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Le Miroir des Limbes...à nommer confessions les Mémoires de Saint-Simon quand il parle de lui, c'est pour être admiré. On avait cherché l'Homme dans les grandes actions des grands

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ANDRÉ MALRAUX

Le Miroir

des limbes

GALLIMARD

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Première version des principaux textes réunis dans cet ouvrage

« Antimémoires »

« Les Chênes qu'on abat »« Oraisons funèbres »« La Tête d'obsidienne o

« Lazare »« Hôtes de passage »« Oraisons funèbres »

LE MIROIR DES LIMBES

Édition définitive, revue, corrigée et complétée

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptationréservés pour tous pays.

© Éditions Gallimard, 1976.

© André Malraux iç)6j© André Malraux iç/ji© André Malraux ip yiI© Éditions Gallimard 1974© Éditions Gallimard 1974© Éditions Gallimard 197;f© Éditions Gallimard 1971I

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ANTIMÉMOIRES

« L'éléphant eSl le plus sage de tousles animaux, le seul qui se souviennede ses vies antérieures; aussi se tient-illongtemps tranquille, méditant à leursujet. »

1

Texte bouddhique.

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'96}aularge de la Crète

Je me suis évadé, en 1940, avec le futur aumônier duVercors. Nous nous retrouvâmes peu de temps aprèsl'évasion, dans le village de la Drôme dont il était curé,et où il donnait aux israélites, à tour de bras, des cer-tificats de baptême de toutes dates, à condition pourtantde les baptiser « Il en restera toujours quelque chose.»Il n'était jamais venu à Paris il avait achevé ses étudesau séminaire de Lyon. Nous poursuivions la conversa-tion sans fin de ceux qui se retrouvent, dans l'odeurdu village nofturne.

« Vous confessez depuis combien de temps ?Une quinzaine d'années.Qu'est-ce que la confession vous a enseigné des

hommes ?

Vous savez, la confession n'apprend rien, parceque dès que l'on confesse, on est un autre, il y a laGrâce. Et pourtant. D'abord, les gens sont beaucoupplus malheureux qu'on ne croit. et puis. »

Il leva ses bras de bûcheron dans la nuit pleined'étoiles

« Et puis, le fond de tout, c'est qu'il n'y a peu degrandes personnes.»

Il est mort aux Glières.

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Le Miroir des limbes

Réfléchir sur la vie sur la vie en face de la mort

sans doute n'est-ce guère qu'approfondir son inter-rogation. Je ne parle pas du fait d'être tué, qui ne poseguère de question à quiconque a la chance banaled'être courageux, mais de la mort qui affleure danstout ce qui est plus fort que l'homme, dans le vieillisse-ment et même la métamorphose de la terre (la terresuggère la mort par sa torpeur millénaire comme parsa métamorphose, même si sa métamorphose est l'oeuvrede l'homme) et surtout l'irrémédiable, le tu ne saurasjamais ce que tout cela voulait dire. En face de cettequestion, que m'importe ce qui n'importe qu'à moi ?Presque tous les écrivains que je connais aiment leurenfance, je déteste la mienne. J'ai peu et mal apprisà me créer moi-même, si se créer, c'est s'accommoderde cette auberge sans routes qui s'appelle la vie. J'aisu quelquefois agir, mais l'intérêt de l'aEtion, sauflorsqu'elle s'élève à l'histoire, est dans ce qu'on faitet non dans ce qu'on dit. Je ne m'intéresse guère.L'amitié, qui a joué un grand rôle dans ma vie, ne s'estpas accommodée de la curiosité. Et je suis d'accordavec l'aumônier des Glières mais s'il préférait qu'iln'y eût pas de grandes personnes, lui, c'est que lesenfants sont sauvés.

Pourquoi me souvenir ?Parce que, ayant vécu dans le domaine incertain

de l'esprit et de la fiftion qui est celui des artistes, puisdans celui du combat et dans celui de l'histoire, ayantconnu à vingt ans une Asie dont l'agonie mettait encoreen lumière ce que signifiait l'Occident, j'ai rencontrémaintes fois, tantôt humbles et tantôt éclatants, cesmoments où l'énigme fondamentale de la vie apparaîtà chacun de nous comme elle apparaît à presque toutesles femmes devant un visage d'enfant, à presque tousles hommes devant un visage de mort. Dans toutes lesformes de ce qui nous entraîne, dans tout ce que j'aivu lutter contre l'humiliation, et même en toi, douceurdont on se demande ce que tu fais sur la terre, la viesemblable aux dieux des religions disparues m'apparaîtparfois comme le livret d'une musique inconnue.

Bien que ma jeunesse ait connu l'Orient semblableà un vieil Arabe sur son âne dans l'invincible sommeil

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I. Antimémoires

de l'Islam, les deux cent mille habitants du Caire sontdevenus quatre millions, Bagdad remplace par lescanots automobiles les nasses de roseaux et de bitume

où pêchaient ses paysans babyloniens, et les portesen mosaïque de Téhéran se perdent dans la ville, commela porte Saint-Denis. L'Amérique connaît depuis long-temps les villes-champignons mais ses villes-cham-pignons n'effaçaient pas une autre civilisation, ne sym-bolisaient pas la métamorphose de l'homme.

Que la terre n'ait jamais changé à ce point en unsiècle (sauf par la destruction) chacun le sait. J'ai connules moineaux qui attendaient les chevaux des omnibusau Palais-Royal et le timide et charmant commandantGlenn, retour du cosmos; la ville tartare de Moscou, etle gratte-ciel pointu de l'Université; tout ce que lepetit chemin de fer à la cheminée en tulipe, si bienaStiqué, de la gare de Pennsylvanie, évoquait de la vieilleAmérique, et tout ce que le gratte-ciel de la Panameri-can appelle de la neuve. Depuis combien de sièclesune grande religion n'a-t-elle secoué le monde ? Voicila première civilisation capable de conquérir toute laterre, mais non d'inventer ses propres temples, ni sestombeaux.

Aller en Asie, naguère, c'était pénétrer avec lenteurdans l'espace et dans le temps conjugués. L'Inde aprèsl'Islam, la Chine après l'Inde, l'Extrême-Orient aprèsl'Orient; les vaisseaux de Sinbad abandonnés à l'écartd'un port des Indes dans le soir qui tombe, et aprèsSingapour, à l'entrée de la mer de Chine, les premièresjonques comme des sentinelles.

Je reprends, par ordre des médecins, cette lentepénétration, et regarde le bouleversement qui a emplima vie sanglante et vaine, comme il a bouleversé l'Asie,avant de retrouver, au-delà de l'océan, Tokyo où j'en-voyai la Vénus de Milo, Kyoto méconnaissable, Narapresque intacte malgré son temple incendié retrouvéesnaguère après un jour d'avion et la Chine que je n'aipas revue. « Jusqu'à l'horizon, l'Océan glacé, laqué, sanssillages.Je retrouve devant la mer la première phrasede mon premier roman, et, sur le bateau, le cadre auxdépêches où l'on afficha, il y a quarante ans, celle quiannonçait le retour de l'Asie dans l'Histoire « La grèvegénérale eft proclaméeà Canton.»

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Le Miroir des limbes

Que répond donc ma vie à ces dieux qui se couchentet ces villes qui se lèvent, à ce fracas d'action qui vientbattre le paquebot comme s'il était le bruit éternel dela mer, à tant d'espoirs vains et d'amis tués ? C'est letemps où mes contemporains commencent à raconterleurs petites histoires.

En 1934, rue du Vieux-Colombier, Paul Valéry meparlait incidemment de Gide « Pourquoi, lui demandai-je, si vous êtes indifférent à son œuvre, mettez-voussi haut la Conversation avec un Allemand ? Qu'est-ceque c'est ?» Je le lui rappelai. « Ah, oui! Ce doit êtreparce qu'il y a une réussite d'imparfait du subjonâif!»Puis, avec la relative gravité qu'il mêlait à son argotpatricien « J'aime bien Gide, mais comment un hommepeut-il accepter de prendre des jeunes gens pour jugesde ce qu'il pense ?. Et puis, quoi! je m'intéresse à lalucidité, je ne m'intéresse pas à la sincérité. D'ailleurs,on s'en fout.» Ainsi finissaient souvent les idées qu'iljugeait, selon la formule de Wilde, bonnes pour parler.

Mais ce que Gide appelait la jeunesse ne se limitaitpas toujours aux jeunes gens, de même que la grandechrétienté ne se limita pas toujours aux fidèles. Ledémon aime les colle&ivités, plus encore les assemblées;la grandeur aussi. J'ai vécu jusqu'à trente ans parmides hommes qu'obsédait la sincérité. Parce qu'ils yvoyaient le contraire du mensonge; aussi (c'étaient desécrivains) parce qu'elle est, depuis Rousseau, unematière privilégiée de littérature. Ajoutons la justi-fication agressive, l'« Hypocrite leâeur, mon semblable,mon frère. ». Car il ne s'agit pas d'une connaissancequelconque de l'homme il s'agit toujours de dévoilerun secret, d'avouer. L'aveu chrétien avait été la rançondu pardon, la voie de la pénitence. Le talent n'est pasun pardon, mais il agit de façon aussi profonde. Àsupposer que la Confession de Stavroguine fût réellementcelle de Dostoïevski, il aurait métamorphosé l'affreuxévénement en tragédie, et Dostoïevski en Stavroguine,en héros de fiftion métamorphose qu'exprime àmerveille le mot héros. Il n'est pas nécessaire de modifierles faits le coupable est sauvé, non parce qu'il imposeun mensonge, mais parce que le domaine de l'art n'estpas celui de la vie. L'orgueilleuse honte de Rousseau

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I. Antimémoires

ne détruit pas la pitoyable honte de Jean-Jacques, maiselle lui apporte une promesse d'immortalité. Cettemétamorphose, l'une des plus profondes que puissecréer l'homme, c'est celle d'un destin subi en dessindominé.

J'admire les confessions que nous appelons Mémoires,mais elles ne me retiennent qu'à demi. Il reste quel'analyse de l'individu, outre l'action qu'elle exercesur nous lorsqu'elle est celle d'un grand artiste, nourritune action de l'esprit qui m'intéressait fort au temps decette conversation avec Valéry réduire au minimum sapart de comédie. Il s'agit alors de la conquête de chacunsur un monde romanesque dans lequel il baigne et quine lui appartient pas en propre; dont la mise en questionle rend furieux, et sur laquelle repose la partie du théâtrecomique où des personnages de Labiche succèdent à despersonnages de Molière et à l'orateur indigné de ViftorHugo qui vient intrépidement dire son fait au roi

personnage qui aura joué un rôle si constant et sivain dans la politique des nations méditerranéennes.Mais lutter contre la comédie semble lutter contre des

faiblesses, alors que l'obsession de la sincérité semblepoursuivre un secret.

L'individu a pris dans les Mémoires la place que l'onsait, lorsqu'ils sont devenus des Confessions. Celles desaint Augustin ne sont nullement des confessions, ets'achèvent en traité de métaphysique. Nul ne songeraità nommer confessions les Mémoires de Saint-Simon

quand il parle de lui, c'est pour être admiré. On avaitcherché l'Homme dans les grandes actions des grandshommes, on le chercha dans les secrètes actions desindividus. (D'autant plus que les grandes actions furentsouvent violentes, et que les faits divers ont banaliséla violence.) Les Mémoires du xxe siècle sont de deuxnatures. D'une part, le témoignage sur des événementsc'est parfois, dans les Mémoires de guerre du généralde Gaulle, dans Les Sept Piliers de la sagesse, le récitde l'exécution d'un grand dessein. D'autre part, l'in-trospection dont Gide est le dernier représentant illustre,conçue comme étude de l'homme. Mais Ulysse et À larecherche du temps perdu ont pris la forme du roman.L'introspection-aveu a changé de nature, parce que lesaveux du mémorialiste le plus provocant sont puérils

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Le Miroir des limbes

en face des monstres qu'apporte l'exploration psycha-nalytique, même à ceux qui en contestent les conclusions.De la chasse aux secrets, la névrose ramène davantage,et avec plus d'accent. La Confession de Stavroguine noussurprend moins que L'Homme aux rats de Freud, et nevaut plus que par le génie.

Si nul ne croit plus que l'autoportrait, voire le por-trait, n'eut d'autre souci que d'imiter son modèle,depuis les effigies des sculpteurs égyptiens jusqu'auxtoiles cubistes, on continue à le croire du portrait litté-raire. Il serait donc d'autant meilleur qu'il serait plusressemblant, et d'autant plus ressemblant qu'il seraitmoins conventionnel. C'est la définition que suggèrentles réalismes, qui se sont presque toujours élaboréscontre les idéalisations. Mais, si l'idéalisation de laGrèce et de la Renaissance a été l'un des arts majeursde l'Europe, l'idéalisation littéraire, sa semblable sup-posée, n'est guère parente de Léonard ou de Michel-Ange que par les personnages des tragédies. Pourtantle Saint Louis de Joinville, les portraits de Bossuet,valent sans nul doute les personnages du Journal desGoncourt, bien que leur auteur les veuille exemplaires.Vérité d'abord ? Je doute que le Napoléon de Michelet,assez mauvais pamphlet, soit plus vrai que sa Jeanned'Arc, admirable panégyrique. Nous savons combienStendhal était sensible aux « petits faits vrais »; pour-quoi pas aux grands ? Exprimer le Napoléon d'Aus-terlitz vaut bien montrer sa manie de barbouiller de

confitures le visage du roi de Rome. Et la viâoire deMarengo a peut-être des causes d'une autre nature quel'adultère de Joséphine. Montrer les grands faits, puisles rejeter par mépris de la convention, puis ne plusconnaître que les petits. Il est admis que la véritéd'un homme, c'est d'abord ce qu'il cache. On m'aprêté la phrase d'un de mes personnages « L'hommeest ce qu'il fait. » Certes, il n'est pas que cela; et lepersonnage répondait à un autre, qui venait de dire« Qu'est-ce qu'un homme ? Un misérable petit tas desecrets.» Le cancan donne, à bon marché, le reliefque l'on attend de l'irrationnel; et, la psychologie del'inconscient aidant, on a complaisamment confonduce que l'homme cache, et qui n'est souvent que pitoyable,avec ce qu'il ignore en lui. Mais Joinville ne préten-

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I. Antimémoires

dait pas tout savoir de Saint Louis, ni d'ailleurs delui-même. Bossuet savait beaucoup du Grand Condé,qu'il avait peut-être confessé; mais, parlant devant lamort, il attachait peu d'importance à ce qu'on appelaitalors des faiblesses. Comme Gorki parlant de Tolstoï.

Gorki éprouvait, dans sa jeunesse, le besoin de suivredes gens en secret, pour en faire des personnages (Bal-zac aussi). Il avait suivi ainsi Tolstoï, dans la forêtd'Iasnaïa Poliana. « Le Vieux s'arrête à une clairière

devant une roche lisse, sur laquelle se trouvait un lézard,qui le regardait. Ton cœur bat, dit Tolstoï. Il y a unbeau soleil. Tu es heureux. et après un silence, gra-vement Moi, pas. »

Nous venions d'abattre un petit arbre; ce curieuxusage suivait les déjeuners chez Gorki. Celui-ci se déta-chait, coiffé de son petit calot tartare, sur le vaste fondde la mer Noire. Et il continuait d'évoquer le vieux« génie de la terre russe » dans sa forêt, devant les bêtesqui l'écoutaient, comme un Orphée octogénaire.

Le sentiment de devenir étranger à la terre, ou derevenir sur la terre, que l'on trouve ici à plusieursreprises, semble né, le plus souvent, d'un dialogue avecla mort. Être l'objet d'un simulacre d'exécution n'ap-porte pas une expérience négligeable. Mais je doisd'abordce sentiment à l'aâion singulière, parfois physique,qu'exerce sur moi l'envoûtante conscience des siècles.Conscience rendue plus insidieuse par mes travauxsur l'art, car tout Musée Imaginaire apporte à la foisla mort des civilisations, et la résurrection de leursœuvres. Je crois toujours écrire pour des hommesqui me liront plus tard. Non par confiance dans ce livre,non par obsession de la mort ou de l'Histoire en tantque destin intelligible de l'humanité par le sentimentviolent d'une dérive arbitraire et irremplaçable commecelle des nuées. Pourquoi noter mes entretiens avec deschefs d'État plutôt que d'autres ? Parce que nulleconversation avec un ami hindou, fût-il un des dernierssages de l'hindouisme, ne me rend le temps sensiblecomme le fait Nehru lorsqu'il me dit « Gandhi pensaitque. » Si je mêle ces hommes, les temples et les tom-beaux, c'est parce qu'ils expriment de la même façon« ce qui passe ». Lorsque j'écoutais le général de Gaulle,pendant le plus banal déjeuner dans son appartement

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Le Miroir des limbes

privé de l'Élysée, je pensais aujourd'hui, vers 1960.Aux réceptions officielles, je pensais à celles de Versailles,du Kremlin, de Vienne à la fin des Habsbourg. Dans lemodeSte bureau de Lénine où les dictionnaires forment

le socle du petit pithécanthrope de bronze offert parun Américain darwinisme, je ne pensais pas à la préhis-toire, mais aux matins où cette porte avait été pousséepar Lénine au jour où dans la cour, en bas, il s'étaitmis à danser sur la neige, en criant à Trotski stupéfait« Aujourd'hui, nous avons duré un jour de plus que laCommune de Paris! » Aujourd'hui. Devant le sursautde la France comme devant le pauvre pithécanthrope,j'ai été fasciné par les siècles, par l'éclat tremblant etchangeant du soleil sur le cours du fleuve. Devantl'enseigne du gantier de Bône quand je revenais de mapremière promenade vers la mort, comme à Gramatlorsqu'on m'emportait sur une civière pour faire sem-blant de me fusiller, comme devant le glissement furtifde mon chat, combien de fois ai-je pensé ce que j'aipensé aux Indes en 1938, ou en 1944, ou en 1968,avant Jésus-Christ.

La « sincérité » n'a pas été toujours son propre objet.Par chacune des grandes religions, l'Homme avait étédonné; les Mémoires prolifèrent quand la confessions'éloigne. Chateaubriand dialogue avec la mort, avecDieu peut-être; avec le Christ, certainement pas. Quel'Homme devienne l'objet d'une recherche et non d'unerévélation car tout prophète qui révèle Dieu, révèleun homme du même coup la tentation devient grande,de l'épuiser l'homme deviendra d'autant mieux connuque les Mémoires ou le Journal deviendront plus gros.Mais l'homme n'atteint pas le fond de l'homme; il netrouve pas son image dans l'étendue des connaissancesqu'il acquiert, il trouve une image de lui-même dans lesquestions qu'il pose. L'homme que l'on trouvera ici,c'est celui qui s'accorde aux questions que la mort poseà la signification du monde.

Cette signification ne m'interroge nulle part de façonplus pressante que devant une Egypte ou une Indetransformées, opposées aux villes détruites. J'ai vu lesvilles allemandes couvertes de drapeaux blancs (les drapspendus aux fenêtres) ou entièrement pilonnées; Le

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1. Antimémoires

Caire, passé de 200 00o habitants à 4 millions, avec sesmosquées, sa citadelle, sa ville des morts et ses Pyramidesau loin, et Nuremberg à tel point détruite qu'on n'enretrouvait pas la grand-place. La guerre interroge avecbêtise, la paix, avec myStère. Et il est possible que dansle domaine du destin, l'homme vaille plus par l'appro-fondissement de ses questions que par ses réponses.

Dans la création romanesque, la guerre, les muséesvrais ou imaginaires, la culture, l'Histoire peut-être,j'ai retrouvé une énigme fondamentale, au hasard de lamémoire qui hasard ou non ne ressuscite pasune vie dans son déroulement. Eclairées par un invisiblesoleil, des nébuleuses apparaissent et semblent préparerune constellation inconnue. Quelques-unes appartiennentà l'imaginaire, beaucoup au souvenir d'un passé surgipar éclairs, ou que je dois patiemment retrouver lesmoments les plus profonds de ma vie ne m'habitent pas,ils m'obsèdent et me fuient tour à tour. Peu importe.En face de l'inconnu, certains de nos rêves n'ont pasmoins de signification que nos souvenirs. Je reprendsdonc ici telles scènes autrefois transformées en fiction.

Souvent liées au souvenir par des liens enchevêtrés, iladvient qu'elles le soient, de façon plus troublante,à l'avenir. Celle qui suit est transposée des Noyers del'Altenburg, début d'un roman dont la GeStapo a détruittrop de pages pour que je les récrive. Il s'appelait LaLutte avec l'ange, et qu'entreprends-je d'autre ? Ce sui-cide est celui de mon père, ce grand-père est le mien,transfiguré sans doute par le folklore familial. C'étaitun armateur dont j'ai pris des traits plus ressemblantspour le grand-père du héros de La Voie royale etd'abord, sa mort de vieux Viking. Bien qu'il fût plusfier de son brevet de maître tonnelier que de sa flotte,déjà presque toute perdue en mer, il tenait à maintenirles rites de sa jeunesse, et s'était ouvert le crâne d'uncoup de hache à deux tranchants, en achevant symbo-liquement, selon la tradition, la figure de proue de sondernier bateau. Ce Flamand de Dunkerque est devenuAlsacien parce que la première attaque allemande parles gaz eut lieu sur la Vistule, et qu'elle m'imposait unpersonnage qui servît en 19 14 dans l'armée allemande.Ces hangars où les clowns passent entre les troncs desgrands sapins, ce sont les hangars où séchaient les voiles;

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Le Miroir des limbes

la forêt a pris la place de la mer. Je ne connaissaisrien de l'Alsace. J'avais été cinq ou six semaines hussardà Strasbourg, dans les casernes jaunes de Napoléon III,et mes forêts sont nées du vague souvenir de celle deSainte-Odile ou du Haut-Koenigsbourg; les personnagess'appellent Berger parce que ce nom est, selon sa pro-nonciation, français ou germanique. Mais il est devenule mien deux ans durant des amis s'en étant servis dans

la Résistance pour me désigner, il me refta. Et j'ai étéappelé par les Alsaciens à commander la brigade Alsace-Lorraine, et j'ai livré les combats de Dannemarie quelquesjours après la mort de ma seconde femme dans uneclinique de l'avenue Alsace-Lorraine à Brive. Ma troi-sième femme habitait rue Alsace-Lorraine à Toulouse.

J'en passe il y a beaucoup de rues de ce nom en France.Mais je me suis remarié à Riquewihr, près de Colmar.

On ne m'a pas attendu pour savoir que Viftor Hugoavait écrit Marion Delorme avant de rencontrer JulietteDrouet. Sans doute ce qui avait fait écrire Marion àVictor Hugo le rendait plus sensible à la vie de JulietteDrouet, que ne l'eût été un entreteneur d'aftrices. Maistant de créations prémonitoires s'expliquent-elles parceque chez les « rêveurs diurnes », le virus du rêve susciteaussi l'action, comme l'affirme T. E. Lawrence ? Etlorsqu'il n'y a pas d'action, mais seulement ces versprophétiques que Claudel recueillait avec angoisse, etpar lesquels Baudelaire et Verlaine annoncent leur dé-sastre ? « Mon âme vers d'affreux naufrages appareille.»

Je pense à Péguy, dont je suis allé voir le tombeauavec le général de Gaulle, dans les champs de la Marne« Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre.»À Diderot qui, lors de son retour de Russie, écrivait« qu'il ne lui restait plus que dix ans au fond de sonsac », ce qui fut vrai à un mois près. Je pense au pèreTeilhard de Chardin qui, en mars 1945, répondait à« Quand voudriez-vous mourir ? Le jour de Pâques »,et qui est mort le jour de Pâques 1955. Je pense aussià Albert Camus qui écrivait dix ans avant sa mortaccidentelle « Alors que dans la journée le vol desoiseaux paraît toujours sans but, le soir ils semblenttoujours retrouver une destination. Ils volent versquelque chose. Ainsi, peut-être, au soir de la vie. »

Y a-t-il un soir de la vie ?

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I. Antimémoires

C'est la brigade Alsace-Lorraine qui a repris Sainte-Odile, et le colonel Berger qui est allé récupérer, dansles caves du Haut-Koenigsbourg, le retable de Grüne-wald. Le bateau où j'écris ceci s'appelle Le Cambodgela douleur dentaire du personnage du Temps du méprispendant son évasion ressemble à celle que j'ai due àdes souliers trop petits quand je me suis évadé, sept ansplus tard. J'ai beaucoup écrit sur la torture, alors qu'onne s'en occupait guère; et je suis passé bien près d'elle.Hemingway, à travers la courbe qui va du jeune hommeamoureux de la femme plus âgée, puis de la femmeplus jeune, pour s'achever avec le colonel de soixante ans,amant d'une jeune fille à travers combien d'impuis-sances et de suicides n'a cessé de préfigurer son destin.Et Chamfort ? Et Maupassant ? Et Balzac ? Nietzscheécrivit la dernière ligne du Gai Savoir « Ici commencela tragédie », quelques mois avant de rencontrer LouSalomé et Zarathoustra.

J'ai vu un jour Lou Salomé c'était alors une vieilledame vêtue d'un sac. Elle venait de répondre àMme Daniel Halévy, qui lui demandait « Thé ouporto ? Je ne suis pas venue pour m'occuper de ça!»Nous nous trouvâmes seuls dans un coin du salon, etje lui parlai de son livre sur Nietzsche, puis de Nietzsche;elle me répondit, en perdant le regard d'yeux magni-fiques et en avançant une mâchoire de dentiste améri-cain « Je voudrais tout de même bien me souvenirsi je l'ai embrassé ou non, sur ce chemin, vous savez,au-dessus du lac de Côme.»

Ce qui m'intéresse dans un homme quelconque,c'est la condition humaine; dans un grand homme,ce sont les moyens et la nature de sa grandeur; dansun saint, le caraâère de sa sainteté. Et quelques traits,qui expriment moins un caraftère individuel, qu'unerelation particulière avec le monde. Nietzsche dit« Deux hommes m'ont enseigné quelque chose enpsychologie Stendhal et Dostoïevski. » Dostoïevski,soit! l'irruption d'une humiliation, héritière grandiosede celle de Rousseau, devait bouleverser le plus grandirrationnaliste de son siècle. (À quel point Nietzscheserait mieux ce qu'il est, si sa gourde de sœur n'avait

pas inventé de titrer Volonté de puissance le dernierlivre de l'homme qui avait écrit Le Voyageur et son

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Le Miroir des limbes

ombre !) Mais Stendhal ? Qu'appelle-t-on sa psychologie,sinon une intelligence transparente et précise commeles cristaux ?

Quand Gide avait soixante-dix ans, on écrivait qu'ilétait le plus grand écrivain français. De l'individului-même, que nous transmettent donc ses œuvresintimes, journal compris ? Il y eut, en ce temps, unerelation trouble entre psychologie et littérature. Gidem'a raconté la visite de Bernard Lazare, résolu à s'en-

gager dans le furieux combat qui allait devenir l'affaireDreyfus « Il m'a épouvanté c'était un homme quimettait quelque chose au-dessus de la littérature. »Le Purgatoire de Gide tient beaucoup à ce que l'Histoiren'existait pas pour lui. Elle ne s'est pas rappelée à mesfrères (et à tant d'autres) en leur demandant ce qu'elleétait à leurs yeux qu'elle a fermés.

Les gnostiques croyaient que les anges posaient àchaque mort la question « D'où viens-tu ?» Ce qu'ontrouvera ici, c'est ce qui a survécu. Parfois, je l'ai dit,à condition d'aller le chercher. Les dieux ne se reposentpas de la tragédie que par le comique; le lien entreL'Iliade et L'Odyssée, entre Macbeth et Le Songe d'unenuit d'été, est celui du tragique et d'un domaine féeriqueet légendaire. Notre esprit invente ses chats bottés etses cochers qui se changent en citrouilles à l'aurore,parce que ni le religieux ni l'athée ne se satisfont complè-tement de l'apparence. J'appelle ce livre Antimémoires,parce qu'il répond à une question que les Mémoiresne posent pas, et ne répond pas à celles qu'ils posent;et aussi parce qu'on y trouve, souvent liée au tragique,une présence irréfutable et glissante comme celle duchat qui passe dans l'ombre celle du farfelu dont j'aisans le savoir ressuscité le nom.

Jung, le psychanalyste, est en mission chez les Indiensdu Nouveau-Mexique. Ils lui demandent quel est l'ani-mal de son clan il leur répond que la Suisse n'a ni clansni totems. La palabre finie, les Indiens quittent la sallepar une échelle qu'ils descendent comme nous descen-dons les escaliers le dos à l'échelle. Jung descend,comme nous, face à l'échelle. Au bas, le chef indiendésigne en silence l'ours de Berne brodé sur la vareusede son visiteur l'ours est le seul animal qui descendeface au tronc et à l'échelle.

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Table

V

1. Hong Kong 383Canton 393Le lendemain 395Pékin 396Pékin 4IIYenan 4177Pékin, août 1965 421

2. [Je regagne la France « par le pôle ».] 4513. [La nuit de décembre à Paris.]1 475

II. LA CORDE ET LES SOURIS

I. Dakar, mars 1966 515II. Fin 1966 547

III. Lundi6 mai 1968 581IV. Colombey, jeudi 11 décembre 1969 615V. [Je mets à jour des notes de la guerre d'Es-

pagne.]1 7355VI. [J'ai été atteint d'une maladie du sommeil.]1 837

INAUGURATION DE L'EXPOSITION « ANDRÉ MALRAUX

ET LE MUSÉE IMAGINAIRE »

Discours prononcé à la Fondation Maeght(12 juillet 1974) 933

Appendice ORAISONS FUNÈBRES

Préface 953Commémoration de la Libération de Paris

(24 août 1958) 955Hommage à la Grèce (28 mai 1959) 962Pour sauver les monuments de Haute-Égypte

(8 mars i960) 967Centenaire de l'Alliance israélite universelle

(21 juin i960) 972Funérailles de Georges Braque (3 septembre 1963) 977Commémoration de la mort de Jeanne d'Arc

(31 mai 1964) 979Funérailles de Le Corbusier (ier septembre 1965) 986Transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon

(19 décembre 1964) 990Inauguration du monument à la mémoire des martyrs

de la Résistance (2 septembre 1973) 998Trentième anniversaire de la libération des camps de

déportation (10 mai 1975) 1006

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