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Le Journal de Mr Darcy

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Amanda Grange

Le journal deMr Darcy

Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par ClaireAllouch

Milady Romance

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Juillet

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Lundi 1er juillet Je me demande si j’ai bien fait

d’établir Georgiana à Londres. L’étés’avère très chaud, et quand je lui ai renduvisite ce matin, je ne lui ai pas trouvé sonénergie habituelle. Je crois que je vaisl’envoyer prendre des vacances sur lacôte.

Mardi 2 juillet J’ai donné instruction à Hargreaves de

chercher pour Georgiana une maisonconvenable à Margate ou à Ramsgate.J’aimerais pouvoir m’y rendre avec elle,

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mais trouver un nouveau régisseur pourremplacer Wickham ne se révèle paschose aisée et je ne puis me permettre deperdre du temps.

Wickham ! C’est étrange qu’un seulnom puisse éveiller des sentiments sicontradictoires. J’éprouvais del’admiration et du respect pour lerégisseur de mon père, mais je n’ai quemépris pour son fils. J’ai peine à croireque George et moi ayons été amis dansnotre enfance, mais il était alors différentde ce qu’il est devenu.

Je me demande parfois comment ungarçon qui a toutes les qualités, à qui lesdieux ont donné une belle tournure, desmanières engageantes et une bonneéducation, et qui a eu pour père un homme

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si respectable, a pu dévier à ce point dudroit chemin. Quand je pense à ladébauche dans laquelle il se complaîtdepuis la mort de son père…

Je me réjouis de ne pas avoir eu à lerencontrer ces derniers temps. Nosrelations d’affaires, l’an passé, furent bienassez déplaisantes. Quand il m’a demandéde lui remettre la charge que mon pèreavait eu l’intention de lui confier, monrefus a suscité son ressentiment, malgré laconscience qu’il avait d’avoir renoncé àses droits, et de l’incompatibilité de sontempérament avec le sacerdoce.

Heureusement, j’ai pu régler leproblème par une somme d’argent. Jecraignais qu’il ne revînt me solliciterlorsqu’il l’aurait dépensée, mais j’ai fini

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par lui faire comprendre qu’il n’avait plusd’aide à espérer de moi. En souvenir denotre amitié passée, je lui ai donnébeaucoup, mais je ne viendrai plus à sonsecours. Le seul homme qui ait désormaisle pouvoir d’aider George Wickham, c’estlui-même.

Samedi 6 juillet Hargreaves a trouvé une maison à

Ramsgate pour Georgiana et sa dame decompagnie, Mrs Younge. Elle s’y estrendue pour l’inspecter et l’ajugée convenable, donc je l’ai prise.Ramsgate n’est pas trop loin, et je pourraim’y rendre chaque fois que mes affaires le

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permettront. Je suis certain que l’air marinaura tôt fait de revigorer Georgiana etqu’elle retrouvera bientôt sa joie de vivre.

Mardi 9 juillet Je ne m’étais pas douté à quel point

ma sœur me manquerait. Je m’étaishabitué à passer la voir chaque jour. Maiselle est entre de bonnes mains, et je suisconvaincu qu’elle profitera de son séjour.

Ce soir, j’ai dîné avec Bingley. Il esttoujours en ville, mais partira rendrevisite à sa famille dans le Nord lasemaine prochaine.

— Je pense prendre une maison pourl’hiver, Darcy, a-t-il déclaré après le

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repas.— En ville ?— Non, à la campagne. J’ai envie

d’acquérir un domaine. Caroline ne cessede me répéter que je devrais le faire, et jesuis de son avis. J’ai l’intention decommencer par louer une propriété, et, sielle me plaît, je l’achèterai.

— L’idée me semble excellente. Voilàqui vous dissuadera de courir toujours parmonts et par vaux.

— C’est exactement mon opinion. Sije possédais une demeure qui eût neserait-ce que la moitié du charme dePemberley, je ne me rendrais pas sanscesse d’un endroit à un autre. Je pourraisaccueillir de la compagnie, au lieud’explorer le pays de long en large pour

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en trouver.— Où pensez-vous chercher ?

demandai-je en finissant mon verre.— Quelque part vers le centre de

l’Angleterre. Pas trop au nord, ni trop ausud. Caroline m’a conseillé le Derbyshire,mais pourquoi irais-je m’y établir ? Si jeveux visiter cette région, je n’ai qu’àséjourner à Pemberley avec vous. J’ai dità mon homme de confiance de regarderdans le Hertfordshire, ou dans lesenvirons. Je compte sur vous pour venirl’inspecter avec moi, quand il l’auratrouvée.

— Si vous vous tenez à votre projet,je serai ravi de le faire.

— Vous n’y croyez pas ?— Je pense que vous changerez d’avis

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dès que vous apercevrez un joli visage quivous décidera à rester à Londres,répondis-je avec un sourire.

— Vous me dépeignez comme unvéritable inconstant ! s’exclama-t-il enriant. Je vous prenais pour mon ami !

— Et je le suis.— Et pourtant, vous me croyez

susceptible d’abandonner mon projet ?Sur l’honneur, je ne me laisserai pasdissuader si facilement, et rien nem’empêchera de prendre une maison à lacampagne. Vous viendrez me rendrevisite ?

— Bien sûr.— Et il faudra amener Georgiana.

Comment se porte-t-elle ? Il y a des moisque je ne l’ai vue. Il faut que je lui rende

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visite avec Caroline.— Elle n’est pas à Londres en ce

moment. Je l’ai envoyée passer l’été àRamsgate.

— Sage décision. Je meursd’impatience de quitter la ville moi-même.

Nous nous sommes séparés après le

dîner. Si la Saison avait été en cours, jen’aurais pas eu grand espoir de le voirs’établir loin de la ville, quelles quesoient ses déclarations. Mais commeLondres est vidée de toute compagnieféminine, je crois possible qu’il s’entienne à son projet – à moins qu’une jeunedame du Nord ne captive sa fantaisie,auquel cas il restera à la maison jusqu’à

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Noël !

Vendredi 12 juillet J’ai reçu ce matin une lettre de

Georgiana. Elle est pleine de vie etd’affection, et je suis heureux de l’avoirenvoyée sur la côte. Elle est bien arrivéeà Ramsgate et m’écrit combien la maisonlui plaît :

Elle est petite en comparaison demes appartements de Londres,mais très confortable. Parailleurs, la vue sur la mer estravissante. Cet après-midi, jedescendrai sur la plage avec

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Mrs Younge, car j’ai très envie defaire un croquis du littoral. Jevous l’enverrai quand il seraterminé.Votre sœur qui vous aime,

Georgiana J’ai plié la lettre et allais la ranger

dans mon bureau avec les autres quandj’ai remarqué la calligraphie de l’une desplus anciennes. Je l’ai sortie afin de lescomparer. Georgiana a fait beaucoup deprogrès ces dernières années, aussi biendans l’écriture que dans le style. Pourtant,je dois admettre que je trouve cespremières missives adorables, bienqu’elles soient mal écrites et d’uneorthographe abominable.

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En relisant la lettre enfantine, je mesuis rappelé combien j’avais redoutéqu’elle ne fût pas heureuse au pensionnat ;pourtant j’avais eu tort de m’inquiéter.Elle y appréciait ses professeurs, et s’estfait quelques bonnes amies. Il faudra queje lui suggère d’inviter l’une d’elles àLondres cet automne. Si je dois aiderBingley à trouver un domaine, unecamarade sera la bienvenue pour lui tenircompagnie en mon absence.

Mardi 16 juillet Ce matin, j’ai fait une promenade à

cheval en compagnie du colonelFitzwilliam. Il m’a dit qu’il s’était rendu à

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Rosings pour voir lady Catherine, etqu’elle avait engagé un nouveauclergyman. Pendant un instant, je craignisqu’il ne s’agisse de George Wickham,sachant que si la nouvelle d’une chargelucrative disponible à Rosings lui étaitparvenue aux oreilles, il pouvait avoirentrepris d’entrer dans les bonnes grâcesde ma tante.

— Comment s’appelle cet homme ?demandai-je.

— Collins.Je ressentis une bouffée de

soulagement— C’est un jeune homme un peu

lourdaud, aux manières des plus étranges,reprit le colonel Fitzwilliam, à la foisservile et fat. Il passe son temps en

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courbettes, et se répand en louanges à toutpropos. Il parle sans cesse, mais ne ditjamais rien. Il n’a pas d’opinionpersonnelle, sauf au sujet de sa propreimportance, et celle-ci est aussi indélébileque grotesque. Notre tante l’aime assez,pourtant. Il s’acquitte de ses fonctionsavec zèle et lui est utile pour former unetable de cartes.

— Est-il marié ?— Je crois qu’il ne tardera guère à

prendre femme.— Il est donc fiancé ?— Non, mais notre tante s’ennuie à

Rosings avec si peu de monde pour ladistraire, et je pense qu’elle lui ordonnerabientôt de le faire. Une jeune épousée luichangera les idées, et ainsi elle aura

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quelqu’un à qui… venir en aide, conclut-ilavec un sourire désabusé.

— Elle aime rendre service,remarquai-je en lui rendant son regard.

— Sa position dans le monde est siheureuse que les autres n’ont guère d’autrechoix que de la remercier pour sesconseils.

Le fait est que nous avons tous deuxreçu beaucoup de conseils delady Catherine. La plupart étaientexcellents, pourtant je me réjouis souventque Rosings ne se trouve pas dans leDerbyshire, mais dans le lointain Kent.

— Comment Georgiana se porte-t-elle ? demanda-t-il alors que nousquittions le parc et tournions la bride verschez moi.

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— À merveille. Je l’ai envoyée àRamsgate pour l’été.

— Bien. Il fait trop chaud pour elle,en ville. Pour tout le monde, d’ailleurs. Jeme rends à Brighton la semaine prochaine.Je regrette de ne pas l’avoir vue, mais laprochaine fois que je serai à Londres, jem’assurerai de venir lui rendre visite.Irez-vous la rejoindre sur la côte ?

— Pas tout de suite. J’ai beaucoup àfaire.

— Mais vous vous rendrez àPemberley ?

— Plus tard dans l’année, oui.— Je vous envie votre domaine.— Dans ce cas, vous devriez vous

marier. Cela vous permettrait d’acquérirune propriété.

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— Si je rencontre une héritièreconvenable, il se peut que j’y songe, maispour le moment j’apprécie la vie decélibataire.

Sur ces mots, nous nous sommes

séparés. Le colonel Fitzwilliam prit lechemin de son campement et moi celui dela maison.

Dimanche 28 juillet Enfin, mes affaires en ville sont

réglées, et je suis libre d’aller voirGeorgiana. J’ai l’intention de partir tôtdemain matin, et de lui faire la surprise.

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Lundi 29 juillet

Quand je me suis mis en chemin vers

Ramsgate ce matin, je n’avais pas lamoindre idée de ce qui m’attendait. Letemps était dégagé et tout promettait uneagréable journée. Je suis arrivé dans lamaison de Georgiana, que j’ai eu leplaisir de trouver en ordre et bien tenue.C’est la bonne qui m’a annoncé, car lamaisonnée est trop réduite pour permettreune domesticité complète, et j’ai rencontréMrs Younge dans le salon. À mon entrée,elle s’est levée d’un bond et m’a regardéavec consternation.

— MrDarcy ! Nous ne vousattendions pas aujourd’hui !

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— J’ai eu envie de faire la surprise àma sœur. Où est-elle ?

— Elle… est sortie… dessiner.— Toute seule ?— Oh non, bien sûr que non ! Avec sa

femme de chambre.— Je ne vous ai pas embauchée pour

rester assise à la maison pendant que masœur se promène en compagnie d’unefemme de chambre, dis-je avec humeur.

— D’ordinaire, je l’auraisaccompagnée, bien entendu, mais il m’aété impossible de quitter la maison. Je metrouvais… indisposée… J’ai mangé dupoisson qui n’était pas frais… Je mesentais fort mal. Miss Darcy étaitimpatiente de continuer son croquis,cependant, et comme le temps était

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plaisant, je n’ai pas voulu gâcher sonplaisir. Elle m’a demandé si elle pouvaitemmener sa femme de chambre, et je n’yai pas vu d’objection. Cette domestiquen’est pas une toute jeune fille, mais unepersonne raisonnable qui veillera à cequ’il ne lui arrive rien de fâcheux.

Ma colère s’apaisa. Mrs Youngeparaissait en effet souffrante, bien qu’encet instant je ne connaisse pas la causeréelle de sa pâleur.

— De quel côté sont-elles parties ? Jevais la retrouver. Je peux m’asseoir prèsd’elle tandis qu’elle crayonne, et nousrentrerons ensemble.

Elle hésita un moment avant derépondre :

— Leur intention était de prendre à

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droite le long de la mer, afin queMiss Darcy puisse achever son croquis.

— Très bien, je vais les rejoindre àl’improviste.

Je repassai dans l’entrée, mais à cemoment précis je vis Georgiana descendrel’escalier. Quelle ne fut pas ma surprise !Elle portait une robe d’intérieur et rienn’indiquait qu’elle fût sortie dessiner.J’étais sur le point de demander àMrs Young la raison de ses affabulationsquand celle-ci prit la parole.

— Miss Darcy, je vous croyais déjàpartie. Votre frère est venu vous rendrevisite.

Puis elle ajouta :— Souvenez-vous qu’il suffit d’un peu

de détermination, et vous obtiendrez tout

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ce que votre cœur désire.Je trouvai son propos assez étrange,

mais pensai qu’elle devait faire référenceau fait qu’en s’appliquant, Georgianaserait capable de finir son croquis telqu’elle le souhaitait. Comme je metrompais !

— Fitzwilliam, balbutia Georgiana enpâlissant.

Elle s’arrêta sur une marche au milieude l’escalier. Elle avait tout à coup l’airtrès jeune et assaillie par le doute. Jem’en alarmai, craignant qu’elle nefût malade.

— Que se passe-t-il ? Êtes-voussouffrante ? Le poisson… en avez-vouségalement pris ?

— Du poisson ? bredouilla-t-elle avec

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stupeur.— Le poisson avarié qu’a mangé

Mrs Younge…— Oh, non ! répliqua-t-elle en se

tordant les mains.— Mais vous n’êtes pas bien,

pourtant, repris-je en remarquant son frontmoite et son teint soudain blafard.

Je la pris par la main et la conduisisdans le salon. Mrs Younge s’apprêtait ànous suivre quand je lui lançai :

— Allez quérir le médecin.— Je ne crois pas…, commença-t-

elle.Mais je lui coupai la parole :— Ma sœur est malade. Envoyez

chercher le médecin.Mon ton ne souffrant aucune réplique,

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elle s’en alla et je fermai la porte.Georgiana s’était approchée de la

fenêtre et devenait plus blanche à chaqueinstant.

— Là, dis-je en lui apportant unechaise et en l’aidant à s’asseoir.

Mais elle se remit aussitôt debout.— Non, c’est impossible, dit-elle

avec désespoir. Je ne puis vous mentir,quoi qu’il en dise.

Je ne comprenais pas.— « Quoi qu’il en dise » ? répétai-je,

égaré.Elle hocha la tête avec sérieux.— Il prétend que si vous l’apprenez,

vous ne nous laisserez pas faire, expliqua-t-elle d’un air malheureux.

— Mais qui, Georgiana ?

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— George, avoua-t-elle en baissant latête.

— George ?— Oui, George Wickham.

Mrs Younge et moi l’avons rencontré parhasard sur la plage. Il passe ses vacancesici. Nous avons discuté et il m’a confié àquel point il regrettait la froideur qui s’estinstallée récemment entre vous deux. Moiaussi, j’en ai été attristée. Je préférais deloin lorsque vous étiez amis. Cela mechagrinait que tout ne soit pas réglé entrevous. Il m’a dit qu’il ne s’agissait qued’un malentendu idiot. J’ai étésoulagée d’apprendre que tout étaitarrangé, et que, par conséquent, aucunegêne ne devait subsister entre nous. Il m’arappelé la fois où il m’avait assise sur

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mon poney et m’avait promenée dans lacour, et celle où il m’avait apporté unplein sachet de glands, raconta-t-elle avecun sourire. Il a dit que c’était heureux quenous nous soyons croisés puisque celanous permettait de renouer notre amitié. Jelui ai répondu que je n’aimais plus lesglands, alors il a ri et m’a promis dem’apporter des diamants la prochainefois.

— Vraiment ? Et qu’a réponduMrs Younge à cela ?

— Elle m’a assuré qu’il étaitparfaitement convenable pour moi derecevoir un ami de la famille. Je nel’aurais pas fait sans cela, déclara masœur.

— « Le recevoir » ? m’exclamai-je

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avec une inquiétude grandissante.— Oui. Il a dîné ici quelques fois, et

nous a rejointes dans la journée quand letemps était humide. Il joue toujours aussibien aux échecs, mais je progresse et l’aidéjà battu à deux reprises.

Son visage s’était animé enprononçant ces mots, mais elle tressaillitde nouveau en voyant mon expression.

— Je vous ai fâché…— Pas du tout, rétorquai-je en

essayant de reprendre contenance. Cen’est pas vous qui avez mal agi.

— Je ne voulais pas tomberamoureuse de lui, je vous assure, dit-elled’un ton désolé. Je sais que je suis encoretrès jeune, mais il m’a conté tantd’histoires délicieuses sur notre avenir

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que j’en suis venue à considérer notremariage comme une chose certaine.

— « Votre mariage » ? m’écriai-je,horrifié.

— Il… il a dit qu’il m’aimait, et ilm’a rappelé le jour où je lui avais moiaussi confessé mon amour.

— Mais quand lui avez-vous dit cela ?— Quand je suis tombée de la

barrière dans la cour et qu’il m’a aidée àme relever.

— Mais vous aviez sept ans !— Bien sûr, ce n’était qu’une parole

d’enfant à l’époque, mais plus je le voyaisici, plus j’étais persuadée de l’aimersincèrement. Seulement je détestais l’idéede vous mentir. Je voulais faire les chosesouvertement. Je lui ai dit qu’il devait vous

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demander ma main de la façon habituelle,mais il a affirmé que vous ne consentiriezpas à notre union avant que j’aie dix-huitans, et que cela représentait une perte detrois précieuses années de vie commune.Il m’a dit qu’il valait mieux nous enfuirpour nous marier en Écosse, et vous écrireplus tard, depuis le Lake District.

— Et vous avez accepté cela ?soupirai-je d’un ton meurtri.

Elle baissa la voix.— Cela ressemblait à une aventure.

Mais maintenant que je vous vois, et queje sais à quel point cela vous peine, ellene me paraît plus du tout aussi exaltante.

— Parce que ça n’est pas une aventureexaltante. C’est une tromperie de la pireespèce. Il vous a fait la cour afin de mettre

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la main sur votre fortune, et de me faire dumal ! Vous convaincre d’oublier votrefamille et vos amis pour vous enfuir aveclui et courir à votre perte, c’est uneabomination !

— Non ! s’exclama-t-elle. C’est faux !Il m’aime !

Je lus de la peur dans ses yeux etn’eus pas le courage de continuer.Apprendre que ce gredin ne l’avait jamaisaimée la blessait. Mais je ne pouvais lalaisser dans l’erreur plus longtemps.

— Ça ne me plaît pas de devoir vousdire ceci, Georgiana, repris-je avecdouceur, mais il le faut. Il ne vous aimepas. Il s’est servi de vous.

À ces mots, elle s’effondra. J’étaisimpuissant devant ses larmes. Je ne savais

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que faire… Comment la consoler ? Mamère me manqua plus que jamais en cetinstant. Elle aurait su que faire, que dire.Elle aurait su réconforter sa fille, dont lessentiments avaient été floués. Tout ce queje fus capable de faire fut de me tenirsottement à côté de ma sœur et d’attendreque son chagrin s’apaise.

Quand ses larmes commencèrent à setarir, je lui tendis mon mouchoir, qu’elleaccepta avec gratitude.

— Il faut que je parle à Mrs Youngepour qu’elle sache ce qui s’est tramé dansson dos. Elle s’est montrée biennégligente en ne s’apercevant de rien.

Quelque chose dans l’expression deGeorgiana m’arrêta.

— Elle ne savait rien, n’est-ce pas ?

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Georgiana baissa les yeux.— Elle m’a aidée à préparer la fugue.Je sentis mon humeur s’assombrir

encore plus.— Vraiment.Georgiana acquiesça avec tristesse.

Cette vision me déchira le cœur. Lebonheur de ma sœur, foulé aux pieds parun homme aussi dénué de valeur !

Je lui mis la main sur l’épaule.— N’ayez crainte, Georgie, murmurai-

je, éperdu de tendresse. Quand vous serezplus âgée, vous rencontrerez un hommequi vous aimera pour vous-même. Unhomme respectable, charmant, d’unheureux naturel et qui plaira à votrefamille. Il me demandera votre main selonles usages. Il ne sera pas nécessaire de

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fuguer. Vous aurez un mariage somptueux,avec une robe de mariée magnifique etc’est vous qui choisirez la destination devotre lune de miel.

Elle essaya de sourire et posa sa mainsur la mienne.

— Je vous ai causé tant de soucis…— Jamais de la vie, répliquai-je

doucement.Cherchant de quoi détourner ses

pensées de leur triste cours, je parcourusla pièce des yeux et aperçus l’un de sescroquis.

— Il est très réussi. Je vois que vousavez saisi les bateaux de pêche lorsqu’ilsquittaient le port.

— Oui, j’ai dû me lever à l’aube pourne pas les manquer. Les pêcheurs étaient

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surpris de me trouver assise là.J’eus le plaisir de constater qu’elle

avait posé mon mouchoir pour attraper lafeuille, et que sa voix reprenait de laforce.

— Peut-être aimeriez-vous le finir ?Est-ce que vous pouvez le faire ici, oubien avez-vous besoin de ressortir ?

— Non, je peux le terminer ici. J’aidéjà suffisamment avancé pour savoir cequ’il reste à dessiner.

— Bien. Alors je vais vous laisserquelques minutes pendant que je parle àMrs Younge.

— Vous ne vous fâcherez pas contreelle ?

— Si, Georgiana. Elle va faire sesbagages et quitter ces lieux dans l’heure

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qui vient.Ma conversation avec Mrs Younge ne

fut pas plaisante. Elle commença par nieravoir eu connaissance d’une amitié entrema sœur et Wickham, prétendant qu’ellene l’avait jamais accueilli dans la maisonet qu’elle ne l’avait même jamaisrencontré.

L’entendre accuser ma sœur demensonge me mit dans une rage que jen’avais encore jamais éprouvée ; ellecapitula et confessa enfin avoir encouragéGeorgiana dans sa relation avec lui. Jedécouvris par de nouvelles questions queMrs Younge connaissait déjà Wickham, etque c’était elle qui avait organisé leurpremière rencontre. Elle avait ensuiteindiqué à Wickham où elles se rendraient

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chaque jour, afin qu’il puisse croiser leurchemin de façon prétendument fortuite.Puis, elle avait incité Georgiana àl’inviter et l’avait encouragée à le voird’abord comme un ami, puis un soupirant.

— Qu’y a-t-il de mal à cela ?rétorqua-t-elle lorsque je lui en fis lereproche. Vous l’avez si injustementtraité. Pourquoi n’aurait-il pas droit à cequi lui revient, et à un peu d’amusement enplus ?

J’avais eu l’intention de lui accorderune heure pour plier bagage, mais jechangeai d’avis.

— Vous ne resterez pas un instant deplus sous ce toit, lui annonçai-je d’un tonglacial. Je vous ferai parvenir vospaquets.

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Elle sembla sur le point de refuser,mais il lui suffit d’un coup d’œil dans madirection pour comprendre que ce neserait pas prudent. Elle jura entre sesdents, mais partit tout de même, aprèsavoir enfilé son manteau, mis sonchapeau, et ramassé son panier.

Quand ma colère fut retombée,j’écrivis à Wickham, Mrs Younge m’ayantfourni son adresse, et lui intimai l’ordrede quitter Ramsgate sur-le-champ. Je lemenaçai qui plus est de causer sa perte sijamais il tentait de reprendre contact avecGeorgiana.

À l’instant où j’écris ces lignes, lafureur ne m’a pas quitté. Qu’il ait pus’engager dans des actions si perfides !Qu’il ait pu se servir de Georgiana, sa

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camarade d’une époque plus douce, pourmener à bien ses machinations… Il aperdu toute notion de décence. Je suispresque tenté de le dénoncerpubliquement, mais, en faisant cela, jeternirais la réputation de Georgiana. Il neme reste qu’à espérer que cette expériencele dissuade de jamais recommencer unepareille entreprise.

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Août

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Jeudi 1er août J’ai ramené Georgiana à Londres. Elle

restera avec moi jusqu’à ce que je luitrouve une dame de compagnieconvenable. Après les ennuis liés àMrs Younge, j’ai peur de la quitter, maisje vais y être contraint. Je ne peux pasrester indéfiniment à Londres, et il estimpossible de l’emmener en voyage avecmoi. Il faut qu’elle se consacre à sesétudes. Mais j’ai l’intention de faire ensorte de ne plus jamais être dupé dans lechoix d’une dame de compagnie. Nonseulement je vérifierai les références,mais j’irai même rendre visite auxprécédents employeurs afin de m’assurerde leur honnêteté, et de sa bonne

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éducation.C’est un grand réconfort pour moi de

savoir que tant que Georgiana est àLondres, elle bénéficie de la protectiond’une gouvernante et d’un maître d’hôtelloyaux. Cela fait des années qu’ils sont auservice de la famille, et ils mepréviendront au moindre souci. Je n’ai pasl’intention d’éloigner de nouveauGeorgiana de la ville sans l’accompagnermoi-même.

Mercredi 14 août — J’ai trouvé une dame qui pourrait

convenir à Georgiana, m’a déclaré lecolonel Fitzwilliam ce soir, au dîner.

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Comme il partage avec moi la tutellede Georgiana, je lui avais raconté lesévénements de Ramsgate.

— De qui s’agit-il ?— D’une certaine Mrs Annesley. Elle

est issue d’une bonne famille, et sasituation chez mes amis les Hammondtouche à sa fin.

— L’avez-vous rencontrée ?— Oui, à de nombreuses reprises. Je

sais que les Hammond en sont trèssatisfaits.

— Dans ce cas, je leur rendrai visitedemain et verrai quelles dispositionspeuvent être prises.

Jeudi 15 août

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J’ai rendu visite aux Hammond.

Mrs Annesley est une dame distinguée,d’allure agréable, qui m’a fait uneimpression favorable tant par sonéducation que par ses propos. Ellecommencera la semaine prochaine. Jeresterai en ville quelques semaines pourm’assurer qu’elle est aussi convenablequ’elle semble l’être, puis, au cours desmois suivants, je ferai quelquesapparitions inopinées afin de vérifier quetout est en ordre.

En attendant, l’amie d’école deGeorgiana arrive bientôt. Cela lui fera dubien d’avoir la compagnie de quelqu’unde son âge.

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Vendredi 23 août

Mrs Annesley est arrivée ce matin.

Georgiana et elle se sont découvert desaffinités et je crois qu’elles noueront unebonne relation. Elle est enchantée desavoir que l’une des amies de Georgianava lui rendre visite, et elle a prévu denombreuses sorties pour les demoiselles.J’espère que cela guérira définitivementGeorgiana de son aventure avec Wickham.Je suis convaincu qu’elle aura entièrementchassé cette histoire de son esprit avantNoël.

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Vendredi 30 août À présent que Georgiana est installée,

je me sens assez rassuré pour la quitterchaque fois que Bingley a besoin de moi.C’est heureux, car si je lui laisse la bridesur le cou, il est capable de choisir undomaine doté d’une rivière qui déborde,de rats, ou d’un loyer faramineux. Croyantà une véritable aubaine, il conclural’affaire à la hâte, puis viendra medemander de l’aide. Il vaut bien mieuxque je l’assiste dès le début.

Je dois avouer que j’ai grand hâte dele revoir. Je suis fatigué de Londres, etimpatient de me rendre à la campagne.

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Septembre

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Lundi 2 septembre J’ai reçu une lettre de Bingley. Mon cher Darcy,J’ai trouvé un domaine dans leHertfordshire qui semble idéal. Ilest bien situé, de sorte que jepourrai aller à Londres si l’enviem’en prend, ou rendre visite à mafamille dans le Nord. En outre, iln’est pas trop loin de Pemberley,ce qui me permettra de venir vousvoir facilement. Mon homme deconfiance le recommandechaudement, mais étant novice enla matière, je serais heureuxd’avoir votre avis. Accepteriez-

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vous de venir m’y rejoindre ?

Lundi 9 septembre J’ai quitté Londres aujourd’hui pour

rejoindre Bingley à Netherfield Park.J’avais oublié quel charmant compagnonil fait, toujours enjoué et bien disposé.Après un été difficile, cela me ravit de leretrouver.

— Darcy ! Je savais que je pouvaiscompter sur vous. Comment s’est passévotre été ? Il n’était sans doute pas aussiéprouvant que le mien, j’en mettrais mamain au feu.

Je me tins coi, ce qu’il prit pour unassentiment.

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— Caroline me harcèle depuis troismois mais, à présent que j’ai trouvé undomaine, j’espère qu’elle me laissera enpaix.

Bien entendu, Bingley était enchantéde tout ce qu’il voyait. Il déclara que toutétait splendide et ne posa pas une seulequestion sensée, préférant se promener,les mains dans le dos, comme s’il vivaitlà depuis vingt ans. La maison lui semblaitbien située, les pièces principales étaientà son goût, et il se contenta de croirel’homme de confiance, MrMorris. Il nel’interrogea ni sur les cheminées, ni sur legibier ou le lac. En réalité, il nel’interrogea sur rien.

— Le domaine est-il en bon état ?demandai-je à Mr Morris.

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Il m’assura que oui, mais cela nem’empêcha pas de l’inspecter avecrigueur.

— Cela sera-t-il facile de trouver desdomestiques dans la région ? Mon ami enamènera avec lui, mais il lui faudra desfemmes de chambre, des jardiniers et despalefreniers d’ici.

— Il n’aura aucun mal à en trouver àMeryton.

— Qu’en pensez-vous, Darcy ? medemanda Bingley quand nous eûmes finide faire le tour des lieux.

— Le prix est bien trop élevé.MrMorris protesta qu’il était juste,

mais il ne me fut pas difficile de leconvaincre du contraire, et l’on convintd’une somme beaucoup plus raisonnable.

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— Sur l’honneur, Darcy, je n’aimeraispas tenter de me mesurer à vous quandvous avez une idée en tête. Ce malheureuxMrMorris aurait mieux fait de s’accorderavec vous dès le début, et de s’épargner letracas d’essayer de discuter ! me confiaBingley après avoir signé.

Il peut bien rire, il ne m’en remercierapas moins du soin que j’ai mis à cetteaffaire une fois qu’il sera bien installé.

— Quand comptez-vous prendrepossession des lieux ?

— Dès que possible. Avant la fin dumois, sans l’ombre d’un doute.

— Il faut que vous envoyiez desdomestiques avant vous, afin qu’ilss’assurent que la maison soit prête pourvotre arrivée.

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— Vous pensez à tout ! Je les enverraien effet dès la semaine prochaine.

J’étais content qu’il se range à monopinion. Dans le cas contraire, il seraitarrivé en même temps que ses serviteurset se serait demandé pourquoi le dînern’était pas servi.

Mardi 24 septembre — Darcy, bienvenue dans mon

domaine ! s’écria Bingley quand je lerejoignis à Netherfield Park cet après-midi.

Ses sœurs, Caroline et Louisa, étaientavec lui, de même que l’époux de Louisa,Mr Hurst.

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— La maison, le voisinage, tout estexactement comme je rêvais qu’il fût.

— Le domaine est convenable, mais levoisinage est restreint, et ne contient quequelques familles, soulignai-je. Je vousavais prévenu, souvenez-vous-en.

— Il y a beaucoup de familles. Assezpour en inviter à dîner, et que pourrions-nous souhaiter de plus ?

— Une compagnie raffinée ? Desconversations intéressantes ? persiflaCaroline.

— Je suis sûr que nous en trouveronsen abondance, rétorqua Bingley.

— Vous auriez dû me laisser vousaider à choisir la maison, reprit Caroline.

— Je n’avais nul besoin de votre aide,j’avais celle de Darcy.

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— Et c’est heureux ! Je disaisjustement à Louisa ce matin que vousn’auriez pu trouver meilleure maison, sereprit Caroline en m’adressant un sourire.

— Sur l’honneur, je n’imagine pas derégion plus délicieuse que leHertfordshire, conclut Bingley.

Pour l’instant, il est enchanté duvoisinage, mais je pense qu’il s’yennuiera s’il s’y installe pour une certainedurée. Cela n’est toutefois guère probable.Il est tellement fantasque qu’il sera sansdoute reparti dans un mois. J’ai fait partde cette pensée à Caroline après le dîner.

— C’est bien possible, dit-elle. Enattendant, notre petit groupe sera notreconsolation.

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Mercredi 25 septembre

C’était notre première journée

complète à Netherfield Park. Carolines’est fort bien acquittée de ses tâches demaîtresse de maison, et elle s’est montréeravie quand je lui ai dit que rien nelaissait deviner qu’ils n’étaient quelocataires. Elle a eu quelques difficultésavec les domestiques engagés dans lesenvirons, mais on ne peut qu’admirer lefait que la maisonnée fonctionne sansaccroc.

Jeudi 26 septembre

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Les visites de voisinage ontcommencé. C’est une corvée, mais ilfallait s’y attendre. Sir William etlady Lucas sont passés ce matin. Bingleyles trouve fort civils, parce quesir William fait la révérence toutes lesdeux minutes et qu’il a dit avoir étéprésenté à la Cour. Caroline lessoupçonna d’avoir un motif peu avouableà leur empressement. Ils devaient chercherà marier leur fille âgée et au physiqueingrat. À peine avaient-ils tourné le dosqu’elle fit part de cette hypothèse à sonfrère :

— Croyez-moi, ils ont une fille quiapproche les trente ans et ont l’intentionde prétendre qu’elle en a vingt et un.

Bingley prit la chose en riant.

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— Je suis certain qu’ils n’ont mêmepas de fille, et s’ils en ont une, je suis sûrqu’elle est absolument adorable !

— Caroline a raison, intervint Louisa.L’une des servantes m’a dit que les Lucasont une fille nommée Charlotte. Elle n’estpas mariée, et a vingt-sept ans.

— Cela ne l’empêchera pas d’êtreadorable. Je suis sûr que c’est une jeunefille charmante, protesta Bingley.

— Je crois au contraire qu’elle estbien ordinaire et passe son temps à aidersa mère à confectionner des tartes,plaisanta Caroline.

— Eh bien, je pense que c’était fortgentil de la part des Lucas de nous rendrevisite, et encore plus de nous inviter aubal de Meryton, affirma Bingley d’un air

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résolu.— Le bal de Meryton ! Que Dieu me

protège des assemblées campagnardes,soupirai-je.

— Vous avez été gâté par trop decompagnie raffinée, me dit Caroline.

— En effet. Les bals de Londresattirent les personnes les plus élégantes dupays.

Cette remarque ne la fit pas sourire. Jeme demande bien pourquoi. Elle sourithabituellement à tout ce que je dis… Ellesongeait sans nul doute à mon cerclelondonien. À quoi d’autre pouvait-ellefaire allusion ?

Sir William et lady Lucas ne furentpas les seuls à nous rendre visiteaujourd’hui. Ils furent suivis par un certain

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MrBennet. Il avait l’air d’être ungentleman.

— Il a cinq filles, déclara Carolinequand il fut parti.

— De fort jolies demoiselles,commenta MrHurst en sortant de satorpeur. Je les ai aperçues à Meryton.Très belles, toutes autant qu’elles sont.

— Eh bien voilà ! s’exclama Bingley.Je savais que j’avais eu raison dem’établir à Netherfield. Il y aura quantitéde jolies jeunes filles avec qui danser.

— Je sais à quoi vous pensez, ditCaroline en voyant mon expression. Vouspensez qu’il sera d’un ennui mortel d’êtrecontraint de vous entretenir avec une jeunepaysanne. Mais rien ne vous y oblige.Charles va se donner en spectacle, sans

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l’ombre d’un doute, mais vous n’êtes pasobligé de faire de même. Personne nes’attend à ce que vous dansiez.

— Je l’espère ! L’idée de lapromiscuité avec des personnes que je neconnais pas m’est insupportable !

Bingley rit.— Allons, Darcy, cela ne vous

ressemble guère. Vous n’êtes pas siguindé, à l’accoutumée. C’est à cause dutemps. Attendez seulement que la pluiecesse, et vous serez aussi impatient dedanser que moi.

Bingley est un incorrigible optimiste.

Lundi 30 septembre

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Ce matin, Bingley et moi avons fait letour du domaine à cheval. Il a été bienentretenu, et s’il décide de l’acheter, jepense que ce sera un bon choix. Mais jevais attendre de voir s’il s’y installeréellement. Il est tout aussi probable qu’illui prenne la fantaisie d’acquérir unepropriété dans le Kent, le Cheshire ou leSuffolk la semaine prochaine.

Il ne tarda pas à proposer de rentrer.— Je pensais que nous pourrions

passer chez les Bennet, dit-il avecdésinvolture alors que nous nous dirigionsau trot vers la maison.

— Vous êtes impatient de découvrirles demoiselles Bennet ?

Il ne prit pas ombrage de mataquinerie.

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— Je sais que vous pensez que jem’éprends d’une femme puis d’une autretous les mois, mais je trouvais simplementqu’il serait poli de rendre sa visite àMr Bennet.

Nous nous séparâmes et il se dirigeavers Longbourn tandis que je rentrais àNetherfield. Toutefois, il ne fut pas long àme rejoindre.

— Alors, avez-vous enfin vu ces cinqmerveilles dont on nous rebat lesoreilles ?

— Peine perdue, dit-il d’un airmorose. Je suis resté dans la bibliothèquede MrBennet pendant dix bonnes minutes,mais je n’ai pas aperçu les demoiselles.

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Octobre

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Mardi 1er octobre L’humeur de Bingley s’améliora

l’espace d’un instant quand il reçut uneinvitation de Mrs Bennet lui demandant dese joindre à eux pour le dîner. Sonbonheur fut toutefois de courte durée.

— Mais je ne puis y aller, soupira-t-il, anéanti. Ils m’ont convié demain soir,et je dois être en ville.

— Mon cher Bingley, vous survivrezet eux de même. En outre, vous les verrezau bal de Meryton.

Son visage s’éclaira :— Oui, c’est vrai.

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Mercredi 2 octobre Bingley s’est rendu en ville

aujourd’hui. C’est ce que je pensais. Il nes’installera jamais pour de bon à lacampagne. Il commence déjà à s’ennuyer.Je ne serais pas surpris qu’il déserteNetherfield avant Noël.

Samedi 12 octobre Le bal de Meryton, auquel nous avons

assisté, était encore pire que je ne l’avaiscraint. Nous n’étions pas arrivés depuiscinq minutes que j’entendais une femme– j’hésite à la qualifier de dame

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– chuchoter à une autre que j’avais dixmille livres de rentes. Être poursuivi pourma fortune est ce que j’exècre le plus aumonde. La rumeur se répandit dans toutela pièce, et les regards convergèrent versmoi comme si j’eusse été un pot remplid’or. Cela n’améliora pas mon humeur.Heureusement, il ne me fut pas nécessairede me joindre aux gens des environs. Bienque notre groupe fût restreint, Caroline,Mret Mrs Hurst et moi-même fîmes denotre mieux pour nous divertirmutuellement.

Bingley se livra corps et âme à la fête,comme d’habitude. Bien entendu, chacunle trouva aimable. N’en est-il pas toujoursainsi ? Son abord facile lui attire l’amitié.J’entendis de nombreuses remarques sur

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sa prestance et son beau visage. On metrouva bel homme également, jusqu’à ceque je dédaigne Mrs Carlisle. Je l’avaisentendue tenir des propos présomptueux,et j’étais irrité au point de me laisser allerà la rebuffade : à peine deux minutes plustôt, elle murmurait à sa voisine sonintention de s’assurer que mes dix millelivres de rentes reviennent à sa fille, puis,en me présentant la demoiselle, elle eutl’audace d’affirmer qu’elle pensait que lafortune n’importait aucunement dans lemariage, et que seule l’affectionréciproque des époux comptait.

Quant à Bingley, il ne manqua aucunedanse, au grand amusement de Caroline.

— Il sera de nouveau amoureux avantla fin de la soirée, prédit-elle.

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J’en convins. Je n’ai jamais rencontréd’homme qui s’amourache puis sedésintéresse avec une telle facilité. Qu’ilaperçoive un joli minois et de gentillesmanières et il ne se posera pas dequestions.

Je dansai une fois avec Mrs Hurst,mais les musiciens étaient si médiocresque cela me suffit. Je refusai d’êtreprésenté à d’autres jeunes personnes et mecontentai de parcourir du regard la sallejusqu’à ce que Bingley n’en puisse plus dedanser. Non qu’il ait été aisé d’éviter lescavalières. Plusieurs demoiselles étaientassises sur les côtés. L’une d’elles était lasœur de la dame qui avait capté l’attentionde Bingley, et ce dernier avait décrétéqu’il souhaitait me voir danser avec elle.

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— Venez, Darcy, il faut que vousdansiez. Cela m’insupporte de vous voirrester debout tout seul comme un idiot.Vous feriez bien mieux de vous mêler auxdanseurs.

— Je n’en ferai rien. Vos sœurs sontengagées, et je ne vois pas une seulefemme dont la compagnie ne soit pas unepunition, répliquai-je.

Je n’étais pas d’humeur à trouver quoique ce soit à mon goût.

— Je ne me montrerais pas aussidifficile que vous pour un royaume ! Surl’honneur, jamais je n’ai vu tant de joliesfemmes réunies.

— C’est parce que vous accaparez laseule belle personne de l’assistance, luirappelai-je en posant les yeux sur

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Miss Bennet.— Oh, c’est la plus magnifique

créature que j’aie jamais contemplée !Mais l’une de ses sœurs, qui est fort jolie,et, j’ose le dire, des plus agréables, estassise juste derrière vous. Accordez-moila permission de demander à ma cavalièrede faire les présentations.

— De qui parlez-vous ? demandai-jeen regardant autour de moi. (Je remarquaialors Miss Elizabeth Bennet, mais lorsqueson regard croisa le mien, je fus contraintde détourner les yeux.) Elle estacceptable, mais pas assez belle pourtenter quelqu’un comme moi, et je n’ai pasl’humeur, ce soir, à accorder del’importance à de jeunes dames qued’autres ont laissées faire tapisserie.

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Caroline comprenait fort bien messentiments.

— Ces gens ! me confia-t-elle. Ils nesont ni élégants ni à la mode, et pourtant sicontents d’eux-mêmes ! Savez-vous quej’ai dû me forcer à sourire poliment tandisqu’on me décrivait Mary Bennet comme lajeune fille la plus accomplie desenvirons ? Si elle était ne fût-ce qu’àmoitié, non, dix fois moins accomplie queGeorgiana, je serais très surprise.

— Mais cela serait difficile.Georgiana est tellement douée !

— En effet. Je raffole de cette enfant.En vérité, elle est comme une sœur pourmoi.

Peut-être un jour sera-t-elle réellementune sœur pour Caroline. Je me gardai de

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lui dire, pourtant, qu’à mon avis Bingley,avec son bon naturel et sa fortuneconvenable, ferait un excellent époux pourGeorgiana. Je n’avais auparavant pasl’intention de la marier avant qu’elle aitvingt et un ans, mais depuis l’aventureavec George Wickham, je commence àpenser qu’il pourrait être sage de le faireplus tôt. Une fois devenue l’épouse deBingley, elle serait à l’abri de coquinstels que Wickham. Je ne suis pas sûr queMeryton lui convienne, cependant. SiBingley montre la moindre velléité departir, je l’y encouragerai. J’aimeraisqu’elle soit plus près de moi, dans leDerbyshire, ou peut-être le Cheshire.Ainsi, il ne lui faudrait que quelquesheures pour venir me voir si l’envie lui en

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prenait.Enfin, nous rentrâmes à la maison.— De toute ma vie, jamais je n’ai

rencontré de gens plus charmants ni defilles plus jolies, déclara Bingley lorsquenous nous fûmes retirés au salon. Chacunfaisait preuve de gentillesse et d’attention.L’atmosphère n’était ni guindée niformelle. Je n’ai pas tardé à avoirl’impression de connaître tout le monde.Quant à Miss Bennet, elle est plus bellequ’un ange !

Caroline me lança un regard amusé. ÀBrighton, Bingley avait affirmé queMissHart était la créature la plusfascinante qu’il ait jamais rencontrée. ÀLondres, c’était MissPargeter. Ilsemblerait qu’à Meryton, ce soit

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MissBennet qui doive recueillir sesfaveurs.

— Elle est adorable, en effet, reconnutCaroline.

— Et jolie, ajoutai-je. (Il vaut mieuxne pas contrarier Bingley quand il est dansce genre de dispositions.) Mais elle sourittrop.

— Cela ne fait pas de doute, ellesourit trop, renchérit Louisa, mais cela nel’empêche pas d’être charmante. Je croisque nous pourrions être amies avec elle,tant que nous sommes ici, n’est-ce pas,Caroline ?

— Absolument. Il nous faut quelqu’unpour faire passer les longues heuresd’ennui, et pour nous amuser quand lesmessieurs s’absentent.

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La seule chose qui me hante alors quej’écris est le regard que je surpris de lapart de Miss Elizabeth Bennet lorsque jefis remarquer qu’elle n’était pas assezbelle pour me donner envie de danser. Sije ne savais pas que c’est impossible, jedirais qu’il était ironique. Cela me gêneun peu qu’elle m’ait entendu, mais pourma défense, il n’était pas dans mesintentions que mes mots parviennent à sesoreilles. En outre, il serait idiot de mepréoccuper de ses sentiments. Elle n’estpas d’un tempérament délicat et ne serapas blessée, si du moins elle ressemble àsa mère. Cette femme abominable m’arondement condamné pour cette parolespontanée, et m’a décrit à qui voulait bienl’écouter comme l’homme le plus

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orgueilleux et le plus désagréable aumonde, en ajoutant qu’elle espérait que jene revienne jamais en ces lieux.

Je n’aurais jamais cru partager un jourles espoirs d’une femme de ce genre, maisen cette occasion, il semblerait que nosesprits se rencontrent.

Mardi 15 octobre Aujourd’hui, Bingley et moi avons

examiné les bois. Pendant que nous étionssortis, les demoiselles Bennet ont tenucompagnie à Caroline et à Louisa.

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Vendredi 18 octobre Tandis que Bingley et moi étions

sortis nous promener à cheval, Caroline etLouisa ont pris la voiture pour rendrevisite aux Bennet à Longbourn. Je croisqu’elles ont l’intention de se lier d’amitiéavec les deux sœurs aînées. Dieu sait s’ily a peu de compagnie pour elles par ici !

Samedi 19 octobre Aujourd’hui, il fait humide. Après

avoir passé la journée confiné àl’intérieur, je fus presque soulagé desortir pour aller à un dîner. Cela n’a

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pourtant pas été plus réussi que le bal, lesgens n’étaient pas plus élégants ni lesconversations plus stimulantes, mais celaa eu l’avantage de nous procurer duchangement.

Bingley s’est encore une fois assisavec Miss Jane Bennet. C’est sa fantaisiedu moment, et comme elle a un abordaussi facile que le sien, ils forment uncouple bien assorti. Elle ne risque pasd’être blessée par ses attentions, car ellene les prend pas pour autre chose que cequ’elles sont : une agréable diversion.

— Quel dommage que les autresdemoiselles Bennet n’aient ni le visage niles manières de leur sœur aînée ! déclaraCaroline après le repas.

— En effet, répliquai-je.

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— Je ne suis pas étonnée que vousn’ayez pu vous résoudre à danser avecMiss Elizabeth Bennet. Contrairement à sasœur, elle n’a aucune beauté.

— Pas un de ses traits n’estprésentable, renchéris-je en me tournantpour l’examiner attentivement.

— C’est exact, renchérit Caroline.— Oh, allons, Darcy, se récria

Bingley qui venait de nous rejoindre aprèsavoir accompagné Miss Bennet auprès del’une de ses sœurs. Elle est au contrairefort jolie.

— Elle est ordinaire, à tout point devue.

— Très bien, je ne vais pas vouscontredire. Elle est épouvantable à touségards.

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Il rit et retourna auprès de JaneBennet.

Caroline continua à critiquer nosvoisins. Alors que je l’écoutais, monregard fut de nouveau attiré parMissElizabeth Bennet, et l’idée me vintque je ne lui avais pas rendu justice. Bienque pas un de ses traits ne fût convenable,la magnifique expressivité de ses yeuxnoirs lui conférait un air d’intelligenceextraordinaire. Je me surpris à la couverdes yeux, et quand elle se leva pourquitter la table, je m’aperçus en outre quesa silhouette était svelte et agréable àregarder.

Elle n’est toujours pas assez joliepour tenter un homme de ma qualité, maiselle a plus de beauté que je ne l’avais

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d’abord cru.

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Novembre

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Lundi 4 novembre Encore une fête ! Je ne pouvais m’y

soustraire, mais je m’aperçois que je suismieux disposé à l’égard des sorties que jene l’étais autrefois. Elles offrent unchangement bienvenu par rapport à notrecercle intime habituel. La fête de ce soiravait lieu chez sir William Lucas, à LucasLodge.

— Préparez-vous à ce qu’on vousfasse la révérence toutes les dix minutes,me prévint Caroline alors que nousfranchissions le seuil.

— Vous voulez dire toutes les cinqminutes, se moqua Louisa.

— Sir William est très agréable,intervint Bingley.

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— Mon cher Charles, la personne laplus odieuse vous semblerait agréable dumoment qu’elle vous permet de courtiserMiss Bennet lors d’une de ses réceptions,répliquai-je.

— C’est un ange, soupira Bingley quema remarque ne paraissait pas affecter.

Il trouva bien vite MissBennet.MrHurst dansa avec Caroline, et Louisalia conversation avec lady Lucas.

Je remarquai que Miss ElizabethBennet était là, parlant avec le colonelForster. Sans m’en rendre compte, jem’approchai, et je ne pus éviterd’entendre leurs propos. Quelque chosedans ses manières lui donnait un airespiègle, et dans ces moments-là, ses yeuxont une lueur particulière. Cela ne

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m’échappa point, pas plus que l’animationqui embellissait ses joues d’une touche derose. Elle a un teint éclatant de santé,légèrement hâlé. Ce n’est peut-être pasaussi à la mode que la pâleur de Caroline,mais c’est tout de même joli.

Elle s’éloigna bientôt du colonelForster et se mit en quête de Miss Lucas.Il semblerait qu’elles soient amies. J’étaissur le point d’engager la conversationavec elle, dans mon désir de voir denouveau cette étincelle dans son regard,quand ce fut elle qui me défia.

— Ne pensez-vous pas, Mr Darcy, queje me suis exprimée avec une éloquencepeu commune à l’instant, quand j’aitaquiné le colonel Forster en luidemandant de donner un bal à Meryton ?

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— Avec beaucoup d’énergie,répondis-je, surpris mais non fâchéqu’elle s’adressât à moi. Toutefois c’estun sujet qu’aucune femme n’aborde avecmollesse.

— Vous êtes bien sévère avec nous.Elle dit cela avec un air si piquant que

je fus obligé de sourire. Ses manières nelui vaudraient rien de bon à Londres, maisla campagne a ses avantages. On a besoinde variété, après tout.

— Ce sera bientôt son tour d’êtretaquinée, affirma MissLucas en setournant vers moi. Je vais ouvrir le piano,Lizzy, et vous savez ce qui se produitensuite.

Elle commença par refuser, auprétexte qu’elle ne voulait pas jouer

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devant certains qui devaient être habituésà entendre les meilleurs musiciens, maisMiss Lucas n’eut point de cesse qu’ellen’acceptât.

Je fus étonné par la qualité de soninterprétation. Pas tant par la justesse desnotes ; je crois en effet qu’elle accumulabien des erreurs. Mais le ton avait unedouceur qui plut à mes oreilles.

Je commençais à m’affranchir de mesréticences à son égard, et j’avais mêmedécidé de poursuivre notre conversation,quand elle quitta le piano et, par un hasarddont je ne saurais dire s’il était heureux oumalheureux, une de ses jeunes sœurs luisuccéda. Je sentis mon sourire setransformer en rictus. De toute ma vie,jamais je n’entendis de morceau

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pareillement massacré, et j’avais peine àcroire que Miss Mary Bennet fîtdémonstration de son manque absolu detalent devant une assistance si nombreuse.Je pense que si j’avais dû subir cedésastre une minute de plus, je lui auraisfait part de mes impressions.

Les choses ne firent qu’empirer quandles deux plus jeunes sœurs se mirent entête de danser avec certains des officiers.Leur mère les regardait, tout sourires,alors que la cadette flirtait tour à touravec chacun des officiers présents. Quelâge a-t-elle ? Elle ne paraît pas plus dequinze ans. Elle devrait encore passer sesjournées dans la salle d’étude, et non dansla société où elle peut attirer ledéshonneur sur elle et sa famille.

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Son comportement a chassé de moncœur tout sentiment agréable que j’auraispu éprouver à l’endroit de MissElizabethBennet, et je ne lui adressai plus laparole.

— Quel charmant passe-temps pourdes jeunes gens, n’est-ce pas, MrDarcy ?s’écria sir William Lucas en arrivant àmes côtés. Rien ne vaut la danse, aprèstout. Je la considère comme l’un des plusgrands raffinements des sociétéscivilisées.

— Certainement, monsieur, rétorquai-je en considérant Miss Lydia Bennet quidansait sans une once de bonnes manières,et elle a également l’avantage d’être envogue dans les sociétés les moinspolicées du globe. N’importe quel

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sauvage sait danser.Sir William se contenta de sourire, et

entreprit de me tourmenter par uneinterminable discussion sur la danse,allant jusqu’à me demander si j’avaisjamais dansé à la Cour. Je répondis assezpoliment, mais je me fis la remarque ques’il mentionnait encore une fois la Cour,je serais tenté de l’étrangler avec sapropre jarretière. Parcourant la pièce desyeux, je vis que Miss Elizabeth Bennet sedirigeait vers moi. Malgré tous les défautsde ses sœurs, je fus de nouveau frappé parla grâce de ses mouvements et je me disque s’il y avait une personne dansl’assistance que j’aimerais voir danser,c’était bien elle.

— Ma chère Miss Eliza, pourquoi ne

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dansez-vous pas ? demanda sir Williamcomme s’il avait lu mes pensées.MrDarcy, permettez-moi de vousprésenter cette jeune dame qui ferait uneexcellente cavalière. Vous ne pouvezrefuser de danser, quand tant de beautés’offre à vous.

Il lui prit la main et à ma grandesurprise, faillit me l’offrir. L’idée dedanser avec elle ne m’avait pas effleuré,car je ne pensais qu’à la regarder, maisj’aurais accepté sa main si, accroissantencore ma surprise, elle n’avait pasreculé.

— En vérité, monsieur, je n’en ai pasla moindre intention. Je vous supplie dene pas imaginer que je me suis avancéepar ici pour prier que l’on m’invitât à

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danser.Je m’aperçus qu’il m’était difficile de

renoncer à ce plaisir que je n’avais pasrecherché.

— Me ferez-vous l’honneur dem’accorder cette danse ? demandai-je,mon intérêt avivé par sa réticence.

Mais elle réitéra son refus.Sir William essaya de la faire plier.— Bien que ce gentleman n’aime point

les amusements en général, il ne peutavoir d’objection, j’en suis certain, àsatisfaire notre caprice pendant une demi-heure.

Ses yeux s’éclairèrent d’un sourire, etse tournant vers moi, elle dit :

— Mr Darcy est toute politesse.C’était un sourire de défi, sans

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l’ombre d’un doute. Quoiqu’elle fîtl’éloge de ma courtoisie, elle sous-entendait le contraire. Je sentis s’accroîtremon désir d’obtenir cette danse. Elles’était posée en adversaire, et je sentaisnaître en moi l’instinct de la conquérir.

Pourquoi m’avait-elle éconduit ?Parce qu’elle m’avait entendu dire, lorsdu bal de Meryton, qu’elle n’était pasassez belle pour me tenter ? Bien sûr ! Jeme pris à admirer son esprit. Mes dixmille livres de rentes n’étaient rien pourelle en comparaison de son désir derevanche.

Je la regardai s’éloigner de moi, sansmanquer d’admirer sa démarche légère etsa silhouette, et de me demander quandpour la dernière fois une vision si

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agréable s’était présentée à moi.— Je devine le sujet de votre rêverie,

dit Caroline en surgissant à mes côtés.— Cela m’étonnerait fort.— Vous êtes en train de songer

combien il serait insupportable de passerde nombreuses soirées de la sorte, en unetelle compagnie ; et en vérité, je suis devotre avis. Jamais je n’ai été si accablée !Les propos insipides, et pourtantbruyants ; l’arrogance inexplicable de cesgens qui ne sont rien ! Que ne donnerais-jepas pour entendre vos critiques !

— Votre conjecture est complètementfausse, je vous assure. Mon esprit suivaitun chemin plus agréable. Je méditais surl’immense plaisir que de beaux yeux quianiment le visage d’une jolie femme

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peuvent nous procurer.Caroline sourit.— Et quelle est la personne qui vous

inspire de telles réflexions ? demanda-t-elle en se tournant vers moi.

— Miss Elizabeth Bennet, répondis-jeen la regardant traverser la pièce.

— Miss Elizabeth Bennet ! s’exclama-t-elle. Je suis stupéfaite. Depuis quand a-t-elle ainsi vos faveurs ? Et dites-moi, jevous prie, quand je devrai vous féliciter ?

— C’est exactement la question àlaquelle je m’attendais. Les femmes ontl’imagination bien prompte : elle bonditde l’admiration à l’amour et de l’amour aumariage en un instant. Je savais que vousme féliciteriez.

— Non, si vous êtes sérieux, je

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considérerai l’affaire comme réglée. Vousaurez une charmante belle-mère, en vérité,et bien sûr elle passera tout son tempsavec vous à Pemberley.

Je la laissai parler. Ce qu’elle peutbien dire m’indiffère totalement. Si jesouhaite admirer Miss Elizabeth Bennet,je le ferai, et nulle moquerie de Carolinesur les jolis yeux ou les belles-mères nesaura m’en empêcher.

Mardi 12 novembre Ce soir, j’ai mangé avec Bingley en

compagnie des officiers. Un régiment eststationné ici, composé pour l’essentield’hommes intelligents et bien éduqués. En

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rentrant à Netherfield, nous trouvâmesMiss Bennet, que Caroline et Louisaavaient conviée à dîner. Elle était venue àcheval, et une averse malencontreusel’avait trempée jusqu’aux os. Sanssurprise, elle avait pris froid.

Bingley, alarmé, insista pour qu’ellerestât passer la nuit. Ses sœurs luidonnèrent raison. Elle se mit au lit tôt, etBingley se montra distrait pendant toute lasoirée.

Cela me rappela qu’il n’a que vingt-trois ans, un âge encore instable. Ils’inquiète aujourd’hui de la santé deMissBennet, et pourtant à Noël il sera àLondres, et l’aura sans aucun douteentièrement oubliée.

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Mercredi 13 novembre

Miss Bennet étant toujours souffrante

ce matin, Caroline et Louisa ont insistépour qu’elle restât à Netherfield jusqu’àsa guérison. Auraient-elles mis tant depassion dans leurs arguments si elles nes’étaient ennuyées à périr ? J’en doute,mais comme le temps est exécrable etqu’elles ne peuvent pas mettre le nezdehors, elles souhaitaient vraiment lagarder à la maison.

En apprenant qu’elle n’allait pasmieux, Bingley exigea que l’on envoyâtquérir Mr Jones, le médecin.

— Croyez-vous réellement que celasoit nécessaire ? demandai-je. Vos sœurs

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semblent penser qu’il ne s’agit que d’unmal de gorge et d’une migraine.

— Dieu seul sait comment cela peutévoluer, déclara-t-il.

On expédia un billet à MrJones et unautre à la famille de Miss Bennet avant des’attabler pour le petit déjeuner.

Alors que nous étions encore dans lasalle à manger du matin, nous entendîmesdu remue-ménage dans le hall d’entrée.Caroline et Louisa posèrent leur tasse dechocolat pour échanger des regardsinterrogateurs entre elles puis avec leurfrère.

— Qui nous rendrait visite à pareilleheure, et par ce temps ? demandaCaroline.

La réponse ne se fit pas attendre :

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Miss Elizabeth Bennet fut annoncée. Elleavait les joues rouges et les yeux brillants.On voyait, à l’état de ses vêtements,qu’elle avait marché, et ses bottinesétaient couvertes de boue.

— Miss Bennet ! s’exclama MrHursten la contemplant comme il l’eût fait d’unfantôme.

— Miss Bennet ! répéta Caroline enécho. Vous n’êtes tout de même pas venueà pied ?

Elle regardait, consternée, leschaussures de notre visiteuse, ainsi queses jupons, tachés de boue sur au moinssix pouces.

— Si, répondit-elle comme s’ils’agissait là d’une chose toute naturelle.

— Trois miles à pied, et si tôt dans la

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journée ! s’exclama Caroline en jetant uncoup d’œil horrifié à Louisa.

— Et par un temps pareil ! renchéritLouisa en lui rendant son regard.

Bingley ne partageait pas leureffarement.

— Miss Bennet, comme c’est aimableà vous d’être venue, dit-il en se levantd’un bond pour lui serrer la main. Votresœur est au plus mal, j’en ai peur.

Caroline s’était remise de sa premièresurprise.

— Vraiment, Charles, ce n’est pas lapeine de l’effrayer. Ce n’est rien qu’unemigraine et un petit mal de gorge. Elle amal dormi, mais s’est tout de même levéece matin. Elle est fiévreuse, cependant, etne se trouve pas suffisamment bien pour

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quitter la chambre.— Vos habits sont mouillés, vous

devez être transie, intervint Bingley quiregardait Elizabeth avec inquiétude.

— Ce n’est rien. J’ai l’habitude demarcher de bon matin. Le froid etl’humidité ne me gênent pas. Où est Jane ?Puis-je la voir ?

— Bien sûr. Je vais vous y conduire àl’instant.

Je ne pus m’empêcher de repenser àl’éclat que l’exercice avait donné à sonteint, et ce malgré les doutes quej’éprouvais sur la pertinence d’une silongue marche. Si sa sœur s’était trouvéeen grand péril, pourquoi pas, mais pour unrhume, cela ne me semblait guèrejudicieux.

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Elle quitta la pièce en compagnie deCharles. Caroline et Louisa leuremboîtèrent le pas, comme le leurimposait leur rôle d’hôtesse. Bingleyrevint bientôt, laissant ses sœurs au chevetde la malade.

— Nous devrions nous mettre enroute, rappelai-je en regardant la pendule.

Nous avions rendez-vous avecquelques officiers pour une partie debillard. Je voyais bien que Bingley n’avaitpas envie d’y aller, mais je réussis à leconvaincre qu’il se rendrait ridicule enrestant à la maison sous prétexte quel’amie de ses sœurs avait attrapé unrhume. Il sembla sur le point de protester,mais comme il a l’habitude de m’écouter,il se rangea à mon avis. Je m’en réjouis.

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Le colonel Forster aurait trouvé fortcurieux qu’il se dédît de son engagementpour une raison si futile.

Nous rentrâmes dans l’après-midi, et,à six heures et demie, on servit le dîner.Miss Elizabeth Bennet parut à la table.Elle semblait fatiguée. La couleur avaitdéserté ses joues, et ses yeux étaientéteints. Mais l’animation la gagna sitôtque Bingley s’enquit de sa sœur.

— Comment va-t-elle ? questionna-t-il.

— Pas mieux, je le crains.— C’est affreux ! s’exclama Caroline.— Cela me peine, renchérit Louisa.Mr Hurst émit un grognement.— Je déteste être malade, déclara

Louisa.

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— Moi aussi. Il n’y a rien de pire,approuva Caroline.

— Que puis-je faire pour elle ?demanda Bingley.

— Rien, merci.— N’y a-t-il rien dont elle ait besoin ?— Non, elle a tout ce qui lui faut.— Très bien, mais s’il y a quoi que ce

soit que je puisse lui apporter pour lasoulager, il faudra me le dire.

— Je le ferai, merci, dit-elle d’un airtouché.

— Vous avez l’air fatiguée. Vous luiavez tenu compagnie toute la journée.Laissez-moi vous servir un bol de soupe.Je ne veux pas que vous vous rendiezmalade, sous prétexte de soigner votresœur.

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Elle sourit devant tant de gentillesse.Quant à moi, je le bénis intérieurement. Ila une aisance qui me fait défaut, et j’étaisheureux qu’il en fasse usage pour lui offrirles meilleurs mets présents sur la table.

— Je dois retourner auprès de Jane,dit-elle, à peine le dîner fini.

J’aurais préféré qu’elle restât. À peinefut-elle partie que la langue de Caroline etcelle de Louisa se déchaînèrent.

— Jamais je n’oublierai son irruptiondans la salle à manger. Vraiment, on auraitcru une folle, ou presque.

— Vous avez raison, Louisa.— J’espère que vous avez vu son

jupon ! Il avait trempé dans la boue sur aumoins six pouces !

C’en fut trop pour Bingley.

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— Son jupon taché n’a pas retenu monattention, rétorqua-t-il.

— Je suis sûre que vous, en revanche,vous l’avez remarqué, MrDarcy, ditCaroline. Je crains que cette aventuren’ait un peu terni l’admiration que vousvouez à ses beaux yeux.

— Au contraire. L’exercice en avaitaccru l’éclat.

Caroline fut réduite au silence. Je netolérerai pas qu’elle médise deMiss Elizabeth Bennet devant moi, mêmesi j’ai la certitude qu’elle ne se priverapas de le faire dès que j’aurai le dostourné.

— J’ai la plus haute considérationpour Jane Bennet, c’est une jeune filleadorable, et je souhaite de tout mon cœur

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qu’elle parvienne à s’établir comme ilfaut. Mais avec de tels parents, et desrelations de si basse extraction, je crainsque cela soit fort peu probable, soupiraLouisa.

— Il me semble vous avoir entenduedire que leur oncle est avoué à Meryton,reprit Caroline.

— En effet. Et elles ont un autre oncle,qui habite du côté de Cheapside, cette ruesi populaire de Londres.

— Quand bien même elles auraientassez d’oncles pour peupler le quartierentier de Cheapside, cela ne leur ôteraitaucun de leurs mérites ! s’écria Bingley.

— Mais cela doit réellement réduireleurs chances d’épouser un homme dequalité, fis-je remarquer.

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Cela ne fait pas de mal de rappeler unpeu Bingley à la réalité. L’année dernière,il a failli perdre complètement la tête, et ils’en est fallu de peu qu’il ne demandât lamain de la fille d’un boulanger. Je n’airien contre les boulangers, mais ils ne sontpas à leur place dans la famille, pas plusque les avoués ou les habitants deCheapside.

— Comme vous exprimez bien leschoses, Mr Darcy, s’extasia Caroline.

— Je n’aurais pas mieux dit, intervintMrHurst en sortant un bref instant de satorpeur.

— « Cheapside » ! répéta Louisa.Bingley ne trouva rien à répliquer, et

s’enfonça dans la morosité.Ses sœurs décidèrent alors de se

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rendre au chevet de la malade, et enredescendant, elles amenèrentMiss Elizabeth Bennet avec elles.

— Voulez-vous jouer aux cartes ?proposa Mr Hurst.

Après un regard sur les sommesmisées, elle déclina l’invitation.

Elle commença par prendre un livre,mais finit par s’approcher de la table dejeu pour regarder la partie. Sa silhouetteapparaissait sous son meilleur jour alorsqu’elle se tenait derrière la chaise deCaroline.

— Miss Darcy a-t-elle beaucoupgrandi, depuis le printemps ? demandacette dernière. Sera-t-elle aussi grandeque moi ?

— Je le crois. Elle est à présent à peu

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près de la taille de Miss Elizabeth Bennet,ou un peu plus.

— Comme il me tarde de la revoir !Quelle contenance, quelles manières ! Etsi accomplie pour son âge !

— C’est une merveille à mes yeux quetoutes les demoiselles aient la patience dese perfectionner ainsi.

— « Toutes » ! Mon cher Charles,qu’avez-vous donc à l’esprit ?

— Oui, toutes, je le crois. Elles saventtoutes peindre des tables, recouvrir desécrans de tapisserie et tricoter desbourses.

— Votre liste des talents communsn’est que trop vraie, dis-je avecamusement. J’ai entendu chanter leslouanges de dizaines de demoiselles, pour

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finir par m’apercevoir qu’elles nesavaient rien faire d’autre que peindreassez joliment. Je ne me vanterais pas deconnaître plus d’une demi-douzaine dejeunes filles réellement accomplies.

— Je suis bien de votre avis, renchéritCaroline.

— C’est que vous attendez sans doutebien des choses d’une femme accomplie,supposa Miss Bennet.

Est-ce mon esprit qui me joue destours, ou était-elle vraiment en train de semoquer de moi ? Je ne saurais le dire.Piqué, je répondis :

— En effet. J’en attends beaucoup.— Mais certainement ! assura

Caroline.Miss Bennet ne se tint pas pour

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vaincue, contrairement à mes espérances.Tandis que Caroline dressait la liste destalents d’une vraie dame, je vis sansconteste l’amusement la gagner. Ce futd’abord une expression dans ses yeux,quand Caroline commença : « Une femmedoit avoir une connaissance approfondiede la musique, du chant, du dessin, de ladanse et des langues modernes… », quigagna sa bouche lorsque Carolineconclut : « Elle doit avoir ce petit quelquechose dans son air, sa démarche, le ton desa voix, son élocution et sesexpressions. »

Contrarié de voir que cela faisaitsourire Miss Bennet, je conclus d’un tonaustère :

— À tout cela elle doit encore ajouter

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quelque chose de plus profond, encultivant son esprit par la pratique assiduede la lecture.

— Cela ne me surprend plus que vousne connaissiez pas plus de six femmesaccomplies. Je suis plus étonnée que vousen ayez seulement rencontré une, répliquaMiss Bennet en riant.

Son impertinence aurait dû m’irriter,pourtant je souris malgré moi en réponse àses propos. Cela semblait subitementabsurde que j’attende autant du sexeopposé, quand il suffisait d’une paire dejolis yeux pour me rendre parfaitementheureux. Un bonheur que jamais je n’airessenti en écoutant une femme chanter oujouer du piano, et que je ne trouverai sansdoute pas de cette façon.

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— Êtes-vous donc si sévère enversvotre propre sexe, que vous doutiez ainside la possibilité de tout cela ? s’enquitCaroline.

— Je n’ai moi-même jamais rencontréune telle femme, répondit Miss Bennet. Jen’ai jamais vu tant de facultés, de goût, depersévérance et d’élégance, ainsi quevous le décrivez, réunis en une seulepersonne.

Je me mis à me demander si j’avaismoi-même jamais vu cela de mes yeux.

Caroline et Louisa se piquèrent au jeuet affirmèrent connaître de nombreusesdemoiselles qui remplissaient tous cescritères. Miss Bennet baissa la tête, maisnon en signe de défaite. Elle cherchaitseulement à leur cacher son amusement

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qui allait croissant.Ce fut seulement en la voyant sourire

que je m’aperçus qu’elles contredisaientce qu’elles avaient défendu un peu plustôt, lorsqu’elles avaient prétendu que lesfemmes accomplies étaient très rares.Elles affirmaient à présent que de tellespersonnes couraient les rues. En regardantles yeux de MissBennet pétiller demalice, je me dis que jamais je ne l’avaistant appréciée, ni pris tant de plaisir à unediscussion.

MrHurst rappela sa femme et sabelle-sœur à l’ordre en attirant leurattention sur le jeu, et Miss Bennetretourna au chevet de sa sœur.

L’affection très vive qui unit les deuxsœurs me frappa alors. Je ne pus

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m’empêcher de penser que si, de Carolineet de Louisa, l’une se fût trouvée malade,l’autre n’aurait pas mis tantd’empressement à s’occuper d’elle ; bienqu’elles aussi soient sœurs, il ne semblepas y avoir beaucoup de tendresse entreelles. C’est regrettable. L’amour de masœur est l’une des plus grandes joies demon existence.

— Eliza Bennet, déclara Carolinequand Miss Bennet eut quitté la pièce, estl’une de ces jeunes dames qui croient serecommander au sexe opposé endévalorisant le leur ; et cette manœuvrefonctionne avec bien des messieurs, j’ensuis certaine. Mais, à mon avis, il s’agit làd’une attitude bien basse, d’un misérableartifice.

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— Assurément, chaque artifice que lesdames s’abaissent à employer pourséduire est misérable. Ce qui s’apparenteà la ruse est toujours méprisable, conclus-je.

Elle abandonna la bataille et seréfugia dans le jeu.

Je me retirai enfin dans ma chambre,bien peu satisfait de ma journée. Lasérénité qui m’habitait d’ordinairem’avait déserté. Je me surpris à penser,non à ce que j’allais faire demain, mais àElizabeth Bennet.

Jeudi 14 novembre Je viens de me souvenir, juste à temps,

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quelle folie c’est que de tout oublier pourles beaux yeux d’une demoiselle. Cematin, Elizabeth a envoyé un billet à samère pour la prier de venir se faire uneidée de l’état de santé de Miss Bennet.Après avoir passé un petit moment avecsa fille malade, Mrs Bennet et ses deuxplus jeunes filles, qui l’avaientaccompagnée, ont accepté une invitation àse joindre au reste de la maisonnée dansla salle à manger.

— J’espère que vous n’avez pastrouvé l’état de MissBennet moins bonque vous ne l’attendiez, dit Bingley.

Il s’est montré très perturbé par cetteaffaire, et rien n’a pu l’apaiser saufd’étourdir la gouvernante sous un flotd’instructions, toutes destinées à accroître

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le confort de Miss Bennet.— Hélas, si, monsieur. Elle est bien

trop souffrante pour qu’on l’emmène.MrJones dit qu’il n’y faut pas songer.Nous allons devoir abuser de votrehospitalité encore quelque temps.

— « Qu’on l’emmène » ! s’écriaBingley. Il n’en est pas question !

Caroline ne sembla pas enchantée decette remarque. Je pense que la présenced’une malade dans la maison commence àl’irriter. Elle n’a passé que très peu detemps avec son invitée, et, si Elizabethn’était pas venue, MissBennet aurait vécudes heures bien solitaires sous le toitd’étrangers.

Caroline répondit assez poliment,toutefois, et affirma que Miss Bennet

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recevrait toutes les attentions nécessaires.Mrs Bennet se mit en devoir de nous

convaincre du sérieux de l’état de sa fille,puis, regardant autour d’elle, déclara queBingley avait fait un choix heureux ens’installant à Netherfield.

— J’espère que vous ne vous hâterezpas de partir, bien que votre bail soit decourte durée.

— Je fais pourtant tout à la hâte.Cette déclaration entraîna une

discussion sur les caractères, danslaquelle Elizabeth avoua se passionnerpour cette étude.

— La campagne ne peut en généralfournir que peu d’objets pour une étude dece genre, dis-je.

— Mais les gens eux-mêmes changent

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si souvent qu’ils offrent toujours quelquenouveau sujet d’observation.

La conversation d’Elizabeth neressemble à aucune autre. Ce n’est pas uneactivité ordinaire, mais plutôt un vivifiantexercice de l’esprit.

— Oui, vraiment, déclara Mrs Bennetà la surprise générale. Je vous assure quepour ça, on en trouve bien autant à lacampagne qu’à la ville. Pour ma part, jene vois pas où sont les grands atouts deLondres par rapport à la province, saufpour les boutiques et les lieux publics. Lacampagne est bien plus agréable, n’est-cepas Mr Bingley ?

Bingley, conciliant comme toujours,répondit qu’il se sentait aussi heureux làqu’à Londres.

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— C’est parce que vous avez unheureux caractère. Mais ce gentleman-ci,grommela-t-elle en se tournant vers moi,semble mépriser la campagne.

Elizabeth eut la grâce de rougir et dedire à sa mère qu’elle se trompait, mais jefus bien obligé de me rappeler qu’aucunerougeur, si charmante soit-elle, ne peutsurpasser les inconvénients d’être la filled’une telle personne.

Mrs Bennet se montra de plus en plusintolérable, faisant l’éloge des manièresde sir Lucas, et multipliant les attaquesvoilées contre « les personnes qui secroient très importantes et n’ouvrentjamais la bouche » ce qui, je suppose,s’adressait à moi.

Mais le pire était à venir. La plus

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jeune fille se mit en avant et suppliaBingley de donner un bal. Il est d’un sibon naturel qu’il accepta, après quoiMrs Bennet et ses deux cadettes partirent.Elizabeth retourna auprès de sa sœurmalade.

Dès qu’elle eût quitté la pièce,Caroline se montra sans pitié.

— Ils sont reçus chez vingt-quatrefamilles ! Je ne sais pas comment j’ai pume retenir d’éclater de rire. Et la pauvrefemme pense que cela constitue unesociété variée.

— De toute ma vie, jamais je n’ai rienentendu de si ridicule, ajouta Louisa.

— Ni de si vulgaire, reprit Caroline.Et la cadette ! Mendier un bal ! Je ne puiscroire que vous l’ayez encouragée,

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Charles.— Mais j’aime donner des bals,

protesta Bingley.— Vous n’auriez pas dû la

récompenser pour son manqued’éducation, le gourmanda Louisa.

— Non, en effet. Vous ne ferez que luigâter le caractère encore davantage. Bienque j’aie du mal à l’imaginer pire qu’iln’est déjà. Kitty était déjà assezépouvantable, mais la plus jeune…comment s’appelle-t-elle ?

— Lydia, dit Louisa.— Lydia ! Bien sûr, c’est cela. Se

montrer si directe ! Vous n’aimeriez pasque votre sœur se conduise ainsi, j’en suiscertaine, Mr Darcy.

— Non, bien entendu, répondis-je

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avec humeur.Comparer Georgiana à une telle

personne était au-delà de ce que jepouvais supporter.

— Pourtant, elles ont le même âge,reprit Caroline. C’est étonnant de voir àquel point deux filles peuvent êtredifférentes, l’une si élégante et raffinée,l’autre si bruyante et effrontée.

— Cela tient à leur éducation,commenta Louisa. Avec une mère de sibasse extraction, comment Lydia pourrait-elle ne pas être vulgaire ?

— Ces pauvres filles, renchéritCaroline en secouant la tête. Elles sonttoutes atteintes par la même vulgarité, j’enai peur.

— Pas Miss Bennet ! protesta Bingley.

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Vous avez dit vous-même qu’elle étaitcharmante.

— Et je le maintiens. Vous avez peut-être raison. Peut-être a-t-elle échappé à lasouillure de telles fréquentations. MaisElizabeth Bennet a tendance à se montrerun peu vive, bien qu’elle ait de beauxyeux, dit-elle en se tournant vers moi.

J’étais sur le point de chasserElizabeth de mes pensées, mais jechangeai d’avis. Je ne ferai rien de telpour le seul plaisir de Miss Bingley, quelque soit le mordant de son ironie.

Dans la soirée, Elizabeth nousrejoignit dans le salon. Je pris garde de nerien dire de plus qu’un bref « bonsoir »,puis me saisis d’une plume et commençaiune lettre destinée à Georgiana. Je vis

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qu’Elizabeth s’installait à l’autre bout dela pièce avec son ouvrage.

À peine avais-je écrit quelques mots,cependant, que Caroline entreprit de meféliciter de la régularité de mon écriture etde la longueur de ma missive. Je fis demon mieux pour l’ignorer, mais elle ne sedécouragea pas et continua à m’assaillirde compliments. La flatterie est bien jolie,mais on peut s’en lasser aussi vite que desinvectives. Je restai pourtant silencieux,car je craignais d’offenser Bingley.

— Comme Miss Darcy sera heureusede recevoir une lettre pareille !s’émerveilla Caroline.

Je fis mine de ne pas l’avoir entendue.— Vous écrivez avec une rapidité

extraordinaire.

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J’eus la sottise de la contredire :— Vous faites erreur. J’écris au

contraire fort lentement.— Ne manquez pas, je vous prie, de

dire à votre sœur qu’il me tarde de lavoir.

— Je le lui ai déjà dit une fois, à votredemande.

— Comment faites-vous pour formerdes lettres si régulières ?

Je ravalai les réponses acerbes qui mevenaient aux lèvres et me murai denouveau dans le silence. Une soiréepluvieuse à la campagne est l’une despires malédictions que je connaisse,surtout quand la compagnie n’est pasnombreuse, et je craignais de me montrergrossier si jamais j’ouvrais la bouche.

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— Dites à votre sœur que je suis ravied’apprendre qu’elle a fait de tels progrèsà la harpe…

« Dites-moi, de qui est-ce la lettre ? »allais-je rétorquer, mais je me contins.

— … et n’oubliez pas de lui dire queje suis transportée de bonheur à la vue del’adorable petit croquis qu’elle destine àun dessus de table, et que je le trouveinfiniment supérieur à celui deMiss Grantley.

— M’accorderez-vous la permissionde faire attendre vos transports jusqu’à laprochaine lettre ? Dans celle-ci, je n’aiplus assez de place pour leur faire justice.

À ces mots, je vis Elizabeth sourire etbaisser la tête sur son ouvrage. Elle a lesourire facile, et je commence à trouver

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cela contagieux. Je fus presque tenté desourire moi aussi. Mais Caroline nes’avouait pas vaincue.

— Lui envoyez-vous toujours deslettres aussi longues et charmantes,Mr Darcy ?

— Longues, le plus souvent. Maischarmantes, ce n’est pas à moi d’en juger,répondis-je, car je ne pouvais esquiver saquestion.

— Je tiens pour une règle qu’unepersonne capable d’écrire une longuelettre avec facilité ne saurait mal écrire.

— Ce compliment ne s’applique pas àDarcy, objecta Bingley, parce qu’il seraitfaux de dire qu’il écrit avec facilité. Ilpasse trop de temps à chercher des motsde quatre syllabes. N’est-ce pas, Darcy ?

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— Mon style est bien différent duvôtre, convins-je.

— Mes idées s’enchaînent sirapidement que je n’ai pas le temps de lesexprimer, avec pour résultat que parfoismes lettres n’ont pas le moindre sens pourceux qui les reçoivent, admit Bingley.

— Votre modestie doit désarmer lesreproches, dit Elizabeth en posant sonouvrage.

— Rien n’est plus trompeur qu’un airmodeste, répliquai-je en riant desremarques de Bingley, non sans ressentirune pointe d’irritation en entendantElizabeth faire son éloge. Ce n’est parfoisque de l’insouciance, mais il peut s’agird’une vantardise déguisée.

— Et dans quelle catégorie placez-

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vous mon petit accès d’humilité ?— C’est une fanfaronnade. La rapidité

dans l’exécution d’une tâche, quellequ’elle soit, est toujours valorisée par sonauteur, en dépit bien souvent desimperfections qui en découlent. Ce matin,quand vous avez déclaré à Mrs Bennet quesi vous décidiez de quitter Netherfield,vous seriez parti dans les cinq minutes,vous pensiez faire votre propre éloge,mais je ne partage en rien votre avis. Carsi, alors que vous enfourchiez votremonture, un ami venait à vous dire :« Bingley, vous feriez mieux de resterjusqu’à la semaine prochaine », voussuivriez probablement son conseil.

— Tout ce que vous avez réussi àprouver, c’est que MrBingley n’a pas

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rendu justice à son tempérament. Vousvenez de brosser de lui un tableau bienplus élogieux que le sien propre, déclaraElizabeth en riant.

— Vous me voyez bien heureux de lafaçon dont vous venez de transformer lepropos de mon ami en un compliment surla douceur de mon caractère, dit Bingleyavec hilarité.

Je souris, mais je ne partageais passon plaisir, bien que je ne sache pas moi-même pourquoi. J’ai pourtant la plus viveamitié pour Bingley, et d’ordinaire j’aimevoir que d’autres l’apprécient également.

— Mais Darcy au contrairem’estimerait davantage si en desemblables circonstances je refusais toutnet, avant de fuir à bride abattue ! ajouta-

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t-il.— Voulez-vous entendre que

MrDarcy considère que pour se racheterd’une décision hâtive, il faille s’obstiner àla mettre en œuvre ? questionna Elizabethavec espièglerie.

— Sur ma vie, je ne saurais le dire.Darcy va devoir s’expliquer lui-même.

Je posai la plume, oublieux de la lettreque j’étais occupé à écrire.

— Vous me demandez de défendre desopinions que vous avez décidé dem’attribuer, mais que je n’ai jamaisprofessées, dis-je avec un sourire.

— Céder facilement aux argumentsd’un ami ne vous paraît pas une qualité,reprit Elizabeth.

Malgré moi, je me retrouvai pris à ses

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taquineries.— Céder sans conviction ne fait

honneur ni à l’esprit de l’un, ni à celui del’autre, expliquai-je.

— Il me semble, MrDarcy, que vousn’accordez aucun crédit à l’influence denos amis et de ceux qui nous chérissent.

Caroline paraissait horrifiée par notreéchange, mais je prenais plaisir à lastimulante conversation d’Elizabeth.

— Ne devrions-nous pas nous mettred’accord sur le degré d’intimité desprotagonistes avant de trancher ?

— Mais certainement, s’écria Bingley.Il faut connaître tous les tenants et lesaboutissants, sans oublier le poids et lataille, car je vous assure que si Darcyn’était pas si grand, je ne lui accorderais

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pas la moitié du respect que je luitémoigne. Je ne connais pas d’individuaussi intimidant que Darcy, surtout quandil est chez lui, un dimanche soir, et qu’ilest désœuvré.

Je souris, mais j’étais tout de mêmefroissé. J’avais le sentiment qu’il y avaitun peu de vrai dans ce que Bingley venaitd’affirmer, et je ne voulais pasqu’Elizabeth le sache.

On aurait dit qu’elle avait envie derire, mais qu’elle n’osait pas. J’espèreque je ne lui fais pas peur ! Mais non. Sielle avait peur de moi, elle ne semoquerait pas autant.

— Je devine votre dessein, Bingley,répliquai-je en omettant de répondre à saremarque. Vous détestez les discussions,

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et vous essayez de mettre un terme à celle-ci.

— C’est possible, reconnut-il.La conversation retomba, et un silence

gêné s’installa. Elizabeth reprit sonouvrage, moi ma lettre. On entendait letic-tac de l’horloge sur la cheminée. Jefinis ma missive et la repoussai. Lesilence s’éternisait.

Afin de le rompre, je demandai auxdames de nous faire le plaisir d’un peu demusique. Caroline et Louisa chantèrent, etje laissai mes yeux errer en directiond’Elizabeth. Elle ne ressemble à aucunefemme que je connaisse. Elle n’est pasd’une grande beauté, pourtant jem’aperçois que je préfère contempler sonvisage à aucun autre. Elle ne déborde pas

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de grâce, pourtant ses manièresm’enchantent plus que celles d’aucuneautre. Elle n’est pas instruite, mais sonintelligence lui permet de débattre avecanimation, et rend sa conversationstimulante. Cela faisait longtemps que jen’étais entré dans une joute verbale, si tantest que je m’y sois jamais livré, pourtantavec elle je me trouve souvent engagédans des duels de traits d’esprit.

Au piano, Caroline entama un airécossais entraînant, et pris d’uneimpulsion soudaine, je demandai :

— Ne vous sentez-vous pas portée,Miss Bennet, à profiter de l’occasion dedanser ?

Elle sourit, mais ne répondit pas. Jejugeai son silence énigmatique. Est-elle

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donc une sphinge, envoyée pour metourmenter ? Il faut croire, car je n’ai pasl’habitude de nourrir d’aussi poétiquespensées.

Loin de me rebuter, cependant, sonsilence ne fit que m’enflammer davantage,et je renouvelai ma question.

— Oh, dit-elle, je vous avais entendu ;mais je n’ai su que répondre. Je sais quevous souhaitiez un « oui », afin de pouvoirmépriser mon goût ; mais j’ai toujoursplaisir à déjouer ce genre de machination.J’ai donc choisi de vous déclarer que jen’en ai point du tout envie… Etmaintenant, méprisez-moi donc, si vousl’osez.

Lui ai-je vraiment semblé si perfide ?Malgré le doute qui m’assaillait, je ne pus

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m’empêcher de sourire à cette repartie, etsurtout au courage qui lui permettait de lalancer.

— Vraiment, je n’oserais pas.Elle eut l’air étonnée, comme si elle

s’était attendue à une réplique cinglante, etje fus heureux d’avoir pour une foisinversé les rôles en la surprenant à montour.

Cette demoiselle m’ensorcelleréellement, et n’était l’infériorité de sacondition sociale, je crois que je pourraisme trouver en danger, car de ma vie,jamais une femme ne m’a ainsi tenu en sonpouvoir.

Ce fut Caroline qui interrompit cespensées et m’empêcha de proférerquelque phrase que j’eusse sans doute

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regrettée.— J’espère que votre sœur ne souffre

pas trop. Je pense que je devrais allervoir comment elle se porte.

— Je vous accompagne, dit Elizabeth.Pauvre Jane… Je l’ai laissée seule troplongtemps.

Elles montèrent, et je pus alors medemander si Caroline avait à desseindétourné l’attention d’Elizabeth, et songerà quel point j’avais été proche de trahirmes sentiments.

Vendredi 15 novembre La matinée fut belle, et Caroline et

moi fîmes une promenade dans le jardin.

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— Je vous souhaite beaucoup debonheur dans votre vie conjugale, dit-ellealors que nous suivions l’allée.

J’aimerais qu’elle change de sujet deconversation, mais je crains que ce ne soitguère probable. Elle me taquine à proposde ce prétendu mariage depuis de longsjours.

— J’espère, toutefois, que vous saurezconseiller à votre belle-mère de tenir salangue, quand cet heureux événement seproduira. Et si vous le pouvez, guérissezdonc les cadettes de leur manie de couriraprès les officiers.

Je masquai mon agacement par unsourire. Elle a mis le doigt sur la raisonprécise qui m’empêche de suivre moncœur. Faire de Mrs Bennet ma belle-mère

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est tout simplement inimaginable. Ceserait intolérable. Quant aux plus jeunesdemoiselles, les donner pour sœurs àGeorgiana… non, ce n’est pas possible.

— Avez-vous d’autres suggestions àfaire concernant ma félicité domestique ?demandai-je en essayant de lui cachermon irritation, car si elle venait à lapercevoir, je ne connaîtrais plus de repos.

— N’omettez pas de faire accrocherle portrait de vos oncle et tante Philipsdans la galerie de Pemberley. Quant àcelui de votre Elizabeth, vous ne devriezpas tenter de le faire peindre, car quelpeintre saurait rendre justice à ces jolisyeux ? dit-elle d’un ton goguenard.

Je ne répondis pas à sa pique, et memis à imaginer une représentation

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d’Elizabeth sur les murs de Pemberley. Àcôté, je m’en représentai une autre, où jefigurais à son bras. Cette pensée me plut,et je souris.

— Ce serait difficile, en effet, desaisir leur expression, mais leur couleur etleur forme, ainsi que leurs cils, d’unefinesse admirable, peuvent bien êtrecopiés, rêvai-je à voix haute.

Cela déplut à Caroline, et jem’aperçus que j’en tirais une certainesatisfaction. Elle s’apprêtait à poursuivrequand Louisa et Elizabeth elle-mêmedébouchèrent d’une autre allée.

Caroline était gênée, et elle avait touteraison de l’être. Je n’étais pas très à l’aisemoi non plus. Je ne pensais pasqu’Elizabeth eût entendu les propos de

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Caroline, mais quand bien même c’eût étéle cas, elle n’en aurait pas été dérangée.Elle ne l’avait pas été lorsque j’avaisproféré cette remarque peu charitable lorsdu bal de Meryton.

En la regardant, je me rappelaisoudain qu’elle était une invitée dans cettemaison. J’avais été si occupé à songer àelle sous un autre jour que j’en avaisoublié qu’elle était sous le toit de Bingley.J’eus un pincement au cœur en prenantconscience qu’elle avait été accueilliesans chaleur ni amitié. En vérité, elle étaittraitée avec quelque politesse tant qu’elleétait en notre présence, mais dès qu’elledisparaissait, toute trace de courtoisies’évanouissait. Jamais je ne m’étais sentiplus éloigné de Caroline… ou plus proche

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de Louisa, car elle, au moins, avait pris lapeine de proposer une promenade àElizabeth, ce que j’avais négligé de faire.Je m’en fis le reproche. Je prenais plaisirà admirer ses yeux, mais je n’avais guèrefait d’effort pour rendre son séjour àNetherfield plus agréable.

Cependant, les premiers mots deLouisa vinrent tarir les sentimentsamicaux que je nourrissais à son égard :

— Comme vous vous êtes malcomportés en vous enfuyant sans rien nousdire ! dit-elle en me prenant le bras queCaroline ne tenait pas.

Elizabeth se retrouva seule. Mortifié,je déclarai aussitôt :

— Ce chemin n’est pas assez largepour nous quatre. Nous devrions marcher

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dans l’allée principale.Mais Elizabeth, pas le moins du

monde vexée d’être traitée avec tant degrossièreté, se contenta de sourire avecmalice et de dire que nous formions un sijoli groupe qu’il serait dommage de legâcher par l’addition d’une quatrièmepersonne.

Sur ces mots, elle nous salua ets’enfuit gaiement, comme une enfantbrusquement libérée de la salle d’étude.En la regardant courir, je sentis monhumeur s’éclaircir. J’eus l’impressiond’être soudain libéré moi aussi,débarrassé de la dignité compassée demon mode de vie, et je fus pris de l’enviede m’élancer après elle.

— Miss Elizabeth Bennet se tient

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aussi mal que ses jeunes sœurs, fitremarquer Caroline d’un ton moqueur.

— Elle se comporte moins mal quenous, répliquai-je, irrité. C’est une invitéedans la maison de votre frère, et à ce titre,elle mérite notre respect. Elle ne devraitavoir à essuyer ni notre négligence, niencore moins notre médisance sitôtqu’elle a le dos tourné.

Caroline eut l’air stupéfaite, puiscontrariée, mais mon visage fermé laréduisit au silence. Bingley peut bien semoquer de mes expressions sinistres, ellesn’en ont pas moins leur utilité.

Je me tournai pour suivre Elizabethdes yeux, mais elle était déjà hors de vue.Je ne la revis pas avant le dîner. Elledisparut de nouveau dès le repas fini, pour

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tenir compagnie à sa sœur, mais quandBingley et moi rejoignîmes les dames ausalon, nous la trouvâmes avec elles.

Caroline leva aussitôt les yeux versmoi. Je voyais bien qu’elle était anxieuse.Je lui avais parlé sèchement plus tôt dansla journée, et ne lui avais ensuite plusadressé la parole. Je lui lançai un regardfroid avant de reporter mon attention surMiss Bennet, qui était assez bien pourquitter la chambre, et se tenait assise àcôté de sa sœur.

Bingley était ravi de la voir quelquepeu rétablie. Il s’affairait autour d’elle,s’assurant que le feu était assez chaud etqu’elle ne se trouvait pas dans un courantd’air. Mon expression s’adoucit. Jesentais mes traits se détendre. Il la traitait

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avec tous les égards et l’attention qu’elleméritait, et cela me rappela pourquoi j’aitant d’affection pour lui et suis si heureuxde l’avoir pour ami. Certes, son abordfacile fait de lui une proie pour lesindélicats, mais ce sont précisément cesmanières obligeantes qui le rendent siagréable compagnon et si bon hôte. Il étaitévident qu’Elizabeth partageait le mêmepoint de vue. Il me sembla qu’après noséchanges à fleurets mouchetés, nousavions trouvé un terrain d’entente.

Caroline fit semblant de s’intéresser àla malade, mais en réalité elle était pluscurieuse de mon livre, que j’avais prislorsque j’avais décidé de ne pas jouer auxcartes.

— Il n’y a pas, dans mon opinion, de

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distraction plus agréable qu’une bonnelecture, déclara-t-elle en oubliant lasienne au profit de la mienne.

Je ne réagis pas. Je n’éprouvais plusrien de positif à son endroit. Je choisis aucontraire de me pencher sur mon livreavec application ; c’était bien dommage,car j’aurais préféré contempler Elizabeth.La lumière du feu qui jouait sur sa peauformait un spectacle captivant.

Comprenant qu’elle ne parviendraitpas à me faire parler, Caroline se mitalors à ennuyer son frère par desquestions sur le bal qu’il allait donner,avant de se lever pour marcher autour dela pièce. Elle était agitée, et cherchaitl’attention. Cependant je refusais de lui enaccorder. Elle m’avait offensé, et je

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n’étais pas prêt à le lui pardonner.— Miss Elizabeth Bennet, laissez-moi

vous convaincre de suivre mon exemple etde faire les cent pas dans le salon.

Je ne pus m’en empêcher : je levai lesyeux. Je vis une expression de surprisetraverser le visage d’Elizabeth, et je medemandai si Caroline avait changéd’attitude en réponse à mes reproches,prenant conscience de la façon dont elleavait traité l’invitée de son frère. Mais cen’était pas le cas. Elle voulait simplementattirer mon regard, et elle s’était montréeassez intelligente pour deviner que cemoyen réussirait. Sans m’en rendrecompte, je refermai mon livre.

— MrDarcy, vous joindrez-vous ànous ? proposa Caroline.

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Je refusai.— Il n’y a que deux raisons qui

puissent vous pousser à marcherensemble, et ma présence seraitdommageable à l’une comme à l’autre.

Mon sourire ne s’adressait pas àCaroline, mais à Elizabeth.

— Que pouvez-vous bien sous-entendre ? demanda Caroline, étonnée.Miss Elizabeth Bennet, le savez-vous ?

— Non. Mais vous pouvez compterqu’il veut être sévère à notre endroit, et lameilleure façon pour nous de le décevoirsera de ne pas lui poser de question.

Mon sang ne fit qu’un tour. Bienqu’elle s’adressât à Caroline, elle était entrain de me provoquer en duel, et jetrouvais cela délicieux.

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La pauvre Caroline, de son côté,n’était pas de taille à se jeter dans labataille. Elle fut seulement capable deprotester :

— Je dois savoir ce qu’il veut dire.Allons, Mr Darcy, expliquez-vous.

— Très bien. Soit vous êtesconfidentes et vous discutez d’affairesprivées, soit vous êtes conscientes quevotre silhouette apparaîtra le plus à sonavantage en marchant. Si c’est la premièresolution, je vous gênerai. Et si c’est laseconde, je pourrai d’autant mieux vousadmirer en restant auprès du feu.

— Oh, comme c’est choquant !s’exclama Caroline. Comment allons-nousle punir pour de tels propos ?

— Rien n’est plus facile, si vous en

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avez seulement le penchant, dit Elizabeth,une lueur dans l’œil. Taquinez-le… riez-vous de lui. Intimes comme vous l’êtes,vous devez savoir comment vous yprendre.

— Agacer celui qui a tant de présenced’esprit et un tempérament si calme !Quant à rire de lui, ne nous exposons pasnous-mêmes en essayant de nous moquersans une excellente raison. MrDarcy peutsavourer sa victoire.

— Comment, on ne doit pas rire deMrDarcy ? Voilà un avantage biensingulier. J’aime tant à rire…

Et moi de même. Mais je n’aime pasque l’on rie de moi. Cela, je ne pouvaispas le dire.

— Miss Bingley me fait plus de crédit

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qu’il n’est raisonnable. L’homme le plussage peut être ridiculisé par une personnedont le but premier dans l’existence est defaire de l’esprit.

— J’espère ne jamais me moquer dece qui est sage et bon, répliqua-t-elle. Lesfous et les idiots me font rire, mais jesuppose que vous n’êtes ni l’un ni l’autre.

— Il n’est peut-être possible pourpersonne d’en être totalement exempt.Mais j’ai consacré ma vie à éviter cesfaiblesses qui exposent au ridicule.

— Comme la vanité et l’orgueil.— La vanité, en effet. Mais là où il

existe une réelle supériorité de l’esprit,l’orgueil sera toujours bien réglé, dis-je.

Elizabeth se détourna pour cacher unsourire.

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Je ne sais pourquoi, mais son sourireme blessa. Je crois qu’il me mit deméchante humeur, car quand elle ajouta :« MrDarcy n’a pas de défauts. Il l’avouelui-même sans duperie », je fus piqué aupoint de répliquer :

— J’ai des défauts autant qu’un autre,mais ils ne concernent pas, je pense, mafaculté de raisonner. Je ne me ferais pasl’avocat de mon caractère. On peut sansdoute le qualifier de rancunier. Monestime, une fois perdue, l’est à toutjamais.

En disant ces mots, je pensais àGeorges Wickham.

— Mais voilà un défaut, en vérité ! Leressentiment implacable assombrit lecaractère. Mais vous avez bien choisi

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votre faiblesse. Je ne peux pas en rire ;vous voici à l’abri de mes sarcasmes.

Mais pas à l’abri de vous…— Jouons plutôt un peu de musique,

proposa Caroline, lassée de n’avoiraucune part à la conversation.

Quelqu’un ouvrit le piano, et Carolinesupplia Elizabeth de jouer.

Je lui en voulus sur le moment, maisaprès quelques minutes je commençai àm’en réjouir.

J’accorde bien trop d’attention àElizabeth. Elle me fascine. Pourtant ceserait folie que de tomber amoureuxd’elle. J’ai l’intention d’épouser unefemme d’un tout autre genre, dont lafortune et la lignée égalent les miennes. Jevais cesser de m’intéresser à Elizabeth.

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Samedi 16 novembre Ce matin, Bingley et moi sommes allés

à cheval examiner la partie est dudomaine. Il était charmé par tout ce qu’ilvoyait. Il a déclaré que tout était depremière qualité. Je lui ai fait remarquerque les clôtures étaient cassées et que lesterres auraient besoin d’être asséchées,mais il s’est contenté de répondre : « Oui,sans doute. » Je sais qu’il a un heureuxnaturel, mais il m’a semblé lire quelquechose de plus que sa bonne compositionhabituelle dans son attitude. Je lesoupçonne d’être distrait par soninquiétude au sujet de Miss Bennet. Il est

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regrettable qu’elle soit tombée malade enrendant visite à ses sœurs. Cela a créébien des tensions. Et cela m’a aussiconduit à être trop souvent en contact avecElizabeth.

Fidèle à ma résolution, je n’accordaipas la moindre attention à Elizabeth quandelle entra dans le salon en compagnie desa sœur. La matinée était avancée, etBingley et moi étions rentrés de notrepromenade à cheval. Après les salutationsd’usage, Miss Bennet sollicita de Bingleyqu’il lui prête sa calèche.

— Ma mère a besoin de notre voiturejusqu’à mardi, mais je suis en bienmeilleure forme et nous ne pouvonscontinuer à abuser de votre hospitalité.

Je fus envahi d’émotions

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contradictoires : du soulagement à l’idéequ’Elizabeth quitte bientôt Netherfield, etdu regret de ne plus pouvoir parler avecelle.

Bingley ne partageait pas l’avis deMiss Bennet.

— C’est trop tôt ! s’écria-t-il. Voussemblez peut-être remise lorsque vousêtes assise au coin du feu, mais vousn’êtes pas assez bien pour supporter levoyage. Caroline, dites à Miss Bennetqu’elle doit rester.

— Ma chère Jane, bien sûr qu’il fautrester, dit Caroline.

Je perçus une certaine froideur dansson ton et ne fus pas surpris quand elleajouta :

— Nous ne saurions vous laisser

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partir avant demain.Qu’elles demeurent plus d’un jour

supplémentaire lui aurait fort déplu.Bingley parut surpris, mais Miss Bennetacquiesça.

— Même demain, c’est encore troptôt, protesta mon ami.

— C’est très aimable à vous, maisnous devons vraiment partir demain,assura Miss Bennet.

C’est une jeune fille pleine dedouceur, mais elle sait aussi être ferme, etrien de ce que Bingley put dire n’ébranlasa décision.

Je sentais devoir être particulièrementprudent lors de cette dernière journée.J’avais accordé trop d’attention àElizabeth pendant son séjour, et j’étais

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désormais conscient d’avoir pu créercertaines attentes. Je résolus de lesétouffer dans l’œuf, si tant est qu’ellesexistent. Je lui adressai à peine dix motspendant la journée, et quand parmalchance je me trouvai seul en sacompagnie pendant une demi-heure, je meplongeai dans la lecture de mon livre et nelevai pas une seule fois les yeux.

Dimanche 17 novembre Ce matin, nous nous sommes tous

rendus à l’office, puis les demoisellesBennet ont fait leurs adieux.

— Ma chère Jane, il n’y a bien quevotre guérison qui puisse me consoler de

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votre départ, dit Caroline avec affection.— Je suis un homme égoïste. Si ce

n’était le fait que vous avez souffert, je meserais presque réjoui que vous vousfussiez enrhumée, avoua Bingley avecchaleur, en serrant la main deMiss Bennet. Cela m’a permis de passerpresque chaque jour de cette semaine envotre compagnie.

Lui, au moins, a rendu son séjourplaisant, et a pris soin de la distrairetoutes les fois où elle a quitté la chambre.Il est aisé de comprendre pourquoiBingley lui réserve la première placeparmi toutes ses tocades. Ses manièresdouces et ouvertes sont agréables, maisses sentiments ne sont pas profondémentébranlés. Bingley peut se montrer aussi

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charmant et animé qu’il le souhaite sansavoir à craindre que ses intentions soientmal comprises.

— Et vous, Miss Elizabeth Bennet,ajouta Caroline avec un grand sourire. Cefut si… charmant de vous avoir.

Elizabeth perçut l’hésitation deCaroline et ses yeux pétillèrentd’amusement. Elle répondit toutefois avecla politesse requise.

— Miss Bingley, merci à vous dem’avoir reçue.

Elle fit des adieux plus chaleureux àBingley :

— Merci de tout ce que vous avez faitpour Jane. Cela m’a beaucoup rassurée dela voir si bien soignée. Je n’ai jamais rienvu de si gentil que votre empressement à

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ranimer les feux, à déplacer les écrans detapisserie pour prévenir les courantsd’air, ou à ordonner à votre gouvernantede préparer des plats savoureux pourmettre Jane en appétit.

— J’étais seulement désolé de nepouvoir faire davantage. J’espère vousrevoir bien vite à Netherfield.

— Je l’espère également.Elle se tourna vers moi.— Miss Elizabeth Bennet, dis-je en

inclinant la tête avec froideur.Elle sembla surprise pendant un

instant, puis ses yeux s’éclairèrent d’unsourire, et elle me fit la révérence en medisant d’un ton cérémonieux :

— Mr Darcy.Elle réussit presque à me faire

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sourire. Mais je parvins à me dominerpour afficher un air sévère, et medétournai.

Enfin, on se sépara. Bingleyaccompagna les demoiselles jusqu’à lavoiture et les aida à monter. Ma froideurn’avait en rien tempéré la bonne humeurd’Elizabeth. J’en fus heureux… avant deme rappeler que l’humeur d’Elizabeth neme concernait pas.

Nous retournâmes au salon.— Bien ! dit Caroline. Elles sont

parties.Je demeurai silencieux.Elle se tourna vers Louisa et entama

aussitôt une conversation sur des sujetsdomestiques, oubliant tout de sa prétendueamie.

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Alors que j’écris ces mots, jem’aperçois que je suis contentqu’Elizabeth ne soit plus là. Maintenant,je vais peut-être pouvoir me remettre àpenser à elle en tant que MissElizabethBennet. J’ai l’intention de donner à mespensées un cours plus rationnel, et jen’aurai plus à souffrir des taquineries deCaroline.

Lundi 18 novembre Enfin, une journée rationnelle !

Bingley et moi avons examiné le coin sudde ses terres. Il semble intéressé parl’acquisition du domaine, et se dit prêt às’y établir. Pourtant, cela ne fait guère

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longtemps qu’il est là, et je ne croirai passes intentions fixées tant qu’il n’aura paspassé un hiver à Netherfield. Si lapropriété lui plaît encore après cela, jepenserai que c’est en effet l’endroit qu’illui faut.

Caroline s’est montrée charmante, cesoir. Sans MissElizabeth Bennet dans lamaison, elle n’a pas éprouvé le besoin deme taquiner, et nous avons passé uneagréable soirée à jouer aux cartes.Elizabeth ne m’a pas manqué du tout. Jecrois que j’ai à peine songé à elle cinq ousix fois dans la journée.

Mardi 19 novembre

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— Je crois que nous devrions finir letour de la propriété aujourd’hui, dis-je àBingley ce matin.

— Plus tard, peut-être, dit-il. J’ail’intention de me rendre à Longbourn pourm’enquérir de la santé de Miss Bennet.

— Mais elle n’est partie qu’avant-hier, fis-je remarquer avec un sourire.

C’est toujours amusant d’êtrespectateur des transports amoureux deBingley.

— Ce qui signifie que je ne l’ai pasvue hier. Il est temps que je répare manégligence ! rétorqua-t-il sur le même ton.Voulez-vous m’accompagner ?

— Oui.Aussitôt, je regrettai ma réponse. Ma

propre lâcheté m’agaça. Je suis

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certainement capable de rester assis dixminutes en compagnie de Miss ElizabethBennet sans être la proie d’une certaineattirance, et de plus, il n’était pas certainque je la voie. Elle pourrait très bien êtresortie.

Nous partîmes après le petit déjeuner.Notre route passait par Meryton, et nousvîmes celles que nous cherchions dans larue principale. En entendant le bruit dessabots de nos chevaux, MissBennet levala tête.

— Je me rendais chez vous pourm’enquérir de votre santé, mais je voisque vous êtes beaucoup mieux. J’en suisheureux, dit Bingley en touchant sonchapeau.

— Merci, lança-t-elle en lui adressant

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son sourire si charmant, dont elle n’étaitpas avare.

— Vos joues ont retrouvé leurscouleurs.

— L’air frais me fait du bien.— Êtes-vous venue à Meryton à

pied ?— Oui.— Vous ne vous êtes pas fatiguée,

j’espère ? demanda-t-il, les sourcilsfroncés.

— Non, rassurez-vous, l’exercice m’aété bénéfique. J’ai passé tant de temps àl’intérieur que je suis contente d’être denouveau dehors.

— Je ressens exactement la mêmechose. Quand je suis malade, je ne puisattendre d’être guéri et de retrouver le

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grand air.Tandis qu’ils continuaient à

converser, Bingley paraissant aussiheureux que si Miss Bennet eût réchappédu typhus et non d’un simple rhume, jem’appliquai à éviter de regarderElizabeth. Je laissai plutôt mes yeuxparcourir le reste du groupe. Je vis lestrois autres demoiselles Bennet, l’uned’entre elles portant un gros livre desermons et les deux autres riant ensemble,ainsi qu’un jeune homme lourdaud que jene connaissais pas. D’après ses habits,c’était un homme d’Église, et il semblaitchaperonner les demoiselles. J’étais justeen train de me dire que sa présenceexpliquait pourquoi Miss Mary Bennetportait un tel volume lorsque j’eus une

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mauvaise surprise, pour ne pas dire unterrible choc. À l’extrémité du groupe setenaient deux autres messieurs. L’un étaitMrDenny, un officier dont Bingley et moiavions déjà fait la connaissance. Ledeuxième n’était autre que GeorgeWickham.

George Wickham ! Cet homme odieux,qui a trahi la foi que mon père avaitplacée en lui, et qui a failli perdre masœur ! Être contraint de le rencontrer denouveau, en un tel instant, et dans un tellieu… C’était abominable.

Je pensais en avoir fini avec lui. Jecroyais n’avoir plus jamais à le revoir.Mais il était là, discutant avec Denny, deson air le plus insouciant. Et je supposeque son allure reflétait bien son état

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d’esprit, car il ne s’est jamais soucié derien, mis à part de lui-même.

Il tourna la tête vers moi. Je me sentispâlir, et le vis rougir. Nos yeux serencontrèrent. Les miens brillaient decolère, de dégoût et de mépris. Mais, seremettant aussitôt, il m’adressa un regardd’une impertinence diabolique. Il eutl’audace de toucher son chapeau. Detoucher son chapeau ! À mon intention ! Jeme serais détourné, mais j’avais tropd’orgueil pour causer un esclandre, et jeme forçai à lui rendre son salut.

Ma courtoisie ne me servit cependantà rien. En apercevant Miss ElizabethBennet du coin de l’œil, je devinai qu’elleavait remarqué notre échange, et qu’ellen’était pas dupe un seul instant. Elle

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devait savoir qu’il y avait un tortirréparable entre nous.

— Mais nous ne devons pas vousretarder, dit Bingley.

Je le sentis, plus que je ne le vis, setourner vers moi.

— Allons, Darcy, il faut nous remettreen route.

Je n’étais que trop heureux de suivresa suggestion. Nous saluâmes les dames etreprîmes notre chemin.

— Elle se sent beaucoup mieux, et sepense tout à fait guérie, dit Bingley.

Je ne répliquai rien.— Je lui ai trouvé l’air rétablie,

ajouta-t-il.Je restai de nouveau silencieux.— Quelque chose ne va pas ?

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demanda mon ami en remarquant enfinmon humeur.

— Non, rien, rétorquai-je sèchement.— Allons, Darcy, je ne puis me

contenter de cette réponse. Quelque chosevous a contrarié.

Mais je ne pouvais me laisser aller àme confier à lui. Il ne sait rien des ennuisque j’ai eus avec Wickham l’été dernier,et je ne veux pas les lui apprendre. Lafolie de Georgiana ternirait sa réputationsi elle était connue, et je suis bien décidéà ce que Bingley n’en entende jamaisparler.

Mercredi 20 novembre

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Je suis sorti à cheval tôt ce matin, sansdemander à Bingley s’il souhaitaitm’accompagner, car je voulais être seul.

George Wickham, à Meryton !Cela gâche pour moi tout le plaisir du

séjour. Pis, je suis hanté par l’ombre d’unsouvenir, une impression si fugace que jepeine à savoir si elle est réelle. Mais jen’arrive pas à m’en débarrasser, pasmême dans mon sommeil. Ce souvenir, levoici : quand je me suis approché àcheval des demoiselles Bennet hier, jecrois avoir surpris une expressiond’admiration sur le visage d’Elizabethalors qu’elle regardait Wickham.

Elle ne peut tout de même pas me lepréférer !

Mais que dis-je ? Ses sentiments

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envers moi n’ont aucune importance. Demême que ses sentiments pour GeorgeWickham. Si elle veut l’admirer, c’est sonaffaire.

Je ne puis croire qu’elle l’apprécieraencore lorsqu’elle le découvrira sous sonvrai jour, et cela se produira sans nuldoute. Il n’a pas changé. C’est toujours lemême fainéant, et elle est trop intelligentepour être dupée bien longtemps.

Pourtant, il a un beau visage. Lesfemmes l’ont toujours recherché. Et il a unabord facile et un style d’élocution qui lefont aimer de ceux qui ne le connaissentpas, tandis que moi…

Je ne puis croire que je sois en trainde me comparer avec George Wickham !Je dois être fou. Pourtant, si Elizabeth…

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Mais je ne dois pas penser à elle comme« Elizabeth ».

Si elle choisit de nous mettre enregard, qu’il en soit ainsi. Cela prouveraqu’elle est indigne de mon attention, et jene serai plus troublé par des pensées àson sujet.

Jeudi 21 novembre Bingley nous a annoncé son intention

de se rendre à Longbourn afin de remettreaux Bennet une invitation pour son bal.Caroline et Louisa ont accepté avec joiede se joindre à lui, mais j’ai refusé,prétextant des lettres à écrire. Caroline aaussitôt déclaré qu’elle aussi avait de la

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correspondance à finir, mais Bingley lui afait remarquer que cela pourrait attendreleur retour. J’en fus heureux. Je n’avaispas envie de compagnie aujourd’hui. Je nepuis empêcher mes pensées de se tournervers George Wickham. D’après lesrumeurs locales, j’ai compris qu’il avaitl’intention d’intégrer le régiment. Il pensecertainement qu’il aura belle allure revêtude l’uniforme rouge.

Pis, Bingley a inclus tous les officiersdans son invitation à Netherfield, et jecrains que Wickham ne se joigne à eux. Jene souhaite pas le voir, mais je ne fuiraipas le bal pour autant. Ce n’est pas à moide chercher à l’éviter. C’est un scélérat,un coquin, mais je ne ferai pas à Bingleyl’affront de ne pas être présent lors de sa

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réception.

Vendredi 22 novembre Journée pluvieuse. J’ai pu sortir à

cheval ce matin avec Bingley, puis unepluie torrentielle s’est abattue sur nous etnous avons été contraints de rester àl’intérieur. Nous avons passé le temps enparlant du domaine et des plans queBingley forme à ce sujet. Ses sœurs nousont fait partager leur point de vue sur lesaménagements nécessaires et les heures sesont écoulées assez agréablement, bienque j’aie regretté la présence si vived’Elizabeth.

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Samedi 23 novembre

Le temps est toujours à la pluie.

Caroline était d’humeur agressive. Je suiscontent qu’Elizabeth n’ait pas été là, carelle en aurait certainement subi lesconséquences. Bingley et moi noussommes réfugiés dans la salle de billard.C’est une bonne chose que la maison enait une, faute de quoi je pense que nousaurions péri d’ennui.

Dimanche 24 novembre J’ai reçu une lettre de Georgiana ce

matin. Elle fait des progrès dans ses

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diverses études, et elle est heureuse. Ellecommence à travailler un nouveauconcerto avec son maître de musique, unhomme qui, à ma grande satisfaction, estd’un âge plus que mûr, et elle y prendbeaucoup de plaisir.

La pluie continue de tomber. Carolineet Louisa se sont amusées à choisir leurtenue pour le bal, tandis que Bingley etmoi discutions de la guerre. Je commenceà trouver que l’on s’ennuie à la campagne.À Pemberley, j’ai de nombreusesoccupations, mais ici, quand le temps estmauvais, il y a peu à faire en dehors dubillard et de la lecture.

Je me demande avec curiosité si cettepériode pluvieuse va dissuader Bingleyd’acheter Netherfield. Un domaine à la

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campagne sous le soleil et le même sousla pluie sont deux choses bien différentes.

Lundi 25 novembre Je me réjouis du bal de demain. Au

moins, si le mauvais temps se maintient,nous aurons une occupation.

Mardi 26 novembre La matinée fut pluvieuse, et je la

passai à écrire des lettres. Cet après-midi,Bingley et ses sœurs étaient occupés parles derniers préparatifs du bal. J’avaispeu à faire, et je fus désagréablement

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surpris de m’apercevoir que mes penséesse tournaient vers Miss Elizabeth Bennet,au point de la chercher des yeux lorsquesa famille arriva de Longbourn. Je croyaisl’avoir chassée de mon esprit, mais ellene m’est pas aussi indifférente que ce queje pensais.

— Jane est charmante, déclaraCaroline quand son frère s’avança pouraccueillir Miss Bennet.

— Quel dommage qu’on ne puisse endire autant de sa sœur, ajouta Louisa. Queporte donc Miss Elizabeth Bennet ?

Caroline la considéra d’un œilmoqueur.

— Miss Eliza Bennet n’a que méprispour la mode, et sa robe est trop longue detrois pouces, avec beaucoup trop de

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dentelles. N’est-ce pas votre avis,Mr Darcy ?

— Je n’entends rien à la modeféminine, mais MissElizabeth Bennet mesemble très jolie.

Caroline fut réduite au silence, maispas pour longtemps.

— Je me demande qui elle espèretrouver ? Je suis certaine qu’elle cherchequelqu’un.

— Sans doute les officiers, hasardaLouisa.

— Elle n’est pas aussi rapide que sessœurs, qui les ont déjà dénichés, persiflaCaroline.

Les plus jeunes demoiselles avaienttraversé la salle de bal en une coursebruyante, et saluaient les officiers par des

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rires et des cris.— Si elles s’approchent davantage de

MrDenny, elles vont l’étouffer, déclaraLouisa.

— Vous n’aimeriez pas voir votresœur se comporter ainsi avec lesofficiers, j’en suis convaincue, ditCaroline en se tournant vers moi.

Elle n’avait pas l’intention de meblesser, pourtant sa remarque n’aurait puêtre plus mal choisie. Elle ramenait mespensées vers Georgiana, et d’elle àWickham, qui était sur le point d’endosserl’habit rouge. Non, je n’aimerais pas enêtre témoin, mais j’avais la désagréablecertitude que, si je n’étais arrivé àRamsgate sans crier gare, cela aurait bienpu se produire.

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Caroline prit peur en me voyant pâlir,mais je réussis à lui rétorquer avec assezde calme :

— Seriez-vous en train de comparerma sœur avec Lydia Bennet ?

— Elles ont le même âge, intervintLouisa avec un éclat de rire.

— Non, bien sûr que non, réponditCaroline qui s’était rendu compte de sonerreur. Il n’y a pas de comparaisonpossible. Je voulais simplement dire queles demoiselles Bennet ont la bride sur lecou.

J’acquiesçai froidement et jem’éloignai d’elle, espérant que c’étaitdans le dessein de me trouverqu’Elizabeth avait parcouru la pièce desyeux. En m’approchant des officiers,

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j’entendis Denny déclarer à Miss LydiaBennet que Wickham n’était pas là, ayantété appelé loin de la ville pour quelquesjours.

— Oh, dit-elle, sans chercher à cachersa déception.

Elizabeth s’était jointe à eux, et elleaussi semblait déçue. Je me souvins de lafaçon dont elle avait regardé Wickham àMeryton et sentis mes poings se serrerquand je compris avec un pincement aucœur que c’était lui, et non moi, qu’elleavait cherché dans la pièce en arrivant.

— Je n’imagine pas que ses affairesl’eussent appelé loin d’ici précisémentaujourd’hui s’il n’avait souhaité éviter uncertain gentleman, entendis-je MrDennyexpliquer.

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Tiens donc, il serait devenu lâche ?Cela ne m’étonne point. Le courage n’ajamais fait partie de ses qualités. Fairebonne impression sur les personnescrédules, tromper les innocents et séduireles jeunes filles, voilà ses facultés.

Se pouvait-il qu’Elizabeth fûtcrédule ? Non. Elle ne se laissait pasfacilement charmer. Elle n’avait peut-êtrepas encore vu clair dans son jeu, maisj’étais certain qu’elle n’y tarderait guère.En attendant, je ne voulais pas perdre uneoccasion de lui parler.

Je continuai à m’approcher d’elle.— Je suis heureux de vous voir ici.

J’espère que vous avez fait bonne route.Cette fois-ci, je pense que vous n’avezpas eu besoin de marcher !

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— Non, je vous remercie. Je suisvenue avec la voiture.

Je me demandai si je l’avais offensée.Peut-être avait-elle interprété maremarque comme une moquerie sur le faitque sa famille ne soit pas suffisamment àl’aise pour avoir des chevaux réservés àla voiture. Je tentai de réparer monimpair.

— Êtes-vous impatiente que le balcommence ?

Elle se tourna pour me faire face.— C’est la compagnie qui fait le bal,

MrDarcy. J’apprécie tout divertissementauquel mes amis sont présents.

— Alors je suis certain que vouspasserez une bonne soirée.

Elle se détourna avec une mauvaise

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humeur qui me laissa pantois. Elle neparvint pas même à la surmonter enconversant avec Bingley, et je décidai quej’en avais fini avec elle. Laissons-la metourner le dos. Laissons-la me préférerWickham. Je ne veux plus rien avoir àfaire avec elle.

Elle s’éloigna de ses sœurs et traversala pièce pour bavarder avec son amie,Miss Lucas, puis le jeune clergymanlourdaud que j’avais vu avec elle àMeryton lui demanda une danse. En dépitde ma colère, je ne pus m’empêcherd’avoir pitié d’elle. Jamais de ma vie jen’avais vu quelqu’un danser sipiteusement. À son expression, je voyaisqu’elle partageait mon opinion. Il allait àgauche au lieu d’aller à droite. Il reculait

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au lieu d’avancer. Malgré cela, elledansait aussi bien que si son cavalier eûtété excellent danseur.

En la voyant quitter la piste, je fustenté de solliciter la danse suivante. J’enfus empêché par un officier qui medevança, mais ensuite je m’avançai pourla prier de m’accorder cet honneur. Ellesembla surprise, et son étonnement megagna, car aussitôt après l’avoir invitée jeme demandai ce qui m’avait pris.N’avais-je pas décidé de ne plus luiaccorder d’attention ? Mais il était troptard. J’avais parlé, et je ne pouvais pasrevenir en arrière.

Elle accepta, sans doute plus parsurprise que par désir. Je ne trouvai rien àajouter, et je m’éloignai, déterminé à

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passer mon temps en compagnie depersonnes plus rationnelles avant que ladanse commence.

Nous nous avançâmes sur la piste. Detoutes parts, on nous regardait avecétonnement, et je n’en compris pas laraison. Sans doute était-ce dû au fait queje n’avais pas choisi de danser lors du balde Meryton, mais c’était une situation biendifférente d’un bal privé.

J’essayai de trouver quelque chose àdire, mais j’en fus incapable. Cela mesurprit. Jamais auparavant je ne m’étaistrouvé en peine de faire la conversation.Certes, il ne m’est pas toujours facile deparler aux gens que je connais mal, maisj’arrive en général à proférer au moinsune politesse. Je crois que l’hostilité

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d’Elizabeth, que je percevais sans mal,me fit perdre mes moyens.

Elle finit par prendre la parole :— Voici une danse bien agréable.Venant d’une femme dont l’esprit et la

vivacité me délectent, c’était uneremarque peu inspirée, et je ne trouvairien à ajouter.

Après quelques minutes, elle reprit :— C’est à votre tour de dire quelque

chose, à présent, MrDarcy. J’ai parlé dela danse, et vous devriez faire uneremarque quelconque sur la taille de lapièce ou le nombre de danseurs.

Cela lui ressemblait davantage.— Je dirai tout ce qu’il vous plaira.— Très bien. Cette réponse suffira

pour l’instant. Peut-être dans un moment

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ferai-je remarquer que les bals privés sontbien plus plaisants que les bals publics.Mais pour le moment, nous pouvons noustaire.

— Parlez-vous donc par obligation,lorsque vous dansez ?

— Parfois. On se doit d’échangerquelques propos, mais pour le plaisir decertains, la conversation se devrait d’êtrearrangée de sorte qu’ils n’aient pas àprendre la peine de parler plus qu’il n’estnécessaire.

— Dans le cas présent, s’agit-il devos sentiments, ou bien croyez-vousœuvrer pour satisfaire les miens ?

— Les deux, répondit-elle avecmalice.

Je ne pus réprimer un sourire. C’est

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cette espièglerie qui m’attire. Elle estprovocante sans être impertinente, et je nel’ai encore jamais rencontrée chez uneautre femme. Elle a une telle façon delever le menton lorsqu’elle énonce l’unede ses taquineries que je suis pris d’uneenvie irrésistible de l’embrasser. Jamaisje ne me soumettrai à un tel désir, mais iln’en est pas moins là.

— J’ai toujours observé une grandesimilitude entre nos tournures d’esprit,reprit-elle. Nous sommes tous deux d’unnaturel peu sociable, taciturne, avare deparoles sauf lorsque nous espérons quenotre propos éblouira la pièce entière etsera transmis à la postérité avec toute lagloire d’un proverbe.

Cela me mit mal à l’aise, car je ne

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savais si je devais rire ou me sentirinquiet. Si c’était l’une de ses piquesmalicieuses, je la trouvais amusante, maissi elle pensait avoir dit une vérité ?M’étais-je montré si taciturne en saprésence ? Je repensai au bal de Meryton,et aux premiers jours à Netherfield. Je nem’étais peut-être pas mis en peine de lacharmer, mais je ne le fais jamais. Jem’étais sans doute montré abrupt pourcommencer, mais je pensais avoir réparémes torts envers elle vers la fin de sonséjour. À l’exception du dernier jour. Jeme souvins de mon silence, et de madétermination à ne pas lui parler. Je merappelai m’être félicité de ne pas lui avoiradressé plus de dix mots, et d’être restéobstinément silencieux quand j’avais

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passé une demi-heure en tête à tête avecelle, feignant d’être plongé dans monlivre.

Je me dis que j’avais eu raison de nepas lui parler. Puis, aussitôt après, jepensai que j’avais eu tort. J’avais eu à lafois raison et tort : raison si je voulaisétouffer toute attente qui aurait pu naîtrependant son séjour, mais tort si j’espéraisgagner ses faveurs, ou simplement êtrepoli. Je n’ai pas l’habitude d’être aussiperdu. Cela ne m’était jamais arrivé avantde rencontrer Elizabeth.

Je m’aperçus que j’étais de nouveausilencieux, et qu’il fallait que je disequelque chose si je ne voulais pas laconfirmer dans son impression que j’étaistaciturne à dessein.

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— La ressemblance n’est guèrefrappante avec votre caractère, dis-je d’unton qui trahissait mon embarras, car je nesavais toujours pas si je devais rire ou mevexer. À quel point ce portrait est justeavec le mien, je ne puis en juger. Maisvous pensez pour votre part qu’il estfidèle, sans aucun doute.

— Je ne puis me faire l’arbitre de mapropre performance.

Nous retombâmes dans un silencegêné. Me jugeait-elle ? Me méprisait-elle ? Ou bien jouait-elle avec moi ? Jen’aurais su le dire.

Pour finir, je détournai la conversationet j’évoquai sa promenade à Meryton.Elle répondit que ses sœurs et elle avaientlié là-bas connaissance avec quelqu’un.

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Je restai pétrifié. Je savais à qui ellefaisait allusion. Wickham ! Et de quellefaçon elle en parlait ! Non pas avecmépris, mais avec affection. Je craignaisqu’elle ne continuât, mais mon attitudel’en dissuada.

Je savais que je ferais mieux de ne pasaborder le sujet. Je n’avais pas à mejustifier auprès d’elle. Pourtant jem’entendis déclarer :

— MrWickham a l’heur d’avoir de sicharmantes manières qu’il se faitfacilement des amis. Qu’il soit égalementcapable de les conserver est moinscertain.

— Il a eu la malchance de perdrevotre amitié, et d’une façon dont ilpourrait bien avoir à souffrir toute sa vie.

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Que lui a-t-il dit ? Que lui a-t-ilraconté ? Je brûlais de lui révéler toute lavérité ; mais je ne le pouvais, de peur decauser du tort à Georgiana.

Le silence s’installa de nouveau.Sir William Lucas le rompit par uneremarque qui détourna mon esprit deWickham. De cela, au moins, je lui suisreconnaissant. Il nous complimenta surnos talents de danseurs, puis, avec unregard en direction de Miss Bennet et deBingley, ajouta qu’il espérait avoir leplaisir de voir ce spectacle se répétersouvent quand un certain heureuxévénement se produirait.

J’étais stupéfait. Mais un malentendun’était pas possible. Il croyaitenvisageable, non, certain, que

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Miss Bennet et Bingley allaient se marier.Je les regardai danser, mais je ne vis riendans l’attitude de l’un ni de l’autre qui pûtconduire à cette conclusion. Pourtant, sicela faisait jaser, alors l’affaire devenaitsérieuse. Je ne pouvais pas laisserBingley mettre la réputation d’une femmeen danger, quel que soit le plaisir qu’ilprenne à la fréquenter. Me reprenant, jedemandai à Elizabeth de quoi nous étionsen train de parler.

— De rien du tout.J’abordai le sujet des livres. Elle ne

voulut pas admettre que nous pussionsavoir les mêmes goûts, et je déclarai quecela nous donnait enfin matière à débattre.Elle décréta ne pouvoir discuter littératuredans une salle de bal, mais je pensai que

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ce n’était pas là ce qui la troublait. Enréalité, elle avait l’esprit ailleurs.

Elle me dit tout à coup :— MrDarcy, je me souviens de vous

avoir un jour entendu dire que vousn’accordiez presque jamais votre pardon,et que votre ressentiment, une fois présent,était implacable. Vous êtes très soucieux,je suppose, de ne pas le concevoir à lalégère.

Pensait-elle à Wickham ? Lui avait-ilparlé de notre querelle ? Elle paraissaitbrûler d’entendre ma réponse, alors jechoisis de la rassurer :

— En effet.D’autres questions s’ensuivirent,

jusqu’à ce que je lui demande où ellevoulait en venir.

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— Simplement à une illustration devotre caractère, répondit-elle en tentant dese défaire de son air grave. J’essaie d’entracer une esquisse.

Elle ne pensait donc pas à Wickham.Quelle ne fut pas ma gratitude !

— Y êtes-vous parvenue ? ne pus-jem’empêcher de demander.

Elle fit non de la tête.— Je ne progresse pas du tout.

J’entends de vous des descriptions sidifférentes que je ne puis qu’êtreperplexe.

— Cela n’est pas difficile à croire,lançai-je en pensant à Wickham avec unpincement au cœur.

J’ajoutai impulsivement :— Je préférerais que vous vous

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absteniez de dresser mon portraitmaintenant, car j’ai des raisons decraindre que le résultat ne fasse honneurni à vous ni à moi.

— Mais si je ne le fais pasaujourd’hui, peut-être n’en aurai-je plusjamais l’occasion.

J’avais déjà imploré sa clémence unefois. Je ne pouvais réitérer ma demande.Je répliquai avec froideur, raideur même :

— Je ne voudrais en aucun casdifférer votre plaisir.

Nous finîmes la danse comme nousl’avions commencée, en silence. Mais jene pus rester longtemps en colère contreelle. Wickham lui a raconté quelquehistoire, c’est certain, et comme il estincapable de dire la vérité, elle a sans

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l’ombre d’un doute entendu un tissu demensonges. Alors que nous quittions lapiste, j’avais déjà pardonné à Elizabeth ettourné mon courroux vers Wickham.

Que lui avait-il dit ? Et quels dégâtsavait-il causés à l’estime qu’elle avaitpour moi ?

Je fus arraché à ces désagréablesréflexions par la vue d’un jeune hommelourdaud qui me faisait la révérence ets’excusait de prendre la liberté de seprésenter lui-même. J’allais me détournerquand je me souvins de l’avoir vu encompagnie d’Elizabeth, et je me sentiscurieux de ce qu’il avait à dire.

— L’étiquette ne permet point auxlaïcs de se présenter d’eux-mêmes, je lesais bien, mais je me flatte d’obéir, en tant

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qu’homme d’Église, à des règlesdifférentes ; en réalité je considère que lesacerdoce est égal en dignité au rang leplus haut du royaume, et je viens donc meprésenter à vous, présentation qui, j’ensuis convaincu, ne vous semblera pasimpertinente lorsque vous aurez apprisque ma noble bienfaitrice, la dame quim’a fait la grâce de me conférer unemagnifique situation, n’est autre que votrevénérable tante, lady Catherine de Bourgh.C’est elle qui me préféra pour la paroissede Hunsford dont c’est mon devoir, ouplutôt mon plaisir, de perpétrer lescérémonies qui peuvent, par leur naturemême, incomber au recteur en poste,m’annonça-t-il avec un sourireobséquieux.

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Je le dévisageai avec stupeur. J’étaisassailli de doutes quant à sa santémentale. Il semblait croire sincèrementqu’un homme d’Église fût l’égal du roid’Angleterre, mais pas de ma tante, carson discours était envahi d’effusions degratitude et de louanges sur sa noblesse etsa condescendance. Je le jugeai bizarre ;mais ma tante, pourtant, l’avait estimédigne d’occuper son presbytère, et commeelle le connaissait bien mieux que moi, jene pus que supposer qu’il avait des vertusqui ne m’étaient point apparues.

— Je suis certain que ma tante nesaurait accorder une faveur qui ne soitméritée, dis-je poliment, mais avec assezde froideur pour le dissuader de continuerson discours.

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Cela ne suffit cependant pas àl’arrêter, et il se lança dans une deuxièmeenvolée, encore plus longue et tortueuseque la première. Alors qu’il ouvrait labouche pour reprendre son souffle, je luifis une révérence et m’éloignai. La bêtisea place en ce monde, comme toute chose,mais je n’étais pas disposé à me laisserdétourner de mes pensées pour si peu,juste après avoir quitté Elizabeth.

— J’ai vu que vous aviez fait laconnaissance de l’estimable MrCollins,me glissa Caroline alors que nous nousapprêtions à souper. Encore un parent desBennet. Vraiment, ils paraissent en avoirune collection extraordinaire. Il mesemble que celui-ci dépasse même l’onclede Cheapside. Qu’en pensez-vous,

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Mr Darcy ?— Personne n’est à l’abri d’un parent

peu glorieux.Ce propos arrêta Caroline. Elle se

plaît à oublier que son père doit sa fortuneau commerce.

— Comme c’est vrai ! répliqua-t-elle.Je crus qu’elle était revenue à des

pensées plus raisonnables, mais un instantaprès elle ajouta :

— Je viens juste de parler avec ElizaBennet. Elle semble avoir développél’affection la plus extraordinaire pourGeorge Wickham. J’ignore si vous enavez été informé, mais il est sur le pointde rejoindre la milice. C’est bien la chosela plus vexante, que vous soyez hanté parun homme comme George Wickham. Mon

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frère ne souhaitait pas l’inviter, je le sais,mais il avait l’impression de ne pouvoirfaire d’exception alors qu’il conviait tousles officiers.

— Cela aurait paru curieux.On ne pouvait blâmer Bingley pour

cette situation.— Je sais que Charles a été très

content que Wickham s’éloigne de lui-même. Il ne voudrait vous mettre mal àl’aise en aucune façon. Sachant que l’onne peut faire confiance à Wickham, j’aimis Eliza Bennet en garde contre lui en luiexpliquant que je savais qu’il s’étaitcomporté de façon indigne envers vous,bien que je ne connaisse pas les détails…

Elle se tut, mais si elle espérait que jela renseigne, elle allait au-devant d’une

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déception. Jamais je ne rendrai publics nine dévoilerai à d’autres que ceux qui lesconnaissent déjà mes démêlés avecWickham. Caroline reprit :

— … mais elle n’a pas tenu comptede ma mise en garde et a pris sa défensesans se soucier des bonnes manières.

Je m’apprêtais à mettre un terme à cetéchange qui me causait le plus vif chagrinquand une autre voix me parvint. J’enreconnus aussitôt les intonationsstridentes. C’étaient celles de Mrs Bennet.Je n’avais aucune envie de l’écouterparler, mais je ne pus cependant éviter del’entendre.

— Ah ! Comme elle est belle ! Jesavais bien que ce n’était pas pour rien.Ma jolie Jane. Et MrBingley ! Quel bel

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homme ! Et quel sens de la mode. Et desmanières si charmantes. Sans oublierNetherfield, bien sûr. Le domaine setrouve exactement à la bonne distance dechez nous, parce qu’elle ne voudra pasêtre trop près, avec sa propre maisonnée àdiriger, cependant avec la calèche cela nelui prendra qu’un instant de venir nousrendre visite. J’ose prédire qu’elle auraune très jolie voiture. Sans doute mêmedeux. Ou peut-être trois. Le prix d’uncarrosse n’est rien pour un homme qui acinq mille livres de rentes.

Je sentis tout mon corps se raidirlorsqu’elle ajouta :

— En outre, les sœurs de MrBingleyadorent ma petite Jane.

Je fus heureux que l’attention de

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Caroline eût été réclamée par un jeunehomme sur sa gauche, et qu’elle n’entendîtpoint. L’affection qu’elle éprouve pourJane s’évaporerait en un instant si ellesavait quel cours ont pris les pensées deMrs Bennet.

Pourtant il ne s’agissait pas seulementde celles de MrsBennet. Sir Williamnourrissait des idées semblables.

Je parcourus la tablée des yeux et visBingley qui parlait à Miss Bennet. Sesmanières étaient aussi ouvertes qued’ordinaire, mais il me sembla y décelerautre chose que son habituelleprévenance. En réalité, plus je leregardais, et plus il me parut certain queses sentiments étaient éveillés. Jecontemplai Miss Bennet, et bien que je

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puisse voir qu’elle avait plaisir àbavarder avec lui, elle ne donnait aucunsigne que son cœur vibrât à l’unisson. Jeme sentis moins oppressé. Si je parvenaisà éloigner Bingley de cette région, j’étaiscertain qu’il l’oublierait bien vite, et ellede même.

S’il n’avait été question que deMiss Bennet, l’idée que Bingley l’épousâtne m’eût pas autant inquiété, mais cen’était pas seulement d’elle qu’ils’agissait. C’était de sa mère, cettecommère que rien n’arrêtait, de son pèresi indolent, de ses trois jeunes sœursidiotes ou frivoles, de son oncle deCheapside, de son autre oncle avoué, etpour couronner le tout, de son étrangeparent, l’obséquieux clergyman…

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En écoutant Mrs Bennet, je sentisapprocher le moment où je devraisprendre les choses en main. Je ne pouvaisabandonner mon ami à un tel sort, alorsqu’il suffisait d’un petit effort de ma partpour le sortir de cette mauvaise passe.

Je ne doutais pas qu’avec quelquessemaines à Londres, ses sentiments netrouvent un autre objet.

— Tout ce que je souhaite, c’est quevous connaissiez le même bonheur,lady Lucas, continuait Mrs Bennet, bienqu’il fût évident qu’elle ne croyait pas quesa voisine ait la moindre chance derencontrer la même fortune. Avoir unefille si bien établie… quelle merveille !

Le souper prit fin. Il fut suivi par unrécital de Mary Bennet, qui chante aussi

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mal qu’elle joue du piano. Pour ne rienarranger, quand son père finit par l’écarterde l’instrument, il s’y prit de façon à fairerougir toute personne dotée d’une once dedécence :

— Cela suffit amplement, mon enfant.Vous nous avez régalés assez longtemps.Laissez à présent d’autres jeunesdemoiselles démontrer leur talent.

Qu’aurait-on pu dire de plus déplacé ?Je n’en pouvais plus d’attendre que la

soirée s’achève, mais par coïncidence, àmoins que ce ne fût au contraire par un faitexprès, la voiture des Bennet fut ladernière à s’avancer.

— Seigneur, que je suis fatiguée !s’écria Lydia Bennet, avec un bâillementtonitruant.

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Caroline et Louisa échangèrent unregard moqueur.

Mrs Bennet jacassait sans relâche.MrBennet ne faisait rien pour la rappelerà l’ordre, et je passai l’un des pires quartsd’heure de ma vie. Sauver Bingley d’unetelle compagnie devint pour moi unepriorité.

— Vous viendrez dîner à la maison,j’espère, MrBingley ? demandaMrs Bennet.

— Rien ne me ferait plus plaisir. J’aiquelques affaires à régler à Londres, maisje vous rendrai visite dès mon retour.

Cette information me réjouit. Celasignifie que je n’aurai pas à chercher demoyen de l’éloigner de là, car s’il passequelques jours à Londres, le contact avec

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Miss Bennet sera rompu et il ne penseraplus à elle.

J’ai l’intention de parler à Caroline,pour m’assurer que Jane n’a pas conçu desentiments pour Bingley, et si, comme jele crois, il n’en est rien, alors jesuggérerai que nous accompagnions tousBingley à Londres et je le convaincrai d’yrester. Un hiver en ville le guérira de soninclination, et le laissera libre de la portersur un objet plus digne de lui.

Mercredi 27 novembre — Caroline, j’aimerais vous parler,

dis-je dès que Bingley fut parti pourLondres.

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Caroline leva les yeux de son livre etsourit.

— Je suis à votre disposition.— Il s’agit de Miss Bennet.Son sourire s’évanouit, et il me

sembla que j’avais eu raison de songerque son affection pour son amie était surle déclin.

— J’ai entendu, lors du bal, plusieursallusions qui me laissent croire que lesnouveaux voisins de Bingley s’attendent àce qu’un mariage l’unisse bientôt àMiss Bennet.

— Comment ? s’écria Caroline.— Je pensais bien que vous en seriez

horrifiée. Je ne vois rien dans lesmanières de Miss Bennet qui indiquequ’elle soit amoureuse, mais j’aimerais

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votre opinion. Vous la connaissez mieuxque moi. Vous êtes dans sa confidence.Entretient-elle de douces pensées àl’égard de votre frère ? Parce que, si c’estle cas, il ne faut pas prendre cessentiments à la légère.

— Elle n’en a aucun, réponditCaroline à mon grand soulagement.

— Vous en êtes sûre ?— Absolument. Elle a parlé de mon

frère à de nombreuses reprises, mais dansles mêmes termes qu’elle utilise pourévoquer n’importe quel autre jeunehomme de sa connaissance. Je suis biencertaine qu’elle n’a jamais songé àCharles de cette façon. Elle sait qu’il n’apas l’intention de s’établir à Netherfield,et elle s’amuse simplement tant qu’il est

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là.— C’est ce qui me semblait

également. Bingley, à l’inverse, n’est pasloin de lui donner son cœur.

— Je le crains aussi. S’il allaits’allier avec cette famille, il leregretterait à jamais.

— Exactement. Je pense que nousdevons les séparer, avant que leurcomportement ne suscite davantaged’espérances. Si nous ne faisons rien, ilviendra un moment où il faudra répondre àces exigences, faute de quoi la réputationde la demoiselle subirait des tortsirréparables.

— Vous avez parfaitement raison.Nous ne devons pas ternir la réputation deJane. C’est une jeune fille charmante.

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Louisa et moi raffolons d’elle. Il ne fautpas lui causer de tort.

À cet instant, MrHurst nousinterrompit.

— Vous venez dîner avec lesofficiers ? Ils m’ont invité. Je suis sûr quevous seriez le bienvenu.

— Non merci, répondis-je.Je voulais terminer ma conversation

avec Caroline.Hurst haussa les épaules avec

indifférence et fit appeler la calèche.— Je propose que nous suivions

Bingley à Londres. Si nous restons là-basavec lui, il n’aura aucune raison derepartir, expliquai-je.

— C’est un excellent plan. Je vaisécrire à Jane demain. Je ne dirai rien qui

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sorte de l’ordinaire, mais je lui feraisavoir que Charles ne reviendra pas cethiver, et je lui souhaiterai d’avoir denombreux soupirants à Noël.

Jeudi 28 novembre Caroline écrivit et envoya sa lettre ce

matin, juste avant notre départ pourLondres.

— J’ai entendu la chose la plusincroyable, hier soir, à Meryton, déclaraMrHurst alors que la calèche nousemmenait en cahotant.

Je n’y prêtai guère attention, maisalors qu’il s’expliquait, mon intérêts’éveilla.

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— La petite Bennet… Comments’appelle-t-elle ?

— Jane, suggéra Louisa.— Non, pas elle, l’autre. Celle avec

le jupon.— Ah, vous voulez dire Elizabeth.— C’est ça. Elle a reçu une demande

de l’homme d’Église.— Une demande ? De l’homme

d’Église ? Que voulez-vous dire ?demandèrent Caroline et Louisa d’uneseule voix.

— Une demande en mariage. DeCollins. C’est comme ça qu’il s’appelle.

— MrCollins ! Comme c’estamusant ! s’écria Louisa.

— On dirait que Mr Collins admire luiaussi les jolis yeux, souffla Caroline en

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me lançant un regard moqueur. Je pensequ’ils seront très bien assortis. L’une esttout impertinence, l’autre tout imbécillité.

Je ne savais pas, avant d’entendrecela, jusqu’où allaient mes sentiments.L’idée qu’Elizabeth épouse Mr Collins medonna l’impression d’être humilié, et meplongea dans une détresse que je n’avaispas imaginée. Je me repris aussitôt. Hurstdevait se tromper. Elle ne pouvait pass’abaisser à ce point. Se lier à cet idiotpour le restant de ses jours…

— Vous devez faire erreur, dis-je.— Point du tout. Je le tiens de Denny.— Ce n’est pas une mauvaise alliance,

objecta Louisa, pensive. Bien aucontraire. Elles sont cinq filles à marier,et la propriété de leur père est soumise à

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l’entail [1] , il me semble.— En effet, elle doit revenir à

Mr Collins, compléta Mr Hurst.— Tout est pour le mieux, remarqua

Louisa. Miss Eliza Bennet n’aura pas àquitter sa maison, et ses sœurs auront untoit à la mort de leur père.

— De même que leur mère, conclutCaroline gaiement. Comme ce seracharmant d’être confinées avecMrs Bennet pour le reste de leur vie !

Jamais Caroline ne m’a été plusantipathique. Je ne souhaiterais cettesituation à personne, et certainement pas àElizabeth. Elle souffre d’être la fille decette femme. Je l’ai vu. Elle rougit chaquefois que sa mère fait étalage de sonidiotie. Être contrainte d’endurer une telle

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humiliation jusqu’à la fin de ses jours…— Mais je me demande pourquoi il

n’a pas demandé la main de Jane, repritLouisa.

— Jane ? s’étonna Caroline.— Oui. C’est l’aînée.Caroline me regarda. Je savais ce

qu’elle pensait. MrCollins ne s’était pasproposé à Jane, parce que MrsBennet luiavait donné à croire que Jane était sur lepoint d’épouser Bingley.

— Je me permets de penser qu’avec ledomaine dont il doit hériter, il a estiméqu’il avait le choix, expliqua-t-elle.L’espièglerie de Miss Eliza Bennet a dûlui plaire, bien que je ne sois pas certainequ’elle fasse une épouse convenable pourun homme d’Église. Qu’en dites-vous,

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Mr Darcy ?Je ne répondis pas, par peur de laisser

échapper quelque propos que j’eusse puregretter par la suite. Je ne puis mepermettre d’admirer Elizabeth, alorspourquoi cela me blesse-t-il qu’un autre lefasse ? Mais je m’aperçus que j’avais lespoings serrés, et en baissant les yeux jevis mes phalanges blanchir.

Cependant Caroline me dévisageaitdans l’attente d’une réponse et je finis parmarmonner, plus par égard pour mespropres sentiments que pour elle :

— Il n’en sortira peut-être rien. Dennypeut s’être trompé.

— Je ne vois pas comment, rétorqua-t-elle. Denny est avec Lydia comme lesdeux doigts de la main. Il doit savoir tout

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ce qui se passe dans la maison.— Lydia n’est qu’une enfant, c’est

peut-être elle qui s’est trompée,m’entendis-je dire.

— Denny ne le tient pas de Lydia,intervint MrHurst. Il l’a su par la tante.Celle qui vit à Meryton. C’est elle qui lelui a dit. Toute la maisonnée était sensdessus dessous, d’après elle. D’abord,MrCollins demande la main d’Elizabeth,puis Elizabeth lui dit qu’elle n’en veutpas.

— « Qu’elle n’en veut pas » ?J’entendis la nuance d’espoir dans ma

propre voix.— Elle l’a refusé. La mère est dans

tous ses états. Mais le père est de soncôté, expliqua Mr Hurst.

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Que Dieu bénisse MrBennet ! pensai-je, décidé à lui pardonner tous les autresexemples de négligence qu’il montrerait àl’égard de ses filles.

— Si elle ne change pas d’avis, ilprendra la fille des Lucas, ajoutaMr Hurst.

— Comment le savez-vous ? demandaCaroline, surprise.

— C’est la tante qui l’a dit. « Si Lizzyn’y prend garde, Charlotte le lui soufflera.Il doit se marier, sa bienfaitrice le lui aordonné, et une fille en vaut bien uneautre, pour finir. »

Je respirai de nouveau. Ce futseulement à ce moment-là que jem’aperçus du degré de mon attirance pourElizabeth. C’est une bonne chose que je

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me rende à Londres. J’ai sauvé Bingleyd’une union malavisée, et je ne puis enfaire moins pour moi-même. Une foiséloigné d’Elizabeth, je cesserai de penserà elle. Je me consacrerai à desconversations rationnelles avec desfemmes rationnelles, et oublierai sonesprit malicieux.

Nous fûmes bientôt à Londres. Bingleyfut surpris de nous voir.

— Nous ne voulions pas que vousrestiez seul ici, obligé de passer votretemps libre dans un hôtel dépourvu deconfort, expliqua Caroline.

— Mais mes affaires ne me prendrontque quelques jours ! répliqua-t-il,incrédule.

— J’espère que vous ne repartirez pas

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sans avoir vu Georgiana, dis-je. Je saisqu’elle serait contente de vous voir.

— Cette chère Georgiana, soupiraCaroline. Oh, s’il vous plaît, Charles,acceptez que nous restions une semaine.

— Je ne vois pas pourquoi jerefuserais de rester un ou deux jours deplus. J’aurais moi-même plaisir à voirGeorgiana. Dites-moi, Darcy, a-t-ellebeaucoup grandi ?

— Vous ne la reconnaîtriez pas. Cen’est plus une enfant. C’est presque unefemme, à présent.

— Mais encore assez jeune pouraimer Noël ? demanda Caroline.

Je souris.— Je le crois. Il faut que vous restiez

pour le fêter avec nous.

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— Mais nous ne resterons pas silongtemps, protesta Bingley.

— Comment ? Voulez-vous que nousrations Noël avec Darcy et Georgiana ?s’exclama Caroline.

— Mais j’ai promis de dîner avec lesBennet. Mrs Bennet me l’a demandépersonnellement, et avec la plus grandegentillesse.

— Allez-vous abandonner vos vieuxamis pour les nouveaux ? Mrs Bennet a ditque vous pouviez dîner chez elle quandvous le vouliez. Je l’ai entendue de mespropres oreilles. Les Bennet seronttoujours là après Noël.

Bingley eut l’air d’hésiter, mais finitpar capituler :

— Très bien. Nous resterons jusqu’à

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Noël. Je suis sûr que nous passerons debons moments. Noël est toujours plusagréable avec des enfants dans la maison,dit-il d’un air plus joyeux.

Cela ne présageait rien de bon quant àses sentiments envers Georgiana, mais jeme consolai par l’idée qu’il ne l’avait vuedepuis longtemps, et que, bien qu’elle luiait semblé une enfant la dernière foisqu’ils s’étaient rencontrés, elle était àprésent sans l’ombre d’un doute en trainde devenir une jeune femme.

— Et quand tout sera fini, nous ironspasser le nouvel an dans le Hertfordshire,conclut-il. Je vais écrire à MissBennetpour lui faire part de nos projets.

— Ce n’est pas la peine, rétorquaCaroline. J’avais l’intention de lui écrire

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aujourd’hui. Je le lui dirai moi-même.— Transmettez-lui mon meilleur

souvenir, pria Bingley.— Je n’y manquerai pas.— Et dites-lui que nous serons

revenus en janvier.— Oui.— Envoyez mes meilleures pensées à

toute sa famille.— Bien sûr.Il aurait continué de la sorte, mais je

l’interrompis :— Dans ce cas, tout est arrangé.Caroline quitta la pièce pour aller

écrire sa lettre. Louisa et son époux seretirèrent également, si bien que Bingleyet moi nous retrouvâmes en tête à tête.

— J’ai hâte d’être à Noël, et plus

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encore au nouvel an, dit-il.— Miss Bennet vous plaît beaucoup.— Jamais une jeune femme ne m’a

séduit à ce point.Je m’assis, et il prit place en face de

moi.— Pourtant, je ne suis pas sûr qu’elle

ferait une bonne épouse, soupirai-je d’unair pensif.

— Que voulez-vous dire ?— Ses relations, si basses…— Je n’ai pas l’intention d’épouser

ses relations ! répliqua-t-il en riant.— Un oncle avoué, l’autre qui vit à

Cheapside. Ils ne peuvent rien ajouter àvotre position, et ils finiront même par ladiminuer.

Bingley cessa de sourire.

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— Je ne vois pas quelle importancecela pourrait avoir. Quel besoin ai-jed’une position ?

— Un gentleman en a toujours besoin.Et puis, il y a ses sœurs.

— Miss Elizabeth est tout à faitcharmante.

Il venait de toucher mon point faible,mais je fis preuve de fermeté et meressaisis aussitôt.

— Ses sœurs sont, pour la plupart,ignorantes et vulgaires. La plus jeune nesonge qu’à plaire.

— Nous n’aurons pas besoin de lesvoir.

— Mon cher Bingley, vous ne pouvezpas vivre à Netherfield et éviter de lesfréquenter ! Elles seront toujours autour

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de vous, de même que leur mère.— Eh bien, nous irons vivre ailleurs.

Après tout, je n’ai pas encore acheté lapropriété. Je l’ai seulement louée. Nousnous établirons autre part.

— Jane y consentirait-elle ?Il eut soudain l’air abattu.— Si elle éprouvait pour vous un

attachement très fort, peut-être serait-ilpossible de la convaincre de quitter sarégion.

— Vous croyez que ce n’est pas lecas ?

— C’est une jeune fille adorable, maiselle n’a pas montré plus de plaisir envotre compagnie qu’en celle d’autreshommes.

Bingley se mordillait la lèvre, l’air

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ébranlé.— Je pensais… elle avait l’air de

prendre plaisir à converser avec moi… àdanser avec moi… Il me semblait aucontraire qu’elle avait plus d’inclination àse trouver avec moi qu’avec aucun autre.Quand nous avons dansé ensemble…

— Vous n’avez dansé que deux fois àchaque bal, et vous n’êtes pas le seul avecqui elle en ait fait autant.

— C’est vrai, mais je croyais quec’était parce qu’il aurait été impoli derefuser.

— Peut-être eût-ce été égalementimpoli de refuser de danser deux fois avecvous.

— Vous pensez qu’elle n’a dansé avecmoi que par politesse ? s’écria-t-il,

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consterné.— Je n’irais pas aussi loin. Je pense

qu’elle a pris plaisir à danser avec vous,à parler avec vous, à vous charmer. Maisje ne pense pas qu’elle y ait pris plus deplaisir qu’avec d’autres, et maintenant quevous êtes loin d’elle…

— Je dois retourner à Netherfield ! Jele savais !

— Mais si vous lui êtes indifférent,cela ne vous causera que de la peine.

— Oui, si c’est le cas. Mais vous nepouvez affirmer que ça l’est !

— En effet, je ne le puis, mais je l’aiobservée attentivement, et je n’ai pudéceler aucun signe d’un attachementparticulier.

— Vous l’avez observée ? demanda-t-

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il avec stupeur.— Votre façon de la distinguer

commençait à attirer l’attention. Je n’étaispas le seul à le remarquer. Si cela avaitcontinué, vous vous seriez trouvé obligéde demander sa main.

— Mais j’aurais aimé le faire !Pensez-vous qu’elle aurait accepté ?

— Bien entendu. Vous auriez fait unexcellent parti. Vous avez des revenusconsidérables, et une belle demeure. Elleaurait pu résider tout près de sa famille. Ilaurait été impossible qu’elle vous refusât.Mais vous plairait-il que l’on vousacceptât pour de telles raisons ?

Il semblait assailli de doutes.— Je préférerais que l’on m’accepte

pour moi-même.

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— Et cela se produira, un jour.Il se laissa aller dans son fauteuil.— Elle était trop bien pour moi,

conclut-il d’un ton morose.— Je n’en crois rien, mais si elle

n’éprouve rien pour vous, quel sens celaaurait-il de vous marier ? Vousrencontrerez une autre demoiselle, aussicharmante que Miss Bennet, mais qui seracapable de vous rendre votre affection.Londres déborde de jeunes filles.

— Mais aucune ne m’intéresse.— Cela viendra.Bingley ne dit rien, mais cela ne

m’inquiéta guère. Il l’aura oubliée avantla fin de l’hiver.

Je me réjouis qu’il ait exprimé ledésir de revoir Georgiana. Il la connaît

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depuis bien plus longtemps queMiss Bennet, et les nouveaux venus nesauraient avoir la même place dans notrecœur que les amis de longue date. Surtoutquand il verra comme Georgiana a grandi.Cette union serait bienvenue pour tout lemonde, et je me plais à croire qu’elleserait heureuse.

[1] Entail est un terme juridiqueanglais qui signifie que, à défaut d’héritiermâle, un domaine revient à une autrebranche de la famille.

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Décembre

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Jeudi 5 décembre Bingley est venu dîner avec moi

aujourd’hui. Il a été très occupé lasemaine dernière, mais ce soir il estarrivé à l’heure convenue, et il a étécharmé par Georgiana.

— Elle est en train de devenir unevraie beauté, m’a-t-il confié. Et elle esttellement accomplie ! a-t-il ajouté enl’entendant jouer du piano après le dîner.

Ce n’était pas une flatterie. J’avaispresque oublié ce que l’on ressent enécoutant une excellente interprétation, etje ne pus réprimer un frisson en repensantaux morceaux joués par Mary Bennet.Elizabeth joue de façon charmante, c’estvrai, et, bien qu’elle n’ait pas la technique

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de ma sœur, il y a quelque chose dans sonjeu qui me donne envie de resterl’écouter.

Vendredi 6 décembre Caroline est venue ce matin rendre

visite à Georgiana, et je lui ai tenucompagnie en attendant la fin de la leçonde musique de ma sœur.

— Georgiana a su charmer Charles,hier soir. Il a dit que c’était l’une desjeunes filles les plus accomplies et lesplus belles de sa connaissance.

J’en étais très heureux. Carolinesemblait partager mon sentiment. Je pensequ’elle ne serait pas opposée à l’idée de

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leur mariage.— Avez-vous l’intention de rendre

visite à votre tante dans le Kent avantNoël ? m’a-t-elle demandé.

— Non, je ne pense pas. J’irai plutôt àPâques.

— Cette chère lady Catherine, soupiraCaroline en retirant ses gants. Comme ilme tarde de la rencontrer. Rosings est unebelle demeure, si j’en crois ce qu’on m’ena dit.

— Oui, en effet.— Et la région est si plaisante !— C’est vrai.— J’ai suggéré à Charles que nous

cherchions une maison par là-bas.J’aimerais beaucoup vivre dans le Kent.Mais il pensait que le Hertfordshire était

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mieux situé. Quel dommage ! Ens’installant ailleurs, il se serait épargnéune certaine complication.

— Il en est à présent délivré,cependant.

— Oui, grâce à votre intervention. Il ade la chance d’avoir un ami comme vous.Je serais fort rassurée de savoir quequelqu’un tel que vous veille sur moi,déclara-t-elle en tournant ses yeux dansma direction.

— Vous avez votre frère.Elle sourit.— Bien sûr, mais Charles n’est qu’un

enfant. On a parfois besoin d’un adulte, deprofondeur et de maturité, de quelqu’unqui connaisse les usages du monde etsache comment s’y établir.

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— N’avez-vous pas l’intention devous marier ?

— Je le ferais, si je trouvais unhomme qui me convienne.

— À présent que vous voici àLondres, vous aurez plus d’occasions derencontrer des gens. Je sais que Bingley ale projet de donner des bals. Je l’y aiincité. Plus il verra de jolis visages dansles semaines qui viennent, mieux ce sera.Et en ce qui vous concerne, cela étendravotre cercle de relations.

— Non qu’il soit si restreint. Nousdînons avec plus de vingt-quatre familles,vous savez, dit-elle par plaisanterie.

Cela me rappela les Bennet, ce quiétait son intention, mais si elle avait suquel tour prenaient mes pensées, nul doute

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qu’elle en eût été moins satisfaite. Quoique je fasse, chaque conversation sembleme ramener à eux d’une manière ou d’uneautre. Il est heureux que j’aie cessé desonger à Elizabeth, autrement les Bennetoccuperaient mon esprit à chaque instant.

Samedi 7 décembre Bingley est plongé dans les

occupations que requièrent ses affaires, etson moral est bon, bien qu’il m’arrive desurprendre un air de regret sur son visage.

— Vous êtes sûr qu’elle ne ressentaitrien pour moi ? m’a-t-il demandé ce soir,quand les dames se furent retirées après ledîner.

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Je n’ai pas eu besoin de lui fairepréciser de quoi il parlait.

— J’en suis certain. Elle prenaitplaisir à être avec vous, mais c’est tout.

Il hocha la tête.— Je me disais bien qu’elle ne

pouvait… c’est un tel ange… pourtant,j’espérais… mais c’est vous qui avezraison. Elle épousera quelqu’un deMeryton, je suppose. Quelqu’un qu’elleconnaît depuis toujours.

— C’est très probable.— Et non quelqu’un qu’elle vient à

peine de rencontrer.— Non.— Je ne dois pas lui manquer,

maintenant que je suis parti.— Non.

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Il resta silencieux.— Il y a beaucoup d’avantages à

épouser quelqu’un que l’on fréquentedepuis toujours, ou du moins depuis trèslongtemps, avançai-je.

— Oui, je suppose que c’est vrai,répliqua-t-il d’un ton morne.

— On n’ignore rien des défauts de lapersonne, et l’on ne risque pas demauvaises surprises.

— Vous avez raison.— Et c’est aussi bien si l’on connaît et

que l’on apprécie la famille de sonconjoint. Georgiana épousera quelqu’unde sa connaissance, je l’espère.

— Oui, ce serait une bonne chose, ditBingley.

Il avait répondu machinalement, sans y

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penser. Quel dommage ! Je croyais queson cœur avait commencé à pencher danscette direction. Cela dit, j’ai semé cetteidée dans son esprit, et il s’en souviendrapeut-être à l’avenir.

Mardi 10 décembre J’ai fait arranger les perles de ma

mère pour Georgiana. J’ai l’intention deles lui offrir. Elle est assez grande pourles porter, à présent, et je pense qu’elleslui iront bien. Tant que j’étais chezHoward & Gibbs, je me suis renseignépour faire mettre le reste des bijoux de mamère au goût du jour. Ils sont d’une bellequalité, et, pour la plupart, sont dans la

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famille depuis des générations. J’aidemandé que la broche et les bouclesd’oreilles en perles soient prêtesrapidement, car je compte les offrir àGeorgiana pour son prochainanniversaire. J’ai pris rendez-vous pourapporter les autres joyaux afin qu’ilssoient examinés et que des esquisses mesoient proposées. Les croquis pourrontensuite être retouchés pour suivre lesmodes, et les pièces pourront êtrerefondues quand Georgiana sera assezâgée pour les porter.

Jeudi 12 décembre J’ai dîné avec Bingley et ses sœurs.

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Pendant la soirée, nous avons évoqué lesfêtes de Noël. Nous avons de grandesréceptions en perspective, mais pour lesderniers jours avant Noël j’aimeraisorganiser quelques petits repas privéssans personne d’autre que les Bingley,afin que Georgiana puisse y assister.

— Je pensais prévoir quelques dansesle 23, expliquai-je, et ensuite des mimespour le réveillon.

— C’est une excellente idée, déclaraCaroline.

— J’ai invité le colonel Fitzwilliam,ce qui nous fera quatre messieurs et troisdames. Croyez-vous que je doive convierd’autres dames ?

— Point du tout, répondit-elle d’un tondéterminé. MrHurst ne quitte jamais son

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fauteuil, et nous aurons donc trois couples.Mes pensées vagabondèrent vers le

bal de Bingley à Netherfield, où j’avaisdansé avec Elizabeth.

— Avez-vous décidé quandGeorgiana ferait ses débuts ? demandaCaroline, qui semblait lire en moi.

— Pas avant ses dix-huit ans, peut-être plus tard.

— C’est une sage décision. Elle auraterminé ses études et surmonté sa timidité,sans avoir toutefois perdu la fraîcheuréclatante de la jeunesse. Elle va briserbien des cœurs.

— J’espère bien qu’elle n’en briseraaucun. Je veux qu’elle soit heureuse, ets’il s’avère qu’elle rencontre un hommerespectable lors de sa première Saison, je

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serai content de la voir établie.Caroline jeta un regard à Bingley.— Dans deux ans, alors, nous devons

souhaiter qu’elle trouve quelqu’un qui ensoit digne. Un époux d’un caractère facile,généreux et bon.

— C’est exactement ce que jevoudrais.

— En attendant, il sera utile pour elled’avoir la compagnie d’un jeune hommeagréable, afin qu’elle s’habitue à uneprésence masculine et ne perde pas tousses moyens en présence des messieurs.Charles ne paraît pas l’intimider, ellesemble au contraire l’apprécier, déclaraCaroline.

— Que dites-vous ? demanda Bingley,qui était en conversation avec Louisa mais

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s’était retourné en entendant son nom.— Je remarquais que Georgiana est

toujours à l’aise avec vous. Darcy veutqu’elle profite de quelquesdivertissements d’adulte à Noël, et je suiscertaine qu’il peut compter sur vous pourla faire danser.

— Rien ne me plairait davantage. Elleest en train de devenir une véritablebeauté, Darcy.

Je fus très content de le lui entendredire.

Lundi 16 décembre La maison a un air de fête. Georgiana

a aidé MrsAnnesley à la décorer avec du

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houx qu’elle a accroché aux cadres destableaux et aux chandeliers. Elle atoujours aimé le faire, depuis sa plustendre enfance. Quand je suis arrivé, elleétait en train d’ajouter des branches desapin à la fenêtre du salon.

— J’ai pensé que nous pourrionsorganiser une petite fête, avec des danses,dans quelques jours, lui annonçai-je.

Elle rougit.— Quelque chose de très intime, avec

nos plus proches amis, la rassurai-je.— Peut-être aimeriez-vous un nouveau

galon pour border la mousseline de votrerobe ? suggéra Mrs Annesley.

— Oh oui, répondit Georgiana entournant vers moi un regard pleind’espoir.

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— Il faut acheter tout ce dont vousavez besoin.

J’allais ajouter qu’elle devrait aussise choisir un nouvel éventail, quand je merepris. Je lui en trouverai un moi-même,pour lui faire une surprise.

Mercredi 18 décembre Aujourd’hui nous avons eu de la

neige. Georgiana était aussi excitéequ’une enfant, et je l’ai emmenée au parc.Nous avons parcouru les sentiers blancs etsommes rentrés à la maison avec les jouesbien rouges et un solide appétit.

Je ne pus m’empêcher de repenser auxjoues roses d’Elizabeth quand elle était

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arrivée à pied à Netherfield. Elle avait lesyeux étincelants, et le teint illuminé parl’exercice.

Où est-elle à présent ? Est-elle entrain de marcher dans la neige sur leschemins de campagne autour de chezelle ? Est-elle à la maison, occupée àdisposer du houx, à l’instant même oùGeorgiana s’y consacre ici ? Est-elleimpatiente de voir arriver Noël ? Si jen’avais pas éloigné Bingley deNetherfield, nous pourrions tous nous ytrouver en ce moment… et ce serait unegrave erreur. C’est bien mieux pour tout lemonde que nous soyons à Londres.

Lundi 23 décembre

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Notre petite fête a eu lieu ce soir, et

j’ai eu la satisfaction de voir Georgianas’amuser. Elle a dansé deux fois avecBingley, une fois avec le colonelFitzwilliam et une fois avec moi.

— Georgiana fait preuve d’une grâceextraordinaire, dit Caroline.

C’était un sujet qui ne pouvaitmanquer de me faire plaisir.

— Vraiment ?— Oui. C’était une excellente idée

d’organiser une fête en comité restreint. Ilest bon que Georgiana puisse s’exercerdans ce genre de situation. Vous dansezfort bien, MrDarcy. Vous et moi pouvonslui servir d’exemple. Je me tiens à votredisposition, ainsi que Charles, si vous

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souhaitez renouveler cette soirée. Cela nepeut faire que du bien à Georgiana d’avoirde bons danseurs sous les yeux, cela luiconférera de la confiance et du maintien.

Cela me rappela un autre éloge queCaroline avait fait de moi, et des lettresque j’écrivais, disait-elle, si bien. Je mesouvins du moindre détail de la scène.C’était à Netherfield, et Elizabeth setrouvait avec nous. Un sentiment s’éveillaen moi alors que je pensais à elle. De lacolère, peut-être, qu’elle m’ait ainsiensorcelé…

La fête prit fin. Nos invités partirent,et j’eus la satisfaction de voir queGeorgiana était fatiguée, mais heureuse,quand elle se retira dans sa chambre.

Elle a complètement oublié George

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Wickham, j’en suis certain. Tant que rienne le rappelle à son souvenir, je ne croispas qu’elle repense à lui.

Mardi 24 décembre Nous avons joué aux mimes ce soir

après le dîner. Je fus heureux quandCaroline suggéra que Georgiana etBingley travaillent ensemble à leurreprésentation. Ils se retirèrent dans uncoin de la pièce, et s’assirent si près l’unde l’autre que leurs têtes se frôlaient.C’était un charmant spectacle.

Les mimes furent une vraie partie deplaisir, et lorsque chacun eût fait le sien,nous nous attablâmes pour le souper.

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— Vous savez, Darcy, je pensais quenous passerions Noël à Netherfield cetteannée, soupira Bingley. C’était mon projetquand j’ai loué la maison. Je me demandece qu’ils font, tous, en ce moment.

Je crus plus sage de détourner sespensées.

— Sans doute la même chose que ceque nous faisons nous-mêmes. Reprenezdonc du chevreuil.

Il se plia à ma suggestion, et n’évoquaplus Netherfield.

Mercredi 25 décembre Jamais je ne me suis tant amusé un

jour de Noël. Ce matin, nous sommes

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allés à l’église, et ce soir nous avons jouéà trouver une pièce dans de la farine puisà attraper du raisin flambé dans dubrandy. Alors que nous nous adonnions àces jeux de Noël, je remarquai unchangement en Georgiana. L’annéedernière, elle s’y livrait comme uneenfant, savourant la sensation nouvelle deplonger la main dans les flammes pour enretirer un fruit fumant, et soufflant sur sesdoigts quand elle n’avait pas été assezrapide pour éviter la brûlure. Cette année,elle ne jouait que pour me faire plaisir. Jele voyais dans ses yeux.

Je me demande si Elizabeth aussiperpétue cette tradition. Je me demande sielle s’est brûlée en sortant les grains deraisin des flammes.

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Samedi 28 décembre — Cela m’étonne que vous ne songiez

point à épouser Miss Bingley, confiai-jeau colonel Fitzwilliam ce matin alors quenous nous promenions à cheval.

— Miss Bingley ?— C’est une riche demoiselle, et vous

avez justement besoin d’une héritière.Il secoua la tête.— Je n’ai aucun désir de m’unir à

Miss Bingley.— Elle est élégante et charmante,

gracieuse et bien éduquée.— Tout cela est exact, mais je ne

pourrais vivre en sa compagnie. C’est une

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personne d’une grande froideur. Quand jeprendrai femme, je voudrais quelqu’un deplus chaleureux. J’aimerais aussi que macompagne m’admire, et non qu’elleadmire uniquement mon arbregénéalogique.

— Je ne savais pas que vousrecherchiez ces qualités, dis-je, surpris.

— En tant que cadet, j’ai dû traiter lesautres avec déférence toute ma vie. Jepréférerais à présent vivre cette situationde l’autre côté de la barrière !

Il parlait avec légèreté, mais je croisqu’il y avait un fond de vérité dans sonpropos.

Nous continuâmes notre promenade ensilence pendant quelque temps, nousrepaissant de la beauté du paysage

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enneigé.— Combien de temps pensez-vous

rester en ville ? lui demandai-je.— Assez peu. J’ai des affaires à

régler dans le Kent. J’ai l’intention d’allersaluer lady Catherine lors de mon séjour.Dois-je lui annoncer votre visitepour Pâques ?

— Oui, j’irai la voir comme chaqueannée. Quand reviendrez-vous ?

— Bientôt, je l’espère. Avant Pâques,sans doute.

— Alors il faudra dîner avec moi dèsvotre retour.

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Janvier

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Vendredi 3 janvier Il vient de se produire un incident fort

malvenu. Caroline a reçu une lettre deMiss Bennet.

— Elle écrit qu’elle vient à Londres,s’écria-t-elle. Elle séjournera chez sononcle et sa tante à Gracechurch Street.D’après la date de son courrier, je croisqu’elle est peut-être même déjà ici.

— Ce n’est vraiment pas ce quej’aurais souhaité, dis-je. Bingley semblel’avoir oubliée. S’il la revoit, sonadmiration risque de se ranimer.

— Il n’a pas besoin de savoir qu’elleest ici.

J’en convins :— Je doute qu’ils se croisent jamais.

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— Je pense que je vais m’abstenir delui répondre. Elle ne restera pas en villebien longtemps, et croira seulement que lalettre s’est perdue. Mieux, ellecomprendra peut-être qu’elle n’est pas labienvenue. C’est une jeune fillecharmante, et je n’ai pas envie de lablesser, mais mon amour pour mon frèrepasse avant tout, et je dois faire monpossible pour le sauver d’unemésalliance.

J’approuve ses sentiments, mais j’aitout de même l’esprit troublé. J’abhorretoute tromperie. Mais Caroline a raison.Nous ne pouvons laisser Bingley sacrifiersa vie sur l’autel d’une famille vulgaire, etce n’est après tout qu’une petitedissimulation.

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Lundi 6 janvier Georgiana est en train de s’épanouir

selon tous mes vœux. Ses talents, sonmaintien, ses manières sont tous de natureà me plaire. Je ne savais trop commentfaire quand elle fut laissée à mes soins,mais je me flatte d’avoir réussi à faired’elle la jeune demoiselle que ma mèreaurait voulu qu’elle fût.

Mardi 7 janvier Aujourd’hui, alors que je rendais

visite à Caroline et à sa sœur afin de leur

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remettre un billet de Georgiana, j’ai eu unchoc. En arrivant vers la maison, j’ai vuJane Bennet en sortir.

— Que s’est-il passé ? demandai-jeen entrant.

Caroline paraissait démoralisée.— L’événement le plus

malencontreux. Jane Bennet est venue.J’imaginais qu’elle était déjà repartie à lacampagne, mais il semblerait qu’elle fasseici un séjour prolongé.

— C’est malheureux ! Que lui avez-vous dit ?

— C’est à peine si je le sais moi-même. Elle m’a prise par surprise. Elle adit m’avoir écrit une lettre, que j’aiprétendu ne pas avoir reçue. Elle s’estenquise de Charles. Je lui ai répondu qu’il

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se portait bien, mais passait tant de tempsen votre compagnie que je le voyais àpeine. Je lui ai fait savoir que Georgianaétait devenue une jeune fille, et que nousla verrions au dîner ce soir. Puis, j’aisous-entendu que Louisa et moi étions surle point de sortir. Elle n’a donc pas purester.

— Mais vous allez devoir lui rendresa visite.

— Je ne peux en effet pas l’éviter.Mais je ne resterai pas longtemps, etj’espère réussir à lui montrer par monattitude que je ne recherche plus sonamitié. Charles l’a presque oubliée.Encore quelques semaines et il sera horsde danger.

Je n’en suis pas si certain. Il continue

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à parler d’elle de temps en temps. Il sereprend en voyant mon expression, maisce n’est toujours pas sûr pour lui depenser à MissBennet ni même auHertfordshire.

Mardi 21 janvier Caroline a rendu sa visite à

Miss Bennet ce matin. Elle n’est pasrestée longtemps, et a mis cette occasion àprofit pour faire savoir à Miss Bennet queBingley n’est pas certain de retourner unjour dans le Hertfordshire, et qu’il sepourrait qu’il renonce à Netherfield.En partant, elle n’a pas évoqué de futuresrencontres avec Jane. Elle est absolument

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certaine que Miss Bennet ne reviendra pasla voir.

Un jour, Bingley nous remerciera denos soins. Cette pensée est la seule quipuisse me consoler de la duplicité dontnous avons été contraints de faire preuve.

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Février

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Samedi 1er février — Caroline aimerait passer le

printemps à Bath, a déclaré Bingley cematin. Je pourrais peut-être prendre unemaison là-bas.

La nonchalance avec laquelle il ajoutaces derniers mots me parut de bonaugure : il semblerait qu’il ait oublié leHertfordshire.

— C’est une excellente idée.— Vous joindrez-vous à nous ?— Je dois me rendre à Pemberley et

m’assurer que Johnson s’en sortconvenablement. J’ai l’intention de fairede nombreux changements dansl’administration de la ferme du domaine,et d’apporter quelques améliorations à la

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propriété.— Dans ce cas, je vous reverrai cet

été.

Vendredi 7 février Le colonel Fitzwilliam est de retour

en ville. Nous avons dîné ensemble cesoir, et il m’a rapporté toutes lesnouvelles de Rosings. MrCollins s’estmarié. En l’apprenant, j’ai senti le souffleme manquer et me suis pris à espérer queHurst ait eu raison d’affirmer qu’Elizabethavait refusé le clergyman.

— Elle m’a semblé avoir toutes lesqualités qu’on peut attendre d’une jeunefille, ou plutôt devrais-je dire d’une

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femme. Elle paraît assez proche dela trentaine.

Je respirai plus librement.— Mais c’est une bonne chose, reprit

mon cousin. Une femme plus jeune auraitpu se trouver intimidée par ma tante et…

— … son indiscrétion ?— … sa sollicitude, conclut-il avec

un sourire ironique. Mais Mrs Collinsaccepte les conseils de lady Catherinesans faire d’histoires.

— Je pense l’avoir rencontrée dans leHertfordshire. Quel est son nom de jeunefille ?

— Lucas. Miss Charlotte Lucas.— Oui, je l’ai rencontrée, ainsi que sa

famille. Je me réjouis qu’elle soit bienétablie. MrCollins n’est sans doute pas

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l’époux le plus sensé, mais il peut luioffrir une existence confortable.

Et je pourrais donner tellement plus àElizabeth. Mais je ne vais pas y songer. Jesuis résolu à ne plus lui accorder uneseule pensée.

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Mars

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Vendredi 28 mars Ce matin, j’ai reçu une lettre de

lady Catherine qui m’écrit qu’elle estimpatiente de me voir. J’ai eu une surpriseen lisant ces mots :

Mrs Collins a une sœur, Maria,qui séjourne en ce moment chezelle, ainsi qu’une amie,Miss Elizabeth Bennet. Ce fut un choc d’apprendre

qu’Elizabeth se trouvait au presbytère. Je crois que vous les connaisseztoutes deux. Sir William Lucas estvenu également, mais il est déjà

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reparti. Miss Elizabeth Bennetn’est jamais avare de paroles,mais comme elle n’a pas eu degouvernante, il ne faut pas s’enétonner. Une gouvernante estabsolument nécessaire quand il ya des filles dans une famille, et jene me suis pas privée de le luidire. Mr Collins était bien de monavis. J’ai eu le plaisir deprésenter bien des gouvernantesà leurs maîtres. Quatre desnièces de Mrs Jenkinson ontobtenu d’excellentes situationspar mes bonnes grâces.Toutes les sœurs de Miss Bennetont déjà fait leurs débuts. Je medemande où sa mère peut bien

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avoir la tête. Cinq sœurs, toutesdans le monde ! C’est trèsétrange. Et les plus jeunes quifont leur entrée alors que lesaînées ne sont pas mariées !Voilà une maisonnée bien maltenue. Si Mrs Bennet vivait moinsloin, je le lui dirais. Je luitrouverais une gouvernante, etelle me serait sans nul doute fortreconnaissante de mes conseils.Elle ne sait pas tenir sa maison.Miss Bennet donne ses opinionsavec beaucoup d’aplomb pourune si jeune personne. Et sonpoint de vue sur sa famille est desplus curieux. Elle a prétenduqu’il serait bien triste pour ses

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jeunes sœurs de devoir attendreque leurs aînées fussent mariéesavant de pouvoir profiter desjoies de la société. Je me surpris à sourire à cette

évocation. Personne n’a jamais, à maconnaissance, tenu tête à lady Catherine,encore moins de cette façon ! Car il estindiscutable qu’il soit triste pour les plusjeunes sœurs de devoir attendre leur tourpour sortir dans le monde, bien que jen’aie jamais considéré les choses ainsiauparavant.

Peut-être ai-je tort de redouter laprésence d’Elizabeth au presbytère. Peut-être devrais-je au contraire m’en réjouir.Cela me donnera l’occasion idéale de

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démontrer qu’elle n’a plus aucune prisesur moi. Je pourrai me féliciter d’êtrecapable de la rencontrer en public sanséprouver le moindre sentiment déplacé, etde m’être sauvé moi-même, ainsi queBingley, d’un attachement fort imprudent.

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Avril

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Jeudi 3 avril Aujourd’hui, j’ai dîné à mon club avec

le colonel Fitzwilliam. Nous avons décidéde nous rendre à Rosings de concert.

Lundi 7 avril Mon cousin et moi avons fait route

vers le Kent fort agréablement, et aprèsavoir évoqué divers sujets, laconversation se tourna une fois de plusvers le mariage.

— Il me semble que j’ai à présentl’âge de m’établir, et pourtant le mariageme paraît une entreprise pleine d’écueils.Un faux pas est vite arrivé, et ensuite il

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faut vivre avec.— En effet, renchéris-je en songeant à

Bingley. J’ai récemment sauvé l’un demes amis d’un tel faux pas.

— Vraiment ?— Oui. Il avait pris une maison dans

la campagne, où il avait rencontré unejeune fille de basse extraction. Il était trèsséduit, mais par bonheur ses affaires lecontraignirent à se rendre à Londresquelque temps. Sentant le danger où il setrouvait, ses sœurs et moi-même l’avonssuivi jusqu’à Londres et persuadé d’yrester.

— Ainsi vous l’avez sauvé d’unmariage fort imprudent.

— Je le crois.— Il vous en remerciera quand le

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temps sera venu. Il n’est guère plaisant dese réveiller d’un rêve pour se trouverenfermé dans un cauchemar.

Je suis rasséréné par son opinion. Jerespecte son jugement, et cela me rassurede savoir que ses sentiments concordentavec les miens sur ce sujet.

Nous sommes arrivés à Rosings cetaprès-midi, et la beauté du parc m’a denouveau frappé. Sans égaler Pemberley, ilresplendit au printemps. Sur le chemin dela maison, nous avons croisé MrCollins,qui m’a donné l’impression de nousattendre. Il nous a fait une révérence,avant de partir à toutes jambes vers lepresbytère pour y annoncer notre arrivée.Je me suis surpris à me demander siElizabeth s’y trouvait en cet instant, et ce

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qu’elle éprouverait en apprenant notrevenue.

Mardi 8 avril Ce matin, MrCollins est venu nous

présenter ses respects. Il m’a trouvé encompagnie du colonel Fitzwilliam. Matante était sortie pour une promenade encalèche avec Anne, ma cousine.

— MrDarcy, c’est un honneur de vousrencontrer de nouveau. J’ai eu le plaisirde faire votre connaissance dans leHertfordshire, alors que je séjournais chezmes chères cousines. Je n’étais pas mariéalors, car ma douce Charlotte n’avaitpoint encore consenti à devenir ma

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femme. Dès l’instant que je l’ai vue, j’aisu qu’elle ne déparerait pas le presbytèrede Hunsford et qu’elle ferait la joie demon estimée bienfaitrice, lady Catherinede Bourgh, qui a l’honneur et ladistinction d’être votre tante vénérée,avec toute son humilité et sa sympathie.En vérité, lady Catherine elle-même a eula bonté de dire…

— Retournez-vous au presbytère ?demandai-je pour mettre un terme à sesépanchements.

Il s’arrêta quelques secondes puisrépondit :

— En vérité, j’y retourne à l’instant.— Le temps est agréable. Nous allons

vous accompagner. Qu’en dites-vous,colonel Fitzwilliam ?

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— Avec plaisir.Nous nous mîmes en chemin.

MrCollins commentait pour nous lesbeautés du parc, en y mêlant denombreuses expressions de son humblegratitude devant notre condescendance àvenir visiter son humble demeure. Mespensées vagabondèrent. Allais-je trouverElizabeth changée, depuis l’automne ?Serait-elle surprise de me voir ? Non.Elle était informée de ma présence.Serait-elle heureuse ou contrariée ?Heureuse, bien sûr. Renouer connaissanceavec un homme de ma position doit êtredésirable à ses yeux.

Notre arrivée fut annoncée par unecloche, et nous entrâmes dans la pièce peuaprès. Je présentai mes compliments à

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Mrs Collins, et elle me souhaita labienvenue. Elizabeth fit une révérence.

Elle est en tout point semblable à cequ’elle était, mais le plaisir qui m’envahiten la revoyant me surprit. Je croyais avoirdominé mes sentiments ; et bien sûr, c’estle cas. Simplement, le premier instant denos retrouvailles m’a un peu désarçonné.

— J’espère que la maison est à votregoût, dis-je à Mrs Collins.

— Beaucoup, je vous remercie.— J’en suis heureux. Ma tante y a

récemment apporté quelquesaméliorations, à ce que je sais. Et lejardin ? Vous convient-il ?

— Il est très plaisant.— Tant mieux.J’en aurais dit plus, mais mon

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attention était attirée par Elizabeth. Elleconversait avec le colonel Fitzwilliam, àsa manière habituelle, naturelle etenjouée. Je n’arrivais pas à savoir si celame plaisait ou non. Elle avait le droit deparler avec mon cousin, bien entendu, etde le charmer si elle le souhaitait, maisj’étais contrarié de constater à quel pointil semblait apprécier sa compagnie, etpire encore, combien la réciproque étaitvraie. Je finis par prendre conscience quej’étais perdu dans mes pensées, et fis uneffort pour me montrer poli.

— Miss Bennet, j’espère que votrefamille se porte bien.

— Oui, merci.Après une hésitation, elle ajouta :— Ma sœur Jane a séjourné en ville

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pendant trois mois. Ne l’avez-vous pasrencontrée ?

Je fus décontenancé, mais réussis àrépondre avec assez d’aplomb :

— Non, je n’ai pas eu ce plaisir.Je me tus de nouveau, mécontent du

cours que suivait la conversation, et peuaprès mon cousin et moi prîmes congé.

13 avril, dimanche dePâques

Je n’avais pas vu Elizabeth depuis ma

visite au presbytère quand je l’aperçus àl’église ce matin. Elle étaitresplendissante. Le soleil matinal lui avaitdonné des couleurs, et avivé l’éclat de ses

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yeux.Après l’office, lady Catherine s’arrêta

pour parler aux Collins. MrCollinsrayonnait alors qu’elle se dirigeait verslui.

— Votre sermon était trop long, luiassena-t-elle. Vingt minutes sont biensuffisantes pour éclairer vos ouailles.

— Oui, lady Catherine, je…— Vous n’avez pas mentionné la

sobriété. Vous auriez dû. Il y a eu tropd’ivrognerie ces derniers temps. C’estl’affaire du recteur de s’occuper de lasanté de ses paroissiens autant que de leurâme.

— Bien sûr, lady…— Les hymnes étaient trop nombreux.

Je n’aime pas qu’il y en ait plus de trois

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dans un office de Pâques. Je suis trèsmusicienne, et chanter fait ma joie, maistrois hymnes suffisent amplement.

Elle se dirigea alors vers la calèche,et Mr Collins lui emboîta le pas.

— Oui, lady Catherine, je…— L’un des bancs est vermoulu. Je

l’ai remarqué en passant. Vous vous enoccuperez.

— Tout de suite, lady…— Et vous viendrez dîner avec nous

ce soir. Mrs Collins vous accompagnera,ainsi que Miss Lucas et Miss ElizabethBennet. Nous jouerons aux cartes.

— Si bonne…, commença-t-il avecune courbette, tout en se frottant les mains.

— Je vous enverrai la voiture.Je montai à la suite de ma tante dans la

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calèche et le valet de pied ferma la porte.Je me surpris à attendre avec

impatience l’arrivée d’Elizabeth àRosings, mais me hâtai d’étouffer cesentiment.

Le petit groupe arriva à l’heureconvenue, et comme je savais les dangersque j’encourais en lui parlant, je meplongeai dans une conversation avec matante. Nous évoquâmes nos divers parents,mais je ne pus empêcher mes yeux de setourner vers Elizabeth. La discussion, deson côté, avait l’air bien plus animée quela nôtre. Elle devisait avec le colonelFitzwilliam, et quand je remarquail’animation de ses traits, il me fut difficiled’en détacher les yeux.

Ma tante aussi se tournait vers eux, et

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finit par s’écrier :— De quoi parlez-vous donc ? Que

dites-vous à MissBennet ? Je veuxl’entendre également.

Le colonel Fitzwilliam répondit qu’ilsdiscutaient de musique. Ma tante se mêla àla conversation, faisant l’éloge des talentsde Georgiana pour le piano avant de memortifier en proposant à Elizabeth devenir s’exercer sur l’instrument placédans la chambre de Mrs Jenkinson.Proposer à une invitée de jouer sur lepiano de la dame de compagnie ? Jen’aurais pas cru que ma tante fût si malélevée.

Elizabeth eut l’air surprise mais ne ditrien, et seul son sourire trahit ses pensées.

Quand nous eûmes bu le café,

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Elizabeth se mit au piano, et, mesouvenant du plaisir que j’avais eu àl’écouter jouer auparavant, jem’approchai d’elle. Le plaisir de lamusique faisait briller ses yeux, et je meplaçai de sorte à pouvoir contempler lesémotions sur ses traits.

Elle s’en aperçut. À la première pausede son morceau, elle se tourna vers moiavec un sourire et dit :

— Vous voulez m’effrayer, MrDarcy,en vous approchant ainsi pour m’écouter.Mais je ne me laisserai pas intimider,bien que votre sœur soit si douée, à cequ’on dit. Je suis si têtue que je ne laissejamais les autres me faire peur. Moncourage s’éveille à chaque tentative dem’impressionner.

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— Je ne vous dirai pas que vous voustrompez, répliquai-je, parce qu’il estimpossible que vous croyiez vraiment queje nourrisse le dessein de vous effrayer ;et cela fait assez longtemps que j’ai lebonheur de vous connaître pour savoir quevous prenez un malin plaisir à professerparfois des opinions qui ne sont pasréellement vôtres.

D’où me vinrent ces mots, je nesaurais le dire. Je n’ai pas l’habitude debadiner ainsi, mais la personnalitéd’Elizabeth parvient à éclaircir montempérament.

Elizabeth rit de bon cœur, et je sourisalors, ravi de voir que nous étions deux àapprécier cet échange. J’y prenais mêmetant de plaisir que j’oubliai toute prudence

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et m’abandonnai aux délices de cetinstant.

— Votre cousin va dresser de moi unportrait bien peu flatteur, dit-elle aucolonel Fitzwilliam, avant de se tournerde nouveau vers moi. Comme il est peucharitable de mentionner tout ce que votreséjour dans le Hertfordshire vous a apprisde désavantageux à mon sujet ! Et laissez-moi vous dire que c’est là mauvaisepolitique, car cela m’incite à me venger,et je pourrais laisser échapper quelquesinformations qui surprendraient fort vosparents ici présents.

— Vous ne me faites pas peur,répliquai-je en souriant.

Ses yeux se mirent à briller. Lecolonel Fitzwilliam supplia qu’on ne lui

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cachât rien de mon comportement parmides étrangers.

— Je vous dirai tout, alors. Maispréparez-vous à entendre un récit affreux.Notre toute première rencontre dans leHertfordshire, sachez-le, eut lieu lors d’unbal ; et lors de ce bal, que croyez-vousqu’il fit ? Il ne dansa pas plus de quatrefois !

À ses yeux, mon refus de danser étaitridicule, et pour la première fois il ledevint également aux miens. Me pavanercomme un paon à travers la pièce au lieude m’amuser comme l’eût fait n’importequel homme équilibré… grotesque !D’ordinaire, je n’aurais pas toléré quel’on me taquinât de la sorte, pourtant sesmanières ôtaient le fiel de ses propos et

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me portaient même à en rire.Ce fut à cet instant que je pris

conscience que le rire avait déserté mavie ces derniers temps. À la mort de monpère, j’ai endossé toutes lesresponsabilités d’un chef de famille, et jeme suis fait un point d’honneur de m’enacquitter au mieux, comme il l’eût fait àma place. Je me suis occupé de mondomaine, ai pris soin du bien-être de ceuxqui y travaillent, ai veillé sur la santé, lebonheur et l’éducation de ma sœur,pourvu les presbytères de ma paroisse, etmené mes affaires avec droiture. Avant derencontrer Elizabeth, cela m’avait suffi,mais à présent la morosité de monexistence me sautait aux yeux. Ma vieavait péché, si l’on peut dire, par excès

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d’ordre et d’équilibre. Ce n’est qu’à cemoment-là que je commençai à le voir, età le ressentir, car les sentiments quim’habitaient différaient totalement de ceuxque j’avais toujours connus. Le fait de rirem’illuminait.

— Je n’avais pas, à cette époque,l’honneur de connaître aucune dame endehors du groupe de mes amis, luirétorquai-je sur le même ton.

— C’est vrai… et il est impossibled’être présenté à quiconque dans une sallede bal.

— Sans doute aurais-je fait montred’un jugement plus sûr en sollicitant desprésentations, mais je ne suis pas douépour me recommander à des inconnus.

Elle me taquina, demandant comment

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un homme doté de mon intelligence et demon éducation pouvait éprouver de tellesdifficultés, et le colonel renchérit enprétendant que je n’en faisais simplementpas l’effort.

— Je ne mens pas en m’affirmantdépourvu du talent, que d’autrespossèdent, de converser facilement avecceux que je rencontre pour la premièrefois. Je ne sais pas adapter mon ton auleur ni sembler m’intéresser à leurssoucis, comme je le vois souvent faire.

— Mes doigts ne courent pas sur cepiano avec la maestria que je remarquechez bien d’autres femmes, mais du moinsj’ai toujours supposé que j’étais seule àblâmer… parce que je ne prenais pas lapeine de m’exercer.

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Je souris.— Vous avez parfaitement raison.Lady Catherine nous interrompit :— De quoi parlez-vous, Darcy ?— De musique.Elle nous rejoignit à côté du piano.— Miss Bennet ne ferait pas de

fausses notes si elle travaillait davantageet si elle bénéficiait d’un maîtrelondonien. Elle a un très bon doigté, bienque son goût ne vaille pas celui de mafille. Anne aurait été une musiciennedivine, si sa santé lui avait permisd’apprendre.

Je l’entendis à peine. Je regardaisElizabeth. Elle supporta les remarques dema tante avec une politesse remarquable,et à la demande du colonel Fitzwilliam et

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de moi-même, resta au piano jusqu’à ceque la calèche fût avancée pour ramenerle petit groupe au presbytère.

Je croyais m’être défait del’admiration que j’éprouvais pour elle. Jecroyais l’avoir oubliée. Je me trompais.

Lundi 14 avril Je me promenais dans le domaine ce

matin quand mes pas m’ont mené, sans quej’y prenne garde, vers le presbytère.Arrivé devant la porte, je ne pouvais, sanscraindre d’être impoli, passer sansm’arrêter, aussi j’entrai pour présentermes hommages. À ma grandeconsternation, je trouvai Elizabeth seule

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dans la maison. Elle paraissait aussisurprise que moi, mais non pas contrariée,me sembla-t-il. Pourquoi, d’ailleurs,l’aurait-elle été ? Cela doit lui faireplaisir de savoir qu’elle me tient sous soncharme. Elle m’offrit un siège, et je n’eusd’autre choix que de m’asseoir.

— Je vous demande pardon pour monintrusion, dis-je pour dissiper la gêne quimenaçait de s’installer et lui fairecomprendre que je n’avais en rien projetéce tête-à-tête. Je pensais que toutes cesdames étaient ici.

— Mrs Collins et Maria sont partiesrégler quelques affaires au village.

— Ah.— Lady Catherine se porte-t-elle

bien ? finit-elle par demander.

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— Oui, merci. Très bien.Le silence s’établit.— Et Miss de Bourgh ? Se porte-t-elle

bien également ?— Oui, merci. Très bien.— Et le colonel Fitzwilliam ?— Oui, lui aussi se porte bien.Le silence se fit de nouveau.— Comme votre départ de Netherfield

a été soudain, à l’automne dernier ! Cela adû causer une bien agréable surprise àMrBingley de vous voir tous arriver ainsijuste après lui ; car, si je m’en souviensbien, il n’était parti qu’un jour plus tôt.Lui et ses sœurs se portaient bien, jel’espère, quand vous avez quittéLondres ?

— À merveille, je vous remercie.

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— Je crois avoir compris queMrBingley n’a guère l’intention derevenir un jour à Netherfield ?

— Je ne l’ai jamais entendu rien direqui aille en ce sens. Mais il est probablequ’il ne passe que fort peu de temps là-bas à l’avenir. Il a de nombreux amis, etse trouve à un âge de la vie où les amitiéset les obligations ne font que croître.

— S’il a l’intention de ne se rendreque rarement à Netherfield, il seraitpréférable pour le voisinage qu’il renonceentièrement au domaine, car alors il seraitpossible qu’une autre famille s’y installe.Mais peut-être MrBingley n’a-t-il pasloué la propriété pour le bien de sesvoisins mais pour le sien. Dans ce casnous devons nous attendre à ce qu’il la

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garde ou l’abandonne à son gré.Le sujet ne me plaisait guère, mais je

poursuivis sans perdre contenance.— Je ne serais pas surpris qu’il y

renonce, dès qu’une offre convenable luisera présentée.

J’aurais dû quitter le presbytère à cemoment-là. J’en étais conscient.Cependant je n’arrivais pas à m’yarracher. La forme de son visage semblaitinviter mes yeux à en suivre le contour, etquelque chose dans la façon dont sescheveux tombaient en cascade me donnaitenvie d’y passer la main.

Elle ne dit rien, et une fois de plusnous restâmes silencieux.

Je ne pouvais lui confier ce quej’avais à l’esprit, et pourtant je me

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trouvais incapable de partir.— Cette maison paraît bien

confortable.— En effet, elle l’est.— Cela doit être agréable pour

Mrs Collins d’être installée à une distancesi commode de sa famille et de ses amis.

— Une distance commode, vouscroyez ? Il y a plus de cinquante miles !

— Mais que sont cinquante milesquand la route est bonne ? Cela prend àpeine plus d’une journée et demie.

— Je n’aurais jamais pensé que l’onpût considérer la distance comme l’un desavantages d’une union ! s’écria Elizabeth.

— Cela montre bien votre attachementau Hertfordshire. Tout ce qui s’éloigne duvoisinage immédiat de Longbourn, je

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suppose, vous semble loin.— Je ne voulais pas dire qu’une

femme n’était jamais installée trop près desa famille.

Ah. Elle était consciente des torts desa famille et serait réjouie de pouvoir s’endélivrer. En se mariant, elle seraitheureuse de mettre de la distance. Ellereprit :

— Mais je suis certaine que mon amiene se considérerait pas comme àproximité de sa famille à plus de la moitiéde la distance qui l’en sépareactuellement.

— Mais vous n’avez aucun droitd’avoir de telles attaches géographiques,avançai-je en tirant un peu ma chaise verselle dans mon désir incontrôlable de

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m’approcher. Vous ne pourrez pastoujours résider à Longbourn.

Elle sembla étonnée, et cela m’arrêtadans mon élan. Je m’étais presque laisséemporter par mon admiration pour elle aupoint de lui dire qu’elle ne pourrait avoiraucune objection à vivre à Pemberley,mais c’était trop précipité. Son air surprism’évita de m’engager dans des actionsque j’aurais certainement regrettées. J’enfus reconnaissant. Je reculai ma chaise, et,saisissant un journal, y jetai un regard.

— Le Kent vous plaît-il ? demandai-jeavec suffisamment de froideur pourétouffer tout espoir que mes façonsmalavisées auraient pu faire naître.

— C’est une région très agréable,répondit-elle, perplexe.

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Je m’attardai sur les attraits de lacontrée, jusqu’à ce que le retour deMrs Collins et de Maria nous épargne letracas de chercher quelque chose à nousdire. Elles furent surprises de me trouverlà, mais j’expliquai ma méprise et nerestai que quelques minutes avant derepartir pour Rosings.

Mardi 15 avril Elizabeth m’a ensorcelé. Je cours de

bien plus grands dangers ici que je n’en aijamais couru dans le Hertfordshire. Là-bas, j’avais sa famille constamment sousles yeux et cela me rappelait combien uneunion entre elle et moi eût été impossible.

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Ici, je ne vois qu’elle. Sa vivacité, sagaieté, son agréable caractère, tout celam’incite à cesser de me refréner et à medéclarer ; mais je ne dois pas céder. Je nesuis pas tout seul. Il y a aussi ma sœur.

Exposer Georgiana à la vulgarité deMrs Bennet serait un acte de cruauté quetout dévouement fraternel interdit. Etprésenter à Georgiana, comme ses sœurs,Mary, Kitty et Lydia Bennet seraithorrible. La soumettre à leur influence, laforcer à les fréquenter – car il ne pourraiten être autrement si je faisais d’Elizabethma femme – serait impardonnable. Pireencore, elle serait peut-être contrainted’entendre parler de George Wickham,qui est l’un des favoris des cadettes. Non.Je ne peux le faire. Je ne le ferai pas.

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Je dois être prudent, alors, de peur delaisser échapper une parole devantElizabeth. Je ne dois pas lui permettre desoupçonner mes sentiments. Elle se doutedéjà de mon inclination, j’en suis certain.En vérité, par sa vivacité, c’est elle quil’a encouragée, et elle attend sans nuldoute que je lui ouvre mon cœur. Enm’épousant, elle s’élèverait hors de sasphère. Elle serait unie par les liens dumariage à un homme supérieur par letempérament et l’intelligence, etdeviendrait maîtresse de Pemberley. Unhomme de mon caractère, de maréputation, de ma richesse et de maposition tenterait n’importe quelle femme.Mais cela ne doit pas être.

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Jeudi 17 avril

Je ne sais pas ce qui m’arrive. Je

devrais éviter Elizabeth, mais chaque jourquand le colonel Fitzwilliam se rend aupresbytère, je l’accompagne. Je ne puisme priver du plaisir de la regarder. Sonvisage me hante malgré son absence debeauté conventionnelle.

J’ai trouvé le courage de me taire, decrainte d’en dire trop, mais mon silencen’est pas passé inaperçu.

— Pourquoi êtes-vous si taciturnesitôt que nous entrons chez les Collins ?Cela ne vous ressemble pas, Darcy, me ditle colonel Fitzwilliam en rentrant àRosings.

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— Je n’ai rien à dire.— Allons ! Je vous ai vu faire la

conversation à des évêques comme à despaysans. Vous avez toujours un sujet àaborder, malgré tout ce que vous pouvezraconter sur vos difficultés à parler à desinconnus. Pourtant quand vous entrez aupresbytère, vous n’ouvrez pas la bouche.C’est terriblement impoli. Le moins quevous puissiez faire serait de vous enquérirdes poules de Mrs Collins, demander àMrCollins si ses sermons avancent, et sivraiment vous ne trouvez rien à dire auxdemoiselles, vous pouvez vous contenterd’évoquer le temps.

— Je tâcherai de faire mieux laprochaine fois.

Mais en prononçant ces mots, je pris

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conscience qu’il ne fallait pas que je merende de nouveau en ces lieux. Si je parleà Elizabeth, Dieu seul sait ce qui endécoulera. Elle me lance parfois desregards malicieux, et je suis certainqu’elle attend que je me déclare.

Un mariage entre nous deux serait-ilréellement impossible ? Je me ledemande, mais alors même que jem’interroge, une image de sa famille sedresse devant mes yeux, et je connais laréponse. Ainsi je suis décidé à me taire,car si je cède à un instant de faiblesse, jele regretterai toute ma vie.

Samedi 19 avril

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Je suis resté fidèle à ma décision dene plus me rendre au presbytère, mais mesbonnes résolutions ont été contrariées parmon goût pour les promenades dans leparc où, à trois reprises déjà, j’airencontré Elizabeth. La premièrerencontre fut le fruit du hasard ; lesdeuxième et troisième fois, il semble quemes pas m’aient porté là malgré moi. Silors de notre première rencontre je mecontentai de soulever mon chapeau et dem’enquérir de sa santé, j’en vins à parlerdavantage, et ce matin je trahis mespensées de façon alarmante.

— Vous vous plaisez à Hunsford, jel’espère ?

C’était une question innocente.— Beaucoup, merci.

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— Mret Mrs Collins vous semblent-ils en bonne forme ?

— Tout à fait.— Et heureux, j’en suis sûr ?— Je le crois.— Rosings est une belle demeure.— En effet, bien que j’aie du mal à y

trouver mon chemin. Je me suis perdueune ou deux fois. En cherchant labibliothèque, je suis entrée dans le salon.

— On ne s’attend guère à ce que vousvous y retrouviez dès votre premièrevisite. La prochaine fois que vousviendrez dans le Kent, cependant, vousaurez l’occasion de mieux connaître lamaison.

Elle eut l’air surprise par ces paroles,et je me gourmandai en mon for intérieur.

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J’avais failli dévoiler mes sentiments, carcette phrase imprudente avait suggérél’idée que lors de sa prochaine visite elleséjournerait à Rosings, et comment celapourrait-il se produire à moins qu’elle nefût devenue ma femme ? En vérité, ilm’est de plus en plus difficile d’êtreprudent. Je devrais partir sans plus tarder,et me mettre ainsi à l’abri. Mais un départprécipité ferait jaser, et je dois souffrirquelque temps encore. Le colonelFitzwilliam et moi quitterons bientôt leKent, et alors je serai sauvé.

Mardi 22 avril Je suis plongé dans un abîme de

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douleur. Après toutes les promesses queje m’étais faites ! Tant de résolutions pourun tel résultat ! Un tel résultat…

Les événements des dernières heuresme semblent à peine croyables. Siseulement je pouvais en accuser unefièvre qui me serait montée au cerveau…mais hélas je ne puis douter qu’ils sesoient réellement produits. J’ai demandéla main d’Elizabeth Bennet.

Je n’aurais pas dû aller la voir. Jen’avais pas besoin de le faire, simplementparce qu’elle ne s’était pas jointe à nouspour le thé. Elle souffrait d’une migraine.Quelle dame n’en souffre point ?

Pour commencer, je pris le thé avecma tante, mes cousins, ainsi que MretMrs Collins, mais pas un instant mes

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pensées ne quittèrent Elizabeth. Souffrait-elle ? Était-elle réellement malade ? Yavait-il quelque chose que je puissefaire pour elle ?

Pour finir, je fus incapable de mecontenir. Pendant que les autresdiscutaient de la paroisse, je prétendisavoir besoin de prendre l’air et annonçaimon intention d’aller me promener. Je nesaurais dire si en quittant Rosings j’avaisdécidé ou non de me rendre au presbytère.Mon cœur me pressait d’avancer tandisque ma raison me retenait à toute force, etpendant ce temps, mes pieds ne cessèrentde marcher jusqu’à ce que je finisse parme trouver devant la porte des Collins.

Je demandai si Miss Bennet était là, etl’on m’annonça au salon, où elle me

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regarda entrer avec surprise. J’étais aussiétonné qu’elle.

Je commençai par un discours assezrationnel. Je m’enquis de sa santé, et elleme répondit qu’elle n’était pas simauvaise. Je m’assis. Je me levai. Je fisles cent pas dans la pièce. Pour finir, jen’y tins plus. Les mots m’échappèrent sansque je pusse les retenir.

— C’est en vain que j’ai lutté. Cela nesert à rien. Je ne puis étouffer messentiments. Laissez-moi vous avouer avecquelle ardeur je vous admire et jevous aime.

Voilà. Je l’avais dit. Le secret quej’avais porté si longtemps s’était expriméet s’exposait à son regard.

Elle me dévisagea, rougit, et se tut.

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Comment aurait-il pu en être autrement ?Qu’aurait-elle pu répondre ? Il luisuffisait d’écouter ma déclaration etd’accepter ma main. Sachant que j’étaistombé sous son charme, elle étaitdésormais consciente que Pemberleyallait s’offrir à elle, et que le monde de lahaute société lui ouvrirait ses portes.

— Je ne prétendrai pas ignorer labasse nature de vos relations, leurinfériorité et leur manque de valeur,repris-je, peinant moi-même à croire quemon amour pour elle ait pu vaincre dessentiments si naturels, dirigé malgré moipar des émotions incontrôlables. Aprèsavoir passé plusieurs semaines dans leHertfordshire, il serait vain de nier quec’est une dégradation que de m’allier à

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une telle famille, et seule la force de mapassion a pu surpasser de tellesconsidérations.

Alors que je parlais ainsi, une imagede la famille Bennet surgit devant mesyeux, et je m’aperçus que ce n’était pastant à Elizabeth que je m’adressais, mais àmoi-même, et que j’exprimais à voix hautetoutes les pensées qui m’avaient hantépendant les dernières semaines et derniersmois.

— Votre mère, si vulgaire avec sessempiternels commérages ; votre père quirefuse volontairement de mettre un freinaux excès dommageables de vos plusjeunes sœurs ; être allié à de telles filles !m’exclamai-je en repensant à MaryBennet et à son récital lors de

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l’assemblée. La meilleure des trois estune demoiselle assommante et laborieusequi manque de goût et de jugement, lesdeux autres, les pires, sont idiotes, gâtéeset égoïstes et ne trouvent rien de mieux àfaire de leur temps que de courir après lesofficiers. Un oncle avoué, un autre qui vità Cheapside ! J’ai ressenti l’impossibilitéd’une telle union pendant de longuessemaines. Ma raison se révolte à cetteidée, que dis-je, ma nature tout entière serebelle. Je sais que par une telleproposition, je ne fais que m’abaisser. Jefais injure tant aux relations de ma famillequ’à son orgueil. Que j’éprouve de telssentiments pour une personne inférieure àmoi est une faiblesse que je méprise, maisje ne puis dominer ma passion. Je me suis

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arraché à Netherfield pour me rendre àLondres et me suis plongé dans lesaffaires et dans le plaisir, mais rien n’a pueffacer votre souvenir. Mon attachement asurvécu à tous mes arguments, à unelongue séparation, qui, au lieu de m’enguérir, n’a fait que le renforcer, et il arésisté à ma détermination à le déraciner.Mes sentiments plus rationnels neparviennent pas à l’étouffer. Il est sipuissant que je suis prêt à fermer les yeuxsur les défauts de votre famille,l’infériorité de vos relations, et la peineque je sais devoir infliger à mes amis et àma famille en vous demandant votre main.J’espère seulement que mon combatintérieur sera récompensé. Soulagez-moide mon appréhension. Apaisez mes

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angoisses. Dites-moi, Elizabeth, que vousserez ma femme.

Mon discours avait été passionné. Jevenais de faire ce que je n’avais jamaisfait pour personne : j’avais dévoilé monâme. Je lui avais montré toutes mes peurset mes angoisses, mes raisonnements etmes combats intérieurs, et j’attendais saréponse. Elle ne serait pas longue. Elleavait attendu ma déclaration, l’avaitanticipée ; j’en étais certain. Elle nepouvait pas ignorer mon attirance, et toutefemme serait transportée d’avoir gagné lamain de Fitzwilliam Darcy. Il ne luirestait qu’à prononcer le mot qui allaitnous unir, et le sort serait scellé.

Pourtant, à ma grande surprise, lesourire que j’attendais n’apparut pas sur

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son visage. Elle ne dit pas : « Vous mefaites un tel honneur, MrDarcy. Je suisflattée, que dis-je, gratifiée par votredéclaration, et je vous suis reconnaissantede votre condescendance. La situation desmembres de ma famille, leurs folies etleurs vices ne peuvent vous donner deplaisir, et je suis sensible à l’honneur quevous me faites en fermant les yeux sur leurinadéquation afin de me demander d’êtrevotre femme. C’est donc avec humilité,comme votre obligée, que j’accepte votremain. »

Elle ne répondit pas non plus unsimple « oui ».

Au contraire, le rouge lui monta auxjoues, et de la voix la plus indignée qui sepuisse, elle déclara :

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— Dans un cas comme celui-ci, c’estl’usage, je crois, d’exprimer de lagratitude pour les sentiments avoués,quand bien même ils ne seraient pasréciproques. Il est bien naturel de se sentirobligée, et si je ressentais également de lareconnaissance, je vous remercierais àprésent. Mais je ne le puis. Je n’ai jamaisrecherché votre affection, et vous mel’avez donnée bien à contrecœur. Je suisnavrée de vous causer du chagrin. Je l’aifait, toutefois, sans le vouloir, et j’espèrequ’il sera de courte durée. Les sentimentsqui, à ce que vous me dites, ont longtempsdifféré l’aveu de votre affection, n’aurontguère de difficulté à la faire cesser aprèscette explication.

Je la dévisageai avec stupeur. Elle

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m’avait refusé ! Jamais je n’avais imaginéqu’elle puisse le faire. Pas une seule fois,lors de ces nuits sans sommeil où je merépétais que cette union était impossible,je n’avais imaginé cette issue.

Ainsi, c’était là le résultat de tous mestourments ? Être repoussé ? Et d’une tellemanière ! Moi, un Darcy ! Rejeté commeun chasseur de dot ou un soupirantindésirable. La stupéfaction laissa bientôtla place à l’amertume. J’étais si indignéque je préférai ne pas ouvrir la boucheavant d’avoir réussi à dominermes émotions.

— Et c’est là la seule réponse que jesuis en droit d’attendre ! finis-je par dire.Je pourrais peut-être savoir pourquoi jesuis ainsi repoussé, sans même l’effort

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d’un peu de politesse ? Mais cela n’a quepeu d’importance.

— Je pourrais également savoir,répliqua-t-elle avec chaleur, pourquoic’est avec une telle intention dem’offenser et de m’insulter que vous avezchoisi de me confier que vous m’aimiezcontre votre volonté, votre raison, etmême contre votre tempérament ? N’était-ce pas là un semblant d’excuse à monimpolitesse, si impolitesse il y a ? Mais ily a encore d’autres causes. Vous le savezbien. Quand bien même mes sentimentsn’iraient pas contre vous, quand bienmême ils auraient été indifférents, oumême favorables, croyez-vous qu’il existedes considérations capables de me faireaccepter un homme qui a été l’instrument

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de la perte, peut-être définitive, dubonheur de ma sœur bien-aimée ?

Je me sentis changer de couleur.Ainsi, cela lui était venu aux oreilles.J’avais espéré que cela ne fût point le cas.On ne pouvait s’attendre à ce que cela luidonnât de moi une image favorable. Maisje n’avais pas à rougir de ma conduite.J’avais agi pour le bien de mon ami.

— J’ai toutes les raisons du monded’avoir une mauvaise opinion de vous.Rien ne peut excuser le rôle injuste et peugénéreux que vous avez joué là, reprit-elle.

Mon expression se durcit. « Injuste » ?« Peu généreux » ? Non, en vérité !

— Vous n’oseriez ni ne pourriez nierque vous avez été la principale, si ce n’est

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l’unique cause de leur éloignement, et quevous avez ainsi exposé l’un à laréprobation du monde pour son caractèreinstable et fantasque, l’autre à samoquerie pour ses espoirs déçus, et quevous les avez entraînés tous deux dans unabîme de détresse.

Je ne pouvais en croire mes oreilles.« Instable et fantasque » ? Qui jugeraitBingley fantasque pour s’être rendu àLondres où ses affaires l’appelaient ?

« Des moqueries pour des espoirsdéçus » ? Miss Bennet n’avait point nourrid’autres espoirs que ceux que lui avaitsoufflés sa mère qui ne voyait pas plusloin que les cinq mille livres de rentes demon ami.

« Un abîme de détresse » ? Cela, c’est

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ce qu’aurait souffert Bingley s’il avaitexprimé ses sentiments. Il aurait été uni àjamais à une femme qui lui est inférieure.

— Je n’ai pas le souhait de nier avoirfait tout ce qui était en mon pouvoir pourles séparer, ou me réjouir de mon succès.J’ai été meilleur envers lui qu’enversmoi-même.

Sans paraître avoir entendu maremarque, Elizabeth rétorqua :

— Mais cette affaire n’est pasl’unique cause de mon antipathie. Bienavant cela, je m’étais déjà forgé uneopinion. Votre caractère s’est offert à mesyeux dans le récit que me fit il y aplusieurs mois MrWickham. Sur ce sujet-là, qu’avez-vous à dire ? Quelle autrepreuve d’amitié pouvez-vous vous

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inventer ? Par quelle idée fausse pourrez-vous ici défendre votre réputation ?

Wickham ! Elle n’aurait pu mieuxchoisir pour me blesser et m’écœurer à lafois.

— Vous prenez les intérêts de cegentleman bien à cœur, répliquai-je avecagitation.

Je regrettai aussitôt cette phrase. Enquoi m’importait-il qu’elle témoigne del’amitié à George Wickham ? Puisqu’ellem’avait refusé, je n’avais plus le droit deme mêler de ses affaires.

Pourtant, l’humiliation que jeressentais déjà s’accrut, et je découvris enmon sein une nouvelle émotion, bienindésirable. J’étais jaloux. Il m’étaitintolérable qu’elle me préfère George

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Wickham ! Qu’elle soit incapable de voir,au-delà de son apparence souriante, lanoirceur de son cœur.

— Qui, connaissant son infortune,pourrait lui être indifférent ?

— « Son infortune » !Quelles balivernes était-il allé lui

conter ? Wickham, à qui l’on avait toutdonné ! Qui avait été chéri et gâté durantson enfance, et, malgré cela, était devenul’un des jeunes gens les plus dissolus etprodigues de ma connaissance.

En repensant à l’argent que mon pèrelui avait généreusement remis, auxchances qui lui avaient été offertes, et àl’aide que je lui avais moi-mêmeapportée, je ne pus m’empêcher de faireune moue de dégoût.

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— Oui, son infortune a été grande, envérité.

— Et par votre faute, rétorqua-t-elleavec colère. Vous l’avez réduit à l’état depauvreté où il se trouve à présent,misérable en comparaison de ce qu’ilaurait pu être. Vous l’avez privé desavantages que vous saviez lui êtredestinés. Vous lui avez dérobé les plusbelles années de sa vie, sonindépendance, qui lui était due, et qu’ilméritait. C’est vous qui avez fait cela ! Etpourtant, vous répondez à la mention deson infortune par le mépris et la dérision.

— Voilà donc votre opinion de moi !m’écriai-je, excédé, en me remettant àfaire les cent pas dans la pièce. C’est làtoute l’estime que vous m’accordez ! Je

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vous remercie de m’en avoir donné tousles détails. Mes fautes, si l’on en fait ainsile bilan, sont en effet très lourdes ! Maispeut-être que ces crimes n’auraient pas étési sévèrement jugés si je ne vous avaispoint confié en toute honnêteté lesscrupules qui m’ont longtemps empêchéde former sérieusement un projet avecvous. Mais j’abhorre la tromperie soustoutes ses formes. Je ne rougis pas dessentiments que je vous ai confessés. Ilsétaient naturels et justes. Pouvez-vousattendre de moi que je me réjouisse del’infériorité de vos relations ? Que je mefélicite à l’idée d’avoir pour parents desgens dont la condition sociale est simanifestement inférieure à la mienne ?

Je voyais sa colère enfler comme la

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mienne, mais elle réussit à se contrôlerassez pour me répondre.

— Vous vous trompez, MrDarcy, sivous croyez que la forme de votredéclaration m’a affectée de toute autremanière qu’en m’épargnant le chagrin quej’aurais éprouvé à vous refuser, si votrecomportement avait été celui d’ungentleman.

Quel choc je ressentis ! « Si votrecomportement avait été celui d’ungentleman » ? Mais quand donc ai-jecessé un instant de l’être ?

— Il n’est pas de manière de m’offrirvotre main qui ait pu me tenter del’accepter, ajouta-t-elle.

Je ne parvenais à le croire. Ellen’aurait jamais pu accepter ma

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proposition ? Accepter d’entrer dans lafamille Darcy ? Accepter tous lesavantages qui lui échoiraient en devenantma femme ? C’était pure folie. Et del’attribuer, non à mes façons, mais à mapersonne ! Je la dévisageai avecincrédulité. Moi, qui ai été poursuivi parles demoiselles dans tous les salons dupays !

Mais elle n’avait pas terminé.— Dès le premier jour, dès le premier

instant devrais-je dire, vos manières, quim’ont donné la certitude de votrearrogance, de votre vanité, et de l’égoïstemépris dans lequel vous tenez lessentiments des autres, ont été de nature àpréparer l’inimitié que la suite desévénements a transformée en une

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antipathie bien ancrée ; et il ne m’a pasfallu un mois pour savoir que vous étiez ledernier homme sur terre que l’on pourraitme convaincre d’épouser.

L’incrédulité céda le pas à la colère,et la colère à l’humiliation. Ma honte étaitdésormais totale.

— Vous en avez assez dit, madame,rétorquai-je sèchement. Je comprendsparfaitement vos sentiments, et je n’ai plusà présent qu’à rougir de ce que les miensont pu être. Pardonnez-moi de vous avoirretenue si longtemps.

Et pour prouver que j’étais, mêmeencore après de si basses insultes, ungentleman, j’ajoutai :

— Et acceptez mes vœux les plussincères pour votre santé et votre bonheur.

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Puis, après avoir prononcé fièrementces derniers mots, je sortis.

Je repris le chemin de Rosings commeun aveugle, sans rien voir de ce quim’entourait, les yeux pleins d’Elizabeth.Elizabeth qui me disait que j’avais détruitle bonheur de sa sœur. Elizabeth quiaffirmait que j’avais ruiné les espoirs deGeorge Wickham. Elizabeth qui mereprochait de ne pas m’être conduit engentleman. Elizabeth, Elizabeth, Elizabeth.

Au dîner, je ne prononçai pas uneparole. Je ne vis rien, n’entendis rien, neressentis aucune saveur. Je ne pensaisqu’à elle.

Malgré tous mes efforts, je neparvenais pas à chasser ses reproches demon esprit. L’accusation d’avoir détruit le

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bonheur de sa sœur n’était pas absurde,même si j’avais agi pour le mieux. Celled’avoir anéanti les espoirs de Wickhamétait d’un autre acabit. Cela atteignait monhonneur, et je ne pouvais pas le laisserdire.

— Voulez-vous faire une partie debillard, Darcy ? me proposa le colonelFitzwilliam quand lady Catherine et Annese furent retirées pour la nuit.

— Non, merci. J’ai une lettre à écrire.Il me regarda avec curiosité mais

s’abstint de tout commentaire. Je regagnaima chambre et pris ma plume. Je devaisme défendre. Répondre à son accusation.Je devais lui montrer qu’elle avait tort.Mais comment ?

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Ma chère Miss Bennet À peine avais-je écrit ces mots que je

les rayai. Elle n’était pas ma « chère »Miss Bennet. Je n’avais aucun droit de laqualifier de « chère ».

Je froissai ma feuille et la jetai. Miss Bennet Ce nom faisait penser à sa sœur. Cela

ne pouvait convenir.Je jetai de nouveau la feuille. Miss Elizabeth Bennet Non.J’essayai une nouvelle fois.

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Madame, vous m’avez reprochéde Elle refuserait de le lire. Ne craignez pas, madame, enrecevant cette lettre, qu’ellecontienne de nouveaul’expression de ces sentiments, ouune réitération de cespropositions qui furent hier soirsi repoussantes à vos yeux. C’était mieux. Je vous écris sans aucuneintention de vous blesser, ou de

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m’humilier en ressassant desvœux qui, pour le bonheur de l’uncomme de l’autre, ne pourraientêtre trop vite oubliés. Oui. Le ton était formel, sans toutefois

être guindé. Cela devait lui permettre dese défaire de ses réticences etl’encourager à poursuivre la lecture. Maisqu’écrire ensuite ? Comment mettre desmots sur ce que j’avais à lui dire ?

Je jetai ma plume et m’approchai de lafenêtre. Je rassemblai mes pensées tout encontemplant le parc. Tout était immobile.Il n’y avait pas de nuages, et la lunebrillait. Sous cette même lune, aupresbytère, se trouvait Elizabeth.

À quoi pensait-elle ? Songeait-elle à

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moi ? À ma proposition ? À mes péchés ?Mes péchés ! Je n’en ai commis aucun.

Je retournai à mon bureau et relus ce quej’avais écrit. Je repris la plume. Les motsme venaient aisément.

Hier soir, vous m’avez fait deuxreproches de nature trèsdifférente, et d’importanceégalement fort distincte. Lepremier était que, sans égardpour leurs sentiments mutuels,j’avais éloigné MrBingley devotre sœur ; l’autre que j’avais,au mépris de ses nombreusesdemandes, au mépris aussi del’honneur et de la générosité,détruit la prospérité immédiate et

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les projets de Mr Wickham. Détruit les projets de ce scélérat ! Je

lui avais donné toute l’aide possible, et ilm’avait remercié en tentant de perdre masœur. Mais il fallait d’abord répondre à lapremière accusation.

Je repensai à l’automne, quand j’étaisarrivé dans le Hertfordshire. C’était il y aquelques mois seulement, et pourtant il mesemblait qu’une éternité s’était écoulée.

Je n’étais pas arrivé depuislongtemps dans le Hertfordshirequand je constatai, commed’autres, que Bingley préféraitvotre sœur aînée à toute autrejeune fille de la région. J’étudiai

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le comportement de mon ami avecattention ; et je remarquai alorsque son inclination pourMiss Bennet dépassait tout cedont j’avais pu être le témoinjusqu’alors. Je préférais ne pas la tromper. J’en

avais assez des dissimulations. J’avaisbien constaté une inclination de la part deBingley, et je ne voulais pas m’en cacher.

Je m’intéressai également à votresœur. Son air et ses manièresétaient ouverts, joyeux, et aussiengageants qu’à l’accoutumée,mais sans montrer de signe d’unetendresse particulière, et je

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demeurai convaincu, après unesoirée passée à l’observer, que sielle recevait ses attentions avecplaisir, elle ne les invitait pas parune tendre affection. Si ce n’estvous qui vous trompez, c’est doncmoi qui suis dans l’erreur. Lameilleure connaissance que vousavez de votre sœur rend cetteseconde hypothèse plus probable.Si c’est le cas, si j’ai été conduitpar une telle erreur à lui causerdu tourment, votre ressentiment àmon égard n’est pas sans raison. Je me montrais charitable, en

reconnaissant les sentiments d’Elizabethet la protection bien naturelle qu’elle

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témoignait à sa sœur, mais je me devaisd’être également charitable envers moi-même.

… le manque de relations nepouvait causer un tort aussigrand à mon ami qu’à moi-même.Mais il y avait d’autres causes àma réticence. J’hésitai un instant. Je lui avais déjà

fait part de ces sentiments en personne.Ses mots me revinrent : « Si votrecomportement avait été celui d’ungent leman. » Était-ce contraire auxbonnes manières que de faire la liste desdéfauts de sa famille ? Je sentis ma colèrese raviver. Non, ce n’était que la vérité.Et j’étais décidé à la dire. Je l’avais déjà

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dégoûtée de moi. Je n’avais plus rien àcraindre.

Je dois les exposer, fût-cebrièvement. La position socialede votre famille, bien qu’elle soitpeu convenable, n’était rien encomparaison des manquementsrépétés, presque constants, devotre mère ainsi que de vos troisplus jeunes sœurs et parfoismême de votre père. Pardonnez-moi. Cela me peine de vousoffenser. « Un gentleman » ? J’avais imploré

son pardon. Qu’est-ce qu’un gentlemanferait de plus que ça ?

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… que cela vous console desavoir que l’on vous admire, vouset votre sœur, d’avoir étécapables de vous abstenir de telscomportements répréhensibles, etque cela fait honneur à votreraison comme à vos dispositions. Voilà qui non seulement était digne

d’un gentleman, mais qui de surcroît étaitmagnanime. J’étais content de moi.

Bingley quitta Netherfield pourLondres le lendemain avec ledessein, comme je ne doute pasque vous vous en souveniez, derevenir très vite.

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Je m’arrêtai un moment. Ici, ma

conscience me faisait des reproches.J’avais fait preuve de dissimulation. Celam’avait tracassé sur le moment, car latromperie me répugne, mais je l’avais faittout de même.

Je dois maintenant expliquer lerôle que j’ai joué. Je fis une autre pause. Mais il fallait

écrire cette lettre, et la nuit avançait. Ses sœurs étaient aussipréoccupées que moi ; nous nousaperçûmes vite que nouspartagions les mêmes

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impressions, et, comme nouspensions tous trois quel’éloignement de Bingley nedevait pas être différé, nousdécidâmes aussitôt de lerejoindre directement à Londres.Nous partîmes, et je m’attelai àla tâche de montrer à mon ami lestravers d’un tel choix. Je les luidécrivis et les soulignai avecforce. Mais, bien que cetargument ait pu ébranler ouretarder sa détermination, je necrois pas qu’il eût pu empêcherce mariage si je ne l’avais passecondé par l’assurance del’indifférence de votre sœur, queje n’hésitai pas à avancer. Il

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avait cru jusque-là qu’elle luirendait son affection par uneestime sincère, sinon égale à lasienne. Mais Bingley a uncaractère naturellement trèshumble, et accorde davantage deconfiance à mon jugement qu’ausien. Par là même, il ne fut pastrès difficile de le convaincrequ’il s’était trompé. Après cela,le dissuader de retourner dans leHertfordshire fut l’affaire d’unmoment. Ce sont là des actionsque je ne saurais me reprocher. Non, en vérité, je ne le puis. Je lui ai

épargné un sort que je ne me suis pasépargné à moi-même, et pourtant cela ne

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fut pas chose facile. Je me suis malcomporté, je dois l’admettre. Mais c’estmon honneur qui l’a exigé.

Il n’y a qu’une part de maconduite dans cette affaire qui neme donne pas satisfaction ; c’estde m’être abaissé à le tromper aupoint de lui cacher la présence devotre sœur à Londres. J’en étaisinformé moi-même, parMiss Bingley ; mais son frère, àce jour, l’ignore encore. Qu’ilsaient pu se rencontrer sans qu’ilen découle de conséquencefuneste, cela se peut ; mais sonaffection ne m’a pas semblésuffisamment éteinte pour qu’il

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puisse la voir sans quelquedanger. Sans doute cettedissimulation, cette rouerie était-elle indigne de moi ; mais c’estfait à présent, et je l’ai fait pourle mieux. Sur ce sujet je n’ai rienà ajouter, pas d’autre excuse àvous présenter. Si j’ai blessévotre sœur, je l’ai fait sans levouloir ; et bien que mes motifspuissent naturellement voussembler bien insuffisants, je n’aipas encore appris à lescondamner. J’avais écrit la partie la plus facile de

la lettre. Les difficultés étaient à venir.Avais-je le droit d’en dire davantage ?

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Les événements dont j’avais à lui fairepart ne me concernaient pas uniquement,ils concernaient également ma sœur, matrès chère Georgiana. S’ils devaientjamais être rendus publics… mais jem’aperçus que je n’en avais aucunecrainte. J’étais certain que si je lui enfaisais la demande, Elizabeth ne lesrépéterait à personne, et il fallait qu’ellesache.

Mais devait-elle vraiment toutsavoir ? Fallait-il qu’elle connaisse lafaiblesse de ma sœur ? Je débattisardemment en mon for intérieur. Une foisde plus, je m’approchai de la fenêtre. Jeregardai la lune poursuivre sa course dansle ciel sans nuage. Si elle ignorait lafaiblesse de ma sœur, alors elle ne

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pouvait connaître la perfidie de Wickham,et c’était pour lui en faire part que j’avaiscommencé cette lettre.

Je pourrais prétendre que c’était pourrépondre à l’accusation d’avoir causé lemalheur de sa sœur, mais au fond de moncœur je savais que c’était pour medécharger de tout blâme dans ma conduiteenvers George Wickham.

Je ne pouvais supporter l’idée qu’ellele préférât, ou qu’elle me considérâtcomme un moins que rien parcomparaison avec lui.

Je me remis à l’écriture de ma lettre. En ce qui concerne l’accusation,plus grave, d’avoir causé du tortà MrWickham, je ne puis la

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réfuter qu’en vous dévoilantl’ensemble de ses relations avecma famille. Quelle accusationprécise il a portée contre moi, jel’ignore ; mais de la vérité que jevais relater, je peux donner plusd’un témoin digne de foi. Le colonel Fitzwilliam se portera

garant de moi.Mais comment lui raconter toute

l’affaire ? Comment présenter les faits etgestes de Wickham en un tout cohérent ?Et comment l’écrire de telle sorte que monanimosité ne transparaisse pas à chacunde mes mots ? Car j’avais le désir d’êtrejuste, même envers lui.

Je réfléchis longuement. Enfin, je me

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penchai de nouveau sur le papier. MrWickham est le fils d’unhomme fort respectable, quipendant de nombreuses annéesassura la gestion du domaine dePemberley tout entier, et dont lebon usage qu’il fit de laconfiance de mon père inclina cedernier à lui témoigner de lagénérosité, et à n’être pas avarede bontés envers GeorgeWickham, dont il était le parrain.Mon père paya sa scolarité, puisses études à Cambridge. Espérantqu’il embrasse la carrièreecclésiastique, il décida depourvoir à son avenir dans cette

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voie. En ce qui me concerne, celafait déjà bien des années que j’aicommencé à voir cet homme sousun autre jour. Ses tendances auvice, son manque de principes,qu’il eut soin de cacher à sonmeilleur ami, ne purent échapperau regard d’un jeune homme quiavait presque le même âge quelui. Ici encore, je vais vouscauser de la peine… Quelle était la profondeur de ses

sentiments ? D’un geste rageur, je plantaima plume dans la feuille, où apparut unegrosse tache d’encre. La lettre était déjàtellement malmenée par des ratures et desrajouts que j’allais devoir la recopier

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avant de la remettre à Elizabeth, donc jene m’en fis pas.

… à un point que vous seuleconnaissez. Si Wickham estparvenu à faire naître en vous lessentiments que j’imagine, cela neme dissuadera pas de vousrévéler son caractère. Cela medonne au contraire un motifsupplémentaire. Le motif de vous garder sauve, ma

chère Elizabeth.Je me pris à songer à ce qui aurait pu

être. Si elle m’avait accepté, j’aurais pudormir sereinement, dans l’attente de melever pour aller passer une heureuse

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matinée en sa compagnie. Les choses étantce qu’elles étaient, je n’arrivais pas àtrouver le sommeil et j’écrivais, à la lueurd’une chandelle et d’un rayon de lune quientrait par la fenêtre.

Je repris la plume pour lui contercomment mon père, dans son testament,m’avait chargé de remettre à Wickham unecharge lucrative, et comment Wickhamavait décidé de ne pas entrer dans l’Égliseet avait préféré me demander une sommed’argent.

Il avait l’intention, avait-ilajouté, d’apprendre le droit, et jedevais savoir que le revenu d’unmillier de livres serait bieninsuffisant pour ce projet. Je

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souhaitais, plus que je ne croyais,qu’il fût sincère ; mais dans tousles cas, j’étais tout à fait disposéà accéder à sa demande. Jesavais qu’il ne serait pas bonqu’il devînt ecclésiastique.L’affaire fut donc vite réglée, ilrenonça à tout droit à réclamerde l’assistance pour embrasser lesacerdoce, si tant est qu’il fût unjour en position d’en demander,et accepta en échange la sommede trois mille livres. Tout lienentre nous semblait désormaisrompu. J’avais trop mauvaiseopinion de lui pour l’inviter àPemberley ou le fréquenter àLondres.

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Voilà qui était présenté de façon

rationnelle. Elle pourrait difficilementcontredire un discours si modéré, mêmes’il m’avait fallu recommencer cinq foispour parvenir à ce résultat.

Pendant environ trois ans,j’entendis fort peu parler de lui ;mais à la mort du détenteur de lacharge qui lui avait autrefois étédestinée, il sollicita, par unelettre, qu’elle lui fût remise. Sasituation, m’assurait-il, et jen’avais aucune peine à le croire,était fort mauvaise. Vous nesauriez me blâmer d’avoir refuséd’accéder à cette demande, cette

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fois-là et à chaque occasion oùelle me fut réitérée. Sonressentiment était proportionnelà la gravité de son embarrasfinancier, et il fut sans aucundoute aussi violent dans sonlangage quand il se plaignit demoi à d’autres que lorsqu’ils’adressa à moi en personne.Après cette époque, nousn’entretînmes plus aucunerelation. Comment il vécut, jel’ignore. Mais l’été dernier, ilresurgit dans ma vie de la plusdouloureuse des manières. Oui. L’été dernier. Je traversai ma

chambre. J’avais apporté une carafe et un

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verre. Je me servis un whisky et le butd’un trait. Un feu avait été allumé dans lacheminée pour réchauffer l’air frais dumois d’avril, mais il s’était éteint depuislongtemps, et j’avais besoin de la chaleurde l’alcool.

Je redoutais d’écrire la suite de lalettre, mais je n’avais pas le choix.J’essayai de la remettre à plus tard, mais,sur le manteau de la cheminée, lesaiguilles de l’horloge continuaient detourner, et je devais achever ce quej’avais commencé. Je devais, cependant,lui faire promettre le secret. Qu’elle mel’accorde, je n’en doutais point. Elle avaitune sœur qu’elle aimait tendrement. Ellecomprendrait l’amour et l’affection quej’éprouvais pour la mienne.

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Je lui parlai de la rencontre deGeorgiana avec Wickham à Ramsgate, dela façon dont il avait joué avec sessentiments et l’avait persuadée d’accepterune fugue romantique.

L’objectif principal deMrWickham était sans nul doutede mettre la main sur la fortunede ma sœur, qui s’élève à trentemille livres ; mais je ne puism’empêcher de penser que laperspective de se venger de moiétait également un puissant motif.Sa revanche aurait ainsi étécomplète, en vérité. Épuisé, je m’appuyai contre le dossier

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de ma chaise. Tout ce qui me restait àprésent à faire était de lui présenter mesmeilleurs vœux.

Voici, Madame, le récit sincèrede chaque événement qui nous amis aux prises ; et si vous ne lerejetez pas entièrement commefaux, vous me dédouanerez, jel’espère, de toute accusation decruauté envers MrWickham. Jene sais pas de quelle façon ni parquelle forme de tromperie il estparvenu à se faire apprécier devous ; mais il ne faut peut-êtrepas s’étonner de son succès.Dans l’ignorance où vous voustrouviez jusqu’ici de ce qui nous

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concernait lui et moi, vousn’aviez pas le moyen de le percerà jour, et la suspicion ne faitcertainement pas partie de votrecaractère. Vous vous demandezpeut-être pourquoi je ne vous aipas relaté tout cela hier soir.Mais je n’étais pas alorssuffisamment maître de moi poursavoir ce qui pouvait, ou devait,être dévoilé. Comme garant de lavérité de tout ce que je vous aiconté ici, je fais appel au colonelFitzwilliam ; et afin que vousayez la possibilité de leconsulter, je tâcherai de trouverl’occasion de vous remettre cettelettre dans la matinée.

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J’ajouterai seulement : que Dieuvous bénisse.

Fitzwilliam Darcy C’était fait.Je regardai l’horloge. Il était deux

heures et demie. Il fallait encore que jerecopie la lettre au propre, afin qu’ellesoit lisible, mais j’étais fatigué. Je décidaide me reposer.

Je me déshabillai et me mis au lit.

Mercredi 23 avril Ce matin, je me suis éveillé à l’aube.

Je me suis rendormi jusqu’à ce que monvalet vienne me tirer du sommeil. Je me

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levai d’un bond, puis recopiai ma lettre aupropre. Je me rendis dans la chambre ducolonel Fitzwilliam. Il était en robe dechambre, sur le point de se faire raser parson valet.

— Il faut que je vous parle.— Maintenant ? demanda-t-il en riant.— J’ai besoin de votre aide.Il changea d’expression, et congédia

son valet.— Naturellement.— J’ai besoin que vous fassiez

quelque chose pour moi.— Dites-moi seulement ce que c’est.— Je voudrais que vous vous portiez

garant des événements que j’ai décritsdans cette lettre.

Il me regarda avec surprise.

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— Elle contient les détails desrelations de Wickham avec ma sœur.

Il fronça les sourcils.— Je ne pense pas que vous ayez

raison de les divulguer.— Le cours des choses m’y contraint.D’un mot, je lui narrai ce qui s’était

passé : que j’avais demandé Elizabeth enmariage et avais été refusé.

— « Refusé » ? m’interrompit-il.Seigneur, qu’avez-vous pu lui dire quil’ait incitée à vous repousser ?

— Rien du tout. Je lui ai simplementparlé en homme raisonnable. Je lui ai ditquel combat intérieur avait été le mien àla pensée de l’infériorité de ses relations,du comportement inconvenant de safamille, de sa situation si basse…

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— En homme raisonnable, dites-vous ? rétorqua-t-il, stupéfait. Darcy, celane vous ressemble guère. Je n’arrive pas àcroire que vous vous y soyez si mal pris.Insulter une femme, puis s’attendre à cequ’elle vous épouse ?

Je fus étonné de sa réaction.— Je n’ai rien dit d’autre que la

vérité.— Si nous disions tous la vérité, le

monde déborderait de chagrin, enparticulier en ce moment. Toute véritén’est pas bonne à dire.

— Je hais le mensonge.— Et je hais les têtes de mule !

répliqua-t-il, mi-amusé, mi-excédé. Mais,vous proposer à Miss Bennet… je doisavouer que vous me prenez par surprise,

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ajouta-t-il en reprenant son sérieux. Je neme doutais pas que vous fussiez épris.

— J’ai pris soin de vous le cacher. Jene voulais pas que mes sentiments soientconnus. Je croyais pouvoir les étouffer.

— Mais ils étaient trop profonds ?J’acquiesçai. Ils le sont toujours, mais

je me refuse à en faire part à quiconque.Aucune importance. Je les vaincrai. Jen’ai pas le choix.

— Acceptez-vous de témoigner desfaits ? Vous rendrez-vous disponible pourelle, si elle vous le demande ?

— Vous êtes sûr qu’elle ne dira rien àpersonne ?

— Certain.— Très bien. Alors, j’accepte.— Merci. Maintenant, je dois vous

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quitter. J’aimerais lui remettre cette lettreen main propre ce matin. Elle se promènehabituellement dans le parc après le petitdéjeuner. J’espère l’y trouver.

Je rendis le colonel Fitzwilliam auxsoins de son valet et sortis dans le parc.Je n’eus pas à attendre longtemps. Jem’approchai d’Elizabeth dès que je la vis.Elle hésita, et je crois qu’elle eût faitdemi-tour si cela eût été possible, maiselle savait que je l’avais aperçue. Jem’avançai vers elle d’un pas décidé.

— Cela fait un moment que j’arpentele bosquet dans l’espoir de vousrencontrer. Me ferez-vous l’honneur delire cette lettre ?

Je la lui mis dans la main. Puis, avantqu’elle ait pu me la rendre, je m’éloignai

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avec une révérence.Je ne dirai rien de mes sentiments

alors que je retournai vers Rosings. Àpeine les connais-je moi-même. Jel’imaginai en train de lire la lettre. Mecroirait-elle ? Changerait-elle d’opinion àmon endroit ? Ou rejetterait-elle tout celacomme pur mensonge ?

Je n’avais aucun moyen de le savoir.Mon séjour chez ma tante tire à sa fin.

Je pars demain avec mon cousin. Je nepouvais partir sans prendre congé deshabitants du presbytère, mais je redoutaiscette visite. Quel air aurait Elizabeth ?Que dirait-elle ? Que dirais-je moi-même ?

Le hasard voulut qu’Elizabeth ne fûtpas là. Je tins à Mret Mrs Collins les

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propos qui convenaient, et partis.Le colonel Fitzwilliam fit sa visite

d’adieu un peu plus tard, et resta uneheure pour laisser à Elizabeth lapossibilité de lui parler si elle le désirait,mais elle ne revint pas. Je ne puisqu’espérer qu’elle accepte ce que je lui aiconfié comme la vérité, et que sessentiments à mon égard perdent de leurhostilité. Quant à nourrir un autre genre desentiment… cet espoir n’est plus.

Jeudi 24 avril Je suis de nouveau à Londres. Après

les événements imprévisibles de Rosings,je m’aperçois qu’ici, au moins, rien n’a

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changé. Georgiana a appris une nouvellesonate et tricote un sac. Elle a aussidessiné un très bon croquis deMrs Annesley. Mais bien que Londresn’ait pas changé, je me trouve transformémoi-même. Je ne suis plus heureux ici. Lamaison me semble déserte. Je ne m’étaisjamais rendu compte qu’elle était sigrande, ou si dépeuplée. Si les chosess’étaient passées autrement… mais cen’est pas le cas.

J’ai beaucoup à faire, et serai bientôttrop occupé pour songer au passé. Dans lajournée, j’ai des affaires à régler, et lesoir j’ai l’intention de me rendre à toutesles réceptions et à tous les bals auxquelsj’ai été invité. Je ne laisserai pas lesévénements des dernières semaines avoir

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raison de mon moral. J’ai perdu la tête,mais cela ne se reproduira pas. Je suisbien décidé à oublier Elizabeth.

Vendredi 25 avril — MrDarcy ! Comme c’est aimable à

vous d’assister à notre petite réunion !s’écria lady Susan Wigham alors quej’entrais chez elle ce soir-là.

Être de retour dans un monde de goûtet d’élégance, où pas une seule personnevulgaire ne risquait de m’humilier, meréconfortait. La salle de bal était pleine degens raffinés, dont j’avais fréquenté laplupart depuis ma naissance.

— Je vous supplie de me laisser vous

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présenter ma nièce, Cordelia. Elle nousrend visite depuis la province. C’est unejeune fille adorable, et elle danse avecbeaucoup de grâce.

Elle me montrait Miss Farnham, unebeauté blonde qui devait avoir dix-neuf ouvingt ans.

— M’accorderez-vous cette danse,Miss Farnham ?

Une rougeur charmante lui monta auxjoues et elle murmura :

— Oui, merci.Alors que je la guidais vers la piste,

je me surpris à songer au bal deNetherfield, mais je repris rapidement lecontrôle de mes pensées et me forçai àprêter attention à Miss Farnham.

— Cela fait-il longtemps que vous

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êtes en ville ?— Non, pas très, répondit-elle.Du moins, je pense que c’est ce

qu’elle a dit. Sa voix n’est jamais plusqu’un murmure, il est donc difficile del’entendre.

— Vous y plaisez-vous ?— Oui, merci.Elle se tut de nouveau.— Avez-vous eu quelque activité

intéressante ?— Non, pas vraiment.— Peut-être êtes-vous allée au

théâtre ?— Oui.Elle n’ajouta rien de plus. J’essayai

de l’encourager :— Quelle pièce avez-vous vue ?

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— Je ne m’en souviens plus.— Peut-être avez-vous visité l’un des

musées ? demandai-je en espérant que cechangement de sujet la stimule.

— Je ne sais pas. Est-ce que le muséeest ce grand bâtiment avec des colonnes ?Si c’est le cas, j’y suis allée. Cela ne m’apas plu. Il y faisait très froid et il y avaitdes courants d’air.

— Vous préférez peut-être la lectureaux musées ?

— Pas spécialement, murmura-t-elle.Les livres sont très difficiles, n’est-cepas ? Ils contiennent tant de mots !

— C’est l’un de leurs défauts, on nesaurait le nier.

Elizabeth aurait souri à cetteremarque, mais c’est d’une voix dénuée

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d’humour que Miss Farnham chuchota :— C’est exactement ce que je pense.Le silence se fit de nouveau, mais

comme je m’apercevais que mes penséesse tournaient une fois de plus versElizabeth, je décidai de persévérer.

— Peut-être aimez-vous dessiner ?— Pas particulièrement.— N’y a-t-il rien que vous aimiez

faire ? demandai-je en sentant une noted’exaspération percer dans ma voix.

Elle leva vers moi des yeux plusanimés.

— Oh si, en vérité. J’aime jouer avecmes chatons. J’en ai trois, Gris-Nez,Chaussette et Noiraud. Gris-Nez a le nezgris, mais autrement il est tout blanc,Chaussette a comme des chaussettes plus

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claires, et Noiraud…— Laissez-moi deviner. Il est tout

noir ?— Pourquoi, l’avez-vous vu ?

s’étonna-t-elle.— Non.— Vous l’avez sûrement vu, sinon

comment auriez-vous pu le savoir ?insista-t-elle, l’air effaré. Je crois que matante vous l’a montré alors que j’étaissortie.

Elle continua à me parler de seschatons jusqu’à la fin de la danse.

Je ne laissai pas mon manque desuccès avec ma première partenaireébranler ma résolution de prendre du bontemps, et ne manquai aucune danse. Jerentrai à la maison satisfait de ne pas

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avoir songé plus de deux ou trois fois àElizabeth de toute la soirée.

Lui arrive-t-il jamais de se souvenirde moi ? Pense-t-elle, peut-être, à malettre ? Je suis presque certain qu’elle acru ce que je lui ai dit de Wickham, carelle n’en a pas parlé à mon cousin, maisa-t-elle compris pourquoi je lui avais tenuce discours en lui demandant sa main ?Sûrement. Elle ne peut ignorerl’infériorité de sa situation, et en yrepensant elle a sans doute fini parconsidérer que ce n’était pas indigne d’ungentleman de lui parler de la sorte. Elle adû s’apercevoir que j’avais raison.

Et qu’en est-il de ses sentiments quantà mon attitude par rapport à sa sœur ?J’espère qu’elle voit maintenant que j’ai

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agi pour le mieux. Elle ne peut manquerde comprendre et de reconnaître que j’aiagi avec justice.

En ce qui concerne George Wickham,elle sait maintenant quel scélérat il est.Mais a-t-elle encore des sentiments pourlui ? Préfère-t-elle toujours sa compagnieà la mienne ? Est-elle, en cet instantprécis, en train de rire avec lui, chez satante ? Juge-t-elle meilleur de converseravec un homme qui a toutes lesapparences de la distinction, qu’avec unautre qui a de vraies valeurs ?

Si elle venait à l’épouser…Je ne vais pas y penser. Sinon, je

deviendrais fou.

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Mai

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Mercredi 7 mai Ce soir, j’ai vu Bingley au bal de

lady Jessop. Il était dans le Nord, dans safamille, et vient de rentrer à Londres.

— Darcy ! Je ne m’attendais pas àvous trouver ici.

— Moi non plus.— Avez-vous passé un agréable

séjour chez votre tante ?— C’était acceptable. Avez-vous pris

du bon temps, dans le Nord ?— Oui, répondit-il, d’une voix qui

manquait d’entrain.Ai-je eu tort de le séparer de

Miss Bennet ? Je m’interroge. Il n’a paseu d’autre tocade depuis elle, et bien qu’ilait dansé toute la soirée, il n’a demandé à

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aucune demoiselle de lui accorder plusd’une danse.

Ma soirée ne fut pas meilleure. J’aiété accaparé par Mrs Pargeter presqueaussitôt arrivé.

— Darcy ! Où vous cachiez-vous ?Vous devez absolument venir nous rendrevisite à la campagne. Et voir notre étalon.Margaret vous le montrera. Margaret !cria-t-elle.

Margaret nous rejoignit. Je me souvinsd’avoir entendu, l’année précédente,Caroline Bingley affirmer queMissPargeter passait tellement de tempsen compagnie de ses chevaux qu’elle avaitfini par développer une certaineressemblance avec eux.

— Vous devriez bientôt penser à vous

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marier, Darcy, déclara Mrs Pargeter.Margaret a de belles courbes. Ce sera unebonne mère de famille.

Margaret me considéra d’un airintéressé.

— Pas de cas de folie dans votrefamille ? s’enquit-elle.

— Pas à ma connaissance.— Des maladies ?— Ma cousine a la santé fragile.— C’est exact. Anne de Bourgh. Je

l’avais oubliée, dit Mrs Pargeter. Tuferais mieux de continuer à chercher,Margaret.

Il semblait inutile, après cela,d’inviter Margaret à danser. Je pris pourcavalières de nombreuses autres jeunesdames qui me divertirent assez, mais

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comme Bingley, je ne demandai à aucunede m’accorder une seconde danse.

Jeudi 15 mai Ce soir, Bingley est venu dîner avec

Georgiana et moi. J’ai renoncé à toutprojet d’encourager une union entre eux.Elle est plus belle de jour en jour, mais jesuis convaincu que leurs tempéraments nes’accorderaient pas. Et il y a d’autresobstacles à ce mariage. Bingley est restédistrait toute la soirée. Se pourrait-il qu’iln’ait toujours pas oublié Miss Bennet ?

Qu’ai-je dit à Elizabeth, au sujet de sasœur ? Je ne m’en souviens plus. J’ai dumal à retrouver les mots exacts. Me suis-

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je montré arrogant ? Grossier ? Loin de cequ’on attend d’un gentleman ? Pour ledernier point, sûrement pas. Pourtant,affirmer que sa sœur ne ferait pas uneépouse convenable pour Bingley… Jecommence à penser que j’ai eu tort. On nepeut rien lui reprocher. Son caractère estplein de bonté et ses douces dispositionsressemblent à celles de mon ami. Mais sesparents… Non, cela n’aurait pas pu être.Pourtant, j’étais prêt à balayer cesconsidérations pour mon propre cas. Jel’ai reconnu devant Elizabeth. Oui, et ellem’a vertement blâmé.

J’étouffai ces pensées.— Georgiana et moi, nous organisons

un pique-nique le mois prochain, Bingley.— C’est une charmante idée.

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— Serez-vous toujours parmi nous ?— Oui.— Alors vous devez venir.— Oui, MrBingley, cela nous ferait

très plaisir, ajouta ma sœur d’un airtimide.

— J’en serai enchanté. Caroline etLouisa seront à Londres à ce moment-là,ainsi que Mr Hurst.

Je tentai de cacher mon manqued’enthousiasme et repris :

— Il faudra les amener avec vous.

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Juin

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Samedi 7 juin Nous avons eu un temps agréable pour

le pique-nique. Nous sommes allés à lacampagne et nous nous sommes installéssous les frondaisons d’un vieux chêne.

Georgiana s’est montrée très timide audébut, mais elle a accueilli ses invitésavec courtoisie et n’a pas tardé à être plusà son aise. Après le déjeuner, comme ellese trouvait seule, j’ai été content de voirCaroline aller lui parler. Je les airejointes pour féliciter Georgiana de sonsuccès.

— Je suis heureuse de vous avoir faitplaisir.

— J’étais en train de dire à Georgianacombien elle avait bonne mine. Vous

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aussi, MrDarcy, avez l’air en forme. Lachaleur semble vous convenir.

Sans que je sache pourquoi, je fusirrité par son compliment. Je me contentaide répondre :

— Elle convient à tout le monde.— Georgiana m’a raconté que vous

vous étiez rendu à Rosings à Pâques.Miss Eliza Bennet faisait partie desinvités, à ce qu’on m’a dit.

— C’est exact.— Et comment se portaient ses jolis

yeux ?— Ils étaient aussi brillants que

d’habitude.Elle sourit, mais ma réponse ne

sembla pas lui plaire.— J’ai cru comprendre que le séjour

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ne s’était pas bien fini.Georgiana ne peut rien lui avoir dit,

mais je me demandai si le colonelFitzwilliam avait pu commettre uneindiscrétion.

— Non, c’est faux.Après quelques instants, elle revint à

la charge :— Je suis récemment passée par

Longbourn.Je m’abstins de tout commentaire,

mais mon intérêt était éveillé.— C’est ce qui m’a donné à penser

qu’il y avait eu un petit incident, reprit-elle.

Ainsi donc, ce n’était pas mon cousin.Je me disais bien que ce ne pouvait êtrelui.

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— J’ai déjeuné à l’auberge, et j’aientendu les inévitables commérages desdomestiques. MrCollins avait écrit àMret Mrs Bennet. Il leur avait fait part desa surprise à vous voir à Rosings, et salettre mentionnait le fait que Miss ElizaBennet était tombée malade.

— Ma visite n’a guère pu lesurprendre. Je suis un habitué des lieux.En ce qui concerne la maladie deMiss Elizabeth Bennet, je me souviensseulement d’une migraine. A-t-on appeléle médecin ?

Son sourire s’affaissa légèrement.— Non, je ne crois pas.— Cela n’a pas dû être bien sérieux,

dans ce cas.Elle fit une nouvelle tentative.

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— J’ai entendu dire que GeorgeWickham était fiancé…

Je me sentis pâlir à l’évocation de cenom, et plus encore à l’idée qu’il se soitfiancé. Sans doute n’était-ce pas àElizabeth ! Certainement, après tout ceque je lui avais confié, elle ne lui auraitpas accordé sa main ? Pas après mel’avoir refusée. À moins qu’elle ne m’aitpas cru.

— … à une héritière, continuaCaroline.

Je sentis les couleurs me revenir. S’ilétait promis à une héritière, alors j’avaiseu tort de craindre qu’il le soit àElizabeth. J’en fus immensément soulagé.Pourtant ce répit fut de courte durée.

— Mais sa famille la lui a arrachée,

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conclut Caroline. Je me demande bienpourquoi.

Elle attendait une réponse. Elle saitseulement que Wickham s’est mal conduitenvers moi, et elle aurait aimé que je luien révèle davantage, mais je n’en fis rien.J’étais désolé pour ma sœur, qui s’agitait,embarrassée, à mes côtés. Qu’on luirappelât le souvenir de Wickham étaitbien malencontreux.

— Miss Howard n’a personne à quiparler, dis-je à Georgiana. Je crois quevous devriez aller lui faire laconversation.

Georgiana fut heureuse de pouvoirs’échapper.

— Quelle belle jeune fille ! Et siélégante. Elle a le même âge que

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Miss Lydia Bennet, et pourtant, quelledifférence entre elles deux, remarquaCaroline en la suivant des yeux, avant decontinuer d’un air moqueur. Lydia doit serendre à Brighton, m’a-t-on dit. Elle estdécidée à poursuivre les officiers, et si onles envoie en France, elle prendra sansdoute le premier bateau.

J’aurais préféré qu’elle ne parlât pointdes Bennet, mais je ne pouvais l’enempêcher sans éveiller ses soupçons.Cela ne me plaisait guère de l’entendremédire de Miss Lydia Bennet, même sises reproches étaient justifiés. Lamédisance n’est jamais flatteuse pourcelui qui s’y livre.

À l’instant où je me faisais cetteremarque, je fus saisi de doutes. J’avais

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moi-même médit de Lydia d’une façon fortsemblable, auprès de sa propre sœur. Cen’était pas surprenant qu’Elizabeth n’aitguère goûté mon propos. Je m’étais sur lemoment félicité de mon honnêteté, mais jecommençais à rejoindre mon cousin dansl’idée que toute vérité n’est pas bonne àdire.

— Son père pense sans doute que l’airmarin fera du bien à toute la famille.

Mais Caroline n’allait pas se laissercontredire si facilement.

— Mais son père ne l’emmène pas. Iln’aime pas se donner le moindre mal ence qui concerne sa famille.

— Il l’a confiée aux bons soins de samère pour ce voyage ? demandai-je sansréfléchir.

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— Lydia ne part pas avec sa mère.Elle part seule, en compagnie du colonelForster et de sa femme.

Je n’arrivais pas à croire queMrBennet, dont pourtant je n’avais pasune haute opinion, ait pu se montrer asseznégligent pour envoyer une fille dutempérament de Lydia dans une stationbalnéaire sans une surveillancerapprochée. Elle allait sans aucun doutecouvrir de honte sa famille, et par làmême Elizabeth. Ma pauvre Elizabeth !Comme j’avais le cœur gros pour elle, etcomme je me rebellais contre l’injusticede la situation ! Son honneur allait êtreterni par une sœur sur laquelle elle n’avaitaucun contrôle.

Et pourtant, aussi injuste que cela fût,

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ne l’avais-je pas moi-même rabaissée dufait des manquements de sa famille, et nelui avais-je pas dit qu’elle était indigne demon attention parce que ses sœurs setenaient mal ?

J’ai peine à croire que j’aie pu memontrer aussi peu charitable, cependant jesais bien que c’est vrai.

Que m’avait-elle alors répondu ? Queje ne me comportais pas en gentleman ?Combien cette remarque était méritée ! Sije m’étais apprêté à lui dire que j’espéraisne jamais la revoir, alors on aurait peut-être pu excuser le fait que je lui montre enquelle piètre estime je la tenais. Mais luiassener qu’elle ne me valait pas, que ceserait m’abaisser que de me lier à elle,pour ensuite avoir l’audace de lui

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demander sa main ! Et d’une telle façon,comme s’il allait de soi qu’elle dût mel’accorder ! Je ne puis croire, alors mêmeque je me suis toujours félicité pour monéquité et mon jugement sûr, que j’aie pume comporter d’une si horrible manière.

Afin de détourner Caroline de laconversation sur les Bennet, je laquestionnai sur son frère. Elle me parla deses affaires dans le Nord, et me ditcombien elle était heureuse d’être denouveau invitée à Pemberley cet été.

Tout en conversant, je me mis àobserver Bingley, me demandant s’ildistinguait une jeune fille plutôt qu’uneautre par ses attentions. Encore une fois, iln’en fut rien. Il fit la conversation àchaque demoiselle, il rit et se montra gai,

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et pourtant je décelai une certaine réservedans ses manières, comme s’il avait bridéune part de sa personnalité.

— Votre frère a-t-il eu un nouveaubéguin dans le Nord ?

— Non. Personne n’a suscité sonintérêt.

— Vous ne pensez pas qu’il ait encoredes sentiments pour Miss Bennet ?

— Pas le moins du monde, répondit-elle d’un ton péremptoire.

Mais je crois qu’elle fait erreur. Jecompte le surveiller pour m’en assurer,mais quand j’aurai chassé le dernierdoute, j’ai l’intention de lui parler et delui dire que je me suis trompé en affirmantque Jane ne ressentait rien pour lui. Jedois réparer le mal que j’ai fait.

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Lundi 23 juin Ce matin, j’ai offert à Georgiana une

nouvelle ombrelle, et j’ai été heureux devoir la joie avec laquelle elle accueillaitce présent. La couleur que j’ai choisieconvient particulièrement bien à son teint.

En me faisant cette réflexion, je ne pusm’empêcher de songer à Elizabeth. Elleavait toujours une mine éclatante de santé.Elle aimait être dehors, se promenerlonguement, ce qui illuminait ses yeux etfaisait resplendir son visage.

Où est-elle à présent ? Se trouve-t-elle à Longbourn ? Pense-t-elle à moi ?Me méprise-t-elle, ou m’a-t-elle

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pardonné ?

Mercredi 25 juin J’ai désormais la conviction que

Bingley est toujours amoureux de JaneBennet. Cela fait plus de six semaines queje l’observe, et je sais que le moment oùje devrai lui avouer mes actes arrive àgrands pas. Penser qu’il était de monressort de décider qui il devait ou nonépouser était terriblement arrogant, etemployer la ruse et la dissimulation pourparvenir à mes fins était un outrage de lapire espèce.

— Vous êtes pensif, Darcy, me dit lecolonel Fitzwilliam en s’approchant.

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Bingley vous donne-t-il des sujetsd’inquiétude ?

— Non. C’est moi au contraire qui luien ai donné.

— Vraiment ?— Je crois vous avoir parlé un jour

d’un ami que j’avais sauvé d’un mariagedésastreux. Je commence à penser que j’aieu tort de m’immiscer.

— Il me semble pourtant que vous luiavez rendu service.

— C’est aussi ce que je croyais, àl’époque, mais depuis lors il a perdu toutintérêt pour la gent féminine.

— Ce jeune homme, c’était Bingley,n’est-ce pas ?

Je le reconnus.— Il est jeune. Il trouvera quelqu’un

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d’autre.— Je n’en suis pas si sûr. À l’époque,

mes actions me semblaient dictées par labonté, mais je vois les chosesdifféremment aujourd’hui. Je n’ai fait queme mêler de ce qui ne me regardait pas.

— Alors vous êtes en accord avecMiss Bennet.

— Miss Bennet ?— Oui. Miss Elizabeth Bennet. Elle

aussi pensait que c’était une indélicatesse.Oh, ne craignez rien, ajouta-t-il en voyantmon expression. Je ne lui ai pas donné dedétails, je lui ai seulement dit que vousaviez sauvé Bingley d’une uniondésastreuse. Je n’ai pas mentionné le nomde la jeune fille, d’ailleurs je ne leconnaissais pas. Vous n’avez pas à

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redouter qu’elle ait pu connaître lafamille.

Je me tus. En réalité, j’étais trophorrifié pour dire quoi que ce fût. AinsiElizabeth avait entendu parler de mesagissements, qui plus est on lui en avaitfait l’éloge, et c’était mon cousin, en touteinnocence, qui lui avait dit combien jem’étais rendu utile.

Il ne faut donc pas s’étonner qu’elleait été dans une telle colère contre moi, cesoir-là, au presbytère. Je me demandeseulement, à présent, pourquoi sa colèren’était pas plus grande. Je commence àapercevoir clairement les raisons de sonrefus. Et à comprendre comment par monorgueil, mon arrogance et ma folie, j’aiperdu la femme que j’aime.

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Juillet

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Vendredi 4 juillet Je ne sais que faire. Si je dis à

Bingley que Miss Bennet a un penchantpour lui, je risque de faire plus de mal quede bien. Cela fait maintenant plus de deuxmois que j’ai conversé avec Elizabeth surce sujet et il est possible que depuis, Janeait trouvé un autre jeune homme à aimer.J’ai donc décidé de ne pas lui parler dessentiments de MissBennet, mais del’inciter à retourner à Netherfield aprèsson séjour à Pemberley. Si elle a lamoindre affection pour lui, il ne tarderapas à le découvrir.

Quand Elizabeth m’a reproché lemalheur de sa sœur, j’ai cru que c’était làune accusation moins grave que celle qui

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concernait les infortunes de Wickham,mais je commence à penser que ce n’étaitpas le cas. Je sais à présent quellespeuvent être les souffrances que Jane aendurées, depuis que j’ai subi moi-mêmela douleur du rejet. Si je lui ai infligé lesentiment de vide que je ressens pour mapart depuis deux mois, j’en éprouve lesplus vifs regrets.

Lundi 7 juillet — Comme tout est silencieux

maintenant que MrBingley et ses sœurssont partis rendre visite à leur famille,soupira Mrs Annesley alors que nousétions réunis après le dîner.

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— Nous ne tarderons pas à les revoir,rappela Georgiana, assise près de lafenêtre avec son ouvrage. Ils nousaccompagnent à Pemberley.

— J’ai hâte de découvrir Pemberley,déclara MrsAnnesley. J’ai crucomprendre que c’était un bien jolidomaine.

Par cette douce affirmation, elleréussit à persuader ma sœur de le luidécrire, et je me trouvai bien heureux del’avoir dénichée. Elle a aidé Georgiana àprendre confiance en elle, et à nous deuxnous arriverons sans péril à la conduirevers l’âge adulte.

Mardi 8 juillet

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Je suis rentré aujourd’hui à

Pemberley, car je souhaitais informerMrs Reynolds de mon séjour prochain etlui communiquer le nombre exact de mesinvités. J’aurais pu écrire, mais notreconversation d’hier soir m’avait donnéenvie de revoir la propriété.

Alors que je dépassais le pavillon duconcierge et parcourais le parc à cheval,je ne pouvais m’empêcher de me dire :« J’aurais pu amener Elizabeth en ceslieux. » Je suivis le sentier qui montait àtravers bois vers un sommet. Une fois enhaut, j’arrêtai mon cheval pour contemplerPemberley, de l’autre côté de la vallée.Mon regard se posa sur la maison, dontles pierres aux teintes douces

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resplendissaient au soleil, sur le ruisseauqui coulait devant elle, et sur la crêteboisée en arrière-plan.

De tout ceci, Elizabeth aurait pudevenir la maîtresse. Mais elle m’arefusé. Elle n’a laissé aucuneconsidération de position sociale ou derichesse l’influencer, et cela lui faithonneur. Je ne connais pas d’autre femmequi eût agi de cette façon.

Je ressentis de nouveau la douleur etle chagrin de l’avoir perdue.

Je poursuivis mon chemin,redescendis la colline, passai le pont etarrivai à la porte. Alors que je mettaispied à terre et contemplais la façade, jepris conscience combien je l’auraisestimée en tant qu’épouse ; comme la

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vivacité de son tempérament aurait adoucile mien, son absence d’orgueil mal placécorrigé le mien.

J’entrai. Je trouvai la maison bientenue, et Mrs Reynolds heureuse de savoirque je viendrai avec un groupe d’amis enaoût.

— Ce sera un plaisir de revoirMiss Georgiana, sir.

— Elle est impatiente de venir.Pemberley lui manque.

Si Elizabeth m’avait accepté,Georgiana serait venue habiter ici, nonpas seule, mais en famille. Elizabeth etelle auraient été sœurs… mais il ne sert àrien de me torturer.

Je fis le tour de la ferme du domaineavec Johnson, et vis quelles réparations il

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avait ordonnées. Il apporte beaucoup à lapropriété, et je me réjouis de l’avoir.

Lorsque je rentrai dans la maison,Mrs Reynolds avait fait le plan deschambres, attribuant à Bingley et à sessœurs les mêmes que d’habitude. Ilsséjourneront avec moi quand jereviendrai. Elle avait également préparéune sélection de menus. Je lui donnai monaccord, et passai la soirée à discuter avecelle de changements que j’aimeraisapporter à l’aile est. Enfin, je me retiraipour me coucher.

Vendredi 18 juillet Je suis rentré en ville, avec l’intention

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de mettre mes affaires en ordre avant depasser le reste de l’été à Pemberley.

Samedi 19 juillet Aujourd’hui, alors que je me

promenais à cheval dans le parc, j’ai eu lasurprise de rencontrer Bingley.

— Je vous croyais dans votre famille,lui dis-je.

— C’était le cas, mais je suis rentréune semaine plus tôt que prévu. Vousaviez raison, vous voyez, je n’ai pas deconstance.

Je fus heureux de la perche qui m’étaitainsi tendue.

— Je pensais que sur un certain sujet,

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vous en aviez peut-être…— Ah oui ?Je n’allai pas plus loin, mais je savais

bien vers où se tournaient ses pensées.— Vous ai-je raconté que je me suis

rendu à Rosings pour Pâques ? J’ai renduvisite à ma tante, lady Catherine deBourgh.

— Oui, je crois l’avoir entendu dire,répliqua-t-il sans témoigner d’intérêtparticulier. Comment se portelady Catherine ?

— Bien, merci. Elle était en bonneforme physique et morale. Elle avait desvisiteurs, qui venaient de Longbourn.

À ces mots, je le vis changer decouleur.

— Longbourn ? Je l’ignorais. Que

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faisaient-ils dans le Kent ? demanda-t-ilalors que nous suivions un virage.

— Ils séjournaient au presbytère.Peut-être vous souvenez-vous deMrCollins, un jeune homme lourdaud,clergyman de la paroisse de ma tante ?

— Non, je ne crois pas.— Il était en visite à Longbourn, avant

Noël. Il a assisté au bal de Netherfield,avec les Bennet.

— Ah, ça me revient. La rumeur disaitqu’il allait épouser Elizabeth Bennet.

— Ce n’était qu’une rumeur. (Dieumerci.) Mais il a fini par trouver unefemme. Il a épousé Charlotte Lucas.

— La charmante fille de sir William ?demanda Bingley en se tournant vers moi.

— Oui.

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— C’est un bon mariage, dit-il avecplaisir. Je savais qu’elle souhaitaits’installer. Je suis content pour elle.Semblait-elle heureuse quand vous l’avezvue ?

— Oui. Il y avait une raison à cela : safamille lui rendait visite. Son père et sasœur séjournaient au presbytère.Sir William n’est resté qu’une semaine,mais Maria est restée plus longtemps.

Après une courte pause, je repris :— Elle avait une autre visiteuse,

Miss Elizabeth Bennet.Il ouvrit la bouche, parut se raviser et

dit simplement :— Oui, il me semble qu’elles étaient

amies.Après une hésitation, il ajouta :

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— Se portait-elle bien ?— À merveille.— J’avais une profonde affection pour

Miss Elizabeth Bennet. C’était la jeunefille la plus vive qu’on ait pu souhaiterrencontrer. Et ses parents, étaient-ils enbonne santé ?

— Oui, je le crois.— Et ses… sœurs ? finit-il par

demander en évitant soigneusement monregard.

— Elles allaient bien, quoiqueMiss Bennet, je pense, n’ait pas eu bonmoral.

— Vraiment ? répliqua-t-il, déchiréentre inquiétude et espoir.

— Oui, vraiment.— Sa sœur lui manquait, peut-être.

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Elle lui est très attachée, et n’aura pasaimé en être séparée.

— Elle était déjà triste avant le départde sa sœur.

— Peut-être regrettait-elle l’absencede Caroline, dans ce cas. Elles sefréquentaient beaucoup quand nous étionstous à Netherfield, et elles étaient amies.

— Peut-être. Mais il n’est pas habituelque les jeunes filles se languissent parceque leur amie est partie.

— Non.Il hésita avant de dire :— Qu’en pensez-vous, Darcy ?

Ferais-je mieux de renoncer àNetherfield ?

— Est-ce votre souhait ?— Je n’ai rien décidé encore. C’est

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une belle maison, et une belle région, et lacompagnie est agréable – sans doute pasaussi brillante que celle à laquelle vousêtes habitué, répondit-il, un peu anxieux.

— Sans doute pas, mais plusieurspersonnes rendent le voisinage fortplaisant.

— En effet. Sir William a été présentéà la Cour.

— Ce n’est pas à lui que je pensais.Bien que ce fût à mon ami que j’eusse

le dessein de venir en aide, je ne pusempêcher l’image d’Elizabeth de surgirdevant mes yeux.

— J’y passerai peut-être quelquessemaines vers la fin de l’été. Que dites-vous de cette idée ?

— Je la trouve excellente.

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— En ce cas je pense y aller enpartant de Pemberley.

Je n’ajoutai rien. Je ne veux pas luidonner trop d’espoir, au cas où Jane aitdépassé son chagrin et se soit attachée àl’un des jeunes gens de la région. Maiss’il y retourne, alors il suffira de très peude temps pour savoir s’ils sont faits l’unpour l’autre, et cette fois-ci, je n’aurai pasl’outrecuidance de m’interposer.

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Août

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Dimanche 3 août Bingley et ses sœurs sont venus nous

rejoindre, Georgiana et moi, aussitôtaprès le petit déjeuner, et nous noussommes mis en route pour Pemberley.Pour commencer, Caroline a évoqué sonséjour dans sa famille, puis elle s’estlancée dans les flatteries.

— Quelle belle voiture vous avez,MrDarcy, dit-elle alors que la calèchecahotait dans les rues. Charles n’en a pasune pareille. Je ne cesse de lui répéterqu’il devrait en acheter une dans ce style.

— Ma chère Caroline, si j’achetaistout ce que vous me suggérez, je seraisruiné avant la fin de l’année, rétorqua sonfrère.

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— Balivernes. Tout gentleman qui serespecte se doit d’avoir une calèche,n’est-ce pas, Mr Darcy ?

— C’est utile, on ne saurait le nier.— Darcy ! Je comptais sur vous pour

me défendre ! J’étais sûr que vousconsidéreriez cela comme une dépenseextravagante.

— Si vous comptez beaucoupvoyager, alors cela revient moins cher qued’en louer une.

— Vous voyez ! s’écria Caroline enm’adressant un sourire. MrDarcy est demon avis. Comme c’est agréable quanddeux personnes sont d’accord en toutpoint. Vous devriez choisir exactementcette couleur pour la sellerie, Charles,conclut-elle en regardant les sièges.

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— Je m’assurerai au contraire deprendre une couleur opposée, sinon je nesaurai distinguer ma voiture de celle deDarcy.

— Comme elle est confortable, ditCaroline. N’est-ce pas, Georgiana ?

— C’est vrai, répondit ma sœur.— Et comme les ressorts sont bons.

Charles, il faudra vous assurer que votrecalèche ait ces ressorts.

— Si je les prends, la voiture deDarcy sera très inconfortable.

— Et il faudra y faire installer unbureau, pour écrire.

— Je déteste déjà correspondre quandje suis immobile, alors je n’ai aucunementl’intention de me mettre à le faire alorsque je serai ballotté de dos-d’âne en nids-

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de-poule.— Mais vos compagnons de voyage

aimeraient peut-être écrire. Qu’en dites-vous, Georgiana ? Ne serait-ce pas utile ?

— Si, risqua ma sœur.— Alors, vous voyez, Charles.

Georgiana pense que ce serait utile, et passeulement pour écrire, j’en suis sûre. Onpourrait également y dessiner. Faites-vousdes progrès en dessin ?

— Oui, merci.— Ma sœur m’a offert un croquis de

Hyde Park encore la semaine dernière.— Et vous a-t-il semblé joli ?— Très beau, en vérité, répondis-je

avec un sourire chaleureux.— Je me souviens de mes années

d’études. Comme j’aimais dessiner ! Il

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faudra me montrer votre croquis,Georgiana.

— Je l’ai laissé à Londres, dit masœur.

— Ce n’est rien. Je le verrai à notreprochaine rencontre.

Nous fîmes d’agréables étapes, etnous nous arrêtâmes pour la nuit àl’auberge du Black Bull. C’est unehôtellerie respectable. La nourriture y estbonne et les chambres confortables. J’aidemandé à mon valet de me réveiller dèsl’aube. J’ai des lettres à écrire avant dereprendre la route.

Mardi 5 août

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Je ne puis le croire. J’ai vu Elizabeth.C’est à peine si je sais ce que j’écris.C’était tellement étrange.

Nous nous rendions à Pemberley,Bingley, ses sœurs, MrHurst, Georgianaet moi-même, quand nous nous arrêtâmespour déjeuner dans une auberge. Il faisaitchaud, et les dames étaient fatiguées. Ellesne voulaient pas poursuivre la routeaujourd’hui, et en vérité j’avais dit à magouvernante que nous n’arriverions quedemain. Mais je me sentais agité. Jedécidai d’avancer, dans l’idée de voirJohnson et de traiter certaines des affairesdu domaine avant l’arrivée de mes invités.

Je partis donc vers Pemberley. C’étaitun bel après-midi, et je pris plaisir àchevaucher. Je quittais juste les écuries et

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me dirigeais à pied vers la façade de lamaison quand je m’arrêtai net. Je crus unmoment à une hallucination. Il faisaitchaud, et j’avais pu attraper uneinsolation. Car là, devant moi, se dressaitune silhouette familière. Elizabeth.

Elle était en train de traverser lapelouse en direction de la rivière, encompagnie de deux personnes que je neconnaissais pas. À cet instant, elle seretourna pour regarder derrière elle. Elleme vit. Je restai pétrifié, comme cloué ausol. Nous nous trouvions à moins de vingtpas l’un de l’autre. Il m’était impossiblede l’éviter, quand bien même j’en eusseéprouvé le désir. Nos yeux serencontrèrent et je la vis rougir. Je sentismoi-même mes joues devenir brûlantes.

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Je finis par me reprendre. Jem’avançai vers le groupe. Elle s’étaitaussitôt détournée, mais s’était arrêtée enme voyant approcher, et reçut messalutations avec beaucoup de gêne. J’enétais désolé pour elle, et, si je l’avais pu,je lui aurais rendu les choses plus faciles.

Tout en lui parlant, je ne pusm’empêcher de me demander ce qu’ellefaisait ici. Elizabeth, à Pemberley ! Celasemblait si étrange, et en même temps sinormal.

— J’espère que vous vous portezbien.

— Oui, je vous remercie, répondit-elle en rougissant sans oser croiser monregard.

— Et votre famille ?

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À peine avais-je prononcé ces motsque je vis sa rougeur s’accentuer, et jesentis mes joues s’empourprer de concert.Je n’avais aucun droit de m’enquérir de safamille, après l’avoir insultée sansménagement devant elle, mais elle merépondit tout de même poliment.

— Elle va bien, merci.— Depuis combien de temps avez-

vous quitté Longbourn ?— Presque un mois.— Et vous avez voyagé ?— Oui.— Cela vous a-t-il plu ?— Oui.Je me mis à me répéter, lui demandant

encore trois fois si elle avait pris plaisir àson voyage, jusqu’à ce que l’impression

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me gagne que je ferais mieux de me taire,puisqu’il m’était impossible d’inventer unpropos sensé. Après quelques instants, jerevins à la réalité et pris congé.

Trouver Elizabeth ici, à Pemberley !Et la trouver disposée à me parler. Elles’était montrée gênée, mais ne s’était passoustraite à la conversation. Elle avaitrépondu à chaque question avec plus decourtoisie que je n’en méritais.

Qu’en pensait-elle ? Était-elleheureuse de m’avoir rencontré ?Honteuse ? Cela lui était-il égal ? Non,cela au moins était certain. Je l’avais vuerougir lorsque je m’étais approché. Elleavait peut-être éprouvé de la colère, maisnon de l’indifférence.

Cette pensée m’emplit d’espoir.

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J’entrai dans la maison, mais au lieude me diriger vers la chambre durégisseur, mes pas me portèrent vers lesalon.

Elle était mal à l’aise, c’était visible,et je n’avais rien fait pour l’aider. J’étaistellement abasourdi, tellement assaillid’émotions variées sur lesquelles je n’osemettre de nom, que j’avais radoté commeun fou.

Un gentleman aurait cherché à lamettre à l’aise. Il aurait su faire en sortequ’elle se sente comme chez elle. Il auraitsollicité d’être présenté à sescompagnons. J’étais décidément tombébien bas ! Je résolus aussitôt de réparermes torts.

Je ressortis de la maison, demandai à

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l’un des jardiniers quelle directionavaient prise les visiteurs, et me mis àleur recherche.

Je les aperçus, au bord de la rivière.Je m’approchai. Jamais une marche nem’avait semblé si longue. Serait-elleheureuse de me voir ? J’espérais, aumoins, qu’elle n’en serait pas fâchée.

Enfin, je fus près d’elle. Elle pritaussitôt la parole, avec un peu moinsd’embarras que plus tôt.

— MrDarcy, vous avez une propriétédélicieuse. La demeure est charmante, etles jardins très plaisants.

Elle semblait sur le point de continuer,mais se tut en rougissant. Je crois que lamême pensée nous traversa l’esprit : cedomaine serait sien, si elle m’avait

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accordé sa main.Je décidai de lui venir en aide en

changeant de sujet :— Me ferez-vous l’honneur de me

présenter vos amis ?Après un instant de surprise, elle

sourit. Je surpris un éclat d’espiègleriedans son expression, et sentis aussitôt àquel point elle m’avait manqué.

— MrDarcy, j’ai l’honneur de vousprésenter mon oncle et ma tante, MretMrs Gardiner.

Je compris aussitôt ce qui l’avaitamusée. C’étaient là les parents mêmesdont j’avais si mal parlé. Comme j’avaiseu tort de les mépriser ! Ils ne donnaientaucun des signes de mauvaise éducationque j’avais redoutés. En vérité, avant

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qu’elle ne les nomme, ils m’avaient parufort élégants.

— Nous allions justement retournervers la maison. La marche a fatigué monépouse.

— Permettez que je vous accompagne.Nous nous mîmes en chemin d’un

même pas.— Vous avez là un bien beau

domaine, Mr Darcy.— Merci. Je le crois en effet parmi

les plus beaux de toute l’Angleterre…mais je ne suis pas impartial !

Mret Mrs Gardiner rirent de boncœur.

— Votre domestique m’a montré lestruites, reprit Mr Gardiner.

— Aimez-vous la pêche ?

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— Oui, quand l’occasion se présente.— Alors il faudra venir pêcher ici

aussi souvent que vous le voudrez.— C’est fort aimable à vous, mais je

n’ai pas emporté ma canne.— Il y en a ici à profusion. Vous en

emprunterez une.Je m’arrêtai pour lui désigner une

portion de la rivière :— Ici, c’est l’un des meilleurs

endroits.Je vis Elizabeth et sa tante échanger

des regards, et l’étonnement d’Elizabethne m’échappa point. Me croyait-elleincapable d’être courtois ? Peut-être. Jen’avais pas fait preuve de politesse, lorsde mon séjour dans le Hertfordshire.

Je ne pus m’empêcher de la regarder,

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alors que je conversais avec son oncle.Son visage, ses yeux, sa bouche, tout mecaptivait. Je lui trouvai bonne mine, etbien qu’elle eût toujours l’airembarrassée, elle ne me sembla pashostile.

Un moment plus tard, Mrs Gardinerprit le bras de son mari, et je me retrouvaià marcher au côté d’Elizabeth.

— Je n’imaginais pas vous trouver,dit-elle aussitôt. Ma tante avait envie devoir Pemberley. Enfant, elle habitait parici. Mais on nous a dit que vousn’arriveriez que demain.

Ainsi elle avait appris cela, et n’étaitvenue que parce qu’elle pensait ne pas mevoir. J’eus soudain le cœur gros, maiscela ne dura pas, car je pris conscience

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que le destin m’était favorable. Si jen’avais pas décidé de venir plus tôt pourrégler quelques affaires, je serais encore àl’auberge avec Georgiana, au lieu demarcher ainsi dans les jardins encompagnie d’Elizabeth.

— C’était mon intention, mais uneaffaire à traiter avec mon régisseur m’aamené ici quelques heures avant mescompagnons. Ils viendront me rejoindredemain en début de journée, et parmi eux,certains se rappelleront à votre souvenir :Mr Bingley et ses sœurs.

Je ne pus m’empêcher de songer à toutce qui s’était joué entre nous à propos deBingley, et je supposai que ses penséessuivaient le même cours. J’hésitai à direquelque chose, à lui témoigner le

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changement de mes sentiments ; mais je nesavais par où commencer.

Au lieu de ça, je lançai :— Me permettrez-vous, si ce n’est pas

abuser de votre temps, de vous présenterma sœur durant votre séjour à Lambton ?

— Cela me ferait très plaisir.Son ton et son sourire chaleureux

apaisèrent mes craintes.Nous continuâmes notre promenade en

silence, mais sans contrainte.L’atmosphère n’était pas tendue, et, si jene puis dire que nous étions à l’aise, dumoins la gêne s’était-elle dissipée.

Nous atteignîmes la voiture. Son oncleet sa tante étaient encore loin derrière.

— Ne voulez-vous pas entrer ?Aimeriez-vous un rafraîchissement ?

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— Non, merci. Il faut que j’attendemon oncle et ma tante.

J’étais déçu, mais n’insistai pas.Je cherchais quelque chose à dire.

J’aurais voulu reconnaître l’étendue demes torts. Elle aussi semblait sur le pointde parler, mais j’ignore ce qu’ellesouhaitait me confier.

Quand elle se décida à prendre laparole, ce fut seulement pour constater :

— Le Derbyshire est une bien bellerégion.

— L’avez-vous déjà beaucoupexplorée ?

— Oui. Nous sommes allés à Matlocket à Dove Dale.

— Ce sont des lieux fort intéressants.Je n’avais aucune conversation. Elle

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n’en avait guère plus. Il y avait entre noustant de non-dits ; mais nous n’avions pasle temps de nous y attarder. Peut-être,dans quelques jours, lorsque nous aurionsdavantage repris contact…

Son oncle et sa tante se rapprochèrent.Je les invitai à venir prendre unrafraîchissement, mais ils déclinèrent maproposition. J’aidai les dames à monter envoiture. Je restai à les regarder s’éloigneraussi longtemps qu’il était possible sansparaître bizarre, puis rentrai dans lamaison à pas lents.

Je n’avais rien dit de ce qui mehantait, mais l’idée de revoir Elizabeth medonnait du courage.

Cela faisait longtemps que je n’avaiseu le cœur si léger.

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Mercredi 6 août Je fus debout de très bonne heure. Le

sommeil me fuyait. Je guettai Georgiana,qui finit par arriver, accompagnée deBingley et de ses sœurs. Je les accueillischaleureusement, puis, au prétexte demontrer à Georgiana un nouvel arbre dansles jardins, je l’invitai à venir sepromener avec moi. Quand nous fûmes àquelque distance de la maison, jedéclarai :

— Georgiana, j’aimerais vousprésenter quelqu’un.

Elle tourna vers moi un regardcurieux.

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— Quand j’étais dans leHertfordshire, à l’automne dernier, j’airencontré une jeune dame du nomd’Elizabeth Bennet. J’ai beaucoupd’amitié pour elle.

Après un instant de surprise,Georgiana eut l’air heureuse.

— Elle visite le Derbyshire en cemoment même, et séjourne dans uneauberge du voisinage. Si vous n’êtes pastrop lasse, j’aimerais vous y emmener dèsce matin.

J’étais conscient de la soudaineté deces présentations, mais à présent quej’avais retrouvé Elizabeth, je ne voulaispas patienter une minute de plus.

— Non, je ne suis pas trop fatiguée.J’aurais plaisir à la rencontrer.

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Nous retournâmes à la maison.Caroline et Louisa étaient à l’étage, etGeorgiana les y rejoignit, non sansm’avoir promis de redescendre dèsqu’elle se serait rendue présentable aprèsce long voyage.

Bingley m’attendait dans labibliothèque.

— Quelqu’un que vous serez contentde voir, je crois, séjourne dans lesenvirons.

— Tiens donc ? Qui est-ce ?— Miss Elizabeth Bennet. Elle voyage

avec son oncle et sa tante. Il s’est trouvépar hasard qu’ils visitaient la maison hier,quand je suis arrivé. Je lui ai promis delui rendre visite ce matin. J’emmèneGeorgiana, et je pensais que vous

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aimeriez peut-être vous joindre à nous.La surprise passée, il répondit :— Bien sûr, Darcy. Cela me fera

grand plaisir de la revoir. Vaut-il mieuxque je ne mentionne pas sa sœur ? Ou biencela semblera-t-il bizarre ?

— Je pense que vous devriez aucontraire vous enquérir d’elle.

Il sourit, et je me réjouis du tour queprenaient les événements.

Georgiana revint. Je fis atteler lecabriolet et nous partîmes pour Lambton,Bingley nous suivant à cheval. Jecraignais qu’Elizabeth ne fût sortie, maisje fus rassuré en l’apercevant par lafenêtre.

Je crois que j’étais aussi nerveux queGeorgiana lorsqu’on nous fit entrer.

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Elizabeth avait l’air gênée, mais à peinelui avais-je présenté ma sœur qu’ellereprit de l’assurance. Je vis aussitôts’établir entre elles une relationchaleureuse. Georgiana était intimidée, etcommença par ne répondre que parmonosyllabes, mais Elizabeth ne sedécouragea pas ; elle sut la mettre enconfiance par ses questions, et bientôtGeorgiana parut plus à son aise. Il nes’écoula pas longtemps avant que toutesdeux s’asseyent côte à côte.

— N’oubliez pas que vous avezpromis de venir pêcher dans ma rivière,Mr Gardiner.

Il sembla surpris, comme s’il s’étaitattendu à ce que j’aie changé d’avis, maisaccepta avec empressement.

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Je ne pus empêcher mes yeux de seposer sur Elizabeth, et je crois bien qu’ilsy seraient restés si Bingley ne m’avaitarraché à ma contemplation. C’était unechance que ses sœurs ne fussent pasredescendues lorsque nous nous mîmes enroute, faute de quoi nous eussions étéobligés de les inviter à se joindre à nous.

Le regard d’Elizabeth s’adoucit enl’apercevant. Elle ne lui tenait donc pasrigueur de son inconstance. J’en fus trèsheureux. S’il m’a écouté au lieu de suivrela voie qu’il s’était fixée, c’est seulementpar manque de confiance en lui.

— J’espère que votre famille se portebien.

— Très bien, je vous remercie.— Vos père et mère ?

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— Ils sont en parfaite santé.— Ainsi que vos sœurs ?— Oui, elles vont bien.— Parfait.Il se tut, aussi gêné qu’il l’avait été la

veille avec moi, puis ajouta :— Cela faisait bien longtemps que je

n’avais eu le plaisir de votre compagnie.Elle allait répondre, quand il reprit la

parole :— Cela fait plus de huit mois. La

dernière fois que nous nous sommes vus,c’était le 26 novembre, alors que nousdansions tous ensemble à Netherfield.

Comme cela semblait loin… Et qued’événements avaient eu lieu depuis !

— Quand rentrez-vous à Longbourn ?— Bientôt, dans un peu moins d’une

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semaine.— Vous serez heureuse de retrouver

vos sœurs.Elizabeth sourit. Elle ne pouvait

ignorer la raison pour laquelle ilmentionnait si fréquemment ses sœurs.

— Oui.— Et ce plaisir sera réciproque.— J’en suis certaine, en effet.— Je pense retourner moi-même à

Netherfield, lui apprit-il de son air le plusdétaché.

— Vraiment ? J’avais entendu dire, aucontraire, que vous songiez à vous endéfaire.

— Pas le moins du monde. C’estcertainement la maison la plus agréablequ’il m’ait été donné d’occuper.

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— Cela fait pourtant longtemps quel’on ne vous y a plus vu.

— J’avais des affaires à régler. Maisje suis désormais mon propre maître.

Elizabeth et moi échangeâmes unregard et un sourire. J’étais certain qu’ellecomprenait parfaitement ce que Bingleyentendait par « je suis désormais monpropre maître ».

Bien que Mrs Gardiner nous observâttous deux, je ne tentai pas de dissimulermon admiration pour sa nièce. Aucontraire, qu’elle le sache ! J’aurais aiméque le monde entier en fût témoin. Je suisamoureux d’Elizabeth Bennet !

Je fis tout ce qui était en mon pouvoirpour me rendre agréable. Cela ne fut guèredifficile. Je fis simplement comme si

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j’avais connu les Gardiner depuistoujours. C’est remarquablement faciled’être à l’aise avec des inconnus, une foisqu’on a trouvé l’astuce. Et qu’on estmotivé, je dois bien l’avouer. Autrefois,je ne m’en donnais pas la peine. Ce matin,je fis un effort pour être apprécié.

Nous restâmes un peu plus d’unedemi-heure. C’était sans doute un peu troppour une visite matinale, mais jen’arrivais pas à me décider à partir. Jefinis par surprendre un regard deMrs Gardiner vers la pendule, et il nem’échappa point qu’il était temps deprendre congé.

— J’espère que vous viendrez dîneravant de quitter la région, dis-je enlançant un regard à Georgiana pour

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qu’elle se joigne à mon invitation.— Oui, cela nous ferait très plaisir,

dit-elle de son air timide.Je regardai Elizabeth, mais elle se

détourna. Cela ne m’inquiéta pas outremesure, car elle avait l’air plus gênéequ’hostile. Avec le temps, j’espère quenous nous connaîtrons davantage et queson embarras disparaîtra.

— Nous en serions charmés, réponditMrs Gardiner.

— Après-demain vous conviendrait-il ?

— C’est parfait.— J’ai hâte d’y être, conclut

Elizabeth.Nos regards se croisèrent, et je lui

souris. Elle me sourit en retour, et j’en eus

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le cœur réjoui.— Je suis impatient également, assura

Bingley à Elizabeth. Nous avons bien deschoses à nous raconter. Je veux tout savoirsur mes amis du Hertfordshire.

Nous repartîmes vers Pemberley.Georgiana retourna à sa chambre pour

enlever son manteau et son chapeau. Je merendis au salon, où je trouvai Caroline etLouisa.

— Vous êtes sortis ? demandaCaroline.

— Oui, nous avons rendu visite àMiss Bennet, répondit Bingley.

— Jane Bennet est ici ? s’exclamaCaroline.

— Non, je voulais dire Miss ElizabethBennet.

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Caroline semblait encore pluscontrariée, mais elle se hâta de dissimulerses sentiments.

— Ça alors, quelle coïncidencequ’elle se trouve dans le Derbyshirejustement quand vous y retournez,Mr Darcy.

— En effet, c’est heureux, n’est-cepas ?

Elle eut l’air sur le point de faire uneremarque ironique, mais se retint.

— J’aurais plaisir à la revoir. Jepense que je vais lui rendre visite. Qu’endites-vous, Louisa ? M’accompagnerez-vous ?

— Ce n’est pas la peine, dit son frère.Elle va venir ici.

— Ici ? s’écria Caroline horrifiée.

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— Darcy l’a invitée à dîner.— Ainsi que son oncle et sa tante,

ajoutai-je.— Pas l’avoué de Meryton, tout de

même ? demanda-t-elle d’un air moqueur.— Non, celui qui vit à Cheapside,

rétorquai-je de façon à mettre un terme àses sarcasmes.

Cela sembla l’ennuyer.— Et cet homme est-il très vulgaire ?— Sans aucun doute ! Mon Dieu,

Cheapside…, soupira Louisa avec unfrisson.

— Au contraire, il a des manières degentleman et sa femme est très élégante.

— Et nous allons rencontrer cesmodèles de distinction ? dit Caroline avecun éclair dans les yeux. Cela promet

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d’être divertissant.Je la laissai avec complaisance

continuer sur le même ton. Rien de cequ’elle pouvait dire ne parvenait àdiminuer mon bonheur. Je ne pensais qu’àElizabeth. Elle ne m’avait pas repoussé.Elle ne m’avait pas parlé avec dégoût nimépris. Elle s’était montrée courtoise,agréable, et quelque chose dans sesmanières m’avait conduit à espérer que jene lui sois pas indifférent.

Quand je me souviens comment, à uneépoque, j’ai pu considérer comme acquisqu’elle veuille m’épouser ! Commentavais-je pu ne pas même envisager qu’ellepuisse me refuser ? Et ce matin, bien queje sente naître l’espoir dans mon cœur, jegardai à l’esprit que mes sentiments

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pouvaient ne pas être réciproques.Mais je ne veux pas y penser. Je la

verrai après-demain. Je dois m’encontenter.

Jeudi 7 août MrGardiner est arrivé tôt ce matin, et

je l’ai amené à la rivière, avec certains demes invités. C’est un pêcheur expert, et jelui ai prêté une canne afin qu’il puissetenter sa chance. Mes autres invitésavaient apporté leur propre matériel.J’allais me joindre à eux quand uneremarque apparemment anodine deMrGardiner me poussa à changer deprojets.

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— C’était très aimable à votre sœurde nous rendre visite hier, MrDarcy. Mafemme et ma nièce ont été très touchées.Elles ont décidé de lui rendre sa visite cematin.

— C’est très aimable à elles, lançai-jequand je fus parvenu à dominer monétonnement.

— Elles ne voulaient pas avoir unedette envers elle.

— J’espère que la pêche seraagréable, dis-je à mes compagnons. Sivous voulez bien m’excuser, je doisretourner à la maison.

Ils murmurèrent quelques phrases desalutation, supposant que j’avais desaffaires à régler, mais l’expression quej’aperçus sur le visage de MrGardiner me

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montra qu’il avait tout compris. Ainsi, ilest au courant. Je n’en suis pas surpris. Jen’ai pas tenté de dissimuler messentiments lors de ma visite. Je n’en suisplus à feindre le manque d’intérêt.

Je retournai à la maison et entrai dansle salon. Mes yeux se posèrent tout desuite sur Elizabeth. Je sus aussitôt qu’elleétait ici chez elle. En la regardant, je visle futur se dérouler devant moi, un futur oùElizabeth et moi vivrions à Pemberley. Jele désirais plus que je n’ai jamais désiréquoi que ce soit, et je ne puis qu’espérerqu’elle le souhaite aussi.

— Miss Bennet, Mrs Gardiner,comme c’est aimable à vous de rendre sirapidement sa visite à ma sœur.

— Oh oui, vraiment, dit Georgiana en

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rougissant. Je ne m’y attendais pas.— Nous ne pouvions faire moins,

après la gentillesse de votre accueil,assura Mrs Gardiner.

Georgiana s’empourpra de plus belle,mais je n’avais d’yeux que pour Elizabeth.Nos regards se croisèrent. Elle baissa lesyeux, gênée, pourtant il me semblapercevoir un air de plaisir sur son visageavant qu’elle ne se détourne.

Caroline et Louisa étaient assises,silencieuses, et ne contribuaientaucunement à la conversation, laissantGeorgiana remplir seule son rôled’hôtesse.

Mrs Annesley, pour lui venir en aide,s’adressa à Elizabeth :

— Les jardins de Pemberley sont fort

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beaux. On m’a dit que vous les aviezvisités il y a quelques jours.

— Oui, nous en avons fait le tour avecgrand plaisir. Les arbres sont magnifiques.

Elle regarda par la fenêtre, où l’on enapercevait quelques-uns.

— Ce sont des châtaigniers quiviennent du sud de l’Europe, ditGeorgiana d’une voix douce, heureused’être en mesure d’apporter quelquechose à la conversation.

— Cela fait-il longtemps qu’on les aplantés ? demanda Elizabeth pourencourager ma sœur à parler.

— Oh oui, ils sont très vieux.Georgiana me regarda, en quête

d’approbation, et je lui souris. Ellemanque encore d’expérience en tant

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qu’hôtesse, et c’était la première foisqu’elle accueillait des inconnus, mais elles’en sortait très bien.

Caroline, de toute évidence, estimaqu’elle s’était tue trop longtemps.

— Dites-moi, Miss Eliza, la milicen’a-t-elle pas quitté Meryton ? Cela doitconstituer une grande perte pour votrefamille.

Je ne l’avais jamais entendue parleravec tant de fiel. Ses piques sonthabituellement proférées avec l’ombred’un sourire, mais il n’y avait riend’humoristique dans son ton aujourd’hui,et je pris conscience pour la première foiscombien Caroline pouvait être venimeuse.

Je perçus la détresse d’Elizabeth. Unmillier de souvenirs affluèrent à ma

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mémoire. Mes propres remarques si peucharitables à propos de ses sœurscadettes ; son visage lorsqu’elle m’avaitaccusé d’avoir ruiné Wickham ; maréponse pleine de colère ; et pour finir, lalettre que je lui avais écrite.

Elle démentit l’élan de pitié que jeressentais en repoussant vaillammentl’attaque. Il ne lui fallut qu’un instant poursurmonter le choc et rétorquer :

— Il est toujours triste de perdre lacompagnie de personnes intelligentes etde bon caractère. Certains s’installentdans une région avec l’intention de semoquer de tout ce qu’ils verront, ou denouer de fausses amitiés pour passer letemps sans accorder la moindre penséeaux sentiments de ceux qui resteront

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lorsqu’ils partiront. Mais nous avons eude la chance avec les officiers. Ils étaientcourtois et bien élevés. Ils nous ont donnédu plaisir par leur présence, et ne nous ontlaissé que d’agréables souvenirs enpartant.

Je croisai le regard d’Elizabeth et luisouris. Caroline se trouva réduite ausilence, et ma sœur se trouva libérée del’embarras douloureux où l’avait plongéel’évocation de Wickham. Je me sentissoulagé d’un grand poids : le calmed’Elizabeth me donna à penser que sessentiments pour Wickham avaient disparu.

La visite touchait à sa fin, mais j’avaisdu mal à laisser partir Elizabeth.

— Laissez-moi vous raccompagner àvotre voiture, proposai-je lorsque

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Mrs Gardiner se leva pour partir.— Merci.Je marchai avec elles, heureux de

l’occasion que cela me donnait d’être aucôté d’Elizabeth. Sa tante marchait àquelques pas devant nous, afin de melaisser lui parler seul à seul.

— J’espère que vous avez passé uneagréable matinée.

— Oui, très agréable, merci.— Il me tarde de vous revoir ici.Nous étions arrivés à la voiture, et je

ne pouvais en dire plus. Mais messentiments devaient se lire dans monregard. Elle rougit et baissa les yeux.J’espère que c’était seulement un signe deconfusion. Il subsiste encore un peu degêne entre nous, mais cela finira par

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s’estomper, et alors je verrai bien si sessentiments envers moi ont changé depuisPâques.

J’aidai Mrs Gardiner à monter envoiture. Ensuite ce fut le tour d’Elizabeth,et le carrosse s’éloigna.

J’étais loin de me douter, en revenantà Pemberley, que le séjour serait siintéressant. J’espère que le domaine aurabientôt une nouvelle maîtresse. Je balayailes étendues de pelouse des yeux,imaginant mes fils descendant pêcher à larivière, puis, me tournant vers la demeure,je me représentai mes filles rentrant d’unepromenade, le jupon taché de boue. Si jepouvais être certain que tout cela va seréaliser, j’aurais bien des raisons de meconsidérer comme l’homme le plus

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chanceux du monde.L’idée de retourner au salon m’était

très pénible, mais je devais le faire. Je nepouvais abandonner Georgiana encompagnie de Caroline et de Louisa. Ellesn’avaient apporté aucune aide à ma sœurdurant la visite d’Elizabeth, et avaient,bien au contraire, accru son embarras. S’ilétait possible d’inviter Bingley àPemberley sans ses sœurs, j’en seraisfort aise.

— Comme Miss Eliza avait mauvaisemine, ce matin, persifla Caroline à monentrée dans la pièce. Elle est devenue sibrunâtre, si peu raffinée ! Louisa et moinous disions que nous ne l’eussions sansdoute pas reconnue.

Il était clair à mes yeux que les

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remarques de Caroline lui étaientinspirées par la jalousie. Il m’était arrivé,par le passé, de me demander si elles’imaginait pouvoir devenir la prochaineMrs Darcy, mais je ne m’étais pas attardésur cette idée. C’était à présent unecertitude. J’étais toutefois bien décidé àne pas laisser ses remarques aigresentamer mon bonheur.

— Je ne lui ai rien trouvé de changé, àpart son hâle, qui n’est guère surprenantaprès un voyage estival.

— En ce qui me concerne, reprit-elleavec dédain, je dois avouer que je ne luiai jamais trouvé la moindre beauté.

Tandis qu’elle continuait à critiquer lenez, le menton, le teint, puis les dentsd’Elizabeth, je sentis ma contrariété

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augmenter, mais je me tus, mêmelorsqu’elle conclut :

— Quant à ses yeux, qu’on a parfoisqualifiés de jolis, je ne leur ai jamais rientrouvé d’extraordinaire.

Elle me regarda d’un air de défi, maisje ne me départis pas de mon silence.

— Je me souviens de vous avoirentendu dire un soir, alors qu’ils étaientvenus dîner à Netherfield : « Elle, unebeauté ! Et pourquoi ne pas appeler samère une femme d’esprit ? »

N’y tenant plus, je coupai court à sessarcasmes :

— Oui, mais c’était quand je venaisde la rencontrer, car cela fait maintenantdes mois que je la considère comme l’unedes plus belles femmes qu’il m’ait été

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donné d’admirer.Sur ces mots, je quittai la pièce.L’impertinence de Caroline n’a pas de

limite. Si elle n’était pas la sœur deBingley je lui demanderais de partir.Insulter Elizabeth, devant moi ! Elle doitêtre folle de jalousie, en vérité.

Mais elle ne peut m’atteindre. J’aimeElizabeth. Maintenant, tout ce qu’il reste àsavoir, c’est si Elizabeth m’aime aussi.

Vendredi 8 août Je n’ai pas dormi de la nuit, mais cette

fois-ci, c’est le bonheur qui m’a empêchéde fermer l’œil. Je crois qu’Elizabeth nem’est pas hostile. Avec le temps, je pense,

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elle pourrait en venir à avoir del’affection pour moi. Je remerciel’heureux hasard qui l’a conduite dans leDerbyshire, et celui plus heureux encorequi m’a poussé à partir à cheval quelquesheures avant mes invités, à temps pour larencontrer. À Londres, j’ai essayé del’oublier, mais c’était impossible.Maintenant, je dois tenter de la conquérir.

Je me rendis donc à l’auberge cematin, dans l’espoir de m’entretenir avecelle. Un domestique m’escorta vers lesalon. En montant l’escalier, je medemandai quelle expression animerait sonvisage lorsqu’elle me verrait entrer. Celadevrait me renseigner. Un sourire memontrerait que j’étais accueilli avecplaisir. De la gêne m’inciterait à espérer.

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Un regard froid, en revanche, annihileraittous mes rêves.

La porte s’ouvrit. Mais au lieu detrouver Elizabeth en compagnie de satante, je la vis s’élancer vers la porte,pâle et agitée. J’eus un sursaut, pensantqu’une catastrophe avait dû se produire,mais avant que j’aie pu ouvrir la boucheelle avait tourné ses yeux emplis dedétresse vers moi et s’était écriée :

— Je vous prie de m’excuser, mais jedois vous quitter. Je dois trouver mononcle à l’instant, pour une affaire qui nesaurait attendre. Il n’y a pas une minute àperdre !

— Seigneur, que se passe-t-il ? luidemandai-je, brûlant d’envie de lui veniren aide.

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Mais à peine avais-je prononcé cesmots que je mesurai à quel point ils luiétaient de peu de secours. Je me ressaisiset ajoutai :

— Laissez-moi aller chercherMrGardiner, ou envoyez le domestique.Vous n’êtes pas assez bien ; vous nepouvez y aller vous-même.

— Oh, oui, le domestique !Elle le rappela d’une voix

chevrotante, et lui dit :— Il faut trouver mon oncle.

Ramenez-le immédiatement. C’est uneaffaire de la plus extrême urgence.Envoyez un garçon d’écurie. Dites-lui quesa nièce a besoin de lui sur-le-champ.Ainsi que ma tante. Qu’elle vienne aussi.

Le domestique promit de suivre ces

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consignes, et quitta la pièce.Je vis Elizabeth chanceler, et je me

précipitai vers elle, prêt à la soutenir,mais elle s’assit avant que je l’aierejointe, l’air si souffrante que je n’auraispas pu la quitter, même si j’en avaiséprouvé le désir.

— Laissez-moi appeler votre femmede chambre, lui dis-je doucement, en mesentant de nouveau inutile.

Je n’avais pas la moindre idée del’aide qu’on peut apporter à une damedans ce genre de circonstance. Une idéeme vint :

— Un verre de vin ! Puis-je aller vousen chercher ?

— Non, merci.Je la vis lutter pour reprendre le

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contrôle sur ses nerfs.— Je me porte bien. Je suis seulement

attristée au plus haut point par desnouvelles affreuses que j’ai à l’instantreçues de Longbourn.

Elle éclata en sanglots. Je brûlaisd’aller la réconforter. J’aurais voulu laprendre dans mes bras pour soulager sadouleur. Mais c’était impossible. Pour lapremière fois de ma vie, je maudisl’étiquette, les bonnes manières etl’éducation. Elles m’avaient toujourssemblé primordiales, mais ellesm’apparaissaient à présent dépourvues devaleur, parce qu’elles me tenaient éloignéd’Elizabeth.

Un instant de plus et je crois quej’aurais fait fi des convenances, mais elle

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se reprit et dit :— Je viens de recevoir une lettre de

Jane, avec de si horribles nouvelles ! Maplus jeune sœur a abandonné tous sesamis… s’est enfuie… s’est livrée aupouvoir de… de MrWickham. Ils se sontenfuis ensemble de Brighton. Vous, entretous, le connaissez trop bien pour douterde la suite. Elle n’a ni argent, ni relations,rien qui puisse le tenter… Elle est perdue,perdue à jamais.

Je ne pouvais en croire mes oreilles.Fallait-il être perfide, en vérité ! Arracherune jeune fille à sa famille et à ses amis.Pourtant, il l’avait déjà fait, ou du moinsessayé, et y serait parvenu si sa tentativen’avait été déjouée.

— Quand je pense que j’aurais pu

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l’éviter ! Moi, qui savais qui il estvraiment…, dit-elle.

J’aurais voulu lui dire que non, que cen’était pas elle la coupable, mais moi-même, car j’aurais dû rendre publique savraie nature. Mais ses mots s’échappaientcomme un torrent, et je ne pouvais rienfaire d’autre que de la laisser s’exprimer.Un moment plus tard, elle finit par setaire.

— Mais est-ce certain, absolumentcertain ? m’enquis-je.

Les nouvelles voyagent vite, surtoutles mauvaises, mais elles sont souventdéformées. Je ne pouvais croire queWickham ait enlevé Miss Lydia Bennet.Elle n’avait rien qui pût le tenter, et iln’avait pas de raison de vouloir du mal à

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sa famille. Il devait savoir qu’un telcomportement ferait de lui un paria.C’était un prix trop grand à payer pourépouser une jeune fille sans cervelle, sansnom et sans fortune. Et pourtant, en vérité,comment pourrait-il seulement l’épouser ?Elle n’était pas majeure. Il pourraitl’emmener en Écosse, à Gretna Green oùil est si facile de se marier, mais levoyage serait fort coûteux, et je savaisqu’il ne serait pas prêt à dépenser lamoitié de cette somme, à moins que safiancée ne soit une très riche héritière.

— Ils ont quitté Brighton ensemblesamedi soir, et l’on a retrouvé leur pistepresque jusqu’à Londres, mais c’est tout.Ils ne sont certainement pas allésen Écosse.

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Je commençai à me faire une idée dece qui s’était passé. Wickham connaissaitbien Londres. Il savait qu’il lui seraitfacile d’y disparaître. Et quand il auraitpris son plaisir, il pourrait abandonnerMiss Lydia Bennet en toute impunité.

Tout cela découlait de monépouvantable orgueil. Si j’avais rendupublic le caractère de Wickham, cesévénements auraient été impossibles, maisje ne l’avais pas fait, et ainsi j’avaisinfligé des souffrances à celle quej’aimais.

— Quelles actions ont été menées,qu’a-t-on fait pour essayer de laretrouver ?

Il fallait que je sache, afin d’organiserau mieux mon temps et de mener mes

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recherches à bien. Je ne connaîtrais pas derepos tant que la sœur d’Elizabeth ne luiaurait pas été rendue.

— Mon père est parti pour Londres, etJane écrit pour demander l’assistanceimmédiate de mon oncle. Nous seronspartis, je l’espère, dans une demi-heure.

Une demi-heure ! Après tous mesespoirs, perdre Elizabeth si vite… maisbien sûr, elle devait partir.

— Comment peut-on raisonner un telhomme ? Et comment peut-on seulementles retrouver ? Je n’ai pas le moindreespoir. C’est horrible à tous égards !

Il n’y avait rien que je puisse dire oufaire, à part lui offrir tacitement macompassion et espérer ainsi la soutenir. Jebrûlais de la prendre dans mes bras, mais

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son oncle allait arriver d’un instant àl’autre, et cela n’aurait fait qu’aggraver lasituation.

— Quand vous m’avez ouvert les yeuxsur son vrai caractère… oh, si seulementj’avais su ce que je devais faire ! Siseulement je l’avais osé ! Mais je nesavais pas quelle décision prendre…J’avais peur d’en faire trop. Terrible,terrible erreur !

Il était évident qu’elle aurait aimé mevoir partir. C’était moi qui lui avaisdemandé le secret ; qui l’avais suppliéede n’en souffler mot à personne. Et pourquel résultat ! Une sœur perdue, unefamille dans la détresse… Elle ne voulaitplus poser les yeux sur moi. Ce n’était passurprenant. Je réussis à marmonner

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quelques propos incohérents pour lui direque je n’avais plus d’autre excuse pourm’attarder en sa compagnie que moninquiétude à son sujet.

— Cette malencontreuse affaire, va, jele crains, priver ma sœur du plaisir devous voir à Pemberley aujourd’hui ?

Aussitôt ces mots prononcés, je perçusleur ridicule. Évidemment, il lui seraitimpossible de venir ! Cela ne sembla pasla frapper, pourtant, car elle me réponditen toute franchise :

— Oh, oui. Ayez l’amabilité deprésenter nos excuses à Miss Darcy.Tenez ces événements épouvantablessecrets aussi longtemps que vous lepourrez. Je sais bien que malgré tout, lavérité sera connue assez vite.

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— Vous pouvez compter sur madiscrétion. Je suis désolé de ce qui vousarrive… j’espère que tout se terminerapour le mieux.

Sur ces mots, je l’abandonnai à sasolitude et repris le chemin de Pemberley.

Si une issue heureuse est possible, jeveux y contribuer d’une façon ou d’uneautre.

— Vous êtes sorti de bonne heure, fitremarquer Caroline quand j’entrai ausalon. Vous avez rendu visite à Miss ElizaBennet, peut-être ?

La jalousie était perceptible dans sonregard aussi bien que dans sa voix. Jamaisauparavant je n’avais pris consciencequ’elle me voulait à ce point. Ou peut-êtreserait-il plus juste de dire qu’elle voulait

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Pemberley à ce point. Sans le domaine,elle ne m’aurait même pas remarqué. Macalligraphie aurait pu être la plusrégulière du monde, qu’elle n’eût pas jugébon de la mentionner.

— En effet.— Et comment se porte-t-elle, ce

matin ?— Fort bien.— Nous la verrons un peu plus tard, je

présume ? Comme ces campagnardspeuvent se montrer insistants dans leursvisites !

— Non, elle ne viendra pas.— J’espère qu’elle n’a pas reçu de

mauvaises nouvelles de sa famille. LydiaBennet ne s’est pas enfuie avec l’un desofficiers ?

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J’eus un sursaut, mais réussis à mecontrôler. Elle ne pouvait pas en avoirentendu parler. Elizabeth n’en avait faitpart à personne d’autre que moi. Seul lemépris avait soufflé ces mots à Caroline,et leur exactitude n’était que le fruit duhasard.

— À moins que ce ne soit sa sœur siaccomplie – Mary, c’est bien ça ? – quiait rendu visite à Lydia à Brighton et attirél’attention du prince de Galles ? Peut-êtrea-t-il invité la famille à venir séjournerchez lui. Ils peuvent ainsi partager letriomphe de Mary, qui charme le princepar sa compagnie au Marine Pavilion,reprit-elle d’une voix sarcastique.

— MrGardiner a dû ramenerMiss Bennet chez elle. Il a été contraint

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d’écourter son voyage en raison d’uneaffaire urgente qui le rappelait à Londres.

— Ah, ces hommes d’affaires et leursurgences ! s’exclama Caroline, quipréférait oublier, comme à son habitude,que son propre père avait fait fortune dansle commerce.

— C’est ce qui arrive quand on a unoncle à Cheapside, renchérit Louisa. J’aibien de la pitié pour la pauvre MissElizaBennet. Quel désagrément de devoirécourter un voyage pour des raisonsd’affaires !

— Cela me rappelle que j’aiégalement des affaires à régler, que jenéglige depuis trop longtemps, répliquai-je sèchement. Vous m’excuserez bien pourquelques jours, je n’en doute pas.

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— Vous allez à Londres ? demandaBingley.

— Oui.— Quelle bonne idée. J’adorerais

passer quelques jours à Londres, intervintCaroline.

— Par cette chaleur ? objecta Louisa.— Mais ce n’est rien, un peu de

chaleur.— Vos affaires ne peuvent-elles

attendre ? demanda Bingley. Je dois merendre à Londres moi-même à la fin dumois. Nous pourrions faire routeensemble.

— Malheureusement non, c’est uneurgence. Restez ici et profitez dePemberley. Il y a mille occupations, et masœur s’assurera que vous soyez bien

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traités. Je ne serai pas parti bienlongtemps.

— Je crois que je vais profiter del’occasion d’aller à Londres avec vouspour faire quelques emplettes, déclaraCaroline en se levant. Je vais passer voirma couturière. Vous n’avez aucuneobjection à ce que je prenne place dansvotre voiture, je n’en doute pas.

— Vous ne voudriez pas abandonnerGeorgiana, répliquai-je. Je sais combiensa compagnie vous est précieuse.

Caroline se trouva réduite au silence.Elle vouait une véritable adoration àGeorgiana, ou du moins le prétendait-elle.Elle ne pouvait donc me poursuivre sansrévéler que son amitié était simulée. Elleavait pu trahir MissBennet, mais ne

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pouvait en faire de même pour Georgiana.Je savais bien qu’elle avait, comme moi àune autre époque, conçu le plan de voirGeorgiana devenir sa belle-sœur.

Abandonner ma sœur en si mauvaisecompagnie me causa un pincement aucœur, mais je me raisonnai. Elle pourraits’occuper avec son piano et ses croquis,et Bingley viendrait la divertir, ainsi queMrs Annesley. Elle ne souffrirait donc pastrop. De toute façon, je n’avais pas lechoix. Je devais retrouver Wickham etréparer les torts que j’avais créés.

J’aurais aimé me mettre en route sur-le-champ, mais j’avais divers préparatifsà faire, et je me résolus à ne partir que lelendemain, dès l’aube.

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Samedi 9 août

Je suis arrivé ce matin à Londres,

avec une idée bien précise pour démarrermes recherches : aller trouverMrsYounge. C’est une chance que je l’aiemise à la porte sans lui laisser le temps defaire ses bagages, puisque ainsi elle a étéobligée de me donner une adresse où lesenvoyer. J’ai trouvé assez facilement lagrande maison sur Edward Street.

— MrDarcy ! s’est-elle exclaméeavec stupeur en ouvrant la porte. Quefaites-vous ici ? Si c’est pour m’accuserd’avoir emporté les cuillères de serviceen argent lorsque j’ai quitté Ramsgate,c’est un pur mensonge. Je n’y ai pas

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touché. Je soupçonne plutôt Watkins…— Je ne suis pas venu pour parler

vaisselle, répliquai-je, heureux qu’aumoins ce souci domestique m’ait étéépargné. Puis-je entrer ?

— Certainement pas ! rétorqua-t-elleen serrant son châle autour d’elle. C’estencore une chance que j’aie un toit aprèsavoir été jetée dehors de façon si cruelle !Vous ne m’avez même pas donné deréférences, je n’avais nulle part oùaller…

— Mais vous semblez vous en êtrefort bien sortie, remarquai-je. Dites-moi,Mrs Younge, comment faites-vous pourpayer une si grande maison ?

Elle se passa la langue sur les lèvres.— J’ai reçu un héritage. Encore

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heureux, après la façon dont…— Je suis à la recherche de George

Wickham, l’interrompis-je, renonçant àentrer et décidant de ne pas perdredavantage de temps à écouter sesmensonges.

Elle eut l’air surprise.— Mr Wickham ?— Oui, George Wickham.Elle se renferma.— Je ne l’ai pas vu.Elle mentait, de toute évidence, mais

je voyais bien que je n’en tirerais rien deplus pour le moment.

— Dites-lui que je le cherche. Jereviendrai. Bonne journée.

Je savais que tôt ou tard, la cupidité lepousserait à venir me trouver. Nanti de

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cette certitude, je retournai à ma résidencelondonienne.

Lundi 11 août Mrs Younge est venue me voir ce

matin, comme je m’y attendais.— Vous m’avez dit que vous

cherchiez MrWickham ? demanda-t-ellequand mon majordome la fit entrer.

— En effet.— Je sais où il loge. Il se trouve que

je l’ai rencontré par hasard au parc hier.Je lui ai dit que vous étiez en ville, et ilm’a assurée qu’il serait enchanté devotre visite.

Il pense sans nul doute pouvoir

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m’extorquer de l’argent.— Très bien. Où habite-t-il ?— Allons, laissez-moi réfléchir…

C’était un nom curieux, dit-elle en tendantla main.

J’y déposai un souverain.— Je l’ai sur le bout de la langue…Cela me coûta cinq souverains, mais

je finis par obtenir l’information quej’espérais.

Je me rendis aussitôt à l’adressequ’elle m’avait donnée, et trouvaiWickham qui m’attendait.

— Mon cher Darcy, dit-il en levantles yeux à mon entrée. Comme c’estaimable à vous de prendre le temps de merendre visite.

Je jetai un coup d’œil à son logis. Il

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était petit et miteux, ce qui me laissa àpenser que sa situation financière devaitêtre désespérée. Je m’en réjouis, car celasignifiait qu’il se montrerait plus facileà persuader.

— Asseyez-vous, je vous en prie.— Je préfère rester debout.— Comme il vous plaira.Il s’affala dans un fauteuil, les jambes

négligemment jetées en travers del’accoudoir.

— Qu’est-ce qui vous amène ?demanda-t-il avec un sourire.

— Vous le savez fort bien.— Au contraire, j’avoue ne pas en

avoir la moindre idée. Peut-être avez-vous décidé de me confier une charge, etêtes-vous venu m’annoncer en personne la

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bonne nouvelle.Son insolence me mit en rage, mais je

me dominai.— Je suis venu vous dire ce que la

voix de la conscience aurait déjà dû voussouffler : que vous n’auriez jamais dûenlever Miss Bennet.

— Miss Bennet ? dit-il avec unefausse stupeur. Je ne l’ai pas vue. J’étais àBrighton, et elle est restée à Longbourn.

— Miss Lydia Bennet !— Ah, Lydia. Je ne l’ai pas enlevée.

Elle est venue de son plein gré. Je devaisquitter Brighton, car mes créancierscommençaient à devenir trop bruyants, etLydia a eu l’idée de m’accompagner. J’aiessayé de l’en dissuader. Pour tout vousdire, Darcy, elle me lasse. C’est une

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conquête trop facile. Elle s’est convaincueque j’étais le plus bel homme du régiment,et le tour était joué. Je lui ai dit que jen’avais pas d’argent, mais cela lui étaitégal. « Je suis certaine que vous finirezpar en avoir ! Quelle aventure ! » J’en aieu tellement assez de ses supplicationsque j’ai trouvé plus facile de la laisservenir que de la convaincre de rester àBrighton. Et puis, elle peut rendre certainsservices, dit-il avec impudence.

À ce moment-là, la porte s’ouvrit etLydia en personne entra dans la pièce.

— Ça, pour une surprise ! MrDarcy !dit-elle en s’approchant de Wickham.

Elle se tint à côté de son fauteuil, unemain sur son épaule.

— MrDarcy est venu me réprimander

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pour vous avoir enlevée, expliquaWickham en posant sa main sur la sienne.

Elle éclata de rire.— Mon cher Wickham ne m’a pas

enlevée ! Il n’en a pas eu besoin. Jemourrais d’envie de visiter Londres. Jelui ai dit qu’il devait absolumentm’emmener. Ce qu’on a ri !

— N’avez-vous donc pas songé àvotre famille ? Ils sont terriblementinquiets depuis que vous avez échappéaux soins du colonel Forster. Ils ne saventmême pas où vous êtes !

— Bon sang, j’ai oublié d’écrire. J’aiété tellement occupée, avec mon cherWickham. On s’est tellement amusés !Mais ça ne fait rien. Je leur écrirai dèsqu’on sera mariés. Ce que ce sera

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amusant, de signer de mon nom « LydiaWickham » !

Elle serra sa main dans la sienne, etlui, cet insolent, ce vaurien, la tira sur sesgenoux et l’embrassa, puis m’adressa unsourire sans cesser de la toucher.

— Vous voyez bien, Darcy, que votreinquiétude est sans fondement.

Lydia venait de me révéler quelquechose : au moins espérait-elle se marier.Il me semblait qu’elle serait moinsdécidée à rester si elle apprenait queWickham n’en avait pas l’intention. Je nepensais pas qu’il projette de le lui dire,cependant – car pourquoi souhaiterait-ilse défaire d’une compagne sienthousiaste ? – et il me parut être de mondevoir d’en informer la demoiselle.

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— J’aimerais m’entretenir avecMiss Bennet seul à seul.

— Très bien, dit Wickham en lapoussant de ses genoux. Essayez de laconvaincre de rentrer à la maison si celavous chante. Elle m’encombre. Mais je nevois pas en quoi son destin vous importe,conclut-il en se levant.

— Il m’importe parce que j’aurais pudévoiler votre caractère à Meryton et queje n’en ai rien fait. Il vous aurait étéimpossible de vous conduire de la sorte sivotre personnalité avait été connue.

— Peut-être, mais je ne crois pas quecela soit la véritable raison. Je doute quevous m’ayez poursuivi si je m’étais enfuiavec Maria Lucas.

Je ne reculai pas sous l’affront. Si je

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lui laissai deviner que j’avais un intérêtpersonnel dans cette affaire, il medeviendrait presque impossible del’acheter.

— Restez, supplia Lydia ens’accrochant à sa main alors qu’il sedirigeait vers la porte.

— MrDarcy veut vous parler en tête àtête. Il craint que je ne vous garde contrevotre volonté et veut vous donner lapossibilité de rentrer à la maison en sacompagnie.

— Comme si je risquais de vouloirretourner m’enterrer à Longbourn !rétorqua-t-elle en se pendant à son coupour l’embrasser sur la bouche.

Il l’enlaça, et lui rendit son baiseravant de me lancer un regard provocateur.

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Puis il quitta la pièce.— N’est-ce pas qu’il est beau ?

Toutes les filles étaient folles de lui, àMeryton, et Miss King l’aurait épousé sisa tutrice ne l’en avait empêchée. C’étaitpareil à Brighton. N’importe laquelled’entre elles se serait enfuie avec lui.Miss Winchester…

— Miss Bennet, vous ne pouvez resterici, l’interrompis-je.

— C’est un peu délabré, c’est vrai,mais nous finirons par avoir quelquechose de mieux. J’ai besoin de votre avis,cela dit, Mr Darcy.

— Oui ? demandai-je, plein d’espoir.— Quelle est votre opinion ? Je

n’arrive pas à me faire une idée. Est-ceque mon cher Wickham est plus beau avec

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son manteau rouge, ou son manteau bleu ?— Miss Bennet ! tonnai-je. Vous ne

pouvez pas rester ici avec Wickham. Iln’a pas l’intention de vous épouser. Jesais qu’il a prétendu le contraire, maisc’était un mensonge destiné à vous inciterà vous enfuir avec lui.

— Il ne m’a pas incitée à m’enfuiravec lui. C’est l’inverse qui s’est produit.Je commençais à m’ennuyer à Brighton,soupira-t-elle en bâillant. Le colonelForster était si ennuyeux. Il ne me laissaitpas faire la moitié de ce que j’auraisvoulu, et j’ai dû sauter le mur deux foispour me rendre aux soirées de monWickham. Denny m’a aidée. Je me suisdéguisée en homme. Vous auriez dû mevoir ! Ma propre mère ne m’aurait pas

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reconnue.— Votre réputation va être perdue ! Il

vous abandonnera dès qu’il sera lassé devous, et vous vous retrouverez seule àLondres, sans protection, sans argent, sanstoit. Rentrez avec moi dès aujourd’hui, etje ferai tout ce qui sera en mon pouvoirpour convaincre votre famille de vousrecevoir.

— Bon sang ! Je n’ai pas envie derentrer à la maison ! J’y mourrais d’ennui.Je suis sûre que nous finirons par nousmarier à un moment ou à un autre, et si cen’est pas le cas, ça ne change pas grand-chose.

Elle était inébranlable. Elle ne voulaitpas le quitter. Puisque c’étaient là sessentiments, je ne pouvais rien faire d’autre

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que d’essayer de m’assurer que lemariage ait lieu.

Wickham rentra dans la pièce, unecarafe dans une main, un verre dansl’autre. Il enlaça Lydia qui se tournaaussitôt pour lui donner un baiser.

— Eh bien, Darcy ? L’avez-vouspersuadée de me quitter ?

— Elle a totalement perdu la raison,rétorquai-je avec colère, mais puisqu’ellene veut pas vous quitter, vous devezl’épouser.

— Allons, Darcy. Vous savez bienque je ne peux pas le faire. Je n’ai pas unsou en poche. J’ai des dettes à travers toutle pays. J’ai laissé des factures à Meryton,et plus encore à Brighton. Je dois memarier avec une héritière.

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— Vous entendez ? demandai-je àMiss Bennet.

Elle se contenta de hausser lesépaules.

— Ça ne veut rien dire. Une héritièrenous apporterait de l’argent, et l’onpourrait avoir une meilleure maison.

Ce fut seulement pour l’amourd’Elizabeth que je restai. J’aurais préférésortir et laisser sa sœur à la vie qu’elles’était choisie. Mais le souvenir du visageattristé d’Elizabeth me donna du courage.

— Venez me retrouver à mon clubdemain, dis-je à Wickham.

— Mon cher Darcy, vous savez bienque je n’y suis pas le bienvenu.

— Je ferai en sorte qu’on vous laisseentrer.

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Il eut l’air surpris, mais accepta.Je quittai la maison, hanté par le

souvenir de son sourire insolent.

Jeudi 14 août Le rendez-vous a eu lieu et les

négociations ont commencé.— Vous devez l’épouser, lui dis-je

sèchement.— En faisant cela, je renoncerais à

toute chance de faire ma fortune par lebiais du mariage.

— Vous avez perdu cette pauvre fille.Est-ce que cela ne compte pas à vosyeux ?

Il croisa les jambes négligemment et

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se laissa aller contre son dossier.— Elle s’est perdue toute seule.Un serveur passa, et il commanda un

whisky. Je m’abstins de réagir, car jesavais que c’était une provocation. Jechoisis d’entrer dans le vif du sujet :

— Combien devez-vous ?— Plusieurs centaines de livres.— Je ne sais pas si c’est vrai, mais je

le saurai. Si vous remettez vos factures àmon homme de confiance, il les acquitterapour vous. En échange, vous épouserezLydia.

— Allons ! Puisque vous êtes sidésireux de la voir mariée, vous pouvezfaire bien plus que ça. Est-ce Miss Bennetqui vous charme, ou bien la jolieElizabeth ?

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— Je ne fais ceci que par conscience.Il éclata de rire.— Aucun homme ne se donne tant de

mal simplement pour apaiser saconscience. Laissez-moi deviner. C’est labelle Jane Bennet. La belle Jane, à lanature si douce. Sa présence embelliraitPemberley. Darcy, je vous félicite.

— Je n’ai aucune intention d’épouserMiss Bennet.

— Alors, c’est Elizabeth.Je ne dis rien, mais mon expression

dut me trahir.— Ah ! C’est donc ça ! Sa vivacité

vous séduit. Je ne l’aurais pas cru. Vousêtes si guindé, Darcy, mais on dit que lesopposés s’attirent.

Il avait la main, et s’en délectait.

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— Faites attention. Je suis prêt à fairebeaucoup pour sauver Lydia Bennet de ladisgrâce, mais si vous allez trop loin, aulieu de voir vos dettes acquittées et derecevoir une somme, vous serez poursuivipar tous vos créanciers de Brighton, etpeut-être par l’armée, car je leur donneraivotre adresse.

— Je peux fort bien aller à Bath, àLyme, ou dans le Lake District. Rien nem’oblige à vivre ici.

Mais je voyais bien qu’il n’avait pasle cran nécessaire pour s’enfuir denouveau.

— Comme il vous plaira.Décidant de bluffer, comme lui, je me

levai et me dirigeai vers la porte.— Attendez !

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Je m’arrêtai.— Je l’épouserai…— Très bien, dis-je en me rasseyant.— … en échange de trente mille

livres.— Quoi ? !— C’est la somme que devait me

rapporter Georgiana.J’eus quelques difficultés à me

dominer.— Je ne vous donnerai rien

d’approchant.— Très bien, disons vingt mille.Je me levai et quittai le club.Il reviendra vite me voir. Il n’a

personne d’autre vers qui se tourner.Je ne prends pas plaisir à le

rencontrer, mais la pensée que cela

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soulagera les craintes d’Elizabeth est unerécompense pour le temps et les soins quej’y consacre, et j’espère bientôt la voir denouveau heureuse.

Vendredi 15 août Wickham est venu me trouver cet

après-midi, comme je m’y attendais. Il estdans une situation désespérée, et ne peutse permettre de refuser de l’aide. Seule lapensée d’Elizabeth parvint à me soutenirdurant cette entrevue, qui fut aussidéplaisante que la précédente. Si cen’était pour elle, j’aurais abandonné cetteaffaire. Nous nous sommes finalemententendus sur mille livres pour rembourser

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ses dettes, et mille livres qui luireviendront directement.

— Ainsi qu’un poste dans l’armée, a-t-il ajouté.

— Je ne pense pas que les militairesvous accueillent à bras ouverts.

— Vous êtes influent. Allons, Darcy,j’ai besoin d’un revenu. Comment,autrement, pourrai-je subvenir aux besoinsd’une épouse ?

Je finis par accepter, à la conditionqu’il rejoigne un régiment tout au nord dupays, car je ne veux pas le revoir quandElizabeth et moi serons mariés. Si nousnous marions. J’ai déjà fait une foisl’erreur de croire qu’elle souhaitait que jelui demande sa main, et j’ai eu bien tort.Je ne commettrai pas une deuxième fois la

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même erreur.Une fois que tout fut arrangé avec

Wickham, je décidai d’aller trouverMrGardiner pour lui annoncer ce quiavait été arrêté. Je trouvai sa maison sanspeine, mais lorsque je demandai à le voir,les domestiques m’informèrent queMrBennet se trouvait avec lui. Cela me fithésiter. Je craignais que, dans l’émotionde la découverte, il ne commette unimpair. J’appris qu’il repartait àLongbourn le lendemain. Je jugeai alorsplus sage d’attendre, pensant qu’il seraitplus facile de parler avec MrGardinerqu’avec MrBennet. MrGardiner est biensûr moins impliqué, et il est doncprobable qu’il se montre plus raisonnable.

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Samedi 16 août

Je suis allé trouver MrGardiner, et

cette fois-ci, il était seul. Il était surprisde me voir, mais m’accueillitcordialement.

— MrDarcy. Je ne savais pas quevous comptiez venir si rapidement enville. Comment se porte votre sœur ?Bien, je l’espère.

— Très bien.— Nous avons eu grand plaisir à faire

sa connaissance dans le Derbyshire. C’estune bien jolie jeune fille.

— Merci. Vous êtes fort aimable. Cen’est pas de ma sœur que je suis venuvous entretenir, cela dit, mais de votre

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nièce.Je le vis changer de couleur.— Ne voulez-vous pas vous asseoir ?— Merci. Je suis allé la voir juste

après qu’elle eut reçu la lettre de sa sœur,et j’ai ainsi appris la triste vérité. Je mesuis senti responsable de la situation, carje connaissais le caractère de Wickham etn’ai rien dévoilé. Il avait déjà commis lemême genre de méfait auparavant, mais jen’en ai fait part à personne, dans le soucide préserver la réputation de la jeunedame. Si j’avais rendu sa perfidiepublique, aucune femme n’aurait putomber amoureuse de lui, et Miss LydiaBennet ne se serait pas trouvée en péril.

L’expression que je lus sur son visagedisait clairement : « Rien n’aurait pu

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préserver une fille comme Lydia dupéril. » Mais à haute voix, il se contentad’affirmer :

— Ce n’est vraiment pas votre faute.— Quoi qu’il en soit, j’ai pris sur moi

de le rechercher. Je connaissais sesfréquentations, et savais commentdécouvrir sa cachette. Je l’ai vu, et l’aiconvaincu qu’un mariage était inévitable.

La surprise de MrGardiner s’accrutau fur et à mesure que je lui révélai lesdétails. Il refusa que je règle aucun desarrangements financiers, mais alors quenous échangions nos arguments, uneexpression pensive se fit jour sur sonvisage. Il se doutait de la nature de messentiments pour Elizabeth, j’en suiscertain, mais il n’en parla point. Comment

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aurait-il pu ? Il finit par dire que nousavions assez discuté, et m’invita à revenirle voir le lendemain. Je pense qu’ilsouhaite demander à sa femme jusqu’àquel point mon aide peut être acceptée.

Je le quittai et me rendis à mon club.Tout sera bientôt arrangé, je n’ai pas decraintes à ce sujet. Dès qu’Elizabeth lesaura, elle sera délivrée de ses soucis, etc’est cette pensée qui me pousse àcontinuer. Elle pourra de nouveau rire, metaquiner, et oublier complètement sa sœur.

Dimanche 17 août Je me suis de nouveau rendu chez

MrGardiner, et cette fois Mrs Gardiner

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était présente. Ils m’ont accueillichaleureusement, et après avoir échangéquelques politesses, je leur ai répété queje comptais régler les dettes de Wickham.Ils acceptèrent, à la condition que jen’acquitte aucune autre dépense. Il faudraencore faire quelques arrangements,cependant, et j’ai l’intention de revenir àla charge, afin que MrGardiner me laisseavancer la totalité des sommes.

Lundi 18 août Tout est enfin arrangé. J’ai finalement

réussi à faire les choses à ma façon.MrGardiner a envoyé un express àLongbourn, et j’ai éprouvé une grande

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satisfaction à savoir que cette missiveallait soulager Elizabeth de sa souffrance.Mret Mrs Gardiner ont offert leurprotection à Lydia jusqu’à ce que lemariage puisse prendre place. Je ne lesenvie pas. Elle ne montre aucun remordsde ses actes, qu’elle semble considérercomme une immense plaisanterie. C’estl’une des filles les plus dénuées de valeurde ma connaissance.

Mardi 19 août Je suis retourné à Pemberley, et j’ai

été content de voir que mes invitésn’avaient rien trouvé d’étrange à monabsence. S’ils savaient que j’ai arrangé un

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mariage, au lieu d’aller régler des affairespersonnelles, comme ils seraient étonnés !

Samedi 30 août J’ai fait la route pour Londres, et

après-demain j’aurai la tâche ingrate dem’assurer que Wickham se rende bien àson propre mariage.

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Septembre

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Lundi 1er septembre Aujourd’hui, nous avons marié Lydia

et sauvé sa réputation.La matinée avait mal commencé. Je

me suis rendu au logis de Wickham à dixheures et demie comme convenu et l’aitrouvé seulement à demi vêtu.

— Que se passe-t-il ? Vous devez êtreà l’église dans une demi-heure.

Il se versa un verre qu’il but d’un trait.— L’église n’est qu’à dix minutes

d’ici. Nous avons le temps.— Si vous êtes en retard, vous ne

pourrez pas vous marier aujourd’hui.— Vous savez, Darcy, si vous m’aviez

donné la charge que je vous demandais, àl’époque, tout ceci aurait pu être évité.

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Je ne dis rien.— Cela m’aurait mieux convenu de

marier les autres que de me marier moi-même. Je commence à penser que je n’enai pas du tout envie.

— Alors vous devrez affronter voscréanciers.

— Ah. Cela me tente encore moins.Sur ces mots, il posa son verre et

saisit son manteau. Il l’enfila et noua sacravate, puis nous sortîmes pour prendrela voiture qui nous attendait.

— Cela me rappelle notre enfance.Vous et moi, ensemble. J’ai toujourspensé que vous seriez mon témoin. Cesderniers temps, j’avais commencé à endouter, vous voyez, mais nous voici denouveau amis.

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— Vous n’êtes pas l’un de mes amis,rétorquai-je.

Il me lança un sourire mutin.— À moins que je ne me trompe, nous

serons bientôt plus que des amis. Nousserons frères.

Il se laissa aller contre son dossier, etajouta :

— Comme nos pères auraient étéheureux de nous savoir si proches. Nousavons déjà failli devenir frères l’annéepassée… Mais hélas, la destinée en adécidé autrement. Ou plutôt, vous en avezdécidé autrement. Comment vaGeorgiana ?

Ce fut difficile de garder mon calme,mais je parvins à répondre sansm’emporter outre mesure :

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— Elle se porte d’autant mieuxqu’elle est loin de vous.

— Quel dommage. Je ne pensais pasqu’elle m’oublierait si vite. Je la croyaisamoureuse. J’ai hâte de la revoir, quandLydia et moi viendrons en visite àPemberley.

— C’est là une chose qui ne seproduira jamais, rétorquai-je d’un ton quine souffrait aucune réplique.

Nous fûmes bientôt à Saint-Clement.Nous avons choisi cette église parcequ’elle appartient à la paroisse duquartier de Wickham, et que le recteur estd’accord pour célébrer cette union. Ilignore tout ce qui a dû être entrepris pourrendre le mariage possible, et pensesimplement qu’un jeune couple désire

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convoler.Il nous accueillit avec le sourire alors

que nous pénétrions dans la nef etattendions que Lydia fasse son entrée.

— Peut-être a-t-elle changé d’avis, ditWickham. Vous ne pourriez me lereprocher. Vous seriez tout de même tenude régler mes dettes.

— Elle va venir. Son oncle et sa tantevont s’en assurer.

À cet instant, Lydia apparut sous lavoûte. Elle jeta un regard vers l’autel et serépandit en bruyantes effusions à la vue deWickham. Son oncle et sa tante luirappelèrent où elle se trouvait et laconduisirent vers le devant de la nef.

— Je serai content quand tout cecisera derrière nous, me dit MrGardiner à

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voix basse.— Et moi donc ! renchérit sa femme.

J’ai essayé de lui faire comprendre quelleinquiétude elle avait causée à ses parents,la disgrâce qu’elle avait attirée sur safamille, et la reconnaissance qu’elledevait à ceux qui l’ont sauvée de la perte,mais sans succès. Elle ne m’a pas écoutéeet s’est contentée de me parler deWickham sans cesse, et de se plaindre detemps à autre que nous ne mettions jamaisle nez dehors.

La cérémonie débuta, et le mariage quiavait été si long à convenir fut accompliavec célérité.

— J’espère que vous allez remercierMrDarcy pour ce qu’il a fait, ditMrs Gardiner quand tout fut terminé.

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— Mrs Wickham. Comme cela sonnebien ! s’écria Lydia sans prêter attention àsa tante.

Elle était plongée dans lacontemplation de sa bague.

Des curieux en nombre entrèrent dansl’église, et Lydia montra son alliance àchacun, en leur disant qu’ils devaient laféliciter et être les premiers à l’appelerpar son nouveau nom.

— Mes sœurs vont mourir dejalousie ! dit-elle alors que nous quittionsl’église. Aucune d’entre elles n’estmariée, alors qu’elles sont toutes plusâgées que moi. J’aurais honte, si à plus devingt ans je n’étais pas mariée. Jane serabientôt vieille fille si elle n’y prendgarde. Elle va devoir me céder sa place à

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table, car je suis une femme mariée, àprésent. Ce que ce sera drôle ! Je luidirai : « Jane, je prends votre place, etvous devez vous éloigner de la tête detable, parce que je suis une femmemariée. »

Mret Mrs Gardiner échangèrent unregard, mais cela n’empêcha pas Lydia depoursuivre :

— Elles seront toutes tellementjalouses de moi et de mon bel époux.J’étais si inquiète, ce matin, pendant letrajet vers l’église. J’avais une peurpanique qu’il porte du noir, mais il n’yavait plus une ombre à mon bonheur quandj’ai vu qu’il avait choisi son manteaubleu.

Je ressentis une bouffée de plaisir en

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constatant que Lydia allait se montreraussi stupide que sa mère, et je me réjouisà la pensée que Wickham serait,finalement, bien puni, parce qu’il allaitdevoir vivre avec elle jusqu’à la fin deses jours.

Mardi 2 septembre Ce soir, j’ai dîné avec les Gardiner.

Nous étions soulagés que tout se soit bienpassé. Les dernières semaines ont étééprouvantes, mais tout s’est terminé aumieux.

C’est un couple charmant.MrGardiner est intelligent, etMrs Gardiner ne manque pas de bon sens.

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Ils sont cultivés et bien éduqués, et j’aipassé une agréable soirée en leurcompagnie – si agréable, même, que j’aioublié que je me trouvais à GracechurchStreet. J’ai souvent passé des soiréespires que celle-ci, à de meilleuresadresses.

Penser qu’un jour je les ai écartéssans même les connaître, et que j’ai rejetéElizabeth parce que ses relations necorrespondaient pas à mes critères ! Sij’avais porté un regard aussi critique surma propre famille, je me serais aperçuqu’elle n’était pas la seule à avoir desliens de parenté indésirables.Lady Catherine, malgré sa grandeélégance, s’est abaissée en suggérantqu’Elizabeth, sa propre invitée, aille

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travailler son piano dans la chambre de lagouvernante, et voilà bien un impair quene commettrait pas Mrs Gardiner, j’ensuis certain. Quant à la famille de Bingley,elle ne vaut guère mieux. Caroline Bingleyest peut-être une femme du monde et uneélégante, mais c’est aussi quelqu’undévoré par la jalousie et le mépris.

Mercredi 3 septembre En rentrant à Pemberley, j’ai

découvert que Caroline et Louisa avaientla tête pleine de projets d’un séjour àScarborough.

— Il faut absolument que vous veniez,MrDarcy. Scarborough est un endroit

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vivifiant à cette époque de l’année.— J’ai trop à faire dans mon domaine.— Mais cela ferait du bien à

Georgiana. Je crois bien qu’elle n’a pasvu la mer depuis l’été dernier, quand ellea séjourné à Ramsgate. Elle doit en mourird’envie.

Elle se tourna vers ma sœur :— N’aimeriez-vous pas revoir la

mer ?Georgiana rougit et répondit qu’elle

n’en éprouvait pas le désir. Caroline setourna de nouveau vers moi :

— Vous retourneriez ragaillardi àPemberley, capable d’abattre deux foisplus de travail que jamais.

— Mes intentions sont arrêtées. Maisne changez pas vos projets pour moi, me

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hâtai-je d’ajouter quand elle ouvrit labouche pour se raviser. L’air vous fera dubien.

— L’air marin, dit MrHurst avant deretomber dans sa torpeur habituelle.

Jeudi 4 septembre Caroline, Louisa et MrHurst sont

partis pour Scarborough. Ils ont tenté depersuader Bingley de les accompagner,mais il a répondu qu’il n’avait nul désird’être giflé par le vent et qu’il allait resterà Pemberley. Caroline l’y a d’ailleursencouragé. Elle croit toujours qu’il vaépouser Georgiana, et souhaite qu’il passedavantage de temps en sa compagnie, bien

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qu’il soit évident pour un observateurimpartial qu’il n’en fera jamais rien.

Lundi 8 septembre — Je crois que je vais retourner à

Netherfield, m’a confié Bingley d’un airdétaché alors que nous nous promenions àcheval ce matin.

— Excellente idée. Si vous avezl’intention de garder la propriété, vousferiez aussi bien de l’utiliser de temps àautre.

— C’est exactement ce que je me suisdit. Viendrez-vous avec moi ? J’aimeraisvous rendre votre hospitalité.

Je sentis mon cœur se gonfler

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d’espoir. En séjournant à Netherfield,j’aurai la possibilité de revoir Elizabeth.

— Quand comptez-vous partir ?— Dans une semaine, environ. Je

pensais envoyer les domestiques demain,pour préparer la maison.

— Je vous accompagnerai.Cela eut l’air de lui faire plaisir.— Cela fait presque un an exactement

que j’ai loué ce domaine. Pourtant je nesongeais pas alors…

Il laissa la phrase en suspens, et il nefut pas difficile de deviner quelledirection ses pensées avaient prise. Jen’ajoutai rien, et le laissai se perdre danssa rêverie. Peut-être deviendra-t-elleréalité avant longtemps. Et mes propresrêves… qu’en sera-t-il ?

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Mercredi 17 septembre Nous sommes arrivés à Netherfield

cet après-midi. Bingley a aussitôt décidéd’aller faire un tour à cheval à Meryton, etseule l’arrivée de la pluie a pu l’y fairerenoncer.

Jeudi 18 septembre Sir William Lucas nous a rendu visite

ce matin, pour nous souhaiter un bonretour dans la région.

— MrBingley, a-t-il dit avec uneprofonde révérence, vous nous faites un

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grand honneur en revenant dans notremodeste contrée. Nous pensions n’avoirpas suffisamment de joies à offrir pourvous retenir, et pourtant vous voici, deretour de vos triomphes dans la capitale,qui honorez notre modeste village parvotre présence.

Puis j’eus droit à mon tour à unprofond salut :

— Cela me semble hier que nousétions tous rassemblés autour delady Catherine dans la charmante salle àmanger de Rosings Park. Votre séjour là-bas vous a plu, je l’espère.

« Me plaire », ce ne sont vraiment pasles mots que j’emploierais pour décriremes sentiments pendant ces quelquessemaines agitées, mais il prit mon silence

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pour un assentiment.— Avez-vous de nouveau séjourné

chez votre honorable tante depuis cetteépoque ?

— Non, répondis-je sèchement.— Je compte rendre une nouvelle

visite à ma fille d’ici peu.Il radota ensuite sur les nombreux

avantages de la situation de sa fille.Combien de temps il aurait ainsi continuési MrLong n’était passé nous voir, jel’ignore !

Quand nos visiteurs furent partis,Bingley se tourna vers moi :

— C’était après la visite desir William que MrBennet était venu nousrencontrer, l’année dernière. Est-ce quevous pensez qu’il en fera autant cette

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année ?Je songeais à l’indolence de

Mr Bennet et hésitai.— Je pourrais peut-être leur rendre

visite même sans cet honneur, supposamon ami.

— Attendez donc de voir s’il seprésente demain.

Samedi 20 septembre MrBennet n’est pas venu hier. Ce

matin, Bingley a décidé de faire une visiteà Longbourn.

— Venez donc avec moi, Darcy.J’acceptai en me disant que mon but

était de m’assurer que Miss Bennet avait

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encore de l’affection pour lui, mais monvrai motif était de retrouver Elizabeth.J’étais aussi impatient de la voir queBingley de rejoindre Jane, et nous avionsl’un et l’autre les mêmes appréhensions.

Nous nous mîmes en chemin. Bingleyrestait silencieux, et j’étais égalementperdu dans mes pensées, me demandantquel accueil j’allais recevoir. Si Elizabethm’en voulait d’être la cause de la perte deLydia, je ne saurais l’en blâmer, d’autantmoins qu’elle ignorait que j’avaiscontribué à arranger la situation.

J’ai tenu particulièrement à ce qu’ellen’en sache rien. Je ne veux pas de sareconnaissance. Si elle a développé detendres sentiments à mon endroit, je veuxêtre sûr qu’ils soient le fruit de l’amour, et

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de rien d’autre.Enfin nous arrivâmes. Le domestique

nous fit entrer. Je vis aussitôt Elizabethbaisser les yeux, gênée, et s’affairer avecson ouvrage. Quel pouvait en être lesens ? Si seulement je le savais ! Était-elle sensible au caractère embarrassant dela situation ? Ou était-ce au contraire quema vue lui était insupportable ?

— Oh, MrBingley ! s’écriaMrs Bennet, tout sourires, en se levantd’un bond. Quel bonheur de vous revoir àLongbourn. Nous nous sommes languis devous. Vous nous avez quittés avec unetelle hâte l’année dernière que vousn’avez pas eu le temps de prendre congé.J’espère que vous n’avez pas l’intentionde réitérer un tel départ ?

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— Non, je ne le souhaite pas, réponditmon ami en regardant Miss Bennet.

Je la vis sourire, et baisser les yeux.Elle, du moins, je la comprenais, et il étaitévident que les espoirs de Bingley neseraient pas déçus.

— Et MrDarcy, ajouta Mrs Bennetd’un ton aigre en se tournant vers moi.

Je ne pris pas garde à son mauvaisaccueil. J’avais du mal à croire qu’il yavait quelques mois à peine, cette femmeait pu me dissuader de solliciter la maind’Elizabeth. Quelle importance, que samère soit idiote et vulgaire ? Je n’ai pasle souhait d’épouser Mrs Bennet.

Je ne pus m’asseoir à côtéd’Elizabeth, car ses plus jeunes sœursétaient placées autour d’elle, mais je lui

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demandai des nouvelles de ses oncle ettante. Elle me répondit posément, puisreporta son attention vers son ouvrage.

Je gardai une apparence calme.Intérieurement, je bouillonnais, mais je nepouvais rien entreprendre. J’étais troploin d’Elizabeth pour pouvoir poursuivrenotre conversation sans que cela semblecurieux, et qu’aurais-je pu lui dire de cequi me brûlait les lèvres, alors que samère était dans la pièce ?

Pour me changer les idées, je regardaiMiss Bennet et me demandai comment soninclination pour Bingley avait pum’échapper l’année dernière. Sessentiments pour lui transparaissaient danschacun de ses gestes, dans ses regards, sessourires. M’étais-je aveuglé à ce point, à

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souhaiter le mariage de Bingley etGeorgiana ? J’en fus surpris. J’avais crubien faire à l’époque, mais à présent monerreur me saute aux yeux.

Je jetai un nouveau coup d’œil àElizabeth, regrettant de ne pouvoir liredans ses pensées.

Après quelque temps, elle medemanda :

— Miss Darcy se porte-t-elle bien ?— Très bien, merci, répondis-je,

heureux d’entendre le son de sa voix.Nous n’eûmes pas l’occasion de

parler davantage. Sa mère évoqua lemariage de Lydia. Elizabeth n’osait leverles yeux. Connaissait-elle le rôle quej’avais joué ? Mais non, c’étaitimpossible. J’avais fait jurer le secret aux

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Gardiner, et je savais qu’ils ne m’auraientpas trahi. Son embarras devait venir dusujet lui-même, informée qu’elle était demes relations avec Wickham.

— Comme c’est agréable d’avoir unefille bien mariée, radotait Mrs Bennet.

Un tel discours m’eût révolté il y aquelques mois, mais ne me fit aujourd’huini chaud ni froid. Peu m’importeMrsBennet. Qu’elle soit la femme la plusstupide du monde civilisé si c’est là sonchoix. Cela ne m’empêchera pasd’épouser Elizabeth, si elle m’accepte.

Mrs Bennet parlait toujours deWickham, expliquant qu’il était entré dansl’armée régulière, avant d’ajouter :

— Heureusement, il a tout de mêmequelques amis ! Peut-être pas autant qu’il

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le mérite, toutefois.Je vis un rouge flamboyant monter aux

joues d’Elizabeth, et ses yeux briller dehonte. Comme j’aurais aimé pouvoir luivenir en aide ! Mais ces couleurs luiallaient si bien…

Elle finit par relever la tête :— Avez-vous l’intention de rester

dans la région, Mr Bingley ?J’aurais voulu être Bingley à ce

moment, pour que ce fût à moi qu’elles’adressât. Pourquoi avait-elle donné lapréférence à mon ami ? Pourquoi nem’accordait-elle pas un regard ? N’enéprouvait-elle pas le désir ? J’étaisplongé dans un abîme de souffrance.

La visite touchait à sa fin. Je seraisresté toute la journée si je l’avais pu, mais

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c’était impossible.— Vous viendrez dîner avec nous

mardi, j’espère, MrBingley ? proposaMrs Bennet lorsque nous nous levâmespour prendre congé.

Elle tourna un regard froid dans madirection et ajouta à contrecœur :

— Ainsi que Mr Darcy.Que me font ses manières ? Je vais

revoir Elizabeth !Notre prochaine rencontre

m’apprendra certainement si elle a dessentiments pour moi, si elle peut mepardonner les torts affreux que j’ai eusenvers sa famille, et si elle peut m’aimer.

L’attente sera un enfer.

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Dimanche 21 septembre — J’ai trouvé Miss Bennet en forme,

hier soir, m’a dit Bingley ce matin.— C’est vrai.— Je l’ai trouvée très en forme,

reprit-il quelques minutes plus tard.— Oui, c’est vrai.— Et joyeuse. Elle a dû passer un

agréable été, je suppose, conclut-il avecun air de regret.

— On peut en effet l’espérer. Vous nesouhaiteriez pas qu’elle fût malheureuse ?

— Non, bien sûr que non, se hâta-t-ilde répondre.

— Elle ne m’a pourtant pas semblé siépanouie, lorsque nous sommes arrivés.

— Vraiment ?

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— Non. Mais elle a semblé reprendrevie à votre vue.

Bingley sourit.— Mrs Bennet est une femme

merveilleuse. Vraiment charmante. Et sicourtoise. Je ne m’attendais pas à cequ’elle m’invite si rapidement à dîner.C’est un honneur que je ne mérite pas.

Toute personne qui considèreMrs Bennet comme une femmemerveilleuse est sujet à plus qu’un petitbéguin. Seul l’amour le plus profond peutproduire un tel aveuglement ! Je suisheureux pour Bingley, et j’espèreseulement que mon propre sort puisse êtreaussi favorable.

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Mardi 23 septembre Bingley était prêt pour se rendre à

Longbourn une demi-heure trop tôt.— Nous ne pouvons pas y aller

maintenant, lui dis-je bien que je fusseaussi impatient que lui.

— Nous pourrions être retardés enchemin.

— Pas sur un trajet si court !— Mais Jennings ne voudra pas forcer

les chevaux.— Nous serons en avance à

Longbourn, même en allant au pas d’unbout à l’autre.

— Et si un arbre s’était abattu sur laroute ?

— Nous le contournerions.

Page 578: Le Journal de Mr Darcy

— Mais la voiture pourrait perdre uneroue.

— Nous ne pouvons partir avant unedemi-heure, rétorquai-je en m’asseyantavec un livre.

J’aurais aimé être aussi sûr de moique j’en donnais l’impression. J’étaisaussi impatient que Bingley, mais cettehâte était tempérée par une réticence. Ilavait le bonheur de savoir que sessentiments étaient partagés. Je n’avais pasde telles certitudes. Revoir Elizabeth !J’osais à peine y songer. Quelle joie sielle m’accordait un sourire ! Quellesouffrance si elle fuyait mon regard !

Bingley s’approcha de la fenêtre.— Vous devriez faire comme moi, et

prendre un livre.

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Il s’avança vers moi, m’ôta le volumedes mains, le retourna et me le rendit :

— Vous serez plus à l’aise en letenant à l’endroit.

Il me considéra avec curiosité, mais jene lui expliquai pas la cause de madistraction. Je me contentai de garder lesyeux sur la page, sans distinguer les mots.Enfin, ce fut l’heure du départ et nous nousmîmes en route. Pas une parole ne futéchangée. Nous arrivâmes. Nousentrâmes. Mrs Bennet accueillit Bingleyavec effusion, et me fit une froiderévérence. Nous passâmes dans la salle àmanger. Miss Bennet leva les yeux à notreentrée et Bingley prit place à côté d’elle.Heureux Bingley ! Je n’eus pas sa chance.J’étais presque aussi loin d’Elizabeth

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qu’il était possible de l’être. Pire encore,j’étais assis à côté de sa mère.

Mrs Bennet s’était donné beaucoup demal pour le dîner, et ce n’était pasdifficile d’en deviner la raison. Sesœillades répétées en direction de sa filleaînée et de Bingley laissaient deviner lecours de ses pensées. Le potage était bon,et il fut suivi de perdrix et d’un chevreuil.

— J’espère que les perdrix sontaccommodées selon votre goût, medemanda mon hôtesse.

— Elles sont remarquables, dis-jedans un effort pour me montrer agréable.

— Et le chevreuil. Avez-vous déjà vucuissot plus gras ?

— Non.— Vous prendrez bien un peu de

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sauce ? me pressa-t-elle.Je n’avais pas d’appétit, et déclinai sa

proposition.— Je suppose que vous ne vous

contentez pas d’une sauce si simple. Vousdevez être habitué à avoir quantitéd’assaisonnements différents sur la table,à Londres.

— En effet.— Vous avez dîné avec le prince de

Galles, je suppose ?— J’ai eu cet honneur.— Certaines personnes jugent la

gloutonnerie raffinée, mais je dois avouerqu’elle m’a toujours semblé vulgaire.Nous n’avons pas vingt sauces différentesavec chaque plat. À la campagne, nousn’aimons pas gaspiller de la sorte.

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Elle reporta son attention sur Bingley,et je tâchai d’avaler mon repas. Jesurveillais Elizabeth du coin de l’œil,plus avide d’un regard que de nourriture,mais elle ne tourna pas les yeux vers moi.

Les dames se retirèrent. Les gentlemenrestèrent autour d’un porto. Je ne prêtaiaucune attention à la conversation. Lesvilénies des Français et de Napoléon nem’intéressaient pas. Les folies du princede Galles non plus. Je lançai un regard àl’horloge, puis à mes compagnons. Nes’arrêteraient-ils jamais de parler ?

Nous rejoignîmes les dames et jem’approchai d’Elizabeth, mais il n’y avaitpas de place à ses côtés. Nous étionsnombreux, et je ne pouvais m’approchertant qu’elle servait le café. J’essayai tout

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de même, mais une jeune dame que jemaudirai jusqu’à la fin de mes jours vintla trouver et engagea la conversation.

Elizabeth eut-elle l’air contrariée ? Ilme sembla que oui, et cela me donna del’espoir. Je m’éloignai, mais à peineavais-je fini mon café, qui me brûla lalangue dans ma hâte à le boire, que je luiprésentai de nouveau ma tasse pourqu’elle la remplît.

— Votre sœur est-elle toujours àPemberley ?

Elle semblait froide, distante.— Oui, elle va y rester jusqu’à Noël.Elle demanda des nouvelles des amies

de Georgiana, puis se tut. Je ne savais passi je devais ou non poursuivre laconversation. J’aurais voulu parler, mais

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j’avais tant à dire que je ne savais par oùcommencer, et en réfléchissant je prisconscience que rien de ce que jesouhaitais dire ne pouvait l’être dans unsalon bondé.

Mon silence attira l’attention de l’unedes dames et je fus obligé de m’éloigner,en me maudissant de ne pas avoir sumettre à profit cette opportunité.

On enleva les tasses et installa lestables à jouer. C’était l’occasion oujamais ! Mais Mrs Bennet requit maprésence à la table de whist et je nepouvais décliner sans l’offenser. Je faillispourtant céder à mes sentiments etdéclarer : « Je préférerais vraimentconverser avec votre fille. » Qu’aurait-elle répondu ? M’aurait-elle rétorqué

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qu’elle n’avait pas l’intention d’imposerun homme aussi désagréable à Elizabeth,ou bien aurait-elle été si abasourdie qu’illui eût été impossible de proférer un son ?J’étais tenté d’essayer, mais je ne voulaispas mettre Elizabeth dans l’embarras.

Je ne parvenais pas à me concentrersur le jeu. Je n’arrêtais pas de perdre. Jecherchai une occasion de parler àElizabeth avant de partir, mais n’entrouvai pas et regagnai Netherfieldd’humeur bien sombre.

Bingley, à l’inverse, débordait dejoie. J’ai décidé de lui avouer demain queje lui ai caché le séjour de Miss Bennet àLondres. Il en sera fâché, mais la duperiea duré trop longtemps.

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Mercredi 24 septembre

— Miss Bennet n’est-elle pas la plus

belle jeune fille que vous ayez jamaisvue ? me demanda Bingley ce soir, alorsque nous jouions au billard.

— Si, absolument.— Je crois qu’il y a de l’espoir.— J’en suis certain.Après une hésitation, je me décidai à

ajouter :— Bingley, j’ai quelque chose à vous

avouer.— De quoi s’agit-il ?Il me regardait sans se douter de rien,

et j’eus honte du rôle que j’avais jouédans cette tromperie.

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— Je vous ai causé un grand tort. Auprintemps dernier, Miss Bennet a séjournéen ville.

— Mais je ne l’ai pas vue !— Non. Je sais. J’aurais dû vous le

dire, mais j’ai cru que vous l’aviezoubliée. Non, il faut que je sois honnête.J’espérais que vous l’aviez oubliée, ouque vous alliez le faire, si vous ne larevoyiez pas.

— Darcy ! s’exclama-t-il d’un tonpeiné.

— Je suis désolé. Je n’avais aucundroit de m’immiscer dans vos affaires.C’était grossier.

— Ainsi, elle m’a suivi jusqu’àLondres ?

Dans sa joie de savoir qu’elle était

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allée jusque là-bas, il ne pensait plus à matrahison.

— Elle a séjourné chez son oncle et satante, et elle a essayé de vous voir. Enfait, elle a écrit à Caroline.

— Caroline ! Elle était également aucourant ?

— Oui. Et j’ai le regret de vous direqu’elle a repoussé Miss Bennet, et que jel’y ai encouragée.

— Darcy !Il était fâché.— Je me suis très mal conduit, et je

vous fais mes excuses.— Si elle accepte de m’épouser, vous

serez pardonné. Mais peut-être à l’avenirconsidérerez-vous que je peux fort bienm’occuper de mes propres affaires.

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— J’en fais serment. Vous vousoccupez mieux des vôtres que moi desmiennes.

Il me lança un regard interrogateur.Je n’en dis pas davantage. Je ne puis

parler de mon amour pour Elizabeth avantde savoir s’il est partagé.

Jeudi 25 septembre J’ai été obligé de retourner à Londres.

La durée de mon séjour dépendra desévénements.

Mardi 30 septembre

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J’ai reçu une lettre de Bingley cematin, manifestement écrite à la hâte. Elleétait pleine de taches et si malcalligraphiée que j’ai eu du mal à la lire.Mais je finis par parvenir à la déchiffrer.

Mon cher Darcy,Félicitez-moi ! Jane et moi allonsnous marier ! C’est l’ange le plusdoux, le plus adorable ! Je nepuis croire que j’aie eu la chancede la conquérir. Sa mère est enextase. Son père est content.Elizabeth est enchantée. Je n’aipas le temps de vous en dire plus.Caroline me demande de voustransmettre ses salutations. Elleest déjà en train de réfléchir à sa

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robe de demoiselle d’honneur, etse réjouit de vous voir lors dumariage.

Charles Bingley P.-S. : J’ai oublié de vousdemander. Vous serez montémoin ? Je lui répondis pour lui transmettre

mes plus chaleureuses félicitations etl’assurer que je serai son témoin. J’auraisaimé retourner à Netherfield pour luitémoigner ma joie en personne, maisGeorgiana est souffrante et j’ai l’intentionde rester à Londres jusqu’à sa guérison.

Alors que je me tiens avec elle, je ne

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puis m’empêcher de songer à Elizabeth. Sielle consent à devenir ma femme, je saisqu’elle et Georgiana s’entendront trèsbien. Tout ce qui s’est produit jusqu’icisemble tendre vers ce dénouement tantespéré, cependant je ne suis pastranquille. Je n’ai vu aucun signe ni dansles manières d’Elizabeth ni dans sondiscours qui confirme que mes sentimentssoient partagés. Et pourtant je n’ai rien vunon plus qui me laisse penser qu’elle mesoit irrémédiablement hostile. J’aipresque peur de retourner à Longbourn.Tant que je suis ici avec Georgiana jepuis espérer, mais une fois de retour àMeryton tous mes rêves seront peut-êtreanéantis.

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Octobre

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Jeudi 2 octobre Le colonel Fitzwilliam est venu voir

comment se portait Georgiana. Elle estpresque guérie, et je devrais pouvoirretourner à Netherfield dans quelquesjours.

— Vous êtes allé à Netherfield, à ceque j’ai compris, me dit-il.

Nous étions dans la salle à manger.Georgiana, encore affaiblie par samaladie, dînait dans sa chambre.

— En effet.Je lui fis part des fiançailles de

Bingley.— Cela vous contrarie-t-il ?— Au contraire. Je suis très heureux

pour lui. Pour eux deux.

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— Est-ce que Miss Elizabeth Bennetvous a parlé de votre lettre ? A-t-elleaccepté de croire que vous n’ayez pascausé la ruine de Wickham ? demanda-t-ild’un ton incertain.

— Elle ne l’a pas évoquée, mais jepense qu’elle me croit.

— Est-ce que cela a adouci sessentiments envers vous ?

Je ne savais que répondre.— Les chagrins d’amour sont

douloureux tant qu’ils durent, mais on nedevrait pas les laisser s’éterniser. Il esttemps que vous vous tourniez de nouveauvers l’avenir, Darcy. Vous devriez vousmarier. Cela ferait du bien à Georgianad’avoir une femme dans la maison.

Il prit une bouchée de turbot avant

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d’ajouter :— Anne attend votre demande depuis

maintenant des années.— Anne ? !— Allons, Darcy, vous savez que

lady Catherine considère votre mariagecomme une chose entendue depuis votrenaissance à tous deux. J’ai été surprislorsque vous avez demandé la maind’Elizabeth, mais comme cela ne meregardait pas, j’ai préféré ne rien dire.Maintenant qu’elle vous a refusé,cependant, je pense que vous devriezofficialiser vos fiançailles avec Anne.

— Je n’ai aucunement l’intentiond’épouser Anne !

— Mais lady Catherine comptedessus. Votre mère et elle vous ont fiancés

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alors que vous étiez au berceau.— Elle n’est pas sérieuse ? Je l’ai

entendue le dire à de nombreuses reprises,mais j’ai toujours pensé que c’était uneidée en l’air, comme lorsqu’on déclarequ’un enfant sera soldat ou homme d’État.

— Je vous assure qu’elle prend celatrès au sérieux.

— Et Anne ?— De même. C’est la raison pour

laquelle elle ne s’est jamais mariée.— Je pensais qu’elle était tout

simplement trop jeune…— Elle a vingt-huit ans, tout comme

vous. Avez-vous oublié que vous étiez auberceau en même temps, et que nousjouions tous trois lorsque nous étionsenfants ?

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Oui, je l’avais oublié. Elle traînaittoujours derrière mon cousin et moi. Ouplutôt non, elle ne traînait pas. Ellecourait presque aussi vite que moi. Moncousin, qui avait cinq ans de plus quenous, nous devançait sans effort.

— Vous souvenez-vous du jour oùelle est arrivée la première en haut duchêne ? Elle n’avait pas le droit d’ygrimper. Elle avait déchiré sa robe, et onl’a enfermée dans sa chambre, au pain secet au lait, pendant une semaine.

— Oui, ça me revient, dis-je. Je merappelle aussi que vous lui aviez apportéun sandwich au rôti de bœuf et une part detarte, emballés dans un mouchoir. J’étaiscertain que vous alliez tomber quand vousêtes monté sur le toit pour atteindre sa

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fenêtre. Vous êtes-vous fait prendre pouravoir volé à la cuisine ?

— Non. Mrs Heaney a accusé lechien.

— Pauvre Caesar ! J’avais tout oubliédes exploits d’Anne. C’était une enfanttrès vive, quand elle était en bonne santé.

— Et quand elle avait sir Lewis pourla défendre. Lorsqu’il a appris quelady Catherine avait ordonné qu’onl’enfermât dans sa chambre, il s’y estrendu lui-même pour lui donner une demi-couronne.

— Vraiment ? m’exclamai-je ensouriant.

Je l’imaginais très bien. Sir Lewisavait un faible pour Anne. La mort de sonpère avait été un coup terrible pour ma

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cousine.— Je me suis souvent demandé…,

commença mon cousin.— Oui ?— Avez-vous remarqué que sa toux

s’aggrave toujours en présence de samère ?

— Non.— Et non seulement sa toux, mais

aussi sa timidité. Elle est bien plus animéequand elle est avec moi.

— Elle n’est guère animée en macompagnie.

— Mais il faut dire que vousl’impressionnez.

— Moi ? !— Vous êtes intimidant, Darcy, surtout

quand vous êtes de méchante humeur. Que

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le temps soit mauvais, et l’ennui voustransforme en ogre.

J’allais balayer ses propos quand jeme souvins que Bingley m’en avait déjàfait la remarque.

— J’en suis navré. Mais Anne n’a pasbesoin de continuer à souffrir. Je vais merendre à Rosings et lui dire qu’un mariageentre nous est tout à fait hors de question.

— Ce ne sera pas la peine.Lady Catherine est à Londres, et Annel’accompagne. Je les ai vues ce soir,avant de venir ici. Lady Catherine al’intention de vous rendre visite avant derepartir pour Rosings.

Nous finîmes notre repas, et aprèsm’avoir tenu compagnie pendant environune heure, le colonel Fitzwilliam partit. Il

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sera à Londres pendant les deuxprochaines semaines, et m’a promis devenir voir Georgiana tous les jours pours’assurer qu’elle se porte bien et nes’ennuie pas.

Samedi 4 octobre Lady Catherine m’a rendu visite ce

matin, accompagnée d’Anne. J’allaism’enquérir de leur santé quand ma tante, àpeine assise, m’annonça sans ambages cequi l’amenait.

— Vous devez mettre un terme à cesfariboles immédiatement, Darcy !

Je ne savais pas de quoi elle parlait,mais avant que j’aie pu dire quoi que ce

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soit, elle reprit :— MrCollins m’a appris que vous

aviez l’intention de demander la maind’Elizabeth Bennet. Anne, asseyez-vous.

Sa fille s’exécuta aussitôt.— Sachant qu’une telle affirmation ne

pouvait être qu’une grotesqueaffabulation, je me suis rendue àLongbourn afin d’obtenir une fermedénégation de la part de Miss ElizabethBennet. Quelle audace a cette fille !Quelle perversité ! Bien sûr, on nepouvait s’attendre à mieux, avec une mèrepareille, et un oncle à Cheapside. Elle arefusé d’infirmer ce ragot, bien qu’il soitfaux, à l’évidence. Jamais je n’avaisrencontré de fille si impudente. Elle s’estmoquée de moi de la plus vulgaire des

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façons. Elle m’a répondu que j’avais déjàdéclaré ce mariage impossible, et qu’iln’était donc pas nécessaire de le démentir.Bien sûr, que c’est impossible. Vous êtesun homme trop fier pour tomber dans sesfilets, quels que soient les artifices qu’elleemploie. Vous unir à une telle famille ! Etpar ce mariage, devenir parent de GeorgeWickham, le fils du régisseur de votrepère. Lui, vous appeler son frère ! C’estimpensable. Pour mettre un terme à sesmanœuvres, je lui ai annoncé que vousétiez fiancé à Anne, et vous savez cequ’elle m’a répondu ?

— Non.Je ne savais que conclure des propos

d’Elizabeth, mais j’espérais – pour lapremière fois, j’avais des raisons

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d’espérer – qu’elle n’était pas fermementdécidée à me repousser.

— Que si c’était le cas, vous nepouviez décemment lui avoir offert votremain. Elle a perdu tout sens desconvenances. L’honneur, l’étiquette et ladécence interdisent tous trois cette union.Et pourtant, elle a refusé de démentir larumeur ! Peu lui importent la disgrâcequ’elle apporterait à un nom auguste, ou latache qu’elle infligerait aux ombresséculaires de Pemberley. Pemberley !Imaginer cette fille ignorante àPemberley ! Mais bien sûr, c’estimpossible. Anne et vous êtes faits l’unpour l’autre. Vous descendez de la mêmenoble lignée. Vous avez tous deux unefortune splendide. Et pourtant cette petite

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parvenue, sans famille, relations, nifortune, n’a pas voulu me promettre de nejamais vous épouser.

Mes espoirs éclatèrent. Elle n’avaitpas décidé de me rejeter ! Car si tel avaitété le cas, elle l’aurait annoncé à ma tante.J’avais donc encore une chance de laconquérir.

— Eh bien ? tonna lady Catherine.— Mère…— Anne, taisez-vous ! Eh bien,

Darcy ?— Eh bien… ?— Allez-vous me promettre de ne

jamais demander la main de cette femme ?— Non, ma tante, je ne ferai pas un tel

serment.Elle me foudroya du regard.

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— Êtes-vous donc fiancés ?— Non, ma tante, ce n’est pas le cas.— Ah. C’est ce qui me semblait. Vous

ne pouvez pas avoir ainsi abandonné toutbon sens et tout respect des convenances.

— Mais j’ai l’intention de l’épouser,si elle veut bien m’accorder sa main.

Cette déclaration fut suivie d’unsilence affreux, puis d’un torrent deparoles.

— Si vous épousez cette parvenue,vous ne serez plus le bienvenu à Rosings.Je ne vous laisserai pas amener une tellehonte, une telle infamie sous mon toit,quand bien même vous seriez assez foupour l’amener sous le vôtre. Votre mère,qui était une sainte, serait horrifiée dedécouvrir que cette femme va lui succéder

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à Pemberley.— Ma mère serait heureuse que j’aie

si bien choisi.— Vous avez la fièvre. C’est la seule

explication. En épousant cette fille, vousrenoncez à votre famille et à vos amis. Ilsne vous rendront plus visite et ne vousinviteront plus. Vous serez rejeté, mis auban de la société. Je vous accorde unesemaine pour recouvrer vos esprits. Sipassé ce délai vous ne reconnaissez pasvous être entièrement égaré dans ce projetridicule, et si vous n’implorez pas monpardon pour avoir souillé mes oreilles parvos contestables balivernes, alors je neserai plus votre tante.

Je lui fis froidement la révérence, etelle quitta la pièce dans un grand

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bruissement d’étoffes.Anne s’attarda auprès de moi.— Je suis navré, lui dis-je. Je n’ai

jamais pensé que notre supposé mariagevous ait semblé une chose entendue avantque mon cousin ne m’en informe, sinonj’aurais fait en sorte que vous sachiez queje ne me considérais pas comme votrepromis.

— Ne soyez pas désolé. Je n’avaispas envie de vous épouser.

Elle me souriait, mais j’étaisdésarçonné. Il n’y avait pas trace detimidité dans son sourire, et alors qu’elles’approchait de moi je la trouvai confianteet pleine d’assurance.

— Suis-je donc tellement affreux ?— Non, ce n’est pas ça. En tant

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qu’ami et cousin je vous aime beaucoup– du moment que le temps est agréable etque vous n’êtes pas cloîtré à l’intérieur –mais je ne suis pas amoureuse de vous, etvous épouser m’aurait rendu bienmalheureuse. Je me réjouis que vousépousiez Elizabeth. Elle est amoureuse devous. Elle vous taquinera si bien que vousperdrez votre raideur, et nous serons tousbons amis.

— Elle est amoureuse de moi ?J’aimerais pouvoir partager votreconviction !

— Une femme amoureuse sait enreconnaître une autre.

Souriant de nouveau, elle rejoignitlady Catherine.

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Lundi 6 octobre

Me voici encore une fois à

Netherfield. J’y suis arrivé avec plusd’espoir que jamais auparavant, mais jen’ose tout de même pas considérerl’amour d’Elizabeth comme une choseacquise. Bingley et moi avons quitté lamaison de bonne heure et sommes vitearrivés à Longbourn. Miss Bennet esttoute rougissante et n’a jamais été aussijolie. Elizabeth est plus insaisissable. Elleaussi, pourtant, s’est empourprée.J’aimerais en connaître la raison !

Bingley a proposé une promenade.— Je vais chercher mon chapeau, dit

Kitty. Cela fait trop longtemps que je n’ai

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vu Maria. Nous pouvons aller chez lesLucas.

Mrs Bennet essaya de l’en dissuaderpar un froncement de sourcils, mais Kittyne s’en aperçut pas.

— Je ne suis pas bonne marcheuse,malheureusement, mais Jane aimemarcher. Jane, ma chérie, allez cherchervotre veste. Cet homme, je suppose, va sejoindre à vous, conclut Mrs Bennet en meregardant comme si j’étais un insecterepoussant.

Elizabeth rougit. Je fis de mon mieuxpour ne pas réagir à la remarque, etsongeai que seul mon amour pour ellepouvait me pousser à remettre les piedsdans cette maison.

Bingley avait l’air de ne pas savoir

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quel parti prendre, mais Mrs Bennetreprit :

— Lizzy, courez chercher votre veste,vous aussi. Il faut tenir compagnie àMrDarcy. Je suis certaine que laconversation de Jane ne l’intéresse guère.

— Je suis trop occupée pour aller mepromener, déclara Mary en relevant la têtede son livre. J’ai souvent remarqué queles meilleurs marcheurs sont ceux à quimanquent les capacités intellectuelles des’instruire sur les sujets sérieux del’existence.

— Oh, Mary ! gronda Mrs Bennetagacée.

Sa fille se replongea dans sa lecture.Elizabeth et sa sœur revinrent, vêtues

pour sortir, et nous nous mîmes en chemin.

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Bingley et sa bien-aimée ne tardèrent pasà se laisser distancer. Kitty, je l’avaiscompris, devait bientôt nous quitter pourrendre visite à son amie. Elizabeth allait-elle lui emboîter le pas ? J’espérais quenon. Si elle restait à mes côtés, je pourraislui parler. C’était vital pour moi.

Nous atteignîmes l’embranchement deLucas Lodge.

— Vous pouvez y aller seule, Kitty,dit Elizabeth. Je n’ai rien de particulier àdire à Maria.

Kitty s’élança sur le sentier, melaissant seul avec Elizabeth.

Je me tournai vers elle.« Elizabeth », allais-je commencer,

quand elle m’arrêta en prenant elle-mêmela parole.

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— MrDarcy, je suis une personnebien égoïste ; et par désir de mettre unterme à mes souffrances, je ne me soucieguère de celles que je vais vous infliger.

Je sentis mon cœur se serrer. Tousmes espoirs avaient donc été vains. Elleallait me faire souffrir. J’avais eu tort detrop déduire de son refus de démentir larumeur de nos fiançailles. Son gesten’avait pas de signification, si ce n’étaitqu’elle ne s’abaisserait pas à infirmer unvulgaire commérage pour faire plaisir àma tante.

Il lui était manifestement difficile depoursuivre.

Elle va me demander de ne jamaisplus venir à Longbourn. Ma présence luiest insupportable. Le dégoût que je lui ai

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inspiré est trop intense pour pouvoir êtresurmonté. Je n’ai pas su saisir lesoccasions qui m’étaient offertes. Je suisallé à Longbourn avec Bingley et je n’aipas ouvert la bouche, parce que j’avaistrop à dire. Et aucune des paroles que jevoulais prononcer ne pouvait l’être devantdes témoins. À présent, il est trop tard.Mais je ne l’accepterai pas. Je vais luiparler, qu’elle veuille de moi ou non.

Mais elle reprit la parole, au momentmême où toutes ces pensées sebousculaient dans ma tête.

— Je ne puis différer plus longtempsmes remerciements…

Des remerciements ? Pas desreproches ? Je ne savais plus que penser.

— … pour votre bonté inouïe envers

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ma pauvre sœur.« Bonté inouïe » ? Alors elle ne me

hait point ! À cette idée, je sentis moncœur se gonfler d’espoir, mais je restaicirconspect, car je ne savais pas ce qu’onlui avait raconté, non plus que ce qu’elles’apprêtait à ajouter.

— Depuis que j’ai tout appris, j’aibrûlé de vous faire part de mareconnaissance. Et si le reste de mafamille le savait aussi, ce ne serait pas maseule gratitude que je vous exprimerais.

De la gratitude. Je ne voulais pas desa gratitude. De son amitié, oui. De sonamour, oui. Mais pas de sa gratitude.

— Je suis navré, profondément navré,que vous ayez été informée d’une chosequi pût, si elle est mal comprise, vous

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causer de l’embarras. Je ne pensais pasMrs Gardiner si peu digne de confiance.

— Il ne faut pas blâmer ma tante.C’est Lydia qui me l’a dit, et ensuite j’aidemandé à ma tante de me donner de plusamples détails. Laissez-moi vousremercier de nouveau, au nom de toute mafamille, pour cette généreuse compassionqui vous a poussé à vous donner tant demal, et à accepter tant d’humiliations,dans le seul but de retrouver ma sœur etWickham.

« Une généreuse compassion ». Elleavait une bonne opinion de moi, mais dequelle sorte ? L’incertitude me faisaitsouffrir mille morts.

— Si vous voulez me remercier,faites-le seulement en votre nom,

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répliquai-je d’une voix assourdie par lapassion que je ne pouvais plus contenir.Votre famille ne me doit rien. Malgré toutle respect que j’ai pour eux, je croisn’avoir agi que pour vous.

J’avais parlé. Je lui avais dévoilé messentiments. J’en eus le souffle coupé. Jene pouvais plus rien faire qu’espérerqu’elle ne les rejette pas violemment.Mais elle ne dit rien. Pourquoi ? Était-ellechoquée ? Horrifiée ? Heureuse ? Alors jesentis l’espoir renaître. Peut-être était-elletrop heureuse pour parler. Il fallait que jesache.

— Vous êtes trop généreuse pourjouer avec mes sentiments. Si les vôtressont toujours semblables à ce qu’ilsétaient en avril dernier, dites-le-moi sans

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plus attendre. Mon affection et mes vœuxsont toujours les mêmes. Mais un mot devous suffira à me faire taire à jamais.

Il sembla s’écouler une éternité avantqu’elle ne réponde.

— Mes sentiments sont si différents…Je respirai plus librement.— … que je suis reconnaissante que

vous puissiez encore m’aimer…Un sourire me monta aux lèvres— … désormais je reçois vos

témoignages d’affection avec gratitude…et plaisir…

— Je vous aime depuis si longtemps,répliquai-je en posant avec délice la mainsur celle qu’elle venait de glisser à monbras. Je pensais que c’était sans espoir.J’ai essayé de vous oublier, mais c’était

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impossible. En vous revoyant àPemberley, j’étais stupéfait, mais j’aiaussitôt remercié le destin. J’avais enfinl’occasion de vous montrer que j’étaismoins méchant que vous ne l’aviez cru,que je savais me conduire en gentleman.Vous ne m’avez pas tourné le dos, vousavez accepté mon invitation, et je me suispris à espérer. Mais les malheurs de votresœur vous ont arrachée à moi, et vousavez disparu. Je ne pouvais m’y résoudre.Il fallait que je vienne en aide à votresœur, afin de vous soulager. Ensuite,quand elle fut sauvée par un mariage, ilfallait que je vous voie. J’étais aussinerveux que Bingley lorsque nousarrivâmes à Longbourn. Il était évidentque votre sœur Jane était amoureuse, mais

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votre visage et vos manières étaientindéchiffrables. Éprouviez-vous del’amour pour moi ? De l’amitié ? Vousétait-il même possible de supporter mavue ? Je pensais que oui, puis je croyaisque non. Vous parliez si peu…

— Ce qui n’est pas dans ma nature,rétorqua-t-elle avec un sourire taquin.

— Non, en effet, repris-je en luirendant son sourire. Je ne savais pas sic’était le déplaisir ou l’embarras quicausait votre silence.

— C’était l’embarras. Je ne savaispas pourquoi vous étiez venu. J’avais peurde vous en dévoiler trop. Je ne voulaispas m’exposer au ridicule. Je ne pensaispas qu’un homme si fier que vous puisseoffrir sa main une deuxième fois après

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avoir été repoussé.— Sa main, non, mais son cœur, oui.

Vous êtes la seule femme que j’aie jamaiseu envie d’épouser, et puisque vousm’accordez votre main, je vous seraiéternellement redevable.

— Je saurai vous le rappeler lorsquevous m’en voudrez, me taquina-t-elle.

— Jamais je ne pourrai vous envouloir.

— C’est ce que vous pensezaujourd’hui, mais quand je viendraisouiller les « ombres séculaires dePemberley », vous changerez peut-êtred’avis !

Cela me fit rire.— Ah, c’est vrai, ma tante s’est

exprimée sans ambages auprès de chacun

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de nous.— Elle m’a dit que jamais je ne

pourrais vivre à Pemberley.— J’aimerais pouvoir lui en tenir

rigueur, mais je lui dois trop. C’est savisite qui m’a ramené vers vous.

— Elle est venue vous voir ?— Oui, à Londres. Elle était dans une

colère noire. Elle m’a dit qu’elle étaitvenue vous trouver, qu’elle avait exigéque vous infirmiez la rumeur d’unprochain mariage. Votre refus l’aaccablée, mais m’a redonné de l’espoir.

Puis je lui parlai de ma lettre.— Vous a-t-elle rapidement donné une

meilleure image de moi ? En la lisant, yavez-vous apporté crédit ?

— Cela a si bien changé l’opinion que

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j’avais de vous, et si vite, que j’ai eu trèshonte de moi. Je l’ai lue et relue à denombreuses reprises, et à chaque lectureje sentais l’un de mes préjugés s’envoler.

— Je savais que ce que je vous ycontais devait vous causer de la peine,mais c’était nécessaire. J’espère toutefoisque vous l’avez détruite.

— Je la brûlerai, si vous pensez quecela peut assurer la constance de messentiments ; mais, bien que nous sachionstous deux qu’ils ne sont pas immuables,ils ne sont pas si changeants que voussemblez le craindre.

— Quand j’ai rédigé cette missive, jeme croyais calme et l’esprit clair, mais jesuis désormais convaincu de l’avoir écritesous le coup d’une terrible amertume.

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— Elle commence peut-être parquelques propos amers, mais ne s’achèvepas ainsi. Le congé que vous prenez est unexemple de charité. Mais oublions cettelettre. Les sentiments de celui qui l’écrivitet de celle qui la reçut sont à présent sidifférents de ce qu’ils étaient alors, quechacune des circonstances désagréablesqui entourèrent sa rédaction doitmaintenant être oubliée. Il faut que je vousenseigne ma philosophie : ne pensez aupassé que s’il doit vous donner du plaisir.

Je n’y parvins pas. Je ne pouvaisoublier le passé sans lui parler de mesparents, des personnes bonnes en elles-mêmes, mais qui eurent le tort de medonner une haute opinion de moi-même, etune mauvaise des autres. Je lui racontai

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tout : que j’avais été leur unique fils, etmême leur unique enfant pendant unegrande partie de ma vie, et que j’en étaisarrivé à n’accorder de valeur à personneen dehors de mon cercle familial.

— Mais vous avez réussi à me guérirde cette vanité. Je suis venu vous trouversans douter un instant de l’accueil qui meserait fait. Vous m’avez montré combienma prétention était insuffisante poursatisfaire une femme digne d’estime.

Nous parlâmes de Georgiana et deLydia, et de ce matin à l’auberge, quand lalettre de Jane était arrivée. Évoquer Janenous conduisit naturellement à discuter deses fiançailles.

— Je dois vous demander si vous enavez été surpris ?

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— Point du tout. En repartant, j’avaisle sentiment que cela se produirait bientôt.

— Vous entendez par là que vousaviez accordé votre permission àMr Bingley. Je m’en doutais, me taquina-t-elle.

Sur ces mots, nous arrivâmes à lamaison. Ce ne fut qu’une fois rentrés queje m’aperçus de la longueur de notreabsence.

— Ma chère Lizzy, jusqu’où avez-vous bien pu marcher ? demanda sa sœuralors que nous nous asseyions à table.

Elizabeth rosit, mais parvint àrépondre :

— Nous avons erré çà et là, sans faireattention au chemin, et nous nous sommesperdus.

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— J’en suis bien désolée, murmuraMrs Bennet assez fort pour que jel’entende. Cela a dû être bien péniblepour vous, en compagnie d’un homme sidésagréable.

Elizabeth était consternée, mais jecroisai son regard et lui souris. Sa mèrepeut bien être la plus horrible femme quej’aie eu l’infortune de rencontrer, jetolérerais une dizaine de mères commecelle-ci pour Elizabeth.

Je ne pus lui parler comme je l’auraissouhaité de toute la soirée. Jane et Bingleyse tenaient l’un près de l’autre, faisant desprojets d’avenir, mais nous ne pouvionsnous accorder de telles conversations tantque je n’aurais pas demandé sa main à sonpère.

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Bientôt il fut temps pour Bingley etmoi de retourner à Netherfield. Je ne pusme laisser aller à mes sentiments qu’unefois installé dans la voiture.

— Je vous ai déjà félicité, lui dis-je.À votre tour d’en faire autant.

Bingley eut l’air surpris.— Je vais épouser Elizabeth.— Elizabeth ?— Oui. Je lui ai demandé sa main

pendant la promenade. Elle me l’aaccordée.

— C’est une excellente nouvelle !Presque autant que la mienne. C’estexactement la femme qu’il vous faut. Elleest la seule personne de ma connaissancecapable de vous tenir tête. Je n’oublieraijamais comme elle vous taquinait lors de

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son séjour à Netherfield, quand Jane étaitmalade. Vous vous ennuyiez et étiez d’unehumeur propre à nous intimider, commecela vous arrive. Caroline admirait vosmoindres gestes ou paroles. Je mesouviens de m’être dit qu’il serait tragiqueque vous l’épousiez, car elle ne ferait quevous renforcer dans votre estime de vous-même. Elle vous persuaderait que vousvalez mieux que quiconque, à tous égards.Non qu’il soit difficile de vous enconvaincre, d’ailleurs !

Je ris.— Étais-je vraiment si arrogant ?— Absolument. Et vous le savez fort

bien ! Mais Elizabeth s’assurera que vousne soyez plus jamais ainsi. Quand pensez-vous vous marier ?

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— Le plus tôt possible. Elizabeth aurabesoin de temps pour acheter sa tenue, etsi elle souhaite que je fasse certainschangements à Pemberley avant sonarrivée, il me faudra un délai pour m’enoccuper. Autrement, j’aimerais me mariertout de suite.

— Des changements à Pemberley ?Alors vous êtes vraiment amoureux ! Jevous souhaite beaucoup de bonheur.

— Nous en avons parlé, Elizabeth etmoi. Nous sommes arrivés à la conclusionque Jane et vous serez heureux, maismoins que nous.

— Ah non, je ne serai jamais d’accordavec un tel propos.

La voiture s’arrêta. En entrant dans lamaison, Bingley me demanda :

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— Voulez-vous annoncer la nouvelleà Caroline, ou préférez-vous que je m’encharge ? Il serait préférable que je lefasse, car elle pourrait, à cette annonce,proférer des paroles qu’elle regretteraitpar la suite.

— Comme il vous plaira.Je me retirai dans la bibliothèque, afin

de songer à Elizabeth, et à l’avenir.

Mardi 7 octobre J’ai vu Caroline au petit déjeuner, et

j’ai été content de sa bonne conduite.— Il paraît que je dois vous féliciter.— Oui. Je vais me marier.— J’en suis enchantée. Il est temps

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que vous preniez femme. Qui aurait cru,quand nous nous sommes installés àNetherfield l’année dernière, que vous etCharles rencontreriez tous deux l’amourvéritable ?

Je ne relevai pas son sarcasme.— Peut-être un jour connaîtrez-vous le

même bonheur.— Je pense ne jamais me marier. Je

n’ai pas le souhait de laisser un hommeme dominer. Quand la cérémonie aura-t-elle lieu ?

— Bientôt.— Alors je dois aller voir ma

couturière. Deux mariages à un si courtintervalle exigent des préparatifsminutieux.

— Oh oui, dit Louisa. Il nous faut de

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nouveaux habits.Un peu plus tard, Bingley et moi nous

mîmes à nouveau en route pourLongbourn.

— Caroline s’est très bien conduite.Elle a pris la nouvelle avec courage.

— Elle ne s’est pas si bien tenuequand je la lui ai annoncée, mais je lui airappelé que si elle ne se montrait paspolie elle se trouverait bannie dePemberley.

Nous arrivâmes. Mrs Bennet était toutsourires en accueillant Bingley, et toutegrimaces en me faisant la révérence.Quelle sera sa réaction en apprenant queje vais devenir son gendre ?

Bingley regarda Elizabeth avecchaleur, ce qui dut lui faire deviner que je

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l’avais mis dans la confidence, puis ildit :

— Mrs Bennet, n’avez-vous pasd’autres allées dans lesquelles Lizzypuisse se perdre aujourd’hui ?

Mrs Bennet était trop heureuse depouvoir lui accorder ce qu’il demandait,et de lui donner un peu d’intimité avecJane. Elle nous conseilla de nous dirigervers Oakham Mount. Bingley, d’humeurespiègle, dit qu’il était certain que lamarche était trop longue pour Kitty, quiconvint qu’elle préférait rester à lamaison. Quel changement de voir Bingleyarranger ma vie ! Mais je ne pouvais meplaindre, puisque quelques minutes plustard je me trouvais dehors et libre deparler à Elizabeth.

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— Je dois demander à votre père s’ilconsent à notre mariage, dis-je alors quenous nous promenions en direction dumont.

— Et s’il n’y consent pas ? demanda-t-elle, espiègle.

— Alors je devrai vous emmener deforce, répondis-je sur le même ton.Pensez-vous qu’il puisse refuser ?

— Non. Et je ne redoute pas ce qu’ildira. Du moins, pas une fois qu’il vousconnaîtra, bien qu’au début il risqued’être surpris. Quand la lettre deMr Collins est arrivée…

Elle se tut, et je la regardai, plein decuriosité.

— MrCollins lui a écrit, pour lui direque je ne devais pas vous épouser, car

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cela fâcherait lady Catherine !— Et qu’a répondu votre père ?— Il était trop occupé à rire de cette

plaisanterie pour répondre.— Je vois que je vais avoir quelques

difficultés avec lui. Va-t-il égalementcroire que je plaisante quand je luidemanderai votre main ?

— Je pense qu’il n’osera pas.Elle parlait d’un ton dégagé, mais je

voyais qu’elle était inquiète.— Je prendrai la peine de le

connaître. Nous nous comprendronsmieux, et je ferai en sorte qu’il ne regrettepas un seul instant de nous avoir donnéson consentement.

Nous reprîmes notre promenade.— Il y a aussi la question de ma mère.

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— Pensez-vous que je cesserai d’être« cet homme » ? demandai-je avec unsourire.

— Oh, ne dites pas ça, répliqua-t-elleavec un frisson. Si vous saviez le nombrede fois où j’ai rougi pour elle, ou priépour qu’elle se taise. Je crois que je vaisattendre qu’elle soit seule pour le luiannoncer. Ainsi, elle aura l’occasion desurmonter le choc, et peut-êtreparviendra-t-elle à se montrer plusraisonnable en vous parlant.

— C’est exactement ce qu’a faitBingley avec Caroline !

— Je me demande si elle trouveratoujours votre écriture si régulière quandnous serons mariés.

— Je crains que non. Elle risque de la

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juger incroyablement désordonnée.Nous arrivâmes au sommet.— Bon, et que pensez-vous de la

vue ?Je me tournai pour regarder ma

promise :— Je l’aime beaucoup.Elle était si belle que je cédai au désir

de l’embrasser. Elle fut d’abord surprise,puis me rendit mon baiser avec fougue, etje sus que notre mariage serait heureux àtous égards.

Nous continuâmes notre promenade enparlant de l’avenir. J’ai hâte de luimontrer Pemberley, non comme à unevisiteuse, mais comme à une futuremaîtresse des lieux.

— Cela ne vous ennuiera pas que mon

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oncle et ma tante nous rendent visite ?— Bien sûr que non. Ils m’ont

beaucoup plu.— Et mes sœurs ?— Jane et Bingley seront souvent avec

nous. Vos sœurs cadettes seront lesbienvenues chaque fois qu’elles ledésireront, ou que vous le voudrez. Maisje ne recevrai pas Wickham.

Nous rejoignîmes Jane et Bingley etrentrâmes à Longbourn.

Pendant la soirée, Elizabeth fut mal àl’aise. Je brûlais de mettre un terme à sonembarras, mais ne pus parler à MrBennetavant que le dîner ne fût terminé. Je lesuivis dès que je le vis se retirer dans labibliothèque.

— MrDarcy, dit-il avec surprise

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alors que je fermais la porte derrière moi.— J’aimerais vous parler.— Je suis à vous. La rumeur selon

laquelle vous allez épouser Elizabeth a dûvous parvenir, et vous voulez la fairecesser, mais je vous conseille au contrairede rire de son absurdité, plutôt que devous tracasser à propos de balivernesdépourvues de malice.

— Je ne la trouve pas le moins dumonde absurde. Je trouve cetteperspective très tentante. Je vous ai suivipour vous demander la main d’Elizabeth.

Il resta bouche bée.— « Me demander la main

d’Elizabeth » ? finit-il par répéter.— Oui.— Il doit s’agir d’une erreur.

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— Non, ce n’est pas une erreur.— Mais je pensais… c’est-à-dire,

MrCollins est un tel imbécile ! Il estconstamment en train de me divertir parquelque nouvelle histoire ridicule, etj’étais certain qu’il se trompait. Vous, quin’avez jamais accordé un regard àElizabeth ! Et à présent, vous m’annoncezque vous voulez l’épouser.

— C’est vrai. Je l’aime, et je n’ai rienfait d’autre que me montrer discret pourne pas risquer d’attirer l’attention. Vousn’étiez pas présent, cela dit, et je ne peuxdonc pas vous blâmer pour votre surprise.Quand elle a séjourné à Netherfield, j’aieu le plaisir de sa compagnie pendantpresque une semaine, et j’ai passébeaucoup de mon temps avec elle. Je l’ai

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revue dans le Kent, lorsqu’elle rendaitvisite à Mrs Collins, et nous avons faitplus ample connaissance. Je l’airencontrée de nouveau dans le Derbyshire,et chaque fois que je l’ai vue, mon amours’est accru. Mes sentiments ne sont pasinconstants. Ils sont bien ancrés, et nevarieront jamais.

— Mais elle vous déteste depuis lepremier instant ! Persister devant uneaversion si évidente relève de la folie.

Cela me fit sourire.— Je puis vous assurer de ma santé

mentale. Son aversion a été oubliéedepuis longtemps. Je lui ai déjà demandési elle voulait m’épouser, et elle a dit« oui ».

— Elle a dit « oui » !

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MrBennet semblait proche del’évanouissement.

— Et comme nous sommes d’accordtous deux, nous n’avons plus besoin quede votre consentement avant de choisirune date.

— Et si je ne le donnais pas ?— Dans ce cas, j’aurais le regret de

devoir l’épouser contre votre avis.Il me dévisagea, comme pour évaluer

le sérieux de ces propos. Puis, reprenantses esprits, il dit :

— S’il en est comme vous me l’avezdit, et qu’Elizabeth désire vraiment vousépouser, alors vous aurez monconsentement et ma bénédiction. Mais jeveux l’entendre de sa propre bouche.Envoyez-la-moi.

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Je le quittai et allai trouver Elizabeth.Elle devina à mon air que l’entretiens’était bien passé.

— Il veut vous parler.Elle hocha la tête et disparut.Voyant cela, Mrs Bennet, qui était en

conversation avec Jane et Bingley, leva latête.

— Où Lizzy est-elle allée ?— Je l’ignore, répondit Jane, bien que

je pusse voir qu’elle avait compris.— Elle a trouvé un prétexte pour

quitter la pièce, lassée qu’elle devait êtrede parler à cet homme déplaisant, jesuppose, dit-elle à haute et intelligiblevoix. Je ne la blâme pas. Allons, Jane, ilvous faut une nouvelle tenue pour votremariage. De quelle couleur souhaitez-vous

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qu’elle soit ? Je me suis mariée en bleu,avec la robe la plus délicieuse, rien à voiravec la mode d’aujourd’hui. Elle avaitune large jupe, et un corsage en pointe.Nous devons faire en sorte que vous ayezquelque chose d’aussi joli. Du satin, jepense, ou de la dentelle de Bruges.

En entendant les premiers mots de cediscours, Jane me lança un regardd’excuses, puis elle se retourna vers samère. Mais c’est à peine si j’entendis lesépanchements de Mrs Bennet. Je medemandais ce qui se passait dans labibliothèque. Il me sembla qu’Elizabethétait partie depuis très longtemps. Quepouvait bien lui dire son père ? Était-ceréellement si long de le convaincre de laréalité de ses sentiments pour moi ?

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— J’ai souvent observé que la beautéde la robe de la mariée n’avait aucunretentissement sur la félicité du couple,déclara Mary en levant les yeux de sonlivre. De telles considérations ne sont quevanité, destinées à égarer la femme peuvigilante et à la conduire sur le chemin dela tentation.

— Mary, personne ne vous a demandévotre avis, répliqua Mrs Bennet d’un aircontrarié. Quand vous vous trouverez unmari, vous pourrez disserter sur la naturedes robes de mariée autant que vous levoudrez.

Mary se trouva réduite au silence.— Quand je me marierai, j’aurai un

jupon de satin et une jupe de dentelle, et jene commencerai pas par m’enfuir avec

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mon futur mari pour vivre avec lui àLondres.

— Taisez-vous, Kitty. Que porterez-vous, MrBingley ? Un manteau bleu, ounoir ? Wickham s’est marié dans sonmanteau bleu. Mon cher Wickham ! Quelbel homme. Mais bien moins beau quevous, soupira-t-elle.

Je croisai le regard de Bingley. Il étaitprobable que, si Wickham eût disposé decinq mille livres de rentes, on l’auraitautorisé à être aussi beau que Bingley.

— Je porterai ce que Jane voudra.Où était Elizabeth ? Mon impatience

allait grandissant. Enfin, elle rentra dansla pièce, un sourire aux lèvres. Tout allaitbien.

La soirée s’écoula paisiblement. En

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partant, je reçus une froide révérence deMrs Bennet, et me demandai quel accueilelle me ferait le lendemain. Je vis des plissoucieux autour de la bouche d’Elizabeth,et sus qu’elle ne se réjouissait pas del’entretien qui s’annonçait avec sa mère.

— Demain, à la même heure, ce seraderrière vous, lui dis-je.

Elle hocha la tête, puis Bingley et moinous mîmes en route.

— Son père a-t-il donné sonconsentement ?

— Oui.— Jane et moi avons déjà fixé la date

de notre mariage. Nous nous demandionsce qu’Elizabeth et vous penseriez d’undouble mariage.

L’idée me séduisit.

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— Cela me plairait. Si cela convient àElizabeth, alors c’est ce que nous ferons.

Mercredi 8 octobre Ce matin, Bingley et moi sommes

partis de bonne heure pour Longbourn.Mrs Bennet était un peu agitée en

accueillant Bingley. Elle se tourna ensuitevers moi, et je perçus l’appréhensiond’Elizabeth. Mais sa mère se contenta deme regarder avec un respect qui semblaitfrôler la terreur et de me saluer.

Il n’y avait pas trace de froideur dansson ton. En réalité, elle paraissaitpétrifiée. Je lui fis la révérence avant dem’asseoir à côté d’Elizabeth.

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La matinée s’écoula sans heurts.Mrs Bennet inventa un prétexte pouremmener les plus jeunes sœurs à l’étage,afin qu’Elizabeth et moi puissions nousparler librement. Quand le déjeuner futservi, je me trouvai placé entreMrs Bennet et Elizabeth.

— Voulez-vous de la saucehollandaise, MrDarcy ? Je crois que vousaimez les sauces.

Je vis que la table présentait pasmoins de six saucières. J’étais sur le pointde refuser la sauce hollandaise quandj’aperçus le visage empourpré d’Elizabethet décidai de remercier Mrs Bennet poursa courtoisie, si nouvelle à mon égard, enme montrant également poli.

— Oui, merci.

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Je me servis.— Et de la béarnaise ? Je l’ai fait

faire tout spécialement.J’hésitai, puis posai une noisette de

béarnaise à côté de la sauce hollandaise.— Et de la sauce au porto ? J’espère

que vous en prendrez un peu. La cuisinièrel’a faite pour vous.

Je me servis et contemplai monassiette avec consternation. Du coin del’œil, je surpris Elizabeth rire en silence.Je pris également de la béchamel, de lasauce à la moutarde et de la sauce à lacrème, puis attaquai mon étrange repas.

— Le repas est-il à votre goût ?demanda Mrs Bennet avec sollicitude.

— Oui, merci.— Ce n’est pas ce à quoi vous êtes

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habitué, je suppose.Je pus répondre sans mentir que ce

n’était en effet pas conforme à meshabitudes.

— Vous devez avoir deux ou troiscuisinières françaises, je suppose ?

— Non, je n’en ai qu’une, et elle estanglaise.

— C’est votre cuisinière dePemberley ?

— C’est cela même.— Pemberley, soupira Mrs Bennet.

Comme cela semble majestueux. Je suisheureuse que Lizzy ait refusé MrCollins,car un presbytère n’est rien comparé àPemberley. J’imagine que le manteau decheminée est encore plus grand que celuide Rosings. Combien a-t-il coûté,

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Mr Darcy ?— Je ne sais pas très bien.— Probablement mille livres, ou

même plus.— Un si grand domaine doit être

difficile à entretenir, dit MrBennet. Mêmeici à Longbourn, il est difficile de fairetoutes les réparations en temps et enheure.

La conversation se poursuivit sur lesujet des propriétés, et MrBennet me fitl’impression d’être un homme sensé. Il estcertes négligent dans ses devoirs de père,mais il remplit ses responsabilités dansles autres domaines.

Du reste je lui pardonne volontiers sanégligence, car sans elle Elizabeth neserait pas ce qu’elle est. Sa vivacité et

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son énergie auraient été étouffées par uneéducation classique.

J’ai décidé de laisser à Georgiana unepériode sans gouvernante ni dame decompagnie, afin qu’elle développe sapropre personnalité. Je suis certainqu’Elizabeth sera d’accord.

Vendredi 10 octobre Elizabeth a voulu savoir comment

j’étais tombé amoureux d’elle.— Comment avez-vous pu commencer

à m’aimer ? Je comprends fort bien quevous ayez continué, une fois lancé ; maisqu’est-ce qui a bien pu produire lapremière étincelle ?

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Je réfléchis. Qu’est-ce qui avait faitnaître mes sentiments ? Était-ce le regardmoqueur qu’elle m’avait jeté au bal deMeryton ? Ou sa marche dans la bouepour voir Jane ? Ou quand elle avaitnégligé de me flatter, et ne m’avait pasfélicité pour ma belle écriture ? Peut-êtrelorsqu’elle avait refusé d’essayer d’attirermon attention ?

— Je ne puis vous dire ni le jour, nil’endroit, ni l’expression, ni les mots quiont tout déterminé. C’était il y a troplongtemps. L’histoire était déjà bienavancée avant que j’aie seulement prisconscience qu’elle avait débuté.

Elle me taquina, prétendant que sij’avais résisté à sa beauté, c’était doncque j’étais tombé amoureux de son

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impertinence.— Il est certain que vous ne me

connaissiez aucune qualité… maispersonne ne songe à cela en tombantamoureux.

— L’affection que vous avezdémontrée à Jane pendant sa maladie nefait-elle apparaître aucune qualité ?

— Cette chère Jane ! N’importe qui enferait autant pour elle. Mais je vous enprie, faites-en donc une vertu. Je placemes qualités sous votre protection, et jecompte que vous les exagériez le pluspossible.

— Vous n’êtes pas susceptible : il n’apas dû être facile pour vous de séjournerà Netherfield – l’accueil qu’on vous y aréservé n’était pas des plus chaleureux –

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et pourtant notre grossièreté vous aamusée plus qu’autre chose.

— J’aime rire.— Et vous êtes prête à défendre vos

amis. Vous m’avez reproché de maltraiterWickham…

— Ne m’en parlez pas ! Je préfère nepas y penser.

— Moi si. C’est un individuabominable, mais vous n’en saviez rien, etvous avez pris sa défense. Les femmesprêtes à défendre un ami impécunieuxcontre un riche célibataire ne sont paslégion.

— Bien que l’« ami » ne le mériteguère, répliqua-t-elle d’un ton plein deregrets.

— Et vous n’avez pas eu peur de

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changer d’avis en apprenant la vérité.Vous ne vous êtes pas accrochée à vospréjugés, que ce soit envers Wickham ouenvers moi. Vous avez accepté ma versiondes faits.

— Oui, j’ai admis que quelqu’un quirefuse de confier une charge à un telhomme n’est pas une brute. C’est un signede grande bonté, vraiment !

— Vous avez fait tout votre possiblepour aider Lydia, alors que vous saviezbien qu’elle était écervelée et dépourvuede manières, lui rappelai-je.

— C’est ma sœur. Je pouvaisdifficilement l’abandonner à un gredin.

— Mais vous m’avez autorisé àexagérer vos qualités, c’est vous quil’avez dit.

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Elle rit.— Pauvre Lydia. Je croyais qu’elle

avait réduit à néant mes chances d’êtreheureuse avec vous. Je n’imaginais pasque vous puissiez souhaiter être lié à unefamille dont l’une des filles s’était enfuie,d’autant moins qu’elle l’avait fait avecvotre pire ennemi.

— Cette pensée ne m’a même paseffleuré. À ce moment-là, vous m’aviezdéjà enseigné que ces considérationsétaient dénuées d’importance.

— Alors, je vous avais appris plusque je ne m’en suis aperçue. Quand vousêtes venu à Longbourn, après le mariagede Lydia…

— Oui ?— Vous parliez si peu. J’ai cru que

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vous ne vous intéressiez plus à moi.— Vous étiez grave, silencieuse, et ne

m’avez pas encouragé.— J’étais gênée.— Et moi de même.— Dites-moi, pourquoi êtes-vous

revenu à Netherfield, en vérité ? Était-ceseulement pour le plaisir de veniréprouver de la gêne à Longbourn ? Ouaviez-vous des perspectives plussérieuses ?

— La véritable raison, c’est que jevoulais vous voir, et tenter d’estimer meschances de vous pousser à m’aimer. Laraison que j’ai alléguée, cependant, ycompris auprès de moi-même, était devoir si votre sœur avait toujours dessentiments pour Bingley, et si c’était le

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cas, de confesser mes torts à celui-ci.— Pensez-vous avoir le courage

d’annoncer à lady Catherine le sort quil’attend ?

— Ce n’est pas le courage, mais letemps, qui risque de me manquer,Elizabeth. Mais je ne puis m’y soustraire,et si vous me donnez une feuille, je leferai sur-le-champ.

Pendant que j’écrivais àlady Catherine, Elizabeth en faisait autantpour son oncle et sa tante de GracechurchStreet. Sa lettre était plus facile à écrireque la mienne, parce qu’elle devaitprocurer du plaisir à ses destinataires,alors que la mienne allait semer ledésespoir. Mais je n’avais pas le choix.

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Lady Catherine,Je suis certain que vous allezm’envoyer vos bons vœux. J’aidemandé à Miss Elizabeth Bennetde devenir ma femme, et elle m’afait le grand honneur d’accepter.Votre neveu,

Fitzwilliam Darcy — Et maintenant, passons à une lettre

beaucoup plus agréable.Je pris une autre feuille pour écrire à

Georgiana. Ma chère sœur,Je sais que vous serez enchantéed’apprendre qu’Elizabeth et moiallons nous marier. Je vous

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raconterai tout dès que je vousreverrai.Votre frère qui vous aime,

Fitzwilliam C’était court, mais je n’avais pas le

temps d’écrire davantage. Je la relus, lapoudrai pour faire sécher l’encre, etinscrivis l’adresse.

— Cela vous dérange-t-il d’avoir unesœur de plus ?

— Pas le moins du monde. Je suisimpatiente. Va-t-elle vivre avec nous àPemberley ?

— Si vous n’y voyez pas d’objection.— Au contraire.— Elle apprendra beaucoup de vous.— Et moi d’elle. Elle m’enseignera

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toutes les traditions de Pemberley.— Il faudra changer tout ce que vous

n’aimerez pas.— Non, je ne changerai rien. Ma tante

et moi avons déjà convenu que Pemberleyest parfait comme il est.

Mardi 14 octobre Elizabeth est ravie de la lettre de

Georgiana, qui est arrivée ce matin. Elleétait bien écrite, et exprimait en quatrepages la joie de Georgiana à l’idéed’avoir une sœur.

Celle de lady Catherine fut moinsagréable à recevoir.

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Fitzwilliam,Je ne vous appelle pas « cherneveu », car vous n’êtes plus monneveu. Je suis choquée etstupéfaite que vous ayez pu vousabaisser à demander la maind’une personne de si basselignée. C’est une tache surl’honneur et le renom des Darcy.Elle ne vous apportera riend’autre que la dégradation et lahonte, et fera de votre maison unlieu de mauvaise conduite et devulgarité. Vos enfantsmanqueront d’éducation et dediscipline. Vos filles s’enfuirontavec des garçons d’étable et vosfils deviendront avoués. Vous ne

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serez jamais reçu par aucune devos anciennes connaissances.Vous serez déshonoré aux yeuxdu monde, et deviendrez objet demépris. Vous regretterezamèrement ce jour. Vous voussouviendrez que je vous avais misen garde contre les conséquencesd’un tel geste, mais alors il seratrop tard. Je ne conclurai pascette lettre par des vœux debonheur, car aucun bonheur nesaurait découler d’une union sicalamiteuse.

Lady Catherine de Bourgh

Mercredi 15 octobre

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Ce soir, j’ai dîné avec Elizabeth, et

j’ai eu la surprise de trouver chez elle ungrand nombre de convives, parmi lesquelsMrs Philips, sir William Lucas, ainsi queMret Mrs Collins. L’arrivée inattenduedes Collins fut bientôt expliquée.Lady Catherine était dans une telle ragedepuis l’annonce de nos fiançailles qu’ilsavaient jugé plus sage de quitter le Kentpendant quelque temps pour se réfugier àLucas Lodge.

Elizabeth et Charlotte avaient millechoses à se dire, et tandis qu’ellesdiscutaient avant le repas, je dus subir laconversation de Mr Collins.

— J’ai été enchanté d’apprendre quevous aviez demandé la main de ma

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délicieuse cousine, et que, dans sagracieuse et féminine sagesse, elle vousl’avait accordée. Je comprends désormaispourquoi elle n’avait pu accepter laproposition que je lui avaisimprudemment faite à l’automne dernier,alors que j’ignorais tout des heureuxévénements présents. À l’époque, ilm’avait semblé étrange qu’une jeune fillesi aimable refuse une union siexceptionnelle avec un estimable jeunehomme, qui plus est doté d’une siplaisante charge, et qui, si je puis mepermettre, a les avantages de sonsacerdoce à offrir en plus de ceux de sapersonne. Son refus m’avait à l’époqueparu inexplicable, mais je le comprendspleinement aujourd’hui. Ma délicieuse

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cousine avait donné son cœur à quelqu’un,qui, si je puis me permettre, est, par lagrâce de sa situation, encore plushonorable qu’un homme d’Église,puisqu’il tient le destin de l’hommed’Église entre ses mains.

Je vis Elizabeth me lancer un regardamusé, mais je soutins cette conversationde bonne grâce. Il se pouvait même qu’àla longue je finisse par la trouverdivertissante.

— Voilà qui est fort bien dit, déclarasir William en se joignant à nous.

Il me fit la révérence, une autre àMrCollins, puis m’en adressa unedeuxième avant d’ajouter :

— Il n’y a qu’une telle valeur quipuisse nous consoler du fait que vous

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priverez la région de son plus brillantjoyau en emmenant Elizabeth dans leDerbyshire. J’espère que nous nousverrons souvent, que ce soit à Longbournou à la Cour.

Sur ces mots, il me fit de nouveau larévérence.

À mon grand soulagement, nous fûmesalors appelés pour le dîner, mais bien queje fusse débarrassé de MrCollins et desir William, je dus m’asseoir à côté deMrs Philips. Elle semblait trop intimidéepour m’assommer de nombreusesremarques, mais chacune était d’uneimmense vulgarité.

— Alors, MrDarcy, est-il vrai quevous avez dix mille livres de rentes ?

Je tentai de la décourager par un

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regard glacial.— Je suis sûre que c’est vrai, car tout

le monde le dit. Est-ce que Pemberley estbeaucoup plus grand que Rosings ?

Comme je ne répondais pas, elleréitéra la question.

— Oui.— Et combien a coûté le manteau de

cheminée ? MrCollins m’a dit que celuide Rosings avait coûté huit cents livres.J’imagine que celui de Pemberley a dû encoûter plus de mille. Ma sœur et moi enparlions il y a quelques jours à peine. Jelui ai dit : « Croyez-moi, il a dû coûterplus de mille livres. » Elle m’arépondu : « Sans doute même plus demille deux cents. » Quelle bonne choseque Lizzy n’ait pas épousé MrCollins,

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finalement, même si ma sœur était trèscontrariée sur le moment, mais qu’est-ceque MrCollins quand on peut avoirMrDarcy ? Même lady Lucas admet qu’ilne vaut rien. Dix mille livres de rentes…quelles robes, quelles voitures elle aura !

Je supportai ses réflexions de monmieux, en attendant avec impatience lejour où je pourrai avoir Elizabeth avecmoi à Pemberley, débarrassée de safamille.

Mardi 28 octobre Je ne me croyais pas capable d’être si

anxieux, mais ce matin je me suis sentipresque aussi nerveux que le jour où j’ai

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demandé la main d’Elizabeth. Bingley etmoi nous sommes rendus à l’égliseensemble. Je crois qu’il était encore plusterrifié que moi quand nous sommes entréset nous sommes installés devant l’autel.

Les invités ont commencé à affluer.MrCollins était le premier. Sa femme nel’accompagnait pas, car elle était la damed’honneur d’Elizabeth. Mrs Philips netarda pas à le suivre. Les Lucas sontensuite arrivés, ainsi que de nombreusesconnaissances d’Elizabeth. De mon côté,il n’y avait que le colonel Fitzwilliam etma sœur, Georgiana. Lady Catherine etAnne ne vinrent pas. Je ne les attendaispas, et je fus soulagé que ma tante aitdécidé de ne pas se montrer, mais j’auraisaimé voir Anne, et je crois qu’elle aussi

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aurait aimé être là pour s’assurer que toutrisque de devoir m’épouser soitdéfinitivement écarté.

L’église se remplit. Les invitéss’assirent. Bingley et moi échangeâmesdes regards. Nous nous tournâmes vers laporte. Nous nous retournâmes vers l’autel.Je baissai les yeux vers ma montre.Bingley vers la sienne. Il m’adressa unsourire nerveux. Je lui répondis par unsourire rassurant. Il hocha la tête. Je metordis les mains. Puis nous entendîmes unmurmure, et, en regardant derrière moi, jevis Elizabeth. Elle remontait l’allée aubras de son père, Jane de l’autre côté.Mais je ne perdis pas de temps àcontempler Jane. Je n’avais d’yeux quepour Elizabeth. Elle était radieuse. Je

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sentis mon anxiété s’envoler quand elleme rejoignit et prit place à côté de moi, enmême temps que Jane se plaçait à côté deBingley.

L’office fut des plus simples, mais ilm’émut profondément. Alors qu’Elizabethet moi échangions nos vœux, je me disqu’il ne pouvait pas se trouver d’hommeplus heureux que moi dans toutel’Angleterre.

Nous quittâmes l’église, et en baissantles yeux vers Elizabeth je sentis qu’elleétait désormais la nouvelle Mrs Darcy.

— Mrs Darcy, s’exclama sa mère,comme en écho de mes propres pensées.Comme cela sonne bien. Et Mrs Bingley !Oh ! Si seulement je pouvais voir mesdeux dernières filles aussi bien mariées,

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je n’aurais plus rien à désirer.Nous retournâmes à Longbourn pour le

repas de noces, puis Elizabeth et moi nousmîmes en route pour un voyage dans leLake District. Jane et Bingley nousaccompagnent. Nous nous sommes arrêtéspour la nuit dans une petite auberge, et jeprofite du temps qui s’offre à moi àprésent pour tenir mon journal, car je n’enaurai pas l’occasion plus tard. Il me tarded’être à ce soir. Après le dînercommencera enfin notre vraie viemaritale.

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Novembre

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Mardi 11 novembre Aujourd’hui, après notre lune de miel

près des lacs, nous sommes retournés àPemberley. Elizabeth rayonnait debonheur et de santé. Je ne l’ai pas quittéedes yeux alors que la voiture remontaitl’allée, et j’ai lu sur son visage le délicequ’elle éprouvait à la vue de sa nouvelledemeure.

La voiture s’est arrêtée devant laporte. Nous fûmes accueillis par lepersonnel, que MrsReynolds avait réunidans le hall. Je sais qu’elle est ravie devoir de nouveau Pemberley doté d’unemaîtresse.

Nous sommes montés dans noschambres. J’ai accompagné Elizabeth

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dans sa suite. C’est la seule partie de lamaison à laquelle elle ait souhaitéapporter des changements, et tout a été faitselon ses vœux.

— Est-ce que ça te plaît ? luidemandai-je.

Elle regarda autour d’elle avecplaisir.

— C’est parfait.Je m’approchai d’elle pour

l’embrasser.— Et toi, est-ce que tu aimes ?

demanda-t-elle à son tour en parcourantde nouveau la pièce des yeux.

— Que cela me plaise ou non n’a pasd’importance.

— Je crois que si, répondit-elle d’unair taquin. Après tout, tu seras un visiteur

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régulier.Je lui souris et l’embrassai de

nouveau.Il s’écoula plusieurs heures avant que

nous ne redescendions.— Es-tu certaine de ne pas vouloir

changer la décoration d’autres pièces ?insistai-je en entrant dans la salle àmanger.

— Non, elles me plaisent comme ellessont. Cela me rappelle ma première visiteà Pemberley.

Elle s’approcha de la fenêtre et dit :— Quelle belle vue !Je ne pouvais lui donner tort. La

montagne, couverte de forêt, étaitmagnifique, et la rivière déroulait sesméandres étincelants à travers la vallée.

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J’aime chaque arbre, chaque brin d’herbe,et cela me fait chaud au cœur de savoirqu’elle partage ces sentiments.

— Qu’as-tu pensé, en regardant parcette fenêtre pour la première fois ?

Elle me sourit avec malice.— Que j’aurais pu être la maîtresse de

tout cela, si je t’avais accordé ma main.— As-tu éprouvé des regrets ?— Oui, pendant une minute. Puis je me

suis rappelé que je n’aurais pas pu yinviter mon oncle et ma tante.

— Je n’arrive pas à croire que j’aiepu me montrer si orgueilleux. Sans tononcle et ta tante, nous ne nous serionspeut-être jamais revus. Nous lesrecevrons aussi souvent que tu le voudras.

Je l’enlaçai.

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— J’aimerais qu’ils viennent bientôt.J’ai promis à ma tante qu’elle pourraitfaire le tour du parc dans un cabriolet tirépar deux poneys.

Elle se retourna dans mes bras pourme caresser la joue :

— Mais ne les invitons pas tout desuite.

Mardi 18 novembre Cela fait une semaine que nous

sommes à Pemberley, et déjà Elizabeth etGeorgiana s’entendent aussi bien quej’aurais pu le souhaiter. Grâce àl’exemple d’Elizabeth, Georgianacommence à perdre de sa timidité, et bien

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qu’elle ne soit pas aussi espiègle que sabelle-sœur, elle s’est essayée à metaquiner une ou deux fois.

J’ai enfin l’impression de pouvoirredevenir le frère de Georgiana, de neplus devoir être son père et sa mère à lafois. Elle devient adulte, et, avec l’aided’Elizabeth, je n’ai plus peur de ne pas lacomprendre. Si jamais j’ai un doute, il mesuffit de demander à Elizabeth.

La vie est beaucoup plus facile pourGeorgiana aussi, depuis qu’elle a trouvéen Elizabeth une confidente autant qu’unesœur.

Jeudi 20 novembre

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Elizabeth a reçu ce matin une lettre deLydia, qui lui demande de l’aide pourfaire face à certaines factures. Je m’ensuis aperçu par hasard alors qu’elle lalisait dans sa chambre. Elle a levé versmoi un regard coupable quand je suisentré dans la pièce.

— Des secrets ?Elle m’a regardé d’un air attristé.— C’est Lydia. Elle est si dépensière

qu’elle a de nouveau épuisé tout sonrevenu. Elle m’écrit que ce doit être bienagréable d’être si riche, et me demande del’aide.

— Tu ne vas pas lui en apporter ?En voyant son visage, je devinai que

si.— C’est ma sœur, après tout.

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— Qu’elle sollicite Jane.— C’est déjà fait, lança Elizabeth qui

retrouvait son humour. Je crois qu’elle al’intention de nous demander à l’une puisà l’autre tour à tour.

— Tu devrais refuser. Elle seraitobligée d’apprendre à se débrouiller.

— Elle en est incapable ! Elle vacontinuer à acheter à crédit jusqu’à ce queles commerçants exigent d’être payés, etensuite Wickham et elle vont déménager etrecommencer. Si tu considères les chosescomme ça, tu verras que ce n’est pas àLydia que je viens en aide, mais auxboutiquiers qu’elle escroque.

Elle savait que ces mots emporteraientmon assentiment.

— Je ne comprendrai jamais comment

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Jane et toi avez fait pour vous en sortir sibien, alors que vos sœurs ont si maltourné, avouai-je en m’approchant pourlui déposer un baiser sur la joue.

— Kitty ne se conduit pas si mal. Jepensais justement l’inviter un peu cheznous. Après notre fête de Noël le moisprochain, je vais lui demander de rester.Une meilleure compagnie lui fera le plusgrand bien.

— Si tu dois vraiment le faire, alorsfais-le. Mais je préférerais t’avoir pourmoi tout seul.

— Elle ne sera pas toujours dans lamaison. Elle fera de longues promenadesà pied avec Georgiana.

— Ou de longues promenades envoiture, rétorquai-je en l’embrassant sur

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la bouche.— Ou des pique-niques, renchérit-elle

en me rendant mon baiser.— Mon amour, je ferais mieux d’aller

fermer la porte à clef…

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Décembre

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Vendredi 5 décembre Pour Noël, Elizabeth a commandé un

cabriolet et deux poneys. Son oncle et satante vont passer un peu plus d’unequinzaine de jours chez nous. Elizabeth aréussi à me convaincre d’inviter ma tanteégalement. Il est temps de cesser lecombat, affirme-t-elle, et elle n’a pas tort.Je ne peux rester éternellement en froidavec lady Catherine.

Jane et Bingley viennent aussi,accompagnés de Caroline et de Louisa.Mret Mrs Bennet seront là avec Mary etKitty, ainsi que Lydia. J’ai accepté, avecréticence, de la recevoir, mais à lacondition que Wickham ne vienne pas. Jene le laisserai pas mettre les pieds à

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Pemberley, ni aujourd’hui ni jamais.Elizabeth me comprend. Elle n’a pas nonplus envie de le voir, et nous savons tousdeux que ce serait humiliant pourGeorgiana.

En revanche, nous ne verrons pasMret Mrs Collins. Charlotte se trouvedans une condition délicate et ne peutvoyager. Elizabeth m’a rappelé dechercher une charge pour MrCollins,quelque chose de mieux que ce qu’il apour le moment.

— Une demeure plus grande pourCharlotte, et beaucoup d’occupations pourMrCollins. S’il y a quelque chose à faireà l’extérieur, peut-être des hospices dontil faut assurer le fonctionnement, ce seratant mieux. Et surtout, que la maison ait

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deux pièces agréables, afin que Charlottepuisse également en avoir une, et passeulement son mari.

— Très bien, mais je ne veux pasqu’ils soient à moins d’une heure dePemberley. J’aime beaucoup Charlotte,mais même ton amitié pour elle ne sauraitme réconcilier avec son époux.

En cela, Elizabeth et moi ne faisonsqu’un.

Samedi 13 décembre Nos invités arrivent lundi. Ils seront

un de plus que prévu : le colonelFitzwilliam accompagnera lady Catherineet Anne.

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Lundi 15 décembre Ils sont enfin là. Bingley et Jane furent

les premiers à arriver, accompagnés deCaroline et de Louisa.

— Mrs Darcy, salua Caroline avecune politesse excessive. Comme je suisheureuse de vous revoir.

Elle sourit comme si Elizabeth et elleavaient toujours été les meilleures amiesdu monde, avant de se tourner vers moi :

— MrDarcy, comme vous semblez enbonne santé. Et Georgiana. Comme vousavez grandi ! Ce doit être l’air duDerbyshire. Il est tellement revigorant !

Louisa se montra moins expansive

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mais nous salua avec gentillesse. Mr Hurstse contenta d’un grognement avant de seretirer dans la salle de billard. Caroline etLouisa suivirent Georgiana à l’étage, nouslaissant libres, Elizabeth et moi, debavarder avec Jane et Bingley.

— Ainsi, Lydia doit venir ? demandaBingley alors que nous nous asseyions ausalon.

— Oui, mais pas son mari. Jane, vousne pensez pas que j’ai eu tort de ne pasl’inviter ?

— Ma chère Lizzy, bien sûr que non.Ce n’est pas comme si Lydia et luin’avaient nulle part où aller. Ils nous ontdéjà rendu visite deux fois. Cela leurrevient moins cher de séjourner chez nousque d’avoir leur propre maison. Ils ont

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rendu leur appartement avant de venirnous voir, afin de ne pas avoir à payer deloyer, puis en ont loué un autre lorsqu’ilssont repartis.

— C’est affreux, soupira Elizabeth.— Pas selon Lydia. Elle n’a pas

changé, toujours exubérante et pleine dejoie de vivre. Le changement lui réussit.

— La prochaine fois qu’ils viendront,je pense que je dirai aux domestiques deprétendre que nous sommes absents !lança Bingley.

— C’est trop facile pour eux de venirnous voir à Netherfield, expliqua Jane. Ilsvont à Longbourn, et quand ils sententqu’ils sont en train de devenirindésirables, ils s’installent chez nous. Etce n’est pas seulement Lydia qui nous

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rend visite. On dirait que notre mèretrouve chaque jour une raison pour passerà la maison. Nous songeons à déménager.

— Pauvre Jane ! Il faut venir vivredans le Derbyshire.

— Il y a de belles propriétés, par ici,ajoutai-je.

— Il se pourrait bien que noussuivions ce conseil, répliqua Bingley.

Nous fûmes avertis de l’arrivée delady Catherine par le bruit d’un carrossequi remontait l’allée. Elle descendit devoiture en grande pompe et pénétra dansla maison. Quelques minutes plus tard ellefaisait irruption dans le salon sansattendre d’être annoncée.

Elle balaya la pièce d’un regard noir.— Vous n’avez pas changé les

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meubles, à ce que je vois, déclara-t-ellesans saluer ni Elizabeth ni moi-même. Jepensais que vous auriez remisé lesmeubles de ma sœur au grenier pour lesremplacer par des pièces de mauvaisefacture.

— Votre excellence ne peut croire quej’eusse souhaité enlaidir ma propremaison, dit Elizabeth.

— Votre maison. Peuh !Elizabeth me lança un regard ironique,

mais prit sur elle pour accueillirlady Catherine, Anne et le colonelFitzwilliam.

— Nous voilà de nouveau réunis, dit-il.

— En effet.— Et dans d’heureuses circonstances.

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Darcy a de la chance.— Non, Darcy n’a pas de chance,

rétorqua lady Catherine. Il aurait dûépouser Anne.

Ma cousine baissa les yeux.— J’espère que vous avez fait bon

voyage, lui dit Elizabeth.Anne releva un peu la tête mais ne

répondit pas. Je fus frappé par ladifférence entre son comportementd’aujourd’hui et celui qu’elle avait eu lorsde notre dernière rencontre, et je mesouvins de la remarque que m’avait faitemon cousin sur son tempérament plusaffirmé en l’absence de sa mère.

— Anne est de santé précaire. Aucunvoyage ne peut être bon pour elle, décrétama tante.

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— Mais le voyage fut tout de mêmeagréable, précisa le colonel Fitzwilliam.La voiture de lady Catherine estconfortable, et les routes n’étaient pastrop mauvaises.

— Je vais vous montrer vos chambres,proposa Elizabeth.

— C’est là le rôle de la gouvernante,assena lady Catherine d’un airdédaigneux.

— Dans ce cas je vais demander àMrs Reynolds de vous montrer le chemin,dit Elizabeth.

Elle se tourna vers Anne.— Permettez-moi de vous conduire à

votre chambre. C’est celle que vous aveztoujours occupée. J’ai posé la question àMrs Reynolds.

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Anne lança un regard anxieux à samère, mais suivit néanmoins Elizabeth àl’étage. Jane les accompagna, tandis quema tante devait attendre Mrs Reynolds.

Lorsque enfin lady Catherine futmontée, le colonel Fitzwilliam rit :

— Elizabeth n’a peur de personne !— Bien sûr que non, répliqua Bingley.

La preuve en est qu’elle a épousé Darcy !Bien que je doive admettre qu’il est moinsaffreux qu’autrefois. Le mariage luiréussit.

— Cela vous réussit également. Jedevrais peut-être songer à sauter le pasmoi aussi, dit le colonel.

Elizabeth nous rejoignit, et bientôt lesautres dames descendirent au salon. Matante et ma cousine connaissaient déjà

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Caroline et Louisa, et une fois qu’elleseurent échangé des salutationslady Catherine se mit à discourir et nes’arrêta qu’au son d’une voiture quiapprochait.

— Qui est-ce ? demanda-t-elle enregardant par la fenêtre.

— Mon oncle et ma tante ! s’écriaElizabeth en se levant d’un bond.

— L’oncle avoué, ou l’oncle deCheapside ? s’enquit lady Catherine avecmépris.

Elizabeth ne répondit pas, maiss’avança pour accueillir ses invités dèsqu’ils franchirent le seuil de la pièce.

— Elizabeth ! Comme vous avezbonne mine, dit Mrs Gardiner.

Elle était habillée selon la dernière

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mode, et respirait l’élégance.— Vous êtes merveilleusement

épanouie, renchérit Mr Gardiner.Je vis qu’Elizabeth tirait plaisir de

l’étonnement de Caroline. Nouséchangeâmes un regard, et nos pensées setournèrent vers le jour où j’avaisrencontré les Gardiner pour la premièrefois, et avais également été agréablementsurpris.

Après l’habituelle conversation surl’état des routes, quelques propos sur lavoiture des Gardiner amenèrent Elizabethà annoncer :

— J’ai fait préparer le cabriolet et lesponeys pour vous, comme vous me l’avezdemandé. Dès que vous aurez l’envie deremonter en voiture, nous ferons le tour du

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domaine.— Un cabriolet ? De quoi s’agit-il ?

D’un équipage en vue d’une promenade ?Je veux en être. J’aime les promenadesdans le domaine plus que tout. J’auraisappris à conduire si sir Lewis me l’avaitmontré, et j’y aurais excellé, assenalady Catherine. Sir Lewis me l’a affirméen personne. Il faut me dire quand vouscomptez y aller. Je vous accompagnerai,de même qu’Anne.

— Mais il n’y a que deux sièges,expliqua Elizabeth.

— Alors Anne et moi prendrons lecarrosse.

— Je suis certaine que cetteexpédition ne saurait plaire à votreexcellence, dit Elizabeth. Nous ne nous

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contenterons pas de descendre vers larivière, nous comptons égalementtraverser les bois.

— Qu’est-ce que cela signifie ? Lesbois sont justement ce que je préfère.Quand ma sœur était de ce monde, nousnous y promenions souvent.

— Mais, comme votre excellencem’en a informée lors de notre dernièrerencontre, ma présence les a pollués,rappela Elizabeth avec malice.

Ma tante ne trouva rien à répondre. Jene l’avais jamais vue privée de parole, etce fut une agréable expérience pour moi.Mais elle comptait bien avoir le derniermot, et après une minute elle surmonta sastupeur et reprit :

— Votre mère et vos sœurs vont

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venir, à ce que j’ai compris.— En effet.— Toutes ?— Oui, toutes.— Comment, même celle qui s’est

enfuie avec le fils du régisseur de Darcy ?— Oui, même Lydia, répondit

Elizabeth d’un ton grave que démentaientses yeux.

— J’ai entendu dire que votre mèrel’avait reçue à Longbourn, après sonscandaleux écart de conduite. Cela ne peutêtre vrai, bien évidemment. Ce doit êtreun ragot sans fondement. Aucune mère netolérerait une telle infamie de la part de safille. Elle la rejetterait immédiatement etla laisserait subir les conséquences de sesactes.

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Dans son estimation du caractère deMrs Bennet, toutefois, elle se trompait dutout au tout. Celle-ci arriva peu après, etnon contente d’approuver lecomportement de Lydia, elle s’englorifiait.

— Lady Catherine, quel plaisir devous revoir, dit-elle avec une révérence.Il me semble que ce n’était qu’hier quevous nous avez rendu visite à Longbourn,nous apportant des nouvelles de Charlottealors que vous passiez par le village. Sivous m’aviez dit alors ce que je saisaujourd’hui, je ne vous aurais pas crue.Ma Lizzy, épouser MrDarcy ! Bien sûr, iln’y a rien d’étonnant à cela. Elle atoujours été une brave petite, la préféréede son père, et bien que Jane soit plus

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belle, Lizzy est plus spirituelle, même sibien entendu je ne devrais plus l’appelerLizzy à présent, mais plutôt Mrs Darcy.Mrs Darcy ! Comme cela sonne bien ! Etdire qu’elle est la maîtresse dePemberley ! Je savais bien qu’elle nepouvait pas être aussi vivante pour rien.Pemberley est une magnifique demeure. Jene me doutais pas qu’elle était aussisplendide. Lucas Lodge est bien loinderrière, et c’est même mieux que lagrande maison de Stoke. Quant à PurvisLodge, les combles y sont affreux, maisLizzy – Mrs Darcy – m’assure que ceux dePemberley sont les meilleurs qu’il lui aitété donné de voir.

— Je suis certain qu’elle vous les feravisiter, si vous le lui demandez gentiment,

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l’interrompit MrBennet en s’avançantpour embrasser Elizabeth. Comment allez-vous, Lizzy ? Vous avez l’air en forme.

— Bien, merci, papa.— Darcy vous traite comme il faut ?— Absolument.— Tant mieux. Ainsi je n’aurai pas

besoin de le provoquer en duel.— J’espère que vous viendrez plutôt

pêcher avec moi, monsieur, dis-je.— J’en serai très heureux.— Vous êtes inclus dans l’invitation,

évidemment, ajoutai-je à l’intention deMr Gardiner.

— Avec grand plaisir.— Que pensez-vous de mon chapeau,

Lizzy ? demanda Lydia en s’avançant.N’est-ce pas qu’il est charmant ? Je l’ai

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acheté hier.— Je croyais que vous deviez faire

des économies, fit remarquer Elizabeth.— C’est le cas. Il y en avait trois qui

me plaisaient dans la boutique, et je n’aipris que celui-ci.

— D’après de nombreuses lecturesque j’ai pu faire, la pratique del’économie ne vient pas naturellement auxfemmes, pérora Mary. Elles doivent sepencher dessus avec minutie si elles neveulent pas que leurs dépenses dépassentleur revenu.

— Bien dit, Mary, très bien tourné,affirma Mrs Bennet avant de s’adresser aucolonel Fitzwilliam. C’est une jeune filletellement accomplie. Elle lit Dieu saitcombien de livres. Elle fera une

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excellente épouse pour quelque soldat quine connaît pas encore sa chance.

Mon cousin était perplexe. C’était lapremière fois que je le voyais ainsi.Heureusement, Mrs Bennet ne semblaitpas attendre de réponse, et tandis queLydia s’approchait du miroir pour s’yadmirer, elle continua à discourir.

— Quand vous êtes repartie de cheznous après votre visite, lady Catherine,j’étais loin de me douter que nous serionsparentes, mais à présent, vous faites partiede la famille.

— « Parentes » ? Certainement pas !rétorqua ma tante avec indignation.

— Mais si ! Votre neveu est marié àma fille. Nous sommes donc cousines,d’une certaine façon. Lady Catherine, ma

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cousine ! Ce que lady Lucas a pu êtrejalouse, quand je le lui ai dit, parce queévidemment, ce n’est pas une vraie lady,elle l’est seulement devenue quandsir William a été anobli, après avoir faitune allocution devant le roi. Elle n’étaitque « MrsLucas » avant cela, et son mariétait négociant à Meryton. Il a quitté soncommerce quand il est devenusir William, mais on ne peut cachersa naissance.

— En effet, répliqua lady Catherineavec irritation. Et voici la fille qui s’estenfuie avec le fils du régisseur ?demanda-t-elle en se tournant vers Kitty.

— Non, ce n’est pas moi, réponditcelle-ci, le rouge aux joues.

— C’est mon avant-dernière, Kitty.

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Une excellente fille ! Et des manières ! Etavec ça, elle est en train de devenir unevraie beauté. Elle fera tourner les têtesquand elle sera plus grande, c’est moi quivous le dis. C’est déjà le cas, d’ailleurs.Le capitaine Denny était fou d’elle, ainsiqu’un ou deux autres officiers, malgré sonjeune âge, mais…

— Cela ne peut pas être vous ! décrétalady Catherine en se tournant vers Lydiasans écouter Mrs Bennet. Vous êtesencore une enfant !

Lydia ne daigna pas se retourner.Après avoir enlevé son chapeau, elle futoccupée à faire bouffer ses boucles devantle miroir.

— Çà ! Quelle ineptie ! Cela fait déjàquatre mois que je suis mariée. Mon cher

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Wickham et moi, nous nous sommes unisen septembre. Je suis une vraie mère defamille.

Elle se tourna enfin verslady Catherine :

— Je suis si heureuse de faire enfinvotre connaissance, ajouta-t-elle entendant la main comme si elle eût été uneduchesse, et ma tante la femme d’unfermier. Mon cher Wickham m’abeaucoup parlé de vous.

— Vraiment, persifla lady Catherinesans prendre la main qu’on lui tendait.

Lydia, ne se décourageant pas, laissad’abord retomber son bras, puis, setournant vers le colonel Fitzwilliam, lui fitégalement la grâce de lui offrir sa main,en s’écriant :

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— Çà ! Un officier. Cela réjouit moncœur de voir un manteau rouge. Cela merappelle mon cher Wickham.

— J’ai toujours eu un faible pour lesuniformes, confia Mrs Bennet àlady Catherine. Telle mère, telle fille.

— Malheureusement pour ceux quiaiment une conversation rationnelle,commenta MrBennet. Darcy, avez-vousune salle de billard ?

— Oui, monsieur. Je vais vous yconduire. Messieurs, si vous voulez bienme suivre…

Et c’est ainsi que je tirai les messieursdes griffes de ces dames.

— Ma femme ne cessera jamais de medivertir, déclara MrBennet en quittant lapièce, et Lydia plus encore. Je nourrissais

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de grands espoirs à l’endroit de Mary,mais elle est devenue moins sottemaintenant qu’elle va davantage dans lemonde et ne souffre plus de lacomparaison avec ses sœurs. Toutefois,sa sortie d’aujourd’hui me donne l’espoirqu’elle ne se soit pas entièrement départiede son idiotie. Kitty aussi semble destinéeà me décevoir. Elle est devenue siraisonnable depuis qu’elle passe deuxjournées sur trois à Netherfield, que j’aipeur qu’elle ne devienne finalement unejeune fille tout à fait convenable.

Je ne suis toujours pas très à l’aiseavec la façon dont MrBennet parle de sesfilles, mais comme sa légèreté n’est sansdoute pas pour rien dans le caractèremutin d’Elizabeth, je suppose que je ne

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peux me plaindre.

Mardi 16 décembre Aujourd’hui, Elizabeth a emmené sa

tante en promenade dans le domainecomme promis, avec le cabriolet. Toutesdeux en sont revenues les yeux brillants etles joues roses.

— Pemberley vous a-t-il autant pluque lors de votre précédente visite ? ai-jedemandé à Mrs Gardiner.

— Bien davantage. La dernière fois,c’était simplement une belle propriété. Àprésent, c’est la maison d’Elizabeth.

— Cela doit être un moyen fortplaisant de découvrir le domaine, dit

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Anne.Il y avait une trace de regret dans sa

voix. Elizabeth s’en aperçut et luiproposa :

— Il faudrait que vous veniez faire untour avec moi cet après-midi.

Je lui en fus reconnaissant. Je penseque les plaisirs d’Anne sont bien limités.

Elles partirent après le déjeuner, etbien que leur promenade fût plus courteque celle du matin, elles en revinrentd’humeur enjouée.

— Je crois que j’avais mal jugé tacousine, me confia Elizabeth un peu plustard. Moi qui me faisais fort de macapacité à connaître les gens dès lapremière impression, je n’ai fait que metromper, cette année. J’ai fait une horrible

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erreur à ton sujet, et je crois que j’en aifait de même avec Anne. Je la croyaismaladive et acariâtre, et je pensaismême…

Elle se tut soudain.— Oui ?— Je trouvais que vous étiez faits l’un

pour l’autre, répondit-elle d’un airespiègle.

— Quel dommage que je n’apprennecela que maintenant… autrement, jet’aurais fait le plaisir de l’épouser pour tedonner raison ! la taquinai-je.

Autrefois, j’étais fort ignorant dansl’art de la taquinerie, mais je m’y exercedepuis que j’ai rencontré Elizabeth.

— Elle est loin d’être aussi maladiveet acariâtre que je l’ai cru. En réalité, plus

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nous nous éloignions de la maison, pluselle s’animait.

— Elle était très vive quand nousétions enfants, jusqu’au jour où elle aattrapé un mauvais rhume, et une toux quine l’a pas quittée. Ma tante l’a retirée dupensionnat, et a décrété que sa santé ne luipermettait pas d’y retourner.

— Ah. Ainsi elle s’est trouvée seule àRosings en compagnie de lady Catherinejusqu’à aujourd’hui ?

— Elle avait une dame de compagnie.— Cette personne devait être bien

téméraire, pour tenir tête à lady Catherine.J’en convins.— De quoi as-tu parlé avec Anne ?— D’abord, du parc. Elle en a gardé

de bons souvenirs depuis son enfance, et

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elle m’a montré l’endroit où elle avaitperdu sa poupée, puis celui où le colonelFitzwilliam l’avait retrouvée – même s’iln’était alors pas encore colonel. Il sembleavoir été un charmant garçon. Ce ne devaitpas être amusant pour lui d’avoir unepetite fille le poursuivant sans cesse, etpourtant il a fait preuve de beaucoup degentillesse à son égard.

— Il a toujours eu un faible pourAnne.

— Puis nous avons parlé de livres.Elle a beaucoup lu, et nous avons eu uneconversation animée. Je pense qu’elle estmieux en l’absence de sa mère. Je vaisdemander à ma tante de l’emmener faireun tour en cabriolet demain. À nous deux,nous devrions être capables de la séparer

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de lady Catherine pendant l’essentiel deson séjour ici.

Jeudi 18 décembre Le groupe formé par nos invités se

révèle étonnamment agréable. Mrs Bennetse contente d’arpenter Pemberley enessayant de retenir tous les détails del’aménagement, afin de pouvoir éblouirses voisins par le récit de ses splendeurslorsqu’elle rentrera à Longbourn. Lydiaemploie ses journées à flirter avec lesjardiniers. Chercher à l’en empêcher estinutile, et ainsi elle est fort peu dans lamaison. MrBennet se tient dans labibliothèque la plupart du temps, et ne

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s’aventure dehors que pour les parties depêche. Lady Catherine s’est mis en têted’inculquer à Kitty et à Mary les manièresconvenables aux jeunes dames, et Kitty esttellement éperdue d’admiration qu’ellereste à l’écouter avec une attentionflatteuse pendant des heures entières.Mary assiste aussi à ces entretiens,auxquels elle mêle quelques profondespensées tirées de ses lectures. Caroline etLouisa sont plongées dans leurs journauxde mode, et MrHurst dort presque toute lajournée.

Anne profite de cette occasion pouréchapper à sa mère, et développe un goûtpour les promenades à pied dans le parc,où elle est souvent rejointe par le colonelFitzwilliam. Sa toux diminue très

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nettement, et elle affirme que l’exercicelui fait du bien.

Pendant que les autres sont ainsioccupés, c’est avec Jane, Bingley,Georgiana, et les Gardiner qu’Elizabeth etmoi passons le plus clair de notre temps.

Samedi 20 décembre Ce matin, Elizabeth et moi avons

accompagné Jane et Bingley visiter unepropriété à dix miles de Pemberley. C’estune belle maison, avec de jolies vues.Nous en avons fait le tour, et nos amisétaient très séduits.

— Si nous ne trouvons rien de mieux,je pense que nous l’achèterons, dit

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Bingley.— Je vois que vous devenez prudent.

L’année dernière, vous l’auriez acquisesans plus de questions.

— Jamais je ne pourrai plus meconduire ainsi. S’il y a une chose quevous m’avez enseignée, Darcy, c’estqu’on ne doit pas prendre une maison sanss’enquérir des cheminées !

— J’ai fait des remontrances àBingley parce qu’il n’avait posé aucunequestion avant de prendre Netherfield,expliquai-je à Elizabeth qui nous regardaitavec perplexité.

— C’est une bonne chose qu’il ne sesoit pas montré trop curieux, autrementnous ne nous serions peut-être jamaisrencontrés.

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Nous rentrâmes à la maison, où noustrouvâmes MrsBennet en grandeconversation avec Mrs Reynolds à quielle demandait combien avaient coûté lesrideaux et quelles étaient les dimensionsexactes de la salle de bal.

Anne était dans le salon en compagniede Mrs Gardiner, et leurs éclats de rirenous parvinrent lorsque nous franchîmesla porte. L’animation qu’on lui voit àprésent lui faisait entièrement défautquand elle était confinée aveclady Catherine, et, je dois le reconnaître,quand elle pensait devoir m’épouser.

— La maison vous a-t-elle plu ?demanda Mrs Gardiner.

— Oui, beaucoup, répondit Jane. Elleest un peu plus petite que Netherfield,

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mais reste de bonne taille.— Plus petite que Netherfield ?

s’écria Mrs Bennet en entrant dans lapièce. Cela ne peut convenir.

— Mais elle est proche de Pemberley,objecta Jane.

— Il est vrai que c’est un point positif.Ainsi je pourrai vous rendre visite àtoutes les deux en même temps. Je peuxséjourner d’abord chez Lizzy, puis venirchez vous, ma chère Jane. La route estlongue jusqu’au Derbyshire pour allervoir une de ses filles, mais semble courtepour en retrouver deux. Je pense que jeserai tout le temps près de vous.

— J’ai trouvé le parc un peu petit,avança Bingley en lançant un regard àJane.

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— Et les combles en piteux état,ajouta celle-ci.

— Oh, si les combles ne sont pas enbon état, il ne faut pas y songer, affirma samère. Vous feriez bien mieux de rester àNetherfield.

Lundi 22 décembre Aujourd’hui, le temps était humide.

Après le dîner, lady Catherine s’estretirée de bonne heure. Kitty et Lydiaétaient occupées à arranger des chapeaux,et Mrs Bennet répétait à Kitty qu’en semariant, il fallait qu’elle s’assure d’avoirune maison aussi belle que Pemberley.MrGardiner et MrBennet disputaient une

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partie d’échecs, tandis que Mrs Gardinerétait plongée dans un livre de gravures.

— Qui m’accompagne pour une partiede billard ? demanda le colonelFitzwilliam.

— Darcy va venir jouer et je vousregarderai, répondit Elizabeth. Anne, vousjoindrez-vous à nous ?

Anne accepta, et nous nous rendîmestous quatre dans la salle de billard. Àpeine y étions-nous entrés, cependant,qu’Elizabeth s’excusa en invoquant unemigraine, et me demanda de l’aider àregagner le salon.

Quand la porte de la salle de billardse fut refermée derrière nous, son mal detête sembla s’envoler.

— Je crois que Fitzwilliam et Anne

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seront mieux sans nous.Je la regardai avec surprise.— Il n’a besoin que d’être un peu

encouragé pour s’apercevoir qu’il estamoureux d’elle.

— Fitzwilliam et Anne ?— Il me semble qu’ils s’entendront à

merveille. Elle ne le quitte pas des yeux etpeut à peine parler d’un autre sujet sansl’évoquer à un moment ou à un autre. Deson côté, il a toujours eu un faible pourelle. Ce serait à la fois un mariage deraison et un mariage d’amour. Il a besoind’épouser une héritière, et Anne vajustement hériter de Rosings et d’unefortune considérable.

Ma surprise allait croissant.— Comment sais-tu qu’il lui faut une

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héritière ?— Il me l’a dit.— Mais quand cela ?— À Rosings, à Pâques, lorsque nous

nous y sommes retrouvés par hasard. Jesuppose qu’il voulait me mettre en gardeet me prévenir que je ne devais pasm’attendre à ce qu’il me demande mamain.

— Que nous sommes arrogants, lui etmoi ! Nous pensions tous deux que tuespérais nous épouser !

— J’avais peut-être bien envied’épouser le colonel, me taquina-t-elle.

— Mon amour, je te préviens que jesuis un mari jaloux. Je bannirai moncousin de Pemberley si tu ne me dis pas àl’instant que tu n’as jamais souhaité

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l’épouser.— Très bien, je n’en ai jamais eu le

désir. Mais Anne si, je pense.— Ce ne serait sans doute pas une

mauvaise chose. En fait, plus j’y pense,plus l’idée me plaît.

— Elle plaira aussi à lady Catherine.— Ainsi tu encourages cette union

pour faire plaisir à lady Catherine ?— MrDarcy, vous êtes en train de

devenir aussi insolent que votre femme !— Mais je ne suis pas si sûr de

l’approbation de ma tante, cela dit…— Elle ne pourra se plaindre de sa

naissance.— Sans doute pas, mais c’est un fils

cadet, et il est désargenté.— La fortune d’Anne suffira bien pour

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eux deux.— Mon cousin n’a pas de propriété.— Il habitera à Rosings.— Ce qui confinera lady Catherine à

la maison douairière.— Alors que, si tu avais épousé Anne,

celle-ci serait devenue la maîtresse dePemberley, et lady Catherine serait restéemaîtresse de Rosings.

Nous nous prîmes tous deux àimaginer la réaction de lady Catherine àl’annonce qu’elle allait devoir s’installerdans la maison douairière.

— Penses-tu qu’Anne trouvera lecourage de tenir tête à sa mère ?demandai-je

— Cela promet d’être intéressant.

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Jeudi 25 décembre

Jamais je n’aurai pensé, quand j’ai

fêté Noël avec Georgiana à Londresl’année dernière, que mon prochain Noëlserait celui d’un homme marié. Pemberleya un air de fête. Des guirlandes debranches de sapin ornent les balustrades,du houx chargé de baies rouges encadreles tableaux, et sous chaque chandelierpend une brindille de gui.

Nous nous sommes réveillés dans unebonne odeur de gâteaux, et nous sommesrendus à l’église sitôt le petit déjeunerfini. Le temps était si clémentqu’Elizabeth, Jane, Bingley et moi avonsdécidé de faire le chemin à pied tandis

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que les autres invités se faisaient conduireen voiture.

— Cela me rappelle les promenadesque nous faisions, Jane et moi, quand nousvenions de nous fiancer, dit Bingley alorsque nos pas faisaient crisser le givre. Il nefaisait pas aussi froid, toutefois.

— Jane et vous aviez la chance d’êtreofficiellement amoureux. Vous pouviezpasser votre temps à discuter sans voussoucier des autres, alors qu’Elizabeth etmoi ne pouvions même pas nous asseoircôte à côte.

— Mais vous arriviez à vous perdredans les chemins de campagne chaque foisque vous quittiez la maison, répliquaBingley en souriant.

— Les chemins de campagne nous ont

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rendu de fiers services, admit Elizabeth.— Et notre mère vous est venue bien

souvent en aide en exigeant que vousgardiez « cet homme » occupé, ajoutaJane.

— Jamais de toute ma vie je n’ai eu sihonte, avoua Elizabeth qui riait tout demême de ce souvenir.

Nous arrivâmes à l’église et entrâmes.Nos invités étaient déjà assemblés, et àpeine fûmes-nous installés que le servicecommença. L’office fut intéressant, vivant,plein de l’entrain que suscitenaturellement la fête de Noël.Lady Catherine se plaignit des cantiques,du sermon, des cierges et des livres deprière, mais je suis sûr qu’à cette notableexception près, chacun se sentit revigoré

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par la célébration.Après un dîner remarquable, la soirée

débuta par des jeux de mimes. Carolinechoisit le colonel Fitzwilliam pourpartenaire, mais Elizabeth mit un terme àses efforts pour capter son attention endemandant à mon cousin d’ouvrir le balavec Anne. Ils formaient un couple pleinde vivacité, et infirmèrent les prédictionsde lady Catherine selon lesquelles ladanse allait donner à Anne une quinte detoux.

Kitty dansa avec MrHurst, et l’onarriva même à convaincre Mary de serendre sur la piste, malgré sesprotestations selon lesquelles dansern’était pas une activité rationnelle etqu’elle aurait nettement préféré pouvoir

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lire.Quand tous les invités se furent

retirés, nous montâmes à notre tour.— Es-tu fatiguée ? demandai-je.En guise de réponse, elle leva la main

au-dessus de sa tête, et je vis qu’elletenait une brindille de gui.

Lundi 29 décembre Nos invités sont partis ce matin.

Lady Catherine et Anne furent lespremières à se mettre en route,accompagnées par le colonel Fitzwilliam.Elizabeth espérait entendre parler defiançailles, mais bien que Fitzwilliam etAnne aient passé beaucoup de temps

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ensemble, rien de tel n’a été annoncé.Les Bennet partirent ensuite. Jane et

Bingley furent les derniers à quitterPemberley.

— Il faudra que vous veniez nousrendre visite à Netherfield, dit Jane.

— Avec Georgiana, ajouta Bingley.Nous avons promis de répondre

bientôt à leur invitation.Enfin, nous avions la maison pour

nous tout seuls.— C’est agréable d’avoir des invités,

dis-je alors que la dernière voitures’éloignait. Mais c’est encore plusagréable de les voir partir.

Nous rentrâmes au salon. Georgiana etElizabeth se mirent aussitôt à discuter denos hôtes et de leur séjour chez nous.

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Georgiana osa une remarque humoristiquesur lady Catherine, puis me jeta un regardpour s’assurer que je n’étais pas fâché.Elle se détendit en voyant mon expression.Sa timidité s’est presque entièrementenvolée, et ma sœur sera bientôt une jeunefille ouverte et sûre d’elle. En cela,comme en bien d’autres choses, je suisredevable à Elizabeth.

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Mars

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Mercredi 4 mars Mr et Mrs Collins sont arrivés ce

matin, et doivent rester une semaine.Lady Catherine est dans une telle ragequ’ils ont préféré s’éloigner quelquetemps. Elle vient d’apprendre qu’Anne vaépouser le colonel Fitzwilliam.

— Au départ, l’idée plaisait assez àson excellence, bien qu’elle m’aitgracieusement confié qu’elle auraitpréféré avoir pour gendre un hommefortuné. Mais l’estimable colonel porte unnom ancien et vénéré, et, dans sa grandemagnanimité, elle a pensé convenablequ’il s’allie avec sa propre et plusvénérable branche de la famille. Elle s’estmontrée condescendante au point de

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donner son consentement, et de direqu’Anne serait la mariée la plus élégantede l’année. J’ai eu la chance de pouvoircontenter son excellence en lui disant queMiss de Bourgh honorerait l’église, quellequ’elle soit, où elle choisirait de voir sonunion célébrée.

— Mais son excellence a changéd’avis quand Anne a affirmé son intentionde vivre à Rosings, et que sa mère devraitdonc occuper la maison douairière,expliqua Charlotte.

— Lady Catherine a déclaré avec laplus grande amabilité que c’étaitimpossible. Elle m’a fait l’honneur de laplus obligeante des confidences en medisant qu’elle ne partirait pas de chez ellepour faire plaisir à une péronnelle, puis

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m’a gracieusement informé qu’Anne étaitune fille bornée et dépourvue dereconnaissance.

— Anne lui a fait remarquer que, sielle avait été un homme, sa mère aurait étéobligée de quitter la maison à sonmariage, à quoi son excellence a rétorquéqu’Anne n’était pas un homme, et que parconséquent, elle ne s’en irait pas. Jem’attendais à ce qu’Anne capitule, ditCharlotte, mais elle n’en a rien fait.L’amour lui donne de la force.

— L’atmosphère n’estmalheureusement pas des plusharmonieuses. Je déteste la dissensionplus que tout au monde. Elle offense leshommes de ma vocation plus que je nesaurais le dire. J’ai tenté d’apporter un

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rameau d’olivier en faisant remarquer quela maison douairière est une très belledemeure, avec des appartements élégantset des jardins somptueux, maislady Catherine a tourné vers moi des yeuxsi pleins de désapprobation que je sentisle courage m’abandonner, et que je fuscontraint d’ajouter : « mais pas aussi belleque Rosings. » Je crois que cela a faitplaisir à son excellence.

— Mais pas à sa fille, dis-je.Mr Collins perdit le sourire.— Non. Je crois qu’il est impossible

de rester en bons termes avec chacune, etnous avons donc préféré nous éloigner.

— Et notre visite avait aussi une autreraison. Je voulais vous présenter Elinor,ajouta Charlotte.

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La nourrice s’avança avec Elinor. Jen’ai jamais tellement apprécié lesnouveau-nés, mais Elizabeth était charméepar la petite fille, et la prit délicatementdes bras de la nourrice. Alors qu’elleberçait le bébé, elle me lança un regardqui affola mon cœur, et soudain il mesembla qu’il n’y avait rien au monde deplus intéressant qu’un bébé.

Je pensais que l’année dernière étaitla plus heureuse de ma vie, mais je croisque celle qui débute sera encoremeilleure…

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Amanda Grange compte parmi lesauteurs de romance les plus réputés enGrande-Bretagne. Elle affectionneparticulièrement les œuvres de JaneAusten et de Georgette Heyer, et aimes’inspirer d’événements historiques telsque le naufrage du Titanic pour élaborerses romans. Elle vit dans le Cheshire, enAngleterre.

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Du même auteur, chez Milady :

Le Journal de Mr DarcyLe Journal du colonel Brandon

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Titre original : Mr. Darcy’s Diary

Copyright © 2007 by Amanda GrangeTous droits réservés.

Les personnages et événements de ce livre

sont les produits de l’imagination del’auteur ou utilisés de manière fictive.

Toute ressemblance avec des personnes,lieux ou événements existants ou ayant

existé serait purement fortuite.

© Bragelonne 2012, pour la présentetraduction

llustration de couverture : Anne-Claire

PayetPhotographies de couverture : ©

Page 750: Le Journal de Mr Darcy

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L’œuvre présente sur le fichier que vousvenez d’acquérir est protégée par le droitd’auteur. Toute copie ou utilisation autre

que personnelle constituera unecontrefaçon et sera susceptible d’entraîner

des poursuites civiles et pénales.

ISBN : 978-2-8205-0793-8

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