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RÉALITÉS MÉCONNUES Les années 60/70 ont consacré “la socié- té des loisirs”, au sein de laquelle le sport a pris une place grandissante. Pourtant, tous les sports ne se sont pas développés au même rythme. Plusieurs enquêtes (1) sur les pratiques sportives des Français de 1988 à 1994 démontrent que ce sont les pratiques individuelles de plein air instrumen- tées qui ont connu la plus forte croissance. Tous ces sports nécessitent un instrument (ski, raquette, cycle, chaussure spécialisée) et des équipements spécifiques. Ce sont donc ceux qui présentent un intérêt commercial maximal pour les entreprises. Bien loin d’être uniquement un secteur récepteur de technologies importées d’autres industries plus “nobles” technologiquement, comme certains ANNALES DES MINES - DÉCEMBRE 1998 LE MANAGEMENT DE L’INNOVATION DANS L’INDUSTRIE DU SPORT Variations autour du cas Salomon PAR MICHEL DESBORDES Bureau d’économie théorique et appliquée – Université Louis Pasteur Strasbourg L’industrie du sport n’a jamais été un terrain d’investigation pour les sciences de gestion. Pourtant, certaines spécificités et contraintes rendent ses produits complexes et induisent des comportements innovateurs. Cet article isole, à travers une étude de cas portant sur la conception et le développement du ski Salomon, les points clés du management de l’innovation dans ce secteur et les onfronte à quatre autres cas d’innovations dans les secteurs du cycle et du nautisme. Face à des entreprises et des projets aussi divers, quelle est alors l’influence de leur taille ou de la durée du processus d’innovation ? 14 (1) Irlinger P., Louveau C., Metoudi M. (1988), Les pratiques sportives des Français, INSEP. INSEE (1989), Les pratiques de loisirs. Enquête 1987/1988, collection INSEE Résultats, n˚ 1 CESP (1990), Enquête Médias marchés. Pouquet L. (1994), Le comportement des consommateurs d’articles de sport, CREDOC, Novembre. D.R.

LE MANAGEMENT DE L’INNOVATION - Annalesannales.com/gc/1998/gc12-98/14-25.pdf · à l’époque, bien supérieur à celui que rencontre Salomon sur le marché des chaussures et des

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RÉALITÉS MÉCONNUES

Les années 60/70 ont consacré “la socié-té des loisirs”, au sein de laquelle le sport a pris uneplace grandissante. Pourtant, tous les sports ne sesont pas développés au même rythme. Plusieursenquêtes (1) sur les pratiques sportives desFrançais de 1988 à 1994 démontrent que ce sontles pratiques individuelles de plein air instrumen-tées qui ont connu la plus forte croissance. Tousces sports nécessitent un instrument (ski, raquette,cycle, chaussure spécialisée) et des équipementsspécifiques. Ce sont donc ceux qui présentent un

intérêt commercial maximal pour les entreprises.Bien loin d’être uniquement un secteur récepteurde technologies importées d’autres industries plus“nobles” technologiquement, comme certains

ANNALES DES MINES - DÉCEMBRE 1998

LE MANAGEMENT DE L’INNOVATION DANS L’INDUSTRIE

DU SPORT

Variations autour du cas SalomonPAR MICHEL DESBORDES

Bureau d’économie théorique et appliquée – Université Louis Pasteur Strasbourg

L’industrie du sport n’a jamais été un terrain d’investigation pour les sciences

de gestion. Pourtant, certaines spécificités et contraintes rendent ses produits

complexes et induisent des comportements innovateurs. Cet article isole, à

travers une étude de cas portant sur la conception et le développement du ski

Salomon, les points clés du management de l’innovation dans ce secteur et les

onfronte à quatre autres cas d’innovations dans les secteurs du cycle et du

nautisme. Face à des entreprises et des projets aussi divers, quelle est alors

l’influence de leur taille ou de la durée du processus d’innovation ?

14

(1) Irlinger P., Louveau C., Metoudi M. (1988), Les pratiquessportives des Français, INSEP.INSEE (1989), Les pratiques de loisirs. Enquête 1987/1988,collection INSEE Résultats, n˚ 1 CESP (1990), Enquête Médiasmarchés.Pouquet L. (1994), Le comportement des consommateursd’articles de sport, CREDOC, Novembre.

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auteurs (2) l’ont pensé, le sport adéveloppé une logique propre d’inno-vation pour ses produits, qui peuventêtre considérés comme complexes(3) :- le produit sportif est complexe tech-nologiquement car il requiert descompétences variées et complémen-taires (chimie, mécanique, textile,métallurgique, biens d’équipements). - il est également complexe du point de vue duconsommateur qui va rechercher des caractéris-tiques parfois incompatibles (légèreté, résistanceaux chocs, rigidité, anticorrosion, design, esthé-tique, amortissement des vibrations). L’utilisationdes matériaux composites permet de gérer cescontradictions (4).

A cette complexité s’ajoutent d’autrescontraintes :- il s’agit de produits situés dans des phases diffé-rentes du cycle de vie, ce qui induit presque auto-matiquement des stratégies de diversification pourles firmes (5) ;- certains marchés, surtout ceux en phase de crois-sance, sont relativement confidentiels : commentalors amortir les coûts de R&D sur des petitsvolumes ?- les choix de consommation et les tendances quiévoluent très vite, raccourcissent la durée de viedes produits ; comment gérer un projet,dans ces conditions, sans accélérer de manièreexcessive la sortie du produit ?

Pour dominer ces contraintes spécifiquesau secteur et se différencier par rapport à laconcurrence, les firmes choisissent souvent d’inno-ver. En effet, le consommateur est sensible auxcaractéristiques technologiques du produit mêmes’il n’en exploite que rarement les possibilités. Lapolitique marketing des entreprises joue sur cetargument en y intégrant l’image du champion quiutilise le produit, transformant ainsi l’activité spor-tive en émotion et en rêve. Les entreprises peuventinnover dans le domaine des produits ou des pro-

cédés. Habituellement, elles recher-chent d’abord l’innovation de produit,afin de satisfaire les désirs des prati-quants, sans pour autant négliger lesconséquences du côté du procédé. Onnotera que la forme et la fonction desobjets ont peu évolué ces dernièresannées, l’essentiel des progrès ayantété réalisés dans leur structure (6)(matériaux incorporés). Cette innova-

tion étant considérée comme nécessaire, il faut lamanager (7), développer une gestion de projet effi-cace.

L’industrie du sport n’a, jusqu’à présent,jamais été un terrain d’investigation pour lessciences de gestion. La méthode des cas cliniquesest la plus adaptée pour rendre compte de la spéci-ficité des entreprises du secteur. Nous verrons, àtravers l’étude du cas de la société Salomon, com-ment celle-ci a pu dominer la double complexité desproduits évoquée précédemment. Ce cas sera com-paré à quatre autres projets, dans le cycle (Look,Mavic) et le nautisme (Wauquiez, Elvström), afinde dégager les facteurs clés de succès dans lemanagement et la diffusion de l’innovation dansl’industrie du sport. La durée du projet est unevariable qui sera mise particulièrement en relief.

ÉTUDE DE CAS :LE SKI MONOCOQUE SALOMON

Historique et présentation

Fondée en 1947 par une famille savoyar-de, la société Salomon est, à l’origine, un atelier de50 m2 pour la fabrication de scies à bois et decarres de ski. En 1972, elle devient numéro unmondial de la fixation de ski. En septembre 1997,Salomon est reprise par Adidas par le biais d’uneO.P.A. amicale qui valorise le groupe à 8 milliardsde francs.

Nom de l’entreprise Salomon WorldwideActivités principales Conception et fabrica

tion d’articles de sports d’hiver et d’été (ski, golf, cycle…)

Chiffre d’affaires 1997 4,4 milliards de francsNombres de chercheurs 120Nombre de salariés 2 200Dépenses de R&D/CA 9 %Nom du répondant à l’entretien Yves GagneuxFonction du répondant Responsable R&D

département ski

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GÉRER ET COMPRENDRE

QUELQUESDONNÉES SUR LA SOCIÉTÉEN 1997

(Source : rapportannuel SalomonWorldwide 1996/97)

RÉALITÉS MÉCONNUES

(2) Cohendet P., Ledoux M.J., Zuscovitch E. (1987), Les matériaux nouveaux, Economica, Paris.(3) Clark K.B., Fujimoto T. (1991), Product DevelopmentPerformance, Boston, Harvard Business School Press.(4) Thaller R. (1986), Pour une économie de la diffusion des innovations technologiques ; l’exemple des matériauxcomposites, Thèse de doctorat en Sciences Economiques,Université Lyon II.(5) On notera que l’industrie du sport est de plus en plusdominée par des groupes multi-activités et multi-marques(Adidas/Salomon, Rossignol, Benetton Sport System…).(6) Desbordes M. (1997), “Le ski parabolique, ultime barragecontre la déferlante surf. L’évolution du ski : progrèstechnique ou conservatisme ?”, Le Monde, 28/29 décembre.(7) Van de Ven A.H. (1986), “Central problems in themanagement of innovation”, Management Science, vol. 32,n˚ 5, may.Van de Ven A.H., Angle H.L., Poole M.S. (1989), Research on the management of innovation : the Minnesota Studies,Harper & Row, New York.

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Le projet : étude d’un ski monocoque

Ce projet représente la deuxième diversi-fication de Salomon en dehors de la fixation, aprèsle lancement réussi de ses chaussures de ski en1980.

En 1984, Georges Salomon acquiert laconviction que sa société doit entrer sur le marchédu ski. Les skis, en tant que produit, ont plusieurscaractéristiques susceptibles de les rendre attrac-tifs pour Salomon :

- tout d’abord, il s’agit de la par-tie la plus visible de l’équipementet, donc, du meilleur support decommunication pour une firme ;- le ski est la partie la plus chèrede l’équipement ; il est renouve-lé deux fois plus rapidement queles fixations ;- enfin, le ski est la partie la plusimportante de l’équipement auxyeux des skieurs ; il n’a donc pas

d’équivalent pour promouvoir la renommée d’unemarque.

Le staff de Salomon pense que la sociétéest capable de réussir à pénétrer le marché du skiavec succès. Les points forts du groupe, pourmener à bien un tel projet, sont au nombre dequatre :Du point de vue technologique

Salomon a unecapacité d’innovationreconnue, grâce auxoutils les plus avancésen matière de designet à un savoir-fairedans la production ensérie automatisée,gage de qualité et decoûts compétitifs. Du point de vue marketing

La firme a une parfaiteconnaissance des besoins et désirs desskieurs, grâce à une implantation sur le marchédepuis plus de trente ans.Du point de vue financier

Une situation saine, en 1984, rend pos-sible les efforts dans le domaine de la Recherche &Développement, ainsi que les investissements ini-tiaux pour la partie production.Du point de vue commercial

Salomon bénéficie d’une bonne image etd’un réseau de distribution efficace qui pourraitrapidement promouvoir le produit dans le mondeet assurer sa vente.

Tous les arguments qui militent en faveurdu développement d’un ski sont confirmés en1984 par une étude qui révéle que 40 % des

skieurs pensent que Salomon fabrique déjà des skis !Le marché a, en fait, anticipé l’évolution straté-gique du groupe. Celà finit de convaincre les colla-borateurs les plus sceptiques du groupe.

La direction est consciente que la diversi-fication dans le ski n’est pas une opération dénuéede risques. Salomon craint en particulier que cer-tains fabricants, concurrencés sur leur terrain tra-ditionnel du marché du ski, ne contre-attaquentdans la chaussure et les fixations, ce qui se produi-ra, d’ailleurs, lors des diversifications de Rossignoldans les années 90. Mais, à l’époque, personne nepeut prévoir l’issue de tels affrontements. Depuislongtemps, Salomon et Rossignol s’observent cour-toisement sans s’attaquer, chacun préservant sapart de marché dans sa spécialité. Des échanges depersonnels et des débuts de collaboration ontmême vu le jour dans les années 70. Le lancementdu ski Salomon pourrait donc être le début d’uneguerre fratricide dont l’issue apparait incertaine.

Ces risques ne découragent pourtant pasl’entreprise de se diversifier. Dès 1985, la directiondu groupe se fixe des objectifs ambitieux :- devenir le leader mondial, en 5 ou 6 ans, sur lesegment des skis moyen et haut de gamme ;- atteindre, sur ce produit, une profitabilité moyen-ne à peu près équivalente à celle réalisée sur lesfixations et les chaussures de ski (environ 9 % duCA).

Afin d’atteindre ces objectifs, les prin-cipes stratégiques suivants sont appliqués :

- fournir aux skieurs un ski offrant un“plus” basé sur une innovation

visible ;- insister sur le partenariat

avec les fournisseursafin de garantir unequalité optimale ;- obtenir une recon-naissance en compéti-tion grâce, notamment,

aux Jeux Olympiquesd’Albertville qui peuvent

amplifier l’impact.

ANALYSE DU MARCHÉET DE LA CONCURRENCE EN 1987

En 1987, il y a 55 millions de skieursdans le monde, essentiellement en Europe occiden-tale (30 millions), en Amérique du Nord (9 mil-lions) et au Japon (12 millions).

A cette époque, le marché a déjà atteintun certain degré de maturité avec 6,5 millions depaires de ski vendues dans le monde. Il est estimé,en valeur, à 4,5 milliards de francs, contre 3,5pour les chaussures et 2 pour les fixations. Par

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ANNALES DES MINES - DÉCEMBRE 1998

Le projet d’un skimonocoque représente

la deuxième diversification de

Salomon en dehors dela fixation, après

le lancement réussi de ses chaussures de

ski en 1980.

RÉALITÉS MÉCONNUES

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rapport à un marché traditionnel, le ski présenteune spécificité : le segment haut de gamme est plusimportant, en volume, que celui de milieu degamme.

La concurrence

Le nombre de concurrents dans le ski est,à l’époque, bien supérieur à celui que rencontreSalomon sur le marché des chaussures et des fixa-tions. Environ, quatre-vingt fabricants se parta-gent alors le marché mondial, mais seuls une quin-zaine ont une part de marché significative. LesFrançais et les Autrichiens détiennent, à eux seuls,90 % des parts de marché.

La fabrication des skis

L’histoire du ski peut s’analyser commeune substitution de matériaux les uns à la suite desautres. Le bois a progressivement laissé la place aumétal qui a ensuite été supplanté par des plas-tiques. Au milieu des années 80, il est clair que lafabrication d’un ski passe par la maîtrise absoluedes matériaux composites ; cette compétence a étéacquise par Salomon dans la chaussure et la fixa-tion. Depuis longtemps, le groupe entretient descollaborations avec son principal fournisseur dematériaux, Du Pont de Nemours (8).

A cette époque, plusieurs types de struc-tures de ski coexistent :- la plus courante est communément appelée“sandwich” ; elle consiste en un assemblage decouches de matériaux différents. Elle représente75 % de la production mondiale. Le mythique 4Sde Rossignol en est un pur représentant ;

- une technique alternative est dite de la “boîte detorsion”, la résistance étant obtenue en position-nant une sorte de boîte allongée dans le corps duski. Cette solution technique représente 15 % de laproduction mondiale (notamment Dynamic).

Salomon pense qu’il faut innover dans cedomaine car ces deux techniques sont maintenantéprouvées et n’ont guère connu d’améliorationsdepuis une quinzaine d’années.

Le coût d’un ski

DÉCOMPOSITION DU COÛT D’UN SKI

Type de coût Importance/prix finalMatériaux 13 %Frais de production 19,5 %Distribution 17,5 %Marge du détaillant 50 %Total 100 %

En 1984, quand Salomon décide de lan-cer un ski de toutes pièces, le pari est donc auda-cieux. Il s’agit de rentrer sur un marché plutôtconcurrentiel, avec des contraintes de productionimportantes, le produit nécessitant une bonne maî-trise des matériaux. Pour réussir durablement surce marché, Salomon est convaincue qu’elle doit sedifférencier radicalement de ses concurrents enproposant une innovation majeure, visible par unconsommateur qui connaît peu le s aspects tech-niques du produit.

CHRONOLOGIE DÉTAILLÉE DU PROJET

Les contraintes du projet

Aspect techniqueLe projet s’inscrit dans une volonté de

rupture technologique, tout en restant à un niveauau moins égal de performance immédiatementvisible. L’idée de base est de changer la géométriedu ski en lui donnant une forme monocoque,

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GÉRER ET COMPRENDRE

Le projet s’inscrit dans une volonté derupture technologique,tout en restant à unniveau au moins égalde performanceimmédiatementvisible.

RÉALITÉS MÉCONNUES

(8) Ainsi, Du Pont met en permanence à la disposition deSalomon un ingénieur-conseil à Annecy dont le rôle estd’assurer la liaison entre les deux entreprises et, en particulier,de répondre aux besoins de Salomon pour des tests dematériaux, la mise au point de machines ou de cahiers descharges très spécifiques.

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nécessitant moins de composants Demême, un monobloc compositedonne la possibilité de réduire lecycle de fabrication. Il faut alorstirer parti de ces atouts afin de limi-ter les coûts de production.Aspect ressources humaines

Dans un souci écologique etafin de protéger les conditions de tra-vail, Salomon désire avoir le procédé deproduction le plus propre possible, ce qui impose :- une absence de solvants ;- la suppression des résines liquides ;- d’éviter le traitement de surface de l’aluminium,très polluant.

La société reconsidére alors la technolo-gie de la décoration qui, traditionnellement, voit sesuccéder les opérations de ponçage, pose de lalaque, sérigraphie et finition avec un vernis trans-parent, processus qui utilise beaucoup de solvantstrès nocifs pour le personnel. C’est ainsi queSalomon met au point la décoration par sublima-tion sur laquelle nous reviendrons. Cette idée de“procédé propre” s’inscrit aussi dans une politiqued’éthique qui est un des fondements de la cultureinterne.

La constitution de l’équipe du projet

Du point de vue chronologique, la cultu-re de l’entreprise colporte l’idée que le ski Salomona germé dans l’esprit de Georges Salomon, début1984, et qu’un matin de février, il est entré dans lebureau de Roger Pascal (responsable du départe-ment fixations, ingénieur en génie mécanique del’INSA Lyon, moniteur de ski) en lui disant :“Pascal, tu dois me faire un ski !”

Georges Salomon et Roger Pascal ontfait appel, en juillet 1984, à un jeune diplômé del’ESC Paris, Jean-Luc Diard. Durant l’été 1985,Georges Salomon va convaincre Maurice Legrand,responsable du département ingénierie deRossignol, et Yves Gagneux, responsable de la pro-duction chez Dynamic, de rejoindre le groupe deprojet. L’équipe ainsi constituée, qui réunit des indi-vidus, tous très bons skieurs et ayant des connais-sances exceptionnelles du milieu, travaille comme

dans une “opération commando” : ladirection les isole du reste du per-sonnel de manière à garder le projetsecret le plus longtemps possible,au sein même de leur propre entre-prise. Salomon avait déjà lesmeilleures compétences dans le

domaine ; elle saura aussi donner àson équipe les moyens financiers néces-

saires pour mener à bien sa mission.

Le management du projet

L’objectif de Georges Salomon est d’in-troduire sur le marché, en cinq ou six ans, un skiqui ait des avantages objectifs et visibles sur lesautres produits. L’équipe va traduire cet objectif enun plan d’action très détaillé où sont spécifiés lesétapes, les ressources nécessaires ainsi que lesoutils (management de la qualité, design…).

La vision financière du projet est suffi-samment claire puisque les entrées et sorties sontévaluées de la phase de recherche jusqu’à la pério-de où la production doit atteindre sa “vitesse decroisière” (milieu des années 90).

Dès le lancement du projet, l’équipe ren-dra régulièrement compte au comité exécutif deSalomon pour les investissements importants, demanière à ce que la viabilité financière soit assuréeet que les scientifiques ne soient pas déconnectésdes objectifs de rentabilité que Salomon s’étaitfixés.

Le développement du concept

Entre juillet 1985 et janvier 1987,Roger Pascal demande à son équipe, entre-tempsélargie, d’étudier systématiquement tous lesaspects techniques du ski : ses mesures, sa partiecentrale, les techniques de décoration, la spatule,les carres, le fart, la finition, etc. Le but est quechacun revienne avec deux ou trois idées sur lesaméliorations possibles.

Régulièrement, les chefs d’équipes seréunisient pour voir comment les intégrer pour enfaire un concept. Dès le deuxième semestre 1985,ils réussissent à produire un premier prototype enplâtre.

Du résultat de ces études systématiques,la forme du ski émerge. L’équipe se rend compteque très peu de choses peuvent être faites sur lasemelle, élément déjà optimisé par les firmes exis-tantes et auquel les skieurs semblent être habitués.

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ANNALES DES MINES - DÉCEMBRE 1998

RÉALITÉS MÉCONNUES

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La solution optimale apparaît alors êtreun profil progressif du ski, changement qui al’avantage d’être perceptible visuellement, ce quicorrespond aux objectifs de Georges Salomon.Cette idée initiale amène une autre découverteimportante : la structure monocoque (une pièceunique de la surface aux carres) peut apporter une

solution technique.Au milieu de

l’année 1986, les premiersprototypes sont dispo-nibles. Ils sont testés, enlaboratoire et sur la neige,par des ingénieurs et desskieurs de haut niveausoumis à une clause deconfidentialité. L’équipecompte alors environ tren-te-cinq personnes. Auniveau du procédé, plu-sieurs solutions sont envi-sagées. L’équipe ne veutpas se satisfaire du procé-dé classique de mise en

œuvre des matériaux composites. Yves Gagneuxdéveloppe donc “le procédé sec” qui consiste à uti-liser des fibres déjà été imprégnées de résine etséchées. Cette technique a non seulement l’avanta-ge de faciliter la manipulation des matériaux, maisélimine aussi les fortes odeurs inhérentes au “pro-cédé mouillé” classique. Les gains obtenus sontimportants tant dans l’amélioration des conditionsde travail que dans la qualité du produit final.

En novembre 1987, les études des ingé-nieurs donnent de bons résultats. L’équipe a par-faitement compris le marché du ski : elle connaîtles forces et les faiblesses de ses rivaux les plusdangereux. Toutes les améliorations potentielles àapporter au ski ont été identifiées et celles sur les-quelles Salomon veut se différencier ont été spéci-fiées. Des prototypes ont été développés et testés :leurs premiers résultats s’avérent prometteurs.

La décision

Bien sûr, il reste encore un nombre dequestions à éclaircir. Dans un sens, il est évidentque l’équipe a réalisé des avancées remarquables,compte tenu du fait qu’elle est partie de rien en1984. Un pas important a été fait pour développerun ski radicalement nouveau. Il reste cependant àfinaliser certains points pour aboutir au stade finaldu produit. La société doit encore allouer un bud-get pour la suite de l’ingénierie, les tests et surtoutla construction d’une nouvelle usine. Étant donnéela technologie requise, le budget est fixé à 300 mil-lions de francs.

De plus, la nécessité d’une équipe à pleintemps, élargie à cinquante personnes, accroît lescoûts opérationnels. Finalement, deux cent cin-quante personnes vont travailler sur le ski : 70 %seront recrutés à l’extérieur, parmi lesquels ondénombre une centaine de techniciens, cadres etingénieurs. Certains ont été débauchés chezAérospatiale et chez les grands constructeurs auto-mobiles français, ce qui étoffe sensiblement lepotentiel de compétences de Salomon.

Le lancement du ski

La nouvelle usine de Rumilly construite,le personnel formé aux matériaux composites et aunouveau procédé, il reste à Salomon à réussir lasortie de son nouveau ski.

Une opération de communication bapti-sée “Salomon Première” est organisée le 28novembre 1989. Salomon invite des journalistes,représentant les soixante-dix plus importantesrevues de ski au monde, à venir tester son nouveauski en compagnie d’anciens champions sur le gla-cier de Saas-Fee (Suisse). En tout, environ centtrente personnes participent aux tests. L’objectif del’opération est de lancer la promotion du ski auniveau mondial en offrant à ces interlocuteurs spé-cialisés un véritable privilége.

Le ski ne sera pas lancé complètementcommercialement à ce moment-là : en effet,Salomon souhaite auparavant tester trois milleexemplaires de son produit sur le marché suisse,réputé d’un niveau moyen plus élevé, durant toutela saison 89/90, afin de pouvoir apprécier sa qua-lité et le vieillissement des matériaux en conditionsd’utilisation réelles.

L’opération de communication sera unsuccès, non seulement par le retentissement qu’el-le aura dans le monde entier, mais aussi par l’en-thousiasme que le produit suscitera ce jour-là.

Bilan du projet

Le bilan technique apparaît positif à100 %. Les limites dans la volonté d’améliorer leproduit sont en fait venues des fournisseurs. Parexemple, pour les encres sublimables fournies parElf Atochem, Salomon a poussé les exigences deson cahier des charges à de telles limites que cela aincité les chimistes à les améliorer. Aujourd’hui, onpeut considérer que toute l’expérience accumuléepar Elf dans les encres sublimables provient de sacollaboration avec Salomon. De même, un des

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GÉRER ET COMPRENDRE

La solution optimaleapparaît alors être unprofil progressif du ski,changement qui al’avantage d’être perceptible visuellement,ce qui correspond auxobjectifs de GeorgesSalomon.

RÉALITÉS MÉCONNUES

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FORCES ET FAIBLESSES DU SKI MONOCOQUE

(Source : entretien avec Yves Gagneux, responsable R&D dépar-tement ski)

ForcesEsthétique nettementaméliorée grâce à ladécoration par sublima-tion. Grandes possibilitésde variations de coloris.

Qualité atteinte dans leproduit.

Le procédé impose obli-gatoirement la CFAO,donc le ticket d’entréeest très cher. Cet élé-ment faisait partie de lastratégie de rupturetechnologique deSalomon.

Gros potentiel de fabri-cation/autres fabricants.

Marge élevée sur le pro-duit car il reste un pro-duit haut de gamme.

matériaux composites utilisés provenait de l’Airbusmais les exigences du procédé de production deSalomon ont contraint les ingénieurs à diviser parquatre le temps de réticulation lors du passage enpresse.

L’impact de la technologie utilisée ne s’esttraduit que dans le haut de gamme et le moyen degamme. Cette volonté de Salomon est due à deuxphénomènes :- le ski monocoque est un ski difficile à manier pourun débutant, ce qui signifie que cette technologiene devrait jamais être utilisée dans les skis bas degamme ;- il est beaucoup plus intéressant de se situer sur lecréneau haut de gamme dont les prix sont le triplede ceux du bas de gamme. L’histoire a donné raisonà Salomon puisque le déclin du ski depuis quelquesannées a surtout touché les skieurs de niveau leplus faible, alors que les skieurs plus expérimentésont continué.

Le bilan commercial et financier est, luiaussi, très satisfaisant puisque Salomon vend, en1997, 600 000 paires de skis, soit environ 15 %d’un marché mondial évalué entre 4 et 4,5 millionsde paires. La marque est leader sur le haut degamme. Le retour sur investissement a été atteintau bout de 2,5 années (comme prévu).

Dans ce domaine, il est très intéressantde se livrer à une petite analyse comparative desproductivités de Salomon et Rossignol.

COMPARAISON DES PRODUCTIVITÉS DE ROSSIGNOL ET SALOMON

Rossignol SalomonCA 1997 (sports d’hiver) 2,1 milliards 2,2 milliards

de francs de francsNombre de salariés 2 500 1 448CA par salarié 840 000 F 1 519 337 F

(Source : rapports annuels Salomon Worldwide et Rossignol,exercices 96/97)

En ne conservant que la partie “sportsd’hiver” dans le chiffre d’affaires et les salariés, onse rend compte que la productivité par salarié deSalomon est presque deux fois plus élevée que cellede Rossignol. On peut noter ici le succès indéniabledu procédé de production du ski monocoque qui,grâce à une automatisation plus poussée et à uneréduction des temps de manutention, a permis unrendement supérieur. Cet aspect financier est per-ceptible “de visu” : alors que, chez Rossignol, lavisite donne de l’usine une image encore artisana-le, inhérente à la structure sandwich, l’usineSalomon de Rumilly paraît beaucoup plus moderneet robotisée.

La protection du nouveau produit

L’histoire du groupe Salomon se confondavec les évolutions technologiques du marché duski. Toutes les innovations majeures qui ont jalon-né la progression de la société Salomon ont étédéveloppées grâce à une politique constante dedépôt de brevets. De 1962 à 1988, plus de deuxmille cinq cents brevets ont ainsi été déposés. Pourles derniers exercices, les seuls dépôts en France sesont répartis comme suit:

DÉPÔTS DE BREVETS DU GROUPE SALOMON DE 1990 À 1996

Années 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996Nombre de brevets 92 94 60 60 33 39 45

(Source : Institut National de la Propriété Industrielle)

On constate que le nombre de dépôts esten légère baisse sur les derniers exercices : cecicorrespond à la prise de conscience, par lesgrandes entreprises, que le brevet n’est pas tou-jours le moyen le plus efficace pour se protéger.

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ANNALES DES MINES - DÉCEMBRE 1998

RÉALITÉS MÉCONNUES

FaiblessesNécessité d’une produc-tion de masse alorsmême que le marchémondial du ski est endéclin (1997 : 4 mil-lions; 1987 : 6,8 mil-lions).La barrière à l’entrée esttrès forte (Avantagepour Salomon, inconvé-nient pour les autres).

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Concernant le skimonocoque, Salomon a cherchéà protéger tous les champs tech-nologiques qu’elle considéraitcomme fondamentaux. Environcinquante brevets furent dépo-sés durant le développement duprojet, essentiellement autourdes domaines suivants :- le ski en lui-même ;- sa forme et son design ;- son procédé de fabrication ;- la technique de décoration par sublimation ;- son emballage.

Aujourd’hui, on constate que le dispositifmis en place par Salomon pour protéger les spéci-ficités de son ski a plutôt bien fonctionné puisque,pratiquement, aucun autre fabricant n’utilise un telprocédé de type monocoque. Rossignol, toujoursn˚ 1 mondial avec une part de marché de 32 % en1997, reste fidèle à sa technologie du ski sandwi-ch. Par contre, si le procédé de fabrication n’a pasété imité, la décoration du ski a été souventcopiée ; on relève ainsi, sur des skis pourtant tra-ditionnels, des esthétiques assez proches du skimonocoque avec une décoration sur les champs.

Avantages et inconvénients de l’innovation

Développements et synergies futurs

Le succès du ski monocoque a permis àSalomon de tirer un profit intéressant en vue dudéveloppement d’autres produits dans le groupeSalomon. Depuis 1984, les diversifications endehors du ski ont été nombreuses et les transfertstechnologiques du ski monocoque vers ces activitésont été fructueux (golf, composants de cycles,snowboard).

Cette utilisation des compétences techno-logiques développées dans le domaine du ski estconforme au type de gestion adopté depuis denombreuses années chez Salomon. En effet, l’en-treprise Salomon est, non seulement, très ouvertesur le monde extérieur – les ingénieurs du groupese déclarant intéressés par tous les progrès tech-nologiques réalisés dans les autres secteurs indus-triels (automobile, aéronautique, électroménager,jouet…) –, mais elle cherche aussi à fédérer toutesles compétences en son sein, de manière à ne paspasser à côté d’une innovation potentielle qui pour-rait avoir du succès sur le marché.

Ainsi, chaque année, un séminaire dedeux jours réunit les trente principaux dirigeantsde la société et de ses filiales pour une réflexion sur

les évolutions technologiques.Ce type de rencontres permetde faire germer des idées ausein du groupe.

Avec un peu de recul,huit ans après la sortie du skimonocoque sur le marché, ceproduit a incontestablementdonné satisfaction à l’entrepri-se, que ce soit sur les plans

technologique, fabrication, commercial ou finan-cier. La diffusion des matériaux et du procédé misen œuvre a été très accomplie dans les autres pro-duits du groupe. Par contre, le renoncement à leurdiffusion sur les skis bas de gamme n’est pas unéchec mais résulte d’une politique délibérée.

Nous allons maintenant essayer de déga-ger les facteurs clés de succès du management del’innovation dans l’industrie du sport en comparantle projet du ski monocoque avec quatre autres pro-jets développés dans le cycle et le nautisme.

ENSEIGNEMENTS ET COMPARAISONS AVEC D’AUTRES CAS D’ENTREPRISES DU SPORT

Il est intéressant de comparer le cas duski monocoque avec d’autres expériences dans lemême secteur. Nous présenterons ici les grandeslignes de quatre cas dans le cycle et le nautisme (9)qui ont tous un point commun avec le ski mono-coque : à chaque fois, l’innovation a porté sur l’in-troduction d’un nouveau matériau ou d’un nouveauprocédé qui lui est lié. On notera que ces quatreentreprises sont des P.M.E., contrairement àSalomon.

Dans le nautisme

La société Wauquiez S.A. réalise 50 MFde CA et emploie soixante salariés fin 1997. C’estun chantier nautique fabricant des voiliers. Sur lapériode 1992/1993, elle a mis au point, pour sescatamarans, un procédé de fabrication utilisant unenouvelle mousse. L’objectif initial était d’obtenirune coque plus légère et plus rigide, tout en obte-nant un gain de temps sur le procédé. Souhaitant

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GÉRER ET COMPRENDRE

RÉALITÉS MÉCONNUES

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(9) Pour plus de détails sur ces cas, on se reportera à latroisième partie de : Desbordes (1998), La diffusion desmatériaux dans l’industrie du sport, Thèse de Sciences deGestion, Université Louis Pasteur, Strasbourg I, sous ladirection du Pr Gilles LAMBERT, (en cours).

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des appuis techniques dans le domaine des maté-riaux, Wauquiez a obtenu une aide PUMA(Programme pour l’Utilisation des MatériauxAvancés) du Ministère de l’Industrie. Dans l’en-semble, son projet s’est révélé techniquement trèspositif, mais a été insuffisamment mis en valeurcommercialement.

La société Elvström Sails réalise 20 MFde CA et emploie trente-cinq salariés fin 1997. Elleconçoit et fabrique des voiles pour navires de plai-sance. Sur la période 1990/1992, elle a développéune nouvelle voile “auto-aplatissante” dont l’objec-tif était de s’adapter aux variations de vents.

Elle a obtenu une aide PUMA et a beau-coup utilisé la Coupe de l’America 1992 pour ache-ver la mise au point du produit, baptisé “Nucat”.Malgré une belle réussite technique et un dépôt de

brevet, Elvström a eu dumal à imposer son produitsur un marché assez confi-dentiel où les faiblesvolumes permettent peu degains de productivité.

Dans le cycle

Look Cycles réali-se 75 MF de CA et emploiequatre-vingt salariés fin1997. Cette société conçoitet fabrique des cadres decycles et des pédales auto-matiques. Jusqu’en 1994,Look fabriquait aussi desfixations de skis mais, à lasuite de difficultés finan-cières, les deux activités ontété séparées.

Sur la période1990/1993, elle a dévelop-pé le premier cadre mono-bloc en fibre de carbone,baptisé “Monoblade”.

Elle a aussi obte-nu une aide PUMA pour lamise au point du procédé defabrication. Très belle réus-site technique, ce projets’est révélé coûteux et afailli menacer la survie de lasociété. Par contre, il aservi l’image de la sociétégrâce à de nombreux succèsen compétition (piste etroute).

Mavic réalise200 MF de CA et emploie

cent quatre-vingt-dix salariés fin 1997. Elle conçoitet fabrique des roues de cycles. Elle a acquis unecertaine notoriété en réalisant l’assistance des cou-reurs du Tour de France depuis 1973.

Elle a été rachetée par Salomon en 1994pour 116 MF. Sur la période 1993/1996, elle adéveloppé sa première roue de VTT. L’objectif tech-nique était de proposer un matériel plus léger maisau moins aussi performant que ce qui existait déjà.Pour ce faire, Mavic a inventé un nouveau procédéde fabrication qui a été breveté. Le produit final,baptisé “Crossmax”, a obtenu un succès commercialmalgré un prix de vente assez élevé, principalementen raison de sa performance exceptionnelle.

Enseignements tirés des études de cas

La mesure objective du succès de la dif-fusion de l’innovation peut se faire par le calcul dutaux de diffusion de l’innovation égal au rapport :Production réalisée avec l’innovation / productiontotale de l’entreprise (10).

On obtient les résultats suivants (11) :

TAUX DE DIFFUSION DE L’INNOVATION

Wauquiez S.A. Elvström Sails Look cycles Mavic Salomon100 % 15 % 15 % 50 % 100 %

(Source : entretiens avec F. Renaudon (Wauquiez S.A.), L. Delage(Elvström Sails), R. Lachat (Look cycles), J.-P. Mercat (Mavic) et YvesGagneux (Salomon).

On constate que cet indicateur n’est passuffisant pour apprécier le succès de l’innovationcar il est nécessaire de maîtriser les trois aspectstechnique, commercial et financier. Le taux de dif-fusion de l’innovation est un indicateur exclusive-ment technique. Le cas de Wauquiez S.A. est unéchec malgré le fait que l’entreprise produise tousses bateaux avec le nouveau procédé de fabrication.

L’appréciation globale des projets permetd’affiner notre jugement en considérant les troisdimensions de la performance (12).

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ANNALES DES MINES - DÉCEMBRE 1998

RÉALITÉS MÉCONNUES

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(10) Mansfield E. (1961), Technical change and the rate ofimitation , Econometrica, n˚ 29, p. 741.(11) Source : entretiens avec F. Renaudon (Wauquiez S.A.), L. Delage (Elvström Sails), R. Lachat (Look cycles), J.P. Mercat. (12) Source : entretiens avec F. Renaudon (Wauquiez S.A.), L.Delage (Elvström Sails), R. Lachat (Look cycles), J.P. Mercat(Mavic) et Y. Gagneux (Salomon).

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PERFORMANCES TECHNIQUE, COMMERCIALE,FINANCIÈRE ET GLOBALE DES PROJETS

Entreprise Technique Commerciale Financière GlobaleWauquiez +++ -- 0 +

Elvström Sails +++ - 0 ++

Look cycles +++ 0 -- +

Mavic +++ ++ ++ +++++++

Salomon +++ +++ ++ ++++++++

légendes :de + à +++ : appréciation positive de l’interlocuteurde - à --- : appréciation négative de l’interlocuteur0 : neutre

[Source : entretiens avec F. Renaudon (Wauquiez S.A.), L. Delage(Elvström Sails), R. Lachat (Look cycles), J.-P. Mercat (Mavic) et YvesGagneux (Salomon)].

On constate que la note globale varie de1+ à 8+. Un projet est d’autant plus réussi qu’ilarrive à conjuguer les compétences de plusieursfonctions de l’entreprise, sans que l’une d’entreelles ne s’assure une position hégémonique. En cesens, on peut considérer que les échecs globaux deWauquiez, Elvström et Look sont caractéristiquesde ce que D. Miller [1992] (13) appelle les “trajec-toires innovatrices” suivies par des firmes dévelop-pant des produits perfectionnés et avant-gardistes,mais dont les projets parfois utopiques de scienti-fiques rêveurs conduisent parfois à gaspiller desressources dans la poursuite d’inventions désespé-rément grandioses et futuristes. Dans l’industrie dusport, ce type de comportements aboutit souvent àdes produits dont les caractéristiques sont large-ment sous-utilisées par les pratiquants moyens etdont les prix sont trop élevés pour être diffusésdans le grand public.

La plus ou moins grande réussite de noscinq projets nous amène à isoler les facteurs

contextuels qui semblent favorables au développe-ment et à la diffusion des innovations dans l’indus-trie du sport.

Les facteurs de contingence mis en évi-dence qui favorisent le développement et la diffu-sion de l’innovation

La taille joue un rôle croissant dans laréussite des projets innovants. Ce facteur decontingence confirme les résultats des travaux deDamanpour [1996] puisqu’il s’agit d’entreprisesindustrielles et non pas de sociétés de ser-vices (14). En effet, il semble que seules les entre-prises de taille suffisamment importante (Salomonet sa filiale Mavic) aient les capacités d’avoir un ser-vice de R&D structuré et efficace. Les résultatsconfirment aussi que la taille joue un rôle impor-tant dans la phase d’implémentation car elle per-met d’avoir une meilleure estimation des risquesgrâce à une connaissance accrue du marché.

Au niveau de l’organisation, l’expérienceen gestion de projet est importante. Seule unevision globale de l’ensemble des paramètres (éva-luation du marché potentiel, prise en compte descompétences disponibles dans l’entreprise, facultéà assurer le lancement du produit) permet de gérertoutes les contraintes inhérentes à un processusd’innovation. On retrouve les principaux résultatsde Van de Ven [1986, 1989] (15), ainsi que l’en-semble des travaux concernant les relations entrestructure et innovation [Lawrence et Lorsch -1973,Duncan -1976, Lambert -1993] (16).

La communication entre les différentesfonctions de l’entreprise (notamment la R&D, lemarketing et la production) doit être efficace afind’éviter les échecs quand seule la fonction tech-nique remplit sa mission. Le cas de Look est symp-tomatique puisqu’il montre que la seule maîtrise(même parfaite) de l’aspect technique donne unrésultat commercial et financier désastreux. Demême, le bilan mitigé de Wauquiez démontrequ’une innovation qui n’est pas comprise par leconsommateur et valorisée par l’entreprise, n’a quepeu d’intérêt. Le projet le plus abouti reste celui deSalomon où l’évaluation du marché, sa connaissan-ce et la visibilité de l’innovation ont été les mieux

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GÉRER ET COMPRENDRE

RÉALITÉS MÉCONNUES

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(13) Miller D. (1992), Le paradoxe d’Icare, Presses del’Université Laval, Québec.(14) Damanpour F. (1996), “Organizational complexity andinnovation : developing and testing multiple contingencymodels”, Management Science, vol. 42, n˚5, may, démontreque la taille est plus corrélée à l’innovation pour lesinnovations technologiques que pour les innovationsorganisationnelles. De même, elle est plus importante pour lesproduits que pour les procédés, et ceci plus dans la phased’implémentation que dans celle de mise en œuvre.(15) Van de Ven A. H. (1986), op. cit.Van de Ven A.H. (1989), op. cit.(16) Lawrence P.L., Lorsch J.W. (1973), Adapter lesstructures de l’entreprise, intégration ou différentiation,traduction française, Editions d’Organisation, ParisDuncan R.B. (1976), The ambidextrous organization :designing dual structures for innovation, in R.H. Kilman,L.R. Pondy & D.P. Slevin (Eds), The management oforganization : strategy and implementation, vol. 1,p. 167-188, New York, North Holland.Lambert G. (1993), “Variables clés pour le transfert detechnologie et le management de l’innovation”, RevueFrançaise de Gestion, Juin-Juillet-Août.

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réalisées, en grande partiegrâce à une fonction marke-ting performante. Il sembleque les entreprises pluspetites n’arrivent pas à éviterce travers de la suprématie dela fonction R&D ou techniquesur les autres, mis en éviden-ce par D. Miller [1992] (17).

Les collaborationsavec des tiers sont aussiessentielles, notamment avecles fournisseurs de matériauxqui sont d’une taille nette-ment supérieure et peuventfaire profiter les industrielsdu sport de leurs compé-tences. On aboutit alors auconcept de réseau de compé-tences où chacun se spécialisesur son métier. Mavic collabo-re avec Péchiney dans ledomaine des métaux alorsque Salomon entretient desrelations avec Du Pont pourles matériaux et Elf pour lescolorants de ses produitsdepuis une vingtaine d’an-nées. La relation est symé-trique puisque les chimistes ytrouvent un moyen de valori-ser leurs produits qui ont sou-vent mauvaise réputation. DuPont met à l’entière disposi-tion de Salomon un ingénieur-conseil ; en échange, les pro-duits Salomon sont insérésdans les catalogues ou le rap-port annuel de Du Pont.

La politique de R&D.Cette fonction est l’axe majeursur lequel les efforts de l’en-treprise doivent porter : eneffet, seule une politique cohérente de long termeest viable pour assurer le succès des innovations.Bien que la mesure de l’activité inventive par lenombre de brevets déposés soit discutable, il fauttout de même comparer Salomon, avec ses deuxmille cinq cents brevets de entre 1962 et 1988,avec Wauquiez qui n’a déposé aucun brevet depuissa création. Le ski monocoque, en tant que tel, adonné lieu à cinquante dépôts de brevets. Cetteprotection systématique des inventions du groupetraduit une volonté de veille technologique trèsmarquée.

De même, Mavic dépose une dizaine debrevets par an et ce chiffre est en augmentationsur les deux derniers exercices ; la politique tech-nologique de Salomon est déjà rentrée dans la cul-ture de sa filiale. Les trois autres entreprises inno-vent aussi et la réussite technique des trois pro-

duits analysés le démontre,mais cette innovation est plusle fruit du hasard, d’uneopportunité, que d’une poli-tique globale de R&D. Laconséquence est que les troisdimensions nécessaires à laréussite d’un projet d’innova-tion (technique, commerciale,financière) ne sont alors passimultanément présentes, cequi compromet la réussite duprojet. Des moyens financiersimportants et réguliers s’ins-crivent aussi dans cette cohé-rence de la politique de R&D.Wauquiez et Elvström n’ontpas un système d’informationsuffisamment précis pourchiffrer de manière fiable lessommes consacrées à la R&D,mais cette valeur est sansdoute proche de 0. Look esti-me ces dépenses à environ5 % du CA, alors que Mavicet Salomon sont à 9 %. Il estnécessaire de poursuivre surplusieurs années ces effortsafin de favoriser au maxi-mum les synergies entre pro-duits au sein de chaqueentreprise. Dans l’ensemble,ces données confirment lesrésultats des chercheurs dansle management de la R&D etles compétences [Tarondeau -1994, Cliquet -1997 (18),Phrahalad et Hamel - 1990(19)].

L’ouverture surl’environnement. Ce point estun classique de la littératureen théorie des organisations.

Dans le cas de l’industrie du sport, où des innova-tions sont souvent mises en œuvre par des entre-prises de petite taille, il ne faut pas considérer unprojet d’innovation comme technologiquementisolé : les collaborateurs de Salomon s’intéressent àtous les secteurs industriels, même les plus inhabi-tuels pour eux. L’aéronautique ou le spatial sontcités pour leurs performances technologiques dehaut niveau, mais plus étonnant, le jouet ou l’élec-troménager servent aussi d’exemple pour leurscontraintes de coûts. L’automobile, qui associe lesdeux aspects, est très surveillée. Ce comportement“d’opportuniste technologique” permet à Salomond’être au coeur d’un réseau socio-technique [Callon-1994] (20) où les fournisseurs de matériaux (DuPont, Elf…), les sous-traitants, mais aussi d’autresentreprises plus inattendues (Airbus,Aérospatiale…) sont imbriquées. Ces relations

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ANNALES DES MINES - DÉCEMBRE 1998

La tendance à laconcentration semble

être la seule issuedans un secteur où l’innovation,

l’accroissement desbudgets de R&D,les politiques de communication

menées au niveaumondial, faisant appel

à des champions très médiatiques sont

indispensables à laréussite des firmes.

RÉALITÉS MÉCONNUES

Photos D.R.

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peuvent être très fécondes en matière de res-sources humaines ; quand Salomon s’est décidée àrentrer sur le marché du ski en 1984, elle a biensûr débauché des cadres et des techniciens chez lesconcurrents existants (Rossignol, Dynamic), maisaussi chez Aérospatiale. On retrouve ici l’importan-ce de la veille technologique bien plus souvent pré-sente dans les entreprises de grande taille

Tous ces facteurs de contingence se sontrévélés pertinents dans nos études de cas. Parcontre, la durée du processus d’innovation nesemble pas intervenir dans la réussite du processusd’innovation car le projet le plus long (Salomon :six ans) a aussi été le plus réussi. Mavic aurait pulancer son produit dix-huit mois plus tôt mais ellea préféré rechercher une qualité parfaite pour sapremière roue complète. Cet élément apparaît unpeu contradictoire avec les caractéristiques de l’in-dustrie du sport :- le comportement du consommateur “zappeur”(changeant très souvent d’activité sportive) devraitnormalement requérir des programmes de concep-tion des produits de plus en plus rapides.- l’intensification de la concurrence dans l’industriedu sport devrait aussi avoir tendance à raccourcirles cycles de R&D afin d’être systématiquement lepremier à proposer l’innovation sur le marché.

En fait, il semble que le temps joue unrôle dans la plupart des innovations commercialesou mineures (esthétique, design, coloris, sérigra-phie…), alors que nous avons plutôt considéré desinnovations majeures touchant à l’essence mêmedu produit et/ou du procédé.

CONCLUSION

On peut se demander si ces toutes lescaractéristiques nécessaires à la réussite de l’inno-vation n’induisent pas forcément la formation degroupes diversifiés, multi-marques, présents surplusieurs marchés, nécessaires pour amortir lesfrais de R&D. L’intégration de Salomon au groupeAdidas, fin 97, va dans ce sens car elle pourraitpermettre de raccourcir les programmes derecherche. En effet, ce mariage associe des compé-tences technologiques reconnues (Salomon) à unepuissance financière considérable (Adidas). De plus,les deux groupes ont une très bonne connaissancedes comportements du consommateur sur leursmarchés respectifs. Les cinq prochaines annéespourraient sourire à ce nouvel ensemble si la tech-nologie de Salomon peut être appliquée à des acti-vités comme le running et le textile qui représen-tent la grande majorité d’un marché d’articles desport estimé à 500 milliards de francs en 1997.Dans ces conditions, on voit que les marges de pro-gression des deux leaders, Nike (35 milliards deFrancs de CA en 1996) et d’Adidas-Salomon (20milliards de Francs de CA en 1996) sont énormes.Le groupe Salomon, à travers ce rachat, vient dechanger d’échelle ; il participe ainsi au phénomènede concentration qui répond à l’intensification de lademande sur le marché mondial des articles desport : les grandes marques s’approprient 85 % dumarché en 1994, contre 79 % en 1993.

Cette tendance à la concentration devraitse poursuivre car elle semble être la seule issuedans un secteur où l’innovation, l’accroissementdes budgets de R&D, les politiques de communica-tion menées au niveau mondial, faisant appel à deschampions très médiatiques sont indispensables àla réussite des firmes. Cette structuration sousforme de groupes multi-marques et multi-activités,que Salomon avait d’ailleurs largement anticipée,devrait donc se normaliser dans le secteur car elleseule pourra permettre de s’adapter au comporte-ment de “zappeur” du pratiquant. •

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GÉRER ET COMPRENDRE

L’intensification de la concurrence dansl’industrie du sportdevrait aussi avoir tendance à raccourcirles cycles de R&D.

RÉALITÉS MÉCONNUES

(17) Miller D. (1992), op. cit.(18) Tarondeau J.C. (1994),Recherche et Développement, Vuibert, ParisCliquet G. (1997), Le rôle du distributeur dans le processusd’innovation, Actes du deuxième congrès franco-québécois de génie industriel, Ecole des Mines d’Albi, France, 3/5 septembre 1997.(19) Prahalad C.K., Hamel G. (1990), “The core competencesof the corporation”, Harvard Business Review, mai-juin,p. 79-93.(20) Callon M. (1994), “L’innovation technologique et sesmythes”, Annales des Mines - Gérer & Comprendre, mars.D.

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