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TARIQ RAMADAN

LE GÉNIE DE L’ISLAMInitiation à ses fondements,

sa spiritualité et son histoire

Presses du Châtelet

Je dédie ce livre éléctronique à mon frère

Nabil

J'aime lire et partager bien sûr !

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À Jennifer Reghioui,

Un immense merci pour la présence,

la confiance, l'humour et le soutien

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Introduction

Alors que, de l’avis général, cette religion reste particulièrement malconnue, plus un jour ne passe sans que l’on entende parler d’islâm.Presque aussitôt, il est question de violence, de terrorisme, du statutdes femmes, de l’esclavage, etc. De sorte que les musulmans sontsouvent amenés à devoir répondre et à se justifier sur ce que l’islamn’est pas.

Ce que l’islam est véritablement, la société et les médias n’offrentque peu d’espace pour l’expliquer. C’est cette lacune que le présentouvrage voudrait combler en se donnant pour objectif de répondre auxquestions soulevées et d’introduire le lecteur, de la façon la plussimple et la plus profonde, aux principes de 1 ’islâm, à sa spiritualité,à ses rituels, à son histoire, à sa diversité, à son évolution, commeaux défis contemporains auxquels les musulmans font face.

D’aucuns seront surpris par son titre : Le Génie de l’islàm. S’agit-ild’un livre apologétique ou, pire, d’une provocation ? Ni l’un ni l’autre.En écho au fameux Génie du christianisme de Chateaubriand, il seveut une initiation à un univers de référence, à des rituels et àune histoire riches et qui ont façonné des hommes, nourrides civilisations et contribué à l’évolution de l’humanité. En Occidentmême, nombreux sont-ils - Voltaire, Goethe, Lamartine, Nietzsche ettant d’autres - à avoir reconnu le génie du Prophète de l'islam et celuide la civilisation islamique. Loin des controverses et des perceptionsnégatives, cet ouvrage voudrait présenter l’islam dans son unité et sadiversité en introduisant le lecteur aux fondements du Message et àses finalités. Initiation à son génie, au sens où Yislàm fut sourced’inspiration pour tant d’esprits éclairés - savants, mystiques,philosophes, scientifiques, artistes, etc.

Il importe néanmoins de se préparer intellectuellement etpsychologiquement à la rencontre avec une religion et une civilisation.L’univers de Yislàm est aussi complexe que celui de l’hindouisme, dubouddhisme, du judaïsme et du christianisme. Ses textes de référencesont difficiles et s’offrent à des interprétations diverses, parfois

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contradictoires. Quant aux écoles de pensée et auxdifférentes cultures de Yislàm, elles ne facilitent pas un accèssimplifié à l’essence de cette religion, qu’il importe d’aborder dans uneattitude d’ouverture intellectuelle. L’univers auquel le lecteur va êtreintroduit, en effet, a ses propres principes, sa cohérence, saconception de l’être humain, de la vie et de la mort. L'islam est dotéde références, de principes immuables et d’applications temporelles.Quiconque souhaite comprendre sa nature, son évolution et sesdéfis doit s’armer de connaissances religieuses, historiqueset juridiques.

Pour le lecteur, ce voyage est une invitation à la curiosité, à l’effort,mais aussi à l’humilité intellectuelle. Reconsidérer les opinions quel’on croyait des évidences, dépasser ses préjugés et suspendre sonjugement, le temps d’une découverte : autant de dispositions requisesau seuil de cet apprentissage, car elles permettront ensuite le débatde fond et la réflexion critique constructive dont nous avons tantbesoin aujourd’hui, loin des réactions émotionnelles, des peurs ou desjustifications apologétiques. Cette introduction n’exige cependant dulecteur aucune connaissance préalable et se propose, au contraire, delui rendre l’univers islamique aisément accessible, dans ses aspectsreligieux aussi bien que civilisationnels.

Le premier chapitre (p. 19) est une introduction à l’histoire de l'islam.Il présente la mission prophétique de Muhammad, met en perspectiveles éléments essentiels du Message, considère leur évolution après lamort du Prophète et souligne, notamment, les divergences séparantles sunnites des chiites et retraçant l’établissement des grandsempires.

Le deuxième chapitre (p. 65) aborde les références premières, lestextes fondamentaux et le sens même du mot islam. Il y seraquestion de la quête de Dieu et des relations aux autresmonothéismes.

Le troisième chapitre (p. 101) traite des « piliers de la foi », de lapratique religieuse, ainsi que des obligations et des interdits liés àcette pratique.

Le quatrième chapitre (p. 151) définit ce que sont la sharï'ahla Voie etses priorités, les différentes formes du jihâd* et les priorités del’action sociale.

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Enfin, le cinquième et dernier chapitre (p. 195) s’intéresse aux défiscontemporains - ils sont nombreux - auxquels font face les musulmansdans les sociétés majoritairement musulmanes, comme en situationminoritaire.

Les différents thèmes et les éléments d’explication livrés au fil deschapitres ne le sont jamais de façon strictement théorique. Pourchaque question abordée, on présentera le principe de base, maisaussi la diversité des interprétations, 1. Tous les mots arabes suivisd’un astérisque (*) se trouvent traduits et définis dans le glossaire, p.266.

voire les contradictions entre lesdits principes et leur application dansl’Histoire, jusqu’à nos jours.

Les questions les plus sensibles, celles qui font aujourd’hui débat(shari ah, jihâd, statut des femmes, polygamie, esclavage, violence,etc.), ne sont pas éludées. Elles ne font pas non plus l’objet d’undiscours apologétique, mais sont examinées au gré d’une réflexionplus générale et plus profonde, relative aux enseignementsislamiques. Intégrées à une analyse plus large, ces questions sontmises en perspective ; traitées de façon isolée, elles seraient par làmême faussées.

Cet ouvrage se veut donc un voyage d’initiation à la terminologie, auxprincipes, aux pratiques et aux espérances des musulmans. Le lecteur,chemin faisant, trouvera des réponses à certaines questions qui, sil’actualité s’en est emparée, ne sauraient résumer la richesse del'islam et de ses enseignements.

Notre conclusion (p. 249) sera suivie d’un petit exercice de mise aupoint (p. 255) sur dix idées reçues au sujet de l'islam. Occasion dedéconstruire certains stéréotypes et d’expliciter certaines notions malou peu comprises d’un grand nombre de gens, y comprisdes musulmans eux-mêmes : shari 'ah, jihâd, fatalisme, prescriptionsvestimentaires, égalité des sexes, abattage rituel, identitémusulmane, etc. Chacun pourra ainsi évaluer ses connaissances et sesperceptions.

En fin de volume, on trouvera un glossaire détaillé des termes arabes,avec leur translittération et leur traduction (p. 266), ainsi qu’un indexthématique des notions spécifiques abordées dans cet ouvrage (p.

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281). Ces annexes se complètent d’une bibliographie indicative, afinde poursuivre la réflexion et d’approfondir sa connaissance de l'islamdans toute sa diversité.

Chapitre 1

HISTOIRE

C’est à La Mecque, dans la péninsule Arabique, que l'îslâm voit le jour.Les Arabes sont alors majoritairement polythéistes, même s’il setrouve parmi eux des juifs, des chrétiens (surtout dans la région deYathrib, ancien nom de la ville de Médine), mais aussi des hunafâ’*, nijuif ni chrétiens, qui prônent un monothéisme de traditionabrahamique et refusent le culte des idoles. Géographiquement, laPéninsule se trouve à l’épicentre des tensions entre deux grandsempires — byzantin, sassanide-perse — que l’expansion rapide de /îslâm va surprendre et ébranler. Dans ce premier chapitre, onrappellera les principales étapes de la vie du Prophète Muhammad,telle que la rapporte la tradition musulmane ; elles constituent ce àquoi croie l'immense majorité des musulmans, au-delà des différentesbranches (sunnites! chiites) et des courants de pensée (littéralisme,réformisme, mysticisme).

*

Muhammad et la naissance d’une religion

Pour élaborer l’essentiel de ce qui est devenu la tradition musulmane,savants et historiens musulmans se sont référés, au cours des siècles,à trois sources primordiales. La première

est le Coran, les deux autres sont les traditions prophétiques et lesdifférentes biographies (sïrah*) du Prophète. Les ouvrages historiquestrès connus, celui du célèbre Tabarï notamment, s’appuient sur cessources primaires, ajoutant parfois des récits provenant des traditionsjuive ou chrétienne.

Il faut garder à l’esprit que l’essentiel des faits rapportés, à l’origine,provenait de la tradition orale, de sorte que la précision des dates etdes lieux n’était pas garantie. Au cours des siècles, des vérificationsscrupuleuses ont permis de remettre en question certains récits, deréajuster certaines dates, voire de rejeter purement et simplement

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certaines traditions prophétiques. Ce travail critique est toujours encours et de nombreuses investigations restent à entreprendre.

Naissance

Selon Ibn Ishàq, l’un de ses premiers biographes, Muhammad seraitné « un lundi, le 12, pendant la nuit du mois de Rabï' al-Awwal,l’année de l’éléphant1 », qui correspond à l’année 570. L’exactitude dece jour a été discutée (le calendrier musulman est lunaire), mais lamajorité des musulmans la retient dans de nombreux pays,surtout certains courants mystiques, notamment pour célébrersa naissance (al-mawlid al-nabawî).

Son père, Abd Allah, est mort lorsque sa mère, Àminah, était enceintede deux mois. Orphelin de père, Muhammad, quoique issu du nobleclan mecquois des Banü Hàshim, vient donc au monde dans unesituation sociale fragilisée. Sa mère, contrainte de tenir son rang, n’apas les moyens de subvenir aux besoins de sa famille. Il était decoutume, à La Mecque, de confier son enfant à une nourrice des tribusbédouines nomadisant dans le désert proche. Cependant, parce qu’ilest orphelin de père, les nourrices refusent l’une après l’autre deprendre en charge cet enfant dont elles craignent de ne tireraucun bénéfice. C’est finalement Halïmah, arrivée la dernière, quandtous les nourrissons ont été placés, qui accepte d’emmenerMuhammad, afin ne pas rentrer bredouille au village. Pendant quatreans, l’enfant va grandir au désert avec Halïmah, dans des conditionsde dénuement qui ne seront pas sans répercussions sur sa vie future.

Orphelin

Un jour, sa nourrice prend peur : ayant déjà perçu des phénomènesétranges autour de l’enfant et craignant tout à coup que celui-ci nesoit atteint d’une maladie, elle décide de le rendre à sa mère.Muhammad va rester deux ans avec cette dernière, jusqu’au jour où,sur le chemin de Médine, Aminah meurt à son tour. A six ans, le voilàorphelin de père et de mère, pauvre et isolé. Le Coran, plus tard,lui rappellera ce dénuement.

L’enfant est ramené à La Mecque où son grand-père, ‘ Abd al-Muttalib,le prend en charge. Lorsque celui-ci meurt à son tour, c’est son oncleAbu Tàlib, dont les affaires ne sont pas toujours florissantes, qui

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l’accueille et l’élève comme son propre enfant. Devenu berger,Muhammad voyagera souvent avec lui. Il a douze ans lorsque tousdeux accompagnent une caravane de marchands en Syrie. Lors duvoyage, il suscite la curiosité d’un moine chrétien du nom de Bahïrah,qui signale à son oncle le caractère exceptionnel du jeune homme.

Ce n’est pas la première fois que sa singularité est remarquée. Dèsson plus jeune âge, Muhammad intrigue : sa mère, sa nourrice, sonentourage. De surcroît, le jeune garçon a très tôt manifesté dessignes de distinction morale que tous lui reconnaissent : honnêteté,serviabilité, douceur. Dès l’âge de douze ans, il participe à unerencontre de chefs de clan au cours de laquelle il est décidéqu’un homme (résident ou en visite) ne sera plus protégé à La Mecqueen fonction de son appartenance à un clan, puissant ou non, mais,quel que soit son statut, en raison du seul principe de justice. Unpacte dit « des Vertueux » (hilf al-fudül *) entérine leur décision. Desannées plus tard, après le début de la Révélation, le Prophètes’en souviendra, laissant entendre que son principe était en accordavec ceux de l'islam.

Mariage

Muhammad s’apprête donc à devenir commerçant. Peu à peu, il se faitune réputation de rigueur morale et de succès en affaires. Une richeveuve indépendante, Khadïjah, ayant entendu parler des qualités dujeune homme, décide de l’employer. Elle n’aura pas à s’en plaindre :Muhammad se montre efficace et digne de confiance. Tant et sibien que Khadïjah lui fait parvenir une proposition de mariage, qu’ilaccepte. Il a alors vingt-cinq ans et son épouse, rapporte la tradition,en a quarante - mais des recherches plus poussées, ainsi quecertaines sources, lui en attribueront vingt-huit. Khadïjah donnera àMuhammad de nombreux enfants. Le premier né, Qàsim, meurt à l’âgede deux ans, puis viennent Zaynab, Ruqayyah, Um Kulthüm,Fàtimah et enfin ‘Abd Allah, qui décède à son tour avantd’avoir atteint sa deuxième année.

Muhammad, qui n’aura donc eu que des filles, continue à menernormalement sa vie de marchand. Sa réputation d’homme de bien vagrandissant. A La Mecque, on l’appelle « al-Sàdiq al-Amïn », c’est-à-dire l’homme qui parle vrai et respecte les dépôts. Mais, à l’âge detrente-cinq ans environ, il ressent un puissant appel à la

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spiritualité. Il n’a jamais cru aux idoles que vénèrent les Mecquois etcherche une réponse plus satisfaisante. C’est dans une grotte desenvirons de La Mecque que, chaque année, il s’isole désormais prèsd’un mois, dans l’espoir de trouver une réponse par la méditation.

Révélation

Muhammad a quarante ans lorsque, un jour, l’ange Gabriel lui apparaîtpour lui annoncer que Dieu l’a choisi comme Messager (Rasül Allah) etdernier « envoyé » à l’humanité. « Lis, au nom du Dieu qui a créé » :tels sont les premiers mots qu’il entend. Effrayé, il retourne auprès deson épouse Khadïjah, qui le réconforte et l’apaise : son mari est tropbon pour que le diable y soit pour quelque chose. Et même, ellel’emmène voir son cousin Waraqah ibn Nawfal, un chrétien ; ilconfirme à Muhammad qu’il est bien marqué du sceau de la prophétieet prédit que son peuple le reniera.

Vingt-trois années durant, à intervalles irréguliers, les révélations sesuccèdent, innombrables. Muhammad en transmet le message auxsiens qui, à l’exemple de sa femme Khadïjah et de son cousin Alï, seconvertissent les premiers. D’autres, même parmi ses proches, ne lerejoindront pas, tel son oncle Abü Tàlib, qui l’avait accueilli etqu’il aimait tant.

Cependant, la prédication de Muhammad devient publique. Avec ellecommencent les persécutions, les notables considérant qu’il remet encause leurs croyances, l’organisation sociale et les prérogatives despuissants. Mais la richesse, le pouvoir et les femmes qu’ils luioffrent, Muhammad les refuse. Quand bien même on lui donnerait « lesoleil dans sa main droite et la lune dans sa main gauche », il n’auraitde cesse de transmettre son message. Car il a une mission àaccomplir.

Pendant treize années, au gré des révélations qui lui parviennent,Muhammad va prêcher ce message. Il s’articule autour de quatre axes: la foi en l’unicité de Dieu (Tawhid), le statut du Coran en tant queparole de Dieu, la nécessité de la prière et du bon agir, et enfin leretour à Dieu au jour du Jugement dernier.

Persécution et Hégire

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D’abord publiquement, puis secrètement, de plus en plus d’habitantsde La Mecque se convertissent, des femmes comme des hommes,ainsi qu’une grande majorité de pauvres ou d’esclaves qui se voientainsi affranchis.

Parmi les premiers convertis, cependant, certains sont tués. D’autres,les plus vulnérables, sont quotidiennement harassés, voire torturés.La communauté des premiers musulmans, ostracisée, vit desmoments très difficiles. Quant au Prophète, il perd peu à peu sesprotecteurs : sa femme Khadljah et son oncle Abu Tàlib meurent lamême année, en 619. Les habitants de La Mecque, les Quraysh,veulent désormais sa mort. Les persécutions atteignent un tel degréque la vie y devient impossible.

Déjà, Muhammad a envoyé un groupe de musulmans chercher refugeauprès du négus chrétien d’Abyssinie, qui leur a fait bon accueil. Maisvoici qu’une nouvelle révélation l’invite à quitter La Mecque. Il s’yprépare pendant près de deux ans, établit des pactes avec des tribusde Yathrib au moment des grandes foires de La Mecque et organise safuite. En l’an 622, c’est le départ : la grande majorité des musulmansprend le chemin de Yathrib, à la suite de Muhammad. Le Prophète ausé d’un stratagème : avec son ami Abu Bakr et leur guide, ils ontmine de partir vers le sud, avant d’emprunter la route du nord.C’est l’Exil, ou Hégire, dont Umar ibn al-Khattàb — proche compagnondu Prophète, qui deviendra le deuxième calife après sa mort - choisirade faire le début, l’an 0 du calendrier lunaire islamique.

Médine

Arrivés à destination, les premiers exilés (muhàjirün*) sont accueillispar les premiers convertis (al-Ansâr*) de Yathrib, qui prendra le nomde Médine, la « ville illuminée ». Entre eux, il établit le « pacte defraternité » (mu âkhâ*), qui permet aux nouveaux venus des’installer et de réorganiser leur vie. Des mosquées sontconstruites, des réformes sont apportées au sein de la sociétéde Médine, notamment dans les relations claniques et les règles degestion du grand marché central.

Peu à peu, la communauté spirituelle musulmane établit son cadre,malgré les tensions internes liées à l’exil, aux différences de statutset aux démêlés des Aws et des Khazraj, tribus de l’ancienne Yathrib

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qu’opposent de perpétuels contentieux. Le Messager établit unecharte, souvent appelée « Constitution de Médine », qui recense lesrègles permettant aux musulmans de vivre ensemble en bon entente,ainsi qu’avec les juifs (les chrétiens sont très peu nombreux àMédine), dont il est stipulé qu’ils font partie de Yummah et jouissentdes mêmes droits et devoirs que les musulmans. Ce dernier points’applique à toutes les minorités.

A l’extérieur, cependant, un front de guerre ne tarde pas à s’ouvriravec les gens de Quraysh, qui n’acceptent pas que les musulmanspuissent trouver un refuge ailleurs et survivre à leur volonté de leséliminer. L’hostilité grandit, les batailles se succèdent : Badr, Uhud, al-Khandaq (la « bataille des tranchées »), puis Khaybar, Mu ta, Hunayn.D’autres tensions s’exacerbent avec les tribus juives des BanüQaynuqa', Banü Nadir et Banü Qurayzah, lesquelles feront allianceavec les Quraysh, au contraire d’autres tribus juives du Nord restéessous la protection du Prophète.

Après l’avoir emporté sur les Banü Qaynuqa', qui avaient trahi le pacteet fait alliance avec l’ennemi, le Prophète choisit de les gracier et deles expulser, malgré la coutume guerrière qui consistait à exécuter leshommes des clans et à livrer femmes et enfants comme captifsde guerre. Il n’en retrouve pas moins certains de ceux à qui il a laisséla vie sauve dans le clan des Banü Nadir, lesquels l’ont de nouveautrahi et attaqué. Il leur épargne une nouvelle fois l’exécution et leurenjoint de s’exiler. Mais, apprenant que les Banü Qurayzah l’ont trahi àleur tour, avec le concours d’exilés des clans Banü Qaynuqa' et BanüNadir, il dépêche une armée qui parvient à les vaincre. Et, cette fois, ildemande qu’ils soient jugés selon leur propre tradition, par un jugequ’ils auront eux-mêmes accepté. La sentence est sans merci : leshommes sont exécutés. Après trois trahisons, elle fut la première etla seule sentence de cette nature. Cette fermeté a pour effet deterrifier les clans avoisinants et met un terme aux trahisons despactes.

Direction

Au fil du temps, la communauté musulmane de Médine assoit uneprésence régionale et noue des alliances qui, peu à peu, lui assurentune plus grande sécurité.

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Le Messager, lui, s’est remarié avec 'À’ishah, la fille de son ami AbüBakr. La tradition rapporte qu elle avait six ans lors du mariage et neufau moment de la consommation (comme il pouvait être d’usage àl’époque), mais nombre d’historiens, recoupant des événementsrelatifs à la biographie de Muhammad, avancent que ‘À’ishahétait plutôt âgée de seize à dix-huit ans.

Resté monogame pendant vingt-cinq ans, le Messager épousera onzefemmes après son installation à Médine. Ces mariages, pour laplupart, lui permettent surtout de sceller des alliances avec certainsclans, comme de coutume à cette époque. À Médine, il a égalementreçu une délégation chrétienne de Najrân, aux membres de laquelle ila permis de prier dans sa mosquée, dans le respect de leur rituel. Ilétablit ainsi des contacts régionaux qui permettent aux tribus etnations voisines de voir et de comprendre que les musulmans ne sontpas ces « fous insensés » que décrivent les gens de La Mecque, lesQuraysh.

Jusqu’à leur arrivée à Médine, les musulmans priaient en direction deJérusalem, considérée comme la ville sainte unissant les troismonothéismes. À Médine, le Prophète reçoit une révélation qui luienjoint de se tourner vers La Mecque, où se trouve la Ka'bah.Symboliquement, c’est la « maison de Dieu » (bayt Allah), le Centrevers lequel les musulmans se tournent pour prier, comme pourdiriger leur cœur et leur vie en direction de Dieu : « Tourne ton visagevers la Mosquée sacrée [la Ka'bah] et, partout où vous vous trouvez,tournez vos visages vers la Mosquée2. » Ainsi, toutes les mosquéesdu monde seront orientées dans la direction de La Mecque. Quant àJérusalem, première des « directions » (qiblah*), elle restera un lieusaint majeur de la tradition musulmane.

Al-Hudaybiyyah

Les récentes victoires musulmanes ont assis la réputation du « roi desArabes », comme l’appellent les chefs des puissances voisines.

En l’an 6 de l’Hégire (628), durant le mois du Ramadan, Muhammadfait un rêve dans lequel il se voit accomplir le pèlerinage à La Mecque.Il demande à ses compagnons de se préparer à l’y suivre, sans armes,afin que les chefs de La Mecque comprennent bien qu’il ne s’agit pasde livrer bataille. Mais les Quraysh s’y opposent. Après maintes

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négociations, toutes au désavantage des musulmans, est signée la «trêve d’al-Hudaybiyyah » (sulh al-Hudaybiyyah) : les musulmansdoivent rebrousser chemin, mais ils pourront accomplir le pèlerinagel’année suivante.

Ainsi pacifié ce dernier front, le Prophète décide d’envoyer une missiveà tous les souverains des empires voisins : le négus d’Abyssinie(Ethiopie), le roi de Perse Chosroes, l’empereur byzantin Héraclius, legouverneur d’Égypte Muqawqis, d’autres encore. La teneur de ceslettres est sensiblement toujours la même : le Prophète se faitconnaître comme « Envoyé de Dieu », dont il rappelle l’unicité à sesdestinataires, et les invite à accepter l'islam. En cas de refus, illes rendrait responsables devant Dieu de l’égarement de leur peuple.Les réponses seront diverses : si le négus accepte l'islàm, d’autresréagissent plus violemment, jusqu’à humilier ou tuer l’émissaire duProphète.

La Mecque conquise

L’année suivante, selon les termes de la trêve d’al-Hudaybiyyah,Muhammad et sa communauté effectuent le petit pèlerinage(‘umrah*). Mais, un an plus tard, des alliés des Quraysh, concernéspar ladite trêve, rompent le pacte en attaquant des clans placés sousla protection du Messager. Considérant que cette rupture de pactemet fin à la trêve, ce dernier mobilise une armée et se dirige sur LaMecque. Après un siège assez bref, les musulmans conquièrent LaMecque durant le mois du Ramadan de l’année 630 (an 8 de l’Hégire).

Le Prophète entre dans la ville prosterné sur son cheval. Il détruit lui-même les idoles qui se trouvaient dans la Ka'bah, espace sacrédésormais destiné à l’adoration du Dieu unique3. Puis il fait venir leshabitants de La Mecque qui l’ont combattu pendant près de vingt anset leur annonce : « Allez, vous êtes libres. » Leur ayant pardonné, ilse réinstalle dans sa ville d’origine, où il reste quelque temps. Mais,après la bataille du Hunayn, qui lui permet de renforcer un front,il prend la décision de retourner à Médine, d’où il continueà administrer l’ensemble de la communauté. Denombreuses députations de clans proches ou éloignés viennent faireallégeance à son autorité, désormais solide et reconnue.

Muhammad retournera à La Mecque pour effectuer le grand pèlerinage

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(Hajj), ou « pèlerinage d’adieu » car il n’y en aura pas d’autre. À cetteoccasion, il délivre un sermon resté célèbre, rappelant les fondementsde l'islâm. Puis il reçoit cette révélation, parmi d’autres de même sens: « Aujourd’hui, J’ai parachevé pour vous votre religion, Je vous aiaccordé Ma grâce pleine et entière et J’ai agréé l'islâm pour vouscomme religion4. » Il comprend que sa mission touche à sa fin.

Mort

De retour à Médine, Muhammad gère les affaires courantes de lacommunauté. Gagné par la maladie, il exige de régler toutes sesdettes matérielles, comme sentimentales et spirituelles, et se prépareà quitter ce monde. Le dernier cycle de la Prophétie parvenu à sonterme, il est temps pour le Messager de s’en retourner à Dieu. En 632,la onzième année de l’Hégire, le Messager s’éteint chez son épouse'Â’ishah.

Sa mort est un choc. Effondré, ‘Umar proclame qu’il tuera quiconqueosera annoncer que le Prophète n’est plus, assurant que celui-ciressuscitera. Abü Bakr, l’ami du Prophète, pourtant si sensible, faitpreuve de plus de calme et de sang-froid. Ecartant Umar, il affirme : «Que ceux d’entre vous qui adoraient Muhammad sachent queMuhammad est mort ; quant à ceux qui adoraient Dieu, qu’ils sachentque Dieu est le Vivant, qui jamais ne meurt5. » Puis il récite le verset: « Muhammad n’est qu’un Messager avant lequel des Messagers sontdéjà passés. Est-ce que, s’il meurt ou s’il est tué, vous reviendriez survos pas ? Quiconque reviendra sur ses pas ne nuira pas à Dieu ; etDieu récompense ceux qui sont reconnaissants6. »

Le Message

Les révélations, commencées en 610 avec les cinq premiers versets dela sourate 96 (« Lis au nom de Ton Seigneur... »), sont parvenues auProphète de façon irrégulière, au gré des circonstances, jusqu’à samort en 632. Le dernier verset révélé, selon la majorité des savants,serait le suivant : « Et craignez le jour où vous retournerez vers Dieu,où chaque être sera rétribué selon ce qu’il a gagné, et nul ne seralésé7. »

Dieu, la Création

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Les premières révélations ont pour fonction de convertir le cœur et leregard du Prophète et de ses premiers Compagnons. Il est d’abordquestion de Dieu, de Son unicité ( Tawhïd), de Sa présence qui semanifeste par des signes que les croyants sont invités à observer et àméditer. Les références à la Nature, au ciel, à l’aube, au soleil, à lalune, aux arbres, aux montagnes, au désert ou à l’eau abondent dansles premiers versets, pour la plupart regroupés à la fin du Coran dansson agencement définitif. Tous ces éléments naturels (âyat) sontprésentés comme des signes de la présence du Créateur et du sens dela vie. La Révélation l’indique : « Nous leur montrerons Nos signesdans les horizons et en eux-mêmes, jusqu’à ce qu’il leur apparaisseclairement que ceci est la Vérité8. »

Ce nouveau rapport à la Nature est le miroir d’un nouveau rapportavec soi ; car de multiples signes nous habitent également, qui fontécho au macrocosme. Ces correspondances entre l’intimité de soi et letout de l’univers, caractéristique de tant de spiritualités asiatiques, semanifestent par la Révélation même. Elles appellent l’être humain àfaire la paix avec soi-même. Dire Dieu, trouver Dieu, c’est seréconcilier avec sa nature profonde, avec la fitrah*, cetteaspiration originelle en quête de réponse et qui, en Dieu, trouvele réconfort : « N’est-ce pas au souvenir de Dieu que lescœurs s’apaisent9 [trouvent la paix, la sécurité] ? »

Cette paix intérieure est un signe (âyah), c’est le langage que Dieutient aux cœurs qui se sont convertis, au sens littéral, à une foi quiest un nouveau regard sur le monde et sur soi. Il s’agit de mieux voirce qui nous habite ou nous entoure et dont on n’avait pas perçu lesens, faute d’attention. « Il y a en vérité dans la création des Cieux etde la Terre, et dans la succession de la nuit et du jour, des signes pourceux qui sont doués de discernement10. » La présence du divin estcomme une lumière qui transforme les perceptions. C’est à partir decette expérience que, par opposition, le Coran décrit les « négateursau cœur voilé » (kuffâr*) : « Que ne cheminent-ils sur la Terre afinqu’ils aient des cœurs avec lesquels raisonner ou des oreilles aveclesquelles entendre ? Certes, ce ne sont pas les yeux quideviennent aveugles, mais les cœurs dans les poitrines11. »

Les pauvres

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De la même façon qu’il convient d’observer la Création qui nousentoure et lui donner du sens, il nous est demandé de prêter attentionaux pauvres, invisibles dans notre quotidien. Les premiers versetsrévélés ne cessent de porter l’attention des croyants vers lesindigents, négligés, ignorés et déconsidérés. Le Coran décrit lescroyants sincères en ces termes : « Ils donnent à manger, par amourde Dieu, au pauvre, à l’orphelin et au prisonnier [Et ils disent] : “Nousvous offrons de la nourriture pour Sa seule Face [par amour de Dieu],nous n’attendons de vous ni récompense ni remerciement.”12 »

La conversion par la foi suppose un changement de disposition vis-à-vis des pauvres. Le Messager avait coutume d’invoquer Dieu en disant: « O Dieu, nous Te demandons [de nous octroyer] l’amour despauvres13. » Ici encore, la foi transforme notre vision par l’octroi d’unenouvelle valeur aux êtres et aux choses. Le pauvre, invisible et perçucomme inutile, devient le centre de l’attention spirituelle, de mêmeque la Nature, négligée du fait même de sa normalité, devient un livrede signes à méditer. Les premières révélations parlent de Dieul’Unique, invisible et que rien n’égale. Elles rendent visibles au cœur,par la conversion, ce que les yeux ne savent plus voir : la beauté de laNature et l’humanité des pauvres et des orphelins.

La prière et le Jugement dernier

Durant les premières années de la mission prophétique, la Révélationparle d’elle-même, en langue arabe claire, en tant que parole révéléede Dieu contenant la Vérité (al-Haq*). Elle a pour fonction de rappeleraux Hommes l’essentiel de tous les messages prophétiquesantérieures.

Les multiples appellations du Coran indiquent sa fonction : il est leLivre, la Lumière, le Rappel, le Discernement, etc. Le Texte révélé ad’abord pour fonction de rappeler la présence du Créateur, de SaGrandeur et de Sa Miséricorde. Il confirme ensuite les limiteshumaines de la connaissance et l’impossibilité de répondre seul etrationnellement aux questions liées à la vérité, au sens de la vie etaux réalités de l’invisible. Dans la relation à Dieu qui vient aux êtreshumains par la Révélation, il est attendu de ces derniers qu’ilss’élèvent par la prière. Par le Texte révélé, qui oriente, et la prière, quienracine et confirme l’Homme dans son choix de conscience, s’établitune correspondance, un dialogue entre l’Unique et l’Homme.

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Les musulmans seront d’abord invités à prier deux fois par jour, ainsique la nuit, avant que ne s’établisse la prescription définitive des cinqprières quotidiennes.

Un thème est récurrent dans les premières révélations qui parviennentau Messager : l’éducation intellectuelle et spirituelle dans laquellel’Homme doit s’engager pour se rapprocher de Dieu en réformant sacompréhension, sa perception et ses actions. Ce qui doit l’y aider,c’est le rappel du jour du Jugement dernier où l’Homme retourneravers son Créateur et devra rendre compte seul de ses actes, « Jour oùni l’argent ni les enfants ne seront d’aucun secours, si ce n’est à celuiqui viendra à Dieu avec un cœur pur [sain, dans l’état originel]1 ». Aumoment de rendre compte de nos actions, le paradis sera offert à ceuxqui auront fait le choix de la piété et du bien ; ceux qui auront nié,fait le mal et répandu la corruption sur la Terre seront destinés àl’enfer.

Le Message contient donc un avertissement aux Hommes. Il provientde Dieu, le Créateur, dont « la Compassion précède la colère14 ». LeSuprême Compatissant (Rahmàn*) accueille celui qui vient à Lui, maisil annonce aussi un châtiment à qui nie, rejette et agit sans éthique.

Plus tard dans la séquence des Révélations, l’amour pour et de Dieuseront présentés comme la source et les motivations de la quête : «Dis : “Si vous aimez Dieu, suivez-moi. Dieu vous aimera et vouspardonnera vos péchés.”15 » Et le Prophète d’affirmer que le salutultime n’est pas dans le paradis de la récompense, mais plutôt dansla joie d’être dans Sa présence.

On le voit, les Révélations abordent d’emblée les grands thèmes. Leurfonction est d’abord de convertir, au sens littéral, le cœur, l’intelligenceet la compréhension du fidèle. Le Coran est ainsi parcouru par leshistoires de Messagers et de Prophètes anciens. Chacune de ceshistoires rappelle le sens, évoque les principes moraux et permet aucroyant d’accéder aux éléments fondamentaux : un Dieu à adorer, unLivre à comprendre, un Appel à entendre et une Destination à laquellese préparer. Ces histoires reviennent de façon cyclique pour permettreau crHoyant d’accéder à de nouveaux aspects, au gré de son évolutionspirituelle. La raison seule pourrait y voir une redite ; la lecturespirituelle du cœur y voit une confirmation, un approfondissement,la révélation de nouveaux secrets contenus par le Texte.

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Périodes mecquoise et médinoise

Au fil des années, les révélations correspondent aux réalités de lapremière communauté musulmane et viennent répondre à ses besoins.

On distingue deux grandes périodes dans cette séquence historique devingt-trois années. La période mecquoise (610-622), du début de laRévélation jusqu’à l’Hégire, est caractérisée par l’exposé des grandsthèmes et des grands principes que nous venons d’évoquer. La périodemédi-noise (622-632) correspond à l’installation des musulmans àMédine ; s’adressant désormais davantage à la communauté descroyants, elle intègre de nombreuses précisions liées au droit et à lajurisprudence (fiqh), aux relations interpersonnelles et sociales, auxtransactions (mu'âmalât).

La seconde sourate du Coran (« La Vache »), la plus longue, est enréalité la première révélée à Médine. Elle est parcourue denombreuses références au contexte médinois, aux conflits, auxhypocrites, aux prescriptions, etc. Comme si, de La Mecque à Médine,la Révélation passait de l’exposé théorique et englobant des grandsprincipes à leur mise en pratique concrète, au gré des évolutions de lacommunauté musulmane. Par ailleurs, les révélations de Médinerelatives aux situations socioculturelles et aux règles sontprogressives ; elles n’apportent pas de réformes, d’obligationsou d’interdictions de façon unique et définitive. Car la réforme prenden considération le temps, la psychologie collective, la culture ; et leCoran, par une sorte de pédagogie divine, donne des orientations qu’ilconvient de suivre, d’accompagner et de prolonger car tous les détailspratiques n’y sont pas formulés.

Comprendre le Message

La compréhension du Message coranique nécessite donc un travailconséquent des ulamâ savants, exégètes et juristes. En effet, le Texteéternel est ancré dans une histoire bien particulière, et les principes,dans ce qu’ils ont d’éternels et d’universels, ne peuvent êtreappréhendés que par une mise en relation avec le contexte historiqueoù ils furent révélés. C’est donc bien à l’intelligence humaine d’établirle sens des textes à la lumière d’un contexte et d’en extraire lanorme, son sens et son orientation. Voilà ce que les premiers juristes(fuqahâ ’) se sont efforcés de faire, et les premiers commentaires du

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Coran (tafsïr), ceux de Tabarî, Ibn Kathïr ou Qurtubï, par exemple,établissent tous ce lien : pas de compréhension du Texte et de sesprincipes sans connaissance de l’histoire et de la société qui reçoit laRévélation. Ce qui ne saurait suffire néanmoins : car il importeencore d’établir un lien entre les fondements et le cadrethéorique révélés à La Mecque et leur application concrète àMédine. Cet exercice à double sens (déductivement, de la théorie à lapratique, et inductivement, de la pratique à la théorie) permet nonseulement d’accéder aux règles pratiques du droit et de lajurisprudence (fiqh), mais également de lui donner une cohérence,d’établir, à la lumière du cadre théorique, un système ou, commel’exprime al-Shàtibï, savant et penseur musulman andalou du XIVesiècle, une véritable philosophie du droit. Cette dernière offre uncadre, établit des liens qui font sens entre les règles (ahkàm*) etsurtout permet de formuler les objectifs (maqâsid) qui sont la raisond’être du système entier.

Enfin, il incombe aux savants de déterminer, à partir des différentesrévélations sur un sujet donné et de leur succession dans le temps,l’orientation que la Révélation suggère et à laquelle les Hommesdoivent s’efforcer de rester fidèles. Le Coran, nous l’avons dit, nedonne pas toutes les précisions. Dieu, d’après la traditionprophétique, « s’est tu sur certaines choses [certains sujets] parmiséricorde envers vous [et] non par oubli16 ». Ce silence est unebénédiction, au sens où les choses ne sont pas fixes une fois pourtoutes et exigent de l’intelligence humaine un travail d’analyse et detraduction concrète rigoureux, réaliste, progressif, sage et pondéré.

La guerre

De nombreux orientalistes ont affirmé, au sujet de la guerre en islam,que le Prophète, pacifique à La Mecque, se transforma en chef deguerre à Médine. Analyse sommaire, qui ne tient pas compte del’aspect complémentaire des révélations de ces deux périodes. Durantla période mec-quoise, en effet, le Prophète reçoit le principefondateur qui sera le cadre et l’objectif de la Révélation : éviter leconflit et la guerre, chercher par tous les moyens la conciliation et lapréservation de la paix. Aussi les premiers fidèles ne répondaient-ilspas aux attaques des gens de Quraysh, ils restaient passifs face à lastigmatisation, aux persécutions, aux tortures et jusqu’aux

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assassinats. Quand Yasser et son épouse Sumayyah sont torturés, leProphète leur confie : « Soyez persévérants, ô famille de Yasser, votrerendez-vous est au Paradis. » Ils seront finalement mis à mort sansque les musulmans réagissent. Résistance passive qui dureraplus d’une dizaine d’années, jusqu’au moment où lapersécution devient intenable. En ce sens, l’Hégire est une réponsepar défaut à la répression : au lieu de répliquer, les musulmans seréfugient à Médine pour survivre.

Après l’Hégire, les gens de Quraysh n’en continuent pas moins àpersécuter et à torturer les musulmans restés à La Mecque. Quant àceux qui sont partis à Médine, ils voient leurs biens spoliés etsubissent l’agression de leurs alliés. C’est dans ces circonstancesqu’est révélé le verset permettant la légitime défense : « Autorisationest donnée de se défendre à ceux qui sont attaqués car ils ont étéopprimés et Dieu a le pouvoir de les secourir17. » Dernier recours pourles musulmans qui ont tout essayé, de la résistance passive à l’exil. Ilen va de l’extermination ou de la survie de la nouvelle communauté defoi. Si la préservation de la paix demeure le cadre théorique, ellesuppose parfois, dans la pratique, de se défendre légitimement contrela persécution et l’oppression.

Telle sera la règle tout au long de la période médi-noise ; jamais leProphète ne déclenche l’offensive, il ne fait que répondre auxagressions des Quraysh et de leurs alliés ou à ceux qui trahissent lespactes et s’en prennent aux musulmans. Muhammad n’est pas le chefmilitaire que certains orientalistes ont décrit : au contraire, ildonne priorité à la paix, à la conciliation et à la trêve. Durant toutesces années, il applique la légitime défense face à l’acharnement deceux qui, malgré son choix de l’exil pacifique, n’ont pas renoncé àl’éliminer et à exterminer les musulmans. La Révélation en a fixé leprincipe : la paix est première et la non-violence doit être préféréeà tout autre choix. Si néanmoins l’oppresseur ne renonce pas, alors larésistance est légitime, jusqu’à cessation de l’agression et retour à lapaix, ainsi que le confirment de nombreuses révélations médinoises.Quant aux moyens de la résistance, ils sont dictés par ceux del’oppression : « Et si vous devez exercer des représailles, exercez-lesà la mesure de l’attaque subie, mais si vous patientez, cela est certesmeilleur pour ceux qui sont endurants18 [savent se maîtriser]. »Quand enfin l’oppresseur fait le choix de la paix, il convient de mettreun terme à la violence : « Et s’ils [les oppresseurs] penchent vers

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[font le choix de] la paix, alors penche vers elle [fais de même] etplace ta confiance en Dieu19 20. » On retrouve donc, dans la pratiquedu Prophète à Médine, le cadre théorique général stipulé à La Mecque.

L’alcool, l’intérêt et l’esclavage

Durant la période médinoise, obligations et interdits n’ont pas tousété révélés en une fois. Le Coran, tel qu’il est agencé, ne coïncide pasavec l’ordre chronologique des versets, qu’il faut pourtant rétablir pouridentifier les prescriptions et leur sens, chaque étape permettantd’en mieux comprendre l’objectif.

L’exemple de l’alcool, à cet égard, est révélateur. Le premier versetrévélé ne l’interdit pas formellement, mais invite à prendre consciencede ses méfaits : « Ils t’interrogent au sujet du vin [des boissonsalcoolisées] et des jeux de hasard. Dis : “Il y a en eux de grandsmaux et des bienfaits pour les gens, mais leurs maux l’emportent surleurs bienfaits.”’ »

Précisant les effets néfastes de la boisson, la seconde révélationstipule : « O vous qui avez la foi, ne vous approchez pas de [ne faitespas] la prière tant que vous êtres ivres, jusqu’à ce que vous sachiezce que vous dites21 [que vous ayez retrouvé vos esprits]. »

Enfin vient l’interdiction : « O vous qui avez la foi, le vin [les boissonsalcoolisées], les jeux de hasard, les idoles [de pierre] et les flèchesdivinatoires sont des impuretés [maux] produits par le diable, fuyez-les [mettez un terme à leur usage], peut-être obtiendrez-vous lesalut22. »

Ces trois révélations, selon les traditionnistes, ont été transmises surune période de sept à neuf ans. L’alcool faisant partie des pratiquesculturelles, il s’agissait de faire prendre conscience aux premiersmusulmans du sens de l’interdiction et de les amener progressivementà l’abstinence.

Le même principe évolutif inspire les quatre révélations relatives àl’argent, dont la prescription ultime formule l’interdiction de l’intérêt etde l’usure. Le Livre révélé, au-delà du temps, s’inscrit néanmoins dansle temps, dans un contexte donné, et accompagne très concrètementles croyants dans la réforme de leur comportement. Les versets ne

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prennent donc pas seulement le sens de leur formulationsémantique, mais aussi de leur inscription dans une séquencehistorique signifiante, orientée vers un objectif. Il revient auxulama de mettre en évidence la direction indiquée par les révélationssuccessives.

Cette même logique préside, dans le Coran, au sujet de l’esclavage,dont la pratique, antérieure à l'islam, était de norme dans les sociétésarabes. Les premières révélations partent d’une réalité - l’esclavagecomme fait de société - et, étape après étape, orientent les croyantsvers une exigence : puisque chaque musulman doit être une personnelibre de ses choix, chaque Homme doit l’être de la mêmefaçon. D’abord est défini le cadre théorique général, qui est unappel aux consciences libres d’accepter ou non la foi ; c’est en ce sensque les premiers musulmans affranchissaient systématiquement ceuxdes esclaves qui s’étaient convertis. Puis les premières prescriptions,notamment celles liées à l’expiation des fautes, invitent lesmusulmans à affranchir des esclaves. L’orientation générale de laRévélation exprime clairement l’exigence de mettre un terme à cettepratique étape par étape, pour permettre aux affranchis de trouverune place dans le corps social, et non pas de se trouver libresmais marginalisés et démunis.

La philosophie du droit musulman est tout entière dans cetteméthodologie qui prend en compte le réel et invite à le transformerdans le temps, avec un objectif défini. S’agissant de l’esclavage,l’orientation de la pédagogie coranique est d’y mettre un terme. Ici, laséquence historique est plus longue que pour la question de l’alcool,car le but recherché suppose une transformation sociale d’importance ;mais l’orientation des sources scripturaires, comme l’ont relevéde nombreux savants, indique l’impératif de mettre un terme àl’esclavage. L’objectif visé est une réforme progressive vers l’abolition- sachant que les abolitions mal préparées se sont bien souventretournées contre ceux quelles étaient censées libérer. Le Messageravait affirmé qu’il serait l’adversaire, le jour du Jugement dernier, detrois personnes dont l’une d’elles était « un homme qui a vendu unepersonne libre23 [qui l’a rendue esclave] ». C’est aussi ce qu’indiquele propos tranché du deuxième calife de l'islam, dans sa critiquedes pratiques arabes : « Allez-vous faire des hommes desesclaves, alors que leurs mères les ont enfantés libres ? »

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L îjtihàd

Sur certaines questions pratiques, cependant, les textes restentmuets. Il arrive qu’un principe général soit énoncé, sans que tous lesdétails soient donnés par le Coran.

Ainsi, une tradition prophétique rapporte que le Prophète avaitmandaté un de ses compagnons, Muâdh ibn Jabal, comme juge auYémen. Il lui demande :

« Au moyen de quoi jugeras-tu ?

— Au moyen du Livre de Dieu, répond Mu âdh.

— Et si tu ne trouves rien dans le Livre de Dieu ?

— Je jugerai selon la tradition [Sunnab] du Messager de Dieu,poursuit Muàdh.

— Et si tu ne trouves rien dans la tradition du Messager ?

— Je ne manquerai pas de faire un effort [ajtahidu] pour dégagerune opinion, ajoute Muàdh avec confiance.

— Louange à Dieu qui a guidé le messager de Son Messager aupoint de satisfaire le Messager de Dieu24 », conclut le Prophète,satisfait de cette réponse.

Ainsi donc, du vivant du Prophète, en Arabie même, il pouvait setrouver que le Coran n’apporte pas de réponse immédiate à dessituations inédites ; au juge alors, entre silence des textes etspécificité du contexte, d’exercer son arbitrage et de trouver uneréponse appropriée.

Cet exercice intellectuel, en droit musulman, s’appelle l'ijtihâd. Ils’établit sur le principe de compréhension des Textes en fonction deleur orientation et de leur objectif. Mais s’il n’existe pas de texte clairet/ou spécifique sur le sujet en question ? Dans cette situation, ilappartient au savant ifaqih, juriste) de revenir à la source scripturaire,à la recherche d’un cas similaire cité dans le Coran (raisonnement paranalogie : qiyàs*), ou bien de réfléchir à partir du Message global entenant compte de l’orientation de son cadre éthique et légal, afin de

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produire un avis juridique (fatwâ) circonstancié. Notons au passageque cet avis n’est jamais contraignant, à l’inverse des règles - ahkâm- tirées directement des sources. L'ijtihâd, en droit, est donccet effort, individuel ou collectif, des juristes pour produire un avislégal spécifique, créatif, nouveau et respectueux du sens global duMessage, de ses fondements et fidèle aux objectifs éthiques duditMessage. En cela, cet exercice exige des savants un usage rigoureuxde leur raison comme prolongement, dans l’histoire humaine, desexigences de la Révélation, aux fins d’appréhender les nouvellesquestions sociales, scientifiques, technologiques ou autres. L’éternitédes textes passe par l’exercice temporel de l'ijtihâd. Pas de Révélationsans raison.

Au cœur de l’histoire humaine, l’ijtihâd n’est pas seulement juridique.Le double objectif du Message coranique est de rester fidèle auxprincipes énoncés par le Coran, mais également de changer le monde,pour le meilleur. De fait, V ijtihâd nécessite la compréhension dessociétés et des savoirs, suppose l’impératif des réformes et leurprioritaire application. Cet effort de réflexion sur le réel est unexercice rationnel, lié au statut de l’Homme dans l’univers caractérisépar sa liberté et sa connaissance. La Révélation vient à l’Homme finiequant à l’énoncé des grands principes légaux et éthiques. À lui, aumoyen de sa raison, d’opérer un double effort intellectuel, un doubleijtihâd : d’une part, sur les Textes (quand ceux-ci offrent une latituded’interprétation) ou sans texte (mais en tenant compte del’orientation éthique du Message) ; d’autre part, sur le réel, avec pourobjectif la transformation du monde, pour le meilleur. Vijtihâd,exercice de la rationalité humaine autonome, se situe exactement àce point critique qui exige le respect des principes éternels etl’impératif éthique de rendre meilleur le monde temporel.

1 Voir notre Muhammad, vie du Prophète, l’ensemble du chapitre1, Presses du Châtelet, 2006 ; Archipoche, 2008. Tous lesévénements relatés dans la présente section sont référencés defaçon détaillée dans cette biographie.

2 Coran : sourate 2, verset 144.

3 Construite, selon la tradition musulmane, par Abraham, la Ka'bah ala forme d’un cube vide, purifié de toutes idoles et représentations.

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4 Coran : sourate 5, verset 3.

5 Ibn Hishâm, Al-Sïrah al-Nabawiyyah, Beyrouth, vol. 6, p. 75-76.

6 Coran : sourate 3, verset 144.

7 Coran : sourate 2, verset 281.

8 Coran : sourate 41, verset 53.

9 Coran : sourate 13, verset 28.

10 .2. Coran : sourate 3, verset 190.

11 Coran : sourate 22, verset 46.

12 Coran : sourate 76, versets 8-9.

13 Qui peut avoir les deux sens d'aimer les pauvres et d’être aimépar les pauvres.

14 Hadïth qudsï authentique rapporté par Abu Hurayrath.

15 Coran : sourate 3, verset 31.

16 Hadîth hassan (« bon ») rapporté par al-Dâraqutnï.

17 Coran : sourate 22, verset 39.

18 Coran : sourate 16, verset 126.

19 Coran : sourate 8, verset 61.

20 Coran : sourate 2, verset 219.

21 Coran : sourate 4, verset 43.

22 Coran : sourate 5, verset 90.

23 Hadith rapporté par al-Bukhârî.

24 Hadïth rapporté par At-Tirmidhï et Abü Dàwud (considérénéanmoins par certains savants comme faible, mais dont la substanceest conforme aux enseignements islamiques).

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Après la mort du Prophète

Après que le Messager a quitté ce monde, une des questions crucialesqui se pose est celle, bien entendu, de sa succession. Aucunetradition prophétique unanimement reconnue ne permet de tranchercette question. Et, très vite, les tensions apparaissent entre campsopposés. .

Succession : sunnites et chiites

Deux tendances voient le jour. Un premier camp, majoritaire - et quiva l’emporter —, estime que, le Prophète n’ayant laissé aucuneindication quant à sa succession, n’ayant de surcroît aucun fils par lavolonté de Dieu, son successeur - un calife - doit être désigné par lacommunauté en raison de son statut, de son intégrité et de sacompétence. Sa préférence, presque naturellement, va à l’ami fidèledu Prophète, Abu Bakr al-Siddïq, d’ailleurs choisi par Muhammadpour diriger la prière au cours de son ultime maladie. C’est le campdes sunnites, qui affirment suivre la Sunnah (voie, tradition) duProphète et s’en tenir strictement à ce qu’il a dit, fait ou approuvé.

L’autre camp pense que la succession doit revenir à un parent deMuhammad, en l’occurrence son cousin et gendre Ali, un des premiersconvertis à l'islam, qui doit naturellement devenir Ximàm (guide,leader religieux) des musulmans. Des traditions prophétiques sontinvoquées, qui confirmeraient ce choix : « Je suis la cité du savoir, Alïen est la porte. Celui qui veut le savoir, ainsi que la sagesse,qu’il passe donc par la porte. » Cette tradition, considéréecomme inauthentique par les sunnites, fait partie d’une sériede textes auxquels se réfèrent les « partisans de Ali », comme ilsfurent d’abord appelés, pour confirmer que Ali était le successeurlégitime. On finira par appeler « chiites » les partisans qui ont pris faitet cause pour Alî - et donc pour ses enfants, al-Hassan et al-Hussayn.

On le voit, le différend entre sunnites et chiites est d’abord politique ;mais, très vite, il se traduit en termes religieux et théologico-philosophiques. Le calife élu ou coopté par la communauté descroyants reçoit sa légitimité par le bas, tandis que Ximâm reçoit sonstatut religieux de sa filiation, donc par le haut, au gré d’une doubleprise en compte des liens du sang et du savoir. D’où l’absence declergé ou de hiérarchie formelle chez les sunnites, alors que les

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chiites établiront une structure d’autorité très spécifique autourdes différents imàms (douze ou sept1) qui jalonnent les débuts del’histoire de l'islam. Pour les chiites, les imàms, descendants de Alï,sont réputés infaillibles ; ayant accès au sens caché et secret duCoran (bâtin*), ils jouent un rôle d’enseignants et de guides entre lesHommes, d’une part, et le Prophète et le Coran, d’autre part, quant audernier imam, il ne serait pas mort, mais aurait subi une occultationpar laquelle il reste présent, en dépit de son absence physique.

Au-delà donc de la dispute successorale, deux traditions religieusess’établissent, qui présentent de nombreuses divergences quant à lacatégorisation et à l’interprétation des sources scripturaires, au statutdes Textes, à l’autorité religieuse, au rôle de la raison, à la liberté,aux latitudes d’élaboration en matière de législation, etc.

Quoi qu’il en soit, c’est bien Abu Bakr qui est désigné pour succéderau Prophète. Calife pendant deux ans (632-634), il propose que TJmaribn al-Khattàb lui succède à son tour. Ce dernier régnera dix ans (634-644), avant d’être assassiné. Il laisse la place à ‘Uthmàn ibn Affân(644-656), assassiné à son tour. Vient ensuite le règne de Ali, quine débute pas sans troubles, certains - notamment la veuvedu Prophète, À ishah -, exigeant de lui qu’il punisse les meurtriers deUthmàn. Un autre front remet également en cause sa légitimité, avecà sa tête Mu âwiyyah, qui déclenchera la bataille de Siffïn en 658. Cedernier exige un arbitrage, que finit par accepter Ali. Sa décisionprovoque la révolte des khàrijites, qui jusque-là le soutenaient. Alidevra intervenir durement pour mettre un terme à leur sécession. Sousson règne, les ibàdites prennent également leurs distances ; refusantla violence, ils iront s’installer à Oman, où ils vivent encoremajoritairement de nos jours, de même qu’à Zanzibar, anciennecolonie omanaise.

À la mort de Ali (661), les tensions sont donc vives. Son fils al-Hassanlui succède, mais reconnaît conditionnellement l’autorité deMuâwiyyah, qui fonde l’Empire umayyade. Lorsque al-Hassan meurt en670, son frère al-Hussayn rompt avec les Umayyades ; parvenu aupouvoir, Yazïd Ier le fera assassiner à Kerbala en 680. Cet épisodetragique marque la naissance historique de la tradition chiite, qui s’yréfère comme à un acte quasi fondateur.

Aujourd’hui, les sunnites représentent environ 85 % des musulmans à

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travers le monde, et les chiites 14 %. Ces derniers sont majoritairesen Iran, en Irak, en Azerbaïdjan, au Liban et à Bahreïn. Quant auxibàdites, ils comptent pour 1 %, à Oman et Zanzibar essentiellement.

L’expansion

Après la mort du Prophète, plusieurs tribus du Sud ont tenté de serebeller, certaines refusant de payer la zakât (l’impôt socialpurificateur), qui est l’un des piliers de l'islam. Pour rétablir l’ordre,Abü Bakr a dû faire intervenir son armée. En 632, la péninsuleArabique est donc sous le contrôle de l’autorité musulmane, dontl’expansion ne cessera plus. Entre 632 et 656, sous le règne des troispremiers califes, les territoires soumis englobent l’Arabie, laPalestine, la Syrie, l’Égypte, la Libye, la Mésopotamie et une partie del’Arménie et de la Perse. Après l’assassinat du troisième calife,‘Uthmàn, malgré les rivalités internes et le schisme entre sunnites etchiites, l’expansion fulgurante se poursuit. Plusieurs facteursl’expliquent : les tensions et divisions entre anciens empires voisins,gangrenés par les querelles intestines, la corruption et une gestionsouvent autoritaire et intolérante du pouvoir, font que les conquérantsmusulmans sont très souvent accueillis en libérateurs. La vigueur deleurs armées, la simplicité des règles qu’ils imposent auxnouveaux territoires (paiement de taxes en échange d’uneprotection militaire, sans obligation de changer de religion) ontraison des résistances des grands empires fragilisés, notammentà leur périphérie.

Après la mort de Alï, quatrième calife, Muâwiyyah assoit son autorité.Il fonde la dynastie des Umayyades (661), qui tient son nom dugrand-oncle du Prophète, et installe le nouveau pouvoir à Damas - etnon plus à Küfâ, où s’était établi Ali. L’expansion s’accélère encore et,en moins de soixante ans, le territoire du nouvel Empire musulmans’étend de l’Inde (Indus) à la péninsule Ibérique. Les conquêtes sontd’abord terrestres, mais, dès la première moitié du vme siècle, lesmusulmans se pourvoient d’une flotte et, très vite, deviennent unepuissance maritime. C’est ainsi que, de l’Europe du Sud à l’Inde, ilscontrôlent bientôt de nouveaux territoires et leurs accès par mer,assurant aussi la surveillance des mouvements sur une grande partiede l’Afrique, de la Méditerranée et de l’Asie centrale.

Cette formidable expansion, au cours du Ier siècle de l’histoire

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musulmane, est stoppée, à l’ouest, par la résistance des Francs(Poitiers, 732) et, à Constantinople, par l’Empire byzantin qui parvientà protéger sa capitale après plusieurs sièges (678, puis 718). Al’intérieur de l’Empire musulman, la vitesse de l’expansion estinversement proportionnelle à la solidité de l’administration desnouveaux territoires. Si les forces conquérantes font preuve desouplesse sur les plans religieux et culturel, elles doivent s’appuyersur des fonctionnaires et des institutions qu elles maîtrisent mal etqui ne leur sont pas toujours acquis. Les antagonismes entreles peuples, les cultures et les ethnies, les privilèges octroyésà certains et la garantie parfois défaillante de l’égalité et de la justicesociales affaiblissent le nouvel empire de l’intérieur. En 746, unenouvelle coalition s’organise et conteste le pouvoir des Umayyades,renversés en 750 par les Abbassides.

Umayyades, Abbassides et Ottomans

Les Umayyades, dont la dynastie, fondée en 661, résulte de lapremière fitnah* majeure (trouble, crise, division, conflit ou rivalitésinternes), régnent pendant un siècle, jusqu’en 750. Cette période secaractérise par l’expansion fulgurante de Vislam, mais aussi par lesguerres intestines qui, peu à peu, la minent et provoqueront sa chute.

La seconde fitnah survient très vite, à la mort de Mu âwiyyah qui,ayant choisi de transmettre le pouvoir à son fils, impose donc leprincipe de succession héréditaire. Certains compagnons s’y opposent,dont al-Hussayn, qui sera tué en 680. Cette nouvelle organisationpolitique ne correspond pas au choix initial des sunnites, hostiles aucritère du sang pour la succession du Prophète. Elle aura un impactimportant sur l’évolution de la pensée juridique et politique destraditions sunnite et chiite. Il reste que, malgré ces dissensions, laflorissante dynastie des Umayyades s’impose comme une puissancecommerciale, intellectuelle et culturelle, qui intègre des héritagesdiversifiés en préservant leur droit d’être et de se développer.

Lorsque les Abbassides ravissent le pouvoir, ils tuent une grandepartie des dignitaires umayyades ; certains parviennent à s’échapper,à l’instar de Abd al-Rahmàn. Refusant de reconnaître l’autorité desAbbassides, celui-ci établit, en 756, l’émirat de Cordoue (en Espagne)qui prolonge la dynastie des Umayyades. Ce pouvoir isolé etindépendant survivra jusqu’en 1009.

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La dynastie des Abbassides, née en 750, s’installe pour plus de cinqcents ans, avec Bagdad pour capitale. Durant les premiers siècles,quoique traversé par de nombreux conflits intérieurs, leur Empire restepuissant et florissant. C’est au cours de cette période que la penséeislamique s’élabore sur presque tous les plans : sciences religieuses,droit, théologie-philosophie ( ilm al-kalâni), philosophie de traditiongrecque (al-falsafah), sciences expérimentales, agriculture,architecture, arts, etc. Le règne du fameux Harün al-Rashïd (786-809), notamment, se signale par son effervescence intellectuelle, quise poursuivra plusieurs décennies durant. Cette vigueur intellectuelle,culturelle et scientifique, les Abbassides parviennent à la préserverjusqu’à la fin de leur règne, malgré les troubles politiques et lesmenaces extérieures. Penseurs, savants et artistes contribuent àdévelopper les connaissances et les arts, raison pour laquelle cettepériode est souvent appelée « Age d’or » de l'islam.

Mais l’agitation politique est incessante. En 1050, les Seldjoukides,sunnites depuis le xe siècle, s’emparent de Bagdad et assoient lecaractère sunnite du califat abbas-side, qu’ils libèrent des Bouyideschiites. Deux siècles plus tard, en 1258, l’invasion mongole met unterme à la dynastie des Abbassides, dont les chefs sont presquetous exécutés, emprisonnés ou réduits à l’esclavage. Les responsablesde l’armée, établie par le pouvoir abbasside et constituée de soldatsétrangers connus sous le nom de Mamluks, échappent à la répression.Ces derniers s’installent en Egypte et y prennent le pouvoir,prolongeant ainsi localement le pouvoir abbasside.

Pour autant, les troubles internes, les conflits et les guerres necessent pas. L’Empire ottoman, fondé en 1299 sur les mines dusultanat des Seldjoukides, commence son expansion vers l’Europeorientale. La prise de Constantinople, en 1453, marque la fin del’Empire byzantin. Peu à peu, le pouvoir ottoman étend son autoritésur la majorité des sociétés majoritairement musulmanes du Moyen-Orient. En 1517, Sélim Ier conquiert l’Egypte et met fin au règne desMamluks abbassides. Les dirigeants ottomans usent désormais dutitre de « califes », confirmant leur autorité sur l’ensemble desmusulmans. Le règne de Süleyman le Magnifique (1520-1566) estcaractérisé par une large expansion territoriale et, à l’intérieur, pard’importantes réformes sociales, juridiques, administratives etinstitutionnelles, ainsi que par un foisonnement intellectuel(littérature, poésie, peinture, etc.).

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La suprématie de l’Empire ottoman est néanmoins contestée à sontour. Dès le XVIIc siècle, les attaques se multiplient sur plusieursfronts. Au XVIIe siècle, les Russes, les Perses et les régions d’Europeorientale résistent ou se rebellent. Les conflits internes se multiplient,notamment avec l’armée des janissaires, et des régions entières sontperdues. Au xix* siècle, l’Empire ottoman, qualifié d’« homme maladede l’Europe » par le tsar Nicolas Ier de Russie, entre endécomposition. De luttes intestines en guerres perdues, ce long déclins’achève par le démantèlement et la chute, aux lendemains de laPremière Guerre mondiale. Ayant choisi de s’allier à l’Ententeallemande, vaincue en 1918, l’Empire ottoman doit faire face, àl’intérieur, à la rébellion des Arabes (1916-1918), encouragée par lesBritanniques. Politiquement renversé en 1922, le califat ottoman voitson autorité spirituelle abolie en 1924.

Désormais, le modèle de l’Etat-nation sera la référence politique pourtous les musulmans à travers le monde, même pour ceux, à l’instardes panislamistes2 3, qui appellent soit à l’unité nouvelle desmusulmans contre le colonialisme, soit à la réinstauration du califat,soit aux deux dans un même élan.

Religion, philosophie, culture et civilisation

L’islam est d’abord une religion, avec son credo ( aqidah), sesprincipes fondamentaux (usül), ses rituels ('ibadât), ses obligations(wàjibât), ses interdits (muharramdf ) et son code moral (akhlâq). Lespremiers musulmans, en attestant de leur foi, adhèrent à ce cadre quiétablit une relation à Dieu et au Message du dernier des Prophètes.C’est le sens même de l’attestation de foi (al-shahàdah) : « J’attestequ’il n’est de dieu que Dieu et que Muhammad est Son envoyé. »

Néanmoins, des références fondamentales se dégage également unephilosophie générale, une conception de la vie, de la mort et del’Homme. La shari'ah2 (la Voie qui mène à la Source, la Voie de lafidélité) invite à une approche holistique qui, à partir de la relation del’Homme à Dieu, détermine une origine, des moyens et des fins : unephilosophie de vie. Cette religion et la philosophie qui en découle onttoujours considéré positivement les cultures, au point, sur le planjuridique, d’en faire une source secondaire du droit (usül al-fiqh). Toutce qui, dans une culture donnée, ne contredisait pas un principe, une

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obligation ou un interdit était intégré au substrat religieux de laculture en question. A telle enseigne qu’il reste difficile, aujourd’huiencore, de distinguer le religieux du culturel.

Force est de constater que toutes les religions, au cours de l’Histoire,se sont intégrées à des cultures qu’elles ont toujours influencées etréformées. Il n’y a pas de religion sans culture, ni de culture sansreligion ; pour autant, la religion n’est pas la culture. Ainsi l'islâm, entant que religion, a considérablement influencé, voire façonnéles différentes cultures arabes, africaines et asiatiques àtravers l’Histoire. Sur le plan des références, de la terminologie, durapport au temps et à l’espace, des modes de vie, l’influence del'islam est si palpable que certains juifs, chrétiens ou athées deculture arabe, africaine ou asiatique se sont aussi définis « de culturemusulmane », sans partager la foi des musulmans. S’il n’est pas une «culture » à proprement parler, la prégnance de l'islâm sur lescultures avec lesquelles il s’est marié en a fait une donnée culturellemarquante.

Cependant, l’Islam est aussi une civilisation4 5. Laquelle, au cours del’Histoire, a servi de référence pour de grands Empires dont elle ainfluencé le pouvoir politique et militaire, l’organisation sociale etéconomique et, plus encore, la production artistique et culturelle. Onserait en peine de donner une définition unique de la civilisation3,mais on s’accorde néanmoins à dire qu’elle se caractérise par unensemble de valeurs ou de traits communs de natureintellectuelle, artistique, sociale, institutionnelle et mêmeéconomique. En ce sens, l’Islam est une civilisation dont on retrouveles références et les traits marquants à travers les époques et lescultures. La vie sociale, intellectuelle et artistique qui se développe àl’époque des Umayyades fait écho à l’âge d’or abbasside, lequeltrouvera son pendant chez les Ottomans, mais aussi dans le géniedes cultures africaines, asiatiques et jusqu’à l’Andalousie européenne.

Dès l’origine, la civilisation islamique, avec ses éléments communs,apparaît riche, foisonnante et diverse, du fait de ses multiples écolesde pensée et surtout des innombrables cultures qui ont nourril’intelligence, l’imaginaire et la créativité des musulmans qui s’ytrouvaient enracinés. Aujourd’hui encore, en Occident, lesmusulmans se sont enracinés, nourris tant par le corps commundes principes islamiques que par la culture occidentale. Ils ont donné

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naissance à l'islam occidental, lequel respecte les principes religieuxde l’islam (il n’y a en ce sens qu’un islam), mais s’inspire de lacivilisation occidentale et de ses cultures multiples pour s’exprimer etse vivre. Au croisement de deux civilisations, ces Occidentauxmusulmans enrichissent tant l’Occident que l’Islam ; ils sont promis àêtre les passerelles de la rencontre, du dialogue et de la fécondationmutuelle. Les mêmes processus ont été et sont toujours à l’œuvre enChine, en Inde et plus largement en Afrique et en Asie.

Unité et diversité

L’unité de l'islam tient au fait que tous les musulmans, quelles quesoient leur tradition (sunnite, chiite, ibâdite), leur culture (arabe,africaine, asiatique, occidentale), leur tendance (littéraliste,traditionaliste, réformiste, mystique, etc.), sont d’accord sur lesprincipes fondamentaux (unicité de Dieu, sources scripturaires, credo)et les pratiques rituelles (obligations et interdits essentiels). L’islam,de ce point de vue, est un. Cela n’empêche pas que cette unité deprincipes ait donné lieu à une diversité d’interprétations etd’appartenances.

Très tôt, la succession du Prophète fit apparaître des divergences surdes questions qui n’étaient pas strictement politiques ; en arrière-fond, c’était déjà la compréhension d’un certain nombre de principesislamiques qui différait. Quel rôle devait jouer la religion ? Qui avaitautorité sur la référence religieuse et/ou sur le pouvoir politique ?Quelle place donner à la communauté des croyants ? Comment, enfin,justifier telle ou telle position sur la base des sources scripturaires ?Sunnites et chiites se sont très vite opposés sur ces questions (sansparler des khàrijites et des ibâdites), mais la diversité ne s’arrête pasà ce premier schisme. Chacune des deux grandes traditions, en effet,a vu se multiplier les écoles de droit (avec des méthodologiesdifferentes) et de pensée (philosophique, théologico-philosophique,mystique), mais aussi les tendances religieuses (littéraliste,traditionaliste, réformiste, moderniste, etc.). On peut distinguer lesécoles (de droit et de pensée) qui établissent assez clairementun cadre, une méthodologie, un champ d’investigation communs, d’unepart, des courants ou tendances, d’autre part, qui s’identifient par uneposition commune vis-à-vis des textes ou de la raison sans que celasuppose des méthodologies et des interprétations partagées, encoremoins des réponses sociopolitiques similaires.

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Écoles de droit (madhhab)

Très tôt, les sunnites ont vu se développer des écoles de droit autourde savants (‘ ulama ) et de juristes (Juqaha ) qui enseignaient à leursélèves des méthodes spécifiques d’extraction de règles à partir dessources scripturaires. Les juristes en question étaient rarementconscients (ou désireux) d’établir une école de droit. Au gré del’Histoire, on a pu compter jusqu’à dix-huit écoles de droit differenteschez les sunnites, dont quatre seulement ont survécu (màliki, hanafî,shâfiï et hanbalï).

De nos jours, une nouvelle école juridique, qui refuse les précédentes,entend, sur les traces des premières générations (salaf ), revenirdirectement au Coran et à la Sunnah. Ceux qui s’en réclament senomment eux-mêmes les salafi. Leurs divergences, essentiellementd’ordre méthodologique, ont trait à la classification des sources et,bien sûr, à l’interprétation de certains versets relatifs au culte (‘ ibadâtet mu àmalât) et aux prescriptions (ahkàm).

Le même phénomène existe chez les chiites, où deux niveaux peuventêtre distingués. Le premier de ces niveaux recouvre les écoles de droitdes duodécimains, des septimains (Ismaéliens), du zaydisme, del’alaouisme, de l’alévisme et du khaysanisme. Ces écoles sont parfoisdivisées en courants distincts, mais seules diffèrent leursméthodologies. Ainsi les zaydites, nombreux au Yémen, sont trèsproches des écoles de droit sunnites, au point que certains savantsles considèrent comme une cinquième école sunnite. Lesduodécimains, qui représentent aujourd’hui la majorité des chiites, nesont pas unifiés ; et si le ja farisme est devenue l’école officielleen Iran depuis la révolution de 1979, d’autres écoles encore sedistinguent par la méthodologie et l’interprétation des textes. Troiscourants different sur le statut du texte et de la raison : les Akhbàrï,considérés comme les plus traditionalistes, privilégient le texte ; lesUsülï reconnaissent le bien-fondé de la raison ; les Shaykhites, enfin,désireux de revenir aux sources scripturaires, représentent unetendance plus littéraliste. Le même phénomène divise le droitdes septimains en différentes écoles (nizârites, druzes, musta-liens)qui n’usent pas des mêmes critères d’interprétation et ont développédes compréhensions différentes de l’autorité (des textes ou dessavants).

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Les traditions et écoles de droit dans le monde musulman

Écoles de pensée

Non seulement les différentes traditions ont vu se multiplier lesécoles de droit, mais des écoles de pensée apparaissent, tant chezles sunnites que chez les chiites, qui auront un impact considérablesur l’évolution de la pensée musulmane en général.

Alors que les juristes considèrent le Coran et les traditions duProphète comme les sources ultimes du droit, des penseurs, enamont, se concentrent sur d’autres questions : quel est le statut duCoran ? Et celui de la foi, de la raison, de la liberté, du libre-arbitre ?De grands débats se développent essentiellement à partir de la «science de la parole » (' ilm al-kalâm ou usül al-dïn, fondements de lareligion), qui recouvre la théologie et la philosophie. Les théologiens-philosophes (mutakallimün) vont se diviser sur le statut du Coran etcelui de la raison. Trois courants apparaissent: les rationalistes (mutazilah), les partisans de la référence ultime aux textes (ash‘ art) etles tenants d’une pensée intermédiaire (matürïdî). Ces débats sontrestés d’actualité.

Ces théologiens-philosophes se distinguent encore des philosophes(falàsifah), très influencés par la pensée grecque. D’al-Kindï à al-

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Fàràbï et d’Avicenne à Averroès, ils produisent des pensées nourriespar l’apport aristotélicien et néoplatonicien tout en se référant àl'islam.

Les écoles mystiques (tasawwuf ou süfi) se développent égalementtrès tôt, sous l’impulsion de figures telles que Hassan al-Basri ou Ràbia al- Adawiyyah, au VIIIe siècle. D’innombrables cercles (turuq) vontse répandre à travers le monde, jusqu’à nos jours, avec leurs maîtresspirituels de référence, leurs spécificités, leurs méthodesd’initiation, etc. Les süfi ont développé des écoles de pensée, maissont aussi, nous le verrons, un courant très large.

Ces écoles de pensée ne sont pas spécifiquement sunnites ou chiites,mais transversales. Chacune, bien sûr, insiste sur l’un ou l’autre destraits caractéristiques à une tradition ou à une école de droit. Lesdébats qu elles vont susciter touchent à des questions philosophiqueset théologico-philosophiques relatives à la liberté, à l’autonomie et àla responsabilité ; avec la mystique, c’est la question même de lafinalité ultime du Message qui est posée, puisque l’essentiel est ici laréforme, la purification et la libération de soi. Toutes lestraditions musulmanes ont été traversées et vivent encore cesdébats profonds, critiques et parfois intenses.

Courants et tendances

Reste un autre niveau de diversité qui permet, chez les sunnitescomme chez les chiites, de mieux comprendre les attitudes des uns etdes autres vis-à-vis des Textes et des situations historiques.

Classer les musulmans en « modérés » et en « fondamentalistes » estnon seulement simpliste, mais faux sur le plan scientifique. Pourmieux comprendre la diversité des courants, il convient d’observer leurrapport aux Textes et, par là même, à la raison humaine. Ondénombre ainsi, chez les sunnites comme les chiites, pas moins decinq grandes tendances : 1) les littéralistes, qui lisent les sourcessans mise en perspective historique et offrent peu de place à la raison; 2) les traditionalistes, qui suivent une école de droit et estiment quel’essentiel à été dit par les anciens savants ; 3) les réformistes, quise réfèrent aux textes et estiment que les musulmans doiventréformer leur compréhension par l’usage de la raison, de l'ijtihàd etdes sciences ; 4) les rationalistes, qui affirment que la raison doit

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l’emporter sur l’autorité des textes et développent une pensée plussécularisée ; 5) enfin,les mystiques, qui ajoutent à la lecture parl’intelligence celle du cœur et s’intéressent au sens caché destiné àpermettre la purification et la libération du soi.

Ces tendances ne sont pas exhaustives et ne rendent pas compte detous les positionnements possibles. Il reste que ces cinq courantscouvrent l’essentiel des cadres d’interprétation des Textes, mais ausside la réalité. Ils ont une influence déterminante, en aval, surd’éventuelles positions politiques, mais il faut se garder desrapprochements hâtifs et des assimilations non fondées. L’histoire desreligions en général, celle de Vislam en particulier, a montré quel’attitude religieuse vis-à-vis des Textes ne préjuge pas toujours del’attitude politique vis-à-vis des Hommes, et que l’on peut être ici unlibéral et là un autocrate. C’est ainsi que l’on peut être libéral oumystique en matière religieuse et soutenir des régimes politiquesdictatoriaux et répressifs. A l’opposé, quoique plus rarement, on peutêtre littéraliste ou traditionaliste et défendre des régimesdémocratiques. Aussi ne faut-il pas confondre positionnementpolitique et positionnement religieux. L’équation n’est pas si simple.

Formation des sciences islamiques

Dès le VIIIe siècle, des écoles de droit et de jurisprudence (fiqh)voient le jour, qui vont constituer la première science dite islamique (ulüm islamiyyah). Ja far al-Sàdiq (mort en 765), considéré comme lesixième imàm dans la tradition chiite, est également reconnu commeun grand savant par les sunnites. Il fut, dans les faits, le maîtred’Abü Hanïfa (767) et de Màlik ibn Anas (795), à partir desquels deuxécoles de droit sunnites sont créées : les écoles shàfi'I et hanbalï, quiont également survécu jusqu’à nos jours. L’objet de cette science estd’extraire du Coran et des traditions prophétiques le corpus desprincipes fondamentaux (usül) et des règles (ahkâm) liés au credomusulman ( aqïdah'), au culte ( ibàdàt) et plus largement aux affairessociales, aux transactions et aux relations interpersonnelles(mu'âmalat'). Il s’agit également de produire des avis juridiquesifatâwa), quand les Textes sont ouverts à plusieursinterprétations (dhannî) du fait de leur formulation, du vocabulaireutilisé ou des circonstances de leur énonciation, ou tout simplementquand les sources scripturaires sont silencieuses.

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Avec le temps, une science naîtra de la nécessité de réguler lesméthodes d’extraction de ces règles. Cette « science des fondementsdu droit et de la jurisprudence » (ilm usül al-fiqh), comme son noml’indique, se place en amont du fiqh, quoique sa codification soitpostérieure, puisqu’elle est née d’une réaction des savants quivoyaient se multiplier - voire se contredire - les avis juridiques dontl’élaboration ne reposait sur aucune méthodologie claire. Leschiites pensent que le premier savant à avoir établi cette science defaçon formelle fut Ja far al-Sàdiq, tandis que les sunnites l’attribuentà l’imâm al-Shàfiï (820). Toujours est-il que le fiqh va devenir lascience-mère à laquelle la science des fondements (usül al-fiqh) seranaturellement associée. Elle le reste jusqu’à ce jour, et l’autoritéreligieuse des juristes ifuqahâ) est bien l’autorité de référence chezles sunnites comme les chiites.

D’autres sciences se sont élaborées au cours de l’Histoire. Les deuxsciences du Coran ( ulüm al-Quran) et des traditions prophétiques (ulüm al-hadith) se concentrent sur les deux sources scripturaires del'islam. La science du credo (‘ilm al-'aqïdah) s’intéresse aux six piliersde la foi6. Les savants théologiens-philosophes de ilm al-kalâm(aussi nommé usül al-dïn) s’intéresseront bien sûr aux fondements

Typologie et classification des sciences islamiques

du credo ( aqidah), mais aussi aux questions philosophiques plus

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larges (foi, raison, liberté, libre-arbitre, etc.). Une autre scienceencore va s’intéresser aux comportements et plus largement àl’éthique ( ilm al-akhlàq), même si l’on retrouve transversalement cetintérêt et cette prise en compte de la morale dans le droit, lajurisprudence ifiqh) et la théologie-philosophie (kaldm). C’est aussi lecas d’une dernière science, appelée « science des cœurs » ( ilm al-qulüb) et connue sous le nom de tasawwuf (soufisme), correspondantà la mystique musulmane. Le tableau ci-contre donnera une idée plusclaire de la géographie des sciences islamiques.

Ces sciences islamiques se sont constituées sur la base de sourcesscripturaires unanimement reconnues et, subséquemment, au gré desbesoins, des questionnements et des circonstances historiques. S’iln’y a pas d’unanimité sur la légitimité de certaines sciences7, uneunité et une cohérence existent entre ces divers champs, de sorteque l’ensemble des domaines du savoir est couvert à partir destextes.

Au cours de l’Histoire, néanmoins, cette catégorisation aura des effetsnégatifs, la spécialisation provoquant une sorte de fragmentation dessavoirs. Les savants qui se spécialisent n’ont pas toujours une vueglobale des questions et des défis. Ce phénomène sera accentué parle cloisonnement progressif par rapport aux autres sciences exactes,expérimentales et humaines. Certes, la science des fondements ( ilmusül al-fiqh) fait référence à la connaissance du monde(cultures, époques, sciences, etc.), mais la spécialisation des juristeset la complexification des connaissances ont creusé peu à peu unfossé grandissant entre les savoirs.

Enfin, la hiérarchisation des sciences et la primauté du droit ont eupour conséquence une surdétermination de la règle et de la norme,pas toujours associées au sens et aux finalités. Une sorte deformalisme s’est développé, caractérisé par l’obsession de se protégerdes dangers de l’époque ou de s’y adapter sans pouvoir contribuer à latransformation positive du monde8. C’est pourtant l’essence mêmede la Révélation : croire en Dieu, c’est faire le choix du bien, du bon etdu beau. C’est donc se transformer soi et transformer le monde.

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Les duodécimains dénombrent douze imàms de référence, réputésinfaillibles, tandis que les ismaéliens n’en reconnaissent que sept.Ces deux tendances, cependant, sont d’accord sur la lignéejusqu’au sixième imàm, Ja‘far al-Sàdiq.

2

Voir p. 231.

3

Voir chapitre 4, p. 151.

4

En français, on écrit « islam » avec une minuscule quand on réfère àla religion et avec une majuscule (Islam) quand on parle de lacivilisation.

5

Voir notre ouvrage : L’Autre en nous. Pour une philosophie dupluralisme, Presses du Châtelet, Paris, 2009, chapitre 13.

6

Voir chapitre 2, p. 101.

7

Les littéralistes (salafi), par exemple, rejettent le soufisme, considérécomme une influence étrangère et dangereuse.

8

Voir à ce sujet notre ouvrage : La Réforme radicale. Éthique etlibération, Presses du Châtelet, 2009 ; Archipoche, 2015.

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Chapitre 2

LES RÉFÉRENCES FONDAMENTALES

Avant même de présenter le sens de la foi en islam et les pratiquesrituelles des fidèles, il convient d’examiner quelques notions etconceptions centrales, afin d’avoir une idée plus précise desréférences fondamentales de cette religion. C’est à partir des sourcesscripturaires que se constitue l’ensemble du système des valeursislamiques. La notion d’islàm, qui définit la religion elle-même, peutêtre comprise de diverses façons, à différents niveaux. L’islàms’inscrit également dans la longue tradition des monothéismes, aussiest-il instructif de connaître et de comprendre son rapport aujudaïsme et au christianisme. Cette approche dessinera uneconception de l’Homme singulière, avec une introduction au sens ducredo (‘aqïdah*) et de la pratique rituelle islamiques (ibadàt).

*

Les textes : le Coran et le Hadîth

L’islam considère le judaïsme et le christianisme comme des religionsqui s’appuient sur une Révélation. Leurs fidèles respectifs sont doncappelés « gens du Livre’ » (ahl 1 al-kitâb*). Dans cette lignéemonothéiste, l'islam est lui-même une « religion du Livre », puisquefondée sur le Coran (al-Qur’ân), que les musulmans considèrentcomme le dernier Message révélé aux Hommes par Dieu, après unesérie de Révélations remontant aux premiers Prophètes etcomprenant, bien entendu, la Thora juive et l’Évangile chrétien1.

Le Coran

Le Coran est donc la parole de Dieu révélée en l’état, en « languearabe claire » selon la formule coranique2 3, à Muhammad, égalementconsidéré comme le dernier Prophète et Messager4. La Révélations’étend sur une séquence historique de vingt-trois années (entre 610et' 632) et les versets révélés sont relatifs soit à l’énoncé et au rappeldes valeurs et des principes moraux universels, soit aux récits desprophéties antérieures, soit à la détermination des rituels (avec lesobligations et les interdits), soit enfin à des situations historiques

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vécues par les premiers compagnons du Prophète à La Mecque, puis àMédine.

Ainsi, si le Coran est la parole éternelle de Dieu, sa compréhension anéanmoins toujours été liée à sa mise en perspective historique, pourdeux raisons : d’abord, parce qu’il fut révélé en de nombreusesséquences, selon une chronologie dont on doit tenir compte pourcomprendre et déterminer les normes, les rituels et les obligations; ensuite, parce qu’un grand nombre de versets nesont compréhensibles que si l’on sait les circonstances et/ou lesraisons de leur révélation (asbâb al-nuzül).

Ce travail sur le Coran, l’appréhension de son sens et de sa mise enperspective temporelle, a donné lieu à une science indépendante etfondamentale : les sciences du Coran ('ulüm al-Qur’ân). Ces sciencesabordent la morphologie, la sémantique, la chronologie et la relationdu Texte universel à l’historicité de sa révélation.

Lectures et recension du Coran

Contrairement aux idées reçues, la lecture et la compréhension duCoran sont à plusieurs niveaux5. Sur le plan spirituel, les narrationsrelatives aux Prophètes du passé, aux métaphores et auxenseignements moraux sont accessibles à tous immédiatement.Chaque fidèle peut s’y plonger, en méditer le sens et avoir accès à laRévélation. Sur le plan des règles, du rituel, des obligations etdes interdits, les choses sont plus compliquées car le Coran, tel qu’ilse présente, ne suit pas l’ordre chronologique. Ses versets ont étéagencés dans un ordre thématique et singulier au cours des vingt-troisannées de la mission prophétique. Selon la tradition, en effet,Muhammad recevait les révélations par l’intermédiaire de l’angeGabriel (le même Archange que l’on trouve dans lesmonothéismes précédents) et les apprenait par cœur. L’ange luiindiquait l’agencement des chapitres (ou sourates: 114 en tout) et desversets (6 2366) et lui en faisait réciter la totalité une fois par année,durant le mois du Ramadan7. La sourate 2 (al-Baqarah, « La Vache »),qui vient après la sourate d’ouverture (al-Fàtihah*), fut en fait lapremière révélée à Médine, près de treize ans après lespremières révélations mecquoises dont beaucoup se trouvent à la findu Coran. Son agencement ne permet donc pas de se faire une idée

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immédiate de l’ordonnance et de la nature des prescriptions.

Pour accéder à ce niveau de lecture, il convient d’effectuer un travailde mise en perspective historique, doublé d’une analyse linguistique(sémantique et morphologique), aussi bien que juridique. Le commundes musulmans n’ayant pas nécessairement les outils pour accéder àce niveau de compréhension et d’interprétation religieuseset juridiques, ce sont les savants ( ‘ulama ) et juristes (fuqaha) spécialisés qui ont établi des méthodes d’exégèse, d’analyse, decatégorisation et de commentaire du Coran (tafsîr). Ils prennent encompte la globalité du Message, la distinction entre les versetsrévélés durant la période mecquoise (610-622) et ceux de la périodemédinoise (622-632), l’évolution de la Révélation, les circonstanceshistoriques,

etc. Ils ont ainsi développé un corps de méthodes et de règlespermettant d’accéder à l’essence du Message du point de vue desrituels, des règles et de l’éthique du comportement.

Le Coran est pour les musulmans la première source scripturaire. Letexte auquel ils se réfèrent est le même que celui recensé et distribuépar le troisième calife, Uthmân ibn Affân (656), moins de vingt ansaprès la mort du Prophète, sur la base de la compilation détenueselon la tradition par Hafsa, fille du deuxième calife TJmar (qui régnade 634 à 644), sous le règne du premier calife, Abü Bakr (632-634),soit au lendemain même du décès du Messager. Dès l’origine, le Corana été appris par cœur, selon la tradition orale répandue chez lesArabes. De nombreux Compagnons du Prophète avaient mémorisé leTexte entièrement. Aujourd’hui, ce sont des centaines de milliers,voire des millions de femmes et d’hommes qui sont capables de leréciter de mémoire.

Hadïth (traditions prophétiques)

Au début de la Révélation, le Prophète avait exigé que l’on distinguâtbien la parole divine de sa parole humaine. Pendant des années, sescompagnons se gardèrent de transcrire ses propos. Par la suite,toujours par la voie orale, les traditions prophétiques furentrapportées, transmises et compilées pour constituer la seconde sourcede référence, indispensable par ailleurs pour comprendre et interprétercertains passages du Coran. Cette deuxième source scripturaire,

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parfois appelée Sunnah, est la compilation de ces traditionsprophétiques (hadïth, plur. ahâdïth), composées de témoignages surce que le Prophète a dit, fait ou approuvé.

À la lecture du Coran, on sait par exemple que la prière rituelle estune obligation quotidienne ; mais la façon de prier (la gestuelle, lescycles) ne nous est transmise que par les traditions du Prophète,lequel a affirmé : « Priez comme vous m’avez vu prier8. » C’est doncsur la base des traditions prophétiques relatives à la prière que latradition a codifié le rituel en question.

Le travail sur les traditions prophétiques a également fait l’objet d’unespécialisation. Ici, le défi est triple. Tout d’abord, au cours del’Histoire, de nombreuses traditions prophétiques ont été inventées oufalsifiées à des fins personnelles ou collectives, politiques ou autres.D’où la nécessité d’un travail d’authentification très astreignant, quiconstitue l’essence de la « science du Hadïth » ( ulùm al-hadïth). Ils’agit de vérifier la validité de la chaîne de transmission (isnàd) desdifférentes traditions, afin de les classer dans l’une des catégoriesd’authenticité (il en existe plus de quarante, des plus certaines auxplus douteuses et donc rejetées). D’autre part, les spécialistes duHadïth (al-muhaddithün*) s’intéressent également au contenudes traditions (matn*), à leur analyse, à leur relation au Coran et auxmodalités de leur usage.

De ce double travail (vérification de la chaîne de transmission, analysedu contenu) ont résulté d’importantes disparités de recension, declassification et de validation (ou d’invalidation) de certainestraditions. Chez les sunnites, six recensions sont considérées commeregroupant les traditions les plus authentiques, au lieu de quatrechez les chiites. A partir de ces recensions mêmes, les interprétationssont multiples, voire contradictoires sur certaines questions préciseset/ou secondaires, donnant lieu à autant d’avis divergents.

Relation Coran-Hadïth

L’autre défi de la science du Hadïth tient au statut des traditionsprophétiques face au Coran, lequel reste le plus souvent général dansl’expression des prescriptions. Dans ce domaine, ce sont les traditionsqui parfois précisent et complètent la révélation coranique. Il resteque la littéralité de la lecture des traditions prophétiques, la non-

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prise en compte de leur historicité et de l’essence humaine de leurexpression (dans certaines circonstances) ont parfois mené à unelecture très réductrice, voire tronquée du Coran. Ainsi, certainsprincipes coraniques généraux sont compris à travers le prisme detraditions - dont le degré d’authenticité ou le sens littéral ou figurépeuvent être sujets à débat - qui réduisent considérablement la margeinterprétative ou le sens large offert par les versets coraniques. Cestatut des traditions prophétiques au regard du Coran est d’ailleurs undes nœuds de controverse entre les écoles de pensée (ou de droit)littéralistes et réformistes.

Dernier défi de taille pour les spécialistes du hadïth : la nature mêmedes traditions prophétiques. Certaines (dites qudsï*) sont inspiréespar Dieu, mais sont exprimées avec les mots choisis par le Messager.La question essentielle, concernant somme toute tous les ahâdïth, estbien de mesurer la part de l’humain (donc de l’opinion) dansles propos et les prises de position du Messager. Qu’est-ce qui relèvede la prescription religieuse et du divin (le statut du Message), ou aucontraire de l’être humain faillible, sous l’influence de son milieu, dela culture et l’histoire de son époque ? Cette réflexion sur le statut ensoi du hadïth a fait l’objet de débats révélateurs d’un des axes dedivergences entre les courants littéralistes, traditionnels etréformistes9, principalement. Cette difficulté est aussi à l’origine de ladiversité d’opinions et d’approches qui caractérisent la très richehistoire de la pensée religieuse, philosophique et juridique de Yislàm.Le statut premier des textes fournit le cadre, mais sans empêcher ladynamique interprétative. Il n’a permis à aucun courant de codifier lesréférences une fois pour toutes et pour tous. L’unité a rarement pu sefaire, et l’uniformité, en ce sens, n’a jamais pu s’imposer.

Avec le temps et dans le domaine très spécialisé du droit, la recensiondes traditions prophétiques en est venue à être désignée comme « al-Sunnab », une notion plus inclusive à l’origine. Il est donc courant,aujourd’hui, de dire que les deux sources scripturaires de Yislàm,toutes traditions confondues, sont le Coran et la Sunnah. C’est donc àpartir d’elles que se définissent les termes et les concepts et que secomprend et se définit Yislàm en tant que religion, corps de valeurs etde rituels, avec sa conception de Dieu, des Hommes et de l' univers.

Le sens du mot islàm*

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Pour la plupart des savants et intellectuels musulmans, mais aussides orientalistes, un consensus s’est semble-t-il établi autour de latraduction du mot islàm, qui désignerait la « soumission » à Dieu. S’ilest vrai que le nom de cette religion, contrairement au judaïsme et auchristianisme, né découle pas de celui d’une tribu (Jrida) ou d’unProphète (le Christ), mais désigne un acte de foi, une attitude vis-à-vis de Dieu, il est toutefois inexact d’en borner le sens à la «soumission », sans autre explication.

Dans son sens premier, la « soumission » évoque en effet la perte, par le croyant, desa volonté, de sa liberté et de son autonomie. Croire en Dieu, être avec Dieu,nécessiterait donc une diminution, voire une amputation de l’humanité de l’Homme,de son statut d’être libre et de ses facultés. Or, l’ensemble du message de l'islam ditexactement le contraire. Traduire superficiellement cette notion, c’est commettred’emblée une erreur.

Paix

Le mot islam dérive de la racine sa-la-ma, qui signifie « paix », dont l’une des formesverbales se rapporte à la reddition, au sens de « don de soi ». Ces deuxacceptions principales donnent une idée plus juste, plus complète et plus profondede la notion à'islam, puisque l’acte de foi humain consiste à faire, en conscience etvolontairement, un don de soi pour accéder à la paix (avec le Divin et avec soi).Un verset du Coran rend compte de cette expérience de la foi : « O vous qui portez lafoi, entrez dans la paix [de Dieu] de tout votre être1 [pleinement]. » Il s’agit ainsi, au-delà de la seule reconnaissance du fait qu’il y ait un Créateur, d’établir une relation deconfiance et d’amour avec l’Unique, relation qui permette au croyant - porteur duprécieux dépôt de la foi - d’accéder à la paix de Dieu et en Dieu.

L'islam est donc un acte de foi par lequel l’être humain se met en quête de la paix àlaquelle Dieu l’invite (puisqu’il lui demande de répondre à Son appel) en Le priant, enL’aimant, en respectant les rituels et en faisant le choix moral du bien et du juste. Il nes’agit donc pas de perdre sa volonté, de nier sa liberté ou de renoncer à sonhumanité : bien au contraire, il est question d’assumer son humanité et ses limites,d’user de sa liberté en toute responsabilité et d’orienter sa volonté vers le choix del’élévation et du bien. La paix avec Dieu et avec soi est au prix de cet effortintellectuel et spirituel que le mot « soumission » ne traduit pas du tout.

La notion de salâm (« paix »), présente dans la racine même du motislàm, est sans doute la valeur la plus élevée de cette religion. L’undes noms de Dieu est d’ailleurs « Salâm », comme c’est aussi l’un des

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noms du Paradis (dàr* al-Salâm). Cette « paix » constitue l’essencemême du salut des musulmans (al-salâm alaykum*, « que la paix soitavec vous »). La quête spirituelle qui donne sens à l’acte de foi enDieu est cette aspiration à la paix avec Dieu, avec la Création (leCosmos) et avec soi (la « paix intérieure », salâmab* al-nafi*). Ainsi,loin d’exiger une soumission-négation de l’humanité, la religion inviteà une élévation-rapprochement avec le Divin qui requiert de l’êtrehumain qu’il use de son intelligence et de sa volonté en sujetautonome et assume pleinement sa liberté.

L' îslàm avant /islam

C’est donc par cette attitude de l’intelligence et du cœur que l'islamse définit : il est question d’un acte de foi, d’une façon d’être avecDieu qui précède et dépasse l’avènement de l'islam en tant quedernier monothéisme apparu avec la mission du Prophète Muhammad.C’est ainsi que, dans le Coran, la référence à l'islam est liée àAbraham, père des monothéismes, selon la formule coranique : «La religion-tradition [millah*] de votre père Abraham, c’est lui quivous a nommé “musulmans” auparavant10. »

Les musulmans (muslimün, sing. muslim*, de même racine que islàm)sont donc ceux qui ont foi en Dieu, qui font don d’eux-mêmes à Dieu,en quête de Sa paix. « Quand Dieu dit à Abraham : “Aie foi et fais donde toi [aslim] !”, il répondit : “J’ai foi et je m’offre pleinement(aslamtu] au Seigneur des mondes.” Abraham enjoignit cela [cet actede foi] à ses enfants et Jacob [fit de même] : “O mes enfants, Dieu achoisi pour vous cette religion, de fait ne mourez pas à moins d’êtremusulmans [muslimün].” » On le voit, l'islam, exprimant cet acte defoi, celui de l’adhésion, du don et de la quête de la paix de Dieu,précède la dernière religion monothéiste et se retrouve dans toutesles religions et traditions, dès lors, bien sûr, qu’il s’agit du Dieuunique.

C’est ainsi que de nombreux savants ( ulamà ') ont distingué le sensgénérique du mot islam (l’acte de foi) et l'islam en tant que dernièrereligion révélée, avec son credo et ses rituels. Cette dernière vient enfait parachever et finaliser le sens de cet acte de foi qui remonte à lacréation de l’Homme. Deux versets spécifient la singularité etl’élection de l'islam : « Certes, la [vraie] religion auprès de Dieu estislam} », puis : « Et qui désire une autre religion que l’islam, cela ne

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sera pas accepté10 11. » Il s’agit ici de la reconnaissance du Dieuunique, de l’acte de foi comme don et quête de paix, exprimé dansl’histoire des êtres humains à travers les missions de tousles Messagers et Prophètes, d’Adam, Noé et Abraham jusqu’à Moïse,Jésus et Muhammad. Tous, à travers leur message et les rituels deleur religion et traditions respectives, ont prôné l'islam au sens de donde soi à l’Unique ; tous étaient musulmans (muslimün), au sens où ilsl’ont vécu et en ont été des témoins dans la paix de Dieu.

L'islam, considéré comme la dernière religion révélée, vient confirmerl’exigence de ce monothéisme et le sens du don et de la quête depaix. C’est ainsi qu’un des derniers versets révélés vient exprimer leparachèvement des cycles de la prophétie avec le dernier Messageoffert aux êtres humains : « Aujourd’hui j’ai accompli [rendu parfaite]pour vous votre religion, j’ai parachevé sur vous Ma grâce [Monbienfait] et j’ai agréé [choisi] pour vous 1 'islâm comme religion12. »Pour les musulmans, il s’agit en fait du mariage entre l'islam en tantqu’acte de foi en l’Unique et Y islâm en tant que dernière religion,laquelle vient confirmer et établir de façon ultime la reconnaissancedu Dieu unique, l’espérance de Sa paix et la réconciliation de tous lesMessages révélés antérieurs. Ainsi Muhammad n’apporte rien denouveau dans l’essence de la foi : « Dis : je ne suis, pas uninnovateur parmi les Messagers [rusut] et je ne sais pas ce qu’iladviendra de moi ni de vous. Je ne fais que suivre ce qui m’a étérévélé et je ne suis qu’un clair avertisseur13. » Sa mission vientrappeler la vérité de Dieu, le sens de la foi et de la vie.

Un Dieu unique

L'islâm se caractérise par un monothéisme exigeant. La notioncentrale, fondatrice de l’ensemble des éléments du credo et de lapratique rituelle, est celle du tawhict, qui signifie « unicité de Dieu ».Ainsi, pour devenir musulman, le fidèle doit attester qu’« il n’est dedieu que Dieu et [que] Muhammad est Son envoyé ». Les deuxparties de cette « attestation de foi » (.shahâdah*) sont distincteset complémentaires : il s’agit d’abord de reconnaître lavérité essentielle du message de toutes les prophéties (l’existence duDieu unique) et d’adhérer au message du dernier des Prophètes, selonle credo musulman.

Dieu (Allah en langue arabe, pour les musulmans comme d’ailleurs

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pour les chrétiens) s’est révélé aux Hommes, il est le Créateur auquelil ne faut rien associer dans Sa transcendance et dans Son absolu. Unchapitre (sourate*) du Coran résume en quatre versets cetteexigence et, comme le précise une tradition prophétique(hadïth), représente symboliquement, sur le plan du sens, le tiers dumessage du Coran : « Dis : Dieu est Un, Dieu est Absolu [dont toutdépend], Il n’engendre pas et n’a pas été engendré, et rien ne peutLui être semblable14. »

Vivre avec Dieu

Cette attestation de l’unicité de Dieu par le croyant n’est pas passiveou contemplative ; elle requiert d’accéder à une conception de la viedirectement liée à Dieu, qui est la source et la finalité. Face à la mort,à la vie ou aux difficultés, celles et ceux qui ont foi enl’Unique répètent : « Nous sommes à Dieu [Il est la source etl’appartenance] et c’est à Lui que nous retournons15. » Il s’agit doncde ne jamais oublier la source de la vie, qui est Dieu, vers qui notrechemin de vie nous ramène aussi infailliblement que notre mort. Lavie est donc cette parenthèse et ce chemin de Dieu vers Dieu quenous devons vivre avec la conscience de notre appartenance et lesouvenir de sa Présence, de sa Grâce et de sa Miséricorde. Un versetrappelle cet enseignement : « Je n’ai créé les djinns*16 et lesHommes que pour qu’ils m’adorent17. » Il s’agit donc, pour le croyant,d’orienter sa conscience et son cœur, en somme sa vie entière, vers lareconnaissance de la Présence de l’Unique à qui il peut s’adresserdirectement et sans intermédiaire : « Si Mon serviteur te questionne àMon sujet : Je suis certes proche et je réponds à l’appel dequi m’appelle quand il [elle] m’appelle18. »

L’adoration du Dieu unique est une conscience de Sa présence, maisaussi un dialogue qui s’exprime par la prière, la confiance etl’assurance que Dieu répond à l’appel de celle ou de celui qui est enquête de Lui. Il s’agit donc d’une relation de confiance, d’amour et degratitude. C’est cela que Dieu inspire au sage Luqman (« Nous avonscertes donné à Luqman la sagesse : Remercie Dieu19 ») et queconfirme le sens de cette relation fondée sur le souvenir, la gratitudeet l’échange : « Souvenez-vous de Moi, Je me souviendrai de vous etremerciez-Moi et ne niez pas20 [Mon existence]. » C’est également en

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son cœur, dans ce retour à son intimité, que l’être humain nourrit etdéveloppe, au-delà du souvenir et du remerciement, la connaissanceprofonde du Créateur : « Et sachez que [la connaissance de, l’agir de]Dieu se place entre l’Homme et son cœur21. » Le Dieu unique esttranscendant et proche, Il révèle et écoute, appelle et répond, Il estau-delà de tout, dans le cœur de chacun.

Quête de Dieu

La sagesse consiste donc à reconnaître Dieu, à L’aimer, à Le remercieret à aspirer à Son amour en cherchant à mieux Le connaître ens’approchant de Lui. Tout commence par une double négation : il n’estde dieu que Lui, l’Unique, et rien ne Lui ressemble : « Rienn’est semblable à Lui, et II est certes Celui qui entend [au-delà detout] et Celui qui voit1 [au-delà de tout]. » On ne peut définir Dieu,Le décrire, Le représenter ou en parler au-delà de ce que Lui-même ditde Lui-même dans Sa Révélation et dans les inspirations(ilhâm*) dont il gratifie Son Messager. Il est Dieu, l’Unique,le Miséricordieux (Rahmân), Etre de l’infinie Compassion (Rahïm), dontchacun des quatre-vingt-dix-neuf noms et davantage, connus etinconnus, nous invite à nous approcher, par l’esprit et le cœur, de SaGrandeur et de Sa Grâce, sans jamais pouvoir Le réduire à notrerationalité humaine, à notre logique ou à notre conception limitée dela causalité.

En ce sens, on peut dire qu’en islam il n’existe pas vraiment de «théologie », au sens strict du terme, puisque le « discours sur Dieu »est limité à ce que les sources scripturaires nous en révèlent. Certes,il existe des traités et des débats sur les Noms (asmâ ’*) et lesAttributs (sifàt*) divins, la connaissance absolue de Dieu et le libre-arbitre, la foi et la raison dans le domaine du ilm al-kalâm(littéralement, la « science de la parole »), mais il s’agit moins là de «théologie » que de réflexions philosophiques à partir du Coran et destraditions prophétiques, mêlées à des considérations d’ordrethéologique, plus rares et somme toute souvent secondaires.

Se libérer des polythéismes

Ainsi, l’étude du Tawhïd (unicité de Dieu) à travers Ses Noms (tawhïdal-asma) et Ses attributs (tawhïd al-sifàt) consiste à mieux

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comprendre la nature et le sens de la Présence de l’Etre et duCréateur, de Ses dons et de Ses exigences, afin de vivre pleinement lafoi qui est quête de Sa proximité et de Son amour. L’être humain,dans son expérience spirituelle avec l’Unique, devra se libérer de toutce qui l’empêche d’avoir accès à Sa Présence et à Son absolu : « Iln’est de dieu que Dieu » (taivhïd al-ulühiyyah*) exige du fidèle qu’il selibère de tout ce qui n’est pas Lui (son ego, ses désirs, ses « idoles »matérielles ou figurées telles^que l’argent, le pouvoir, etc.) pour fairele vide et n’être habité que par l’Un auquel il ne faut rien associer(tawhïd al-rubübiyyah*). Expérience spirituelle exigeante, personnelleet sans intermédiaire, fondée sur l’effort intime (jihàd al-nafi),puisque l’on s’approche de Dieu en revenant à soi pour se libérerde soi à travers la méditation sur Ses Noms, Ses dons (soi, la foi, leCosmos, la Nature, le bien-être, l’amour, etc.) et sur le sens del’existence qui nous ramène immanquablement à Lui. Voyage etpèlerinage spirituels dont la provision, pour la route, est la conscienceet l’amour révérenciels (taqwà*) de Dieu (« Et prenez votre provision[pour la route] car, certes, la meilleure des provisions est laconscience et l’amour révérenciels de Dieu22 ») qui nous appellent àla Vie au-delà de la vie : « O vous qui portez la foi, répondez à[l’appel de] Dieu et de Son envoyé quand ils [tous deux] vousappellent à ce qui vous fait vivre23 [qui vous donne la vie]. » La vieavec l’Unique est une autre vie ici-bas déjà, avant d’accéder à la Viede l’au-delà.

La tradition monothéiste et la diversité

L"islam, nous l’avons vu, s’inscrit dans la tradition du monothéismeabrahamique. En ce sens, la longue tradition des Prophètes etMessagers ayant appelé à la reconnaissance de l’unicité de Dieu,avant et depuis Abraham, est celle-là même de l'islàm, au sensgénérique que nous avons défini — tradition régulièrement rappeléeau gré des diverses Révélations dans l’Histoire.

Une tradition prophétique24 rapporte que les Messagers et lesProphètes auraient été au nombre de cent vingt-quatre mille (le Coranen mentionne vingt-cinq), dont certains nous sont inconnus. Tousauraient porté le message de l’Unicité divine ( Tawhïd) dont, bien sûr,avaient déjà connaissance les tout premiers êtres humains. Mais, aufil du temps, deux phénomènes se sont systématiquement répétésaprès chaque Révélation : d’une part, les Hommes sont intervenus

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dans les Textes, modifiant certains contenus ; d’autre part, ils ontoublié le monothéisme originel pour retomber dans le polythéisme.Ces deux phénomènes historiques récurrents expliquent la nécessitéd’envoyer un nouveau Messager, à intervalles irréguliers, afin derappeler aux Hommes la vérité de la présence de Dieu, de son Unicitéet du sens de la vie, puisque nous retournons à Lui. Ainsi, selonla tradition musulmane, le monothéisme est premier et le polythéismesecond, en tant qu’il est le produit de l’oubli de la vérité première etde sa corruption par les Hommes.

Pourquoi les Révélations ?

Ce même raisonnement permet de comprendre la relationqu’entretient l'islam avec les deux grands monothéismes qui l’ontprécédé. Ainsi, le judaïsme est venu rappeler aux Hommes la présencedu Dieu unique, alors que ceux-ci s’égaraient entre le polythéisme(celui des Egyptiens, par exemple) et la prétention de certainsdirigeants à se prendre pour Dieu (tel PRaraon). Le même processusde transformation du message originel et d’oubli du Divin aboutit àl’envoi de Jésus, venu rectifier le sens du Message premier dujudaïsme et rappeler une nouvelle fois aux peuples, au-delà des Juifsmonothéistes, que Dieu est unique.

L'islam, dernier des trois monothéismes, se comprend de la mêmefaçon dans le cycle des Prophéties. Les interventions humainesavaient changé le contenu originel du Message de Jésus. Quant auxArabes, à l’instar de nombreux peuples à travers le monde, ils avaientsombré dans le polythéisme et oublié l’existence d’un Dieu unique,que le Coran vint rappeler.

Le credo musulman ( aqïdah) affirme - c’est l’un des six piliers de lafoi - que Muhammad est le dernier Messager et Prophète envoyé auxHommes. Certes, des savants réformateurs apparaîtront au sein de ladernière religion révélée, mais qui ne donneront pas naissance à unenouvelle religion. En ce sens, le Prophète Muhammad clôt le cycledes prophéties à travers l’Histoire. Le Coran est ladernière Révélation. Le Texte (dont le nom, al-dhikr, signifie aussi « leRappel ») est révélé en l’état. Un verset nous indique qu’il seraprotégé de la falsification humaine : « Nous avons certes faitdescendre le Rappel et Nous en sommes assurément les gardiens1[protecteurs]. » C’est donc bien le statut même du Coran, pour les

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musulmans, qui définit le caractère définitif du dernier Message,lequel pourra être interprété de diverses façons, voire mal compris,mais non pas altéré. Le Coran, dit la tradition musulmane, est ladernière parole révélée de Dieu ; en l’état, elle restera pour les tempsà venir la référence ultime.

Judaïsme

À ce stade, il importe d’exposer les différences majeures existantentre Yïslàm, le judaïsme et le christianisme. Au demeurant, et selonla tradition musulmane, ces différences justifient qu’il ait fallu unenouvelle Révélation pour confirmer et rectifier le contenu desmessages qui l’avaient précédé.

Le monothéisme musulman partage de nombreux principes avec lemonothéisme juif : Dieu est unique et l’Homme ne doit jamais serisquer à une quelconque représentation ou description du Divin (lejudaïsme, dans ses courants majoritaires, est même plus catégoriquesur le refus de nommer Dieu). Trois élémentsfondamentaux distinguent néanmoins les deux religions. Pour ce quiest des Textes, la tradition musulmane, à travers lessources scripturaires et les ulamà considère que la Thora originelle aété transformée par des interventions humaines qui ont modifié deséléments importants du message originel. Ainsi, certaines explicationsdu Talmud sont considérées comme problématiques, orientées par desconsidérations religieuses, culturelles et politiques qui se sontéloignées du Message premier.

Le deuxième élément de divergence découle directement du premier.La Thora, selon l'islam, instaurait une religion dont l’adhésion étaitrelative à un acte de foi, non à une appartenance ethnique. Tous lescourants du judaïsme, bien sûr, ne versent pas dans ce travers,mais la plupart, à travers l’Histoire, ont fini par associer la foi juive àune appartenance ethnoreligieuse. Ce phénomène est considérécomme un déplacement majeur dans la compréhension du lien avecl’Unique, lequel, selon la tradition musulmane, doit être uneadhésion du cœur confirmée par l’agir. On ne saurait confondre ouréduire une adhésion du cœur à une appartenance de sang. Etre juif,au sens religieux, est compris par la tradition musulmane comme unchoix de la conscience et du cœur, non comme la caractéristique d’unedescendance par le sang.

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Le troisième élément, objet de controverse dans la tradition juiveelle-même, est également lié aux deux premiers. Il s’agit de lacompréhension de la notion d’« élection ». Le Coran mentionne queles juifs ont bien été « élus » sur la terre : « O Enfants d’Israël,souvenez-vous des bienfaits dont je vous ai comblés et [du fait] queJe vous ai élus [donné la préférence] sur les mondes1 [tous lespeuples de la terre]. » Cette élection historique tient au fait queles juifs, croyant en un Dieu unique, portaient au premier chef lemessage divin qu’ils étaient censés faire parvenir aux Hommes par latransmission, l’enseignement, l’exemple et le service. Il s’agissaitdonc d’une élection morale qui se traduit par un supplément deresponsabilité quant au service à rendre à l’humanité. Il n’est pasquestion d’élection d’être ou de sang, et en soi, mais d’élection entermes de responsabilités religieuses et morales par l’action.

L’interprétation en faveur de l’élection morale reste cependantminoritaire et n’est pas toujours bien reçue. Les interprétationsmajoritaires, se référant à la Thora ou au Talmud, ont souvent renduabsolue l’élection de sang et de filiation. Ces interprétationsréductrices se retrouvent dans les traditions chrétienne et musulmane.L’idée de l’élection par la seule « foi en Jésus » ou selon l’idée qu’il n’ya pas de salut « hors de l’Eglise » peut mener à cette mêmeréduction-distorsion de la notion d’élection. Un verset coranique,souvent cité, a parfois été lu avec cette même tentation : « Vous êtesla meilleure communauté établie parmi les Hommes [dans la mesureoù] : vous commandez le bien, vous résistez au mal et vous croyezen Dieu'. » Ici aussi, l’élection est liée à la condition d’exemplaritémorale qui est l’expression visible de la foi, citée en dernier carinvisible au commun des mortels. La communauté spirituellemusulmane n’est élue qu’en fonction de sa capacité à devenir unexemple de moralité pour l’humanité en transmettant et enenseignant le Message, mais surtout en l’appliquant et en le vivant.De nombreux savants et courants de pensée ont pourtant rendul’élection absolue (réduite au seul fait d’être musulman), suivantla même tentation observée dans le courant juif majoritaire.

Christianisme

l'islam partage avec le christianisme cette idée que la foi en Dieu,dans l’élévation de l’humain, doit se traduire par l’amour et laproximité. Au demeurant, en simplifiant quelque peu, l'islam se situe

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à mi-chemin de l’exigence légale juive et de l’expérience amoureusede la foi chrétienne. La place nous manque pour relever tous lespoints de convergence et de divergence entre le christianisme (avectous ses courants) et l'islam ; du moins peut-on mettre en évidence,ici aussi, trois distinctions majeures.

La première a bien évidemment trait à la conception de Dieu, enparticulier à la codification du credo par la « confession de foi »relative à la Trinité, édictée en 325 au Concile de Nicée : « Nouscroyons en un seul Dieu, Père tout-puissant, Créateur de touteschoses visibles et invisibles. Et en un seul Seigneur Jésus-Christ, Filsunique de Dieu, engendré du Père, c’est-à-dire, de la substance duPère. Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu ;engendré et non fait, consubstantiel au Père ; par qui toutes chosesont été faites au ciel et en la terre. Qui, pour nous autres Hommes etpour notre salut, est descendu des cieux, s’est incarné et s’est faithomme ; a souffert et est mort crucifié sur une croix, est ressuscitéle troisième jour, est monté aux cieux, et viendra juger les vivants etles morts. Et au Saint-Esprit. » Cette conception de la Trinité et deson mystère est considérée comme une conception erronée de l’Unicitéde Dieu. Quant au statut de Jésus, il apparaît problématique. L'islamle reconnaît comme Messager et Prophète, ainsi que Muhammad, maisde nombreux versets du Coran rejettent radicalement l’idée qu’ilpuisse être le fils de Dieu.

La conception de l’Homme (nous y reviendrons) diffère également,puisque l'islam rejette la notion de « péché originel » et rend chaqueêtre seul responsable de ce qu’il/ elle a fait. Adam et Eve étaientcoresponsables et ont été pardonnés. De fait, chaque individu, femmeou homme, devra rendre compte de ses actes.

Enfin, le statut de l’Église dans la tradition catholique romaine et lafonction et le célibat de prêtres font partie des principes et desprescriptions que Vislam ne partage pas.

C’est à la lumière de ces divergences que la dernière Révélation estvenue confirmer l’essence de la foi et rectifier, pour les musulmans,des interprétations considérées comme problématiques, ousimplement erronées.

Tronc commun des monothéismes

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Il reste que le tronc commun du monothéisme demeure et qu’il estrespecté à travers la notion centrale de « gens du Livre ». Lesenseignements de l'islam, en tant que dernière religion monothéisteétablie, relèvent que les autres traditions religieuses continuerontd’exister et que l’essence de l’unité originelle de l’humanité se traduitpar la diversité des religions, des civilisations, des cultures,des langues et des nations. La volonté de Dieu est la diversité et ilincombe à l’Homme de la traduire en facteur positif de sa propreévolution vers le bien. Plusieurs versets du Coran l’exposent sansambiguïté : « O vous les gens, Nous vous avons créé d’un homme etd’une femme, puis Nous vous avons établis en nations et en tribus,afin que vous vous connaissiez mutuellement. Le meilleur d’entre vousest celui qui a la plus profonde piété [l’amour révérenciel]. Dieu estcertes le Connaisseur, le plus Savant25. »

L’unité de l’origine se prolonge dans la diversité de la vie des êtreshumains sur terre, qui doit être fondée et vécue par l’engagement à la« connaissance mutuelle26 ».

Il n’est donc pas seulement question de « tolérer » l’autre (quitte àl’ignorer parfois), mais de s’élever, par la reconnaissance et l’acceptionde la volonté divine, vers le respect d’autrui qui implique sareconnaissance par la connaissance. De fait, toutes tentationsd’imposition religieuse ou de racisme sont condamnées, commel’expriment sans ambages ces deux versets : « Si ton Seigneur l’avaitvoulu, tous les êtres de la terre auraient cru ; est-ce donc à toi de lescontraindre jusqu’à ce qu’ils deviennent croyants' ? », et : « Parmi Sessignes, il y a la création des Cieux et de la Terre et la diversité de voslangues et de vos couleurs27 28. » Aucune forme de stigmatisationreligieuse ou de racisme ne saurait être légitimée. L’islam condamnede fait toute discrimination fondée sur le caractère ethnique commesur l’appartenance religieuse, c’est-à-dire aussi bien l’antisémitisme etla christianophobie que l’islamophobie (et bien sûr tous les racismesfondés sur la couleur). Un dernier verset confirme cette analyse. Ilinvite les êtres humains non au rejet fondé sur l’appartenancereligieuse, mais à la compétition positive pour le bien commun del’humanité : « À chacune [religions, spiritualités] nous avons donnéune Voie et une méthodologie [praxis]. Et si Dieu l’avait voulu, Ilaurait fait de vous une seule communauté ; mais II a voulu vousmettre à l’épreuve en ce qu’il vous a donné. En conséquence, soyez en

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compétition dans le bien. Vers Dieu est votre retour à tous et II vousinformera alors de ce sur quoi vous divergiez29. » La fin du versetinvite à l’humilité dans le jugement, Dieu seul possédant laconnaissance de la vérité et le secret des cœurs.

1Certains savants musulmans considèrent que d’autres traditionsreligieuses et spirituelles pourraient être considérées comme «religions du Livre ».

2 « Évangile » est toujours au singulier dans le Coran. Latradition musulmane considère en effet que Jésus a reçu une seuleRévélation, laquelle a subi des transformations et des ajouts humainspour aboutir aux « Évangiles », officiels ou apocryphes, qui neseraient pas toujours fidèles à la Révélation de l’Évangile originel.

3 Coran : sourate 26, verset 195, ou encore sourate 16, verset103 (parmi de nombreux autres versets).

4 Le Prophète (nabi*) reçoit une Révélation, mais il n’a pasforcément pour mission de la transmettre aux Hommes ; leMessager (rasüt*), lui, est chargé d’enseigner et de répandre leMessage. Ainsi, un Messager est toujours un Prophète, mais unProphète n’est pas toujours un Messager.

5 Voir à ce sujet notre introduction à la traduction française du Coran: « Le verbe et Ses signes », édition Tawhïd, Lyon, réédition annuelle.

6 Il existe des différences sensibles de classification selon deslectures acceptées du Coran. On dénombre parfois 6 213 versets.

7 Lors du dernier Ramadan avant sa mort, l’ange Gabriel lui fitréciter deux fois la totalité du Coran (dans l’ordre que nousconnaissons aujourd’hui), indication que la mission parvenait à sonterme et le texte à son expression définitive.

8 Hadïth rapporté par al-Bukhàri.

9 Voir chapitre 1, p. 59.

10 Coran : sourate 3, verset 19.

11 Coran : sourate 3, verset 85.

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12 Coran : sourate 5, verset 3.

13 Coran : sourate 46, verset 9.

14 Coran : sourate 114, versets 1-4.

15 Coran : sourate 2, verset 156.

16 Les djinns représentent des esprits dans la tradition musulmane; nous y reviendrons p. 103.

17 Coran : sourate 5, verset 36.

18 Coran : sourate 2, verset 186.

19 Coran : sourate 31, verset 12.

20 Coran : sourate 2, verset 152.

21 Coran : sourate 8, verset 24.

22 Coran : sourate 2, verset 197.

23 Coran : sourate 8, verset 24.

24 Hadïth rapporté par Ahmad et Ibn Hibbân, dont l’authenticité anéanmoins été discutée, voire rejetée par de nombreux savants.

25 Coran : sourate 49, verset 13.

26 La forme arabe ta àrafù (se connaître l’un l’autre,mutuellement) exprime la parfaite égalité du mouvement deconnaissance de l’un vers l’autre et de l’autre vers l’un.

27 Un autre verset du Coran est très explicite sur cette question :sourate 10, verset 99.

28 Coran : sourate 30, verset 22.

29 Coran : sourate 5, verset 48.

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Conception de l’être humain

l'islam ne partage pas l’idée chrétienne du péché originel. D’après lui,les êtres humains naissent innocents. Cette notion est centrale carprofondément liée à la conception islamique de l’être humain,composé d’un corps dans lequel Dieu insuffle Son esprit (rüh*), afinqu’il devienne un être doté d’une âme (najs*).

Innocence et fïtrah

Contrairement à la tradition grecque, mais aussi à la traditionchrétienne qui a subi son influence, ni le corps ni l’âme ne sontintrinsèquement qualifiés sur le plan moral en islam. Ainsi, l’âme n’estni bonne ni mauvaise en soi, comme on peut le lire et le comprendredans les traditions socratique, aristotélicienne et chrétienne,par exemple. L’âme (en tant que souffle de l’esprit dans le corps) et lecorps (dans sa matérialité) sont tous deux des entités neutres ; etl’être humain, en tant qu’il est âme et corps, est habité pardifférentes aspirations dont certaines sont contradictoires.

Dès sa naissance, l’être humain présente une disposition naturelle quis’apparente à une aspiration à l’élévation, à la quête de sens et auTranscendant. Elle se développe parallèlement à son évolution,jusqu’à l’âge de raison et de conscience. Cette disposition naturelleest la fitrah*, dont parle le Coran : « La disposition naturelle(fitrah] selon laquelle Dieu a créé les Hommes, il n’y a pointde changement dans la création de Dieu1. » Au demeurant, cettedisposition provient de l’origine même de l’humanité et participe de laconstitution essentielle de l’Homme : « Quand Dieu prit des reins desenfants d’Adam toute sa descendance et les fit témoigner : “Ne suis-je pas votre Seigneur ?”, ils dirent : “Certes, nous témoignons !”Afin que vous ne disiez pas le Jour du Jugement : “Nous n’étions pointconscients de cela.”1 » Un pacte originel entre Dieu et les êtreshumains se trouve matérialisé par cette disposition, cette attraction,cette étincelle dans l’être de chaque individu qui le pousse à semettre en quête du sens (la question du pourquoi) et que le Corantraduit comme l’aspiration naturelle au Divin.

Une tradition prophétique confirme cette disposition naturelle, àlaquelle s’ajoute le rôle joué, dans la vie de chacun, par sa famille ou,plus largement, par la société dans laquelle il évolue : « Chaque

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nouveau-né vient au monde selon la fitrab, puis ce sont ses parentsqui font de lui un juif, un chrétien ou un mazdéen2. » Tous lesnouveau-nés et tous les enfants, avant l’âge de raison, sont innocentset donc promis au Paradis. La tradition rapporte un rêve que fitle Prophète, dans lequel Abraham était entouré de tous les enfantsmorts, en état defitrah originelle. Interpellés, ils lui demandent : «Même les enfants des polythéistes ? » Et Muhammad de répondre : «Même les enfants des polythéistes3. » Ainsi, même si les polythéistesrefusent la religion, oppriment, torturent et tuent desmusulmans, leurs enfants ne sont point responsables et nedoivent pas payer pour les fautes de leurs parents. Comme ils sontavec la fitrah, et morts avant l’âge de la responsabilité, leur innocenceexplique leur salut.

Tensions naturelles

Innocent, habité par la disposition naturelle qui l’oriente vers la quêtede vérité et de sens, l’être humain est aussi naturellement tirailléentre deux aspirations contradictoires, vers le bien et vers le mal.Plusieurs versets du Coran exposent cette tension naturelle : « Parl’être humain [l’âme dans le corps] et la façon dont il a étéformé, ainsi Dieu lui a inspiré son [penchant vers le] libertinage et[son penchant vers la] la piété. Il sera certes sauvé celui qui la purifie[son âme] et il sera reprouvé [perdu] celui qui la corrompt4. » Ce queconfirment deux versets très explicites et cependant contradictoires :« A été rendu [naturellement] attirant pour les hommes l’amour despassions [désirs et instincts trompeurs] dont celles des femmes [lasexualité], des enfants, des amoncellements d’or et d’argent. [...]Jouissance éphémère de la vie d’ici-bas5 », puis : « Mais Dieu vous afait aimer la foi et II l’a embellie dans votre cœur et II vous a faitdétester la négation de Dieu, la perversité et la désobéissance6. »

Deux penchants antagonistes nous habitent donc, qui se développentau cours de notre existence. S’ils sont vécus dans l’innocence jusqu’àl’âge de raison, les choses changent dès que s’éveillent la consciencedes réalités et le sens des responsabilités individuelles(mukallaf:). L’aspiration originelle vers le transcendant (fitrah)est parasitée par cette tension intérieure qui met aux prises deuxamours naturels : celui qui invite à rester fidèle à sa disposition

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première en se réconciliant avec elle par un choix de conscience, celuiqui appelle à se laisser vaincre

par le naturel de l’instinct, lequel finira par couvrir, voiler et étouffer ladisposition originelle et enchaîner l’être humain à ses désirs etpassions.

Responsabilité

La conception islamique de l’être humain est en somme très positiveet sereine. Né innocent, tout individu est habité par des tensionscontradictoires. A l’âge de raison, il a la responsabilité de chercher lapaix intérieure en faisant le choix conscient de se réconcilier avec sanature originelle, donc de maîtriser son attirance vers l’instinct, lesdésirs corrupteurs et, plus largement, le mal. L’Homme ayanttémoigné, par le pacte originel, que Dieu est bien son Seigneur,l’entrée consciente en islam s’effectue par un nouveau témoignage,une attestation qui fait écho audit pacte : « J’atteste qu’il n’est dedieu que Dieu ». Cette shahâdah (témoignage), que l’on dit avec lecœur et la raison, réconcilie l’Homme avec sa fitrah ; celui quila prononce exprime ainsi que, reconnaissant Dieu, il fera le choixmoral du bien, dans la foi et le bon comportement, et de la résistanceau mal auquel l’invitent ses passions, par négligence et perversité.Ainsi, la shahâdah est à la conscience responsable ce que la fitrah està la nature première et innocente de l’être : un témoignage renouvelé.

L’âme et le corps ne sont pas mauvais en soi, nous l’avons dit. Ilappartient à l’être humain, en conscience, de faire le choix du bien oudu mal avec sa raison, sa conscience, son intention et son cœur. Enmaîtrisant certaines attractions naturelles dégradantes, il libère laforce élévatrice de la spiritualité et du bien qui, telle une étincelle,une aspiration, l’habitait originellement et qui

devient, avec la foi, dévoilement, lumière et libération permettant dese rapprocher du Divin.

La terminologie coranique, à cet égard, est révélatrice : quiconque nieDieu est « un négateur dont le cœur est voilé » (c’est le sensétymologique de kufi* : voilé, couvert, scellé). Le croyant, celui quifait le choix de l’élévation vers le Divin, se réconcilie avec l’essencepremière de son être, puisqu’il revient à Dieu avec un « cœur sain »(qalb salïm* : dans sa santé et sa pureté originelles), ayant

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apaisé son être avec sa raison consciente. Cette paix était connue del’enfant qui vivait ses tensions sans conscience, élu du seul fait deson innocence originelle. L’élection et la paix de l’Homme adulteconscient sont désormais conditionnées par l’attestation de foi et lechoix du bien.

La dignité humaine

L’être humain a un statut particulier au sein de la Création, à doubletitre : d’abord du fait de sa nature et de sa constitution, ensuite parle rôle qu’il est amené à jouer sur la Terre, entre Dieu, l’univers, sessemblables et la Nature.

Karâmah

Ce qui caractérise l’Homme en soi est la notion de dignité. LaRévélation l’affirme avec force : « Et nous avons certes octroyé ladignité [noblesse] à l’être humain1. » Elle détermine son statutnaturel, destiné à s’approfondir et à se dépasser dans l’effort consentipour s’éduquer, devenir meilleur et s’approcher du Divin, par la foi etl’amour. Un verset signale que l’état naturel peut s’augmenterd’un supplément de dignité spirituelle : « Certes, le plus digne parmivous est celui qui accède à la plus profonde piété [l’amourrévérenciel]7. » Tel est le chemin que le fidèle doit emprunter enconsidérant la dignité de son être naturel, qu’il doit respecter etéduquer, afin d’accéder à un niveau supérieur où la foi, la conscience,le comportement et la réforme de soi lui permettent, par sa volonté etses efforts, de devenir un être plus digne encore.

Sur ce chemin, bien entendu, le Prophète fournit un exemple : « Il y acertes pour vous, dans le Messager, le meilleur des modèles pour quiespère [cherche] Dieu et la Vie de l’au-delà et se souvientfréquemment de Dieu8. » A son sujet, le Coran ajoute : « Tu es certes[toi, le Messager] d’un noble caractère9 [éminente moralité, khuluq. »

Le supplément de dignité évoqué plus haut est donc de deux ordres,puisqu’il s’agit à la fois d’être habité par l’amour révérenciel de Dieu(taqwâ*) et de réformer son être et son comportement moral, dans lebut de s’approcher de la noblesse de caractère qui caractérisait leMessager. Ce dernier traduit même sa mission en termes éthiques : «

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J’ai été envoyé pour parachever [parfaire, compléter] les noblescomportements10 [caractères, vertus : akhlàqr*]. » Vislam, de fait,s’appuie sur la nature humaine, de même que sur les Révélationsprécédentes (qu’il s’agit ici de compléter), pour rappeler etconfirmer la connaissance et l’éducation aux nobles vertus.

Liberté

Pour accomplir cette mission par la foi et l’éducation, l’être humain abesoin de qualités directement liées à sa dignité. Dans le Coran, lerécit de l’origine est très singulier, puisque Dieu demande aux angesde se prosterner devant Adam, le premier homme. Commentexpliquer cette exigence et le statut supérieur ainsi donné àl’être humain, alors que les anges, créés de lumière etdans l’adoration permanente de Dieu, ne sauraient manquer de dignitéet de moralité ? Ne savent et ne prévoient-ils pas que l’Homme sur laTerre va « la corrompre et y répandre le sang », quand eux-mêmes «chantent Sa gloire et célèbrent Ses louanges11 » ?

Ce qui distingue l’être humain est de deux ordres. D’abord, il est unêtre libre : « Dis : la vérité vient de Dieu. Que celui qui le veut croie,que celui qui le veut nie12. » Les anges n’ont pas d’autre choix que decélébrer Dieu, tandis que l’Homme est un être libre qui vient à Dieupar un choix de conscience, un acte de foi voulu et des efforts quil’honorent, dans sa nature comme dans son cheminement. La libertéest la condition et l’une des raisons de sa dignité : à lui de l’assumeret d’en faire bon usage. Quoique les anges n’aient pas tort desouligner l’usage malheureux qu’en font souvent les Hommes, laliberté reste la caractéristique de leur noblesse, à plus forte raisonchez ceux qui résistent au mal, à la corruption et à la violence. Unesourate résume cet enseignement : « Par le Temps [qui passe] !Certes, l’Homme va à sa perdition, hormis ceux qui croient et qui fontle bien et s’encouragent mutuellement à la vérité [la droiture] ets’encouragent mutuellement à la persévérance13 [patience]. »L’Homme libre se perd s’il se laisse aller à l’attraction qui habite sanature et peut le pousser à la corruption, à l’oppression et au mal.Inversement, l’être humain qui fera un bon usage de sa liberté etajoutera de la dignité éthique à sa dignité originelle, se distingueradans l’Histoire et donnera tout son sens à l’expérience spirituelle durapprochement avec le Divin.

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Connaissance

La deuxième caractéristique de la dignité originelle de l’être humainest la connaissance : « Et II [Dieu] enseigna à Adam les noms detoutes choses, puis II les présenta aux Anges et dit : “Informez-moidu nom de ces choses si vous êtes véridiques”, et les Angesrépondirent : “Louange à Dieu, nous n’avons de connaissance que ceque Tu nous as enseigné.”14 » Les anges reconnaissent leurs limiteset l’être humain, grâce à la connaissance, possède le moyen de «gérer » sa liberté. Au demeurant, seule la connaissance offre la libertéet libère réellement l’Homme car l’ignorance, en soi, est unemprisonnement. C’est d’ailleurs par cet appel au savoir quecommence la Révélation coranique, puisque le premier verset reçu parle Messager révèle : « Lis : au nom de Ton Seigneur qui a créél’Homme d’une adhérence. Lis : et Dieu est le plus généreux qui estCelui qui a enseigné par la plume, Celui qui a enseigné à l’Homme cequ’il ne savait pas15. » La connaissance des noms et des chosescaractérise la dignité originelle de l’Homme dans sa quête de vérité.Dieu lui a donné les moyens de se dépasser par les deux facultés dusavoir que sont l’esprit et le cœur.

Être libre auquel fut octroyé le pouvoir du savoir, l’Homme doit user desa connaissance pour faire un bon usage de sa liberté. En ce sens, ilest donc une créature dotée d’un statut privilégié et, subséquemment,d’une responsabilité supérieure au cœur de la Créationentière. Comme le dit le Coran : « Ne voyez-vous pas que Dieu a misà votre service tout ce qui est dans les Cieux et sur la Terre et qu’ilvous a prodigué Ses bienfaits apparents et cachés16 ? » Avec laliberté et les facultés de connaissance qui caractérisent sa dignitéoriginelle, l’homme doit chercher à savoir, à comprendre lui-même et lemonde, à faire des choix donnant toujours la priorité au bien et àl’élévation qui sont l’expression de sa dignité spirituelle. A cette fin, ildoit se rappeler qu’il n’est pas le propriétaire de l’Univers et de laTerre («À Dieu appartient tout ce qui est dans les Cieux et sur laTerre17 »), mais un simple vice-gérant (khalïfah*) qui devrarendre compte à Dieu de sa gestion de soi, de ses semblables et de laNature. On retrouve ici des principes que partageaient certains Indiensd’Amérique (les Sioux) ou les traditions spirituelles africaines etasiatiques : la Terre et les terres ne nous appartiennent pas, personnene peut se les approprier. Pierre-Joseph Proudhon, dans sa critique de

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la propriété privée18, développe la même idée : l’être humain,affirme-t-il, n’accède jamais à la propriété de la Terre qui est à tous, iln’en a que l’usufruit. Cette idée est centrale dans la conceptionislamique de l’Homme, de la Création et du sens à donner à la dignitéde celui-là au sein de celle-ci.

Vice-gérant et gardien

L’homme a reçu en dépôt la foi qu’il doit vivre, expérimenter etapprofondir à l’aide de sa conscience libre et de son savoir. Ce dépôtlui confère un statut privilégié, mais il lui impose une responsabilitéd’autant plus lourde et exigeante. Le Coran offre une image trèsparlante de ce statut ambivalent et difficile : « Nous avons envérité proposé le dépôt [de la foi] aux Cieux, à la Terre etaux montagnes, mais ils ont refusé de le porter et en ont été effrayés.L’Homme s’en est chargé, il est certes injuste et ignorant1. » Avec lafoi, donnée en dépôt, vient la vice-gérance des affaires du monde ; or,ainsi que l’ont affirmé les anges à l’origine, l’Homme est loin de gérerle monde avec responsabilité, sagesse, humilité et moralité. Cesaccès d’arrogance, qui lui font prendre la Terre pour sa seule propriété,son instinct violent et belliqueux, qui lui fait opprimer ses semblableset répandre le sang, son aveuglement cupide, qui lui fait détruire laNature et les espèces vivantes, le soumettent trop souvent auxattractions négatives. Il se signale alors par son injustice et sonignorance des valeurs et des vertus.

Il existe néanmoins une autre voie pour celle ou celui qui, portant ledépôt de la foi (amânah*), est conscient(e) de sa responsabilité device-gérant(e) (khalifah*) devant Dieu (Créateur et Propriétaire) etparmi les Hommes.

Il s’agit de retrouver en soi l’attraction originelle vers le Transcendant(fitrah) en faisant le choix libre et responsable de la vertu et du bien :acquérir des connaissances, s’éduquer et se réformer spirituellement,intellectuellement, humainement et socialement, c’est ajouter ladignité de la conscience du bien à la dignité de l’état naturel etassumer aussi bien sa liberté que sa responsabilité.

Cette réconciliation avec l’aspiration la plus intime de notre être ouvreun premier espace de paix avec soi : c’est le sens de l'islam. Dans latradition musulmane, elle n’est pleinement possible qu’avec le choix

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libre et conscient de se réconcilier avec l’Unique, d’entrer dans Sapaix, en répondant à Son appel et en faisant le choix du bien. Alorsla vice-gérance n’est plus simplement la gestion matérielle de biensqui n’appartiennent pas à l’Homme, mais plus profondément uneexpérience spirituelle où l’on accède à une harmonie-symphoniespirituelle où tous les éléments chantent les louanges du Créateur. Lavice-gérance qui assume sa liberté et sa responsabilité dans lareconnaissance de Dieu et la connaissance du monde devient uneréconciliation avec l’Univers, le Monde, la Nature. L’Homme accède àune autre dimension de sa relation à l’environnement dont il ne peutuser sans respect ni abuser sans conscience. La foi qui a converti lecœur opère une conversion de l’intelligence par le cœur et tous deuxvoient et comprennent différemment : « Les sept Cieux et laTerre chantent les louanges de Dieu de même que tout cequ’ils contiennent. Et il n’est point un élément qui ne chante Seslouanges, mais vous ne comprenez pas leurs prières. Dieu est certesplein de mansuétude et de compassion1. »

Quand l’Homme accède au secret de cette prière des éléments et dela Nature, il accède à la dignité supérieure

dont la caractéristique est la triple réconciliation, paisible et apaisée,avec Dieu, avec soi et avec la Nature. La paix (salâm), qui est à laracine du mot islam, invite à cette quête l’être qui comprend avec lecœur et l’intelligence qu’il ne pourra protéger la dignité de sa natureque par la résistance aux côtés les plus sombres de ladite nature àtravers un engagement permanent à faire le choix de la distinctionmorale. Avec humilité et détermination.

1 Coran : sourate 7, verset 172.

2 Hadith rapporté par Bukhârï et Muslim.

3 Hadïth rapporté par al-Bukhârï.

4 Coran : sourate 91, versets 8 à 10.

5 Coran : sourate 3, verset 14.

6 Coran : sourate 49, verset 7.

7 1.. Coran : sourate 49, verset 13.

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8 Coran : sourate 33, verset 21.

9 Coran : sourate 68, verset 4.

10 Hadïth authentique rapporté par Bukhàrï et Ahmad.

11 Coran : sourate 2, verset 29.

12 Coran : sourate 18, verset 29.

13 Coran : sourate 103, versets 1 à 3.

14 Coran : sourate 2, versets 30 et 31.

15 Coran : sourate 96, versets 1 à 5.

16 Coran : sourate 31, verset 20.

17 Coran : sourate 2, verset 283 (beaucoup d’autres versetsemploient cette formulation).

18 Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété? (1840),chapitre 2.

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Chapitre 3

FOI ET PRATIQUE

L’islâm est une religion dotée d’un credo ('aqïdah) et de pratiquesrituelles (ibâdât) bien précis et strictement codifiés. Une célèbretradition prophétique (hadïth), considérée comme de la plus hauteauthenticité, rapporte comment l’ange Gabriel questionna le Prophèteafin de confirmer les fondements de l’islàm relatifi aux six piliers de lafoi (arkàn al-imàn), aux cinq piliers de /islam en tant que culte(arkân al-islâm), à la sincérité et à l’excellence dans la foi (al-ihsân). Ces trois axes, si l’on ajoute les questions sociales(obligations et interdits), couvrent l’étendue de /islam en tant quereligion.

*

Piliers de la foi

Dans la tradition prophétique évoquée ci-dessus, l’ange Gabrieldemande à Muhammad de l’informer du contenu de la foi, afin deconfirmer que le Message a bien été transmis et assimilé. Et leMessager de répondre : « La foi, c’est que tu crois en Dieu, en Sesanges, en Ses livres, en Ses Messagers, au jour du Jugement dernieret au destin dans le bien comme dans le mal1. »

On le voit, la foi consiste à croire en tout ce qui est de l’ordre del’invisible, parfois du mystère, et auquel le fidèle doit adhérer avec lecœur et la conscience, espérant d’en goûter l’expérience sur le planspirituel. La formulation de ce hadïth va du visible (les pilierspratiques) à l’invisible de la foi (al-imân) et à l’expérience sincère (al-ihsâri), laquelle consiste à rendre quasiment « visible » àla conscience et au cœur la présence invisible de Dieu. Par soucididactique, commençons par les piliers de la foi, qui permettent dedonner un sens très clair aux rituels pratiques.

Dieu

Le premier pilier de la foi consiste à croire en Dieu qui est unique, quin’a pas d’associé, qui n’a pas été engendré et n’a pas engendré, etdont on ne peut ni avoir une image ni se faire une définition : « Rienn’est semblable à Lui, et II est certes Celui qui entend [au-delà de

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tout] et Celui qui voit1 [au-delà de tout]. » L’Homme ne peut dire deDieu que ce que Dieu lui révèle de Lui-même. Le fidèle doit s’efforcerde vivre avec Dieu le rapprochement par Son amour et l’obéissanceaux règles révélées.

L’unicité de Dieu (Taivhïd) est le principe fondateur de l'islam. Dansl’ordre de la foi, il consistera en une méditation, une adoration (‘ibàdah) à différents niveaux, tout d’abord par une réflexion sur lesnoms et attributs divins (Tawhïd al-asma wa al-sifâi*), lesquelspermettent au fidèle de se rapprocher de Sa présence. Par lareconnaissance, ensuite, de Son Etre et de Sa Grâce visibles dans laCréation, qui est cadeau et don et regorge de signes de Son infiniebonté ( Tawhïd al-rubübiyyah). Enfin, par un combat personnel contretout ce qui pourrait troubler ou perturber la foi en Dieu et en Sonunicité, du fait de l’association d’autres dieux ou motivationsterrestres (ego, argent, pouvoir, etc.), semblables à des polythéismes,explicites ou non (shirk*), dont l’être humain doit se libérer (Tawhïdal-ulühiyyah).

Tous les autres piliers de la foi et de la pratique tournent en sommeautour de cet axe fondamental : ils sont soit des conséquences decette foi en Dieu, soit des moyens de vivre comme il se doit cette foiqui est autant adhésion à Son Etre qu’accès au refuge de Paix et desécurité né de ce don de soi. Al-imdn, en ce sens, ne signifie passeulement la « foi » au sens d’acte de « croyance en Dieu » ;sa racine, a-ma-na, se rapporte à l’idée de trouver un espace desécurité (aman*), de paix et d’accomplissement. Croire en Dieu, nousl’avons dit, c’est entrer dans Sa paix.

Les anges

Il existe des mondes d’êtres invisibles auxquels le Coran fait référenceà de très nombreuses reprises et dont le Prophète, selon lestraditions, a souvent parlé.

Deux types d’entités agissent et interagissent dans la vie des êtreshumains. Les anges, créés de lumière, sont en adoration permanentede Dieu ; certains accomplissent des missions spécifiques dans l’ordredu Cosmos. Les djinns, créés de feu et qui, comme les êtres humains,ont le choix de désobéir aux ordres divins, sont des espritsbénéfiques ou maléfiques qui peuvent prendre des formes

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diverses, voire posséder un être humain. Ce qui fonde ledeuxième pilier de la foi est la reconnaissance que le Cosmosest habité de présence, de vie et d’énergie au-delà desseuls éléments visibles de la Création. Des anges sont présents prèsde chaque être humain, dans nos demeures, dans l'univers. Au-delà del’ordre visible de la Nature, ils participent à la symphonie chantant laGrâce de Dieu. L'islam, de ce point de vue, confirme ce que lestraditions juive et chrétienne ont toujours reconnu en matièred’existence des anges, à commencer par l’ange Gabriel (Gibrïl) dont lerôle fut, dans l’Histoire, de transmettre les Révélations. Le croyant vitavec cette présence des anges, dont deux l’accompagnent toujours etqui ont des rôles différents (anges de la transcription des actes,anges de la mort, etc.). Au demeurant, un espace n’est jamais vide etle croyant est invité à toujours saluer les êtres visibles etinvisibles qui peuplent l’univers entier comme sa demeure personnelle.La formule « Salàm alaykum wa rahmatuLLahi wa barakâtuhu » (« Quela paix soit sur vous, et la miséricorde de Dieu et Sa bénédiction ») sedit aux êtres humains, aux anges comme aux djinns bienfaisants. Lesanges protègent, les anges voient, parfois même ils peuventinspirer. Ce monde de l’invisible, avec la conscience ou par lerêve, rapproche l’individu du sens et opère comme un rappel dans lavie des musulmans ordinaires, comme chez les plus grands mystiques.

Dans nombre de pays musulmans, on entend beaucoup parler desdjinns, esprits soit bienfaisants, soit malfaisants. Dans ce dernier cas,ils peuvent posséder un individu. Dans certains pays, il est commun -et même banal -d’associer les djinns au mauvais sort, aux pratiquesde sorcellerie et de magie noire. Ce type de discours relève trèssouvent de la superstition populaire la plus dangereuse et tend àdéresponsabiliser les personnes. Non seulement c’est la négationmême du premier principe de la foi en un Dieu unique à qui l’onn’associe rien, mais les conséquences spirituelles et psychologiquesde telles croyances trahissent les objectifs de la foi : il ne s’agit plusde libérer les Hommes de tous les faux dieux, mais, en pervertissantle Message, de les enchaîner à des superstitions qui les rendentdémunis, impuissants et victimes de puissances obscures !

Les Livres

Il n’est pas seulement demandé aux musulmans de croire à la dernièreRévélation, le Coran, mais également de reconnaître les autres Textes

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qui l’ont précédé : la Thora et l’Evangile, bien sûr, mais également lesPsaumes de David et, encore antérieures, les « feuilles anciennes »isuhuf) d’Abraham, etc. Jusqu’à la dernière des Révélations,les originaux de toutes les autres, connues ou non, soit ont disparu,soit ont été modifiées ou falsifiées. Cette foi dans les Livres offre aucroyant un regard particulier sur l’histoire sacrée en particulier et surle sens de l’Histoire en général.

Ainsi, Dieu n’a jamais délaissé les êtres humains. De loin en loin, Illeur envoie des Messages qui rappellent le sens de la vie, le lien avecDieu et le retour vers l’Unique. Ses Livres disent aussi que Sa véritén’est pas exclusive et que la Vérité (Dieu) ne s’est pas exprimée d’uneseule façon. Cette diversité des Messages dans le temps estune invitation à la coexistence des religions dans l’espace par lareconnaissance d’une source commune et unique. La reconnaissancedes Livres révélés rappelle aux Hommes leur besoin d’être guidés etorientés, car la raison seule n’a jamais suffi. Elle a pu analyser lecomment du monde, elle n’a pu répondre avec certitude au pourquoide la vie.

S’il a toujours été dans le besoin de sens (offert par les Livres),jamais l’Homme n’a été privé et coupé du sens dont les Révélations, àtravers l’Histoire, lui rappelaient la présence. Comme la présence desanges nourrit un rapport de présence à l’espace, les Livres donnentune densité de sens à l’Histoire ; les deux sont liés à Dieul’Unique, Créateur de l’espace et du temps et dont l’Être est infinimentau-delà de l’espace et du temps.

Les Messagers

La reconnaissance de tous les Messagers et Prophètes, pilierimportant de la foi musulmane, recouvre plusieurs enseignementsmajeurs. Le premier est que tous ces Envoyés étaient des êtreshumains dépourvus d’attributs divins, qui n’étaient pas les « fils deDieu ».

Un grand nombre de Prophètes, sur les cent vingt mille et plus que latradition mentionne, ne nous sont pas connus. Voilà qui nous imposede rester prudents quant au jugement sur les religions du passé.Vingt-cinq Messagers et Prophètes sont dénommés dans leCoran, parmi lesquels Noé, Abraham, Moïse, Jésus et Muhammad sont

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distingués pour leur patience et leur détermination (ülü al-'azm). Avoirfoi en leur mission, c’est leur accorder une part de vérité, même s’il ya désaccord sur un certain nombre de principes, de rituels et surl’organisation institutionnelle.

Enfin, il importe de préciser que, si l’on aime les Messagers en tantque modèles humains, il ne s’agit en aucune façon de les sacraliser oude les vénérer aveuglement. Ils sont des êtres envoyés par Dieu pouraider les humains à se rapprocher de Lui. C’est ce qu’a voulu dire AbüBakr, à la mort du Prophète, en affirmant que ceux qui adoraientMuhammad doivent s’avoir qu’il est mort et que Dieu seul est vivant,éternel et digne d’adoration.

Il faut apprendre à aimer les Prophètes, notamment le dernier, maissans confondre les ordres : l’humain et le Divin, le temporel et leTranscendant.

Croire que Muhammad est le dernier des Envoyés signifie que le cycledes prophéties est achevé. Ceux qui viendront après pourront êtreappelés « amis de Dieu » [awliyyâ Allah) qui se sont élevés (et ontété élevés) par la sincérité de leur spiritualité ; mais il ne pourra êtrequestion de les considérer comme des Prophètes et encore moins deles sacraliser. De même, selon une tradition prophétique, des savants( ulamà ’) apparaîtront chaque siècle, qui aideront la communauté à «renouveler sa religion » : « En vérité, Dieu enverra à cettecommunauté, chaque siècle, qui [un savant ou un groupe de savants]lui renouvellera sa religion2. » Ce renouveau a été compris par lessavants comme le renouvellement de la compréhension desTextes qui, eux, restent ce qu’ils sont. Ces savants durenouveau (imujadiddün), qui réforment la compréhension duMessage, poursuivent l’œuvre des Messagers en redonnant vieet vigueur à la Révélation. Les imâms, dans la tradition chiite, ont unrôle à la fois d’interprètes et de gardiens du Message. Leur statut,quoique parfois exagérément vénéré par certains courants, n’estjamais comparable à celui des Prophètes.

Le jour du Jugement

Cette vie n’est qu’un passage, la mort est une étape. Comme dans lesautres traditions monothéistes, l’un des fondements de la foi en islamest l’idée qu’il y a une vie après la vie et que les êtres humains

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retournent à Dieu. En ce sens, la vie est un cadeau et une épreuve. Aujour du Jugement, les individus seront jugés en fonction de leursintentions et de leurs actions dans la vie. Comme nous l’avons vu : «Nul ne portera le fardeau d’un autre », « nul ne pourra rien pour unautre » et « chacun viendra [à Dieu] ce jour-là seul ».

Après la mort, l’être humain est mis en terre (l’incinération estinterdite en islam). La tradition fait état de plusieurs étapes : lesquestions de la tombe (l’Homme est questionné sur son Dieu, sareligion, son Prophète), les possibles châtiments de la tombe,l’attente dans le barzakh* (lieu où demeurent les âmes après la morten attendant le Jugement dernier), puis le Jugement dernier quidécidera de l’entrée au Paradis ou en Enfer.

Le retour à Dieu se fait donc, pour le croyant, avec la conscience qu’ildevra rendre des comptes à Dieu sur la façon dont il a conduit sa viesur terre. Le Coran répète à maintes reprises que l’être humain doitespérer et savoir de Dieu que Son jugement sera à la fois juste (Dieuest al- Adl, « la Justice ») et clément (Dieu est al-Rahmàn, «le Clément, le Miséricordieux » au-delà de toute miséricorde). Cetteconception de Dieu et de la mort détermine une certaine conceptionde la vie : l’Homme est seul, responsable de ses actes dans cette viequi n’est pas la seule vie ; son salut ne tient pas à la seule justice deDieu, mais à Sa miséricorde et à Son amour.

Le Jugement dernier, au lieu d’induire un décompte négatifobsessionnel des fautes et des manquements, devrait ouvrir l’Hommeà la conscience de ses limites, de son besoin de Dieu dans Son amouret Sa bonté. Le caractère rigoureux du Jour des comptes est unevérité. Son accueil en Sa compassion et Son pardon en sont uneautre, non moins fondamentale. Ainsi, le tragique de l’Homme, seulface à ses actes et à Dieu qui tient les comptes (al-Hassïb), estapaisé par l’espérance en Dieu « le Clément » (al-Rahmân) et « leDoux » (Al-Rafïq). Au-delà de l’espérance du Paradis, récompense despieux et des justes, ce que l’être humain peut espérer de plus élevédans l’Au-delà est directement fonction du lien d’amour avec le Divinqu’il doit nourrir tout au long de sa vie : être en présence de Dieu, Levoir et demeurer éternellement dans l’ombre de Sa grâce.

Le destin

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Dieu est omniscient. Il est au-delà du passé, du présent et de l’avenir.Son savoir englobe donc toutes choses et en particulier, bien sûr, lesort de chaque individu. La foi en la volonté de Dieu (al-qadâ’*) et enSon décret (al-qadar*) - les deux notions qui réfèrent à laprédestination - sont un pilier du credo islamique (al-aqïdah). Cettecroyance a trois conséquences quant à la conception de Dieu et troisautres concernant l’Homme.

Tout d’abord, Dieu se présente comme Maître absolu du savoir et dutemps. Son pouvoir dépasse toutes les conceptions que l’Hommepourrait s’en faire. Ensuite, il existe une différence de statut entrel’ordre du Divin et la logique rationnelle de l’Homme, qui ne peutaccéder au savoir absolu. Enfin, Dieu, dans Sa volonté et parSon décret, n’est jamais absent ; Il reste présent, à l’écoutedes prières des Hommes.

Pour ces derniers, les conséquences de ce pilier de la foi sontfondamentales. Il s’agit d’abord de reconnaître le savoir absolu deDieu (et la connaissance relative des êtres humains), afin d’approcherSa volonté et Son Décret, avec l’humilité intellectuelle et spirituellequi sied à Son statut. Il est nécessaire, dans un second temps, derester dans l’ordre de l’humain sans prétendre se mettre au niveau de

Dieu. Dieu sait tout, certes, mais l’être humain ne sait pas ce queDieu sait : Dieu lui demande, à son niveau, d’assumer sa liberté et saresponsabilité et d’agir en conscience. L’ignorance où se trouvel’Homme des décrets ultimes de Dieu est la source et la protectionmême de sa liberté sur terre, donc de sa responsabilité humaine.Enfin, même si la prédestination est une vérité dans l’ordre dusavoir et du pouvoir divin, Dieu est à l’écoute des prièresdes Hommes, lesquels ne doivent cesser, à partir de leur réalité vécue,d’espérer, d’invoquer et de se rapprocher, avec la certitude que leschoses peuvent changer.

Destin et prédestination : ces sujets ont fait l’objet de controverses,notamment parmi les théologiens-philosophes (mutakallimün) qui ontbeaucoup débattu de la question de la prédestination et de la liberté,du libre-arbitre et du déterminisme. De multiples traités, tant chezles sunnites que chez les chiites, ont été consacrés à cette question,abordée de façon parfois très complexe. On trouve d’ailleurs dans latradition musulmane des partisans du libre-arbitre (qadariyyah)comme des défenseurs du déterminisme (jabriyyah, jahmiyyah). Loin

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de ces débats philosophiques, les 'ulama sunnites et chiites onttenté de fixer un cadre strictement religieux à la compréhension decette notion. Les divergences sont nombreuses quant aux détails desexplications, mais les quatre axes principaux de l’argumentationpeuvent être résumés comme suit : 1) Dieu est omniscient et sait toutde la destinée des Hommes ; 2) les Hommes ne savent pas ce queDieu sait et doivent éviter d’appréhender l’ordre du Divin, qui dépasseleur logique rationnelle ; 3) libres, mais ignorants la volonté et ledécret divins, les Hommes doivent assumer leur liberté et laresponsabilité de leurs action ; 4) Dieu les appelle et répond à leursprières, qui, elles, ont le pouvoir de changer le cours des événements.

Les piliers de l’islam

Le même hadïth que nous avons mentionné présente les cinq piliersde l'islam, qui recouvrent le rituel : « L’islam est que tu attestes qu’iln’est de dieu que Dieu et que Muhammad est son Messager, que tuaccomplisses la prière, que tu verses la zakât [l’impôt socialpurificateur], que tu jeûnes le mois du Ramadan, que tuaccomplisses le pèlerinage si tu le peux3 [si tu en as les moyens].» Ces « cinq piliers », souvent présentés par les manuels comme unrésumé de l'islam, ne sont en fait que les éléments de la pratique etdu rituel qu’il convient d’aborder à la lumière des piliers de la foi etdes fondements que nous avons traités dans le deuxième chapitre dece livre. Dans le domaine du droit et de la jurisprudence (fiqh), on lesappelle aussi al-'ibâdàt (les éléments du culte, du rituel), auxquelss’ajoute la pureté rituelle (al-tahàrah*) car elle est une obligationpour accomplir un certain nombre de rites.

L 'attestation de foi

Nous l’avons vu, les êtres humains, dans l’innocence de leur enfancecomme dans leur obéissance naturelle à l’ordre du Cosmos, sont tousoriginellement des « musulmans4 ». Mais c’est avec le doubletémoignage de la shahâdah qu’ils le deviennent en conscience,adhèrent aux principes de la foi et sont appelés à en pratiquer lerituel.

La première partie de l’attestation de foi est liée à la reconnaissancedu fondement de la religion musulmane qu’est le Taivhïd, l’unicité deDieu. Cette attestation, qui prend son sens avec l’âge de raison, exige

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un approfondissement progressif de tous les éléments que nousavons évoqués. Les enseignements des six piliers de la foi,mais également les exigences relatives au statut de l’Homme avec sadignité, sa liberté et ses responsabilités, sont un accès vers l’invisible(lequel ne cesse de livrer ses secrets à la foi qui s’approfondit ets’enrichit). La reconnaissance de la mission de Muhammad et de sonstatut de dernier Messager (seconde partie de la shahâdah) exprimeune adhésion tant au Coran qu’à la tradition du Prophète et à sonexemplarité. Implicitement, elle est reconnaissance de tous lesMessages et Révélations qui l’ont précédé et impose le respect desautres traditions, d’une part, et le fait d’assumer d’être des témoinsde ce dernier Message devant l’humanité, d’autre part.

En ce sens, la shahâdah est l’expression d’un acte de foi en Dieu etd’un acte de responsabilité devant Dieu et devant les Hommes. Dieu adonné la vie et la vie a un sens. Il suffit de prononcer cetteattestation pour devenir musulman5 (devant deux témoinsmusulmans, ou même seul devant Dieu selon certains savants), maisil est clair que la formule est forte des nombreux enseignementsque nous avons abordés et qu’il ne faut pas négliger. Deux dangerssont cependant à signaler. Le premier est un formalisme qui consiste àréduire l’adhésion à l'islam au fait de prononcer l’attestation sans encomprendre le sens et les implications (ce qui arrive dans des cas de «conversion » formelle en vue d’un mariage, par exemple).Inversement, des savants minoritaires de certaines écoles de droit etde pensée se permettent de décider qui est musulman ou non enajoutant des conditions (comme celle de la pratique des rituels),s’autorisant même à excommunier telle ou telle personne (takfir*). Or,sitôt qu’une personne ayant prononcé l’attestation de foi déclare sesentir musulmane, nul n’a le droit d’en décider autrement ou del’exclure. Une institution religieuse peut considérer certains actes oucertains propos comme non conformes au credo et aux principes del'islam, mais aucune autorité humaine ne peut décider de la foi et dessecrets des cœurs.

La prière

La prière rituelle (salât*) a été instituée par étapes, au gré desrévélations successives. Elle est codifiée dans sa forme et dans sonnombre : pour tous les musulmans, quelle que soit leur tradition, lesprières quotidiennes sont au nombre de cinq, chacune selon un cycle

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déterminé. Si le Coran mentionne les prières, il ne dit rien sur la formedu rite proprement dit. Seules les traditions prophétiques nousinforment des règles de la prière : contenu, gestuelle, cycles, etc.

La première prière (fajr* ou subh*) doit se faire avant le lever du jour(plus ou moins dans l’heure et demie qui précède l’aurore) ; ladeuxième (dhuhr*), entre le début et le milieu de l’après-midi environ; la troisième ( asr*), entre le milieu de l’après-midi et le coucher dusoleil ; la quatrième (maghrib*), entre le coucher du soleil et jusqu’àune heure vingt ou une heure trente après le coucher ; la cinquième (ishâ '*), enfin, pendant la nuit, entre la fin du maghrib et le début dufajr. Les chiites regroupent la deuxième et la troisième prière, ainsique la quatrième et la cinquième (ce que la majorité des écolessunnites, à l’exception des hanafites, tolère en voyage ou parexception, en plus de les écourter).

Chaque prière s’inscrit donc dans un laps de temps calculé en fonctiondu soleil : « En vérité, la prière a été prescrite, pour les croyants, àdes horaires déterminés6. » Faire les prières prescrites exige donc unecertaine discipline, afin de respecter les horaires assignés àchacune. Ce rapport au temps est un élément important de la foi : surle plan cosmique, les musulmans se réfèrent au soleil pour le calculdes prières journalières et à la lune pour la détermination des mois etdes années. Us prennent ainsi en compte les deux astres liés à lamesure du temps : « Le soleil et la lune [évoluent] selon un calculminutieux7. » Chaque vendredi, en début d’après-midi, a lieu la prièredu même nom (jum ah), qui est précédée d’un sermon (en languearabe ou dans la langue locale). A l’inverse, les deux prières matinalesdes fêtes ( ïd al-fitr, ïd al-Adhâ) commencent par une prière rituelle etsont suivies par un sermon.

Les prières rituelles sont strictement codifiées : le fidèle doit d’abordfaire ses ablutions (avec de l’eau propre qu’il est invité à économiser),s’orienter vers La Mecque (qiblah) et respecter le cycle requis pourchaque prière. Il récitera par cœur des passages du Coran en arabe(avec, à chaque cycle, la sourate d’ouverture, al-fâtihah*), ainsi qu’uncertain nombre de formules et d’invocations. Dans lespays majoritairement musulmans, on entend les appels à la prière8invitant les fidèles à se préparer, suivis d’un second appel de présence(iqàmah*) annonçant le début imminent de la prière. Le fidèle entreen prière en disant : « Allahu akbar » « Dieu [est] le plus Grand »),

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suit le rituel des cycles, puis termine avec la formule : « Al-salamalaykum wa rahmatu ’LLah » (« Que la Paix soit sur vous et laMiséricorde de Dieu»), ou bien «Allahu akbar» chez les chiites.

La prière rituelle peut se faire individuellement, mais la prière engroupe (jamà ah*), à la mosquée, est considérée comme vingt-septfois plus méritante, selon les traditions prophétiques. A la mosquée,aucune distinction de statut social, de couleur ou d’origine ne doit êtrevisible : les musulmans se mettent en rang, plus rien ne doit lesdistinguer9. Enfin, les musulmans peuvent ajouter des prières ditessurérogatoires aux prières prescrites, juste avant ou après celles-ci,au cours de la nuit (tahajjud*) ou durant les nuits de Ramadan(tarawïh*).

La forme très codifiée de la prière a pour but de discipliner le croyantdans sa gestion du temps et son rapport à Dieu et à la vie d’ici-bas,avec sa conscience et sa mémoire, puisque l’objectif premier de laprière est le ressouvenir : « Et accomplis la prière pour te souvenir deMoi10. » Les ablutions qui purifient, le visage tourné vers LaMecque (symbolisant la vie orientée vers Dieu) ont pourfonction d’extraire l’être humain des illusions et de l’éphémère pour seconcentrer sur l’élévation spirituelle et la direction qu’il doit donner àsa vie. Oublieux par nature, l’Eîomme est convié, cinq fois par jour, àse rappeler que Dieu est présent, qu’il est tout près et qu’il entend etrépond.

Prier, c’est donc aussi remercier et se rapprocher, et c’est pourquoiaucune prière n’est semblable à une autre, si ce n’est dans la forme :parfois le corps prie plus que le cœur, dans un formalisme superficiel ;parfois le cœur goûte à l’amour révérenciel de Dieu et donne à laprière une intensité singulière. Paradoxalement, c’est ladiscipline régulière qui permet de vivre les instants d’exception de lacrainte amoureuse (khushü ') de Dieu.

Le fidèle, à sa guise, peut agrémenter la prière rituelle d’invocations(du a) plus libres, où il parle à Dieu, se confie, demande et remercie,en silence ou dans sa langue préférée. Le Prophète avait dit : « Lesinvocations, c’est l’adoration11 [véritable] » car elles concentrent lesens de la prière rituelle et la nature de la relation à Dieu : sesouvenir de Lui, Le remercier et, avec humilité, reconnaître notrebesoin de Lui.

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La zakàt

On a souvent traduit zakàt par « aumône légale », pour tenter derendre compte de sa double fonction de don solidaire et deprescription légale. Dans les faits, la zakàt est un versementobligatoire (pour toute femme et tout homme qui en a les moyens)destiné à purifier spirituellement le bien du fidèle et à être « restitué» aux pauvres, dont elle est un « droit reconnu » (« Ceux dans lesbiens desquels il est [une part gardée représentant] le droit reconnuau mendiant et au nécessiteux12 », dit le Coran). On peut donctraduire zakàt par « taxe sociale purificatrice », puisqu’il s’agit biend’une obligation qui présente, en sus, une vertu spirituelle (elle purifieles biens du croyant comme la prière purifie son cœur) et dont le butest la solidarité sociale fondée sur le « droit des pauvres ». La prière,axe vertical de liaison avec Dieu, prend une dimension communautairelorsqu’elle s’effectue en commun ; il en va de même avec la zakât, quiassocie un acte de foi individuel (faire don d’une partie de ses biens)à l’exigence sociale de solidarité et de justice.

Une fois fixée la limite des besoins de première nécessité (nissàb*),selon les lieux et les époques, la femme et l’homme doivent verser,selon un calcul annuel, un certain pourcentage de leurs biens (2,5 %de l’argent, de 5 à 10 % de la récolte par exemple, etc.). Ils peuventle faire au profit d’institutions étatiques ou d’organisationsindépendantes, ou bien verser eux-mêmes la somme récoltée auxpersonnes dans le besoin.

Le principe de cette taxe n’est pas d’entretenir l’assista-nat. Elle doitêtre versée en priorité aux nécessiteux (que le Coran range en huitcatégories) et dans son voisinage immédiat, ce qui suppose de bienconnaître son propre environnement social. L’objectif, de surcroît, estde leur donner les moyens de sortir de leur situation en soutenant desprojets qui leur permettent de s’autonomiser financièrement, afinqu’un jour eux-mêmes puissent payer la zakât. La philosophie de lazakât est donc de développer une dynamique de solidarité socialerégulée qui permette aux pauvres d’obtenir leurs droits (avec lareconnaissance de leur dignité humaine) et, dans le mêmemouvement, d’accéder à l’autosuffisance alimentaire et àl’autonomie financière. C’est dire que la gestion de la « taxesociale purificatrice » ne peut pas se satisfaire d’une distribution debiens charitables, mais qu elle exige une connaissance des différents

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systèmes locaux et nationaux de solidarité sociale (étatique etinstitutionnelle), afin d’organiser une distribution adéquate de lazakdt qui complète les dispositifs existants et qui ait surtout le souciconstant et systématique de travailler à libérer les pauvres deleur situation d’assistés. Elle doit être payée en tant que telle (avecune intention et un montant déterminés), et le fait que certainsimpôts payés à l’Etat comprennent un volet solidaire ne dispensejamais de s’en acquitter.

La zakât, selon la plupart des juristes (fuqahd’), doit être destinéeaux nécessiteux musulmans, sauf cas exceptionnel. D’autres savantsont discuté cette clause, affirmant que tous les pauvres d’un voisinagedonné peuvent bénéficier de la zakdt, qu’ils soient ou non musulmans(si les besoins des musulmans sont couverts selon certains,pas uniquement selon d’autres). Il existe par ailleurs une autre formede don, al-sadaqah*, versé librement selon le souhait et les moyensde chacun (il y a cette fois consensus entre les savants sur le fait quela sadaqah peut être versée à toute personne, qu’elle soit ou nonmusulmane).

Ce troisième pilier est important. La zakât traduit une compréhensionplus profonde du Message de Yislàm. Avec l’aide de Dieu, le croyantdoit nourrir la conscience du Cosmos autour de lui et des pauvres àses côtés. La foi est un éveil du sens, des yeux et du cœur. C’estégalement entretenir un sens profond de la justice par une obligationstricte et prescrite : justice à l’égard de la Création qu’il faut protéger,justice vis-à-vis des êtres humains qu’il faut respecter, riches oupauvres. Comme la prière doit être établie partout où les musulmanss’installent, le droit du pauvre doit être immédiatement reconnupartout où existe une collectivité. Ainsi la foi, dans son aspectpratique, est un acte de double responsabilité écologique et humaine,dont le sens est de respecter l’ordre naturel offert par Dieu et deréformer l’ordre social des humains, cause de pauvreté et d’esclavage,qu’il convient de transformer en redonnant à chacun son droit à laliberté et à l’indépendance (sociale et financière).

Le jeûne

Le quatrième pilier de l'islam est le jeûne du mois du Ramadan,neuvième mois de l’année lunaire musulmane. Sa durée s’étendd’environ une heure trente avant le lever du soleil (début de la prière

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du fajr) jusqu’au coucher du soleil (début de la prière du maghrib).L’année musulmane est lunaire et dure trois cent cinquante-cinq outrois cent cinquante-six jours, de sorte que, chaque année, le mois dujeûne avance de dix à douze jours par rapport à l’année solaire. Selonla saison et le lieu, la durée d’une journée de jeûne peut s’étendre de9 heures à 19 heures, voire 20 heures. Dans les régions nordiques quine connaissent ni lever ni coucher du soleil, où le jour et la nuitpeuvent couvrir toute la durée de l’hiver ou de l’été, les juristes(fuqahà ’) sont unanimement d’avis qu’il faut se conformer auxhoraires du plus proche pays connaissant un lever et un coucher desoleil.

Le jeûne se présente comme une pratique qui prolonge et confirme lespratiques de toutes les religions et spiritualités antérieures à l'islam :« Le jeûne vous est prescrit comme il a été prescrit à ceux qui vousont précédés, peut-être atteindrez-vous la piété1 [l’amour révérencielde Dieu]. » Sa fonction est triple : spirituelle, physiologique etsociale. Pour les musulmans, il consiste, pendant un mois (vingt-neufou trente jours), à ne plus manger, boire ou avoir des relationssexuelles pendant la journée. Il est obligatoire dès l’âge de lapuberté. Le voyageur, la femme enceinte ou la personne âgée oumalade peuvent toutefois s’abstenir de jeûner (quitte à « rattraper »ensuite les jours manquants, s’ils le peuvent, ou à compensercette dispense en offrant de la nourriture aux pauvres).

La vertu spirituelle du jeûne est fondamentale. En cessant derépondre à ses besoins naturels et humains (nourriture, boisson etsexualité), l’individu, par la maîtrise et la discipline, effectue un retourà soi, à son cœur, et cherche à s’approcher le plus possible du Divin etde l’esprit, du souffle spirituel qui l’habite. Contre toutes lesdépendances et les tentations consuméristes, le jeûne est uneexpérience de libération vis-à-vis de l’ego et de l’avoir. Il marque unerupture par rapport à la vie normale, naturelle, et invite l’Homme àl’introspection, à la méditation et à la générosité. C’est l’autredimension du jeûne : un rapprochement avec les pauvres, les démuniset les laissés-pour-compte. Le Prophète, toujours généreux, ne l’étaitjamais autant qu’au cours du mois du Ramadan, nous apprend unetradition authentique.

En somme, le mois du Ramadan consiste, dans un même mouvementspirituel, en un travail sur soi et en un don de soi. S’approcher de Dieu

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par le jeûne, c’est s’approcher des pauvres par le don. Les jours et lesnuits de ce mois sont bénis. Les fidèles sont invités à accompagnerleur jeûne d’une maîtrise de leur vocabulaire, de leurs émotions, deleur comportement, ainsi qu’à éviter les conflits et l’agressivité. Lalecture quotidienne du Coran et les prières rituelles et surérogatoiresfont partie des pratiques recommandées, notamment la prière dutarawïh*, qui suit la dernière des cinq prières et durant laquelle, surtout le mois, l’ensemble du Coran est souvent récité (huit, dix ouvingt cycles de prière - rak ah - selon les écoles de droit).

Durant l’une des cinq dernières nuits impaires de ce mois a lieu la nuit« du Mérite » (« du Destin » ou encore du « Pouvoir ») - laylah al-Qadr-, que les musulmans doivent (spirituellement) chercher. Sa densitéspirituelle est sans commune mesure, puisqu’elle vaut plus de «mille mois » selon le Coran. Ce moment intense decommunion, d’expiation et de « Paix » (salàm) dure la nuit entière.La plupart des mosquées se concentrent sur la vingt-septième nuit (lanuit du vingt-sixième jour), mais sur ce point les traditionsprophétiques sont moins précises. Durant les dix derniers jours,suivant la tradition prophétique, certains musulmans choisissent defaire une retraite à la mosquée (i tikâf) pour jeûner, prier, lire le Coranet chercher la nuit du Mérite. Enfin, à la fin du mois, ilest recommandé aux musulmans de payer la zakât al-fitr,taxe purificatrice de fin de jeûne destinée aux pauvres et qui prolongel’acte et le sens du jeûne. Elle doit être versée avant la prière de lafête ( ïd al-fitr*), qui est l’une des deux fêtes du calendrier islamique.

Le début du Ramadan est aujourd’hui l’objet de débats. Certainsestiment qu’il faut voir la nouvelle lune à l’œil nu pour commencer lejeûne dans la région où l’on vit ; d’autres pensent que tous lesmusulmans du monde devraient suivre les premiers à l’avoir vue dansleur pays ; d’autres encore avancent que les progrès techniques et lesconnaissances astronomiques permettent désormais de détermineravec précision le début du mois et de trancher les désaccords qui,chaque année, entourent l’annonce du Ramadan.

Très pernicieuse est l’émergence d’une pratique du jeûne purementformaliste, qui consiste à se maîtriser le jour et à manger avec excèsdès la nuit tombée, comprise comme le moment de toutes lespermissions. Cette conception transforme le mois du Ramadan enpériode de surconsommation alimentaire et de comportementsnocturnes qui en contredisent le sens le plus élémentaire.

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C’est oublier que le mois entier est béni, jours et nuits inclus, et qu’ilappelle à s’affranchir des dépendances. Dans les sociétésmajoritairement musulmanes aussi bien qu’en Afrique, en Asie ou enOccident, les grandes surfaces n’en ont cure, intéressées d’abord parle profit, dont les rayons spécialisés regorgent de « produits duRamadan ». Les médias et les industries du divertissement leuremboîtent le pas en misant sur les « nuits du Ramadan ». Si bien quece mois de maîtrise de soi et de méditation devient, pour certains, unmois de consommation et de divertissement. Le Messager avait averti: « D’aucuns ne gagneront de leur jeûne que le fait de s’être privé demanger et de boire13 » - allusion à ceux qui, respectant la forme dujeûne, en perdent toutefois le sens et l’esprit.

Le pèlerinage

Les piliers de l'islam rythment le temps. L’attestation de foi est àprononcer et à renouveler à tout moment, les prières sontquotidiennes, celle du vendredi est hebdomadaire, le jeûne estannuel, de même la comptabilisation de la zakât.

Le pèlerinage (Hajj), quant à lui, doit s’effectuer une fois dans la vie,pour qui en a les moyens. Il a lieu chaque année entre le 8 et le 13 dumois de Dhü al-Hijjah (douzième du calendrier lunaire islamique). IIconsiste, pour les femmes comme pour les hommes, à se rendre à LaMecque pour y accomplir un certain nombre de rites. Auparavant, ilconvient de faire les grandes ablutions (une douche avec un rituel etdes invocations), puis de porter l’habit du pèlerin (morceau d’étoffesans couture pour l’homme, avec coutures pour la femme, couvrantle corps et les cheveux mais laissant impérativement levisage découvert, selon le consensus de toutes les écoles dedroit). Une fois dans cet état de sacralisation (ihrâm*), les pèlerins nedoivent plus se couper les cheveux ou les ongles, ni avoir de rapportsexuel ou tuer des espèces vivantes.

Arrivé à La Mecque, le pèlerin commence par tourner sept fois autourde la Ka’bah - le grand cube de pierre vide, recouvert d’un tissu noir,qui se trouve au centre de l’espace sacré - dans le sens inverse desaiguilles d’une montre (circumambulation). Puis il se rend à al-Safàet à al-Martvah, deux stations distantes de 400 mètres, revivant ainsila course de Hâjar, mère d’Ismàîl (Ismaël), qu’Abraham avait laissée àcet endroit et qui courut, ici et là, pour trouver de l’eau. Le pèlerin

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boit aussi l’eau pure de zamzam, rappelant la source d’eau qui sauvaHàjar et son fils. Il se rend ensuite à Mina, pour y rester l’après-midiet le soir. Le matin du 9 Dhû al-Hijjah, il se dirige vers le mont Arafah,où le Prophète prononça son sermon d’adieu au cours de son uniquepèlerinage, pour y faire des invocations jusqu’au crépuscule. Après lecoucher du soleil, le pèlerin se dirigent vers une autre station (al-Mudhdalifah), où il reste jusqu’au lever du jour. Le lendemain, ilrevient vers Mina, où, muni de petits cailloux, il lapidesymboliquement le diable qui tenta de persuader Abraham de désobéirà Dieu en refusant de lui sacrifier son fils. Le pèlerin sacrifie donc unmouton (ou paie l’équivalent aux institutions spécialisées), dont laviande sera soit consommée, soit distribuée aux pauvres. Enfin, ilrevient vers la Ka 'bah, autour de laquelle il effectue de nouveau lessept mêmes tours par lesquels il avait commencé, en guise d’adieu etde sortie de l’état de sacralisation. Il est alors recommandé à l’hommede se raser entièrement la tête et aux femmes de couper une simplemèche de leurs cheveux. Le grand pèlerinage est ainsi accompli. Il estsuivi de quatre jours de fête, la plus importante des deux fêtes ducalendrier musulman (‘ ïd al-Adhâ).

On le voit, le pèlerinage est intimement lié à l’histoire et à lamémoire d’Abraham, père du monothéisme, auquel se rattachedirectement la tradition musulmane (il est même recommandéd’effectuer une prière spéciale au lieu dit « station d’Abraham » -maqàm Ibrahim - où il invoqua son Seigneur). À travers ses rites, leHajj est fort de nombreux enseignements. La tenue des pèlerins exigele dénuement de l’homme et de la femme, vêtus de la façon la plussimple, dans une parfaite égalité devant Dieu et au Centre. Femmeset hommes du monde entier, de toutes origines et de toutes couleurs,quel que soit leur statut social, se retrouvent à La Mecque pourrevivre l’épreuve d’Abraham, l’« ami de Dieu », et s’éleverspirituellement. Une fois encore, on retrouve dans ce rite la doubledimension verticale (retour à Dieu) et horizontale (une communautéspirituelle de femmes et d’hommes tous égaux devant Dieu) quirappelle la complémentarité essentielle des deux ordres. Revenir seulà Dieu, par le pèlerinage, implique de ne jamais se détacher de lacommunauté de destin qui lie les êtres humains dans l’égalité, lafraternité, la solidarité et l’amour.

Le pèlerinage implique également de se mettre en route, de sedétacher des liens terrestres pour revenir à l’essentiel, au Centre, à

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son cœur. Il fait ainsi écho au voyage vers soi, puisqu’il s’agit des’approcher de Dieu qui « se place [intervient, se fait connaître]entre l’Homme et son cœur1 ». Et la Révélation de rappeler :

« Faites des provisions pour la route, et certes la meilleure desprovisions est l’amour révérenciel de Dieu1. » Au fond, commel’indiquent souvent les traditions mystiques, le pèlerinage représentele symbole de la vie spirituelle qui exige la quête de Dieu, ledétachement du monde et le rapprochement avec l’Unique, étapeaprès étape, par les rites, l’effort, la discipline, par Son amour et pourSon amour.

Il existe aussi un « petit pèlerinage » ( ‘umrah*), qui peut s’effectuerà n’importe quelle période de l’année et qui comprend, avec l’état desacralisation, les deux premiers rites seulement (circumambulationautour de la Ka'bah et course entre al-Safâ et al-Manvah). Elle est unacte recommandé.

Plus de deux millions de musulmans convergent chaque année à LaMecque pour y accomplir le pèlerinage avec une intensité spirituellejamais démentie. Il reste que les modalités d’accueil et lesaménagements autour de la Ka bah ont entamé deux des plusimportantes dimensions du pèlerinage. L’égalité dans ledénuement est fondamentalement remise en cause par la constructiond’hôtels de luxe à proximité du sanctuaire et par l’accès facilité auxplus offrants ou aux plus puissants. En outre, des ensembles demagasins de luxe, des malls de type américain, avec leursinnombrables espaces de grande consommation (des bijoux etvêtements haut de gamme aux fast-foods), cernent désormais unespace sacré où l’être est censé se libérer de l’avoir et vivre sarenaissance spirituelle. Si l’esprit du Hajj demeure central, il est deplus en plus « étouffé » par la nature même de l’urbanisation, de laculture consumériste et du pouvoir en place.

1 Hadïth rapporté par Muslim.

2 Hadith rapporté par Abü Dawud.

3 Hadith rapporté par Muslim.

4 C’est la raison pour laquelle certains convertis à l'islâmaffirment qu’ils ne se sont pas « convertis », mais qu’ils sont « re-

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venus » à l'islâm originel. En anglais, ils diront qu’ils sont reverts, etnon couverts.

5 Puis de faire les «ablutions majeures», qui s’apparentent à unedouche avec l’intention de purification rituelle.

6 Coran : sourate 4, verset 103.

7 Coran : sourate 55, verset 5.

8 Cet appel n’est pas une obligation, mais un acterecommandé (sunnah).

9 Les femmes se placent derrière, eu égard à la gestuelle de laprière (à l’exception de la prière à La Mecque, où hommes et femmesprient côte à côte). A l’époque du Prophète, les femmes priaient dansle même lieu ; depuis, des espaces séparés ont été réservés auxfemmes. Rien n’interdit, de fait, que femmes et hommes prient dansle même lieu.

10 Coran : sourate 20, verset 14.

11 Hadîth rapporté par al-Tirmidhï.

12 Coran : sourate 70, verset 24.

13 Hadith rapporté par Ibn Màjah et Ahmad (et d’autres encore).

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Les affaires sociales (mu àmalàt)

Le chapitre al-mu'àmalât recouvre tout ce qui a trait aux relationsinterpersonnelles et plus largement aux affaires sociales :comportements, relations humaines, mariages, transactions, affairespolitiques, financières et économiques, etc. Dans ces différentsdomaines, on trouve dans les Textes des prescriptions, desobligations, des interdits ou des préférences. C’est la deuxièmegrande section étudiée dans le domaine du droit et de la jurisprudence(fiqh), la première étant al-ibâdât, dont nous avons parlé1.

Les savants spécialisés dans les principes du droit (usüliyyün) et lesjuristes (fuqaha ) ont défini cinq catégories permettant de classerl’ensemble des actes humains sur les plans moral et juridique. Ainsi,un acte peut être obligatoire (wdjib), préféré (mustahab), détesté(makrüh), interdit (harâm), ou tout simplement permis (mubâh)sans qualification morale et légale particulière (comme boire, manger,etc.). Dans les mu'âmalàt, le principe premier, unanimement reconnu,est la permission ; pour imposer ou interdire telle ou telle action, untexte explicite tiré des sources scripturaires est donc nécessaire.

Obligations :

la pudeur, le foulard, la viande halàl, . etc.2

Au-delà du culte, un certain nombre d’obligations, de prescriptions etde recommandations se rapportent à des aspects de la vie plus oumoins secondaires. Il importe, à cet égard, de bien considérer lanature des Textes auxquels on se réfère (authenticité, clarté, marged’interprétation), mais aussi de déterminer leur classification : s’agit-il d’une exigence (darüriyât), d’un besoin (hâjiyyât) oud’un embellissement (tahsiniyyât) ? Par exemple, répondre au salutd’autrui est une obligation en islam, mais relève de l’embellissementet non de l’exigence. Ces classifications répondent à des critères aussiprécis que nombreux et ne peuvent être extrapolées à partir de laseule lecture non spécialisée des sources.

La pudeur, pour les hommes comme pour les femmes, est uneobligation importante en islam. Elle relève de la deuxième descatégories susmentionnées, mais elle rayonne sur tous lesenseignements de la religion. Il s’agit d’abord de protéger son corps

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et de ne pas l’exposer au regard d’autrui, que l’on soit un homme ouune femme. Cette attitude est un message à tous : mon être vaut parmon cœur plus que par mon corps, le visible ne dit pas tout de mavaleur intime. Au demeurant, ce message s’intégre dans unenseignement plus fondamental : la pudeur exprime qu’il existe unevaleur au-delà du visible et invite à ne pas s’exhiber avecinconscience, indécence ou arrogance. La spiritualité estintrinsèquement pudique. Elle invite à la pudeur non seulementphysique, mais d’abord intellectuelle et sentimentale. Il ne s’agit pasde ne rien montrer, de s’enfermer et d’étouffer, mais au contrairede savoir comment, où et à qui montrer, partager et s’offrir. Le regardde ceux à qui l’on montre trop, voire tout, finit par emprisonner lapersonne impudique : là est son paradoxe. L’obligation de la pudeurintellectuelle, sentimentale et physique est un choix de liberté vis-à-vis d’autrui, de son regard et de son jugement. La spiritualité exigel’exercice de l’humilité intellectuelle, le souci de la protection dessentiments, tout en évitant l’exposition excessive du corps : il s’agitd’un tout, d’une façon d’être au monde qui définit la liberté à traversun rapport très intime à soi où la conscience décide, avec maîtrise ethumilité, de ce qu’elle offre à autrui de soi et de son être.

Parmi les prescriptions les plus discutées de nos jours, le foulard(khimâr1*) avec lequel les femmes pubères se couvrent les cheveux etla poitrine est l’objet de débats passionnés. Sur la base des versetscoraniques, il s’agit bien d’une prescription (ivâjib) ; ainsi l’ontd’ailleurs compris et déterminé les savants sunnites et chiites.Néanmoins, trois précisions s’imposent.

Premièrement, de l’avis de ces mêmes savants, cette prescription nefait pas partie des impératifs et des priorités de la pratique(darüriyàt). Elle se range dans la deuxième, voire plus rarement dansla troisième des catégories d’obligations. Dans cet ordre d’idées, lafemme musulmane doit donner la priorité aux obligations essentielles— le rituel (prière, zakàt, jeûne, etc.), le bon comportement et l’actionvertueuse - et non pas au foulard, si cela revient à négliger lesfondements évoqués plus haut. Dans son évolution spirituelle, elleaura à considérer le port de foulard comme accomplissementpersonnel de sa foi et de sa pratique, non comme sa condition.

Par ailleurs, ce sujet a été tellement débattu dans certains contextesculturels, politiques et sociaux crispés et conflictuels (hier sous la

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colonisation, aujourd’hui sous la pression de la culture mondialisée,ou encore en Occident) que certains savants, inversant les choses, enont fait une obligation prioritaire, un marqueur identitaire, par réactionà une atmosphère ambiante hostile. Or l’ordre des prescriptions, s’ildoit être pensé en fonction du contexte, ne peut s’inverser pour rendreessentielle et prioritaire une prescription de seconde catégorie.

Enfin, comme tout acte de foi, le port de foulard est un choixpersonnel et consenti. Une femme doit être libre de porter ou non lefoulard. Aucun Etat, aucune communauté, aucune famille ne doit le luiimposer. Quelle que soit l’interprétation de chacun sur ce sujet,l’attitude la plus juste, tant du point de vue islamique que desdroits humains, devrait être cette position de principe : au nom de laliberté de conscience, il est interdit d’obliger une femme à porter lefoulard, comme il est interdit de lui imposer de l’enlever.

Autre question très commentée : l’obligation de consommer de la «viande halâl ». Selon la tradition musulmane, il convient d’égorger lesanimaux de façon réglementée, après avoir prononcé une formule («BismiLLah, Allahu Akbar » : «Au nom de Dieu [je commence parDieu], Dieu [est] le plus grand ») attestant que cette mise àmort n’est permise que par l’autorisation divine de mangerleur viande. L’animal doit être vivant au moment de l’abattage, ce quirend problématique l’électronarcose, qui souvent tue. Ici encore, laconsommation de viande halâl est à ranger dans les obligations deseconde catégorie (pour certains savants, et selon le contexte, ellevient même dans la troisième).

Les savants se divisent encore sur la question de savoir si l’on peutconsommer la viande des « gens du Livre » : si une grande majoritéreconnaît qu’il est possible de manger la viande des juifs (lesquelssuivent un rituel strict), les avis divergent du tout au tout sur laviande produite par les chrétiens. Existe-t-il seulement unrite chrétien d’abattage ? Que dire de l’abattage industriel ? Reste-t-ill’once d’une référence religieuse chrétienne dans les techniques et lestechnologies modernes ? Le fait que l’animal ne soit pas sacrifié pourun autre que Dieu suffit-il à le rendre comestible par les musulmans ?Ainsi la définition et les limites du halàl sont-ellesd’emblée discutées, puisque pour certains - dont,paradoxalement, une majorité de littéralistes (salafi) -, la viande desgens du Livre au sens large est halàl, tandis que d’autres considèrentcomme telle la seule viande égorgée selon les principes islamiques.

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De nombreuses organisations musulmanes se sont engagées, àtravers le monde et surtout en Occident, à prendre en chargel’abattage rituel. Avec plus ou moins de sérieux, ces entreprisesorganisent la traçabilité de l’élevage à l’abattage et veillent aurespect des rites étape par étape, jusqu’au produit final estampilléhalàl.

Ici encore, cependant, certaines dérives doivent être signalées, car lesouci du respect de la technicité des rites finit par faire oublier leursens même. En effet, s’il n’est permis de tuer qu’avec la permission deDieu et en vue de se nourrir, la tradition islamique exige le respect del’animal vivant, ce qui suppose d’éviter de le faire souffrir, donc deprêter une attention particulière à son alimentation, à son élevage età son bien-être. Cette préoccupation, qu’enseigne et qu’impose latradition islamique à travers tant de Textes, devrait avoir pourconséquence la réforme de l’élevage industriel de masse. Car on esten droit, aujourd’hui, de se demander ce qui est davantage halàl :manger la viande d’un animal élevé dans le respect spirituel etéthique de sa vie, de son bien-être et sans souffrance, ou d’un animaloutrageusement maltraité, mais techniquement abattu selon les ritesislamiques ? À cette question, la majorité des savants contemporainsrépond, sans grande cohérence éthique, en faisant le choix rapide etmalheureux de la seconde option.

Autre dérive : pour certains, la consommation de viande halàl sembledevenue une priorité, quitte à négliger tous les rituels et à adopter uncomportement permissif, voire

amoral. Ce formalisme est contraire à l’essence spirituelle de \ islam,qui associe la destinée de l’Homme au sens de tous les rites et ducomportement vertueux. L’être humain doit comprendre que le manquede respect vis-à-vis de la Nature et des animaux est une atteinteportée à sa propre dignité d’Homme et de croyant.

Enfin, l’autorisation de manger de la viande n’est pas incompatibleavec la maîtrise des excès. Compte tenu des modalités de productionde viande animale, les musulmans seraient bien inspirés de varier leuralimentation et de manger moins de viande et plus sainement.

Interdits :

alcool, drogue, porc, intérêts financiers, etc.

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Nous avons vu comment l’alcool fit l’objet d’une interdiction en troisétapes dans le Coran3. La raison d’être de cette interdiction (ratiolegis) tient au fait que l’alcool peut affecter la lucidité des individus.L’autoriser permettrait difficilement d’imposer un sens collectif de lamesure.

L’interdit de l’alcool est commun à toutes les écoles de droit,sunnites, chiites et ibâdites. Si néanmoins, dans un cas de forcemajeure (situation de survie, maladie, etc.), une femme ou un hommedevait boire de l’alcool pour ne pas mourir, sa consommation ne seraitpas seulement autorisée, mais obligatoire, la préservation de la vierelevant des obligations impératives (darüriyât). L’interdit de l’alcool,en effet, est d’une catégorie inférieure à celui des péchés majeurs (al-kabair*) que sont l’idolâtrie, la sorcellerie, le meurtre, le non-respectdes parents, le vol des biens de l’orphelin, le faux témoignage, lacalomnie, etc.

En aucun cas son respect ne doit primer sur la sauvegarde de la vie.

A partir du cas de l’alcool, mentionné par le Coran, les juristes se sontefforcés d’en traiter d’autres au moyen du raisonnement par analogie(qiyàs). C’est ainsi que la drogue, dont le Coran ne parle pas, a étéconsidérée comme illicite (harâm), du fait de caractéristiquessimilaires à celles de l’alcool. En petite quantité, elle pourrait êtreutile à la santé, mais son excès conduit à la perte de lucidité, à ladépendance et son impact est nocif sur l’équilibre physique etintellectuel. Elle est donc interdite - même si l’on a vu des juristesaborder prudemment le cas de drogues enracinées dans les cultureslocales, telles que le qat au Yémen. Cependant, sous prescriptionmédicale, soumise à un contrôle avisé et à des fins de guérison, unedrogue peut être administrée selon le principe de nécessitésusmentionné.

Le cas du tabac est plus discuté et les avis sont partagés. Lacigarette, quoique mauvaise pour la santé, ne procure pas d’ivresse. Siun grand nombre de savants la considère comme hautement «détestable » (makrüh), d’autres, tenant compte de son impact négatifsur la santé individuelle et la salubrité publique, mais aussi desconditions industrielles de sa production, s’en tiennent à la lettre,à l’esprit et aux objectifs du Message islamique pour estimer que lacigarette est illicite (harâm).

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L’interdit relatif à la consommation de viande de porc, explicite dansle Coran, est unanimement reconnu par toutes les écoles. Là encore, ilest tenu compte des situations de survie où s’applique le principe bienconnu : « Nécessité fait loi. » Certains savants ont cherché à expliquerrationnellement et scientifiquement cet interdit (nature de l’animal, desa viande, de son symbole) ; d’autres s’y refusent, arguant quel’interdit, du seul fait de son énonciation coranique, se passed’explication rationnelle. C’est une illustration du très ancien débatentre partisans de la raison (mu tazilah, matürïdi et certains ash' art)et certains courants ash arï qui refusent le recours à la justificationrationnelle d’une injonction divine. Des courants contemporainslittéralistes (salafï) ont développé la même attitude.

Nous avons évoqué l’interdit de l’intérêt, de l’usure et de laspéculation en islam). La notion de ribà englobe toutes ces pratiques,dès lors que l’argent produit de l’argent sans médiation commercialeportant sur un bien matériel (que l’on achète ou que l’on vend). Dansce dernier cas, il s’agit bien de commerce : le bénéfice est alorspermis, dans le respect des règles éthiques etcontractuelles. L’intérêt, l’usure et la spéculation sont au contrairedes opérations où l’argent, qui ne devrait être que le moyen de latransaction, produit lui-même de l’argent, dévoyant ainsi le sens et lafinalité du commerce. Un verset coranique stipule : « Et Dieu a rendulicite le commerce et Il a rendu illicite l’intérêt4 5 », ajoutant que ceuxqui tirent profit du ribà déclarent « une guerre contre Dieu etSon Envoyé6 ».

Une minorité de savants a remis en cause la définition même de ribàet sa compréhension dans le cadre de l’économie moderne. Pourl’immense majorité des ' ulama , néanmoins, cette interdiction estparfaitement claire. Elle repose sur une philosophie économique quireconnaît le droit au profit par le commerce et exige quel’activité économique reste au service de l’Homme. Desurcroît, l’argent ne peut être que le produit d’un travail réel et d’un

échange dont les termes doivent être justes, équitables ettransparents. Une telle philosophie, dans ses fondements, s’oppose àl’économie capitaliste néolibérale et impose de repenser les moyensde l’activité économique à partir des finalités supérieures.

A la lumière de cette philosophie économique et de ses directives, de

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nombreux organismes et institutions financières ont vu le jour,baptisés « banques islamiques » ou « agences d’investissementislamique ». Le but affiché de l’économie et de la finance ditesislamiques est d’éviter l’intérêt et la spéculation. Nombre de projetsintéressants - qui ne sont qu’une première étape - ont vu le jour en cesens, et des alternatives ont été proposées sur le plan local danscertains secteurs, telles que l’usage du prêt avec participation ou dumicrocrédit.

À l’examen, il apparaît cependant que l’obsession d’éviter al-ribâ a eudes effets pervers : on se contente parfois de changer le nom desprocédures, on maquille l’intérêt sous la mention « frais administratifs», on se concentre sur les moyens de la transaction (que l’on «islamise »), mais on s’abstient de questionner les finalités. Le bien-fondé, l’efficacité et la réussite de l’« économie islamique » consistentalors à faire autant de profits que le permet le système capitaliste,mais avec d’autres moyens, supposé-ment halàl. Or il ne peut s’agir,en islàm, de rechercher le profit pour le profit sans respect de ladignité des Hommes, de l’environnement, de la justice et de l’égalité.Une économie et une finance « islamiques » dont le seul but seraitd’islamiser les moyens du système économique dominant (mu par leseul profit, sans régulation éthique) sont une perversion dangereusedu sens même de l’interdit. Une solide et fondamentale réflexionreste donc à mener dans ce domaine.

L 'application des règles :

code pénal, apostasie, témoignage, héritage

Le Coran et les traditions prophétiques renferment un certain nombrede textes dont la formulation explicite (qafi) paraît exiger uneapplication littérale et directe. Si clair soit-il, l’énoncé d’une règle nesuffit pourtant pas à son application immédiate. Il faut d’abord endégager la raison d’être (ratio legi, ' illah) et l’objectif, maisaussi étudier le contexte de son application, même lorsque le Texten’offre pas de marge interprétative, tant l’énoncé paraît explicite.C’est ce que nous avons appelé le « double ijtihâd} » (sur les texteset sur le contexte). Appliquer littéralement un Texte clair dans unenvironnement trouble, sans prendre en compte l’état de la société,peut parfaitement aller à l’encontre du sens même de la règleenvisagée.

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Tous les Textes relatifs au code pénal (hudüd) exigent donc un tripletravail d’exégèse, d’analyse et de questionnement juridique : quedisent exactement les textes (raison d’être, illah, et objectifs desrègles, maqâsid) ? Quelles sont les conditions nécessaires de leurapplication (shurùt*) ? Dans quel contexte social et politiqueces règles sont-elles applicables ?

Ainsi, on trouve dans le Coran et dans les traditions prophétiques destextes relatifs à la peine de mort, aux châtiments corporels, à lalapidation, etc. Certains sont explicites, tel celui qui prévoit lapunition du vol : « Au voleur et à la voleuse, vous couperez la main7 8[à tous deux], » Non seulement ce texte nécessite une explicitation etune analyse (à commencer par la définition de la notion de vol), maison sait que le deuxième calife, 'Umar ibn al-Khattàb, décida desuspendre cette peine en temps de sécheresse et de famine, car sonapplication littérale eût été injuste et contraire au sens global duMessage islamique (ainsi qu’à l’objectif de cette règle proprementdite). Si certains courants littéralistes et traditionalistes (rejointspar des groupes politiquement extrémistes) refusent cette mise enperspective contextuelle (sur la base de la raison d’être, desconditions et des objectifs), la majorité des courants de pensée del'islâm s’oppose à l’application littérale de tels textes. D’aucuns(même s’ils restent minoritaires sur certaines questions) ont puprendre des positions tranchées quant au refus de l’application de lapeine de mort, des châtiments corporels et de la lapidation.

La question de l’apostasie (al-riddah*), dont le Coran ne parle pas,est abordée dans deux textes des traditions prophétiques enparticulier. Dans le premier, le Prophète affirme : « Celui-ci qui changede religion, tuez-le9. » Le second rend licite le sang de « celui-ci quidélaisse sa religion et quitte la communauté10 [fait sécession] ».La plupart des savants, au cours de l’Histoire, ont dit et répété que lasentence de l’apostasie était la mort (pour qui change de religion ousimplement renie). Néanmoins, dès le VIIIe siècle, d’autres savants,tel Sufyàn al-Thawrï, ont exprimé une opinion différente, fondée surl’analyse contextualisée de Textes en apparence explicites. Ilsont tout d’abord mis en évidence une anomalie dans la chaîne destransmetteurs de la première tradition, l’un d’entre eux, Ikrima, étantconsidéré comme douteux (il aurait menti). Par ailleurs, descontradictions ont été relevées entre ces traditions prophétiques, lues

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hors contexte, le Coran et l’attitude du Prophète qui n’a jamais tuéune femme ou un homme ayant quitté l'islam. Dans ces textes, il estsurtout question de ceux qui, en situation de guerre, entraient dans 1"islam pour soutirer des informations et s’en retournaient à l’ennemi «en quittant la communauté ». En d’autres termes, les apostats dont ils’agit sont les « traîtres de guerre », sur qui la sentence pourraits’appliquer. La seconde tradition, de même, peut fort bien faireréférence à ce cas de figure. A rebours de l’avis majoritaire, certainssavants ont donc procédé à une analyse critique des Textes, à unemise en perspective historique, à une lecture en miroir des traditionset du Coran lequel affirme : « Pas de contrainte en matière dereligion11 ») et, enfin, à l’étude de l’attitude du Prophète, qui n’ajamais exécuté une femme ou un homme qui avait changé dereligion. Leur conclusion est qu’un individu qui change de religion oune se sent plus musulman ne doit pas être exécuté et que son choixdoit rester libre.

D’autres règles ont été abondamment commentées par les savants.Un verset du Coran, par exemple, indique qu’un témoignage en justicedoit être porté soit par deux hommes, soit par « un homme et deuxfemmes12 ». Exégètes (;mufassirün*) et juristes (fuqahâ ’) ontexpliqué ce verset (dit de la « dette ») de diverses façons. Cela vades lectures les plus patriarcales aux réductions les plus sexistes :la femme vaudrait moins qu’un homme, elle serait plus émotive,moins intelligente, juridiquement moins compétente, etc. D’autres,minoritaires encore, se sont libérés des projections culturellespatriarcales et des lectures réductrices, estimant que ce verset doitêtre compris à la lumière du Message et du rôle que le Coran etl’Envoyé ont assigné aux femmes. Celles-ci avaient desresponsabilités sociales et politiques, elles ont prêté allégeance auProphète comme les hommes, elles suivaient ses enseignementscomme eux et avaient le droit de garder leur nom, de choisir leurmari et de préserver leur autonomie financière, etc. Lesinterprétations susmentionnées contrediraient donc totalement leMessage dans sa globalité. Mais il est question ici de la compétenceet de l’expérience de femmes peu impliquées dans la vie économiqueet les transactions de leur époque. Dans ce cas, et dans ce casseulement (quand manquaient la compétence et l’expérience),l’exigence de deux témoins a pu se comprendre et s’expliquer. Enrègle générale, néanmoins, le témoignage d’une femme équivaut autémoignage d’un homme (comme le prévoit d’ailleurs le Coran

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même13, en cas d’accusation mutuelle au sein du couple). Ce doitêtre la règle dans la vie courante, dans l’engagement professionnel oudevant les tribunaux, où la femme peut être témoin et, plusspécifiquement, exercer le métier de juge ou d’avocat.

La prise en compte du contexte n’est pas moins importante pour tousles versets relatifs aux questions d’héritage. Ils sont très nombreux etfort précis dans leur énoncé. De nombreux cas de figure sont abordés,que les héritiers soient les filles et les fils du défunt, ou qu’il yait d’autres ayants droit tels que la mère, le père et, plus largement,la famille du défunt. On retient souvent le cas de l’héritage direct, oùla fille reçoit la moitié de la part du garçon, alors qu’il est denombreuses situations où, du fait de la division des parts au sein lafamille, la femme reçoit davantage que l’homme. La répartition del’héritage est liée à une conception très spécifique de la famille et desrôles respectifs, où l’homme a le devoir de subvenir aux besoins de safamille, tandis que la femme a le droit d’être prise en charge. Ainsi,l’homme qui reçoit le double de l’héritage est censé le dépenser pourson bien-être et celui de sa famille, tandis que la femme le reçoit pourelle seule, sans que personne, ni son mari ni sa famille, ait descomptes à lui demander quant à l’usage qu’elle en fait.

En théorie, la répartition est donc compréhensible et équilibrée, maisqu’en est-il lorsque, en pratique, les femmes ne sont pas prises encharge par leur famille, que les hommes divorcent et parfois lesdélaissent avec, en sus, des enfants à charge ? Sur de tellesquestions, certains savants refusent d’entrer en matière et, au nomde la clarté des Textes, prétendent imposer une application stricte dela règle. Ils affirment que ce ne sont pas les Textes qu’il faut changer,mais les comportements des hommes qui ne respectent pas leursdevoirs. Tous s’accordent sur ce dernier point. Il n’en reste pas moinsqu’il convient de considérer la prégnance du contexte (il arrive que deshommes soient aussi victimes d’une répartition inéquitable) et d’éviterune application littérale qui serait trahison de la raison d’être et del’objectif de la règle (à savoir une distribution proportionnée enfonction des rôles, des devoirs et des droits).

Cette traduction de la règle dans le réel (tanzit*) exige de penser uneapplication adaptée qui préserve l’esprit, rappelle l’idéal et l’objectif,mais ne soit pas concrètement un supplément d’injustice faite auxfemmes. Cela peut passer par une compensation octroyée aux

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héritières par l’autorité publique locale (si effectivement lafemme n’est pas prise en charge), ou par une gestion interne, au caspar cas, selon l’attitude des fils quant à leur responsabilité desubvenir - à hauteur de l’héritage reçu — aux besoins de leurs sœurs.En cas de démission caractérisée des hommes, la répartition devrait,au cas par cas, être adaptée et égalitaire, afin de préserver la raisond’être et l’objectif de l’héritage, qui est justement d’assurer le bien-être et la prise en charge des femmes.

Spiritualité et éthique

Dans la tradition prophétique mentionnée au début de ce chapitre14,une troisième notion restait à expliquer : al-ihsân* (la bienfaisance, lasincérité, ou encore l’excellence). A la question que l’ange Gabriel luiposait à ce sujet, le Messager répondit : « Al-ihsân est que tuadores Dieu comme si tu le voyais, car si tu ne Le vois pas, Lui tevoit. » Cette définition a donné lieu à d’innombrables commentaires,dont certains insistaient surtout sur la notion de présence-surveillancedivine (on n’échappe pas au regard de Dieu), d’autres plutôt sur Saprésence-accompagnement (la quête de Dieu est en toute chose, àtout moment). Les deux approches ne sont pas contradictoires, maisc’est la seconde qui porte l’enseignement spirituel le plus profond : lasincérité avec Dieu, dans l’adoration et l’amour, c’est accéder ausentiment, à l’état du cœur qui sent et « voit » Sa présence avecintensité, au-delà du temps des rituels.

La règle et son sens

La lecture de cette tradition révèle le sens d’une progression deséléments visibles de la foi (les rituels), de ses fondements invisibles(les piliers de la foi) jusqu’à cet état intérieur où le cœur est attachéà Dieu et vit dans Sa proximité. On comprend dès lors mieux le sensdes règles et des rituels : il s’agit d’une discipline imposée à l’êtrehumain pour qu’il combatte ses oublis et ses négligences et développeune conscience nouvelle du Divin. Au demeurant, mieux vaudrait nejamais parler des règles sans cette mise en perspective, sous peinede verser dans le formalisme, qui se suffit des règles sans encomprendre le sens et les finalités. Le littéralisme de certainsjuristes ifuqahâ ’) et l’obsession de la règle ont réduit la réponsedu Messager (sur la sincérité et l’excellence) à l’idée que Dieu guettechacune des fautes des croyants et qu’il surveille chaque faiblesse,

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chaque transgression, chaque défaillance. On assiste ainsi à unedouble distorsion de l’essence et du sens des règles : premièrement,leur vertu résiderait surtout dans la limite qu’en soi elles imposent, etnon dans le chemin de progression spirituelle qu’elles délimitentet dessinent ; deuxièmement, cette approche entretient un sentimentde culpabilité vis-à-vis des règles et une relation à Dieu fondée sur lacrainte de la faute, et non sur la confiance de l’accueil. Le texte ne ditpourtant rien de tout cela et son agencement, troisième étape de laprogression, nous fait comprendre le sens et les moyens de l’élévationspirituelle.

La discipline est importante, d’où l’impérative nécessité des piliers del'islam, avec leurs règles strictes relatives au temps, à l’espace, auxconditions à respecter, aux gestes à effectuer dans un rapportconstant de verticalité avec Dieu et d’horizontalité avec les Hommes.Cette discipline, paradoxalement, est libératrice et permet au croyantde sortir de son ego, de la prison de son ignorance et de sesoublis pour accéder au monde du cœur, de l’esprit, de l’invisible et dusens de la vie. Ainsi, la règle n’est pas une finalité, elle est un moyenet une condition de l’élévation et du rapprochement avec Dieu. Lasincérité ultime, l’excellence, est de se sentir dans Sa présence noncomme un coupable potentiel, mais comme un être appelé (puisqueDieu appelle tous les Hommes) et attendu (puisque l’on a prononcél’attestation de foi qui impliquait cette destination).

Une tradition prophétique résume à merveille cet enseignement : «Quiconque montre de l’hostilité à un de Mes bien-aimés [amis], Je luidéclare la guerre. Mon serviteur ne cesse de s’approcher de Moi par ceque J’aime le plus, [qui est ce que] Je lui ai prescrit comme œuvresobligatoires, et il ne cesse de se rapprocher davantage de Moi par desœuvres surérogatoires jusqu’à ce que Je l’aime. Et quand Je l’aime, Jesuis l’oreille avec laquelle il entend, l’œil avec lequel il voit, la mainavec laquelle il tient et le pied avec lequel il marche. S’il Me demande[quoi que ce soit], Je le lui donnerai assurément, et s’il Medemande refuge, Je le lui accorderai assurément15. »

Celui qui s’approche est un ami, en confiance et en sécurité avec Dieu(c’est l’un des sens du mot imân, que nous traduisons communémentpar foi). Il commence par les prescriptions rituelles, les obligations etles interdits, puis il s’élève encore par les actes surérogatoires, quine sont pas des obligations mais des conditions du rapprochement.

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Alors le fidèle accède à l’amour de Dieu. Et, quand Dieu l’aime, sesyeux, ses oreilles, sa main et ses pieds agissent par la médiationspirituelle de Sa présence. On le voit, ici al-ihsàn prend une tout autredensité et devient tout à la fois le centre et le sommet de l’expériencespirituelle. Le Prophète avait l’habitude d’invoquer Dieu en ces termes: « O Dieu, je Te demande Ton amour, l’amour de ceux qui T’aiment, etl’amour de l’action qui me fera accéder à Ton amour16. » L’espéranceultime est l’amour et n’a de réalité que par le sens de l’agir et l’amourde l’action de bien.

Mysticisme, soufisme

Très tôt dans l’histoire de l'islam, des femmes et des hommes ensoulignent les finalités supérieures, qui sont le rapprochement avecDieu et Son amour (L’aimer et être aimé par Lui). Hassan al-Basrî(mort en 728) évoque l’éloignement du monde, la tristesse de la vieet l’espérance de la proximité de Dieu. Sa quête fait écho à celle de lacélèbre mystique Rabi'a al-‘Adawiyyah (793) qui, elle, n’entend agirque mue par le seul amour de Dieu, non par l’espérance du paradis etla crainte de l’enfer. Sans doute cette quête de Dieu dans l’amournécessite-t-elle de respecter le rituel et les règles, mais Rlbi ' a lesconsidère comme des moyens et des conditions. Il ne saurait êtrequestion de cautionner un formalisme qui se suffirait des rituelscomme justification de la foi. Un verset du Coran, interpellant desArabes des tribus bédouines qui ont accepté l'islam, marqueclairement cette différence : « Les Arabes [Bédouins] disent : “Nousavons cru.” Dis : “Vous n’avez pas cru”, mais dites plutôt : “Nousnous sommes soumis [aux règles]” car la foi n’est pas entrée dansvotre cœur17. » La finalité est bien de vivre la foi avec le cœur. Orl'islam a dessiné une Voie [sharï ah), une méthodologie et une praxis(minhâj*) pour y parvenir et ainsi s’élever dans la proximité del’Unique.

Le courant mystique originel des zuhhàd, qui privilégiait l’éloignementdu monde pour se concentrer sur l’amour exclusif de Dieu, s’est peu àpeu diversifié et institutionnalisé à travers des cercles (turuq, sing.tarïqah) et autres structures locales (ribat', khanaqah’, zawiyah'), avecdes ramifications nationales et internationales. Chacun de ces cerclesa développé sa méthodologie, avec ses étapes, ses niveaux et sesstations (mardtib, maqâmàt) auquel le croyant initié (murid) doit

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accéder par l’effort pour s’approcher de Dieu et vivre des étatsspirituels de grande intensité (abwàt) qui sont des dons de Dieu.

Les enseignements süfis sont très divers, mais on peut mettre enévidence un certain nombre de points communs : la finalité de la foien Dieu est Son amour ; les rituels et les actions, impératifs en tantque moyens de libération de l’ego, n’en sont pas la finalité ;l’élévation vers Dieu nécessite des enseignements, une initiationet des étapes et se présente comme un voyage (à l’imagedu pèlerinage, dont c’est le sens symbolique) ; enfin, la foi doit êtrevisible par l’agir, le comportement et la vertu, autant de signes quiindiquent et confirment l’évolution spirituelle du croyant en quêted’initiation.

Au sein de la tradition musulmane, les mystiques sont ceux qui ont leplus insisté sur le comportement, la moralité et l’éthique (akblàq),mettant en avant un rapport triangulaire important : le respect durituel et des règles doit avoir pour conséquence le changement decomportement ; cette réforme du comportement clarifie la finalité desrègles et du rituel ; enfin, tous deux - le rituel respecté et lecomportement réformé - permettent la réalisation et l’élévationspirituelles du fidèle qui s’approche de Dieu, libéré de son ego etempli de Son amour. Formulé en ces termes, ce message est le cœurde l'islam, au-delà de la diversité des écoles et des tendances.

Il existe un nombre incalculable de cercles mystiques à travers lemonde. Certains sont restés fidèles à la tradition ; d’autres, non sansexcès, ont voulu se déprendre de l’obsession de la règle au point de lanégliger, ou encore ont insisté sur des éléments qui pouvaients’apparenter à des déviations vis-à-vis des exigences de la foi. Descercles anciens et contemporains, sérieux et rigoureux, préservent latradition de l’enseignement mystique originel. D’autres ont fait duguide ou du maître spirituel un être presque parfait ou infaillible quel’on vénère aveuglement, comme s’il s’agissait d’un dieu ou d’un saint.De telles dérives relèvent du shirk* (qui consiste à associer un être àl’adoration du Dieu unique). Le rituel prescrit est parfois négligé et ilarrive que certaines pratiques commandées ou recommandées soient,dans l’ordre du credo (‘aqidah), des innovations réprouvées (bida ').Comme le littéralisme ou le légalisme, le soufisme n’est doncpas épargné par les dérives qui le minent de l’intérieur, à tel point quecertains cercles ont été instrumentalisés à des fins politiques et fortpeu mystiques.

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De façon schématique, quatre principes (ou conditions) permettentd’identifier, de prime abord, un cercle mystique respectueux de latradition musulmane : 1) le rituel et les règles de bases sontrespectés (certaines pratiques peuvent être ajoutées, mais non pasretranchées, comme l’indique la tradition prophétique) ; 2) le guide oule maître rapproche de Dieu et non de lui-même, au gré d’unevénération qui le sacralise dangereusement ;

3) le cercle ou l’ordre süfi ne sert aucun régime ou pouvoir politique,il préserve jalousement son indépendance ;

4) l’institution ne soutire pas de l’argent aux fidèles à des fins peutransparentes ou pour le seul profit du guide et de son entourage, quivivent dans le luxe tout en appelant les fidèles à dédaigner les biensde ce monde.

Pour réelles et observables qu’elles soient dans différents courants,ces dérives ne suffisent pas à entacher la crédibilité de la longuetradition süfi, qui n’a de cesse de rappeler à tous les musulmans queles règles ne peuvent s’appliquer sans compréhension, que la peur deDieu et la culpabilité ne sont pas des garanties d’élévation et,enfin, que la voie du salut et de la félicité passe par la réforme de soidans la confiance.

Foi et éthique

Il y eut très tôt une science nommée ilm al-akhlâq (science ducomportement et de l’éthique) s’intéressant prioritairement auxvaleurs morales et au bon comportement (choisir le bien). Par sanature même, elle était contiguë à toutes les autres sciencesislamiques (le credo, le droit, la mystique, etc.). Avec le temps,l’éthique s’est vue quelque peu marginalisée ; à force d’être un peupartout, elle a fini par n’être vraiment nulle part. Pourtant, à lalumière des études du credo ( ‘aqïdah), du droit et de la jurisprudence(fiqh), mais aussi de la mystique (tasawwuj), l’éthique joue un rôlecentral en ce qu’elle établit un lien essentiel entre ces domaines.

Nous l’avons vu18, l’Homme se caractérise par sa dignité (karâmah)originelle. Son modèle est le Messager, « d’une éminente moralité »(khuluq), envoyé à l’humanité afin de « parachever [parfaire] lesnobles comportements ». Nous savons désormais que les règles

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(ahkâm) ont pour objectif de se souvenir de Dieu et de permettre àl’individu de réformer son comportement, de le rendre plus noble etvertueux. Cette réforme du comportement (par l’introspection et lechoix conscient du bien), sur laquelle insiste tant la mystique, estelle-même un moyen pour se rapprocher de Dieu et pouvoir vivrel’élévation spirituelle. En résumé, on peut dire que l’éthique (au sensdu bon comportement) est la finalité de la règle et le moyen de laspiritualité en général (et de la mystique en particulier).

En tant que fins et moyens, les valeurs et le bon comportement nousobligent en permanence à nous questionner sur les finalités et lesobjectifs supérieurs (maqàsid). C’est la condition pour éviter leformalisme des règles, d’une part, et les actions humaines oules sciences qui se fragmentent sans se préoccuper de préserver leurhorizon commun qui doit être de servir à l’humanité, d’autre part.

Très vite, des savants se sont penchés sur le comportement éthiqueimmédiatement issu de la pratique religieuse, puisque le Coran parledes musulmans en associant la foi et l’action : « Ceux qui ont la foi etfont le bien19. » De nombreux traités sont écrits sur les actionsvertueuses (avec leur classification) et les péchés (majeurs etmineurs), qui cherchent à offrir un cadre catégorisant les valeurs etles actions. Avec le temps, de plus en plus de recherches se sontintéressées à l’éthique vis-à-vis des autres domaines du savoir et dessciences. Si ces dernières doivent d’abord être utiles à l’humanité, ilimporte donc de savoir quel doit être le comportement éthique dusavant ou du praticien (scientifique, médecin, économiste, architecte,artiste, etc.), quelles peuvent être les moyens et les finalitéséthiques dans chaque domaine particulier, etc.

C’est dans le domaine de la médecine et de la bioéthique que lessavants et les praticiens musulmans ont développé la réflexion la pluspoussée sur les questions de déontologie médicale et d’éthiqueappliquée (sur des sujets aussi délicats que l’avortement,l’euthanasie, le clonage, la génomique, etc.). C’est également lecas dans les recherches relatives à l’économie, à la finance, àl’environnement, aux sciences humaines et aux arts, etc., quoique laréflexion soit souvent restée plus fragmentée, voire embryonnairedans ces derniers domaines. Néanmoins, on peut voir l’angles’agrandir, depuis les règles strictes de la pratique du rituel jusqu’auxfinalités supérieures de l’agir humain. A chaque étape, les approches,

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les moyens et les conditions different, mais l’ensemble présente unecohérence qu’il importe de mettre en évidence et de préserver contreles deux dangers majeurs que nous avons mentionnés : le formalismed’une pratique rituelle sans intelligence ni vertu, lafragmentation utilitariste des savoirs et des sciences « sansconscience » ni responsabilisation.

Éthique et réconciliation

Il n’existe pas vraiment de terme arabe pour traduire le mot «spiritualité ». Pour rendre compte de cette idée, on se réfère souventà trois notions : rühànt (qui fait vivre le souffle, l’esprit intérieur),rabbànf (qui est empli de la présence de Dieu), et enfin tazkiyah(purification de l’être, de l’ego, pour s’approcher de Dieu). Il s’agit ensomme d’« être avec Dieu comme si on le voyait », ce qui estla définition même d'al-ihsân (la sincérité et l’excellence).

Pour mettre ces notions en pratique, la conscience humaine doit enpermanence se questionner sur le sens et les finalités de son être etde son action. La spiritualité ne consiste pas à se retirer du monde enquête de sens, mais au contraire à préserver le sens et à lereconnaître partout dans le monde. Le souffle qui nous habite, laprésence de Dieu dans la vie de chacun sont entretenus et vivifiés parla question permanente du sens, que l’on soit seul ou en public, que Son prie ou que l’on travaille, que l’on soit scientifique ou artiste,manoeuvre ou intellectuel. Et la finalité doit toujours être le bien,le service de l’humanité et le respect de la Création, qui sont autantde moyens de remercier l’Unique et d’hono-rer notre dignité humaine.

Les questions des valeurs, du sens et du comportement vertueux, àsavoir toutes celles qui sont relatives à l’éthique, jouent un rôle deréconciliation entre le rituel avec toutes ses règles, l’agir sous toutesses formes et les savoirs de tous les domaines. Elle donne substanceà la spiritualité et lui permet de ne jamais être éthérée ou à l’écart dumonde, mais d’être au contraire intelligente, active, exigeante etcourageuse. Intelligente, car il s’agit de comprendre les enjeuxintellectuels et scientifiques de son époque ; active, car elle doit avoirun impact pratique sur les savoirs et le respect des Hommes et de laNature ; exigeante, car la consciente permanente du Divin, «comme si on le voyait », requiert un effort et un engagement de tousles instants ; courageuse, enfin, car elle doit oser se lever contre les

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dérives inhumaines et avoir l’audace de questionner la folie desHommes et de leurs pouvoirs.

Dans la tradition musulmane, il est difficile de concevoir unespiritualité sans son substrat religieux, puisque celui-ci est sacondition et son moyen. La spiritualité vient compléter l’exigence desens en toute chose, elle est une conscience permanente des finalitéspartout et en toutes choses. C’est là le seul moyen de protéger lareligion et tous les savoirs de leur instrumentalisation à des finspolitiques, économiques, guerrières ou, plus largement,expansionnistes. Sans un principe de réconciliation entre la foien Dieu, le rituel, le savoir et l’agir humain, il n’est plus de « Voie »,plus de cohérence, plus de Centre, mais un

univers sans signification, des savoirs aux visées utilitaristes,fragmentés, cloisonnés, où toute vérité est déconstruite et devientrelative. Alors la foi en l’Unique n’a plus de substance et, sans Voie, ilne reste que l’errance et l’absence de sens, littéralement et dans tousles sens.

1 Voir p. 111.

2 Nous parlons d’obligations ici : la polygamie a toujours étéconsidérée comme une tolérance et une permission conditionnée enislam, non comme une obligation. Nous la traiterons dans l’appendicesur les « idées reçues » sur l'islam (p. 260).

3 Voir p. 40.

4 Voir p. 41.

5 Coran : sourate 2, verset 275.

6 Coran : sourate 2, verset 279.

7 Voir p. 44.

8 Coran : sourate 5, verset 38.

9 Hadïth rapporté par al-Bukhàrî.

10 Hadïth rapporté par al-Bukhàrï et Muslim.

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11 Coran : sourate 2, verset 256.

12 Coran : sourate 2, verset 282.

13 Coran : sourate 4, versets 6 à 9.

14 Voir p. 101.

15 Hadïth rapporté par al-Bukhârî.

16 Hadith rapporté par Ahmad et al-Tirmidhï.

17 Coran : sourate 49, verset 14.

18 Voir p. 93.

19 Coran : sourate 95, verset 6.

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Chapitre 4

LAVOIE

Outre ses conceptions fondamentales (Dieu, l’Homme, la religion), sespiliers et ses règles pratiques (culte, obligations et interdits) quioffrent un cadre à la foi, l’islâm se présente aussi comme une Voie, unchemin à suivre, avec ses finalités et ses objectif, à partir desquelsson enseignement trouve une cohérence générale. Il existe unesource, un point de départ (l’unicité de Dieu, l’Homme et son lien avecle Divin), il y a des règles, des lois qui tracent les limites d’un chemin,il est enfin une destination dont il faut être conscient pour comprendrele sens du tout. La notion de sharï ‘ ah renvoie, littéralement, à cetteidée de « Voie », laquelle permet de mieux appréhender le sens de lavie et de la mort, l’exigence du jihâd et de donner une orientation àl’éducation, aux relations sociales, au rapport avec la Nature, etc.

*

La sharï ah

La notion de sharï'ah est sans doute l’une des plus employées et desplus mal définies et comprises par les musulmans eux-mêmes, commepar leurs interlocuteurs. Pour les médias et pour le grand public, ellese confond avec l’application littéraliste et brutale d’un code pénal qui

prévoit de couper la main du voleur, de lapider l’homme et la femmeadultères, d’exercer des châtiments corporels et d’appliquer la peinede mort de façon expéditive. Or, de tout cela, il n’est nullementquestion dans les Textes.

Le mot sharï'ah a plusieurs définitions et acceptions chez les savants,selon leur domaine de spécialisation. Pour certains, à la lumière desversets du Coran, la sharï 'ah est purement synonyme d’islam, deuxnotions de même sens ; pour d’autres, il s’agit plus spécifiquement ducorpus de ses règles ; pour d’autres encore, elle se définit surtoutpar ses objectifs et représente la philosophie de vie issue des sourcesscripturaires.

Dans les Textes

Le mot sharï'ah signifie littéralement «le chemin qui mène à une

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source d’eau [destinée à étancher la soif] » et, par extension, « lechemin à suivre ». Autrement dit, il désigne le chemin de la survie etdu salut en milieu désertique.

On trouve trois mentions du mot dans le Coran, une fois sous saforme nominale (sharï'ah), deux fois sous des formes verbales (sha-ra-'a* et shir atan*). Le contexte des versets éclaire la polysémie decette notion.

D’abord on peut lire : « Puis nous t’avons mis sur une Voie [sharï'ah]qui procède de notre ordre, suis-la et ne suis pas les passions de ceuxqui ne savent pas1. » Le verbe ittabi ici employé après la mention desharï'ah, signifie « suivre » (ta-ba- a) et renvoie directement à l’idéed’une Voie à suivre, que certains savants associeront directement àl'islam lui-même.

Un autre verset stipule : « Et juge donc entre eux [les Hommes]d’après ce que Dieu t’a révélé. Et ne suis pas leurs passions endélaissant ce qui t’est parvenu de la Vérité. Pour chacun de vous[chaque religion] nous avons établi une Voie [shiratan*] et uneméthode [praxis] et, si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous uneseule communauté2. » Encore une fois, le verbe « suivre » apparaîtcorrélé à la notion de sharï'ah qui, sous la forme shiratan, peutsignifier «la Voie», mais aussi renvoyer à un cadre théorique deréférence (par distinction avec la « méthode » et la « praxis » desrituels et du bon comportement).

Enfin, la troisième occurrence mentionne la racine verbale : « Il aétabli [shara 'a*} pour vous, en matière de religion, ce qu’il avaitprescrit à Noé. Et ce que Nous te révélons à toi et que Nous avionsprescrit auparavant à Abraham, à Moïse et à Jésus, [à savoir]établissez la religion et ne vous divisez pas à son sujet3. » Ici, laréférence dépasse la dernière des Révélations et renvoie auxgrands principes communs des religions monothéistessuccessives, l’exigence étant donc de suivre cette Voie enétablissant la religion.

La lecture de ces trois versets montre qu’il est capital d’interrogerl’étymologie du mot, qui se rapporte à cette Voie qu’il faut suivre pourespérer le salut (la voie de la fidélité à la Source). Une compréhensionplus holistique, associant la sharï'ah à l'islam lui-même ou à sa

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philosophie (en se référant même aux religions antérieures),se justifie également. Enfin, l’aspect légal, relatif à la prescriptiond’un cadre et de règles, ne peut être négligé à la lecture de cesversets. En revanche, il apparaît impossible de réduire la sharï'ah aucode pénal et à son application littérale.

Chez les juristes

Les savants spécialisés dans le droit et la jurisprudence (fiqh) ontdéfini la sharï'ah à partir de leur domaine d’étude. La Voie était doncd’abord une Voie légale, avec ses principes fondamentaux (éternels etimmuables), ses règles relatives au credo ('aqïdah) et à la pratiquerituelle ( ibadât), également immuables, ses obligations et sesinterdits enfin, dont il importait de respecter la prescription et depenser l’application à travers le temps et les cultures.

C’est à partir de cette compréhension que la sharï'ah a pu êtretraduite par « loi divine », dans le sens de corpus des lois et desprincipes fondamentaux de l'islam (le même phénomène caractérise lahalakha juive, dont l’étymologie signifie « voie, chemin » et qui a finipar renvoyer à la « loi juive »). Ces lois et principes fondamentauxsont extraits en l’état des sources scripturaires et représentent ledonné brut de la Révélation en matière de droit. Les savants ont dûtrès vite organiser cette matière brute en un système cohérent issudes textes et fidèle à leurs orientations. Ainsi, la sharï'ah apparaîtcomme le cadre ou la Voie organisée des principes immuables et deslois fondamentales de l'islam : sa philosophie du droit.

Les juristes ont différencié cette référence fondamentale du travailpratique relatif à l’application des principes et des règles dans la viequotidienne. Il s’agit, avec ce dernier, du droit et de la jurisprudence(fiqh), laquelle est un exercice de traduction, de « descente » (tanzïl)des grands principes dans le réel. Certaines prescriptions (notammentpour le credo, les rituels et quelques obligations et interdits) doiventêtre appliquées telles quelles ; d’autres nécessitent un travailinterprétatif considérable, tant sur les Textes que sur le réel. La partde réflexion et d’appréciation humaines y est importante et,nécessairement, subit l’influence de l’environnement historique etsocioculturel des juristes. Par sa nature même, cette miseen application nécessite donc un renouvellement permanent, enfonction de situations en perpétuelle évolution. C’est ici que Y ijtihàd

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prend tout son sens.

Historiquement, cette compréhension spécifique de la shari'ah en tantque corpus de lois pose plusieurs problèmes. Le premier consiste àréduire la Voie, avec son amplitude, à « la Loi », avec ses restrictions.Concentrés sur l’organisation des principes et des règlesfondamentales et sur leur application concrète dans la viequotidienne, les juristes (fuqaha) ont pu verser dans le formalismelégal, qui ne pense plus la loi comme le moyen d’un objectif qui ladépasse. A trop envisager la sharï'ah comme le corpus des « Loisdivines », donc absolues, on a souvent omis de considérer la parthumaine dans leur construction et leur organisation. C’est à la lecturedes textes, au gré d’un important travail d’interprétation, que lessavants ont organisé cette référence. Son agencement, l’émergence desa philosophie doivent beaucoup à la part humaine.

Par ailleurs, l’Histoire a trop offert le spectacle d’une confusion entresharï'ah et fiqh. Le travail interprétatif des savants (fuqaha ) sur leplan du droit et de la jurisprudence se voyait alors élever au rang de «loi divine » absolue et sacralisée. Des opinions légales devenaientdes sentences indiscutables. Malgré toutes les précautions des grandssavants anciens, exigeant que l’on reste critique et sélectif vis-à-visde leur production juridique, certains de leurs élèves ont cédé à latentation de sacraliser certaines opinions ou interprétations. Certes, ilexiste des règles et des principes immuables dans le droit et lajurisprudence. Cependant, l’élaboration du cadre juridique,l’application du droit et l’exercice de la jurisprudence ne sont pas la «loi divine », mais bien des élaborations humaines qui nécessitent lacritique, la sélection et le renouvellement.

Chez les savants des fondements (usul al-fiqh)

Les savants des fondements, ou principologistes (usüliyyün), se sontbien sûr intéressés à la question de la sharl'ah, interrogeant sessources et ses fondements. Les premiers principologistes étaient eux-mêmes des juristes pour qui la sharl ah avait d’abord à voir avec leslois. Il leur importait d’établir une méthode d’extraction des règlesà partir des textes, d’en organiser les sources (Coran,Sunnah, raisonnement par analogie, consensus, coutume, etc.) et dedéterminer une liste de principes de référence permettant de resterfidèle au Message dans sa globalité (ainsi qu’aux Messages antérieurs

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sur certains points). Pour les principologistes, la sharï'ah est laréférence fondamentale, en amont, dont ils s’efforcent de déterminerle cadre et l’orientation sur le plan légal, afin de permettre auxjuristes d’orienter leur travail, leurs recherches et leurdémarche interprétative en restant fidèle audit cadre légal.

Ce travail, historiquement nécessaire, n’a pas été sans conséquencesproblématiques, voire négatives. D’abord, le travail sur les sources etl’élaboration d’un cadre a parfois réduit l’amplitude originelle duMessage coranique, qui incluait la loi et le droit dans une vision dumonde plus large. Ce travail, produit et construit par des Hommes,à un moment donné de l’Histoire, a progressivement imposé descritères et des normes devenus la référence, ou plus exactement leprisme au travers duquel les Textes sont lus.

Enfin, des savants ont souligné le déficit potentiel d’une approcheexclusivement soucieuse des sources de la sharï'ah. Dès le xie siècle,des savants tels qu’al-Juwaynï et son élève al-Ghazzàlï, inversent lespriorités et s’intéressent aux « objectifs de la sharï'ah » (maqâsid).Approche intéressante car, si elle aussi naît de la réflexion légale,elle l’intègre à un cadre plus large. La loi doit être au service deprincipes et de valeurs supérieurs qu’il faut chercher à protéger : lareligion, la personne humaine, l’intellect, les liens de parenté, lesbiens, la dignité. Le savant andalou al-Shàtibî (xrv® siècle) poursuivrace travail en affirmant que le sens des règles précises prescritesdurant la période médinoise ne peuvent s’appréhender qu’à la lumièredes principes généraux (kuliyyât) révélés à La Mecque. Ces derniersoffrent le cadre, la philosophie du droit, en somme, qui permet depenser les règles. Nous voilà loin d’une compréhension de la sharï'ahcomme corpus de Lois divines figées : ici, tout impose leraisonnement, l’effort interprétatif et le renouvellement au nom mêmedes objectifs à atteindre. Il s’agit d’une tentative de réconciliationentre la Voie et la loi.

Chez les philosophes et les mystiques

La notion de sharï'ah chez les théologiens-philosophes(;mutakallimün), les philosophes inspirés des Grecs (falàsifah) et lesmystiques (süfi) est directement liée à la notion de Voie, laquelle serapporte à une certaine conception de la vie, de la mort, de l’êtrehumain et de ses aspirations ultimes sur la terre (dont le droit ne

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serait qu’un moyen ou un élément). Ce que les théologiens-philosophes et les philosophes mettent en évidence n’est pas un corpsde lois et de principes, mais un système de valeurs issu des Textes etqui organise trois philosophies en miroir et en harmonie : unephilosophie de vie, une philosophie du droit et une philosophie del’être et du salut. Cette approche inclusive, holistique, n’est pas loind’associer la sharï'ah à l’islam, lui-même. Elle ne peut être que laVoie, dans son sens étymologique et circonstancié : le sentier qui,en milieu désertique, mène à la source d’eau et qui seul permet lesalut de l’être en quête de vérité.

Les théologiens-philosophes, comme les philosophes, partagentnaturellement la conviction que les Hommes doivent s’engager dansun important travail rationnel pour élaborer ces trois philosophies : devie, du droit et du salut. Si les Textes disent tout en matière deprincipes généraux et d’orientation, s’ils dessinent la Voie, c’est à laraison humaine, éclairée et guidée par la foi, d’exercer son intelligenceet d’en déterminer les priorités, les catégories et l’ordre des finalités.

Les mystiques ajoutent à cette approche en amont de la Voie uneréflexion sur les finalités supérieures et spirituelles du Message. Lasharï ah doit d’abord être appliquée dans le cœur et son but ultime(avec ses règles, ses obligations et ses interdits, la Voie qu’il fautsuivre) est celle de la libération de soi par l’introspection, lapurification, l’effort et la discipline personnelle. Cette intériorisationde la sharï 'ah lui donne, par incidence, une amplitude qui fait écho ausouci d’inclusion des principologistes intéressés par les objectifs(maqàsidiyyün), des théologiens-philosophes et des philosophes.Réduire la sharï'ah à la Loi ou à un corpus de règles reviendrait donc àen dénaturer l’esprit. Ce serait, par conséquent, le trajet le plus sûrvers le formalisme et la littéralité, tous deux coupés des finalités. Orla sharï'ah est une façon d’être avec Dieu, avec soi-même, une façond’agir, de respecter les règles, de promouvoir des principes pouraccéder aux valeurs supérieures de paix, de justice, de liberté,d’égalité et de dignité.

Application de la sharïah

La shari'ah est donc d’abord une conception de la vie et de la mort,qui dessine la Voie de la relation à Dieu, aux Hommes, à la Nature.Cette Voie a ses sources (Dieu, les Textes, la Création), ses moyens

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(la rationalité et le cœur humain, la Nature, les cultures, etc.) et sesfinalités (respect de la foi, de l’être, de l’intellect, de la dignité,etc.). Pour les musulmans, il s’agit de suivre ce chemin de fidélité qui,en termes spirituels, représente la Voie de leur salut.

L’application de la shari'ah exige un travail permanent d’aller-retourentre les Textes et le contexte, les principes et leur application, à lalumière des objectifs supérieurs qu’il faut chercher à atteindreprogressivement. Car il ne s’agit pas de tout détruire ou de toutrejeter du monde au nom de lois divines intemporelles applicablessans autre considération, mais bien de le réformer et de letransformer à partir de ce qu’il est, au nom des valeurs, desprincipes, des règles et des objectifs supérieurs. Large, inclusiveet progressive, l’approche commence par respecter lesdroits fondamentaux des individus et leur liberté,promouvoir l’éducation, établir la justice sociale et la préservationde l’environnement, etc.

Par ailleurs, tout ce qui provient d’autres traditions religieuses ou deproductions humaines, s’il est en accord ou ne s’oppose pas auxvaleurs, aux principes et aux objectifs de la shari 'ah, estnaturellement intégré à la Voie sur le plan légal, intellectuel, culturel,artistique, scientifique, social ou politique. Cette capacité decaptation et d’intégration des divers patrimoines de l’humanité (Grèce,Chine, Inde, Afrique, etc.) a longtemps été une marque distinctive dela civilisation islamique, qui a fait siens certains éléments fondateursdes religions précédentes, qu’il s’agisse de cultures, de philosophie,d’apports scientifiques, de productions et de goûts artistiques. Sonâge d’or correspond à cette ouverture et à ce dynamisme.

Nous l’avons vu, la shari ah a depuis longtemps été limitée à l’aspectlégal, eu égard au travail des juristes et à la prédominance etl’autorité du fiqh sur les autres domaines du savoir. Depuis plus d’unsiècle, en outre, la référence à la shari'ah a changé de nature. Troisréductions particulièrement dangereuses ont pu être observées. Lesluttes anticoloniales ont conduit des acteurs politiques et religieux àen faire un instrument politique de résistance. Face à l’imposition devaleurs et de règles occidentales exportées et imposées par les forcescoloniales, la shari'ah a pu représenter l’ordre politique et la référencelégale (parfois la revendication culturelle) qui s’opposaient àl’occupation étrangère. Cette interprétation, qu’expliquentces circonstances historiques particulières, a donné naissance aux

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mouvements islamistes, réduisant la shari'ah à sa traduction entermes légaux et politiques, avec la notion d’« Etat islamique ».

La deuxième réduction, conséquence de la première, s’est développéede façon indépendante. Elle consiste à borner la shari'ah à son aspectle plus littéraliste et le plus répressif. La shari'ah ne consiste plus àpromouvoir l’éducation, la liberté, la justice, etc., au nom des valeurset des finalités évoquées plus haut, mais à imposer une panopliede réglementations et de mesures répressives censées démontrer queses exigences sont bel et bien appliquées, à commencer par le codepénal et ses châtiments. On voit aujourd’hui des organisations et desgroupes qui disent appliquer la shari'ah en châtiant, torturant etexécutant des individus de la façon la plus odieuse, en complètecontradiction avec les principes de l'islam et le sens de la Voie. Cespratiques existent dans plusieurs Etats du Golfe et, de façonplus cruelle encore depuis 2013, avec Boko Haram au Nigeria ou Daesh(ou Isil4) en Irak et en Syrie. Enfin, alors que la Voie se veut inclusivesur le plan légal, culturel ou scientifique, et vise à intégrer tout ce quiprovient des autres religions, spiritualités et civilisations, elle estparfois présentée comme une référence exclusive, fermée,convoquée en opposition à l’Occident ou aux autres civilisations.

Troisième réduction : la sharï'ah, au lieu d’être la Voie au sein delaquelle des valeurs et des principes universels se partagent, devientun système de règles et de pratiques dont l’objectif est de signifier ladifférence et l’altérité de l'islam et des musulmans. On voitaujourd’hui ces réductions à l’œuvre dans les courants littéralistes,certaines tendances islamistes et les groupuscules extrémistesqui, par leur actions violentes et spectaculaires, pervertissent le sensde la Voie et contribuent à faire de la shanah, dans l’opinion générale,une référence négative, répressive et dangereuse.

Jihâd

On aura à peu près tout lu et tout entendu sur la notion de jihâd,souvent traduite de façon approximative, voire totalement erronée.Ainsi, à l’image des croisades chrétiennes, le jihâd serait la « guerresainte » déclenchée par les musulmans pour « convertir les infidèles »ou réaliser leur « mission d’expansion ». Cette conception apporterait

la preuve qu’une violence intrinsèque est inscrite dans lesenseignements islamiques. La seconde partie de la vie du Messager,

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les guerres du passé, jusqu’aux violences extrémistes auxquelles nousassistons aujourd’hui, tout concorde pour conclure, à travers cettecompréhension du jihàd, que l'islam n’est pas une religion qui prône lapaix.

Définitions : la Voie et le jihàd

Appréhender la notion àe jihàd exige de commencer par l'intégrer àl’ensemble du Message de l'islam. Des principes fondateurs, desrituels, des obligations et des interdits nous permettent de suivre laVoie (sharï'ah) dont les objectifs sont le respect de la religion, del’intégrité humaine, de l’intelligence, des liens de parenté et desbiens, la promotion des valeurs de dignité, de liberté, d’égalité, dejustice et de paix. Tous les efforts requis des Hommes pour respecterces règles et promouvoir ces valeurs, dans chacun de ces domaines,sont autant de jihàd. Etymologiquement, le terme est issu de laracine ja-ha-da, qui désigne l’« effort », le « don d’énergie » consentispar l’individu pour réaliser un projet ou défendre une cause. Leconcept d'ijtihâd, dérivé de la même racine, désigne l’« effortintellectuel » pour rester fidèle au Message au cours de l’Histoire.

Au cœur de la Voie, cet effort prend un double aspect. L’engagement àpromouvoir le bien exige en effet, dans la vie quotidienne, de résisterau mal et de réformer pour le meilleur. Les deux mouvements doiventaller de pair car la Voie exige de s’approcher des idéaux évoqués plushaut. Il n’est pas seulement question d’éviter le pire, mais des’engager pour le meilleur. La Voie rend impératif le jihàd, entenducomme double effort de résistance à toutes les tentations du mal etdu pire et d’engagement responsable pour rendre le monde meilleur.Le jihad est donc « effort de résistance et de réforme » et,contrairement à la perception courante, n’a rien à voir avec l’appel à laguerre.

Des savants, tel al-Suyütï, ont mis en en évidence près de quatre-vingts acceptions différentes de la notion àt jihàd, dont la guerre(qitâl) ne serait qu’une des formes, et de loin pas la plus essentielle.Sa première occurrence dans le Coran appelle le Prophète à un «jihàdintellectuel ». Face aux moqueries et aux agressions des habitants deLa Mecque qui rejettent son Message et sa mission, la Révélationlui indique : « [Donc] n’obéis pas aux négateurs et lutte en t’appuyantsur lui [le Coran] d’une grande [noble] lutte5. »

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La vie dans la Voie est une vie d’efforts, de résistances etd’engagements, lesquels commencent par soi-même et rayonnentdans tous les aspects de la vie sociale, scientifique, culturelle,politique, économique et même artistique. A bien des égards, le jihàdest la face visible de l’élévation spirituelle tant de l’individu que de lasociété, lorsque, en quête du bien, ils sont décidés à résister au pire.

Jihàd spirituel

La forme la plus élevée et la plus accomplie du jihàd est celle quechaque individu doit mener en lui-même. Tous les sens et tous lesobjectifs du jihàd sont révélés dans cet engagement de soi à soi.Chaque individu est habité par des tensions naturelles6 que le Coranmentionne de façon explicite : « Par l’être humain [l’âme dans lecorps] et la façon dont il a été formé ainsi, Dieu lui a inspiré [sonpenchant vers] le libertinage et [son penchant vers] la piété. Il seracertes sauvé celui qui la purifie [son âme] et il sera réprouvé [perdu]celui qui la corrompt7. » Le jihâd spirituel (jihàd al-nafs) est cet effortpar lequel un individu s’engage à maîtriser les aspects les plussombres de sa personne (l’ego, l’arrogance, le mal, le mensonge, laviolence, la cupidité, etc.) et cherche à se réformer en faisant le choixdu bien pour soi. Cette lutte intérieure ne s’arrête qu’avec la mort etchaque conscience, chaque cœur est appelé à mener ce combat derésistance et de réforme intérieures. Il s’agit de l’intime universel, quechacun connaît et que chacun doit mener seul.

Trois enseignements peuvent être tirés du sens même du jihàd àtravers l’expérience spirituelle. D’abord, il est engagement pour lapaix, non appel à la guerre. Tiraillé entre l’attraction du mal et l’appeldu bien, notre être est en tension naturelle : 1 e jihàd consiste à semaîtriser, à contrôler le mal qui nous habite et nous torture pouraccéder au bien. Il s’agit d’accéder à la paix spirituelle intimeen dominant les tensions et les luttes naturellesintérieures. L’exigence morale de cet engagement n’est pas des’accepter tel que l’on est, mais de se réformer afin dedevenir meilleur. C’est le sens de la notion de tazkiyyah : se purifiersignifie se prendre en charge, reconnaître les défauts et les faiblessesde sa nature et de sa personnalité, mais ne jamais s’y soumettre ou ysuccomber. L’objectif ultime est l’élévation en quête des plus noblesqualités humaines dans le rapprochement avec le Divin.

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Enfin, sur la Voie, le jihàd est un moyen de libération : résister à sonego, s’en déprendre par la maîtrise et l’acte de bien, c’est accéder àune liberté qui est sœur de la paix intérieure. L’être n’est plus soumisà l’aveuglement de certaines passions qui le rongent et l’emportent,mais accède à la liberté promise aux cœurs en paix. Ainsi, on peutdire que les deux objectifs du jihâd sont la liberté et la paix.

Les autres formes de jihâd

Les aspects spirituels du jihâd sont également valables sur les plansindividuel et social. Selon que l’on résiste au mal ou que l’onpromeuve le bien, il se présentera soit « pour » un bien, soit « contre» un mal. La caractéristique morale qui doit distinguer les musulmans,où qu’ils se trouvent au monde, est bien cet engagement pour lebien, la paix et la liberté : « [Les croyants sont] Ceux qui,lorsque Nous les établissons [quelque part] sur la terre, établissent laprière, versent la zakdt, commandent [promeuvent] le bien,interdisent le mal [lui résistent]. A Dieu appartient l’issue de touteschoses8. » C’est ce que confirme la nature de leur élection,directement liée à leur façon d’agir et conditionnée par elle : « Vousêtes la meilleure communauté établie pour les Hommes [dans lamesure où, avec la condition que], vous commandez [promouvez] lebien, vous interdisez [résistez] le mal et vous croyez en Dieu9. » Lemoteur de l’agir humain réside dans ces choix éthiques permanents,chaque jour renouvelés.

Dans le prolongement du jihâd spirituel, il existe un jihâd pour laconnaissance, le savoir, les sciences, et un autre pour la santé et lebien-être, afin de lutter contre la paresse intellectuelle et physique.Sur le plan social, on s’engagera dans des jihâd pour l’éducation,l’égalité de tous (dont celle des femmes et des hommes), la liberté, lajustice, la solidarité, mais on luttera également avec déterminationcontre la pauvreté, les racismes, l’oppression, la torture et lestraitements indignes. Quelle que soit la forme de l’agir humain, ledouble mouvement de résistance et de réforme doit être uneconstante. Cela n’a donc vraiment rien à voir avec la guerre, à laquelleon réduit trop souvent le jihâd. Il s’agit de rendre soi-même et cemonde meilleurs en ne démissionnant jamais de ses responsabilitéshumaines : c’est le sens et la direction de la Voie. Les jihâd spirituel,intellectuel, social, scientifique, culturel, politique et économique ont

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les mêmes objectifs essentiels : promouvoir la paix en nenégligeant aucune de ses conditions (dignité, éducation, justice,égalité, etc.), offrir à l’Homme la liberté d’être soi et de faire seschoix sans injustices ni aliénations.

La guerre et son éthique

L’une des formes du jihâd peut être la guerre (qitâl). Les principes quiprévalent pour toutes les autres formes de résistance et de réformerestent alors opérants.

Nous avons dit comment devait se comprendre l’engagement militairedu Prophète durant la période médinoise10 : il devait résister à lavolonté des Quraysh de l’éliminer et d’annihiler sa communauté. Enrègle générale, si la guerre s’impose en situation de résistance, ellene doit jamais être déclenchée à des fins coloniales, pour occuperdes territoires, pour accéder à des richesses ou pour imposer lareligion ou les conversions. Face à une force conquérante, à descolonisateurs ou à des oppresseurs, les textes offrent la possibilité delégitime défense, avec les mêmes armes que celles de l’agresseur.Face à l’agression armée, la résistance armée (comme ultime recours)devient possible, dans l’exacte proportion imposée par l’agression : «Et si vous devez exercer des représailles, exercez-les à la mesure del’attaque subie, mais, si vous patientez, cela est certes meilleur pourceux qui sont endurants11 [savent se maîtriser]. » On le voit, mêmeen cas d’agression, le choix de la patience, de la résistance non arméedoit primer. Par ailleurs, le conflit doit cesser aussitôt l’agressionterminée : « Et s’ils [les oppresseurs] penchent vers [font le choixde] la paix, alors penche vers elle [fais de même] et placeta confiance en Dieu12. »

La guerre doit être évitée. Même dans une situation de colonisationou de répression, il convient de chercher d’autres voies de résolutiondes conflits. Face aux dictateurs et à la folie inhumaine de certainsdirigeants ou de certains régimes, cependant, elle devient parfois unmal nécessaire. La Révélation affirme : « Si Dieu n’avait pas établiqu’un groupe de gens résiste à un autre, la terre aurait étécorrompue13. » Telle est la réalité humaine qu’elle exige un équilibredes forces. Face à la tentation de l’exploitation et de l’oppression, quia toujours existé, on trouvera des femmes et des hommes déterminés

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à leur résister et qui refuseront de se plier à l’injustice. Le pouvoirabsolu d’un régime, d’une nation ou d’une civilisation, sanscontrepartie, ne peut conduire qu’à la corruption et à ladestruction, puisque plus rien n’est là pour résister à l’appétitillimité des puissants. Toutes les nations et toutes les sociétés,sur tous les continents et tout au long de l’histoire humaine, ontcélébré leurs résistants, leurs « Justes », qui n’ont pas plié et qui ontlutté - parfois au moyen de la violence légitimée comme ultimerecours - contre le colonialisme, le fascisme, le nazisme, la tyrannie etle despotisme. Les enseignements de l'islam vont dans ce sens. Et,parce que la religion promeut la paix, elle exige de gérer comme il sedoit les tentations humaines et les situations de guerre.

Quelque temps avant de mourir, afin de contrer une attaque, leProphète avait envoyé une expédition au nord, sous l’autorité dujeune Usâmah. Les quelques recommandations qu’il lui donna furentconfirmées par Abu Bakr, qui l’envoya à nouveau après la mort duProphète (auprès duquel Usâmah avait dû revenir, en raison desa maladie). Il avait insisté pour que les combattants ne s’attaquentni aux femmes, ni aux enfants, ni aux religieux, et pour qu’ilsrespectent la Nature et les arbres fruitiers. De telles exigences, entemps de guerre, sont fortes de nombreux enseignements : ne s’enprendre qu’aux soldats ennemis qui vous attaquent, épargner tous lescivils, respecter l’environnement et, à la lumière des versets, cesser lecombat quand l’agression a pris fin. Rien ne peut justifier les «dommages collatéraux » ou l’usage de bombes (quelles qu’ellessoient) conçues pour provoquer la mort de civils et d’innocents. En cesens, présenter une bombe nucléaire comme « islamique », ainsi qu’onla fait avec le Pakistan, est une contradiction dans les termes.

Ces principes sont clairs et nobles. Il faut néanmoins reconnaître queles musulmans, dans le passé, sont loin d’avoir toujours été justes etpacifiques. L’Histoire de l'islam est jonchée de situations de guerre,d’oppression, d’exploitation et de colonisation. Idéaliser le passén’est jamais d’aucune aide pour résoudre les défis contemporains. Lesmusulmans ont mené des guerres d’expansion, ils ont colonisé,imposé la conversion, entretenu l’esclavage, manipulé la religion,exploité des êtres humains, etc. S’il va de soi qu’ils agissaient contreles principes et les prescriptions de la religion, il n’est pas moinsexact que certains s’en prévalaient et affirmaient agir au nomde Yislàm. Aujourd’hui encore, chaque jour, des Etats et des groupes

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extrémistes trahissent les principes élémentaires de la religion etl’éthique de la guerre tout en justifiant leurs horreurs par la référenceà l'islam.

La critique lucide du passé, l’engagement courageux contre les dérivesdu présent sont des impératifs. À cet égard, l’immense majorité desmusulmans, quoique pacifique, a le tort de rester trop souventsilencieuse, voire de verser dans l’apologétique. Au sens très précis oùse comprend le jihàd, il faudrait voir naître un jihàd intellectuel etpolitique, parfois armé, contre ceux qui dévoient le jihàd à des finsd’oppression et de terreur et qui, au nom de l'islam, torturent, tuentet détruisent également la Nature, mais aussi le patrimoine culturel etartistique de l’humanité. Cela commence par la critique et lacondamnation rigoureuses des Etats dictateurs et corrompus, commedes organisations du type Boko Haram, Daesh, etc. Un jihàd contrel’imposture « jihadiste ».

Société

La sharï'ah, la Voie, à partir du corps de ses principes fondamentaux(usül) et de ses objectifs supérieurs (maqâsid), oriente la vie del’individu autant que celle de la collectivité. Ses principes et sesobjectifs sont généraux et donnent une cohérence à l’actionindividuelle et collective. En revanche, les Textes ne parlent pas - etn’imposent donc pas - les modes d’application (et les détails) desditsprincipes fondamentaux ; ils n’offrent pas non plus un modèled’application indépendant du cadre historique et de la diversité descultures. Principes et objectifs sont universels et transhistoriques,alors que les modèles et les applications sont historiques etnécessitent une prise en compte des progrès techniques etscientifiques, ainsi que des environnements socioculturels.

Il appartient donc aux hommes de faire cet effort rationnel - individuelet collectif - de traduction des principes dans la réalité de leur époque(tanzïl), avec le souci constant du respect des objectifs de la Voie.Pour leur part, les courants littéralistes, comme les extrémistes,entendent imposer les modèles du passé, arguant qu’il s’agit dela seule façon de rester fidèles au Message de 1 ’ islam.Cette confusion entre principes et modèles - nous y reviendrons14 —reste l’un des problèmes majeurs de la pensée islamiquecontemporaine.

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Éducation

Le Message de l'islam, dès les premiers versets révélés, tourne autourde l’éducation de l’être humain, dont la dignité originelle tient, entreautres, à sa capacité à acquérir des savoirs15. En ce sens, l’éducationest un droit humain fondamental. Il s’agit tout à la foisd’acquisition des connaissances (instruction) et de développementdu comportement (éducation), à la lumière des règles et des principesmoraux édictés par les sources scripturaires. Un être humain nedevient véritablement humain qu’à travers l’éducation que sa famillecomme sa société doivent lui garantir. Une société majoritairementmusulmane, ou une communauté de foi, doit se distinguer par soninvestissement dans l’éducation de ses enfants, comme d’ailleurs -en termes de formation continue — de ses adultes. Ce droit humaindevient une obligation intellectuelle et morale pour chaque individu.Deux traditions authentiques le disent clairement : « La quête dusavoir est une obligation pour tout musulman [et toute musulmane]16», et : « Quiconque cherche un moyen d’acquérir un savoir, Dieufacilitera son chemin vers le Paradis17. » Cette obligation, son lienavec le salut dans l’au-delà renforcent, par incidence,l’obligation collective de promouvoir l’éducation et la connaissance.

Il n’est, bien sûr, pas seulement question d’instruction religieuse etd’éducation morale. Tout savoir qui permet à l’être humain deconnaître le monde, d’acquérir les connaissances scientifiques de sontemps et lui offre de devenir un individu, un sujet libre (deuxièmecaractéristique de sa dignité), est de fait nécessaire à sa formation.Les différents âges d’or de l'islam, à La Mecque et à Médine àl’origine, entre le VIIIe et le XIIIe siècle à Damas, à Bagdad et enAndalousie, en Turquie au XVIe siècle avec Süleyman leMagnifique, sont tous marqués du sceau du foisonnement dessciences, de la philosophie et des arts, au nom même d’unecompréhension profonde des enseignements islamiques.Deux traditions supposément prophétiques sont souvent citées, mêmepar des musulmans, pour appuyer cette approche : « Cherchez lesavoir jusqu’en Chine », ou encore : « Cherchez le savoir du berceauau tombeau. » Mais elles sont considérées comme faibles etfabriquées, même si, dans les faits, elles transmettent l’esprit duMessage islamique quant à la connaissance. Il faut prendre celle-ci

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d’où qu’elle vienne et en faire un usage utile et éthique pour soi etl’humanité.

La civilisation islamique n’a pas connu de tensions entre religion etsciences, à l’inverse de l’Eglise catholique qui condamna Galilée, entrebien des exemples. Au nom de l’injonction coranique de connaissance,les musulmans ont toujours été en quête de savoirs scientifiques,humains et expérimentaux (médecine, biologie, physique, maisaussi sociologie, urbanisme, philosophie et arts). LeMessage coranique ne transmet pas un cadre dogmatique destinéà contrôler et à limiter les savoirs, mais une obligation morale de lesorienter éthiquement, pour qu’ils demeurent au service de l’Homme.L’éducation comme les savoirs se pensent par leurs finalités et c’est lacohérence avec ces dernières qu’il convient de perpétuellementréévaluer. La fragmentation dangereuse des savoirs contemporains etl’émergence de sciences spécialisées sans grande conscience éthiquesont en contradiction avec les principes et les objectifs de la Voie.

L’éducation, en ce sens, doit toucher tous les domaines de l’agirhumain. L’initiation spirituelle et religieuse doit forcéments’accompagner d’une éducation civique qui enseigne aux individus àdevenir des sujets responsables au sein de la collectivité. Lessciences exactes, expérimentales et humaines font nécessairementpartie de la formation, si l’on veut être cohérents avec les injonctionsdu Message invitant l’Homme à vivre avec son temps, en relevantles défis scientifiques et éthiques de son époque. La culture,les langues et les arts doivent être intégrés aux matièresd’enseignement : les modes de vie, les modes decommunication comme les expressions de l’imaginaire et del’esthétique sont autant de savoirs - et de savoir-faire — quipermettent aux Hommes d’être autonomes et de s’épanouir.

Etre avec Dieu, selon la tradition musulmane, c’est s’éduquer et,contre la paresse de l’esprit, s’engager dans un jihâd pour l’éducationde soi et de la société. De nombreuses générations du passé ont vécuen cohérence avec ce Message, mais force est de constaterqu’aujourd’hui les sociétés majoritairement musulmanes négligentgravement l’éducation et l’instruction, quand elles ne procèdent pas àl’élimination pure et simple de disciplines considérées commesuperflues, voire dangereuses. L’éducation islamique n’aurait-elle plusbesoin de la philosophie ou des arts ? Cette réduction, cetteamputation, témoigne de la profondeur des contradictions entre les

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systèmes éducatifs contemporains et les objectifs supérieurs de laVoie en ce domaine.

Liberté

Nous avons insisté sur l’importance essentielle de la liberté, dès lorsqu’il s’agit de définir l’être humain. Sur le plan religieux, l’acte de foid’un individu attestant qu’il croit en Dieu n’a de sens que s’il est librede croire ou non. De la même façon, sa responsabilité, et l’éducation àsa responsabilisation sont dépourvues de sens si l’Homme n’est paslibre. On doit aller jusqu’à dire que la sharï'ah elle-même, la Voie,présuppose la liberté des êtres humains d’y adhérer ou non, de lasuivre ou pas. Sur les plans religieux, philosophique, social etpolitique, la liberté humaine précède la sharï 'ah ; elle est unprérequis à sa reconnaissance et à son établissement. Cela revient àdire, en conséquence, que l’éducation et les espaces religieux, sociauxet politiques doivent protéger la liberté des individus et la garantircomme un droit humain fondamental.

La liberté de conscience est première. Chaque être est amené à fairele choix de croire ou non et d’être respecté dans ce choix : « Dis : laVérité émane de mon Seigneur, que celui qui le veut croit, que celuiqui le veut nie [rejette]18. » Sur le plan de l’action, le croyant à quil’on donne une opinion légale (fatwa) sur un sujet donné doit être àmême de la comprendre et de la discuter, puis il est libre de l’accepterou non car elle n’est jamais contraignante. Nous avons évoqué laconversion, le refus ou le changement de religion19 : cette positionde respect répond à ce prérequis.

La liberté collective de culte - censée assurer à une communauté defoi l’exercice de ses rituels, de ses obligations et interdits — est demême nature. La liberté de penser comme la liberté d’expression et demouvement font partie intégrante de la liberté humainefondamentale20. Former et exprimer sa pensée, développer un espritcritique, être libre de se mouvoir sur la terre (d’autant plus si l’onvit la persécution ou la pauvreté) sont autant de droits fondamentauxque les principes et les objectifs généraux de la sharï'ah exigent quel’on respecte. « La terre de Dieu n’est-elle point [assez] vaste pourque vous puissiez vous exiler21 ? », rappelle le Coran aux persécutéset aux démunis, stipulant par là même que la migration est un droit

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humain.

L’éducation doit promouvoir le jugement libre, autonome et critique,comme la loi et le système social doivent protéger la libertéd’expression et les libertés collectives. Il existe certes des limites à laliberté d’expression quand elle en vient à l’insulte, au racisme, à lacalomnie, etc., et toutes les sociétés ont fixé de telles limites ; l’ordrepublic peut parfois réguler les modalités de son expression, mais il nepeut s’agir de remettre en cause ces libertés fondamentales etinaliénables.

La liberté est donc un prérequis à la sharï'ah et l’une des conditionsde son accomplissement dans la fidélité à ses objectifs. Or, on voitaujourd’hui trop souvent contredire ce principe. Sur le plan religieuxcomme intellectuel, social, politique, médiatique ou artistique, leslibertés sont bafouées et ce, nous dit-on, au nom même de laréférence islamique ou de la sharï'ah. Il n’est pas exagéréd’affirmer que la plupart des sociétés majoritairementmusulmanes limitent le droit fondamental de l’exercice de laliberté sur tous les plans susmentionnés. Le monde arabe estsans doute celui dans lequel la répression est la plustangible. Certaines interprétations littéralistes, dogmatiques etextrémistes de V islam, il faut le reconnaître sansdiscussion, justifient de tels traitements au nom d’unecompréhension réductrice, binaire et totalement tronquée de lasharï'ah, laquelle devrait naturellement être stricte, dure et restrictive,par opposition à l’Occident « permissif et décadent ».

Il serait néanmoins erroné d’associer le manque de liberté, larépression, voire la dictature, à la seule référence religieuse dans lessociétés majoritairement musulmanes. De nombreux régimessécularisés, laïques ou areligieux ne sont pas moins répressifs, voiredictatoriaux. Une analyse politique plus élaborée s’impose, qui tiennecompte des dynamiques internes de ces pays et du rôle de certainspouvoirs étrangers (Etats-Unis, Europe, Russie, Chine, etc.)qui soutiennent parfois de tels régimes. Associer sansanalyse politique et historique circonstanciée islam et répressionou dictature est à la fois simpliste et dangereux. D’aucuns en viennentmême à affirmer que les musulmans ne peuvent accéder à ladémocratie, puisque l'islam, en soi, aurait « un problème avec laliberté ». Cette position ne tient pas à l’analyse des enseignementsde l'islam. Les exemples abondent, dans l’Histoire, de sociétés

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majoritairement musulmanes ouvertes et chérissant les libertés. Sansoublier, de surcroît, qu’au-delà du monde arabe, en Asie ou en Afrique,il existe des sociétés majoritairement musulmanes qui protègent leslibertés individuelles et collectives. Les citoyens musulmans dans lessociétés occidentales défendent de la même façon ces libertés.

Justice sociale

De nombreux savants et penseurs musulmans ont affirmé, au cours del’Histoire, que la valeur la plus importante de Vislam était la justice(al- 'adl*), qui est également l’un des noms de Dieu. Une multitude deversets et de traditions prophétiques mentionnent en outre l’équité(al-qist*). Cette justice doit s’appliquer à tous indifféremment et nepeut admettre aucune distinction ou discrimination fondé sur lareligion, la couleur de peau, le genre ou le statut social. On peut liredans le Coran : « O vous qui avez la foi, tenez-vous fermement à lajustice en témoins devant Dieu, que ce soit contre vous-mêmes, vosparents ou vos proches. Qu’ils [que les personnes] soient riches oupauvres car Dieu a la prééminence sur eux deux22. »

Par ailleurs, huit versets de la sourate 4 (« Les Femmes ») ont étérévélés au sujet d’un musulman, coupable d’un vol, qui avait tenté defaire accuser un juif en essayant de tirer profit du conflit opposant lacommunauté musulmane et une tribu juive voisine23. La Révélationinnocente le juif, incrimine le musulman et avertit : « Celui quicommet une faute ou un péché puis en accuse un innocent, celui-ci porte le poids d’une calomnie et d’un péché manifeste24. »

En toutes circonstances, avec tous les êtres humains, il faut établir lajustice : « Juge entre les gens avec [en établissant] la justice et nesuis pas les passions qui te détourneront du chemin de Dieu25. »Même en situation de conflit, malgré l’émotion et le ressentiment quel’on peut nourrir à l’endroit de l’agresseur, la maîtrise et lajustice s’imposent : « O vous qui avez la foi, tenez-vous fermementavec Dieu en témoin de la justice [l’équité] et que la haine d’unpeuple ne vous pousse pas à être injustes. Soyez justes, cela est plusprès de la conscience [piété] de Dieu et ayez la conscience de Dieu[piété] car Dieu est bien informé de ce que vous faites26. »

L’un des principes et des objectifs supérieurs de la shanah est la

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justice. Son application commence par la justice sociale. Lespremières révélations, nous l’avons dit, insistaient sur le lien entre lafoi en Dieu, d’une part, et la conscience, la prise en charge, etl’émancipation des pauvres, d’autre part. La zakàt établit le sens du «droit du pauvre » sur la richesse accumulée de ses concitoyens etde ses voisins plus fortunés. Dans cet esprit, la justice sociale exigele respect des droits humains fondamentaux, à savoir l’éducation,l’habitat, l’emploi et l’égalité des chances, lesquels devraient êtregarantis à chacun. Les réformes sociales doivent donc chercher àatteindre ces objectifs.

La participation à la société civile est le prolongement naturel de cesexigences majeures, pour les femmes comme pour les hommes, sansdiscrimination aucune. Un verset très explicite met en évidence queles femmes et les hommes, ensemble, doivent être impliqués dans lavie publique et la réforme de la société : « Les croyants etles croyantes sont des amis [des partenaires, des alliés, solidaires]les uns des autres. [Ensemble] ils commandent le bien et interdisentle mal, accomplissent la prière et versent la zakât, et ils obéissent àDieu et à Son Messager27. » Le verset commence par la présencesociale, égalitaire, que confirme la pratique cultuelle parfaitementsimilaire. Le principe de l’égalité sociale (et non seulement de la «complémentarité », comme le répètent les discours littéralisteset traditionalistes) est ici stipulé on ne peut plus clairement.

Nombre d’interprétations de la littérature islamique, jusqu’à nos jours,ont laissé entendre que la femme ne pouvait travailler et devaits’occuper du ménage, s’appuyant pour cela sur une approche culturellepatriarcale. Le texte coranique est pourtant clair. Sa formulationimplique l’exigence d’un salaire pour un travail : « Aux hommesreviendra la part de ce qu’ils ont gagné, aux femmes reviendra lapart de ce qu’elles ont gagné28. » La justice exige que lemême travail, à compétence égale, reçoive un salaire égal ; rien nesaurait justifier un traitement différencié de la femme et de l’homme.

La discrimination religieuse et raciale, de même, ne se justifie enaucun cas. Il est intéressant de relever que la première communautéde Compagnons, autour du Messager, était constituée de personnes detoutes origines, couleurs et statuts sociaux confondus. Ici encore, leprincipe est l’égalité de traitement et la justice - à laquelle doits’associer l’humilité -, selon les deux traditions prophétiques : « O

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vous les gens, votre Seigneur est Un et votre père est un. Vous êtestous [issus] d’Adam et Adam provient de la terre. L’Arabe n’est pointmeilleur que l’étranger, ni l’étranger que l’Arabe ; ni le Rouge [n’estmeilleur que] le Noir, ni le Noir [n’est meilleur que] le Rouge, si cen’est par la conscience révérencielle de Dieu : “Certes, le meilleurd’entre vous est celui qui a la plus grande conscience révérencielle deDieu.”29 » Telles sont les dernières paroles du Messager dans son «sermon d’adieu », qui mettent en évidence l’origine commune de tous,la terre et son insignifiance (sur le plan spirituel). Dans une autretradition, il ajoute : « Les êtres humains sont égaux comme lesdents d’un peigne30. »

Rien ne peut donc justifier le racisme lié à l’origine ou à la couleur. Lestraitements discriminatoires contre les Noirs, les Blancs, les Arabes,les Asiatiques ou quiconque n’ont aucune justification religieuse,humaine, sociale ou politique. De même, nous avons vu comment leMessager avait intégré les juifs et les chrétiens à la société deMédine, affirmant que, faisant partie de sa ummah* (communauté), ilsavaient donc les mêmes droits et les mêmes devoirs que lesmusulmans. « Pas de contrainte en matière religieuse31 » : toutediscrimination à l’égard des hindous, des bouddhistes, des juifs, deschrétiens, etc., est interdite. Ce qui distingue les Hommes n’est ni lacouleur ni l’apparence, mais le cœur et l’action : « Dieu ne regarde nivotre corps ni votre apparence, mais en vérité II observe votre cœur etvos actions32. » Femmes ou hommes, pauvres ou riches, Noirs,Arabes ou Blancs, les êtres humains valent sur la terre par leurcapacité à être justes et équitables.

Hélas, les sociétés majoritairement musulmanes oublient souvent cesenseignements. Non seulement certains savants, dans le passé ou denos jours, ont pu justifier des traitements discriminatoires (y comprisl’esclavage) à l’endroit des Noirs, des femmes et des pauvres, etc.mais la réalité quotidienne est forte de mille contradictions : dansles faits, la discrimination des femmes, le racisme, lemauvais traitement des pauvres sont partout répandus. Lesjustifications n’en sont pas toujours religieuses, mais les faits n’ensont pas moins réels. Nombre de musulmans, dans le déni, citerontles textes pour démontrer que l'islam s’oppose à toutes formes dediscrimination et de racisme. C’est exact, mais il y a loin des textesau comportement des Hommes.

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Pouvoir

La question du pouvoir est cruciale, notamment en matière d’affairesreligieuses. Toutes les religions, par essence, stipulent naturellementque le pouvoir suprême est à Dieu. La formule islamique est connue :« Il n’est de pouvoir et de force qu’en [que par] Dieu33. »Comment donc se traduira ce pouvoir absolu de Dieu dans la gestionde pouvoirs humains forcément relatifs ?

Pas de meilleure expression de cette gestion des pouvoirs divin ethumain que l’exemple du Messager, qui recevait la Révélation de Dieuet était le dirigeant de la communauté musulmane. Dès le début, sesCompagnons établirent une différence entre l’autorité provenant deDieu et de la Révélation, qui ne se discutait point, et l’autoritéhumaine du Messager, relative, discutable et sujette à la critique. Onen trouve un exemple éloquent lors de la bataille de Badr, en l’an 2 del’Hégire. Arrivé sur les lieux, le Prophète établit le campement àproximité des premiers puits que trouvent les musulmans. Observantcela, Hubàb ibn al-Mundhir lui demande : « Le lieu où nous noussommes arrêtés t’a-t-il été révélé par Dieu, de sorte que nous n’avonspas à nous en éloigner en avançant ou en reculant ; ou bien s’agit-ild’une opinion, d’une stratégie liée à la ruse de guerre34 ? » LeMessager confirme qu’il s’agit d’un choix personnel ; Hubàb se permetalors de lui proposer un autre plan, consistant à camper autourdu plus grand puits, le plus proche de la route par laquelle doit venirl’ennemi, puis de boucher les autres puits alentour, afin d’empêcherl’ennemi d’avoir accès à l’eau et de le mettre en difficulté au cours dela bataille. Muhammad écoute attentivement l’exposé de cettestratégie, à laquelle il adhère aussitôt : le camp est déplacé et le plande Hubàb est appliqué à la lettre.

Ainsi, l’autorité du Messager - qui « n’est qu’un homme35 », rappellele Coran - n’était point discrétionnaire ni autocratique dans lesaffaires humaines ; il offrait à ses Compagnons un rôle essentiel dansla consultation. La Révélation le lui enjoint d’ailleurs en stipulant quela façon dont les musulmans doivent gérer les affaires collectivesrepose sur la consultation et la délibération (shûrâ*) : « Ils [lesmusulmans] délibèrent ensemble de leurs affaires36 [se consultent]. »Cela vaut aussi bien au sein du couple, y compris pour les décisions,apparemment secondaires, liées au sevrage de l’enfant : « Et si tous

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deux [la femme et le mari] décident le sevrage d’un commun accordet après s’être consultés, il n’y a là aucun mal37. »

Plus largement, la consultation s’impose pour la gestion des affairessociales et politiques. Ainsi, au moment de la bataille d’Uhud, en l’an4 de l’Hégire, le Prophète consulte ses compagnons sur la meilleurestratégie à adopter. Lui-même est d’avis qu’il vaudrait mieux resterdans Médine et attendre l’ennemi, mais telle n’est pas l’opinion de lamajorité. Immédiatement, le Messager se plie à l’avis majoritaire etse prépare au combat. Ils sortiront donc vers Uhud, où la bataille seralivrée ; les archers n’obéiront pas aux ordres et la défaite seracinglante. Malgré cette déroute, le Coran vient confirmer le principe dela consultation et de la délibération qui ne peut être remis en cause,quelles que soient les conséquences de la décision collective : « C’estpar un effet de la grâce de Dieu que tu fus conciliant [doux] à leurégard et si tu t’étais montré rude, dur de cœur, ils se seraientdétournés [détachés] de toi. Pardonne-leur et implore le pardon deDieu en leur faveur ! Consulte-les quand il s’agit de prendre unedécision ! Une fois la décision prise, place ta confiance en Dieu carDieu aime ceux qui mettent leur confiance en Lui38. » Ainsi, dèsl’origine, distinction est faite entre l’autorité du Prophète en tant qu’ilreçoit la Révélation (et qui se plie lui-même aux principes et auxrègles de cette dernière) et son autorité en tant que chef exigeant ladiscussion et la délibération, à la suite desquelles les décisions sontprises à la majorité. Les études classiques ont depuislongtemps distingué entre les différents rôles du Prophète, à lafois Messager, dirigeant, juge, homme, etc.

Ce qui ressort de cette approche de la sharï'ah est un principe majeurde distinction et de séparation des autorités : l’autorité religieuse,dans ses fondements et ses modalités, ne s’établit ni ne se gèrecomme l’autorité politique. La première se constitue « par le haut » etimpose le principe et la règle de façon unilatérale, alors que laseconde s’organise par le bas en respectant, par la nature même de laconsultation (shùrâ), des principes clairs tels que délibération, libertéde pensée et d’expression, égalité des membres. La décision politiquereste relative, discutable et circonstancielle (géographiquement ethistoriquement) car produite par des êtres humains faillibles. Nous nesommes pas loin ici de la pensée qui, en Occident, a produitla sécularisation : il s’agissait, selon les mêmes critères, de distinguerle pouvoir du clergé, de l’Eglise catholique, de celui de l’État. Il n’y a

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pas de clergé en islam (même chez les chiites, le rôle de la hiérarchien’est pas identique à celui de l’Église), mais il n’y a pas, à l’origine, deconfusion des ordres : même si le Messager était à la têtede l’autorité politique à Médine, son pouvoir ne s’exerçait pas selonune référence religieuse dogmatique et imposée « au nom de Dieu »ou « de droit divin ». Jamais il n’a été question d’une théocratie, maisseulement d’une gestion ouverte où les décisions se prenaient encommun, selon le principe de la majorité.

Ce que la religion offre à la politique et à l’exercice de l’autoritépublique n’est pas un modèle dogmatique, mais un corps de valeurs etde principes éthiques que celle-ci doit chercher à respecter. Lescaractéristiques du chef d’État, ou du politique, sont l’intégrité, lacompétence et la responsabilité (au sens anglais d’accountability : quidoit rendre des comptes à ses administrés). L’exercice du pouvoir doitse faire dans la transparence, la justice, l’égalité et le respect duchoix de la majorité, des femmes comme des hommes, musulmans ounon.

A Médine, les femmes comme les hommes avaient fait allégeance auMessage (bay 'ah*) ; ceux qui n’étaient pas musulmans faisaientpartie de la ummah*, ils y avaient les mêmes droits et les mêmesdevoirs, selon la charte constituée sous l’autorité du Messager. Quand,inversement,

le pouvoir n’est pas géré de façon plurielle et selon les exigences dela shürâ (délibération) démocratique, il appartient aux Hommes derésister et de réformer leur société. Le Messager l’a affirmé : « Lemeilleur des jihâd est une parole de vérité devant un tyran39[despote, dictateur]. » Et d’avertir les pouvoirs injustes : « Craignezl’invocation de celui qui est injustement traité, même s’il est unnégateur [kafir*, il n’y a pas entre cette invocation [et Dieu] devoile40 [d’obstacle]. »

L’histoire de l'islam montre que les choses n’ont pas toujours étégérées de cette façon. Très tôt, et jusqu’à nos jours, on a assisté àdes confusions, des distorsions et des trahisons de cesenseignements quant à la gestion ouverte de l’action politique. Lesapproches littéralistes ont souvent confondu les deux autorités ettransformé le pouvoir politique en un pouvoir dogmatique religieux,sans distinction de nature. Par ailleurs, la non-distinction

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entre principes universels et applications anciennes a conduit certainsgroupes politiques à refuser les évolutions sociales et politiques et àvouloir imposer des modèles totalement caducs. Enfin, la notion de «pouvoir absolu de Dieu » a parfois été traduite, en termes politiques,dans le déni de la rationalité humaine individuelle et collective etpar l’application littérale et stricte de principes et règles directementtirés du Coran, sans tenir compte de l’Histoire et des contextessociaux, politiques et culturels. Tout écart vis-à-vis de cetteapplication atemporelle des principes justifierait, selon certainsgroupes littéralistes et extrémistes, l’usage de la violence etl’application stricte et cruelle de leur interprétation du code pénalislamique. Les exemples de ces trahisons et de ces errances abondentaujourd’hui, qu’il s’agisse des dictatures constituées ou desmouvements littéralistes extrémistes au Moyen-Orient et dans lereste du monde.

Le pardon

Les enseignements de la shari'ah ne cessent de faire référence aupardon. Entre les principes premiers à respecter et les objectifsuniversels à atteindre, les êtres humains seront confrontés, sur laVoie, à de multiples épreuves et difficultés. Ils devront leur résister etse réformer au moyen de tous les jihâd dont nous avons parlé41, maisil est impératif qu’ils apprennent la compassion (rahmah), la douceur(rifq*) et le pardon ( 'afw*). Cela commence bien sûr avec eux-mêmes, dans la confiance en Dieu, quelles que soient les difficultés etles erreurs : « Dis : “O vous mes serviteurs qui avez agi contre vous-mêmes [à votre propre détriment], ne désespérez pas de laMiséricorde divine [Sa Compassion, Sa Grâce]. Dieu en vérité pardonnetous les péchés. Car II est certes le Clément, le Compatissant.”42 »

La Voie est une invitation à la compassion, à la mansuétude, à laprotection de soi et de ses semblables. Une tradition prophétiquerappelle : « Qui donc protège [couvre les fautes d’] un musulman [unemusulmane] ici-bas, Dieu le protégera [couvrira ses fautes] ici-bas etdans l’au-delà43. » Il ne s’agit pas d’appliquer des règles de façonstricte, inconsidérée et rude en cherchant à nourrir la culpabilisationet à exposer les coupables, bien au contraire.L’enseignement islamique commence par célébrer l’innocence desHommes, puis leur accès à la responsabilité avec douceur et pardon :

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il ne cultive pas la culpabilité et n’invite pas à la culpabilisation. Aucontraire, cet enseignement insiste sur la Miséricorde de Dieu, SaCompassion, Sa Douceur et Sa Bonté dont doivent s’inspirer lesHommes pour les vivre dans leur quotidien, vis-à-vis d’eux-mêmes etvis-à-vis d’autrui. Ainsi : « Celui qui ne fera pas preuve de compassionne trouvera point la compassion44. » Sur la Voie, cette attitude derespect, de maîtrise, de protection et de pardon est une descaractéristiques morales du croyant, comme l’indique le Coran : « [Lespieux sont ceux] qui maîtrisent leur colère et pardonnent aux gens45», donc à tous, de façon générale. Il leur est demandé d’accueillir, depardonner et de ne jamais juger autrui une fois pour toutes, car lejugement appartient à Dieu seul. Au Prophète même, la Révélationrappelle : « Ton devoir est de transmettre [le Message] et le jugementNous appartient46 [appartient à Dieu]. »

Entre les principes et les objectifs, l’humanité des Hommes sur la Voieest illuminée par la patience, la protection, la compassion et lepardon. Ce trait spirituel est une disposition du cœur qui éclaire d’unjour particulier tous les enseignements de l'islam. Vis-à-vis de chacun,il convient d’éviter la moquerie, le dénigrement, la médisance, lesoupçon et l’espionnage : « O vous qui avez la foi, évitez deconjecturer sur autrui, ne vous épiez [espionnez] pas les uns lesautres ! Ne médisez pas les uns des autres ! Lequel d’entre vousvoudrait manger la chair de son frère mort ? Certes vous en auriezhorreur ! Soyez empli de la conscience révérencielle de Dieu car Dieuest Clément [Pardonneur, Indulgent] et Très Miséricordieux47. »L’image est forte : espionner, médire, soupçonner, c’est manger lachair morte de son frère en humanité. Or, la Voie appelle à la vie, aubien, au pardon et à l’amour.

Le verset suivant est un appel, un élan ouvert vers l’humanité entière; il rappelle que la distinction et la grandeur des êtres humains sontintérieures et que Dieu seul en a le savoir et le secret : « O vous lesHommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nousvous avons répartis en peuples et en tribus, afin que vous vousentreconnaissiez. En vérité, le plus noble d’entre vous auprès de Dieuest celui dont la conscience révérencielle de Dieu [la piété] est la plusprofonde. Dieu est Omniscient et le Bien informé48. » Parce qu’ils neconnaissent pas les secrets des cœurs, les Hommes sont invités àrester pondérés, indulgents et pleins de mansuétude quant au

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jugement des actions visibles. Le cœur de chacun a ses secrets et, surla Voie, nul ne peut en être le juge ni le bourreau.

1 Coran : sourate 45, verset 18.

2 Coran : sourate 5, verset 48.

3 Coran : sourate 42, verset 13.

4 Islamic State of Iraq and the Levant : État islamique en Irak et auLevant.

5 Coran : sourate 25, verset 52.

6 Voir chapitre 2, p. 91.

7 Coran : sourate 91, versets 8 à 10.

8 Coran : sourate 22, verset 41.

9 Coran : sourate 3, verset 110.

10 Voir chapitre 1, p. 36.

11 Coran : sourate 16, verset 126.

12 Coran : sourate 8, verset 61.

13 Coran : sourate 2, verset 251.

14 Voir chapitre 4, p. 184.

15 Voir chapitre 2, p. 81.

16 Hadïth rapporté par Ibn Màjah.

17 Hadïth rapporté par Muslim.

18 Coran : sourate 18, verset 29.

19 Voir p. 112.

20 Voir chapitre 2, p. 95.

21 Coran : sourate 4, verset 97.

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22 Coran : sourate 4, verset 135.

23 Coran : sourate 4, versets 108 à 115.

24 Coran : sourate 4, verset 112.

25 Coran : sourate 38, verset 26.

26 Coran : sourate 3, verset 8.

27 Coran : sourate 9, verset 71.

28 Coran : sourate 4, verset 32.

29 Ce « sermon d’adieu » figure parmi les ahâdïth authentifiés paral-Albanï ; le verset cité est le 13e de la sourate 49.

30 Hadïth rapporté par al-Bukhàrî.

31 Coran : sourate 2, verset 236.

32 Hadïth rapporté par Muslim.

33 La formule : « Il n’est de pouvoir qu’en Dieu » se trouve dansle Coran, sourate 18, verset 39.

34 Ibn Hishàm, op. citvol. 3, p. 167.

35 Coran : sourate 26, verset 154.

36 Coran : sourate 42, verset 38.

37 Coran : sourate 2, verset 233.

38 Coran : sourate 3, verset 159.

39 Hadïtb rapporté par Ahmad.

40 Hadïtb rapporté par Ahmad.

41 Voir p. 161.

42 Coran : sourate 39, verset 53.

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43 Hadlth rapporté par Muslim.

44 Hadïth rapporté par al-Bukhârï et Muslim.

45 Coran : sourate 3, verset 134.

46 Coran : sourate 13, verset 40.

47 Coran : sourate 49, verset 12.

48 Coran : sourate 49, verset 13.

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Humanité et environnement

Nous avons vu comment le Message de l'islam parle de l’Homme et dela Création. Tous ses enseignements exigent le même respect de tousles êtres humains, qui tous proviennent de la même origine et auronttous la même fin. Les relations entre les Hommes et les nations sontfondées sur le respect et la connaissance mutuelle. Il existe unvéritable humanisme de l'islam qui met l’Homme au centre de laCréation, mais exige de lui, en tant que vice-gérant (khalïfah), unegestion spirituelle, humaine et respectueuse.

Humanisme

Les enseignements de la sharï'ab ont pour visée principale l’Hommeau cœur de la Création. Cinq enseignements sont développés de façontrès explicite.

Premièrement, toutes les femmes et tous les hommes proviennent dumême être originel : « O vous les Hommes, soyez emplis de laconscience révérencielle de Dieu qui vous a créés d’un être unique etqui en a créé [tiré] son conjoint [époux] et fit naître de ce couple denombreux hommes et femmes1. » Le texte coranique nementionne pas la création de la femme à partir de l’homme, maisla création des deux, femme et homme, à partir d’un être unique quiest leur commune origine.

Deuxièmement, toutes les femmes et tous les hommes ont la mêmedignité originelle, quels que soient leur religion, leur couleur, leurorigine et leur statut social : « Nous avons certes octroyé la dignité àl’être humain2. » Les faiblesses, les péchés, voire les pires actions nedoivent pas faire oublier cette dignité fondamentale dans lejugement et le traitement de nos semblables.

Cette humanité, en troisième lieu, est une. Dieu, nous l’avons dit, avoulu la diversité des nations et des tribus, comme d’ailleurs ladiversité des langues et des couleurs : « Parmi Ses signes, [il y a] lacréation des Cieux et de la Terre, et la diversité de vos langues et devos couleurs3. »

Cette diversité, au cœur même de l’unité de l’humanité, exige lerespect de la volonté de Dieu et l’engagement à mieux se connaître, à

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mieux connaître les religions, les langues, les cultures, etc.

Ce pluralisme des nations et des cultures permet de préserverl’équilibre des forces (pour éviter la corruption sur la Terre), mais ilinvite aussi, et c’est le quatrième point, à une compétition positivepour le bien : «[...] Si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous uneseule communauté, mais il en est ainsi afin de vous éprouver en cequ’il vous a donné. Rivalisez donc de bonté4 [dans le bien]. »Cette attitude positive vis-à-vis d’autrui, qui devient le catalyseur del’expression du bien et le miroir de l’humanité commune définissantles êtres, impose donc d’aller au-delà du principe de tolérance, lequelne suffit pas. Il ne s’agit pas de « souffrir » la présence de l’autre,dans un rapport qui le classerait dans un rang inférieur (celui quitolère est forcément en position de force), mais de respecter saprésence dans un rapport d’égalité, de reconnaître sa richesse et sasingularité par la connaissance et de célébrer l’apport mutuel à traversune saine rivalité pour le bien.

Enfin, cinquièmement, il est impératif de suspendre son jugementquant aux peuples et aux nations : « O vous qui avez la foi, qu’unpeuple ne se moque pas d’un autre peuple, car il se pourrait que cepeuple [dont ils se moquent] soit meilleur qu’eux5. » Le jugementappartient à Dieu. Comme il est dit à plusieurs reprises dans le Coran: « A Dieu est votre retour à tous et II vous informera alors de ce surquoi vous divergiez6. » Dieu seul est le maître du jugement et chacundoit s’engager à être un Homme digne, respectueux de l’égalité detous les individus, femmes et hommes, de toutes les croyanceset religions, en tâchant de promouvoir le bien autant que faire sepeut. Certes, en tant que croyant, l’Homme pense et croit que ladernière Révélation est l’ultime vérité provenant de la Vérité de Dieu(al-Haq), mais cette Vérité exige de lui qu’il respecte autrui,s’abstienne de tout jugement définitif et se distingue éthiquement. Ence sens, le message universel de l'islam enseigne aux musulmansque la diversité est universelle.

Ces enseignements fondent le socle de l’humanisme islamique, quel’on trouve inscrit dans les Textes et qui donne sens à la Voie, avectout ce que nous avons déjà mentionné de ses enseignementsfondamentaux.

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La Création et la Nature

Un grand nombre de versets et de traditions prophétiques évoquent laCréation, la Nature et toutes les espèces vivantes. Dieu, certes, aconféré à l’Homme un statut et un rôle privilégiés (« Il [Dieu] a mis àvotre disposition tout ce qui est dans les Cieux et sur la Terre7 »),mais l’être humain ne doit jamais négliger le fait que tousles éléments de cette Création chantent les louanges du Divin, que lesacré l’entoure et qu’il doit être respectueux de ce don de Dieu. Nousl’avons vu : « Les sept Cieux et la Terre chantent les louanges deDieu, de même que tout ce qu’ils contiennent. Et il n’est point unélément qui ne chante Ses louanges, mais vous ne comprenez pasleurs prières. Dieu est certes plein de mansuétude et de compassion8.» Avec l’œil du cœur, on peut voir, de surcroît, que « l’étoile et l’arbrese prosternent9 ». Jamais la Création n’est vide des signes de Dieu,jamais elle n’est « désenchantée », puisque tous les élémentsrappellent et célèbrent Dieu. Cet environnement spirituel et physiquedoit être respecté, protégé et géré avec un grand respect. En ce sens,l’humanisme de 1 ’isldm a comme pendant naturel ses enseignementsécologiques.

Le Messager a exigé la protection de la Nature en temps de guerre etdonc, à plus forte raison, dans la vie de tous les jours.L’enseignement fondamental de l'islam concerne les animaux et tousles éléments (eau, arbres fruitiers, etc.) sans exception. Le Messagern’a eu de cesse de le répéter. Ainsi, alors qu’il passait un jour à côtéde Sa d ibn Abi Waqqàs, occupé à faire ses ablutions rituelles, leProphète l’interpella : « Qu’est-ce que ce gaspillage, ô Sa d ? - Y a-t-il gaspillage même dans les ablutions ? », lui demanda-t-il. Et leProphète de répondre : « Oui, et ce, même en utilisant l’eau couranted’une rivière10. » L’eau est un élément essentiel dans tous lesenseignements et toutes les pratiques rituelles car elle représente lapurification du corps comme celle du cœur, de l’extériorité physiquecomme de l’intériorité spirituelle. Mais le Prophète enseignait à Sa‘det à ses Compagnons de ne jamais la considérer, non plus qu’aucunélément de la Nature, comme un simple « moyen » de leur édificationspirituelle : au contraire, leur respect et la mesure de leur usageconstituaient déjà, en soi, un exercice et une élévation spirituels, une« finalité » dans leur quête du Créateur.

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Cette réprobation du gaspillage (« même avec l’eau courante d’unerivière ») indique que le Prophète place le respect de la Nature auniveau d’un principe premier censé réguler les comportements, quellesque soient la situation et les conséquences de l’agir humain. Il nes’agit pas d’une écologie née du pressentiment des catastrophes(résultant des actions humaines), mais d’une sorte d’« écologieen amont », qui fait reposer les rapports de l’Homme avec la Naturesur un socle éthique associé à la compréhension des enseignementsspirituels les plus profonds de la Voie. Le Prophète pleura une nuitentière lorsqu’il reçut le verset suivant : « Il y a certes dans lacréation des Cieux et de la Terre, et dans la succession de la nuit etdu jour, des signes pour ceux qui sont doués de discernement11. »

Le rapport du croyant avec la Nature ne peut se fonder que sur lacontemplation et le respect. Ce dernier est si important que leProphète avait un jour affirmé : « Si l’un de vous tient dans sa mainun plant [de palmier] et qu’il entend que sonne l’heure du Jour duJugement, qu’il s’empresse donc de le mettre en terre12. » Laconscience croyante devrait donc, jusqu’au bout, se nourrir decette intime relation avec la Nature, au point que son dernier gestesoit celui qui s’associe au renouveau de la vie et de ses cycles.

Ce même enseignement parcourt la vie du Prophète vis-à-vis desanimaux. Les situations-limites de guerre, durant lesquelles leProphète a montré et rappelé qu’il fallait bien traiter les animaux,sont encore une conséquence directe des enseignements de la sharïah en la matière. Muhammad n’a jamais cessé de rendre sesCompagnons conscients de la nécessité de respecter toutes lesespèces animales. Il leur conta un jour cette histoire : « Un hommemarchait sur la route, sous une chaleur étouffante ; il vit un puits et ydescendit pour étancher sa soif. Lorsqu’il en remonta, il aperçut unchien tout haletant de soif et se dit : “La soif de ce chien est aussigrande que l’était la mienne.” Il redescendit alors dans le puits,remplit d’eau sa chaussure et remonta, la tenant par les dents. Il y fitboire le chien, et Dieu l’en récompensa et lui pardonna ses péchés. »On lui posa alors la question suivante : « O Prophète, avons-nous unerécompense si nous traitons bien les animaux ? » Le Prophèterépondit : « Tout bien fait à toute créature vivante est récompensé13.» En une autre occasion, il affirma : « Une femme a été châtiée pourune chatte qu elle avait emprisonnée jusqu’à ce qu’elle mourût. A

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cause de cette chatte, elle est entrée en enfer. Elle ne l’a ni nourrie niabreuvée, alors qu’elle la tenait enfermée, et elle ne lui a paslaissé la possibilité de consommer ses proies14. »

Au moyen de traditions de ce type, et par son propre exemple,l’Envoyé rappelait que le respect des animaux participe del’enseignement islamique le plus essentiel. Toutes les occasions sontbonnes pour insister sur cette dimension. Nous avons parlé de laviande halâl et de sa consommation15. Le Messager, de la mêmefaçon, a insisté sur le traitement des animaux. Alors qu’un individuavait immobilisé sa bête puis aiguisait son couteau devant elle, leProphète intervint et lui dit: «Tu veux donc la faire mourir deux fois ?Pourquoi n’as-tu pas aiguisé ton couteau avant de l’immobiliser16 ? »Il enseignait ainsi que le droit de l’animal à être respecté, à ne pointsouffrir, à recevoir la nourriture dont il a besoin et à être bien traitén’est pas négociable : il participe des devoirs de l’être humain et doitêtre compris comme l’une des conditions de son élévation spirituelleau cœur et par la Voie.

La focalisation sur l’aspect légal des enseignements islamiques, aucours de l’Histoire, a bien souvent rendu secondaires, voire fait oublierl’humanisme du Message et la force des ses exigences vis-à-vis de laCréation, de la Nature, de l’environnement et des animaux quelsqu’ils soient. La fraternité humaine et le respect de la vie, animale etvégétale, se font écho ; c’est ainsi que l’Homme, avec sa liberté,participe au concert des louanges célébrées par la Création entière. Denos jours, hélas, les musulmans négligent de nombreuxenseignements de la sharï'ah, de la Voie, que ce soit sur le plan del’édification et de l’élévation spirituelles, du respect de l’humanité desHommes et de celui de l’environnement. Le formalisme et lepeu d’insistance sur le sens, les finalités, les vertus et lebon comportement ont un impact pernicieux sur la pratique de lareligion.

Le renouveau de l'islam passera par la réconciliation des musulmansavec le message le plus profond de la shari'ah qui est une conceptionde la vie, de l’Homme, de la Création et de la mort. La Voie est uneéducation et une rééducation perpétuelle.

1 Coran : sourate 4, verset 1.

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2 Coran : sourate 17, verset 70.

3 Coran : sourate 30, verset 22.

4 Coran : sourate 5, verset 48.

5 Coran : sourate 49, verset 8.

6 Coran : sourate 5, verset 48.

7 Coran : sourate 31, verset 20.

8 Coran : sourate 17, verset 44.

9 Coran : sourate 55, verset 6.

10 Hadïth rapporté par Ahmad et Ibn Mâjah.

11 Coran : sourate 3, verset 190.

12 Hadith rapporté par Ahmad.

13 Hadïth rapporté par al-Bukhàri et Muslim.

14 Hadïth rapporté par al-Bukhàrî et Muslim.

15 Voir p. 129.

16 Hadïth rapporté par al-Bukhârï.

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Chapitre 5

LES DÉFIS CONTEMPORAINS

Les musulmans d’aujourd’hui font face à de nombreux défis. Les piliersde la foi et de la pratique, les exigences de la Voie sont autant deprincipes, de règles et d’objectifs difficiles à appliquer ou à atteindre,avec lesquels le comportement des musulmans est souvent encontradiction. Face aux perceptions souvent négatives, d’aucuns seréfugient dans la célébration du passé, dans l’apologétique ou, plusgrave encore, dans le déni. De fait, le plus grand défi est sansdoute d’ordre psychologique. Il tient à cette tendance à idéaliserle passé, à relativiser les problèmes contemporains et encore à blâmerautrui. Il est nécessaire pourtant d’aborder de front la question durapport aux Textes, de la diversité des interprétations, de la confusionentre religion et culture comme du déficit de dialogueintracommunautaire. la question de l’homme et de la femme, de leurégalité et de leur relation reste centrale. Un certain nombre de défissont liés aux sociétés majoritairement musulmanes ; d’autresconcernent plus spécifiquement les musulmans vivant en situation deminorité religieuse à travers le monde. Certains, commel’éducation, leur sont communs.

*

Passé et présent

On a beaucoup glosé sur les notions de « religion » et de « civilisation» islamiques, et l’apport de la première, comme la définition de laseconde, n’ont pas toujours fait l’unanimité. Tous les historienss’accordent à reconnaître des périodes particulièrement florissantes,des « âges d’or islamiques » sous les différents empiresmusulmans. On les trouve, dès l’origine, à La Mecque et àMédine, puis à Damas sous l’Empire umayyade, avec le rayonnementde Bagdad sous l’Empire abbasside, sans oublier l’extraordinaireapport de l’Andalousie, à quoi il faut ajouter le long règne (quarante-six ans) de Süleyman Ier, dit « le Législateur » (al-Qanünt) ou « leMagnifique ». Il importe de se rappeler et d’étudier ce passé pourconnaître les raisons de la réussite ; mais aussi de comprendre lescauses du déclin et du délitement pour en tirer des enseignementsutiles face aux défis du présent.

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Les âges d’or

L’une des raisons majeures de l’expansion de l’islam et desmusulmans, puis de leurs apports à travers les continents, tient auxlieux de leur installation et à la nature de leurs relations avec lesautres civilisations, religions et cultures. Avant l'islam, La Mecque estun haut lieu de commerce et d’échanges. Des tribus de toutes lesrégions voisines s’y rencontrent et s’y enrichissent culturellement etfinancièrement. Avec l’expansion très rapide de l'islam, lerassemblement international que représente le pèlerinage à LaMecque et l’installation des musulmans à presque tous lescarrefours des routes marchandes (Afrique saharienne, ensembledu Moyen-Orient, Asie vers la Chine et l’Inde et pourtourméditerranéen jusqu’à l’Europe), un cumul de facteurs objectifsexplique le dynamisme de la civilisation islamique, bien plus que lesconquêtes militaires, au-delà de l’expansion proprement dite. Ce sontsurtout les marchands, au gré de leurs migrations le long des routescommerciales, qui s’installèrent et s’acculturèrent, de l’Afrique du Nordjusqu’à l’Europe, vers l’Occident, et jusqu’à l’Inde, la Chine et l’Asie duSud-Est, à l’Orient, sans oublier leur présence active au Moyen-Orientet en Asie centrale (Ispahan, Samarkand, etc.). Avec leur foi, ilsapportaient une langue, des pratiques commerciales et des culturesdiverses. Les autorités politiques et économiques des différentsempires ont accompagné ce mouvement en s’appuyant sur une langue,en instituant une monnaie et en réglementant le commerce, sans tropintervenir dans l’organisation pratique, laissée à la discrétiondes gouvernants locaux. Ce double mouvement migratoire de lapériphérie vers le centre, avec le pèlerinage, et du centre vers lapériphérie, avec la diffusion de la foi, de la langue et des cultures, adonné lieu, au-delà des échanges commerciaux, des rencontresintellectuelles et culturelles, à des apports et des fécondationsmutuels.

On situe le premier âge d’or de l'islam entre le VIIIe et le XIIIe siècle,alors que le pouvoir est surtout entre les mains des Arabes. Durantces six siècles, l’énergie spirituelle, intellectuelle, commerciale etmilitaire des empires musulmans successifs est remarquable. Avecl’avènement d’al-Ma’mün (mort en 833) sont créés l’Observatoire deBagdad (829), qui va développer l’astronomie, et la « Maison dela Sagesse » (bayt al-Hikmah) (832), dont les divers centres serontdes lieux d’étude, de traduction et de recherche ouverts à tous les

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penseurs et chercheurs à travers le monde1.

Ces « maisons de la Sagesse », à Bagdad, au Caire, à Damas,Samarkand, Ispahan, Fès ou Cordoue, sont en contact avec lescivilisations perse, grecque, romaine, chinoise et indienne. On ytraduit les grandes œuvres scientifiques, philosophiques et artistiquesen langue arabe. Savants et penseurs arabes - musulmans, mais aussijuifs et chrétiens -y ajoutent leurs propres apports, en établissant desliens et des ponts entre les savoirs, les sciences et les civilisationsdu monde, à partir de leur foi et de leurs référencesculturelles. L’astronomie, les mathématiques (algèbres,arithmétiques, géométrie, etc.), la médecine (circulation sanguine,optique, chirurgie, anesthésie, dissection et institution despremiers hôpitaux, etc.), la physique, la chimie, la géographique,la botanique, la zoologie et l’agriculture : autant de domaines qui sontdéveloppés et enrichis. Les chiffres et le système décimal indiens sontadoptés. Ainsi, les découvertes des uns croisent les hypothèses desautres et, partout, ces « maisons de la Sagesse » produisent dessavoirs scientifiques nouveaux et originaux, par la diversité de leurssources et leur exploitation. Il en va de même en philosophie (avecl’héritage gréco-romain et la théologie-philosophie islamique - ilm al-kalâni), en sociologie (chacun connaît l’œuvre d’Ibn Khaldün), enpoésie, en architecture (arcs, hypostyles, coupoles, colonnades, etc.)et dans les arts (calligraphie, enluminures, miniatures, céramique,ébénisterie, textile, etc.). Dès le VIIIesiècle, la civilisation islamiqueemprunte à la Chine l’usage du papier et le diffuse de l’Orientà l’Occident, permettant le développement sans précédent des savoirset des techniques.

Pendant six siècles, la civilisation musulmane se distingue par lacélébration des savoirs sous toutes leurs formes : sciences exactes,expérimentales et humaines. La foi, avec son exigence deconnaissance, d’éducation et de mouvement, est une motivation,jamais un obstacle. Entre autres

moments historiques particulièrement florissants, citons encorel’Andalousie du VIIIe siècle jusqu’à la chute de Grenade, au XVesiècle, riche de tous les apports intellectuels et de la diversité de sescontributions (juive, chrétienne et islamique). L’édifiant règne deSüleyman le Magnifique (1520-1566) se distingue par son expansionmilitaire, mais surtout grâce à ses réformes tant administratives que

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juridiques (qui lui ont valu son surnom de « Législateur »), ses projetsarchitecturaux monumentaux (avec son célèbre architecte Sinan) et ledéveloppement des arts à travers ses sociétés (« Communauté destalentueux ») dont le centre était le palais de Topkapi, à Istanbul. Oncomptait plus de quarante sociétés artistiques (regroupant descentaines de membres de toutes origines), où les apportsculturels turcs et européens se mêlaient aux contributionsd’artistes musulmans provenant de tout l’Empire. Süleyman était ungrand chef militaire, un législateur et un poète : il réforma le droitpénal, fiscal et foncier, s’intéressa même aux droits des animaux. Lesactes passibles de la peine de mort furent restreints, il fit appliquerdes lois fiscales plus favorables aux chrétiens (Code des Rayas) et sedota d’une législation spécifique assurant la protection auxjuifs (1553). Il développa l’éducation, l’enseignement gratuit etl’alphabétisation (mektebs). Dans les lycées (médersas) et lesuniversités, on enseignait la philosophie, l’astronomie, l’astrologie etles arts. La diversité et le respect des religions, des cultures et dessavoirs étaient célébrés et partout visibles (jusqu’à ce jour) à Istanbulet dans les grandes cités.

Ces époques florissantes sont des preuves manifestes que l'islam nonseulement n’a jamais été un frein aux savoirs, aux arts et à ladiversité, mais que la religion bien comprise en a été le moteur, àl’échelle internationale, pendant des

siècles. On a souvent minimisé, voire totalement occulté l’apportislamique à la culture occidentale en affirmant, contre toute vérité,que les Arabes et les musulmans n’avaient été que des traducteurs,des « ponts », de simples passeurs des héritages grecs et romains. Ensomme, ils n’auraient fait que restituer à l’Europe ce qui luiappartenait et lui aurait transmis, tout au plus, qu’une poignée deconnaissances venues de Chine (le papier) et d’Inde (le calculdécimal). Or, l’apport des musulmans fut notablement plus importantet substantiel dans tous les domaines susmentionnés. Une étudesérieuse prouve leur contribution intellectuelle, scientifique, sociale etartistique. La culture européenne et occidentale a bien des racinesgréco-romaines et judéo-christiano-islamiques.

Le déni de ces racines islamiques est allé de pair, depuis des siècles,avec la construction idéologique d’un islam présenté comme la «religion de l’autre ». L’Europe semble avoir tout fait pour nier cettepart de son héritage afin de se construire et de s’unir, religieusement

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et culturellement, en se différenciant de l'islam, essentialisé à traversune description caricaturale et erronée. Au cours des siècles, ilest devenu évident, comme un truisme indiscuté, que l'islam a « unproblème » avec la raison, les sciences, les arts, le pluralisme, laséparation des autorités religieuse et étatique. On a pu affirmer toutet son contraire, mais toujours en entretenant cette altérité. Al’époque du puritanisme religieux des catholiques, puis desprotestants, Xislâm est perçu comme une religion permissive, où lasensualité le dispute à la luxure des harems (la littérature courtoiseet subversive s’en est inspirée) ; aujourd’hui, à 1ère de lalibération sexuelle, le même islam en vient à représenterexactement le contraire : un monde d’interdits, de carcans, devoiles et de frustrations. Dans les deux cas, il est pensé etperçu comme « l'autre », le différent.

Cette représentation idéologique de l'islâm, l’un des moteurs del’orientalisme au XIXe siècle, a eu un impact considérable. Onl’observe encore dans les propos que l’on peut entendre aujourd’huidans les sociétés occidentales, sociétés ouvertes et pluralistes sur lesplans religieux, culturel, scientifique, philosophique et artistique, maisqui, niant et oubliant leur riche histoire, autorisent parfoisdes conclusions simplistes et dangereuses sur un islam imaginaire oùtoute raison serait absente, où les sciences et les arts seraient banniset dont la foi exclusive et expansionniste serait imposée. Une étudehistorique et scientifique prouve que rien n’est plus faux. Il serait bonque les programmes d’enseignement des écoles occidentalesintègrent les contributions majeures des musulmans auxcivilisations du monde, si l’on veut sincèrement actualiser lessavoirs et réformer les perceptions.

Les causes du déclin

De nombreux historiens datent le déclin de la civilisation islamiqueaux alentours du XIIIe siècle et des invasions mongoles. Les troublesaux frontières de l’Empire, la fragilité du pouvoir, les défaitesmilitaires ensuite ont été des facteurs déterminants dans ce déclin.Néanmoins, ce sont bien plus des facteurs internes qui, à terme,provoquent son délitement, puis sa chute. On ne peut manquerd’observer, très vite après la mort du Messager, les tensionspolitiques qui conduisent à l’assassinat de trois des quatre

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premiers califes. Ces tensions et ces luttes de pouvoirtraversent l’histoire de la civilisation islamique. Elles se sontencore amplifiées avec l’instauration de la succession dynastique ethéréditaire. La rapidité de l’expansion, la grandeur du territoire àadministrer, la diversité des cultures politique et sociale à gérer ontmarqué, dès l’origine, les différents empires islamiques. Selon lavision, la détermination et la force de caractère du calife, du sultan oudu chef, on a pu voir des périodes florissantes où la puissancemilitaire, la stabilité politique et la richesse culturelle ont permis à lacivilisation islamique de s’épanouir. Au cours de l’Histoire, néanmoins,face à l’émergence d’autres forces et de puissances étrangèresconquérantes, il est arrivé que l’énergie et la créativité aient étémises à mal.

Historien, philosophe et l’un des premiers sociologues, Ibn Khaldün(mort en 1406) a décrit les cycles des civilisations en étudiant lesmotifs de leur naissance, de leur apogée et de leur déclin, mettant enévidence les raisons internes et externes de cette évolution naturelle.La civilisation islamique, comme les autres, a traversé cesdifférentes phases. Parmi les facteurs internes, il y eut, aprèsl’énergie initiale et la confiance conquérante, de longuespériodes d’instabilité, de doute et de crainte vis-à-vis desautres civilisations et des empires concurrents.

Trois phénomènes ont accompagné ces périodes difficiles. Sur le plande la connaissance, les savants s’intéressaient essentiellement audroit (fiqh) comme moyen de protection vis-à-vis de la potentielleingérence ou de la colonisation par l’ennemi (ou perçu comme tel).Fixer le licite (halàl) et le distinguer de l’illicite (harâm) donnait lesentiment d’être mieux armé pour résister aux cultures et apportsexogènes. En période de crise, la civilisation islamique, naguèreouverte à la pensée, aux sciences et aux arts, soudain se protège, parun réflexe naturel mais problématique, au moyen de la législation etde l’établissement de limites. Cette prééminence du droit auraun impact sur la pensée islamique à long terme. Le rapport à Dieu,l’interaction entre les Hommes, les structures du pouvoir sont pensésà travers des règles et des normes qui leur confèrent leur caractèreislamique, par opposition à ce que d’autres pourraient penser ou faire.

Cette attitude intellectuelle a précédé le déclin politique et lesinvasions. On l’observe dès le XIesiècle. Les deux principales

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conséquences de cette attitude vont porter de grands préjudices àl’évolution de la pensée musulmane. Par peur, parfois parpusillanimité, on commence par affirmer que les savants du passé ontdéjà tout dit et qu’il n’y a rien à ajouter. D’aucuns, parmi les sunnites(mais pas chez les chiites), osent même affirmer que les portes del'ijtihàd ont été fermées et qu’il n’est plus nécessaire, ni mêmepermis, de raisonner au-delà des Textes et de ce que ces savantsdu passé ont établi en matière de règles et de normes. Cette attitude,tournée vers la répétition et l’imitation (taqlïct), est un signe derégression manifeste. On la décèle encore aujourd’hui dans certainestendances islamiques : ainsi, les littéralistes proposent une forme detaqlld par l’imitation formaliste des modèles du passé, tandis que lestraditionalistes veulent se borner à répéter et commenter les savantsanciens.

L’autre conséquence consiste à se penser soi-même dans l’altérité età redouter les influences intellectuelles et culturelles étrangères.Certains domaines du savoir seront, de fait, considérés commedangereux. C’est ainsi que l’on voit de plus en plus de juristess’opposer à certains développements scientifiques, à la philosophie ouà la mystique. Cette peur du savoir, cette crainte de la «contamination » n’existait pas à l’origine ; bien au contraire, l'islamintégrait, repensait, adaptait et exploitait. La crise intellectuelledu monde musulman, aux alentours des xne et xmesiècles, commence par cette inversion qui voit le formalisme du droitl’emporter sur le sens et les finalités éthiques, l'imitation s’imposer enétouffant la curiosité et la production intellectuelles et, enfin, lerenfermement sur soi fixer des limites rigides et exclure certainssavoirs, en contradiction avec l’esprit d’accueil, d’échange et departage qui caractérise le Message lui-même, tel qu’expérimenté aucours des périodes les plus florissantes. Aujourd’hui encore,les séquelles de cette crise intellectuelle ancienne sontvisibles partout, dans les sociétés majoritairementmusulmanes comme en Occident. La fidélité au Message serait dansla norme (halàl — harâm), dans l’imitation-répétition (taqlïd) et dansl’exclusion de tous les savoirs non « purement islamiques ». Lescauses internes du déclin sont aussi les raisons profondes qui,aujourd’hui encore, empêchent une renaissance intellectuelle,scientifique et artistique de l'islam.

Idéaliser le passé

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L’un des défis majeurs de l’époque contemporaine est à la foisintellectuel et psychologique. De nombreux savants et intellectuelsmusulmans, au cours des siècles, ont idéalisé ce passé,singulièrement la période initiale. Les Compagnons n’étaient pasprésentés comme des individus inscrits dans l’Histoire, mais commedes êtres d’exception presque exempts de faiblesses. Leurs propos lesplus nobles et leurs grands faits d’armes étaient abondammentcités, mais les analyses historiques sérieuses sur lesdynamiques sociales et les tensions politiques, la gestion erratiquede l’héritage du Prophète et les bouleversements caractéristiques despremières générations manquaient cruellement. Il en a résulté uneattitude particulièrement néfaste, arc-boutée sur un passé idéalisé,parfois sacralisé, où l’analyse critique est perçue comme un manquede foi, voire une volonté de détruire l’héritage. La « nostalgie del’origine », en l’idéalisant, a eu pour conséquence psychologiquede minimiser le potentiel des individus et des énergies du présent,toujours imparfaits, presque jamais à la hauteur.

Cette même attitude tend à faire des « grands savants » du passé,qui somme toute auraient tout dit de ce qui doit être su et dit, lesseuls détenteurs des bonnes clés d’interprétation des textes. Cetteconfusion entre préserver un héritage humain et s’y enfermers’observe dans nombre de productions intellectuelles à traversl’histoire de la pensée islamique, du droit (fiqh) aux fondements dudroit (usül al-fiqh), à la philosophie ( ilm al-kalàm, falsafah) et àla mystique (tasawwuf}. Par incidence, ce regard tourné vers lesproductions du passé donne à croire que les savants du présent nesont pas équipés pour produire une pensée aussi fiable et appropriée,qui permette, de fait, de relever les défis du présent. La criseintellectuelle se double ainsi d’une crise psychologique profonde, où lerapport au passé glorieux prive le présent de la confiance et dela force intellectuelles de son renouvellement. On finit par s’empêcherde penser les raisons de ces crises et par répéter jusqu’à l’overdoseque la civilisation islamique est en crise. Pour confirmer ce diagnostic,on ne cesse de se référer à la grandeur des contributions passées pourprouver le « génie de l'islam » et des musulmans tout en insistant surle contraste avec la non-contribution actuelle. Ainsi, la boucle estbouclée : analyse tronquée du passé, regard négatif sur le présent,attitude défaitiste, fataliste parfois, face aux défis contemporains.

Autre conséquence de ces états de crise : une posture victimaire. Loin

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de prendre en compte les facteurs internes du déclin, le déficitd’études historiques, la critique de la pensée musulmane de l’intérieur,le monde islamique en vient à blâmer autrui des maux qui l’habitent.Les Croisades, puis la colonisation politique,l’impérialisme économique et culturel ont été et seraient causes detous les maux et de toutes les déroutes. L’Occident dominant auraittout pris de l'islam (et des musulmans) avant d’en faire son ennemi,de l’exploiter, de le diviser, d’y créer des conflits (celui de la Palestineet d’Israël, notamment) et d’y entretenir des crises. S’il est vrai qu’onne peut faire l’économie d’une analyse critique sérieuse des facteursextérieurs (ils sont réels et nombreux), on ne peut se satisfaire decette mentalité de victimes qui transforme les musulmans non ensujets, mais en objets de l’Histoire et de la perception d’autrui.

Ce processus est si pernicieux que l’on en vient à ne plus même voiret évaluer la contribution actuelle des musulmans à travers le monde.Car enfin, sur les plans intellectuel, social, économique, scientifique,culturel, environnemental ou artistique, d’innombrables musulmans,femmes et hommes, se signalent par leur engagement, leur énergieet leur créativité. Beaucoup le font avec leur foi, leur identité et leurconception de la vie, de la mort et du monde. En Afrique, en Asie, auMoyen-Orient comme en Occident, ils sont des sujets de leur histoire,fournissent un travail critique, relèvent les défis de leur temps etcontribuent à enrichir le patrimoine humaniste de l’humanité. Nonseulement l’Occident dominant ne les voit pas toujours, ni ne lesconsidère, mais leur propre société, et les musulmans à travers lemonde - persuadés qu’ils n’ont pas les moyens d’agir et sont victimesdes agissements d’autrui -, peine à reconnaître leur valeur et à y voirles signes d’un possible renouveau. Ce rapport au passé et au présentrévèle, à n’en point douter, une crise collective profonde.

Lire les Textes

Le rapport aux Textes est fondamental en islam. L’un des piliers de lafoi est de croire au dernier Message en tant que parole révélée deDieu. Les traditions prophétiques, essentielles pour la pratique,exigent d’être prises au sérieux. Les études sur leur authentificationet leur compréhension doivent se poursuivre. Le rapport auxsources scripturaires reste donc un défi majeur pour lesmusulmans d’aujourd’hui, qui traversent profonde crise deconfiance, conséquence directe des crises que nous venons d’évoquer.

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Littéralisme et traditionalisme

Les différentes tendances de l'islam se distinguent par la façon dontles Textes sont interprétés. Certains courants, qui se présententcomme les gardiens du Message et de l’héritage islamiques, affirmentque la seule vraie fidélité au Message consiste à l’appliquer dans salittéralité. Ces mouvements salafi (dits parfois inadéquatementwakhabf), aujourd’hui actifs partout dans le monde, serépartissent entre mouvements apolitiques et quiétistes, salafipolitisés ou ayant fait le choix de la violence.

Les salafi, dans leur ensemble, se distinguent des courantstraditionalistes qui se réfèrent strictement à une école de droit(madhhab) et s’en tiennent, pour l’essentiel, à répéter ce qu’ont ditles savants du passé. La seule façon d’être fidèle au Message, seloneux, est de se contenter de la contribution des grands savants,auxquels personne ne peut plus être comparé de nos jours. Lasimplicité d’approche que proposent ces deux courants est attractivepour les musulmans, surtout par les temps troublés qu’ils traversent.Ils n’auraient donc, pour bien faire, « qu’à » appliquer littéralementles versets et les traditions prophétiques ou répéterscrupuleusement ce que la tradition a déjà formulé. Aucune réflexioncritique n’est nécessaire : à entendre ces deux courants, la réformede la pensée et des interprétations serait une façonpernicieuse, encore et toujours, de « détruire Vislam de l’intérieur ».

Il s’agit pourtant d’une réduction pure et simple du Message. Lesenseignements de ces courants insistent sur une fidélitéintellectuellement figée, dogmatique et sectaire. Le Coran est leurréférence première, mais les traditions prophétiques jouent un rôlemajeur, souvent sans nuance. L’application des règles, très formaliste,devient l’essentiel du Message. Leur obsession : s’accaparer lemonopole d’un islam « vrai » et « authentique », non dévoyé commecelui des autres tendances, lesquelles sont souvent « excommuniées». Ces courants n’appellent pas à relever les défis sociaux, culturels etpolitiques de l’époque, mais à s’en protéger, dût-on, au nom de cetteprotection, composer avec de nombreuses contradictions, voire deshypocrisies.

Les soutiens financiers et logistiques des Etats du Golfe oud’institutions privées permettent à ces courants de former des savants

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et des imams, de construire des mosquées et de diffuser des livrespartout dans le monde, souvent avec la bénédiction des paysoccidentaux. Pourtant, ces lectures littéralistes et traditionalistesproposent des interprétations dogmatiques souvent dangereusesrelativement aux femmes, aux différentes cultures et aux autresconfessions, au pluralisme, à la démocratie, à la diversité, etc. Ilss’opposent à toute idée de réforme ou de renouveau (itajdïd) quiredonnerait la priorité au Coran, travaillerait à l’authentification deshadïth et à leur mise en perspective, repenserait les modèles et lamodalité de l’application des règles à l’époque contemporaine. Poureux, en un mot, réformer la pensée, c’est trahir les Textes.

L ’héritage culturel

Il n’est pas facile de distinguer ce qui est culturel de ce qui estreligieux. Ce travail est pourtant nécessaire, il est même impératif.Comment comprendre les Textes ? Comment identifier ce qui, dansleur interprétation, relève de la culture arabe et ce qui découle d’unprincipe islamique ? Ce travail s’impose vis-à-vis dessources scripturaires, mais aussi de l’héritage que nous ont légué lessavants : tous ont subi l’influence de la culture dans laquelle ilsbaignaient et ont lu les Textes à travers le prisme de leur époque. Laréduction littéraliste et traditionaliste se voit ici complétée par une «projection culturelle » sur les textes. C’est ainsi que des savantsouverts et audacieux sur d’autres points se révèlent influencés parleur environnement sur des sujets tels que l’autorité politique,les femmes ou l’esclavage, par exemple. Historiquement, certainesinterprétations nous apparaissent plus arabes, perses, turques,africaines, asiatiques que véritablement islamiques. Très tôt,d’ailleurs, des savants ont voulu réduire la culture de l'islam à laculture arabe : contre tous les enseignements des Textes sur lepluralisme, devenir musulman consistait, dans les faits, à devenir plusarabe. On observe encore ce travers partout dans le monde. Parce quel’arabe est la langue du Coran, on généralise et on essentialisel'islam, dont la culture exclusive ne saurait être qu’arabe.

Cette conception débouche sur quatre problèmes majeurs. Le premierest cette confusion entre le religieux et le culturel, qui conduit àconsidérer comme principe religieux une interprétation à partir d’uneculture donnée ou une application dans un environnement culturelspécifique.

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Deuxième problème : cette même confusion se retrouve en amont, ausein des sources scripturaires elles-mêmes (surtout les ahâdith), entrele principe islamique et son vêtement culturel lié à l’époque.

Le troisième problème auquel font face les musulmans est celui de lacritique du donné culturel à partir des principes religieux. Aucuneculture, ni arabe ni autre, n’est exempte de travers, de défauts, dediscriminations ou d’habitudes douteuses, même normalisés. Lesprincipes islamiques, les règles et les objectifs qui constituent laVoie imposent d’évaluer éthiquement les cultures enrefusant justement ce qui contredit lesdits principes, règles etobjectifs. Aujourd’hui, on assiste à l’exact contraire : du fait de ladomination culturelle occidentale, perçue comme un danger,l’acceptation aveugle des cultures arabes, africaines et asiatiquesserait une garantie de fidélité à Vislam. Or, rien n’est plus faux : cescultures appelleraient un travail de réévaluation et de réformeconsidérable, car des attitudes injustes et discriminatoires y ont étéacceptées et normalisées.

Cette attitude a pour conséquence - quatrième problème - d’entretenirla peur des « autres cultures », sous prétexte qu’elles ne seraient pas« islamiques ». Impossible d’être un « bon musulman » et un Français,un Britannique, un Américain ou un Canadien. Posture craintive etfrileuse : rien dans ces cultures n’est « anti-islamique » en soi. Il fautinstituer avec elles le même travail critique d’évaluation éthique etfaire le meilleur choix. L’universalité de l'islam n’a de sens que par lesocle unique des principes et la diversité célébrée des cultures — detoutes les cultures, dominantes ou pas, occidentales ou pas.

Diversité et dialogue intrareligieux

Quiconque voyage dans les sociétés majoritairement musulmanes oucôtoie les communautés musulmanes à travers le monde ne peutmanquer de constater les divisions, discordes, voire conflits internesqui les traversent, qu’il s’agisse de désaccords sur le début du mois deRamadan ou d’opinions contradictoires sur certains sujets sensibles.Les musulmans sont les premiers à s’en plaindre. Cette obsession dela division a généré une psychologie collective non moins obsédée parl’unité et l’unification, souvent confondues avec l’uniformité de lapensée. Les musulmans d’aujourd’hui peinent à gérer la diversitéd’interprétations des écoles de droit et de pensée et, plus largement,

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les tendances qui les constituent.

L’absence de clergé et de structure unique en islam exige uneacceptation de la diversité d’opinions et l’organisation de mécanismescensés permettre le dialogue intrareligieux. De nos jours, hélas, cedialogue est soit inexistant, soit conjoncturel et superficiel. Lesconflits politiques (à partir des années 1980 entre l’Iran et l’Irak, puisen Irak et en Syrie plus récemment) ont aggravé les tensionsentre sunnites et chiites de façon extrêmement critique. Une logiqued’affrontement et de concurrence malsaine a pris le dessus sur ledialogue. Entre les écoles et les tendances, sunnites ou chiites, ledialogue est quasi inexistant et les divisions sont amplifiées par desconsidérations politiques, des enjeux géostratégiques ou culturels. Ladiversité d’interprétations des Textes ne trouve pas vraimentd’espace ou d’institution pour se discuter, s’alimenter et toutsimplement se gérer dans l’écoute et le respect. Et, quoique denombreux ouvrages aient été publiés sur l’« éthique de la divergence »(adab al-ikhtilâf), force est de constater que les musulmans sont loind’en respecter les principes et d’en appliquer les enseignements.

L'autorité

La question de l’autorité est directement liée à celle de la diversitéd’interprétations et de courants. Si les chiites donnent l’impressiond’être mieux organisés et structurés que les sunnites (ce qu’ils sontdans les faits), il n’en demeure pas moins que les conflits d’autorité ysévissent tout autant. Qui parle au nom des musulmans ?Comment s’octroient l’autorité, la crédibilité et donc le pouvoir sur leplan religieux ? Certes, on insiste beaucoup sur les bases théoriquesdu savoir et de la compétence, mais on est obligé de constaterqu’aujourd’hui l’autorité ne repose pas sur ces données objectives.Entre la légitimité déterminée par la filiation naturelle, le charisme decertains savants, l’audience offerte à d’autres ou les liens avec lespouvoirs, il est indéniable que les musulmans vivent une réellecrise de l’autorité religieuse. Au niveau national comme international,les structures organisant la représentation religieuse sont disputéeset contestées, parce qu’elles sont entre les mains des pouvoirs, parceque leurs membres sont réputés incompétents, ou parce qu’elles nereprésentent qu’elles-mêmes.

Les musulmans ordinaires, dans ce chaos, finissent par choisir leur

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imam ou leur représentant religieux soit dans leur région, soit pourson charisme, soit parce qu’il/elle confirme ce qu’ils estiment eux-mêmes être juste, soit enfin dans leur pays d’origine (quand ils viventen exil), ou encore en Arabie Saoudite, où, affirment les littéralistes,se trouve la seule vraie source. D’aucuns, insatisfaits de ces opinionscontradictoires, s’octroient l’autorité d’interpréter les Textes sanstoujours maîtriser la langue, la hiérarchie des prescriptions ni lastructure du Message global. Cet appel à la démocratisation durapport aux Textes, faute des connaissances nécessaires, resteproblématique. Il a produit des interprétations diverses, des pluslibérales aux plus extrémistes : certains groupes tuent en raison d’unelecture superficielle et non contextualisée de certains versets.

Des conseils ont vu le jour, au niveau international et national,réunissant des savants de différentes tendances pour organiser ladiversité et donner une direction et un poids à l’autorité religieuse.Ces tentatives, souvent vaines, restent isolées. Il y a peu de chancesque les choses évoluent si, aux niveaux régional et national, lesstructures ne sont pas organisées indépendamment des pouvoirs,avec le concours des musulmans ordinaires et des associations debase.

L 'éthique appliquée :

sciences, médecine, bioéthique, etc.

La question de l’autorité se pose également sur certaines questionsplus poussées, telles que les sciences expérimentales et appliquées.Si les grands penseurs du passé pouvaient être à la fois savants (âlim), philosophes et médecins, ce cumul de compétences n’est pluspossible aujourd’hui. La complexification des savoirs, la masse decompétences requises pour les appréhender ne permettent plus à unseul individu de répondre adéquatement aux questions scientifiques ettechnologiques de notre époque. Souvent, des conseils juridiques seréunissent et formulent des opinions légales ifatdwa) sur desquestions d’éthique médicale, technologique, économique ou autre. Ilsconsultent des spécialistes, s’appuient sur des rapports et proposentdes approches nouvelles et circonstanciées selon les sujets.

Il existe une abondante littérature sur les situations où l’avortementpeut être envisagé (traitement au cas par cas le plus souvent), où le

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don d’organes est possible et recommandé, où l’euthanasie peut êtrepratiquée (passive), ou encore sur des questions de bioéthique pluspointues (jusqu’à la génomique), ainsi que sur toutes les questionséconomiques et financières (définition, moyens et objectifs del’économie), les technologies, les médias, les arts, etc. Des opinionslégales aussi riches que diverses ont été proposées dans cesdifférents domaines. Il reste pourtant que nombre de savants, expertset spécialistes des différents domaines (sciences, médecine,économie, finance, technologies, médias, etc.) relèventsystématiquement le hiatus existant entre les avis juridiques, d’unepart, et l’état réel des pratiques dans les différentes disciplines,d’autre part. L’autorité morale des savants, leur connaissancedes Textes ne sauraient suffire à leur conférer autorité et compétencedans l’orientation des sciences et l’établissement de leurs finalités. Ala connaissance des sources scripturaires doit impérativements’ajouter la connaissance des sciences elles-mêmes, du contexte etdes environnements sociaux et culturels.

Les savants des sciences exactes, expérimentales et humaines sonttrès souvent les laissés-pour-compte du travail d’élaboration del’éthique islamique appliquée. Leur autorité est marginale, alors qu’ilsdevraient être au premier plan de ce travail rigoureux et pointu. Leurscompétences, tout au contraire, ne sont pas mises à profit comme ilse devrait. Ici encore, les musulmans subissent les conséquences dela prééminence attribuée au droit et à la jurisprudence ifiqh) au coursde l’Histoire, qui se double de la priorité absolue donnée à la relationaux Textes et relativise, de fait, l’importance du contexte, de latraduction et de l’application (tanzït) des règles dans le réel. C’est surce dernier chantier que l’autorité des savants et spécialistes desdifférentes disciplines est fondamentale, puisqu’il s’agit d’offrir desréponses éthiques adaptées, adéquates et informées. Mais cetterencontre des compétences et ce partage de l’autorité restent fortrares.

La question de la femme et de l’homme

On ne compte plus les livres et les articles consacrés à la situation dela femme en islam. Il y est question de l’inégalité, de la violence, dufoulard, de la polygamie, etc., soit pour prouver le caractère sexiste del'islâm, soit pour démontrer, au contraire, le caractère erroné deces reproches. Il faut pourtant reconnaître l’existence de vrais défissur cette question et, plus largement, sur celle qui est relative à

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l’homme comme à la femme. Mais, paradoxalement, sans doute est-cel’homme, dont le rôle et le statut se voient aujourd’hui bouleversés,qui traverse la crise historique la plus importante.

L 'être et le rôle

L’immense majorité des contributions en droit et en jurisprudence(fiqh), comme dans l’ensemble des sciences islamiques, est le fait deshommes. Quant à la contribution de milliers de savantes, c’est peudire qu’elle a été négligée. Ce fait n’a pas été sans impact surl’ensemble de la littérature relative à la question de la femme etde l’homme. Commençons par dire que le prisme masculin de lecturedes Textes, à partir de sociétés le plus souvent patriarcales, s’estintéressé, presque naturellement, au rôle de la femme dans lasociété. Il était question de son statut d’épouse, de mère ou de fille,mais, pendant des siècles, aucun livre notable ne s’est intéressé à lafemme en tant que femme, être et sujet libre appelé à vivre saspiritualité, son émancipation et son épanouissement commefemme. On semblait considérer que les aspirations de l’êtreféminin étaient implicitement les mêmes que celles des hommes, cequi les distinguait tenant essentiellement au rôle et au statut dechacun - façon très masculine, voire sexiste, de considérer laquestion, sous l’influence d’une lecture littéra-liste des Textes(réduction) et d’un environnement culturel (projection) prégnant. Desversets et des traditions prophétiques étaient interprétéslittéralement, sans tenir compte du Message dans sa globalité. Lecadre culturel et patriarcal dans lequel vivaient savants et juristes nepouvait être sans effet sur leur compréhension des Textes étudiés.De sorte que l’on observe, dans la littérature islamique au sujet desfemmes, une triple distorsion : on s’intéresse à son rôle plus qu’à sonêtre, on donne la priorité à la partie (certains versets luslittéralement) en contradiction avec le tout (les finalités générales duMessage) et l’on confond le donné culturel et le principe religieux.

Ces façons de voir ont donné lieu à des interprétations trèsdommageables. De grands savants, au cours de l’Histoire, ont produitdes commentaires réducteurs, justifiant les comportements les plusinappropriés. Tel, dès le xiie siècle, a considéré que le contrat demariage s’apparentait à une relation de maître à esclave ; telautre, encore aujourd’hui, autorise la violence conjugale ; et certainsont pu défendre les mariages arrangés sans que l’avis de la femme (et

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parfois de l’homme) soit sollicité. Nul ne peut nier que cesinterprétations et ces commentaires extravagants existent, que desréflexions et des avis juridiques inacceptables car discriminatoires ontété formulés par le droit musulman au cours de son histoire, y comprispar les savants les plus reconnus et respectés sur d’autres questions.Le Message, dans sa globalité, dit pourtant tout le contraire. LaRévélation appelait les premiers musulmans à vivre l’égalité et lepartenariat dans le couple, à demander l’avis de la femme pour lechoix de son époux et enfin à interdire toute violence conjugale, àl’exemple du Prophète qui jamais ne frappa une femme et qui affirma: «Ne frappez pas les servantes de Dieu2 [les femmes]. »

L’égalité et la crise du masculin

Certains discours littéralistes et traditionalistes postulent que lesfemmes et les hommes, égaux devant Dieu, sont complémentairesdans le couple et en société. Cette notion de complémentarité restetrès vague ; elle justifierait aussi bien la complémentarité du maîtreet de l’esclave - et certains, du reste, l’ont justifiée dans le couplependant de nombreux siècles.

Ce qui se joue ici est plus profond : il s’agit, en amont, de reconnaîtrel’égalité de l’être féminin et de l’être masculin, dans leurs besoinsspirituels et humains comme dans leurs égales aspirations à laliberté, à l’autonomie et à l’épanouissement individuel, social etéconomique. Dans le couple comme dans la vie sociale, l’homme et lafemme sont partenaires. Un verset, déjà cité, exprimeclairement cette exigence : « Les croyants et les croyantes sont desamis [des partenaires, des alliés solidaires] les uns desautres. [Ensemble] ils commandent le bien et interdisent lemal, accomplissent la prière et versent la zakât et ils obéissent à Dieuet à Son Messager3. »

La revendication de cette égalité exige un sérieux travail de relecturedes Textes, par des femmes comme par des hommes, et la mise enévidence des principes et objectifs comme fondements de la critiquedes interprétations réductrices et des projections culturelles. Dessavants et des intellectuels, femmes et hommes, ont entamé cetravail de revendication du droit des femmes. Certainsrevendiquent l’appellation de « féministes musulman[e]s ». Il nes’agit pas de penser cette relation contre les Textes et les

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principes de l'islàm, mais à partir de ces derniers, en s’efforçantde faire la critique des trois distorsions ci-dessus évoquées et de leursconséquences dans la vie quotidienne.

Relevons toutefois que, s’il est beaucoup question de la « question dela femme », on néglige souvent, de ce fait, la crise contemporaine de« l’homme musulman ». Pendant des siècles, son statut, son autorité(naturellement issue des sociétés patriarcales), ses prérogatives ontété protégés et lui garantissaient un rôle sécurisé. Lesbouleversements socioculturels, l’évolution des mœurs, la nouvelleprésence sociale des femmes, leur ascension plus confiante ont eudes répercussions psychologiques, sociales et culturelles dans la viede nombreux hommes. Cette crise de confiance masculine appelle uneanalyse tout aussi sérieuse et approfondie, ainsi que la prise encompte des maux les plus répandus de l’époque : perte des repères,troubles de la masculinité, syndrome du père absent, etc.

Inversion :

quand le secondaire devient prioritaire

En aval de ces questions de fond surgissent des débats sur des sujetsinattendus, conséquence, là encore, de lectures réductrices etculturelles. Certains savants, mais aussi des musulmans ordinaires,prennent parfois des positions qui coïncident avec des prescriptionsjuives et/ou chrétiennes, bien plus qu’avec la référence musulmane,en vertu de la conviction selon laquelle plus un avis juridique eststrict et exigeant, plus il serait « islamique ». Cette équationest aussi infondée que les Textes sont explicites.

Ainsi, la majorité des savants, chiites et sunnites, ont reconnu que lacontraception était permise, que l’avortement devait être examiné aucas par cas, que l’autonomie financière des femmes devait êtreprotégée (puisque son bien, son salaire et son héritage luiappartiennent exclusivement), etc. Or, ces positions sont remises encause par certains courants, littéralistes et traditionalistes, qui seprésentent comme les « défenseurs de 1 'islam » face aux dérivescontemporaines et, de la même façon, insistent sur des avisjuridiques qui imposent des comportements problématiques. EnOccident, on est par exemple choqué de voir des hommes qui neserrent pas la main aux femmes (et inversement), ou encore des

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femmes qui refusent d’être auscultées ou opérées par un médecinhomme. Or, il existe une diversité d’opinions sur ces sujets. Si leProphète a bien affirmé, quant à lui, qu’il ne serrait pas la mainaux femmes, il n’a jamais été question de généraliser cecomportement à tous les musulmans. Les traditionsprophétiques, assez nombreuses, qui interdisent le toucher et laproximité physique font allusion au contact mêlé deconcupiscence, non pas à l’acte ordinaire de se serrer la main.

Il en est d’ailleurs de même pour le regard : regarder un homme ouune femme lors d’un échange ou d’une discussion n’a rien que de trèsnormal et le Coran, à ce sujet, est précis dans sa formulation : « Disaux croyants de baisser [une partie de] leur regard... » et, enmiroir, dans le verset qui suit : « Dis aux croyantes de baisser[une partie de] leur regard4...» La « partie » spécifiée est celle quicorrespond au regard nourri de désir et de séduction.

Cependant, on voit aujourd’hui des courants littéralistes ettraditionalistes interdire, comme s’il s’agissait d’un péché majeur, lesimple toucher, lorsqu’il s’agit simplement de serrer la main. Ceux quis’en réclament ne regarderont jamais dans les yeux un interlocuteurde sexe opposé. De la même façon, ils font interdiction aux femmesde consulter un médecin de sexe masculin, alors que, de l’avis dela majorité des savants, rien ne l’empêche en vue d’un traitementmédical nécessaire. On peut d’ailleurs se demander pourquoi les avisjuridiques invoqués par ces courants ne sont pas aussi stricts quand ils’agit des hommes. Ce rigorisme à sens unique, on le retrouve sur laquestion des piscines. Eu égard aux exigences de pudeur, nombrede femmes musulmanes évitent de se rendre dans les piscines mixtes.Ce choix peut se comprendre au regard de la conception islamique dela relation au corps, dont chaque femme doit être libre de disposercomme elle l’entend. Mais n’est-il pas troublant que cette exigence nesoit valable que pour les femmes et non pour les hommes, qui neseraient pas tenus aux mêmes règles concernant ce qu’ils montrent etce qu’ils voient ? Cette interprétation tendancieuse ne se justifie enrien - si ce n’est, là encore, par une lecture strictement masculine.

La polygamie

La polygamie, autre sujet très débattu, prouverait le caractèreintrinsèquement discriminatoire de l'islam vis-à-vis des femmes. Une

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analyse circonstanciée, à partir des principes et des objectifs, éclairede nombreux points et permet une meilleure compréhension desTextes. A l’époque de la Révélation, la polygamie est répandue dansles tribus et les clans arabes, qui ne fixent aucune limite au nombred’épouses. Le Coran vient limiter ce nombre à quatre et l’assortit deconditions particulières. La promotion de la monogamie est cependantexplicite, avec une tolérance pour la polygamie dans des situationsliées à la prise en charge des orphelins : « Si vous craignez,en épousant des orphelines, de vous montrer injustes envers elles,[sachez qu’j il vous est permis d’épouser en dehors d’elles, parmi lesfemmes de votre choix, deux, trois ou quatre épouses. Mais si vouscraignez de manquer d’équité à l’égard de ces épouses, n’en prenezqu’une seule, libre ou choisie parmi vos esclaves5. » Cette toléranceest donc conditionnée par l’exigence d’un traitement égalitairedes épouses, faute de quoi s’impose le choix de lamonogamie. Certains savants, de surcroît, ont en outre exigé l’accordde la première épouse, qui peut faire inscrire dans le contrat demariage son refus de la polygamie, obligation que le mari devrarespecter.

Dans de nombreuses sociétés, beaucoup d’hommes musulmans secontentent de retenir la tolérance formelle et ne respectent pas lesconditions dont elle est assortie. Par ailleurs, outre le consentementde la première épouse, la ou les autres épouses sont censées voirleurs droits et leurs biens formellement protégés par la loi. C’estrarement le cas et les femmes se voient encore imposer descontrats et/ou des conditions de vie injustes et discriminatoires.

A la lumière de ces strictes conditions, il va de soi que, partout où leslois interdisent la polygamie, celle-ci, n’étant qu’une tolérance, n’estplus permise, tant sur le plan du principe (respecter la loi) que de laprotection de la seconde épouse : l’illégalité de son statut aurait eneffet pour conséquence qu’aucun de ses droits ne serait protégé. Surcette question comme sur celle du mariage, par ailleurs, l’avis de lafemme est nécessaire et doit être une condition. Toutes leslégislations nationales imposant un âge minimal pour le mariage vontainsi dans le bon sens :

si l’on veut qu’une femme puisse donner son consentement, encorefaut-il qu’elle ait l’âge et les moyens de son indépendanceintellectuelle et psychologique.

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Les mariages mixtes et interreligieux

On parle beaucoup des mariages mixtes (interculturels), que l’onconfond avec les mariages interreligieux. La tradition musulmane atoujours salué et encouragé les mariages entre époux de différentescultures et nationalités, au nom même de la fraternité islamique quitranscende les frontières, les couleurs et les langues. Néanmoins,force est de constater que cet encouragement n’a pas empêché,hier comme aujourd’hui, l’expression d’attitudes racistes intolérablesentre Arabes, Turcs, Noirs, Asiatiques, Blancs ou encore à l’égard desconvertis. Des nationalismes xénophobes mêlent l’arrogance et lemépris à des considérations qui sont en totale contradiction avec lesprincipes de l'islam. On le voit, les contradictions ne manquent pas.

Par ailleurs, les savants sunnites, chiites et ibadites s’accordent sur lefait que le mariage interreligieux entre un musulman et une femmejuive ou chrétienne (croyante monothéiste des gens du Livre) estautorisé. La philosophie générale de la famille - rôles respectifs desconjoints, transmission de l’appartenance religieuse par le père(selon la tradition) à qui incombe, en sus, le devoir de prise en chargefamiliale — n’offre pas la même possibilité à la femme musulmane,qui est tenue d’épouser un musulman. Les savants se réfèrent pourcela au verset 10 de la sourate 60 (« L’Epreuve ») qui stipule : « Ni lesfemmes [croyantes musulmanes] ne sont licites pour eux [les nonmusulmans au sens large ici], ni ces hommes ne sont licites pourelles. » L’interprétation de ce verset et d’autres traditionsprophétiques ont amené les ulamâ' à une conclusion quasi unanime nepermettant pas à une musulmane d’épouser un non musulman.

Seuls quelques savants, très minoritaires, ont plus récemmentdéveloppé des interprétations différentes, reconnaissant aux femmesla possibilité d’épouser des croyants juifs ou chrétiens, permissionassortie de conditions plus ou moins contraignantes (que l’hommerespecte la pratique religieuse de l’épouse, que les enfantsreçoivent une éducation religieuse musulmane, etc.). Notons quela situation est quelque peu différente si la femme se convertit (ourevient à la pratique religieuse) après le mariage. L’avis majoritaire atoujours stipulé, dans ce cas, que la femme devait divorcer. Dans latradition savante, depuis des siècles, de nombreux avis juridiquespermettent néanmoins à la femme de rester avec son mari nonmusulman, si celui-ci respecte sa liberté religieuse et n’impose

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aucune limite à sa pratique (d’autres conditions ont été relevées parles uns et les autres, notamment quant à l’éducation des enfants).

Il s’agit là d’une question devenue critique, a fortiori du fait de laprésence de millions de musulmans en Occident. On constate deuxphénomènes concomitants. De nombreuses musulmanes se sontmariées et se marient encore avec des hommes d’autres confessions(voire sans confession), parfois parce qu’elles ne sont paspratiquantes (ce qui provoque des crises si elles le deviennent ouredeviennent), parfois en connaissance de cause et de façon assumée.Les savants ont beau répéter la règle, les réalités concrètes, àl’intérieur des communautés religieuses musulmanes, sont en train dechanger. La majorité des femmes musulmanes continuent à épouserdes musulmans, mais le pourcentage de celles qui se marient à despersonnes d’autres confessions est en constante progression.

Un autre problème de fond s’est fait jour. Nombre de jeunes femmes,issues de milieux traditionnels, empêchées de sortir ou d’avoir une viesociale hors de la maison parentale, se sont investies dans l’école etles études. On constate aujourd’hui que ces femmes, au bout d’uneà trois générations, ont mieux réussi scolairement. Dotées d’uneformation plus solide, elles jouissent souvent d’un statut intellectuelet social supérieur aux hommes musulmans. On peut difficilementcroire qu’elles trouveront leur époux et leur bonheur parmi cesderniers, si flagrant paraît le déséquilibre entre leur ascension socialeimpressionnante et les difficultés d’insertion professionnelle de biendes jeunes hommes musulmans. C’est désormais une réalité enOccident comme en Asie, en Afrique ou dans le monde arabe. Or les‘ulama se contentent de rappeler l’opinion unanime, sans vraimentprendre en compte les réalités du terrain. Elles les obligeraient àaborder ces questions en tenant compte, aussi, de l’état des lieux età proposer des approches nouvelles et circonstanciées (parfois au caspar cas), permettant aux femmes comme aux hommes de penser et devivre la question du mariage de façon sereine, comme une espéranced’accomplissement personnel, spirituel et religieux, non comme uncadre formaliste qui enferme et étouffe.

L 'homosexualité

Sur ce sujet très sensible, les positions islamiques vont de lacondamnation la plus absolue (la peine de mort) à une relecture des

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Textes par certains penseurs marginaux, le plus souvent homosexuelseux-mêmes, affirmant que rien ne s’oppose à l’homosexualité enislam. Le Texte coranique comme les traditions prophétiques nelaissent pourtant aucune marge interprétative à ce sujet.L’homosexualité est interdite en islam, comme dans les traditionsjuive et chrétienne et dans la plupart des spiritualités à traversle monde. Sur ce point, le consensus des savants, sunnites commechiites, est indiscutable.

De nombreuses questions ont été soulevées, au cours des siècles,concernant l’homosexualité passive ou active (qui serait seuleinterdite), l’homosexualité féminine (plus rarement envisagée, maisproscrite dans la littérature musulmane), ou encore la vie sexuelleprivée qui ne doit pas s’exposer. Les savants, sunnites comme chiites,ont souvent formulé les peines les plus dures quandl’homosexualité masculine était active et publiquement exposée.L’opinion majoritaire en la matière confirme donc que l’homosexualitén’est pas permise et ne devrait pas pouvoir s’exposer publiquementdans une société majoritairement musulmane.

Deux questions ont fait l’objet de débats spécifiques au cours dudemi-siècle écoulé. Tout d’abord, peut-on être musulman(e) ethomosexuel (le) ? Certains savants, appartenant le plus souvent auxtendances littéralistes et traditionalistes, ont répondu par la négative,affirmant que l’homosexualité d’un individu l’empêche, ipsofacto, d’être un musulman. Tel n’est pas l’avis de la majoritéqui reconnaît qu’un(e) homosexuel (le) peut être musulman(e) et qu’ilen va de même de tout musulman qui agirait contre les principes etles règles établis. Faire le mal ou commettre un péché n’a jamaisexclu personne de l'islam. Quand bien même l’homosexualité estconsidérée comme un péché, il n’appartient à personne d’excommunierles homosexuel(le)s.

Seconde question : quel comportement à adopter vis-à-vis deshomosexuel (le)s ? Le Coran rappelle que Dieu « a octroyé la dignitéaux êtres humains » et que sont jugés

les actes, non les êtres. Dans les sociétés majoritairementmusulmanes comme ailleurs, le principe devrait être de respecter ladignité des êtres, même si l’on désapprouve leurs actions. Audemeurant, la règle générale du respect des consciences et descomportements veut que l’on respecte chacun dans son égale dignité

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tout en restant libre de porter un jugement sur les actes sanscondamner les êtres.

1Le père d’al-Ma'mün, Harun al-Rashïd, avait déjà institué des «maisons de la Sagesse », mais pour l’élite exclusivement.

2 Hadith rapporté par Abü Dawüd.

3 Coran : sourate 9, verset 71.

4Coran : sourate 24, versets 30 et 31.

5Coran : sourate 4, verset 3.

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Dans les sociétés majoritairement musulmanes

On parle couramment de « monde musulman » ou de « sociétésmusulmanes », mais ces appellations ne rendent pas compte de laréalité de ces pays. Il nous paraît plus exact de parler de « sociétésmajoritairement musulmanes », comme nous le faisons depuis unevingtaine d’années. Cette formulation met en évidence le fait que cessociétés, où vit une majorité de musulmans, sont néanmoinsplurielles et ne peuvent être définies par la seule référence àl'islam. De l’Afrique à l’Asie, en passant par le Moyen-Orient, les défismajeurs de ces sociétés sont souvent les mêmes, particulièrementnombreux en ce qui concerne l'islam.

L'éducation

Alors que, sur la Voie, l’éducation devait être la première exigence,force est de constater que la plupart des sociétés majoritairementmusulmanes négligent l’éducation et l’instruction de façon alarmante.D’emblée, on observe des déficits au niveau de l’instruction généraledes populations, du fait de systèmes scolaires totalement obsolètes,voire inexistants. Les écoles publiques en Afrique, au Moyen-Orient ouen Asie sont souvent une garantie d’échec et les niveaux d’instructionrestent très faibles. Le secteur privé, plus performant, requiert desmoyens financiers que seule une élite peut s’assurer.

Sur le plan de l’éducation religieuse, les dysfonctionnements sontégalement nombreux. Le plus souvent, l’instruction se limite àl’apprentissage par cœur. Dates, règles et prescriptions sontenseignées formellement, mais leur sens n’est pas expliqué. On seréjouit, à bon droit, du nombre croissant de jeunes qui connaissent leCoran par cœur, mais on ne se soucie pas suffisamment de leur exactecompréhension du sens de la Révélation, des traditions prophétiqueset des prescriptions. Cet apprentissage par cœur, en matièred’éducation religieuse, a pour conséquence deux phénomènes que l’onvoit se répandre : soit les jeunes délaissent la religion ou n’enrespectent les principes que par habitude familiale et culturelle, soitils deviennent formalistes et développent, de façonparfois dogmatique dans l imitation (taqlïd), des positions tranchéeset sectaires. Ce constat vaut d’ailleurs également dans lescommunautés musulmanes en situation de minorité religieuse.

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Cette éducation souvent formaliste ne s’accompagne presque jamaisd’une initiation à l’esprit critique. On apprend aux élèves à respecterles Textes, la tradition et les grands savants du passé, mais enévitant de s’interroger, comme si le respect supposait l’absence dequestionnement. Les Compagnons du Messager et les premiersgrands savants enseignaient pourtant à leurs élèves de nepas accepter un avis juridique sans en avoir questionné la source etles fondements interprétatifs ; quinze siècles plus tard, voilà lesmusulmans invités à répéter sans comprendre et à suivre sansquestionner. Cette instruction religieuse défaillante, souvent coupéede l’apport des autres sciences, ne permet pas de répondre auxbesoins de sens, d’orientation et aux préoccupations éthiques dontnous avons parlé. L’enseignement d’une histoire non idéalisée,des sciences, de la culture, de la philosophie et des artsest totalement marginalisé, voire évacué par l’éducation religieuse.Au-delà des rituels, on transmet peu ces exigences de l'islam que sontle respect des êtres humains, la justice sociale, le rejet du racisme, laprotection de l’environnement, l’accompagnement des parents et despersonnes âgées, etc. Un enseignement aussi fragmenté, formalisteet superficiel n’est pas à même d’équiper comme il se doit lesmusulmans pour relever les défis de leur époque. A commencer par ladécolonisation intellectuelle : car, au-delà de la colonisation politique,aujourd’hui dépassée dans la majorité des pays, les programmesd’enseignement, les terminologies et les priorités de l’éducation sontsouvent pensés ailleurs.

Reste un atout, paradoxal : la prégnance culturelle, un rapport naturelavec le sens du sacré (une conscience individuelle et collectivelatente) qui reste imprégné par l’exigence spirituelle et qui pourraêtre, comme souvent dans l’Histoire, l’origine d’un renouveau etl’espoir d’une renaissance.

L'absence de libertés démocratiques

La privation de liberté est également un trait commun à la majoritédes sociétés où vivent les musulmans en Afrique, au Moyen-Orient eten Asie. La dictature est pour ainsi dire la règle dans les sociétésarabes1. Quant aux régimes des autres pays, leur rapport aux libertéspubliques n’est pas spécialement ouvert, même si on trouve en Asieou en Afrique des pays respectant - de façon plus ou moins stricte -les principes démocratiques en matière d’élections. On a souvent

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rendu l'islam responsable de ces situations car il aurait « un problèmeavec la liberté ». Une simple étude des principes islamiques et del’Histoire le dément : la situation présente dessociétés majoritairement musulmanes s’explique par desfacteurs politiques, géostratégiques, économiques ethistoriques. Même s’il est évident que la religion est instrumentaliséepar les pouvoirs, dans un sens ou dans un autre, on ne peut enconclure qu’elle est la cause du despotisme et du dogmatisme d’Etat.L’absence de liberté de pensée, d’expression et de mouvement a desrépercussions logiques sur la nature de la référence religieusepartagée par les populations. Soit on trouve des institutions à la soldedes régimes, comme c’est le cas en Arabie Saoudite ou en Égypte ;soit on voit des dynamiques associatives s’organiser dans la sociétécivile, en marge du pouvoir ; soit, enfin, s’établissent desorganisations qui contestent la légitimité des régimes et entrent dansune confrontation légaliste ou violente avec ces derniers.

Autre point commun, en plus de l’absence de transparencedémocratique : la corruption, notablement et indifféremment répanduedans tous les pays majoritairement musulmans. Non seulement lesrégimes politiques ne sont pas ouverts, mais la corruption financièreet économique est la norme. Elle prend des formes différentes selonles pays. Certains appliquent des règles islamiques strictes quand ils’agit de punir le peuple, comme dans les États du Golfe, alors que lesrichesses communes sont spoliées par des monarchies corrompues etdépensières. D’autres régimes - ou corps militaires - détiennentune part non négligeable des secteurs économiques et perçoiventd’énormes commissions en plaçant leur argent à l’étranger, au lieu del’investir dans des projets sociaux au service du peuple. Alors quel’éthique musulmane appelle à la transparence et au service despeuples, les régimes musulmans, dans leur immense majorité,agissent dans l’opacité, la corruption et la spoliation. La contradictionest patente. En dépit des discours convenus sur la responsabilité del’Occident dans l’appauvrissement et la déroute des sociétés du Sud(qu’il ne faut pas minimiser), relevons que les dirigeants politiquesdes pays majoritairement musulmans sont les premiers responsablesdes dysfonctionnements liés à l’absence de liberté et à la corruptioninstitutionnalisée, et sont donc les premiers à blâmer.

L îslam politique et la polarisation

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Dès la fin du xixe siècle, sous la colonisation anglaise et surtoutfrançaise, des voix se font entendre qui réclament la libération dessociétés arabes et majoritairement musulmanes de l’empriseétrangère. Né en Egypte, le mouvement de la Nahda* (renaissance)ne s’oppose pas uniquement à la colonisation politique, mais travaillesur les défaillances internes au monde arabe, dans le sens de laformule ultérieure du penseur algérien Malek Bennabi et son idée de la« colonisabilité » : « Nous avons été colonisés car nous étionscolonisables2. » C’est un appel au renouveau de la pensée et à laréforme du monde arabe sur les plans linguistique, littéraire,philosophique, politique et religieux. Alors que les pays arabes, à lafaveur de la dislocation de l’Empire ottoman, subissent la colonisationet se voient politiquement marginalisés, des savants et desintellectuels arabes, chrétiens et musulmans, se mobilisent etveulent organiser tant la résistance que la renaissance.

Deux tendances politiques majeures naîtront de la Nahda : lescourants nationalistes, que l’on retrouvera partout dans le mondearabe, et des courants d’inspiration religieuse influencés par lesréflexions de Jamal al-Dïn al-Afghànï (1838-1897) et MuhammadAbduh (1849-1905). Tous deux appellent à la fois à une réforme del’enseignement religieux et à une résistance à la colonisation enétablissant un front uni des « nations musulmanes » encore sous lejoug politique des Anglais et des Français. Iis insisteront sur le retourau Coran et aux traditions (avec des interprétations renouvelées), à lalangue arabe (turque, perse) et à l’unité religieuse (panislamisme)comme moyens de résistance politique. Leur influence seraprépondérante, au cours du xxc siècle et jusqu’à nos jours, sur toutesles organisations promouvant l’« islam politique ».

En 1928, la naissance en Egypte des Frères musulmans, premièregrande organisation structurée de l'islam politique contemporain,s’inscrit dans la droite ligne des positions d’al-Afghànï et de Abduhquant aux principes fondamentaux. Il s’agit de revendiquer l'islamcomme identité religieuse et politique et d’en faire l’instrument dela résistance à la colonisation. Hassan al-Banna (1906-1949) insistedavantage sur la spiritualité, la norme juridique et, même si sesvisées sont internationalistes (semblables en cela au panislamisme deses prédécesseurs), il en appelle à la transformation de la situationen Egypte, de l’éducation du peuple jusqu’à l’établissement d’un «

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État islamique » (dont n’avaient pas parlé les deux prédécesseurs).Cet État est dit « islamique » en ce qu’il réconcilie les musulmansavec leur religion et leurs principes ; il est une alternative endogèneau modèle de l’État-nation importé de l’Occident.

À l’origine, on y trouve, associés à un discours conservateur, desaccents théologico-politiques similaires à ceux de la théologie de lalibération en Amérique latine. Réprimé par Nasser, le mouvement adonné naissance à de nombreux courants, au sein des Frèresmusulmans comme dans la dissidence. Certains, restés légalistes,prônent l’éducation du peuple ; d’autres choisiront la résistance armée; d’autres encore quitteront les Frères musulmans pour fonder desorganisations radicales et violentes.

L’islam politique, également appelé islamisme3, est constitué d’unemyriade de tendances et d’organisations aux positions trèsdifférentes, voire contradictoires. L’usage de cette notion nécessitedes analyses et des mises en perspective plus fines. Né à l’époquecoloniale, l'islam politique représente alors une voie de résistancedans le concert des Etats-nations. Depuis, il a pris des formes trèsvariées, entre céux qui réclament un État islamique appliquant la sharï'ah (sans que l’on sache très bien à quoi cela correspond), ceux quisouhaitent un État civil doté d’une référence éthique islamique (pasmieux définie), ceux enfin qui appellent, au-delà des États, aurétablissement du khilàfah (comme sous l’Empire ottoman), dans lareconstitution de YUm-mah islamique internationale.

On retrouve Yislàm politique dans tous les pays majoritairementmusulmans : soit à la tête du pays, comme en Iran ; soit augouvernement, comme au Maroc ou en Turquie, où ses thèses ontgrandement évolué ; soit dans l’opposition, auquel cas ses partisans(organisations légalistes comme mouvements armés) ont souvent étéréprimés et le sont encore. Le grand défi, de nos jours, tient à lanature du jeu politique dans les sociétés majoritairement islamiques.Depuis des années, on assiste à un débat polarisé entre lesorganisations laïques et les « islamistes » qui paralyse les pays etn’autorise aucune réflexion sur les vrais enjeux4 : éducation,corruption, politique économique et culturelle. Au-delà des slogansidéologiques, il devient impossible de proposer un débat critiqueouvert et sérieux sur les thèses des deux camps, qu’il s’agisse du peude propositions et de représentativité démocratique des laïques ou de

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la dangereuse pauvreté des thèses islamistes sur les plans politique,culturel et économique. La voie du déblocage politique dans les paysmajoritairement musulmans ne peut passer par la répression. Uneréelle ouverture politique et pluraliste s’impose, au-delà decette polarisation stérile et dangereuse, qui permette lesdébats critiques et l’émergence de nouvelles forces politiques.

Droits humains, droits citoyens

Il n’est pas un jour sans que soit évoqué le droit des femmes dans lessociétés majoritairement musulmanes. C’est oublier que ce sont lesdroits humains de toute la population qui y sont, le plus souvent,quotidiennement bafoués. Les droits à l’éducation, à l’habitat, auxbesoins de première nécessité ne sont souvent pas respectés(pour les pauvres et les résidents). Dans certains Etats riches, commedans tous les États du Golfe, on observe encore des traitementsesclavagistes vis-à-vis des pauvres et/ou des travailleurs migrants.Les mauvais traitements et la torture sont la règle dans la majoritédes pays, sans compter les exécutions sommaires et les viols dans lesprisons. Des prisonniers d’opinion politique, des femmes et deshommes innocents peuvent rester détenus des années sansjugement ni considération. Nous sommes loin desenseignements éthiques islamiques ; force est pourtant de constaterque telle est la situation dans la plupart des pays majoritairementmusulmans. Le respect des droits de l’Homme, qui ne contredisent enrien les principes islamiques, est bafoué par la majorité des Étatsquand il s’agit des pauvres, des résidents, des migrants, desopposants et, souvent, des femmes.

Il faut encore évoquer le respect des droits de tous les citoyens, laformule « pays majoritairement musulmans » impliquant de faitqu’une minorité de citoyens non musulmans attend d’y être traitéeégalitairement et équitablement. Beaucoup de musulmans évitent cedébat, préférant affirmer que, par le passé, juifs et chrétiens ont étéaccueillis par les musulmans et n’ont jamais subi de leur part detentative d’extermination, au contraire des juifs d’Europe au cours dela Seconde Guerre mondiale. S’il est vrai que les musulmans, del’Afrique au Moyen-Orient et à l’Asie, ont souvent réussi à vivre enbonne intelligence avec leurs concitoyens hindous, bouddhistes, juifset chrétiens, ou autres, il n’en demeure pas moins que desdiscriminations existent et perdurent. Des minorités se voient

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empêchées de disposer de lieux de culte et de pratiquer leur religion(comme dans les États du Golfe), la discrimination à l’habitat et àl’emploi est réelle (au Moyen-Orient comme en Asie) et les minoritéscitoyennes sont suspectées quant à leur loyauté aux différentspays dont elles ressortissent. L’égalité entre les citoyens n’en est pasmoins un droit et une condition. Elle est un des défis majeurs dessociétés majoritairement musulmanes.

Violence et Terreur

La violence est aujourd’hui partout, au Moyen-Orient et dans d’autrespays d’Afrique et d’Asie. On en vient à croire qu’elle est indissociablede l'islam. Critique que certains balaient en affirmant que ces excèsn’ont rien à voir avec l'islam et que ceux qui s’y livrent « ne sontpas musulmans », mais de simples criminels. D’autres, toutau contraire, assurent que l'islam est « violent par essence ». Cesdeux positions sont également erronées. Là encore, une analyse plusfine s’impose.

On ne peut comprendre la violence qui sévit aujourd’hui sans luiappliquer deux grilles d’analyse, l’une historico-politique, l’autrereligieuse. La violence s’explique à partir d’une successiond’événements historiques (colonisation, relations internationales,intérêts géostratégiques et économiques) qu’il faut mettre enperspective, comme autant de considérations historiques, politiqueset économiques dont il convient de tenir compte. Dans le mêmetemps, loin d’essentialiser l'islam, l’usage qu’en font les acteurs desmouvements extrémistes violents doit être analysé. Prétendre que «cela n’a rien à voir avec l'islam » n’est ni juste ni pertinent, puisqueles acteurs eux-mêmes s’y réfèrent et convoquent des versets et destraditions pour justifier leurs actes de terreur. Une critique rigoureusede cette instrumentalisation du religieux par les mouvementsextrémistes doit être élaborée, mais elle ne sera pertinentequ’accompagnée d’une analyse politique circonstanciée des situationsgéopolitiques respectives. Quelque horreur que nous inspire laviolence, on ne peut ranger dans la même catégorie la résistancearmée à l’oppression, les luttes de libération nationale et les actes deterreur. Aucun historien ou politologue sérieux ne se permettrait cegenre d’amalgame. Pourtant, cette absence de nuance et depondération dans l’analyse est fréquente en Occident. La résistancearmée à l’occupation coloniale, comme la résistance palestinienne

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aujourd’hui, n’a rien à voir avec l’action violente extrémiste qui s’enprend à des civils, comme Boko Haram au Nigeria et Daesh en Syrie eten Irak. Si l’assassinat de civils et d’innocents doit être condamnédans tous les cas et sans compromis, il demeure impératif dedistinguer la nature de la violence lorsqu’elle est provoquée par lecolonisateur ou l’oppresseur.

Les musulmans doivent répondre à ces questions et consentir un vraitravail critique quant à l’interprétation que certains font des Textes.On a pu entendre certains groupes extrémistes faire l’apologie dumartyr en islam. De tels propos sont inconsidérés. Si, pour défendre lajustice, sa foi, sa dignité, sa patrie et ses biens, il peut êtrecompréhensible d’aller jusqu’à sacrifier sa vie dans la résistance àl’oppresseur et aux colonisateurs, il ne peut être question d’inverserl’ordre des choses et, à l’instar de certains groupes extrémistes, decélébrer la mort au point de justifier n’importe quelle horreur. Que cesoit au Nigeria, en Irak, en Syrie, au Liban, au Mali, à Paris ou auxEtats-Unis, cette folie meurtrière ne peut avoir aucunejustification religieuse. Face à ces dérives répétées et multipliées, ilne peut y avoir qu’une condamnation claire et un engagement continudans la critique et la dénonciation.

La vie est sacrée en islam. Les discours mortifères n’y peuvent trouveraucune légitimité. On a souvent prôné la démocratisation del’interprétation des Textes, sans toujours se rendre compte qu’unelecture non informée n’est pas forcément la garantie d’une penséeouverte et libérale. C’est ainsi que des musulmans ordinaires,dépourvus de toute formation (connaissance du Message, mise enperspective des différents versets, contextualisation chronologique,etc.), s’autorisent d’une lecture à la lettre de tel ou tel versetqui parle de guerre ou du fait de « tuer les ennemis » pour considérerqu’une « licence pour tuer » leur a été octroyée par la Révélation. Cerisque n’est pas seulement réel, il est confirmé. Il y a là un défi detaille, et malheureusement pour longtemps.

En situation minoritaire

Certains des défis évoqués dans ce chapitre - notamment l’éducation,le formalisme et l’absence d’esprit critique -concernent tous lesmusulmans à travers le monde. Il est néanmoins des questions plusspécifiquement liées à la situation des musulmans qui vivent dans despays où ils se trouvent en minorité. Leur cas a fait l’objet d’un travail

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juridique impressionnant au cours des siècles, de façon plusdynamique encore depuis deux générations. Des savants (‘ulama) etdes juristes (fuqahà '), individuellement ou par le biais de conseilsinstitués, ont étudié ces situations et analysé leurs diversesretombées sur un certain nombre de questions juridiques. De l’Asie àl’Afrique, en passant par l’Amérique du Nord, l’Europe ou l’Australie,des réflexions ont été menées pour adapter l’approche juridique auxdifférents contextes, certains savants ayant même évoqué un « droit »et une « jurisprudence des minorités » (fiqh al-aqaliyydat).

Situation nouvelle ?

Les débats liés à la présence nouvelle des musulmans en Occident ontfait dire à certains universitaires, chercheurs et commentateurs que lasituation était originale pour les musulmans qui, historiquement, nes’étaient jamais trouvés en situation de « minorité religieuse ». Cetteaffirmation ne correspond en rien à la réalité. Depuis l’originede Yislàm, au contraire, une telle expérience s’est renouvelée à detrès nombreuses reprises. Le fait d’être minoritaire est connu depuisdes siècles, de la présence des musulmans en Abyssinie, à l’époquede la Révélation, jusqu’aux pays africains, en Inde, en Chine et dansbien d’autres nations d’Asie et du Moyen-Orient même. Des juristesont formulé de nombreux avis juridiques (fatàwâ) à ce sujet dès le ixcsiècle, puisqu’on en trouve au Moyen-Orient, en Asie et déjà enAndalousie. Cette situation n’est donc pas nouvelle et la littératuresavante sur les questions relatives à la gestion des affairesmusulmanes en situation de minorité numérique est ancienne et trèsriche.

Le fait nouveau, avec l’installation des musulmans en Amérique duNord (Etats-Unis, Canada et Québec), en Europe (surtout à l’Ouest,puisque la présence des musulmans à l’Est est millénaire) ou enAustralie et en Nouvelle-Zélande, tient en réalité à deux phénomènes.D’abord, l’arrivée massive des musulmans entre les deux guerresmondiales, exponentielle à partir des années 1950, leur a donné unevisibilité assez inattendue, littéralement surprenante, voirechoquante pour certains. Ensuite, toutes ces sociétés, passées par lasécularisation, ont institué, à divers degrés, un cadre juridique laïqueécartant peu ou prou la religion du traitement des affaires publiques.Les musulmans minoritaires d’Afrique, du Moyen-Orient ou d’Asievivaient encore dans des sociétés où les références religieuses et

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spirituelles participaient de la vie publique et quotidienne.

En Occident — comme en Chine avec l’imposition de l’athéisme d’Etat-, cette situation a nécessité un double travail pour répondre auxbesoins des musulmans : penser la référence musulmane dans dessociétés laïques et proposer une orientation juridique adaptée à cetteprésence musulmane qui se compte désormais en millions. Laproduction et l’évolution des propositions, au cours des cinquantedernières années, ont été impressionnantes. Il est paradoxalde constater que les savants musulmans traitant des minorités dansles sociétés du passé, qui identifiaient les individus selon leurappartenance religieuse, n’ont jamais parlé de « fiqh des minorités »et développaient une réflexion juridique à partir de la méthodologiegénérale. Le concept de « fiqh des minorités » est apparu pour traiterde ces questions dans des sociétés qui, au nom de la laïcité,stipulent une citoyenneté commune et égalitaire, où la religionn’a aucun impact sur le statut, les devoirs et les droits des citoyens.Le concept, de fait, est problématique, et certains l’ont critiqué, car ilne rend pas compte du statut juridique des citoyens occidentaux deconfession musulmane. Il n’existe pas, somme toute, de « citoyennetéminoritaire ».

Ce qui est « islamique » et ce qui ne l’est pas

L’installation rapide des musulmans, à partir des années 1950, n’a pasété visible immédiatement car ils étaient souvent regroupés soit dansles « inner cities » des pays anglo-saxons, soit à la périphérie, dansdes quartiers isolés ou des banlieues. Les nouveaux arrivants, commed’ailleurs les pays d’accueil, pensaient que leur présence ne dureraitque le temps d’accumuler assez d’argent pour retourner dans leur paysd’origine. La naissance d’enfants et la constitution de familles, leregroupement familial et l’acculturation ont rendu ces projets deretour presque toujours impossibles, de sorte que le temporaire estdevenu définitif. Les immigrés sont devenus des résidents, puisles résidents des citoyens.

Longtemps, les juristes ont conseillé aux musulmans de ne pasprendre la nationalité de pays qui n’étaient « pas les leurs » et qu’illeur faudrait un jour quitter pour « rentrer chez eux ». L’expériencehistorique de l’installation en Occident a incité lesdits juristes àreconsidérer leur jugement et, passé une génération, à formuler unavis exactement opposé : prendre la nationalité du pays était somme

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toute préférable, pour protéger ses droits et devenir un acteur positifdans la société considérée.

Les deuxième, troisième et même quatrième générations, danscertains pays tels que la France, la Belgique ou l’Angleterre, sont néesen Occident avec le statut de citoyens. Avec le temps, elles se sontéloignées des inner cities, des quartiers ou des banlieues danslesquels leurs parents étaient installés et vivaient isolés (doncinvisibles). Cette nouvelle visibilité de l'islam, incarnée surtout parde nombreux jeunes dans les écoles, les universités et tous les corpsde métier, a pu donner l’impression que leur présence était nouvelle,massive et menaçante, alors que la présence (invisible) de leursparents remontait à une ou deux générations déjà.

Dans les faits, cette présence des enfants apportait la preuve que l’«intégration du fait religieux » n’avait pas posé de problème et qu’elleétait plutôt un succès historique, puisque le processus se normalisaitsans heurts. Néanmoins, la conjonction historique de cettevisibilité massive, surprenante, de nouveaux citoyensmusulmans, d’une part, et de problèmes sociaux liés aux conditionsde vie des inner cities, des quartiers et des banlieues (où la majoritédes jeunes vivait encore), d’autre part, a produit une confusion dansles analyses. On s’est empressé d’expliquer la marginalisation, ladélinquance et les ruptures sociales par l’identité musulmane desjeunes qui les subissaient. Ainsi, des Etats-Unis au Canada et del’Europe à l’Australie, l'islam, et la « non-intégration » desmusulmans expliquaient la persistance de l’échec scolaire, desfractures sociales, de la délinquance, etc.

L’étude sérieuse de ces situations prouve qu’elles n’ont pas à voiravec l'islam et relèvent des politiques publiques et de l’« intégrationpar le social », vis-à-vis desquelles la référence à l'islam, secondaire,sert souvent de prétexte pour masquer l’incurie des Etats ou desautorités locales. Nombre de juristes et de représentants musulmanstombent eux-mêmes dans ce piège et ont tendance à « islamiser » ouà « ethniciser » les problèmes sociaux. Ce faisant, ils ne parviennentqu’à ajouter à la confusion des débats, alors qu’il importe ici de parlerd’égalité des chances, d’accès à l’éducation, à l’habitat et à l’emploi,de lutte contre le racisme (informel et structurel) et de justice sociale.

L ’identité et l’espace

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Il n’en faut pas conclure que 1 ’ islam, en tant que religion et cadre deréférence, ne pose aucun problème dans des sociétés de régimelaïque, où la majorité des concitoyens sont d’autres confessions, ousans confession. La première question qui se pose est celle del’identité, du simple fait que les musulmans sont forcémentinterpellés par un environnement qui leur demande de se définir.A cause de leur nouvelle visibilité aux yeux de leurs concitoyens, lesnouveaux arrivés, hier perçus comme pakistanais, africains, turcs ouarabes, deviennent désormais et avant tout des « musulmans », à quiil paraît légitime de demander, dès lors qu’ils se sont installés enOccident, s’ils sont d’abord américains, britanniques, français oumusulmans. Beaucoup, par fierté ou dépit, répondent soit qu’ilssont d’abord musulmans, revendiquant ainsi leur différence, soit qu’ilssont américains ou européens, parfois par crainte de la stigmatisationet du racisme.

Cette « assignation à l’identité » est un leitmotiv des débatspolitiques en Occident. Les musulmans se trouvent souvent piégés parla nature binaire de questions révélatrices d’une perception qui lesidentifie d’emblée comme « autres », dans un climat général quipousse parfois les Occidentaux musulmans à intégrer ce sentimentd’altérité.

Or, nul n’a une identité unique. Tout individu à des identités multiples(femme, homme, noir, blanc, juif, chrétien, musulman, canadien,belge, indien, etc.), prioritaires ou non selon le contexte. Devantl’urne, on se sentira d’abord allemand ou suisse ; face à la mort,d’abord athée ou croyant. Ces identités se complètent ets’harmonisent selon les contextes, elles ne se contredisent pasforcément. Les musulmans en situation de minorité religieuseont besoin de dépasser la crise de confiance qui les faitdouter (souvent à cause de la pression environnante) de leur capacitéet de leur droit à revendiquer une multitude d’identités.

Il en est de même de la définition du lieu de vie. Pendant des siècles,les savants musulmans ont divisé le monde en « maison (ou espace)de l'islam » ( dâr al-islàm*) et « maison de la guerre » (dâr al-harb*).Ces notions, quoique non coraniques, permettaient de distinguerles sociétés dans lesquelles les musulmans étaient en sécurité (ou aupouvoir) de celles où leur survie était en jeu. Ces notions sontaujourd’hui caduques, de nombreux savants ayant mis en évidencequ’elles ne rendent plus compte de la réalité. En effet, les musulmans

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sont parfois plus en sécurité, pour ce qui est de leur liberté deconscience et d’expression, dans les sociétés occidentales quedans les sociétés majoritairement musulmanes. Commentdonc nommer ces sociétés ? Le monde globalisé a fait voler en éclatsles anciennes catégories. Ce monde est devenu, pour toutes lesnations, un espace global de témoignage (dâr al-shahàdah*). Laperception binaire étant dépassée, il appartient à chaque musulmaneet à chaque musulman, où qu elle ou il vive, de témoigner de sa foiet de ses principes éthiques en devenant un citoyenengagé, connaissant ses devoirs et ses droits, acceptant sa culture eten y promouvant le bien.

l'islam est une religion occidentale et les cultures occidentales sontdésormais des cultures de l'islam. Les Occidentaux musulmans sontdes témoins de leurs principes, comme le sont les juifs, les chrétiens,les hindous ou les bouddhistes, ou encore les agnostiques et lesathées (de leur philosophie de vie). Avec les multiples identités deces musulmans, nourris de cultures qui sont désormais les leurs, leurdéfi consiste à rester fidèle à leurs principes sans se construire contrel’environnement social, politique et médiatique, même si ce dernierleur demeure, pour un temps, hostile. C’est cette expériencehistorique que les Occidentaux musulmans vivent aujourd’hui.

Rappelons, au passage, que les citoyens d’Europe orientale,européens et musulmans depuis des siècles, ont assumé tous leurshéritages culturels aux influences historiques multiples, sans oublierleurs références musulmanes. La richesse de l'islam européen desBalkans est souvent négligée, comme on oublie la profondeurde l'islam d’Andalousie. Plus près de nous, l'islam pratiqué par lesAfro-Américains et les conversions par milliers que l’on observe enOccident obligent à repenser le schéma binaire d’opposition desidentités, plus spécifiquement de la culture occidentale et desprincipes islamiques. Accéder à la multiplicité des identités dansl’espace unique et commun du témoignage exige l’étude, la confiance,la participation et la contribution.

La contribution : bien au-delà de l’intégration passée - et dépassée—, tel est donc le défi des générations présentes et à venir.

Communauté, communautarisme et « infidèles »

Les musulmans, qui parlent beaucoup de « communauté » (ummah),

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donnent souvent l’impression qu’ils ne se définissent que par et danscet ensemble. Certains courants littéralistes et traditionalistes leprésentent et le vivent ainsi : les musulmans, faisant partie d’unecommunauté spécifique, doivent absolument se distinguer et seséparer de « ceux qui ne sont pas musulmans ». Pourtant, la notionde communauté (ou $ ummah) n’a jamais eu cette connotationrestrictive.

L’ummah peut se comprendre à deux niveaux différents : sur le plande la foi, elle est une communauté spirituelle, dont les fidèlespartagent la religion, le rite et les aspirations vers le Transcendant.Cette ummah spirituelle vibre d’un élan commun, d’une communion,par exemple pendant le mois du Ramadan ou lors du grandpèlerinage. Toutes les religions et les spiritualités connaissentcette dimension de communion spirituelle qui communiqueune énergie contagieuse à chaque fidèle.

L "ummah est aussi une communauté de principes partagés. Elle peutdépasser les seuls musulmans, voire se retourner contre eux s’ilsvenaient à les trahir. Le Messager, à Médine, avait considéré que lesjuifs faisaient partie de sa ummah et avaient donc les mêmes devoirset les droits que les musulmans. En sus, la Révélation exige desmusulmans, au nom des principes supérieurs, de lutter contreles musulmans qui se révéleraient des oppresseurs : « Et sideux groupes de croyants [musulmans] sont en guerre, établissez

la paix entre eux. Mais si l’un d’eux transgresse [est injuste], alorscombattez l’agresseur jusqu’à ce qu’il s’incline devant l’ordre de Dieu[la justice]. S’il s’y conforme, réconciliez-le avec justice et équité carDieu aime les êtres équitables5. » Dans le même esprit, le Messageravait affirmé : « Aide ton frère, qu’il soit juste ou injuste ! » Al’intention d’un compagnon qui s’interrogeait sur la nature du soutienà offrir au frère injuste, le Prophète ajouta : « Empêche-le [le frèreinjuste] d’accomplir son injustice, ce sera ton soutien à son égard6 ! »

Il ne peut donc jamais être question de revendiquer des principes oudes législations particulières ou d’affirmer : « Avec ma communauté,dans le juste ou l’injuste ! » La communauté de principes s’oppose àtoute tentation d’enfermement, d’appartenance aveugle ou decommunautarisme revendiquant des traitements différenciés oudes privilèges. Au contraire, elle exige un regard critique et ouvert qui

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sache voir et respecter la justice chez les personnes d’autresconfessions et condamner l’injustice quand elle est le fait decoreligionnaires. La communauté de foi s’élargit à la communauté desprincipes et interdit les isolements : l’appartenance à une collectivitéhumaine, quelle qu’elle soit, nationale ou culturelle, sera régulée parles principes et les lois communes au nom même de la foi, qui agitcomme un supplément de conscience pour le respect desdits principes.

Cette perspective donne une tout autre acception à la notion de kâfir(plur. kujfâr), souvent traduite inadéquatement par « infidèle », quecertains musulmans utilisent de façon dépréciative pour désigner lespays occidentaux (pays des kujfâr) ou leurs concitoyens d’autresconfessions

(ou sans confession), voire pour les insulter. Cette notion a un sensnormatif. Elle définit tous ceux qui, en connaissance de cause, nientDieu et/ou la vérité de la dernière Révélation et de la mission duMessager. Elle n’est ni une stigmatisation ni une insulte et doit êtreemployée avec beaucoup de précautions car il est très difficile desavoir si une personne nie en toute connaissance de cause oupar ignorance (auquel cas on ne peut donc pas parler de négationconsciente). De plus, la Révélation indique clairement quelle relationentretenir avec les négateurs de la religion (qui la rejetteraient doncen connaissance de cause) : « A vous votre religion, à moi la mienne7.» Le principe de la liberté de conscience, nous l’avons dit, est associéà l’exigence de justice pour tous, sans distinction de religion, decouleur ou de statut. Le refus de l’enfermement communautaire estdonc une exigence impérative.

Le cadre légal et le récit commun

Depuis plus de trente ans, un important travail juridique a été produitpar les juristes (fuqahâ') quant à la relation des musulmans avec leursnouvelles sociétés occidentales. Ils se sont parfois inspirés dupluralisme des autres sociétés d’Europe de l’Est, d’Afrique ou d’Asie,où le « vivre ensemble » a été possible pendant des siècles. Desavis juridiques successifs ont grandement renouvelé la compréhensionque les musulmans avaient de la laïcité, de l’identité, de lanationalité, de la citoyenneté, du rapport à la loi et de la loyautépatriotique. À l’exception des courants littéralistes et traditionalistes,qui restent minoritaires sur ces questions, la grande majorité des

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savants et des Occidentaux musulmans ordinaires ont développé uneréflexion ouverte et sereine sur ces questions et considèrent que rienn’empêche les musulmans de vivre et de respecter le cadre laïque,d’être des citoyens loyaux à leurs pays et de se sentir appartenirculturellement à leurs pays respectifs. Même si, au gré descontroverses, politiques et médias alimentent les perceptionsnégatives et nourrissent les enfermements identitaires, l’évolution dela conscience musulmane occidentale est patente, et positive. Laprésence des citoyens musulmans à tous les échelons desformations scolaires et universitaires, dans tous les corps demétier, dans les médias et les partis politiques, dans la culture et lesport, est un fait observable et acquis. Face aux crises et auxprovocations, des caricatures danoises aux propos provocateurs etislamophobes de certains intellectuels, politiques et journalistes, leurréaction est très majoritairement calme, critique et posée, àl’exception de certains groupuscules dont le comportement violent ethors norme prouve l’adhésion de l’immense majorité aux débatssereins et responsables. En cela, ils sont en phase avec les idéauxdes sociétés plurielles, qui exigent une loyauté responsableet critique.

Il faut pourtant aller plus loin que le respect du cadre juridique enaccédant à ce que nous avons appelé l’exigence des « trois L » :connaissance de la Langue du pays, respect des Lois et Loyautéenvers la société. Aujourd’hui, l’atmosphère généralement hostile àVislam, le discours politique et médiatique insistant sur l’altérité desmusulmans, la normalisation du racisme antimusulman(islamophobie) sont autant de phénomènes qui ont un impact mêmesur l’application égalitaire du droit ou la reconnaissance de lacitoyenneté pleine et entière des musulmans. On en vient à sedemander si une nouvelle catégorie n’aurait pas vu le jour concernantles musulmans, certes nantis de la nationalité du pays, mais encoretrop musulmans et informellement « étrangers » pour être vraimentcitoyens. Des « citoyens étrangers » en somme.

Il est encore bien difficile, dans ces conditions, de se sentir chez soien Occident, de développer un véritable sentiment d’appartenance nonseulement dans le respect des lois de l’Etat, mais comme partieprenante de la narration et du récit communs (selon la notion anglaise: common narrative) du pays, de la patrie, de la nation. C’est l’un desgrands défis des musulmans en Occident. Il consiste pour eux, au-

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delà de tous les obstacles, à devenir des acteurs apportant une valeurajoutée à l’avenir des sociétés où ils vivent (comme ils ont su l’êtreen Afrique et en Asie, même en situation de minorité religieuse). Ilest l’heure non plus de s’intégrer (ce stade étant désormais acquis etdépassé) mais de contribuer à l’organisation et à la réforme dessociétés, pour le bien-être de tous. Pour les musulmans,paradoxalement, cela implique de parler moins à)islam, de sortir del’obsession et de l’assignation identitaires, d’être capables des’intéresser à la dignité et au bien public de leurs semblables(leurs concitoyens et tous les êtres humains, quelle que soitleur croyance), à l’éducation, à la justice sociale, aux droitsdes femmes, à la lutte contre tous les racismes, aux migrations, àl’environnement, à la culture, aux arts, etc. Plus qu’une révolutionintellectuelle, il s’agit d’abord d’une révolution psychologique qui naîtde la conscience qu’une valeur, une action ou une œuvre fidèle àl'islam ne l’est pas en raison de l’adjectif « islamique » qu’elle peutappeler (ou parce que son auteur est musulman), mais du fait desprincipes, de l’éthique et des finalités qu’elles portent. Cette «révolution de confiance » ouvre la conscience croyante vers le mondeet vers l’humanité, avec une exigence éthique résolumentuniversaliste car profondément sereine.

1Les Arabes ne représentent que 30 % des musulmans du monde,contrairement à l’opinion commune.

2Malek Bennabi (1905-1973), Vocation de l’islam, Éditions Albouraq,2006.

3Ce terme est aujourd’hui utilisé dans la plus grande confusion. On nesait plus très bien de qui et de quoi l’on parle. Les organisations ditesislamistes ne sont pas d’accord entre elles sur les moyens etles objectifs de l’engagement politique, quand elles ne sont pasradicalement en désaccord. Considérer qu’elles sont toutes «islamistes », sans autre nuance et sans les qualifier plus avant n’aidepas à comprendre les acteurs et les enjeux politiques contemporains.

4Voir à ce sujet notre réflexion dans Z 'Islam et le réveil arabe,Presses du Châtelet, 2011, chapitre 4, p. 155-213.

5 Coran : sourate 49, verset 9.

6 Hadïth rapporté par al-Bukhàrî.

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7Coran : sourate 109, verset 6.

8Coran : sourate 10, verset 99.

9Ibn Hishâm, op. cit. vol. 6, p. 75-76.

10 Islam et « valeurs occidentales »

Les stéréotypes sur l'islam sont nombreux. L’Europe n’a pas peucontribué à le présenter comme « l’Autre ». Au Moyen Âge, l'islamétait la religion de la permissivité et de la luxure

Conclusion

Au terme de ce voyage d’initiation, le lecteur aura pu, nous l’espérons,acquérir une meilleure connaissance de l'islam comme religion etcomme civilisation. Il nous a paru important de mettre en évidence lecorps des principes et des rituels qui unissent les musulmans,sunnites, chiites ou ibàdites, tout en relevant la diversité desinterprétations, des écoles de droit et de pensée, de même que lesdivers courants. La civilisation islamique a connu des âges d’or et despériodes plus sombres, des temps d’épanouissement et des siècles decrise. En rédigeant ce court traité, nous n’avons voulu éviter aucunequestion et n’avons pas cherché à nier les contradictions entrela noblesse des principes et les comportements parfois moins dignesdes musulmans.

On aura compris que l’univers de référence islamique est constituéd’une terminologie et de notions qu’il faut appréhender dans unsystème de valeurs cohérent. Le seul exercice de traduction d’unelangue à une autre ne suffit pas, encore faut-il comprendre commentles notions s’agencent et s’éclairent les unes les autres. Les piliersde la foi et de la pratique, avec le corps des obligations et desinterdits, permettent d’accéder au cadre strictement religieux qui estaussi une source d’inspiration pour les juristes, les philosophes, lesmystiques, comme pour les architectes, les artistes, etc. Ces derniers,au gré des évolutions historiques, produisent des œuvres inspirées parles principes et les finalités de Message, qui viennent nourrir lapensée, les sciences, les cultures et les arts. C’est ainsi que l’oncomprend mieux le sens de la Voie (shari'ah) qui est, nous l’avons vu,autrement plus ouverte à l’intelligence et à la créativité humaines queles interprétations littéra-listes, traditionalistes et dogmatiques le

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laissent entendre.

Une meilleure connaissance de l’histoire de l'islam, de ses différentesphases, de l’apport des savants, penseurs, philosophes et artistesmusulmans devrait être également de nature à ébranler les certitudesavancées par certains penseurs ou commentateurs sur l’impossibilitépour Y islam, par nature, de promouvoir la rationalité, lepluralisme, les sciences et la philosophie. Il ne faut rienessentialiser, ni pour le meilleur, en se bornant à faire l’apologiedes grandes valeurs de la religion ; ni pour le pire, en diaboli-sant, surle mode islamophobe, Y islam en soi, sans nuance nicontextualisation. Nous n’avons eu d’autre objectif, à chaque étape decet ouvrage, de rappeler les principes, de mettre en évidence ladiversité d’opinions et même les défaillances et les contradictionsdécelables dans l’éducation islamique ancienne et contemporaine,comme dans l’application des enseignements et des règles.

A l’attention des lecteurs bouddhistes, hindous, juifs, chrétiens, sansconfession et de tous les autres, ces pages n’ont eu d’autre prétentionque d’éclairer la curiosité de quiconque est désireux de comprendre,simplement mais sans simplisme. Pour les musulmans, elles sevoudraient en outre un appel à une compréhension plus profonde et àl’autocritique. Trop souvent, au cours de l’Histoire, il est apparu queles musulmans avaient eux-mêmes négligé, perdu, voire trahi, legénie de Y islam. À cause du manque de confiance en soi, du déficitd’énergie et de créativité intellectuelles, de la prédominance dulittéralisme, du traditionalisme et de l’enfermement dans l’imitation etla répétition (taqlid), ou encore par la faute de lacolonisation intellectuelle, coincés entre l’idéalisation du passé,l’impuissance du présent et l’espérance d’un meilleur avenir ; à causede tous ces facteurs, les musulmans traversent une triple crise deconfiance, de l’intelligence et de l’autorité. Retrouver le chemin de laVoie, de façon holistique, exige une révolution intellectuelle etpsychologique. Elle commence par une réconciliation : retrouver lacompréhension des Textes et leurs finalités, donner la place centralequi lui revient au sens des pratiques et des règles, s’ouvrir à tout ceque le patrimoine de l’humanité a produit pour le bien commun en lefaisant sien. L'islam attend des musulmans qu’ils retrouvent, avectoute leur foi et leur intelligence, le sens du Message, sa forcespirituelle, sa défense de la liberté, son invitation à la connaissance,son appel à être des témoins devant les Hommes et à

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servir l’humanité entière.

Nous avons abordé plusieurs questions sensibles. Sans camper sur ladéfensive ou l’apologétique, il était nécessaire et légitime de répondreaux questions les plus fréquentes concernant Yislam et lesmusulmans. Ces analyses ont été sciemment intégrées à laprésentation générale et mises en perspective en leur donnant leurjuste place au cœur de l’ensemble du système de valeurs islamiques.Il n’a pas toujours été loisible de traiter chaque question de façonexhaustive, mais cette introduction n’avait d’autre prétention que delivrer les premières clés de compréhension. Ceux qui voudraientpousser l’analyse liront des ouvrages spécialisés sur chacun des sujetsque nous avons abordés. Il n’est pas toujours aisé d’évoquer en peude mots des questions complexes qui nécessitent une triple mise enperspective historique, juridique et théologico-philosophique. Nousavons fait de notre mieux pour rendre ce livre accessible au plus grandnombre. Quiconque s’apprête à refermer ce livre avec lesentiment d’avoir mieux compris et la certitude d’avoir encoreà comprendre nous aura offert l’humble satisfaction d’une missionaccomplie.

ANNEXES

I- Dix choses que vous pensiez savoir SUR l'islam

Nombre d’idées reçues courent sur l'islam. Avec le temps, au grédes événements historiques et des controversesmédiatiques, préjugés et stéréotypes se sont répandus parmi lesmusulmans eux-mêmes. Certains, croyant connaître l'islam etmaîtriser leur sujet, répètent ces « vérités » et ces « évidences »,contribuant à répandre préconceptions et idées reçues. Que savez-vous vraiment et que croyez-vous savoir ? Question pertinente, àlaquelle l’exercice qui suit devrait vous permettre d’apporterquelques réponses.

1. Shari'ah

Dans de nombreux livres de vulgarisation et dans les médias, la shari'ah est devenue une notion négative et effrayante. On y voitl’application de la législation islamique, présentée comme la « Loi deDieu » et réduite au code pénal, avec son lot de punitions inhumaines: la main coupée des voleurs, les châtiments corporels et la lapidation

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de l’homme et de la femme adultères (que l’on croit, à tort, réservéeaux seules femmes, à partir de la représentation biblique). Il estexact que des Etats et des groupes musulmans violents etextrémistes, affirmant appliquer la sharî ah, ont déployé un arsenal delois et de punitions répressives. Nous les condamnons. La notion deshari 'ah, qui a de nombreuses définitions selon les domainesd’études, signifie littéralement « le chemin qui mène à la source d’eau

[pure, destinée à être bue] ». Elle représente la Voie à suivre pourrester fidèle aux principes et aux finalités du Message islamique. Ellecommence avec la relation d’intelligence et de cœur avec Dieu, laréforme de soi, la bonne compréhension du credo et des rituels et, surles plans individuel et collectif, par la promotion de l’éducation, del’usage responsable de sa liberté, de l’égalité des êtres humains, dela justice sociale et de la quête de la paix intérieure, sociale etinternationale.

2. Jihàd

On ne compte plus les livres où 1 e. jihàd est présenté comme la «guerre sainte » des musulmans. Il serait pour eux ce que lesCroisades furent pour les catholiques. Or, jihàd signifie littéralement «effort » ; il désigne tout ce qui est fait pour résister aux tentations ouétats négatifs qui habitent les êtres humains ou qui les environnent,d’une part, et pour promouvoir le bien, se réformer et réformer leurenvironnement, d’autre part. Il s’agit donc d’un double mouvement derésistance et de réforme : il existe un jihàd spirituel contre l’ego etl’arrogance, des jihàd contre la pauvreté, le racisme ou lacorruption, comme il existe des jihàd pour l’éducation, la justicesociale, l’égalité et la paix. Sur les quatre-vingts acceptions dumot, une seule réfère à la guerre (qitâî) et qui impose desconditions strictes : la guerre n’est autorisée que dans la légitimedéfense, si l’on est agressé ou colonisé, par exemple. Les armes dela défense doivent alors correspondre à celles de l’agresseur etle conflit doit s’arrêter aussitôt que l’agression a cessé. Jamaisune guerre ne peut se justifier pour exploiter, coloniser, s’accaparer lesterres d’autrui ou ses richesses, encore moins pour imposer laconversion. Le verset coranique est très clair : « Si ton Seigneur l’avaitvoulu tous les Hommes de la terre auraient cru, tous sans exception.Est-ce donc à toi à contraindre les gens jusqu’à ce qu’ils croient8 ? »Par ailleurs, l’éthique de la guerre de légitime défense est exigeante :

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on ne peut s’en prendre aux femmes, aux enfants, aux religieux et auxcivils (la notion de « dommages collatéraux » est inopérante etinacceptable). En outre, la Nature (les animaux, les arbres et lesplantes) doit impérativement être préservée.

3. Les Messagers

On sait l’attachement des musulmans au Prophète Muhammad. Lesdiverses controverses autour des caricatures au Danemark, en Franceou ailleurs ont fortement affecté leur perception. Des manifestationsviolentes ont eu lieu, des attentats ont été perpétrés, des menacesont été proférées parce qu’on avait osé « toucher au Prophète deVislam ». Les musulmans sont appelés à respecter et à aimer ledernier des Messagers, mais ils doivent éviter de le sacraliser, voired’en arriver à des attitudes excessives d’adoration émotionnelle. Dèssa mort, son plus fidèle ami Abu Bakr avait prévenu : « Que ceuxd’entre vous qui adoraient Muhammad sachent que Muhammadest mort, quant à ceux qui adoraient Dieu, qu’ils sachent que Dieu estle Vivant, qui jamais ne meurt9. » Les musulmans respectent tous lesProphètes et Messagers. La position majoritaire stipule qu’on ne lesreprésente pas, ni par le dessin ni par la sculpture, précisément pouréviter les tentations idolâtres qui finiraient par prendre le Messagerpour objet de l’adoration, au lieu du Dieu unique. L'islam reconnaîtdonc et enseigne le respect égal de tous les Prophètes : Noé,Abraham, Moïse, Jésus, Muhammad et tous les autres, cités ou nondans les sources scripturaires. Ce respect ne justifie pas lesréactions excessives, parfois hystériques et violentes, de certainsmusulmans quand des caricatures sont publiées et/ou despropos irrespectueux proférés. La distance intellectuelle critique estla meilleure réponse qui, avec calme et confiance, évite l’émotivitéaveuglée et, avec sagesse, ne réagit pas aux provocations.

4. Allah, religion et culture

Au xviiic siècle, en Europe, on présentait « Allah » comme le « dieudes Arabes » et l'islam était de fait « la religion des Arabes ». Onignorait même que les Arabes chrétiens prient Dieu et le nomme «Allah » dans leur langue. Tout ce qui concernait l'islam étaitreprésenté à travers le prisme de l’Orient et de ses cultures. Il est vraipar ailleurs que beaucoup d’éléments culturels des sociétés du Sud

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ont été intégrés aux modes de vie des pays majoritairementmusulmans. Il en est résulté deux phénomènes : le premier est laconfusion, chez les musulmans eux-mêmes, entre ce qui provient desprescriptions religieuses islamiques extraites des Textes et levêtement culturel que lui ont octroyé les premières sociétés où celles-ci ont été comprises et appliquées ; le second tient au sentiment quela fidélité à l'islam reviendrait à rester ou à devenir plus oriental. Or,les principes, les rites et les objectifs de l'islam se marientavec toutes les cultures, ce qui en fait d’ailleurs un Message àvocation universelle. Etre musulman et américain, africain,arabe, asiatique ou européen n’est nullement contradictoire, maisle résultat de la rencontre entre un corps unique de principes et derituels, d’une part, et la diversité des cultures, d’autre part. Vislamoccidental est donc un isldm fidèle aux Textes du point de vue ducredo, du rituel et des prescriptions, tout en faisant sienne lescultures occidentales. Le processus n’est pas nouveau, puisque l’onconnaît l'islam indien, africain, arabe, etc. Il s’agit d’un seul et mêmeisldm, avec la diversité de ses cultures. Il appartient aux musulmans,dans leurs cultures respectives, de distinguer ce qui est compatible ounon avec leur foi et leurs principes, de l’intérieur, dans la sélection etla nuance, non dans le rejet, la diabolisation et la condamnationgénérale. 10

abhorrées par l’Église catholique, avec sa morale sexuelle stricte etpuritaine. On reconnaissait qu’il avait été une source de savoir ensciences, en philosophie et dans les arts, mais on affirmait que lessavants arabes et les musulmans n’avaient été que des traducteurs,des transmetteurs qui s’étaient bornés à restituer à l’Europe l’héritagegréco-romain qui lui appartenait en propre. Aujourd’hui encore, onrépète que l'islam se distingue par le retard de son aggiornamentoreligieux, son rapport difficile à la raison, aux sciences, aux libertés.Quant à sa morale sexuelle, inversement à ce que l’on affirmaitau Moyen Age et au début de la Renaissance, elle se caractériseraitpar l’enfermement, les carcans et les interdits de toutes sortes. Laperception a changé, mais la constante a toujours été de maintenirl’altérité de l'islam. Aujourd’hui, affirmer que l'islâm a un problèmeavec la raison, la liberté et le progrès, qui seraient autant de «valeurs occidentales », est presque une évidence pour nombred’intellectuels, de politiques et de journalistes. Une simple étude del’Histoire du vm' au xnT siècle, jusqu’au XVe siècle en Andalousie etau xvi' siècle dans l’Empire ottoman sous le règne de Süleyman le

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Magnifique, est déjà de nature à remettre en cause cetteessentialisation tronquée de l'islâm. Un tel examen prouve, desurcroît, que l'islâm a participé à l’évolution des savoirs dans lemonde, que la rationalité y a toujours été célébrée et que l’humanitélui doit beaucoup en termes de progrès intellectuels, scientifiqueset technologiques. Les valeurs que l’Occident s’est appropriées ne luiappartiennent pas en propre et sont partagées par de nombreusesautres civilisations, dont l’Islam. Enfin, on aurait tort de ne pasreconnaître les contributions intellectuelles et scientifiquescontemporaines des musulmans à travers le monde (sciences,médecine, économie, sociologie, anthropologie, etc.).

6. Fatalisme et in shà Allah

La meilleure preuve que les musulmans sont fatalistes repose dans laformule bien connue : in shâ Allah (« S’il plaît à Dieu »).

Elle démontre qu’ils s’inscrivent dans le temps de l’Histoire non pasvraiment en sujets libres, mais plutôt dépendants de la volontédivine, victimes d’une conception paralysante du déterminismehistorique que des penseurs des Lumières, en France, en Allemagne,en Angleterre, avaient déjà relevée, analysée et critiquée. Cettereprésentation confirmait que les musulmans, par l’essence même deleur religion, ont un « problème » avec l’idée même de « sujet libre »qui raisonne, cherche et s’émancipe par la découverte et le savoir.Pourtant, la formule « in shâ Allah » est le contraire d’une incitationau fatalisme ou à la passivité. L’ensemble du Message de l'islam,dans le Coran et les traditions prophétiques, invite les musulmans àse savoir seuls et responsables devant Dieu, libres et agents de leursactes, avec l’obligation de se mettre en quête du savoir et d’agirpour le bien. « In shâ Allah », en ce sens, représente la formulede l’humilité spirituelle du croyant, acteur et actif dans sa vie et dansl’Histoire. Ce dernier sait qu’il doit agir, donner de sa personne, faireles efforts nécessaires, acquérir les connaissances requises pourréaliser ses projets ou pratiquer son métier ; il sait aussi, néanmoins,que, comme il assume sa responsabilité et son pouvoir, le résultatultime n’est pas entre ses mains. En ce sens, « in shâ Allah » ne peutpas, jamais, servir de justification au fatalisme passif : la formuleexprime bien plutôt la nécessaire humilité spirituelle du sujet libre etconscient de devoir s’engager, jusqu’au bout de ses capacités, àacquérir du savoir pour se réformer et réformer le monde qui l’entoure.

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7. Polygamie

Les débats sur la polygamie ne sont pas nouveaux. La seule présencede cette notion en islam est la preuve, une de plus, qu’il ne connaîtpas l’égalité des sexes et a bien « un problème » avec le droit desfemmes. À l’époque de la Révélation, les Arabes pratiquaient lapolygamie et aucune limite n’était fixée au nombre d’épouses. On saitque certains interdits, recommandations ou obligations (l’alcool, lesintérêts, etc.) ont fait l’objet de plusieurs révélations successivesindiquant une direction, une pédagogie divine, afin d’orienter lesmusulmans vers un but. Les révélations relatives à l’homme, à lafemme, au couple et à la polygamie sont de cette nature. D’abordlimitée à quatre épouses, la polygamie est en outre liée àune situation particulière : la prise en charge des orphelins. Ence sens, elle est présentée comme une tolérance, et non comme larègle qui est clairement la monogamie. Dans les cas où la polygamiepeut être envisagée et tolérée, elle est encadrée par des règlesstrictes de transparence, d’égalité de traitement et de protectionlégale qui imposent, si elles ne sont pas respectées (comme c’est lecas factuellement dans de nombreux pays), de s’en tenir à lamonogamie, par l’injonction même du Coran. Par ailleurs, seloncertains savants, la première épouse peut stipuler dans son contrat demariage qu’elle refuse la polygamie ; elle s’interdit par là à son mari,s’il a accepté les termes du contrat. En conclusion, l'islam a régulécette tolérance, et l’évolution de la Révélation tend clairement àl’établissement et à la défense de la monogamie.

8. La tenue vestimentaire

La notion de pudeur, centrale en islam, concerne les hommes aussibien que les femmes. Il importe de relever qu’il ne s’agit passimplement de pudeur physique, mais d’une certaine conception durapport à soi et à la vie : la pudeur intellectuelle et sentimentale sontles miroirs de ce que la pudeur physique doit être pour tous et toutes.Intellectuellement, sentimentalement et physiquement, il s’agitd’éviter la visibilité superficielle, l’exposition indécente, l’arrogance,l’ostentation et l’égocentrisme. Dans ce sens, quatre critères sont liésà l’être au monde des croyants désireux d’appliquer les principesde l'islam sur le plan plus spécifiquement vestimentaire : enpublic, éviter le vêtement transparent (a) et moulant (b) ; levêtement doit rester discret (c), sans pour autant négliger l’esthétique

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et la beauté (d). Pour les femmes, la prescription porte également surle port du foulard (khimâr), dont on parle beaucoup en Occident. Ilfaut noter que le port du niqâb (le voile qui couvre la face) n’est pasreconnu comme une obligation de l'islam par la majorité des savants.Le khimâr (foulard), au contraire, est bien une prescription, mais il nefait pas partie des obligations essentielles (darüriyât) de l'islam. Ils’agit d’un acte de foi. En tant que tel, il doit donc être et rester pourchaque femme un choix libre dans son parcours spirituel depratiquante. Le principe vaut dans les deux sens : il n’est pas justeislamiquement d’imposer aux femmes de porter le foulard (commec’est le cas dans certains pays, dans certaines communautés oufamilles) ; et il est contraire aux droits de l’Homme de leur imposerde l’enlever contre le choix de leur conscience.

9. L’abattage rituel

De nombreuses organisations de défense des droits des animaux ontcritiqué, en Occident, les méthodes d’abattage rituel, tant juif quemusulman, mettant en évidence le caractère cruel du traitement desbovins, des ovins ou des volailles, puis de leur mise à mort.Autrement plus violentes et choquantes paraissent les méthodesindustrielles que sont l’élevage mécanique, le gavage, le transfert desbêtes dans des conditions souvent scandaleuses, leur traitement dansles abattoirs, les électronarcoses parfois approximatives, l’eauélectrifiée et, à chaque étape, le peu de considération accordé à lasouffrance animale. L’abattage rituel musulman, très exigeant, imposeun traitement exemplaire des animaux de leur vivant. Le Messager ademandé que les animaux soient respectés et bien nourris, que lescouteaux ne soient pas aiguisés devant leurs yeux et, enfin, qu’unanimal ne soit jamais sacrifié en présence d’un autre. Leur épargner lasouffrance est une obligation morale. Rien ne peut donc justifier lasouffrance des animaux : ni l’importance du rituel proprement dit, ni lefait de devoir répondre à des demandes qui se chiffrent en millions debêtes. Les formes du rituel d’abattage sont également très strictes.

La formule : « Au nom de Dieu, Dieu est le plus grand » inscrit cetacte dans l’ordre de l’adoration de Dieu, qui donne autorisation auxHommes de consommer la viande animale. Seule la consommationpermet d’ailleurs l’abattage ; aucune autre mise à mort n’est justifiée.Celle-ci doit être pratiquée de façon experte, avec une techniqued’exécution immédiate et sans souffrance. Il ne s’agit donc pas

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uniquement d’ajouter quelques rituels formalistes aux méthodesd’élevage et d’abattage industriels, lesquelles, de l’avis de tous lesdéfenseurs des animaux, sont indignes et scandaleuses. La viande nedevrait vraiment être considérée comme halàl que lorsque tousces critères ont été réunis, notamment l’exigence d’untraitement digne, de l’élevage à la mise à mort. Trop demusulmans s’en tiennent au formalisme de l’abattage en copiant,voire en multipliant les méthodes industrielles dont l’« habillageislamique » relève surtout de la cosmétique. Quelques formuleset techniques ne suffisent pas à rendre la viande halàl. Desorganisations musulmanes se sont engagées à développer un élevageet une production de viande plus respectueux des normes musulmanes; elles conseillent très justement aux musulmans de se tourner versles méthodes bio d’élevage et d’abattage (qui correspondent auxcritères de l’éthique islamique) et les invitent également à consommermoins de viande, ce qui serait en effet une bonne chose (lapermission n’est pas caution de l’excès).

10. Qui est musulman ?

Les écoles de droit (madhhab) ne sont pas d’accord sur la réponse àdonner à cette question. Toutes conviennent que, femme ou homme,on est musulman dès lors qu’on a prononcé l’attestation de foi («J’atteste qu’il n’est de dieu que Dieu et que Muhammad est SonEnvoyé »), en connaissant son sens et avec la sincérité du cœur. Lamajorité des savants exige que cette attestation soit prononcéedevant deux témoins musulmans et qu’elle soit suivie des ablutionsmajeures (une douche avec des rituels restreints). Ensuite, l’individuest déclaré musulman,

son passé est effacé, donc pardonné. Quant aux musulmans denaissance, l’attestation prononcée à l’âge de raison confirme, par unacte de conscience, leur appartenance première et naturelle à l'islam.Certains ajoutent que ne peuvent être considérés comme vraimentmusulmans que les individus qui pratiquent leur religion (prières,zakât, jeûne, etc.) ou encore évitent les péchés majeurs. D’autresencore, dans les courants extrémistes, considèrent que le soutien àdes dirigeants usurpateurs ou à des despotes (ou simplement lapassivité complice) exclut automatiquement de l'islam les individus enquestion, voire des collectivités entières. Ces dernières positions sontinfondées et reposent davantage sur des lectures littéralistes et

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des considérations idéologiques et politiques. Au demeurant,toute personne ayant formulé l’attestation de foi, avec sonintelligence et son cœur, et qui se sent musulmane, doit êtreconsidérée comme telle, quels que soient sa pratique, soncomportement, ses péchés, ses erreurs ou ses contradictions. Aucuneautorité, aucune institution, aucun savant n’a le pouvoir de « sortir» (takfïr) quiconque de Yislàm. Il est certes possible de juger unpropos, un comportement ou une action, de dire sa compatibilité, ounon, avec les prescriptions de Yislàm, mais non pas de nierl’appartenance d’un individu à Yislàm si celui-ci la revendique. Cejugement ultime - jugement des êtres et des cœurs — n’appartientqu’à Dieu.

II- Bibliographie indicative

(pour aller plus loin)

Coran, nouvelle traduction du sens des versets, traduit par MohammedChiadmi, préface de Tariq Ramadan, Tawhid, 2007.

Libéra Alain de, Penser au Moyen Age, Seuil, 1996

Vitray-Meyerovitch Eva de, Islam, l’autre visage, Albin Michel, 1995.

Fakhry Majid, Nasr Marwan, Histoire de la philosophie islamique, Cerf,1989.

Gardet Louis, Bouaram Chikh, Panorama de la pensée islamique,Sindbad/Actes Sud, 1995.

Geoffroy Eric, Le Soufisme, voie intérieure de l’islam, coll. « PointsSagesses », Seuil, 2009.

Laurens Elenry, Tolan John, L’Europe et l’Islam, quinze sièclesd’histoire, Odile Jacob, Paris, 2009.

Links Martin, Muhammad. Sa vie d’après les sources les plusanciennes, Seuil, Paris, 2002.

Lory Pierre, Amir-Moezzi Mohammad-Ali, Petite Histoire de l’islam, J’aiLu, Paris, 2007.

Ramadan Tariq, La Réforme radicale. Ethique et Libération, Presses du

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Châtelet, 2008.

Ramadan Tariq, Muhammad, vie du Prophète. Les enseignementsspirituels et contemporains, Presses du Châtelet, 2006.

III-Glossaire

Abwàb (sing.bâb) Portes d’accès (mystique).

Adàb (sing.Adab) Lettre, littérature, bon comportement.

Adl Justice.

Afw Pardon, grâce.

Ahkâm Règles, prescriptions.

Ahkâmtaklïfiyyah

Règles fixant la nature et la responsabilitélégale et morale de l’action.

Ahl al- ilm Gens du savoir, gardiens du savoir.

Ahl al-bayt Membres de la famille du Messager.

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Ahl al-hadith Ceux qui se réfèrent à la stricte narrationdes sources.

Ahl al-kitâb Gens du Livre (communément les juifs etles chrétiens).

Ahl al-ra 'y Ceux qui défendent l’opinion au-delà de lalittéralité.

Ahwâl (sing.hâl) États et dons divins (mystique).

Akhlâq(sing.khuluq)

Éthique, valeurs morales, comportementvertueux.

Akhlâqiyyât L’éthique (souvent utilisé pour les codes dedéontologie).

Âlim (pl.ulamd ’) Savant.

A mal (sing.amal) Action.

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Aman Sécurité.

Amânah Dépôt.

Âmmah(plur. awàm)

Général, les gens ordinaires.

Amr Commandement, ordre.

Dhikr Rappel, souvenir.

Dïn Religion, conception de la vie et de lamort.

Du à ' Invocations libres.

Fada il (sing.fadïlah) Vertus.

Fajr Première prière de la journée.

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Falâh Succès, réussite, bien-être, joie.

Falàsifah(sing.falyasüfi

Philosophes.

Falsafah Philosophie.

Fana ' Extinction.

Faqïb (pl.fuqaha) Savant du droit musulman, juriste.

Faqr Pauvreté.

Fard Obligation.

Fardï De nature obligatoire.

Fardï Individuel.

Faridah Obligation.

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Fasâd Corruption, perversion.

Fâtihah L’Ouverture (première sourate du Coran).

Fatwa (pl.fatàwâ) Opinion légale.

Fiqh Droit et jurisprudence.

Fisq Perversion.

Fitnah Trouble, crise, division, guerre intestine.

Fitrah Disposition naturelle vers leTranscendant, la quête naturelle de sens.

Fujür Immoralité, licence, libertinage.

Ghayb Invisible, caché, inaccessible aux sens,mystère.

Hadïth (pl.ahàdith)

Tradition prophétique (« ce qu’il a dit, faitou approuvé »).

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Hâjiyyât Prescriptions secondaires liées auxbesoins.

Hajj Grand pèlerinage (une fois par année).

Haklm Sage.

Halàl Licite.

Hanafi Personne ou avis qui suit l’école juridiqued’Abü Hanïfa.

Hanbalï Personne ou avis qui suit l’école juridique d’IbnHanbal.

Hanïf(pl.hunafa)

Individus prônant le monothéisme de latradition abrahamique sans être juifs nichrétiens (littéralement le mot signifie pur,purifié).

Haqd’iq(sing.haqïqah)

Les vérités.

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Haram Illicite.

Hassan Bon, beau, embelli.

Haya Pudeur.

Hijz Protection.

Hijrah L’Hégire, l’exil.

H ikmah Sagesse.

Hilf al-fudül Pacte des vertueux.

Hiyal Astuces (juridique).

Hub Amour.

Hudûd Limites, code pénal (juridique).

Huriyyah Liberté.

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Husn Bon, bien.

Huzn T ristesse.

Ibâdât(sing.‘ibâdah)

Le culte, les rituels.

Ibdrah(pl.ibârdt)

Expression, locution.

Id al-Adhà

La grande fête du sacrifice après le temps dupèlerinage (l’une des deux fêtes du calendrierislamique).

Id al-Fitr La fête de la rupture du jeûne du Ramadan(l’une des deux fêtes du calendrier islamique).

Iffah Tempérance, maîtrise, abstinence.

Ihrâm Etat de sacralisation.

Ihsan Sincérité, excellence.

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Ijmâ ' Consensus.

IjtihâdRaisonnement autonome et original,éthiquement orienté, développé à la lumièredu message.

Ikhlas Sincérité.

Ilham Inspiration (par la pensée éveillée ou le rêve).

Illah (pl.liai) Cause, raison d’être, ratio legis.

llm Le savoir.

Imàn Foi.

Imârat al-ard Pouvoir, installation et gestion de la terre.

Infisâl Séparation.

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Insàn Être humain.

Insân kàmil L’homme complet, accédant à la plénitude(mystique).

Iqàmah Appel annonçant le début imminent de laprière.

Iràdah La volonté.

Ird Honneur, dignité.

Ishâ ' Cinquième prière de la journée.

Ishàrah (pl.ishârât) Indication, allusion.

Ishq Amour spirituel exclusif (mystique).

Islâh Réforme, renouveau.

Isnâd Chaîne de transmission.

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Istinbât Extraction des règles, des principes à partirdes sources.

Istiqâmah La voie droite, de la droiture et de lafidélité.

Istislàm Don total de soi (mystique).

Istità ah Capacité.

ftidâl Justice, droiture.

Vtikâf Retraite dans les mosquées durant les dixderniers jours du Ramadan.

Ittisàl Lien, être lié (mystique).

Ittifâq Accord, conciliation.

Ittihâd Union.

Ittihâdiyyah Union acquise, expérimentée (mystique).

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Jabriyyah École de pensée déterministe.

Jahmiyyah École de pensée déterministe.

Jalb Apport, acquisition, intégration.

Jamâ ah Prière en commun.

Jarnâ i Collectif.

Jinn Esprit bienfaisant ou malfaisant.

Jum ah Vendredi (et également la prièrehebdomadaire qui a lieu ce jour).

Juz 'iyyàt Détails, parties.

Kaba ir Les grands péchés.

Kdfir (pl.kujfâr)

Celui qui nie Dieu (ou une partie, unélément de la vérité révélée).

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Kdmil Complet, achevé, réalisé (mystique).

Karâmah Dignité.

Kasb Acquis (par l’effort).

Kashf Dévoilement (mystique).

Kawn La Création, l’Univers.

Kawniyyah Lié à l’ordre de la Création.

Khalifah Vice-gérant.

Khâliq Le Créateur.

Khalq La Création, le créé.

Khanaqah Cercle soufi.

Khâssah Spécifique, spécial, particulier.

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Khawârij Ancien courant religieux extrémiste etexcommunicateur.

Khawâs Les singuliers, l’élite (mystique).

Khawâs al-khawâs

L’élite de l’élite, les initiés, amis de Dieu(mystique).

Khayr Bien, bon, bienfaisant.

Khildfah Vice-gérance sur la Terre.

Khimâr Foulard couvrant les cheveux et la poitrine.

Khushü ' Crainte amoureuse de Dieu.

Kitàbah Écriture, obligation.

Kufr Négation de Dieu, de la vérité ;étymologiquement : voilé, couvert, scellé.

Kullï (pl.kulliyât) Total, complet, global, universel.

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Latd if Secrets, beautés subtiles (mystique).

Laylah al-Qadr La Nuit du Destin ou du Mérite.

Lutf Bonté, gentillesse, douceur.

Ma rifah Connaissance (de la Vérité, Dieu, chez lesmystiques).

Ma'rüf Connu, bien, bon, licite.

Madhhab (pl.madhâhib) Ecole de droit.

Mafiadah (pl.mafàsid) Corruption, corrompu, corruptif.

Maghrib Quatrième prière de la journée.

Mahabbah Amour.

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Mahjüb Voilé (mystique).

Mahzür Deviné, partiellement dévoilé(mystique).

Majdlis fiqhiyya Conseils juridiques islamiques.

Makdrim Les plus nobles, vertueux.

Makdsib Rétributions (avec l'effort).

Makrûh Détesté, non recommandé.

Màlikï Personne ou avis qui suit l’écolejuridique de Mâlik.

Mandt Raison d’être, ratio legis (parfoissynonyme de illah).

Mandzil (sing.manzilah) Étape, stations (mystique).

Mandüb Recommandé, permis.

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Manzilah baynamanzilatayn

Position entre deux positions (Mutazilah).

Maqâmdt(maqdm) Stations, étapes (mystique).

Maqàsid (sing.maqsid) Objectifs, finalités supérieures.

Maqàsidyyûn Partisans de l’école des objectifs etfinalités supérieurs.

Marâtib (sing.martabah)

Niveaux, degrés, étapes de l’élévationmystique.

Marja ' Référence religieuse (référant souventaux savants, chez les chiites).

Mas ûliyyah Responsabilité.

Masâdir (sing.masdar) Sources de référence.

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Masïr Le chemin, la voie (mystique).

Maslahah (pl.masâlih) Intérêt éthique individuel ou collectif.

Matn Le corps du texte d’une traditionreligieuse (juridique).

Matürïdï Partisans de l’école qui associe le révéléet la raison.

Mawdhib Dons, cadeaux (mystique).

Mawlà Maître, guide, savant.

Millah Communauté, religion, communauté

spirituelle.

Minhâj Méthodologie, praxis.

Mü dkhâh Pacte de fraternité de Médine.

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Mu allim Enseignant.

Mu 'âmaldt Relations interpersonnelles, actions et

(sing. u'dmalah) transactions.

Mu 'min Croyant, qui porte la foi.

Mu 'tazilah Partisan de l’école rationaliste.

Mubdh Permis.

Mufassirün Exégètes du Coran.

(sing. mufassir)

Muhaddithün Spécialistes du Hadïth.

Muhdjirün Musulmans qui ont quitté La Mecque pourMédine, les exilés.

Muharram Interdit.

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(pl. muharramdt)

Muhdsabah Autoévaluation.

Mujàhadah L’effort.

Mukallaf Parvenu à l’âge de raison, responsable

(pl.mukallafün) de ses actes.

Mukhtdr Choisi.

Muktasab Acquis (par l’effort).

Mumârasah Expérimentation, pratique.

Munkar Mauvais, rejeté, illicite.

Murabbï Educateur.

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Murdqabah Autosurveillance.

Murid (pl.murïdün) Aspirant, initié.

Murji un Courant musulman qui défend la croyanced’un individu malgré les grands péchés.

Mursalah Situation où il faut considérer l’intérêtéthique en l’absence de textes (juridique).

Murshid Guide.

Murü ah Souplesse, facilité.

Musawdh Égalité.

Muslim (pl.muslimün)

Les musulmans (qui ont foi, font don deleur être en quête de la paix de Dieu).

Mustafâ Purifié (un des noms du Messager).

Mustahab Préféré, recommandé.

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Mutaghayyiràt Situations et applications légales sujettesau changement.

Mutakallimün Théologiens-philosophes et juristes-philosophes.

Mutasawwifiun Les soufis, les mystiques.

Nabi (pl.anbiya) Prophète.

Ndfi ‘ Utile, profitable.

Nafi L’être, l’âme habitant le corps.

Nafs ammârah L’être, l’âme qui impose et subit le mal.

Nafilawàmmah

L’être, l’âme en tension entre le bien etle mal.

Nahy L’interdit.

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Naql Les Textes (Coran et traditions duProphète).

Naqshbandï Ecole et cercle soufi(e).

Nasl Filiation, parenté.

Nâss Les gens, les Hommes, l’humanité.

Nas (pl.nusüs) Le Texte, les sources scripturaires.

Nihâyât Épanchements et fusions ultimes(mystique).

Nissâb Montant à partir duquel la zakât doit êtreversée.

Nür Lumière.

Qabd Contraction (mystique).

Qabïh Laid, mauvais, mal.

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Qada Volonté de Dieu (prédestination).

Qadar Décret de Dieu (prédestination).

Qadariyyâb École partisane du libre-arbitre.

Qàdiriyyah École et cercle soufi.

Qalb (pl.qulüb) Cœur.

Qalb sallm Cœur sain (fidèle à l’état originel).

Qanünï Le Législateur (nom donné en arabe eten turc à Suleyman le Magnifique).

Qat i Définitif, sans marge interprétative(juridique).

Qat'iyyah(pl. qatiyyàt)

Principes et règles avérés et clairs quant à lasource et au sens (juridique).

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Qawâ id Règles, principes.

Qiblah La direction de La Mecque pour la prièrerituelle.

Qist Justice, équité.

Qiyam(sing.qimah)

Les valeurs.

Qiyàs Le raisonnement par analogie.

Qudrah Le pouvoir, la capacité.

Qudsï Tradition dont l’inspiration vient de Dieu et lesmots du Messager.

Qur ân Coran.

Quraysh Habitants de La Mecque.

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Rabbànï Qui est empli, imprégné de la présence deDieu.

Rahil Départ, exode.

Rak'ah Cycle de prière rituelle.

Rasùl (pl.rusut) Messager, Envoyé.

Ri bd Intérêt, usure et spéculation.

Riddah Apostasie.

Rüh Esprit.

Rühdnï Qui fait vivre le souffle, l’esprit intérieur.

Sa àdah Félicité.

Sabr Patience, persévérance, endurance.

Sadaqah Don, charité libre et non prescrite.

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Sadàqah Amitié, confiance.

Safd (al)wa al-Marwah

Deux stations entre lesquelles courent lespèlerins en souvenir de Hâjar cherchant del’eau.

Safa La pureté.

Sakinah La paix, l’apaisement intérieur.

Salaf Les trois premières générations desmusulmans.

SalajtQui suit les enseignements des troispremières générations. Aujourd’hui, leslittéralistes (parfois les réformistes).

Saldh Bon, bien, droit.

Saldm Paix.

Sali h Bon, vertueux, valide.

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Sâlikün (sing.sâlik) Aspirants en quête de Dieu (mystique).

Samâhah Pardon, mansuétude.

Sha â 'ir Prescriptions juridiques.

Shâfi'î Personne ou avis qui suit l’école juridiqued’Al-Shâfi‘1.

Shâhid Témoin.

Shahmo Martyr.

Shâmil Complet, achevé, plein.

Sharaf Honneur, noblesse.

Sharï ah La Voie de la fidélité, les lois (juridique).

Sharr Mal, mauvais, malfaisant.

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Shart (p.shurüt)

Condition.

Shawq Désir spirituel (mystique).

Shir'ah (shara'a) Voir sharï ah.

Shirk Associer quelqu’un (ou quelque chose) àl’adoration du Dieu unique.

Shuhüd Témoins, l’expérience vécue (mystique).

Shukr Remerciement.

Shürâ Consultation, délibération.

Shuyükh(sing. shaykh)

Savant, Guide, Référence (litt. âgés,vieux).

Sidq La sincérité, la véracité.

Sifât (sing. Attributs (divins).

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sifd)

Sïrah La biographie du Prophète.

Sirr Le secret.

Subh Première prière de la journée.

Süf Laine (vêtement des mystiques).

Sùfi Un mystique, un souft.

Suhuf (sing.sahïfah) Feuilles anciennes (révélations), Tables.

Sukr Ivresse spirituelle (mystique).

Sullam al-qiyâm Echelle des valeurs.

Sulük Le comportement, la pratique, l’attitude.

Sunan (sing. Traditions, coutumes, tradition du

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Sunnah) Prophète (juridique).

Sur ah Chapitre du Coran (114 chapitres au total).

Surûr Joie.

Taifah Groupe, tribu, secte.

Tâbi ün Génération qui suit les compagnons duProphète.

T ahib Médecin.

Tatbïq Application, mise en pratique.

Tadhakkur Rappel.

Tafakkur Méditation.

Tafiir Commentaire du Coran.

Tafwïd Renoncement de soi en Dieu (mystique).

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Tahajjud Prière de la nuit.

T ahârah Pureté rituelle.

Tahdhïb Discipline, raffinement, sublimation.

Tahsiniyyât Prescriptions de troisième catégorie liées àl’embellissement.

Tajallï Epiphanie (mystique).

Takfir Excommunier, sortir quelqu’un de l’islam.

Taklif Responsabilité rituelle et légale.

Tanzil Mise en application d’une règle dans le réelou un contexte donné (droit).

Taqdrub Rapprochement, proximité (mystique).

Taqdïrï Appréciation, imaginant des situationsnouvelles (juridique).

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Taqlid Imitation, émulation (Shï'a).

Taqwà Conscience et amour révérenciels de Dieu,piété.

Tarawïh Prière de la nuit pendant le mois duRamadan.

Tard al-hamm Rejet du souci, du trouble.

T ariq Le chemin.

Tasawwuf Le soufisme, la mystique.

Tawâdu ‘ Humilité.

Tawbah Repentir.

Tawhid Unicité de Dieu.

Tawhid al- Unicité de Dieu, au sens de Son être, en Lui-

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rubübiyyah même.

Tawhïd al-ulühiyyah

Unicité de Dieu, au sens de la quêtehumaine de Son adoration exclusive.

T ayyib Bon, bien, généreux.

Tazkiyah Purification, réforme de soi (mystique).

Thawâbit(sing.tbàbit)

Principes immuables, universels.

Thiqqah Confiance.

Turâth Héritage scientifique ou culturel, tradition.

Turuq(sing.tarïqah)

Cercles soufis, mystiques.

'Ubbàd « Esclaves » livrés à la volonté de Dieu(mystique).

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'Ubüdiyyah Adoration, disposition à servir Dieu.

Ulü al-'azm

Les cinq principaux Messagers qui ont faitpreuve de patience et de fermeté : Noé,Abraham, Jésus, Moïse et Muhammad.

Ulüm al-hadïth Sciences des traditions prophétiques.

'Ulüm al-Qur 'ân Sciences du Coran.

Ummah Communauté spirituelle, communauté de foiet de principes.

Usül (sing.ast) Les fondements.

'Umrah Le petit pèlerinage (à tout moment del’année).

Usüliyyùn Savants spécialisés dans les fondements dudroit.

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Wa'd Promesse.

Wa'ïd Avertissement, menace.

Wahdat al-Shuhùd

Unité de l’expérience de la présence(mystique).

Wahdat al-Wujûd Unité de l’être et de la présence (mystique).

Wdjib (pl.wâjibât) Obligation.

Wâqï Réalité, environnement.

Wildyât Proximités de l’ami initié (mystique).

Wujüd Présence.

Yaqazah

Yaqin

Yathrib

Éveil (mystique).

La certitude.

Ancien nom de la ville de Médine. L’apparent,

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Zàhir

Zâhirl

l’exotérique (mystique). Partisan de l’écolelittéraliste d’Ibn Hazm.

Zakàt Impôt social purificateur (3' pilier de l’islam).

Zakàtal-fitr

Taxe purificatrice de la fin du Ramadan destinéeaux pauvres.

Zannï Conjectural, ouvert à l’interprétation(juridique).

Zawiyah

Zuhd

Zuhhàd

Zuhr

Zulm

Cercle, centre soufi, mystique.

Ascèse, éloignement des biens du monde. Lesascètes (mystique).

Seconde prière de la journée. Injustice.

IV-Les mois du calendrier lunaire musulman

1. Muharram (mois sacré)

2. Safar

3. Rabî al-awal

4. Rabï' al-thânï

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5. Jumâdàh al-ülà

6. Jumâdàh al-thâniyyah

7. Rajab (mois sacré)

8. Cha 'bân

9. Ramadan

10. Chawwal

11. Dhü al-qi dah (mois sacré)

12. Dhü al-hijjah (mois sacré)

Remerciements

Il est difficile de faire simple. Ce livre d’initiation à l’islam, qui sedevait de rester accessible et assez court, aura somme toute exigébeaucoup d’efforts. Ce Génie de l’islam, on m’avait proposé de l’écrireen 2003. Il m’a fallu un peu de temps...

Cet ouvrage est la synthèse de nombreuses lectures, d’études etd’expériences vécues au cours de ces longues annéesd’étude, d’enseignement et d’engagement intellectuel dans lesdébats publics et sur le terrain. Tous ces éléments, ajoutés auxcontributions de tant de femmes et d’hommes sur la route -musulmans, croyants d’autres confessions ou sans confession — m’ontpermis de l’écrire en ces termes. L’esprit de ce petit livred’introduction leur doit beaucoup.

J’aimerais remercier les Presses du Châtelet pour leur confiance. Unepensée particulière pour Olivier, à qui j’ai sans doute donné plus detravail que d’habitude avec ce manuscrit. Il a fait un excellent travailde relecture. Je n’oublie pas Sandrine, Sophie et l’équipe entière quiont assuré le suivi de l’édition.

Ce livre n’aurait pu voir le jour dans sa forme actuelle sans lacontribution majeure de Caroline Davis, mon assistante à l’universitéd’Oxford. Jennifer Reghioui, en charge de mon bureau européen, estd’un soutien majeur, quotidiennement. Ce livre lui est dédié avecrespect et reconnaissance.

Page 234: Le Génie de l'Islam - WordPress.com...Ce que l’islam est véritablement, la société et les médias n’offrent que peu d’espace pour l’expliquer. C’est cette lacune que

Iman, toujours et intensément. Maryam, Sami, Moussa, Najma, avecle cœur d’un papa. Shaima et Ali, avec amour. Dans la multiplicationde cet amour aujourd’hui Kylian et Noora... et d’autres bientôt, s’ilplaît à Dieu. Je vous dois tant.

Je n’oublie pas ma mère, que Dieu la protège ; mon père, que Dieul’accueille dans Sa Grâce et Aymen, Bilal, Yasser, Arwa, Hani, mesfrères et ma sœur sur cette route qui continue ici, et que tous leursenfants, nos enfants, poursuivent au gré des sentiers, des convictionset des espoirs. Que votre route soit belle.

Merci, merci vraiment, merci profondément.

Oxford, novembre 2015