesclave sont admirables. Pour le reste, les bons

    hgliens ont des doutes trs profonds. Mais passons. Et ne

    parlons pas de la mtaphore dun Staline rig en fin de lhistoire.

    Il na rien prvu, ni dans ses crits ni dans sa carrire politique.

    Notre manque de modestie devant linconnu est effarant. George

    Orwell, qui au contraire dun Kojve tait un personnage de

    stature mondiale, crit juste avant sa mort : Il y aura encore

    deux sicles avant que la botte du stalinisme p.028 se lve des

    visages en Europe orientale . Deux sicles ! Mme Orwell na rien

    compris, rien prvu. Les scientifiques, par contraste, nous donnent

    une leon de bonheur de linconnu, si jose mexprimer ainsi. Ne

    pas bluffer devant linconnu. Je voudrais que nous rflchissions

    un peu plus cela, de notre ct.

    Ceci dit, je vous suis trs reconnaissant, tous deux, davoir

    fait allusion ce mystre damour qui est au cur dun bon

    enseignement. Eros et amour, ce nest pas la mme chose, mais il

  • Le futur de lautorit

    37

    y a bien sr des relations intimes. A la fin de ce petit livre, qui

    probablement se trompe sur bien des points, je pose la question :

    avec le triomphe des femmes, qui a certes des rapports avec le

    politiquement correct , mais qui nest pas du tout la mme

    chose, verra-t-on apparatre des grands matres qui soient des

    femmes ? a va tre immensment compliqu. Quels seront les

    rapports de ces femmes avec leurs lves ? Cela va tout

    embrouiller. Mais ce sera passionnant.

    Jusqu maintenant, la mdaille Fields, qui est le Nobel de

    mathmatiques il y en a eu quarante-neuf jusqu maintenant

    na jamais t attribue une femme. Cela reste un mystre :

    nous ne savons pas pourquoi. a va venir, je crois. Quelles vont

    tre les relations dautorit, quelle va tre la place dros dans cet

    enchevtrement ? Jesprais quune grande romancire ou une

    potesse nous aiderait, nous dirait quelle est sa relation avec

    llve. a va venir. Ce sera un grand problme pour les jeunes (il

    ny en a pas beaucoup dans la salle : autre grand problme, pour

    ces Rencontres et pour Genve : o sont les jeunes ?). Ils vont

    vivre cela dune faon qui sera trs intressante. Peut-tre le mot

    mme dautorit devra-t-il tre chang en quelque chose dautre.

    Mimsis, peut-tre. Imitatio : imitatio Christi, imitatio de la

    femme.

    Deux mots pour quon puisse rire un peu ce soir. Hannah

    Arendt tait une grande dame. Mais elle tait, inconsciemment

    peut-tre, dune arrogance inoue, dune arrogance dont vous

    navez pas ide le mot mme nest pas assez fort. A Chicago,

    elle donnait un sminaire intitul Lavenir du roman amricain .

    Personne ne savait pourquoi. Mais elle tait University professor,

    et cela donne droit enseigner dans tous les domaines. Curieuse,

  • Le futur de lautorit

    38

    mais trs belle ide. Elle parle. Un monsieur assez jeune et trs

    timide, au fond de la salle, lve la main. Elle se fche et lui dit :

    Non, jai encore beaucoup dire, ne men voulez pas, mais pas

    de questions dans ce sminaire . Il se lve et quitte la salle. Il se

    nommait Saul Bellow et il tait lavenir du roman amricain. Jaime

    beaucoup cette histoire. Elle est un exemple pour nous tous. Il faut

    toujours faire attention qui est dans la salle...

    GEORGES NIVAT : p.029 Jaimerais mon tour vous poser une

    question. On a souvent limpression, dans votre uvre, que vous

    rdez autour de lautorit de Dieu sujet dont on parlera demain.

    Dans la traduction que jai lue, vous parlez de lautorit

    authorship de Dieu en tant quauteur qui a crit un texte, la

    Cration, qui se fait travers la personne humaine. Or cet

    authorship comporte le mal. Et sur le mal, vous avez crit des

    textes courts et tonnants, comme par exemple ce Comment

    taire qui est repris dans le dossier de LHerne et qui nous indique

    peut-tre ce que doit tre, prcisment, un vrai commentaire. Ce

    texte porte sur un sujet dj trait par nombre de vos

    prdcesseurs qui ont rflchi sur le mal. Cest le sacrifice dIsaac,

    sur lequel il y a aussi ce trs beau pome de Joseph Brodski, que

    vous citez. Lautorit de lauteur du texte sur la Cration, dans

    lequel nous vivons et co-crons peut-tre, comporte le mal.

    Autrement dit, le fait de lavoir cr jette une ombre terrible sur le

    Crateur. Ici interviennent vos pages sur la Shoah, sur le dfaut

    dautorit du Crateur. Vous dites que la prire Dieu devient une

    prire pour Dieu, puisquil faut prier pour celui qui a si mal utilis

    son autorit dauteur d authorship .

    Ayant cout votre intervention daujourdhui, qui est mi-

  • Le futur de lautorit

    39

    chemin entre le pessimisme et lironie, comme le sont souvent vos

    textes, jaimerais savoir comment vous pensez pouvoir rparer le

    dsastre de la Cration ? Y a-t-il une faon de prier pour Dieu

    aujourdhui ? Est-ce que ce serait, par exemple, un retour de la

    posie, de lacte religieux ? On se demande souvent o est lacte

    religieux dans votre faon daborder ce dficit de l authorship

    du Crateur.

    GEORGE STEINER : Je suis trs conscient du poids de votre

    question. Cest peut-tre le seul ct anglo-saxon dans la machine

    hybride que je suis. Il mest trs difficile de traiter ce thme

    publiquement. Cest une tradition anglo-saxonne : on ne touche

    pas a publiquement. Cette tradition reste trs forte dans le

    monde que jhabite. Mais ce nest pas une rponse.

    Je vais vous dire ce que vous devriez faire dans ces Rencontres

    internationales, pourquoi vous devriez tout laisser tomber de vos

    programmes. Vous devriez simplement poser la question suivante.

    A Beslan, dans lcole o se trouvaient des centaines denfants pris

    en otages, mourant de faim, de soif et dhorreur, les deux

    premiers jours, ils ont pri Dieu Gospodin. Ils ont mme chant

    certains hymnes traditionnels russes. Mais le troisime jour, quand

    la soif et la faim p.030 taient devenues inimaginables, que ces tout

    jeunes enfants approchaient de la mort, ils ont pri Harry Potter.

    Cest dune importance norme. Je ne sais rien de plus important

    aujourdhui. Rien dautre ne devrait occuper nos esprits. Harry

    Potter et son partenaire, dont ces enfants lisent les aventures en

    russe et en tchtchne, pourraient venir les aider. Que peut-on

    faire pour essayer de penser cette histoire ? En allemand, au

    contraire du franais, on peut penser une chose comme objet

  • Le futur de lautorit

    40

    direct : Ich denke diese Geschichte . Que pouvons-nous faire

    avec cette histoire ? Madame Rowling, qui est dune modestie

    extrme bien quelle ait chang lhistoire du livre dans le monde

    (avec elle, tout a chang : ses romans sont traduits en 180

    langues), et qui on a bien sr rapport cet pisode, a refus tout

    commentaire en dehors de celui-ci : Je ne comprends pas, je ne

    comprends pas . Ce qui est honnte et dune grande dignit.

    Vous avez cit la prire pour Dieu de Paul Celan : Wir beten

    Dich an, wir beten fr Dich , nous prions pour Toi. Je crois que

    nous sommes dans une priode de transition. Non pas vers un

    athisme intgral, qui est trs difficile vivre et impose une

    discipline norme. Quand le tlphone sonne deux heures du

    matin, annonant laccident dautomobile qui est notre cauchemar

    tous quand nous avons des enfants, il faut une force norme

    pour arriver dire que cest une horreur statistique, un hasard qui

    na aucun sens. Je connais quelques personnes qui ont cette force,

    pour qui demander Dieu pourquoi il leur a fait cela serait une

    obscnit. Cest trs rare. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des

    gens hurlent encore vers Dieu. Mais cela ne veut pas dire quon y

    croit. Beckett est peut-tre la voie de la transition vers ce nouveau

    monde. Il avait la puissance de mettre dans une virgule une

    rponse mtaphysique. Il y a dans Fin de partie une ligne : He

    doesnt exist, bastard . Selon la place de la virgule, on peut la lire

    de deux faons : Dieu, qui est un bastard, un salaud, nexiste pas ;

    ou : il est un salaud parce quil nexiste pas. Il ny a que Beckett

    qui puisse faire a. La virgule bouge un tout petit peu.

    On est peut-tre dans une priode de transition. Cest ce que

    jai essay de dire dans tous mes livres. Ds le premier, ds Tolsto

    et Dostoevski, jai eu la conviction que quand la question de

  • Le futur de lautorit

    41

    lexistence de Dieu ne sera plus une question adulte, srieuse,

    obsessionnelle si vous voulez, certaines dimensions dans lart en

    Occident, dans la musique, dans la littrature, ne seront plus

    notre porte. Cela ne veut pas dire quil ny en aura pas dautres.

    Le thorme de Fermat a t rsolu Cambridge, aprs trois

    cent cinquante ans de travail intellectuel. Wiles y a travaill sept

    ans, avec p.031 un crayon et un morceau de papier. Pas

    dordinateur. Pense pure, totale, absolue. Le petit dpartement

    de mathmatiques pures, o le thorme a t rsolu, ne peut

    pas contenir plus de cent personnes. Il y en avait plus de mille

    dans la rue. Cest exactement la scne des Mmoires de Cellini,

    o lon voit tout Florence attendre dans la rue que le Perse sorte

    de sa gangue de bronze. Il y avait des milliers de gens. Mes

    collgues reviennent au Collge pour dner, ivres de bonheur. Je

    nexagre pas. Ivres dune sorte dextase. Ils mont dit : Il y

    avait quatre solutions possibles, et cest la plus belle qui est la

    vraie. La plus belle. Je leur ai demand de mclairer : le mot

    beaut tait-il une analogie, une mtaphore ? Ils mont

    rpondu que non, pas du tout : Le mot beaut, pour nous, a un

    sens tout fait prcis et concret. Prcis et mathmatique. Je

    leur ai demand de maider comprendre. Ces gens sont

    vraiment trs gnreux devant les pauvres idiots que nous

    sommes. Ils mont rpondu : Il faudrait vingt ans de

    prparation avant que tu comprennes ce que cest quune telle

    fonction. Nous ne pouvons pas taider. Je leur ai rappel que

    quand on tudie la Kabbale, il faut vingt-cinq ans avant davoir le

    droit den ouvrir une page. Ils ont rigol. Cette soire a t lune

    des plus tristes de ma vie. Cette beaut-l va peut-tre devenir la

    grande beaut. Lhumour des mathmatiques pures : Platon dj

  • Le futur de lautorit

    42

    savait quil y a des rires dans la musique, dans lart, dans

    larchitecture. Il y aura des formes trs nouvelles si le

    bastard doesnt exist . Cest toute mon intuition.

    YOLANDE MUKAGASANA : Je me pose beaucoup de questions

    par rapport lautorit de Dieu durant les tragdies humaines.

    Durant le gnocide au Rwanda, les victimes runies ont beaucoup

    pri, appelant Dieu pour arrter les massacres et, dsespres, lui

    demandant o tait son grand amour et son autorit sur les

    bourreaux. Aprs, les survivants reviennent cette autorit et

    lexistence de Dieu. Que pensez-vous de cette contradiction ?

    GEORGE STEINER : Il ny a aucune solution possible. La question

    remonte au dbut de lhumanit. Les hommes ont hurl au Dieu

    avant les massacres, avant dtre brls vifs. Mais la question de

    la thodice reste ouverte. Il ny a rien de nouveau. Cest pour

    cela que lhistoire de Beslan est si importante : les enfants ont

    trouv une manuvre, ou plutt une procdure, une horreur toute

    nouvelle. Mourant avec Harry Potter sur p.032 les lvres, ils ont

    peut-tre eu une seconde despoir et de pardon que Gospodin ne

    leur avait pas donne. Il y aura des mouvements mdiatiques trs

    dangereux, reposant sur un fondamentalisme techno-mdiatique.

    On commence voir se profiler cela et je suis trs content

    dtre trs vieux.

    QUESTION : Un mythe perse trs ancien qui parle de la cration

    du monde, dit quau dbut rgnait le temps. Le temps voulait avoir

    un fils. Pensez-vous quil a eu raison de vouloir avoir un fils ?

    GEORGE STEINER : Karl Krauss, le plus grand des satiriques, a

  • Le futur de lautorit

    43

    pris le vers biblique au dbut tait le Logos et la remplac par

    au dbut tait le journalisme . Cest merveilleusement vrai.

    Toutes sortes de gens disent ce qui tait au dbut. L-dessus, je

    prfre vraiment Hawking, qui rejoint saint Augustin et dit que la

    notion du temps est insparable du big-bang. Le big-bang, cest le

    temps. Il y a de trs belles quations qui nous disent ce quune

    phrase comme celle-ci signifie et pour une fois elles sont

    abordables. Pour le reste, faites attention : cest du verbiage.

    QUESTION : Dans cette relation dautorit, vous navez pas parl

    une seule fois de la libert, en particulier de la libert de celui qui

    subit lautorit sans la subir. Jai galement trouv quil y avait

    dans votre confrence beaucoup de nostalgie de lautorit, et un

    pessimisme foncier. Est-ce quil faut vraiment tre pessimiste ce

    point ? Dautre part, je ne vois pas comment lautorit des grands

    savants pour lesquels vous avez de ladmiration peut sexercer, si

    personne ne les connat, sils ne se transmettent pas dans le public

    et ne produisent que des choses qui restent entre eux.

    GEORGE STEINER : Je ne suis pas en dsaccord avec vous.

    ALAIN JACOB : Dans votre dveloppement raliste sur lautorit

    militaire, je me suis demand si lautre ple, qui nest pas

    forcment idaliste, il ny aurait pas, indpendamment du message

    de Gandhi, une autorit p.033 venir de la non-violence. La non-

    violence na-t-elle pas une affinit avec lautorit ?

    Je voulais galement faire remarquer que lintervention de Mark

    Hunyadi a soulev un problme lintrieur mme de lautorit. Je

    crois que lautorit du politiquement correct est un exemple de

    factualit qui nous entrane et contre quoi, malgr votre

  • Le futur de lautorit

    44

    pessimisme, nous pouvons peut-tre lutter. A lencontre de cette

    autorit du politiquement correct , il reste, comme vous le

    souhaitez et comme tout le monde le souhaite, une autorit de la

    personnalisation, qui veut que tout le monde devienne davantage

    lauteur de ses actes. Il y a une polarit entre le on et le

    personnel.

    GEORGE STEINER : Je crois quon devient de moins en moins le

    crateur de sa personnalit. Ce sont les clichs de la publicit et

    des mdias qui dominent jusquaux conduites sexuelles. Des

    tudes ont constat que dans lintimit des adolescents amricains

    abordant leurs premires expriences rotiques, les phrases, les

    gestes, les rythmes sont ceux prescrits par le film et la publicit,

    jusque dans les dtails. Dcouvrir la libert dans lintimit devient

    trs difficile.

    Quant au politiquement correct , il faut hurler. O est le

    courage, le courage civil, qui nous permet de dire non ? Dans

    notre beau mtier de professeur, nous pouvons refuser

    denseigner dans les universits o le politiquement correct est

    impos. Nous pouvons montrer aux jeunes que nous navons pas

    peur deux. Mais tout autour de nous, vous le savez mieux que

    moi, cest nouveau la Trahison des clercs grand, grand livre de

    Monsieur Benda : il avait vraiment compris. Nous ne luttons pas.

    Mais a passera. Les jeunes vont sennuyer. Jai voqu lennui

    plusieurs reprises. La force de lennui est une trs grande chose. A

    la longue, ils commencent se poser des questions. Il faut tout

    simplement dire non. Quand on a un doyen qui essaie dexpliquer

    que la fonction dune universit est de crer des fonctionnaires, il

    faut ragir : non, je ne joue pas ce jeu. Il est terrible de scrouler

  • Le futur de lautorit

    45

    devant la menace du politiquement correct . Je suis peut-tre

    optimiste, mais je ne crois pas que cela va durer.

    Il y a dautres dangers. Quand je suis venu lenseignement,

    par exemple, il y avait quatre-vingt-dix pour cent de jeunes gens

    et dix pour cent de jeunes femmes en littrature. Cela

    mhorripilait. Maintenant, les proportions sont exactement

    inverses. Dans mon sminaire de littrature et de littrature

    compare, tout rcemment Harvard, il y avait quatre-vingt-dix

    pour cent de jeunes femmes. p.034 Cest tout aussi faux, tout aussi

    problmatique, et rend tout aussi difficile de bien lire, ensemble, la

    grande littrature. Je vous le disais : il faut apprendre respirer

    sous leau.

    GEORGES NIVAT : Aux premires Rencontres internationales de

    Genve, Julien Benda, prcisment, tait prsent. Nous venons de

    revenir au thme de ces premires Rencontres. Nous avons pu

    constater une fois de plus que la personnalit de George Steiner

    est quelquefois en opposition avec ses thses, parce que le matre

    quil est nous inspire un grand optimisme. Je le remercie.

    @

  • Le futur de lautorit

    46

    LAUTORIT DE DIEU 1

    INTRODUCTION

    par Marc FaesslerThologien et pasteur

    @

    p.035 Il pourrait tre embarrassant davoir prsenter un ami

    auquel qui plus est vous lient des liens familiaux. Mais avec

    Henry Mottu tout embarras disparat. Car sa personnalit directe,

    ses larges connaissances et son exprience internationale nont

    cess, au cours des ans, de faire crotre et grandir

    intellectuellement ses amis. Il a toujours eu lart de nous

    prcder, en avance annonciatrice des penses de demain. Dj

    au collge il skiait plus vite que nous tous ! A dix-huit ans il avait

    lu toute la Dogmatique de Karl Barth ! Demble son

    discernement spirituel et son engagement personnel lieront

    lautorit de Dieu lactive non-violence du geste prophtique

    auquel il consacrera ultrieurement un ouvrage remarqu. Il

    rdigera sa thse sur un moine calabrais du XIIe sicle, Joachim

    de Fiore, en vue de tracer le sillon dune thologie de lesprance,

    une thologie capable de rinterprter la dimension apocalyptique

    du donn biblique dans la perspective dun rgne venir, celui

    dune vivante autorit intrieure de lesprit. Il sera le premier

    lors de ses annes denseignement lUnion Theological Seminary

    de New York nous faire saisir les enjeux de la thologie noire

    amricaine mettant mal la souverainet dominatrice des

    catgories de pense ayant fait autorit durant des sicles dans le

    1 Le 27 septembre 2005.

  • Le futur de lautorit

    47

    christianisme occidental. Les amitis quil nouera avec des

    thologiens de la libration sud-amricains et sa connaissance sur

    le terrain des recherches de transposition culturelle de la

    thologie africaine, lui feront discerner que lautorit du Conseil

    cumnique des Eglises devra ncessairement, lavenir,

    sadosser une p.036 confession de foi totalement renouvele dans

    ses formulations tche laquelle il consacrera de nombreux

    travaux. Devenu professeur de thologie pratique dans notre

    Facult, Henry Mottu affronta avec lucidit la difficile question de

    lautorit que peut garder un sens , une foi , une parole

    rvlante , devant le deuil, la souffrance, les dsastres de la

    violence. Ses publications sur les deux figures paradigmatiques

    que sont le prophte Jrmie ou le thologien rsistant Dietrich

    Bonhoeffer suggrent lexistence, en nous, dune possibilit

    desprance active qui puise au creuset fragile dune autorit

    divine sans pouvoir la force aimante dune protestation contre

    le mal, dune dissidence politique, dune consolation sans

    mensonge.

    Ainsi, au fil de sa rflexion toujours en prise sur le prsent et

    lavenir, Henry Mottu naura cess de nous aider distinguer

    autorit et pouvoir. Cest pourquoi nous lui avons demand

    daborder ce sujet plus que brlant : lautorit de Dieu . Dans la

    confusion actuelle o notre monde est plong sur le plan religieux,

    dissocier lautorit de Dieu de la puissance devient un enjeu

    majeur. Cest une voix autorise qui va tracer ce soir un chemin

    thologique possible, mditer et discuter.

    @

  • Le futur de lautorit

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    HENRY MOTTU Professeur honoraire de la Facult autonomede thologie protestante de lUniversit de Genve, o il a enseign de1988 2004. A exerc le ministre pastoral lEglise franaise de Ble et Cartigny (Genve), o il a galement dirig le Centre de rencontres.Avait enseign auparavant la philosophie de la religion lUnionTheological Seminary de New York (1970-1972, 1976-1977). Engagdans le mouvement cumnique, a t le directeur protestant de lAteliercumnique de thologie (1982-1987). Ses livres rcents sont : Le gesteprophtique. Pour une pratique protestante des sacrements (1998),Dietrich Bonhoeffer (2002), Actualit de Dietrich Bonhoeffer en Europelatine (2004), Dieu au risque de lengagement. Douze figures de lathologie et de la philosophie religieuse au XXe sicle (2005).

    CONFRENCE DE HENRY MOTTU

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    p.037 Lautorit de Dieu ? Peut-tre... Mais de quel Dieu

    sagit-il ? En vue de quel futur ? Et pour faire autorit sur qui et en

    vue de quoi ? Les questions se pressent dans notre esprit.

    Comment montrer et ce sera ma tche la pertinence du

    recours lautorit divine, mme auprs de ceux et celles qui ne

    peuvent plus croire en Dieu ? Lautorit de Dieu fait-elle partie du

    pass de lautorit ou appartient-elle son futur ? Y aurait-il donc

    quelque chose de ncessaire, pour tous, dans ce recours au

    transcendant, y compris dans notre Occident scularis ? On sait la

    nature finalement nigmatique de lautorit ; mais celle-ci, pour

    tre exerce et reconnue, a-t-elle besoin, oui ou non, de la

    transcendance de Dieu ? Telle est la question redoutable qui ma

    t pose et laquelle je vais essayer, avec crainte et

    tremblement..., de rpondre.

    Car, comme lcrivait Martin Buber, mme si le MOT Dieu

    est un mot souill, dchir, manipul, embrigad dans les causes

    les plus absurdes et les plus meurtrires, ce mot demeure

    incontournable, non comme mot, mais comme le NOM du dernier

  • Le futur de lautorit

    49

    recours contre linacceptable de lhistoire. Voici ce quil crivait

    dans Lclipse de Dieu :

    Certes, les hommes dessinent des figures grotesques quils

    signent du nom de Dieu , ils sentre-tuent et prtendent que

    cest en son nom ; mais lorsque scroulent la folie et

    limposture, lorsque dans la pnombre la plus solitaire ils se

    retrouvent face Lui et ne parlent plus de Lui, Lui mais

    soupirent Toi, Toi ! et quils ajoutent ensuite Dieu , nest-ce

    pas le vrai Dieu quils appellent tous, lUnique Vivant, le Dieu des

    enfants des hommes ? Nest-ce pas Celui qui les entend ? Celui qui

    les exauce ? Et le mot Dieu , le mot de lappel, le cri devenu

    Nom, nest-il pas ainsi devenu sacr dans toutes les langues

    humaines et pour tous les temps ? 1

    Mais commenons par carter deux sortes dcueils qui se

    prsentent immdiatement lesprit :

    soit on rve dun monde enchant et fantasmatique, qui

    nexiste plus, o toute autorit humaine tait rapporte lautorit

    divine qui la lgitimait ;

    p.038 soit on postule au contraire un monde qui se serait

    totalement mancip de toute autorit transcendante, un monde

    prtendument libr de Dieu.

    Pour le dire autrement, le dilemme serait celui-ci : ou bien le

    retour lancien thologico-politique de type autoritaire dont

    Paul Ricur nous appelle faire notre deuil 2 ; ou bien la

    complaisance lgard dune position de vide absolu, et pour tout

    1 Martin BUBER, Lclipse de Dieu. Considrations sur les relations entre la religion et laphilosophie, Paris, Nouvelle Cit, 1987, p. 13.2 Paul RICUR, La critique et la conviction, Paris, Calmann-Lvy, 1995, p. 162-164.

  • Le futur de lautorit

    50

    dire, de nihilisme (ou en tout cas danomie).

    Mais il faut se mfier des ou bien, ou bien. Entre la nostalgie de

    la thocratie, dune part, et, dautre part, une socit sans arch,

    sans fondation, faudrait-il choisir ? Je ne le pense pas et je vais

    donc mefforcer de me frayer un passage troit entre ces deux

    extrmes, vers une position tierce que je nommerais, pour faire

    court, une autorit qui ne serait pas... autoritaire , mais qui

    serait une autorit de proposition et, parfois, une autorit de

    protestation. Non pas une autorit qui se pose, mais qui se propose

    la discussion. Non pas une autorit qui disposerait encore dun

    pouvoir, mais qui aurait renonc et cela sa racine tout

    pouvoir. Une auctoritas, en somme, purifie de toute potestas...

    Quelques remarques pralables

    Premire remarque.

    Sil est vrai, selon lEncyclopdie philosophique universelle, que

    lautorit est un pouvoir dont la force ne provient pas de la

    violence , et si la destination de lautorit est laugmentation de

    ltre qui elle sapplique , si donc lautorit est dans son essence

    un service, elle se trouve alors oppose, juste titre, la

    puissance nue, arbitraire, absolue 1. Une premire prcision

    simpose donc dans lide que nous nous faisons de Dieu : Dieu ne

    fait pas nimporte quoi et nimporte o (potentia absoluta) ; mais

    sa puissance ou son autorit sexercent de manire ordonne,

    selon les lois de lhumanisation (potentia ordinata). En langage

    1 Encyclopdie philosophique universelle (sous la dir. de Andr JACOB). Les notionsphilosophiques, tome I (philosophie occidentale), Paris, PUF, 1990, p. 204-207 Autorit par F. CHAZEL.

  • Le futur de lautorit

    51

    thologique, cest le Dieu rvl dans un corpus dEcritures et,

    pour les chrtiens, en Jsus, le Christ, qui seul prvaut sur le Dieu

    naturel ou immdiat. Pour nous par consquent, ce quon appelle

    Dieu nest pas assimilable sans recul critique lAbsolu, lEn

    Soi, au Premier Moteur ou au Dieu Tout-Puissant. p.039

    Deuxime remarque.

    Le problme de fond qui se pose celui ou celle qui rflchit

    sur lautorit, cest sa source. Car si le caractre fondamental de

    lautorit est dtre tout simplement reconnue, il faut, pour quelle

    le soit rellement, quelle provienne manifestement dune Source

    pure. Or, le thologien se heurte ici aux dngations du sens

    commun : comment voulez-vous que lautorit de Dieu continue de

    faire sens ou ait encore un avenir, alors quelle a t le prtexte

    tant de crimes commis en son nom ? On se heurte ici lhistoire.

    Alors que lon a tout fait dans le pass pour renforcer lautorit de

    Dieu, cest en voulant la renforcer quon la anantie. Hannah

    Arendt crit sobrement : Lautorit exclut lusage de moyens

    extrieurs de coercition ; l o la force est employe, lautorit

    proprement dite a chou 1. Hannah Arendt comme Alexandre

    Kojve 2 ont beaucoup insist, en effet, sur le fait que lautorit est

    distincte du pouvoir et quelle na rien voir ni avec la violence ou

    la force, ni mme avec la persuasion, mais avec la hirarchie en

    tant quelle est reconnue dans sa lgitimit.

    Je vais donc devoir, comme thologien, purifier la Source de

    lautorit divine purifier au sens philosophique du terme. Car

    1 Hannah ARENDT, Quest-ce que lautorit ? in La crise de la culture, Paris,Gallimard, coll. Ides, 1972, p. 123.2 Alexandre KOJEVE, La notion de lautorit, Paris, Gallimard, 2004 nouv. d., p. 58, p.60 et passim.

  • Le futur de lautorit

    52

    cest parce que lon a dans lhistoire mlang, entrecrois, ml

    Dieu et Csar que Csar a vaincu et que lide de Dieu a perdu sa

    crdibilit. Comment faire ds lors pour tablir les critres qui vont

    identifier convenablement et authentifier la source de lautorit,

    sans plus confondre Dieu avec une idole ?

    Troisime remarque.

    Mais, me direz-vous, lautorit de Dieu a-t-elle jamais t

    pure ? Il y a l, au-del de la terminologie, un vrai

    problme. Cette autorit ne fut-elle pas et ne demeure-t-elle pas

    mdiatise en effet par des textes, des inter-textes, des tres

    humains et des institutions qui prtendent parler en son

    Nom . Mais la mdiation humaine de lautorit nobscurcit-elle

    pas sa source ? Comment rguler son usage et prvenir les

    abus ? Cette mdiation tex