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Afrique CFA : 2 200 F CFA, Algérie : 200 DA, Allemagne : 4,90 €, Antilles-Guyane : 4,95 €, Autriche : 4,90 €, Belgique : 4,90 €, Canada : 6,75 $C, Espagne : 4,90 €, Etats-Unis : 6,75 $US, Grande-Bretagne : 3,95 £, Grèce : 4,90 €, Hongrie : 1500 HUF, Irlande : 4,90 €, Italie : 4,90 €, Luxem- bourg : 4,90 €, Maroc : 28 DH, Pays-Bas : 4,90 €, Portugal (cont.) : 4,90 €, Réunion : 4,95 €, Suisse : 7,80 CHF, TOM : 700 CFP, Tunisie : 3,90 DT. Les Turcs, quant à eux, s’opposent à la volonté de leur gouvernement de développer l’électronucléaire. En France, au-delà du débat technologique, c’est un choix de société que le pays le plus nucléarisé du monde – cinquante-huit réacteurs pour soixante-cinq millions d’habitants – pourrait être amené à faire en 2012. A en croire le ministre de l’énergie, M. Eric Besson, « le grand référendum sur le nucléaire, ce sera l’élection présidentielle (2) ». En eet, M. Nicolas Sarkozy souhaite réarmer le choix de l’atome, qui fournit 74,1 % de l’électricité nationale. Une exception française ? Longtemps la filière nucléaire fut organisée par l’Etat dans une logique de coopération entre Electricité de France - Gaz de France (EDF- GDF), alors opérateur et donneur d’ordre unique, et ses fournisseurs. A présent la concurrence fait rage entre les protago- nistes, entreprises géantes désormais plongées dans les eaux bouillonnantes du marché international : Areva, numéro un mondial de la conception de chaudières nucléaires et de la fourniture de combus- tible ; Alstom, premier acteur mondial de l’équipement associé (turbines); EDF, premier producteur d’électricité nucléaire. L’électricien est aussi opérateur, c’est-à- dire que l’entreprise vend l’énergie qu’elle produit, et architecte ensemblier – ceci recouvre la maîtrise de la conception, la construction et l’exploitation de son parc de centrales électriques. (Lire la suite page 12.) (Lire la suite page 8.) (Lire la suite page 20.) 4,90 € - Mensuel - 28 pages N° 691 - 58 e année. Octobre 2011 DEMAIN L’ÉTAT PALESTINIEN, TOUJOURS DEMAIN – pages 6 et 7 FAUST ET L’ALCHIMIE CAPITALISTE PAR BERNARD UMBRECHT Page 27. Un peu moins d’un an après le suicide de Mohammed Bouazizi à Sidi Bouzid, qui a allumé la mèche des révoltes arabes, la Tuni- sie se rend aux urnes. Confuse, la campagne électorale se déroule sur fond d’urgence sociale. SOMMAIRE COMPLET EN PAGE 28 L’explosion d’un four sur le site nucléaire de Marcoule (Gard), le 12 septembre, a fait un mort et quatre blessés. Après la catastrophe humaine et écologique de Fukushima en mars, l’accident propulse l’atome au cœur de la campagne présidentielle fran- çaise : cette industrie, à la rentabilité incertaine, divise les candidats. Une page se tournerait-elle en France, pays le plus nucléarisé du monde par rapport au nombre d’habitants – et qui, de Golfech au Tricastin, avait jusqu’ici fait de l’énergie atomique le pilier stratégique de son indépendance ? E NQUÊTE SUR UNE INDUSTRIE CONTESTÉE Fissions au cœur du nucléaire français P AR T RISTAN C OLOMA * * Journaliste. BRIDGEMAN ART LIBRARY Tunisie, l’ivresse des possibles P AR S ERGE H ALIMI APRÈS les « Dégage ! » des révoltes arabes, les « Nucléaire : Non merci ! » balaient le monde et pourraient bien en révolutionner le paysage énergétique. En Inde comme en Chine, de violentes manifestations ont lieu contre les projets de construction de centrales. L’Allemagne a annoncé sa sortie du nucléaire d’ici à 2022, imitée par la Suisse, qui a décidé d’abandonner l’atome. Les Etats-Unis ont gelé leur programme. Les Italiens, par voie référendaire, ont dit « non » au dévelop- pement du nucléaire sur leur territoire (1). L’Amérique latine aussi avait son « modèle » : le Chili, pays le plus avancé sur la voie néolibérale. Mais ce parangon de stabilité chancelle. Aiguillonnée par les étudiants, la population exige une autre politique. Et n’hésiterait plus, dit-on, à évoquer le souvenir d’un certain Salvador Allende. MARK ROTHKO. – «White Cloud Over Purple» (Nuage blanc sur du violet), 1957 (1) Lire Denis Delbecq, « Comment Fukushima rebat les cartes du nucléaire », Le Monde diplomatique, juillet 2011. (2) Le 11 avril 2011, pendant l’émission « Mots croisés » sur France 2. CONTRE L HÉRITAGE P INOCHET Au Chili, le printemps des étudiants L E CHILI savoure le printemps. Et pas seulement parce que, dans l’hémi- sphère Sud, septembre marque le retour des feuilles aux arbres, des températures douces et des couples qui s’enlacent sur fond de sommets enneigés. Depuis le début de l’année, la société chilienne s’ébroue au sortir de l’hiver néolibéral, entamant ce que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier de « révolution pacifique ». L’épicentre du printemps se situe devant l’université du Chili, à Santiago. L’édifice est barré de banderoles reven- diquant l’« éducation gratuite et de qualité », un orchestre de rock égaie parfois le vaste trottoir, la statue de l’écrivain et poète Andrés Bello, fondateur de l’université, est peintur- lurée comme l’était celle de Victor Hugo dans la Sorbonne de 1968. Depuis mai, le mouvement étudiant a pris son essor, enchaînant grèves et manifestations à travers tout le pays. Le 3 septembre dernier, ses dirigeants négociaient même directement avec le président de la République, M. Sebastián Piñera – qui s’y était jusqu’alors refusé –, lors d’une rencontre qui n’a pas abouti. En effet, le jour précédent, un accident d’avion provoquait la disparition de vingt et une personnes. Le deuil national de deux jours plaçait la discussion politique en suspens. « Ce mouvement a surpris la société, observe M. Carlos Ominami, économiste et ministre de l’économie dans le gouvernement du démocrate- chrétien Patricio Aylwin entre 1990 et 1992. Plus de deux cent mille personnes sont descendues dans la rue. Les familles venaient manifester avec les jeunes. » M. Gabriel Muñoz, coordinateur du mouvement à la faculté de philosophie, résume : « Les étudiants se mobilisent depuis quatre mois pour dénoncer la logique néoli- bérale dans l’éducation, revenir à une éducation gratuite et l’ouvrir aux travail- leurs. En face, il y a un gouvernement qui défend les intérêts des entreprises et des puissants. » P AR NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL H ERVÉ K EMPF * * Journaliste. Dernier ouvrage paru : L’Oligarchie ça suffit, vive la démocratie, Seuil, Paris, 2011. U NE fois le dictateur renversé, la révolution est-elle terminée? En Tunisie, à l’heure où plus de cent partis, majoritai- rement inconnus, cherchent à se faire une place dans l’Assemblée constituante qui sortira des urnes le 23 octobre, tout paraît possible, tout semble ouvert. L’assemblée élue pourra se prévaloir d’une impeccable légitimité démocratique : scrutin propor- tionnel, paritaire (même si 95 % des têtes de liste sont des hommes) ; réglementation rigoureuse des dépenses de campagne, des sondages, de la publicité politique. Repré- sentative, la Constituante sera également souveraine. Elle déterminera l’équilibre des pouvoirs, la forme du régime (présidentiel ou parlementaire), la place de la religion dans les institutions du pays et même, si elle le désire, le rôle de l’Etat dans l’éco- nomie. Allégresse et vertige de la page blanche ; espérance d’une démocratie arabe et musulmane : « Si ça ne prend pas ici, ça ne prendra nulle part», résume devant nous une militante du Pôle démocratique moder- niste (PDM) assez confiante dans les capacités de la Tunisie à conserver son rôle d’éclaireur de la région. Le 23 octobre, les tables des bureaux de vote de Bizerte devront être très nombreuses, ou très grandes. L’électeur sera en eet appelé à choisir entre soixante-trois listes, dont près de la moitié se proclament indépendantes des partis (lire l’encadré page 8). Comment s’y retrouver alors que les professions de foi de la plupart d’entre elles recyclent à l’infini les mêmes mots équivoques : « identité arabo-musulmane », « économie sociale de marché », « dévelop- pement régional », «Etat stratège » ? «Le curseur de la révolution est au centre gauche », tranche néanmoins Nicolas Dot- Pouillard, chercheur à l’International Crisis Group, lequel a publié plusieurs rapports sur la Tunisie (1). Les caciques déchus du parti unique de M. Zine El-Abidine Ben Ali (le Rassemblement constitutionnel démo- cratique, RCD), tel M. Kamel Morjane, se qualifient en eet de centristes, tout comme leurs anciens adversaires du Parti démocra- tique progressiste (PDP) regroupés derrière M. Nejib Chebbi. Mais centristes, nous le sommes également, semblent répliquer les islamistes d’Ennahda (« Renaissance») ainsi que leurs principaux opposants laïques, les ex-communistes d’Ettajdid (« Renouvel- lement») – qui entendent cependant se situer au centre gauche. Même le Parti du travail tunisien (PTT), fondé par des cadres dirigeants de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), se situe sur ce créneau, alors que la centrale syndicale vient de jouer un rôle majeur dans une révolte sociale... Cela semble confus ? Cela l’est. L’héritage bénaliste pèse là aussi : le RCD était à la fois économiquement libéral, politiquement policier et membre de l’Internationale socialiste. (1) Lire « Soulèvements populaires en Afrique du Nord et au Moyen-Orient (IV) », International Crisis Group, Tunis-Bruxelles, 28 avril 2011. [email protected]

79013267 Le Monde DiplomaTiQue Octobre2011

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Afrique CFA : 2 200 F CFA, Algérie : 200 DA, Allemagne : 4,90 !, Antilles-Guyane : 4,95 !, Autriche : 4,90 !, Belgique : 4,90 !, Canada : 6,75 $C,Espagne : 4,90 !, Etats-Unis : 6,75 $US, Grande-Bretagne : 3,95 £, Grèce : 4,90 !, Hongrie : 1500 HUF, Irlande : 4,90 !, Italie : 4,90 !, Luxem-bourg : 4,90 !, Maroc : 28 DH, Pays-Bas : 4,90 !, Portugal (cont.) : 4,90 !, Réunion : 4,95 !, Suisse : 7,80 CHF, TOM : 700 CFP, Tunisie : 3,90 DT.

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Les Turcs, quant à eux, s’opposent à lavolonté de leur gouvernement dedévelopper l’électronucléaire. En France,au-delà du débat technologique, c’est unchoix de société que le pays le plusnucléarisé du monde – cinquante-huitréacteurs pour soixante-cinq millionsd’habitants – pourrait être amené à faireen 2012. A en croire le ministre del’énergie, M. Eric Besson, « le grandréférendum sur le nucléaire, ce seral’élection présidentielle (2) ». En e"et,M. Nicolas Sarkozy souhaite réa#rmer lechoix de l’atome, qui fournit 74,1 % del’électricité nationale.

Une exception française ? Longtempsla filière nucléaire fut organisée par l’Etatdans une logique de coopération entreElectricité de France - Gaz de France (EDF-GDF), alors opérateur et donneur d’ordreunique, et ses fournisseurs. A présent la

concurrence fait rage entre les protago-nistes, entreprises géantes désormaisplongées dans les eaux bouillonnantes dumarché international : Areva, numéro unmondial de la conception de chaudièresnucléaires et de la fourniture de combus-tible ; Alstom, premier acteur mondial del’équipement associé (turbines) ; EDF,premier producteur d’électricité nucléaire.L’électricien est aussi opérateur, c’est-à-dire que l’entreprise vend l’énergie qu’elleproduit, et architecte ensemblier – cecirecouvre la maîtrise de la conception, laconstruction et l’exploitation de son parcde centrales électriques.(Lire la suite page 12.)

(Lire la suite page 8.)

(Lire la suite page 20.)

4,90 ! - Mensuel - 28 pages N° 691 - 58e année. Octobre 2011

D E M A I N L’ É TAT PA L E S T I N I E N , T O U J O U R S D E M A I N – pages 6 et 7

FAUSTET L’ALCHIMIECAPITALISTEPAR BERNARD UMBRECHT

Page 27.

Un peu moins d’un an après lesuicide de Mohammed Bouazizi à Sidi Bouzid, qui a allumé lamèche des révoltes arabes, la Tuni -sie se rend aux urnes. Confuse, lacampagne électorale se déroule surfond d’urgence sociale.

! S O M M A I R E C O M P L E T E N P A G E 2 8

L’explosion d’un four sur le sitenucléaire de Marcoule (Gard), le12 septembre, a fait un mort et quatreblessés. Après la catastrophe humaineet écologique de Fukushima en mars,l’accident propulse l’atome au cœurde la campagne présidentielle fran -çaise : cette industrie, à la rentabilitéincertaine, divise les candidats. Unepage se tournerait-elle en France, paysle plus nucléarisé du monde par rapportau nombre d’habitants – et qui, deGolfech au Tricastin, avait jusqu’icifait de l’énergie atomique le pilierstratégique de son indépendance ?

ENQUÊTE SUR UNE INDUSTRIE CONTESTÉE

Fissions au cœur du nucléaire français

PAR TRISTAN COLOMA *

* Journaliste.

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RARY

Tunisie, l’ivresse des possibles

PAR SERGE HALIMI

APRÈS les « Dégage ! » des révoltesarabes, les « Nucléaire : Non merci ! »balaient le monde et pourraient bien enrévolutionner le paysage énergétique. EnInde comme en Chine, de violentesmanifestations ont lieu contre les projetsde construction de centrales. L’Allemagnea annoncé sa sortie du nucléaire d’ici à2022, imitée par la Suisse, qui a décidéd’abandonner l’atome. Les Etats-Unis ontgelé leur programme. Les Italiens, par voieréférendaire, ont dit « non » au dévelop-pement du nucléaire sur leur territoire (1).

L’Amérique latine aussi avait son « modèle » : le Chili,pays le plus avancé sur la voie néolibérale. Mais ce parangonde stabilité chancelle. Aiguillonnée par les étudiants, lapopulation exige une autre politique. Et n’hésiterait plus,dit-on, à évoquer le souvenir d’un certain Salvador Allende.

MARK ROTHKO. – «White Cloud Over Purple»(Nuage blanc sur du violet), 1957

(1) Lire Denis Delbecq, «Comment Fukushima rebatles cartes du nucléaire », Le Monde diplomatique,juillet 2011.

(2) Le 11 avril 2011, pendant l’émission « Motscroisés» sur France 2.

CONTRE L’HÉRITAGE PINOCHET

Au Chili,le printempsdes étudiants

LE CHILI savoure le printemps. Etpas seulement parce que, dans l’hémi-sphère Sud, septembre marque leretour des feuilles aux arbres, destempératures douces et des couplesqui s’enlacent sur fond de sommetsenneigés. Depuis le début de l’année,la société chilienne s’ébroue au sortirde l’hiver néolibéral, entamant ce qued’aucuns n’hésitent pas à qualifier de« révolution pacifique».

L’épicentre du printemps se situedevant l’université du Chili, à Santiago.L’édifice est barré de banderoles reven-diquant l’« éducation gratuite et dequalité », un orchestre de rock égaieparfois le vaste trottoir, la statue del’écrivain et poète Andrés Bello,fondateur de l’université, est peintur-lurée comme l’était celle de Victor Hugodans la Sorbonne de 1968. Depuis mai,le mouvement étudiant a pris son essor,enchaînant grèves et manifestations àtravers tout le pays. Le 3 septembredernier, ses dirigeants négociaientmême directement avec le président

de la République, M. Sebastián Piñera– qui s’y était jusqu’alors refusé –, lorsd’une rencontre qui n’a pas abouti. Eneffet, le jour précédent, un accidentd’avion provoquait la disparition devingt et une personnes. Le deuilnational de deux jours plaçait ladiscussion politique en suspens.

« Ce mouvement a surpris lasociété, observe M. Carlos Ominami,économiste et ministre de l’économiedans le gouvernement du démocrate-chrétien Patricio Aylwin entre 1990 et1992. Plus de deux cent millepersonnes sont descendues dans larue. Les familles venaient manifesteravec les jeunes. » M. Gabriel Muñoz,coordinateur du mouvement à lafaculté de philosophie, résume : «Lesétudiants se mobilisent depuis quatremois pour dénoncer la logique néo li-bérale dans l’éducation, revenir à uneéducation gratuite et l’ouvrir aux travail-leurs. En face, il y a un gouvernementqui défend les intérêts des entrepriseset des puissants. »

PAR NOTRE ENVOYÉ SPÉCIALHERVÉ KEMPF *

* Journaliste. Dernier ouvrage paru : L’Oligarchieça suffit, vive la démocratie, Seuil, Paris, 2011.

UNE fois le dictateur renversé, larévolution est-elle terminée? En Tunisie, àl’heure où plus de cent partis, majoritai-rement inconnus, cherchent à se faire uneplace dans l’Assemblée constituante quisortira des urnes le 23 octobre, tout paraîtpossible, tout semble ouvert. L’assembléeélue pourra se prévaloir d’une impeccablelégitimité démocratique : scrutin propor-tionnel, paritaire (même si 95 % des têtesde liste sont des hommes) ; réglementationrigoureuse des dépenses de campagne, dessondages, de la publicité politique. Repré-sentative, la Constituante sera égalementsouveraine. Elle déterminera l’équilibre des

pouvoirs, la forme du régime (présidentielou parlementaire), la place de la religiondans les institutions du pays et même, sielle le désire, le rôle de l’Etat dans l’éco-nomie. Allégresse et vertige de la pageblanche; espérance d’une démocratie arabeet musulmane : «Si ça ne prend pas ici, çane prendra nulle part», résume devant nousune militante du Pôle démocratique moder-niste (PDM) assez confiante dans lescapacités de la Tunisie à conserver son rôled’éclaireur de la région.

Le 23 octobre, les tables des bureaux devote de Bizerte devront être très nombreuses,ou très grandes. L’électeur sera en e"etappelé à choisir entre soixante-trois listes,dont près de la moitié se proclamentindépendantes des partis (lire l’encadrépage 8). Comment s’y retrouver alors queles professions de foi de la plupart d’entreelles recyclent à l’infini les mêmes motséquivoques : «identité arabo-musulmane»,«économie sociale de marché», «dévelop-pement régional», «Etat stratège»?

«Le curseur de la révolution est au centregauche», tranche néanmoins Nicolas Dot-Pouillard, chercheur à l’International CrisisGroup, lequel a publié plusieurs rapports

sur la Tunisie (1). Les caciques déchus duparti unique de M. Zine El-Abidine Ben Ali(le Rassemblement constitutionnel démo -cratique, RCD), tel M. Kamel Morjane, sequalifient en e"et de centristes, tout commeleurs anciens adversaires du Parti démocra-tique progressiste (PDP) regroupés derrièreM. Nejib Chebbi. Mais centristes, nous lesommes également, semblent répliquer lesislamistes d’Ennahda (« Renaissance») ainsique leurs principaux opposants laïques, lesex-communistes d’Ettajdid (« Renouvel-lement») – qui entendent cependant sesituer au centre gauche. Même le Parti dutravail tunisien (PTT), fondé par des cadresdirigeants de l’Union générale tunisiennedu travail (UGTT), se situe sur ce créneau,alors que la centrale syndicale vient de jouerun rôle majeur dans une révolte sociale...Cela semble confus? Cela l’est. L’héritagebénaliste pèse là aussi : le RCD était à lafois économiquement libéral, politiquementpolicier et membre de l’Internationalesocialiste.

(1) Lire « Soulèvements populaires en Afrique duNord et au Moyen-Orient (IV)», International CrisisGroup, Tunis-Bruxelles, 28 avril 2011.

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OCTOBRE 2011 – LE MONDE diplomatique 2

Apprentissagede la lecture

Psychologue scolaire à la retraite,ancien chargé de cours de psycho -linguistique, M. Gérard Loustallet-Sens ne partage pas l’analyse deJean-Pierre Terrail dans « Con -troverses sur l’apprentissage de lalecture » (Le Monde diplomatique,septembre) :

Les di!cultés des élèves viennent biendavantage de déterminations socioculturelleset de représentations de l’écrit di"érentesque l’école veut ignorer plutôt que d’incer-taines méthodes d’apprentissage. Lier méca-niquement l’augmentation du nombre d’or-thophonistes à une augmentation desdi!cultés de maîtrise de l’écrit relève del’amalgame. Faut-il s’imaginer que, dans lesannées 1950, il n’y avait pas de problèmes,en particulier en lecture, du fait de l’utilisa-tion de la merveilleuse méthode syllabique?Que tout était pour le mieux dans le meilleurdes mondes scolaires possibles? On peutpourtant faire l’hypothèse, sans beaucoupde risques d’erreur, que les di!cultés étaientaussi importantes mais que l’on s’en accom-modait. Ou qu’elles passaient inaperçues.C’était dans l’ordre des choses. On quittait lesystème scolaire à 14 ans, et l’absence dediplômes n’était pas un obstacle rédhibitoirepour trouver un emploi. Il a fallu une démo-cratisation bâclée pour que soit révélée laréalité d’un appareil de reproduction socialeprogrammant l’échec des enfants des classespopulaires. (…) En fait, la méthode globaleest un fantasme et la « lecture-devinette»une plaisanterie – elle n’a guère a"ecté les

pratiques en France, sinon marginalement, ycompris sous la forme dite « idéovisuelle».En revanche, pour avoir su!samment fré-quenté les écoles élémentaires, j’a!rme queles méthodes mixtes, largement répandues,sont des méthodes essentiellement (et hon-teusement) syllabiques avec un prétendu«départ global» : d’une phrase, on extrait unmot et de ce mot un «son» qui sera le pré-texte d’une série d’exercices authentique-ment syllabiques.

Révolution en BolivieAprès lecture de l’article de

M. Alvaro García Linera, « Bolivie,“les quatre contradictions de notrerévolution”» (Le Monde diplomatiquede septembre), M. Jacques Ducolenvoie une longue lettre où il met enévidence les liens entre les analyses duvice-président bolivien et celles duthéoricien marxiste Antonio Gramsci.

Rares, dans le monde politique et cultu-rel de notre pays en particulier, sont ceuxqui font de la dialectique et de la contra-diction les points de référence obligés pourparvenir à une analyse rigoureuse de ce queMachiavel appelait la « réalité e!ective ».Pourquoi ? Peut-être – comme l’écrivaitKarl Marx en 1873 dans la postface à laseconde édition allemande du Capital, etcomme le confirme M. Alvaro GarcíaLinera dans cet article – parce que la dia-lectique, « en saisissant le mouvementmême dont toute forme faite n’est qu’uneconfiguration transitoire », est « essentiel-lement critique et révolutionnaire ». J’ajou-terai encore que sont également infinimentrares, en Europe plus particulièrement, leshommes politiques et les théoriciens quis’appuient sur la pensée d’AntonioGramsci (comme le fait sans le nommerM. García Linera), pour comprendre notremonde et organiser cette nécessaire « insur-rection pour le bien commun » (LucienSève) dont l’humanité tout entière ressentl’irrépressible urgence. Car les conceptsessentiels utilisés dans cet article – Etatintégral, hégémonie, classes subalternes –sont au cœur de la théorie politique de celuiqui, après avoir fondé à Livourne en jan-vier 1921 le Parti communiste italien avecAmedeo Bordiga et Palmiro Togliatti entreautres, sera emprisonné dans les geôlesmussoliniennes dès novembre 1926, n’ensortant que pour mourir en avril 1937.

HAÏTIL’augmentation du nombrede grossesses en Haïti, symptômed’une nouvelle dégradationde la situation (Miami Herald, 29 août).

Dans un pays déjà frappépar l’e"ondrement de son systèmede santé, par une épidémie de choléra

et par des conditions de vie sordidesdans des camps surpeuplés,les experts s’inquiètentdes conséquences [du nombrecroissant de femmes enceintes].Ils sont également préoccupés parles conditions dans lesquelles lesgrossesses se produisent : l’insécuritéet les viols dans les camps, en dépit

des patrouilles de maintien de la paixdes Nations unies, le manque d’éducationet de services médicaux, et le désespoirdes filles, dont certaines n’ont que13 ans. (…) « On constate beaucoup desexe transactionnel comme mécanismed’adaptation pour les jeunes filles quicherchent à échapper à la pauvreté ouà répondre à certains de leurs besoins»,déclare la docteure Henia Dakkak,du Fonds des Nations unies pourla population, laquelle a constaté que,dans les camps installés après le séisme,le nombre de grossesses était trois fois plusélevé que dans les zones urbaines.

QUESTION DE PRIORITÉLes vingt-cinq plus grandes entreprisesaméricaines donnent davantage à leursdirigeants qu’au fisc. Dans les faits,c’est d’ailleurs l’Etat fédéral qui leurverse de l’argent (International HeraldTribune, 1er septembre).

En 2010, au moins vingt-cinq des plusgrandes sociétés américaines ont versédavantage en rémunérations à leursdirigeants qu’en impôts au gouvernementfédéral, selon une étude parue mercredi[31 août]. Ces entreprises – parmilesquelles eBay, Boeing, General Electricet Verizon – ont enregistré une moyennede 1,9 milliard de dollars de profits.Mais une gamme d’exonérations,de niches et de déductions leur a permisde percevoir une moyennede 304 millions de dollarsdu fisc (…). La rémunération moyennedes dirigeants de ces grandes entreprisess’établit à 16 millions de dollarspar an. (…) « Rien n’indique queces dirigeants d’entreprise, et leurentourage proche, soient parvenus à faireémerger des sociétés plus e"caces

et performantes», conclut l’étude.«En revanche, tout indique qu’ilsdépensent beaucoup plus d’énergiequ’autrefois pour éviter de payerdes impôts. Au moment même oùle gouvernement fédéral a besoin de plusde revenus pour sauvegarder les servicesde base destinés au peuple américain.»

CENSURE MAFIEUSEUn rapport de l’organisation Indexon Censorship montre que, aprèsla presse, les cartels de la droguemexicains tentent de museler les médiassociaux, vers lesquels la populations’était tournée (site Uncut,15 septembre).

Les corps mutilés d’un jeune hommeet d’une jeune femme, pendus à unepasserelle d’autoroute à Nuevo Laredo,à la frontière entre les Etats-Unis et leMexique, ont été retrouvés mardi dernier.Deux pancartes en carton avaient étédisposées en guise d’avertissement pourles usagers de Facebook et de Twitter quisignalent les incidents violents à traversles médias sociaux. «Voilà ce qui vousarrivera si vous continuez à poster vosmessages à la noix sur Internet»,avertissait l’un des messages. «Gare à toi,[juron]. Je vais t’attraper.»En 2010, une étude sur les médias et laviolence publiée par la Fondation dujournalisme d’enquête [Fundación deperiodismo de investigación (MEPI)]indiquait que l’ensemble des médiasde la ville de Nuevo Laredo pratiquaientl’autocensure. Le jour où fut découverteune fosse commune contenant les corpsde soixante-douze ouvriers migrants,le quotidien local El Mañana a faitsa «une» sur l’histoire d’une femmequi battait sa fille.

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à discerner : la disproportion entre la popu-larité d’un titre imprimé chaque mois àplus de deux millions quatre cent milleexemplaires – diffusés dans quatre-vingt-douze pays en langue française et, grâce àses éditions inter nationales, en vingt-septlangues étrangères – et le caractère presqueartisanal de son mode de production ; ledécalage entre l’image parfois altièred’une publication qui s’emploie depuis desdécennies à maintenir l’exigence d’unepresse indépendante, curieuse du monde,émancipatrice, et le travail quotidien d’unepetite équipe de vingt-sept personnes quis’attache à fabriquer chaque numéro dansles règles de l’art, à l’heure où tant de jour-naux suppriment les emplois de correc-teur, de documentaliste, de photograveur.Dans le paysage médiatique, Le Mondediplomatique demeure une anomalie. Seslecteurs aussi.

En octobre 2009, nous leur avonsdemandé de nous verser des dons, des’abonner et d’abonner leurs amis, d’acheterplus régulièrement encore Le Monde diplo-matique en kiosques. Deux ans plus tard,nous avons reçu 2923 dons pour un montantde 288510 euros. Cet effort témoigne à lafois d’un attachement et d’une attente. Il nousencourage et nous oblige. Une fois encore,nous faisons donc appel à vous pour que vouscontribuiez financièrement à notre dévelop-pement et à la défense de notre indépendance(en complétant le bulletin ci-dessous).

N’inventons pas un péril imaginaire :nous ne courons aucun danger immédiat. Etnous n’ignorons pas par ailleurs que la situa-tion financière de nos lecteurs est elle aussifragile, en partie à cause des politiquesd’austérité salariale que nous analysonsrégulièrement dans nos colonnes. Mais,chacun le comprend, l’avenir d’un journalexigeant n’est pas assuré, surtout quand ilne dispose d’aucun appui promotionnel dansles grands médias et que ses recettes publi-citaires, traditionnellement faibles, necessent de se dégrader.

A priori, notre horizon pourrait paraîtredégagé. Nos comptes ont retrouvé l’équilibreen 2010 et nous ne sommes pas endettés. Audemeurant, si la tendance des huit premiersmois de l’année se poursuit, 2011 marqueraune nouvelle progression de nos ventes enkiosques, en France et à l’étranger. Elle s’ins-crirait alors dans la lignée de nos résultatsde 2010 (+ 1,67 %), voire les améliorerait.Les ventes de notre numéro d’août, parexemple, ont été les plus fortes que nousayons réalisées depuis quatre ans.

Toutefois, notre optimisme est tempérépar deux faits. D’une part, nos prévisionsde recettes publicitaires ne cessent d’êtrerevues à la baisse, même lorsqu’elles sontpeu ambitieuses. Nombre de nos lecteurs,hostiles par principe à la publicité, ne s’enplaindront pas... Mais un journal dont l’équi-libre financier demeure précaire ne peutperdre sans conséquences les deux tiers deses recettes publicitaires. Or c’est bien cettesituation que nous affrontons puisque, entre2007 et 2010, celles-ci sont passées de724000 euros à 256000 euros. S’il dépendmoins que jamais de ses annonceurs, LeMonde diplomatique doit toujours pluscompter sur la fidélité et l’attention de seslecteurs. Lesquels savent que l’informationgratuite n’existe que dans les fables (1).

Notre deuxième préoccupation con cerneles abonnements. Leur nombre a baissédepuis le début de l’année. L’une des raisonsétait prévue et même désirée : nous avonsréduit le nombre des souscriptions réaliséespar des prestataires tiers, les «collecteurs»qui vendent les journaux à des prix sacri-fiés. Ces «soldes» permanents permettentde doper la diffusion d’un titre, en généralpour que celui-ci se tourne ensuite vers lesannonceurs en prétextant d’une popularitéfictive afin d’augmenter les tarifs de lapublicité. D’autres publications, des maga-zines cossus en particulier (Le NouvelObservateur, L’Express, Le Point, etc.),proposent à leurs lecteurs des cadeaux(radio, stylos, télévision, ordinateur, etc.)comme prime à un abonnement dont le prixest lui-même bradé. Elles clament ensuiteque leurs résultats s’expliquent par la qualitéde leur contenu, par leur indépendance…Assurément, si nous proposions un abon-nement de 1 euro par trimestre au Mondediplomatique et à Manière de voir, avec,pour les mille premières réponses, un séjourd’un mois dans un palace des Bahamas,notre diffusion augmenterait. Mais notrevocation serait trahie – et notre trésorerien’y survivrait pas.

C’EST toutefois un autre motif qui aprovoqué la baisse principale du nombre

de nos abonnés. La faillite du prestataired’abonnements du groupe Le Monde (quigère ce service pour nous) a conduit cedernier à faire appel à une autre entreprisequi, à l’évidence, peine à trouver sesmarques. Résultat : une minorité d’entrevous, mais en nombre significatif, ont reçuleur journal avec retard, ont été requis de

diligenter un paiement déjà effectué, ouattendent encore une livraison commandéedepuis plusieurs semaines. Ces problèmesont suscité l’exaspération légitime de ceuxqui en ont été victimes.

Et parfois la nôtre, car une prestationaussi décevante a conduit certains de noslecteurs à se détourner de l’abonnement. Orcelui-ci constitue pour nous un mode desoutien décisif, d’autant que nous ne bradonspas son prix (2). Il nous faut donc insisterpour que vous ne renonciez pas à cette façon,efficace, de nous lire et de conforter notreindépendance. Nous nous employons àrésoudre vos problèmes éventuels. Maischaque fois que vous optez pour le prélève-ment automatique, vous nous épargnezl’envoi de coûteuses lettres de rappel.

VOUS le constaterez dès ce mois-ci, nousvenons de rénover le site Internet du

journal. Son nouveau graphisme s’allie à unmenu plus clair facilitant la navigation àtravers nos milliers d’articles. Nous avonségalement modernisé le moteur de rechercheet procédé à une indexation minutieuse detoutes nos archives depuis 1954, dont lanumérisation vient de s’achever. Denombreux textes resteront disponibles enaccès libre. Pour les autres, diverses formulesalliant abonnement et achat à l’unité vousseront progressivement proposées. Enfin,nous comptons développer les « bases dedonnées ouvertes» – sommaires de revues,critiques de livres – au cours de l’année, ainsiqu’un site consacré à la cartographie.

Un nombre croissant de titres rivalisentà qui publiera le dernier sondage inutile,l’écho scabreux qui «fait du buzz», l’éternel« débat » entre experts ou essayistes decompagnie. Nous ne sommes pas fatigués,nous, d’aller voir, d’analyser, de rendrecompte. Ces mots signifient autre chose ànos yeux qu’une concurrence asséchante, leplagiat et la connivence, le copier-coller del’air du temps. Pontifier sur la mondialisa-tion est évidemment plus facile (et pluséconomique) que de l’analyser en y consa-crant enquêtes et reportages. Journal déci-dément singulier, Le Monde diplomatiquecontinuera d’accorder une place prioritaireà l’information internationale et financière.Et y consacrera les moyens nécessaires.

Lesquels ne viennent que de vous.

(1) Lire «L’information gratuite n’existe pas »,La valise diplomatique, 13 octobre 2010,www.monde-diplomatique.fr

(2) Nous vous demandons de toujours privi-légier l’abonnement souscrit sur notre site ou àl’aide du bulletin imprimé dans chaque numérodu Monde diplomatique.

RECTIFICATIF

Dans la recension du livre Jihadist Ideology, deFarhad Khosrokhavar, publiée en septembre, l’au-teur est présenté comme «sociologue libanais».Il est en fait iranien. Nous prions l’auteur et noslecteurs de nous en excuser.

Les informations recueillies sont indispensables au traitement de votre don. Elles sont enregistrées dans le respect de la loi informatique etlibertés. Vous bénéficiez, sur simple justification de votre identité, d’un droit d’accès et de rectification sur toutes ces informations.

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Vous aussi, soutenez«Le Monde diplomatique»

Depuis notre appel du mois d’octobre 2009 («Notre combat»),deux mille neuf cent vingt-trois lecteurs

ont versé des dons défiscalisés au Monde diplomatique,pour un montant de 288510 euros.

PAR SERGE HALIMI

A nos lecteurs

« Le Monde diplomatique »à Aubagne

Des journalistes et des collaborateursdu Monde diplomatique participerontaux conférences et rencontres orga -nisées à Aubagne du 8 au 15 octobre2011, dans le cadre du forum « 2011,Aubagne à l’heure du monde », dont lejournal est partenaire.

La rédaction rencontrera les lecteurs,le samedi 8 octobre, à 16 heures, authéâtre municipal, lors d’un débat surle thème : « De WikiLeaks à Al-Jazira,un nouvel ordre mondial de l’infor-mation ? », suivi d’un verre de l’amitiéorganisé avec les Amis du Monde diplo-matique. (Programme disponible surwww.aubagne.fr)

3 LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2011

CENT QUARANTE SIGNES POUR BOUSCULER L’INFORMATION

Twitter jusqu’au vertige

L’engouement ne se dément pas : quoiqueson succès sur le long terme reste encoreincertain, le dernier-né, Google+, lancéfin juin 2011, comptait déjà vingt-cinqmillions d’inscrits un mois plus tard.Facebook n’avait atteint ce chiffrequ’après trois ans d’existence, et Twitter,après trente-trois mois (4). Au début dumois d’août, après un nouveau tour detable, Twitter était quant à lui valorisé à8 milliards de dollars, ce qui amenaitcertains à crier à la bulle spéculative, tantle modèle économique du site est encorechancelant.

Twitter a poussé à son comble laplasticité et l’appropriation permises parle Web participatif. Semblant avoirtoujours navigué à vue, l’entreprise seredéfinit sans cesse et entérine au fur età mesure les initiatives des internautes.La question qui figurait sur son interfacelors de sa création, en 2006, « Que faites-vous en ce moment ? », n’était pasforcément susceptible de produire desflux d’information passionnants ; elle futdonc souvent ignorée par les usagers, quiconsacraient les cent quarante caractèresde leurs tweets (« gazouillis ») à toutesles fins possibles et imaginables : produireleur propre revue de presse, commenterl’actualité, parfois en direct, s’interpellermutuellement, annoncer des rassemble-ments, plaisanter, partager des photo-graphies et des vidéos, passer de petitesannonces… L’entreprise en a pris acte, etla question inaugurale a été remplacée,en novembre 2009, par un « Quoi deneuf ? » plus ouvert.

PAR MONA CHOLLET

Dès sa création en 2006, Twitter propose aux internautesde propager des messages courts à travers le réseauInternet et vers les téléphones mobiles. Très simple etgratuit, ce service touche désormais des centaines demillions d’utilisateurs. Deviendra-t-il bientôt, confor-mément à l’ambition de ses concepteurs, le « pouls infor-mationnel de la planète » ?

UNE quinzaine d’années après sonouverture au plus grand nombre, se pour-rait-il que la spécificité d’Internet, celled’un média fabriqué par ses utilisateurs,continue d’échapper à beaucoup d’ana-lyses ? La Toile reste souvent présentéecomme la simple convergence des moyensd’information préexistants ; mais cettevision, objecte le chercheur DominiqueCardon, « transpose paresseusement versInternet des modèles forgés dans lesmédias traditionnels : une pratique ducontrôle éditorial, une économie de larareté, une conception passive dupublic (1)».

La nature d’Internet est pourtant devenueparticulièrement évidente avec l’avènementdu Web 2.0 et de ses outils faciles à manier.Les plates-formes de blogs ont ainsi permisà des internautes sans compétencesspéciales en programmation d’accéder àl’autopublication. L’incontestable standar-disation des sites qui en a découlé, loin dufoisonnement créatif des débuts, suscited’ailleurs le désappointement de certainspionniers (2).

La montée en puissance des réseauxsociaux, comme Myspace – très prisé desmusiciens –, Facebook et Twitter, représente une étape supplémentaire danscet élargissement du cercle des produc-teurs. Même si le cumul des moyensd’expression reste fréquent, le Web social« permet aux internautes moins dotés encapital culturel de se mettre en scène sousdes formes beaucoup plus brèves, légèreset faciles que la rédaction d’un blog (3) ».

ne va sur cette Terre plus vite queTwitter », concluait un journaliste duFigaro, comme beaucoup de sesconfrères, au moment des attentats deBombay, en novembre 2008 (11).

L’appropriation collective de l’infor-mation fait de la twittosphère un lieu dediscussions acharnées. On y retrouve lepire comme le meilleur de ce que peutproduire une foule : l’échauffementmutuel, la dictature de l’émotion,l’abandon de tout recul ; mais aussi l’éla-boration d’une vision critique et d’uneanalyse différente de celle produite parles médias traditionnels.

eux, pendant que vous nous enviez ensilence. (…) Ce n’est pas de ma faute situ as une vie merdique. Pas d’argent, c’estça ? Ça fait mal de voir des gens commenous profiter de la vie, huh (10) ? »

La souplesse de l’outil impliqueégalement une réactivité qui a beaucoupfait pour sa renommée, en lui permettantde coiffer au poteau agences de presseet équipes de télévision. Un tweet a leformat d’un texto, et de nombreux utili-sateurs se connectent depuis leurtéléphone portable. Une fois lancées, lesnouvelles importantes se propagent àtoute allure. « Rien, à ma connaissance,

Information, bavardage et commentaires

Crainte de « rater quelque chose »

(1) Dominique Cardon, La Démocratie Internet.Promesses et limites, Seuil, Paris, 2010.

(2) Cf. Philippe De Jonckheere, «Début», Le bloc-notes du Désordre, 26 juin 2011, www.desordre.net

(3) Dominique Cardon, op. cit.

(4) « Google+ : bon démarrage, mais la route est encorelongue», 4 août 2011, www.generation-nt.com

(5) « Twitter ne veut plus être un réseau social»,17 mars 2010, www.infos-du-net.com

(6) « Twitter se met-il la pression?», 19 juillet 2011,www.gizmodo.fr

(7) « Is Twitter a waste of time?», 2 juin 2011,www.problogger.net. De même pour les autres chiffres cités.

(8) « Jusqu’où va la démocratie sur Internet ?Interview de Dominique Cardon », 7 juillet 2011,www.nonfiction.fr

(9) « Twitter investigation uncovers anotherMiddle East hoax », 2 août 2011, http://thenextweb.com

(10) Cf. « Bahrain Antoinette : Let them eatLOL : -) », 18 février 2011, http://thegrumpyowl.com

(11) Laurent Suply, « Ma soirée Bombay, oupourquoi Twitter est désormais indispensable», Suivezle geek, 27 novembre 2008, http://blog.lefigaro.fr

(12) Cf. « Faire face à une civilisation qui vit dansle présent », 6 septembre 2010, www.internetactu.net,et Hartmut Rosa, Accélération. Une critique socialedu temps, La Découverte, Paris, 2010.

(13) « Frères humains, qu’est-ce que Twitter a faitde nous ? », 11 septembre 2010, http://monecran-radar.blogspot.com

(14) Maurice Ronai, « “Faxer” ou périr, une culturede l’urgence », Le Monde diplomatique, mai 1991.

l’exigence de véracité et la quête denouvelles données ne cessent aussi de serenforcer (8). »

Mystifications et fausses rumeurs sonten effet rapidement identifiées : le tâton-nement et le travail de vérification desdonnées, qu’autrefois seuls les journa-listes se coltinaient, reposent désormaissur tous les internautes, et se déroulentau grand jour. Ainsi, en août 2011,quelques semaines après que le blog AGay Girl in Damascus (« Une lesbienneà Damas ») se fut révélé un faux, unétudiant britannique a démasqué surTwitter une autre blogueuse arabe fictive :sa production d’articles en ligne, incohé-rente et partiale, l’avait intrigué (9).

Souvent qualifié de «couteau suisse»,Twitter doit sa popularité à l’extrêmediversité de ses utilisateurs et des usagesqu’il permet, couplée à des codes commu-nautaires très forts. Comme tous les réseauxsociaux, il fait entrer dans le cadre homogé-néisé d’un « profil » des individus quipeuvent se trouver à des années-lumière lesuns des autres.

Tous partagent la même interface, lemême langage, les mêmes pratiques desociabilité virtuelle. Il en résulte un espérantonumérique dont les manifestants arabes,l’hiver dernier, ou les «indignés» espagnols,en mai, ont reproduit les composants surleurs pancartes, comme autant de signes dereconnaissance.

Mais le fossé qui sépare certains inscritsdes autres sait parfois se rappeler à leurbon souvenir : en février, des partisans dela démocratie à Bahreïn, révoltés par larépression exercée contre les manifestants,ont pris à partie sur Twitter des princessesde la famille régnante, s’attirant desréponses d’une arrogance abyssale :« Laisse les gens de l’élite parler entre

LES usagers ont aussi pris l’habitude,pour répercuter un tweet qu’ils voyaientpasser et qui les amusait ou retenait leurintérêt, de le recopier en le faisant précéderde la mention « RT » (« retweet »), diffu-sant ainsi le message à leurs propreslecteurs. Là encore, en 2010, cette fonctiona été intégrée au service, et un bouton« retweeter» a fait son apparition.

Il est difficile de classer cet acteur majeurde l’Internet actuel. Twitter est-il un réseausocial permettant d’échanger avec ses amis,comme Facebook, ou plutôt une agencede presse où chacun a la possibilité d’êtreà la fois émetteur et récepteur? Ses fonda-teurs n’ont jamais trop su sur quel pieddanser. En 2010, son président-directeurgénéral et cofondateur, M. Evan Williams,le définissait résolument comme un«réseau d’information (5) » ; mais, un anplus tard, on vit apparaître de nouvellesfonctionnalités visant à permettre de mieux« retrouver ses amis».

Le but recherché par Twitter est à la foisde lutter contre la concurrence et de remédieraux difficultés que rencontrent beaucoupde nouveaux inscrits à trouver leurs marques.L’initiative n’a pourtant pas fait l’unanimité :«“Trouvez vos amis sur Twitter” : nonmerci !», ont protesté certains. Ou encore :«Mes amis ne sont pas prêts à comprendremon obsession pour Katy Perry [chanteusepop américaine]» (6). Sur Twitter, en effet,l’internaute, plutôt que de chercher à recons-tituer le cercle de ses proches, amis etconnaissances, choisit avant tout de suivredes comptes diffusant du contenu qui l’intéresse ; même s’il connaît personnel-lement certains des émetteurs, la démarcheest différente.

En outre, ici, tout est public : ce que l’onposte (« tweete»), qui on suit, par qui on

est suivi. Alors que, sur Facebook, l’accèsrestreint est la règle, rares sont les utilisa-teurs qui activent la fonction «protéger sestweets ». L’intérêt de Twitter réside dansla circulation la plus large possible desmessages. La colonne des « tendances »permet de voir à tout moment quels sujetsont le vent en poupe, dans le monde oupar pays (voire par ville). Cependant, l’outilse révèle surtout pertinent à petite échelle,là où chacun fait son miel en se composantson assortiment personnel de comptes àsuivre – sérieux ou frivoles, généralistesou hyperspécialisés. Un compte peut êtretenu par un individu, mais aussi par uneentreprise, une association, un groupemilitant, un média… A noter que plus de40 % des utilisateurs ne publient rien etque plus de 80 % du contenu est produitpar 20 % des inscrits (7).

Les photos d’un voyage ou d’une fêteseront toujours plus à leur place surFacebook. Mais Twitter, loin d’être untéléscripteur numérique froid et neutre,a aussi créé un rapport nouveau à l’infor-mation, qui y est abondamment relayéeà travers des liens vers diverses sources.Autrefois cantonnée à la sphère privée,à l’entourage immédiat (ou, pour lesjournalistes, aux éditoriaux), la réactionà l’actualité a donc acquis une dimensionet un poids publics. La twittosphère brasseun mélange inédit d’information, debavardage et de commentaire, activitésautrefois bien distinctes, ce qui suscitesouvent la méfiance et le mépris de ceuxqui n’en sont pas familiers. A tort, selonCardon : « Si l’affirmation des sub -jectivités, le relâchement des formesénonciatives, la ludification de l’infor-mation, l’humour et la distanciationcynique, la rumeur et la provocation, etc.,sont en train de devenir des tendancescentrales du rapport à l’information,

ANNE FERRAN. – «Birds of Darlinghurst» (Oiseaux de Darlinghurst), 2011

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EN fait, le « temps réel » ne concerneplus seulement le suivi des événements,mais aussi leur dissection collective, quis’ajuste en permanence à leurs nouveauxdéveloppements. Cette accélération verti-gineuse, couplée à l’addiction que peutprovoquer Twitter, ne manque pas desusciter des interrogations.

Les capacités humaines d’attention, decompréhension et d’implication émotion-nelle sont sollicitées à un rythme et avecune intensité qui menacent de les menerà l’épuisement.

La logique médiatique, qui voit sesuccéder des phases d’intérêt passionnéet d’indifférence complète à l’égard d’unmême sujet, atteint son comble : ceux qui,en mars dernier, s’étripaient sur lesréseaux sociaux quant au bien-fondéd’une intervention militaire en Libyecomme si leur vie en dépendait n’évo-quent même plus le sujet quelques moisplus tard. Et la formulation de certaines

recommandations de liens laisse songeur :«Cet article a déjà un jour, mais il méritequand même d’être lu. »

Twitter fait courir le risque de seretrouver enchaîné à l’actualité immédiate,tel un papillon collé à une fenêtre éclairée,et de vivre dans un temps qui n’aurait plusni densité ni profondeur (12). Le site seprêtant mal aux recherches thématiquesdans ses archives, les plus mordus sonthantés par la crainte de « rater quelquechose » lorsqu’ils se déconnectent.« Regardez-vous, regardez-nous, hypno-tisés par la rivière de mots, d’infos, depensées et d’émotions qui défile sur nosécrans tactiles », s’alarmait – passagè-rement – le journaliste Jean-ChristopheFéraud (13).

Tout l’enjeu consiste donc à trouvercomment puiser dans le courant numériquesans s’y noyer. Confronté à ce défi, on nepourra s’empêcher d’envier ceux qui, il ya vingt ans, dénonçaient déjà l’invasiontyrannique d’une nouvelle technologie,s’estimant condamnés par la folie del’époque à «faxer ou périr (14)»…

11-Septembre, qu’est-ce quia changé ?, par Alain Gresh

Syrie : un o!cier supérieur parle,par Zénobie

En finir (vraiment) avec l’ère Pinochet, par Víctor de La Fuente

Il y a vingt ans en URSS,par Jean-Marie Chauvier

BLOGS

Cartographie sensible, émotionset imaginaire, par Elise Olmedo

(«Visions cartographiques»)

Appel à une « règle d’or» pourles pesticides, par Marc Laimé

(«Carnets d’eau»)

LA VALISE DIPLOMATIQUE De la Zambie à l’Ouganda :arbre chinois, forêt indienne,

par Alain Vicky(«Echos d’Afrique»)

Un Etat palestinien, mais lequel ?,par Dominique Vidal(«Visions cartographiques»)

Le projet Gutenberg est orphelin,par Hervé Le Crosnier(«Puces savantes»)

Cinquante ans après, l’« agentorange» empoisonne le Vietnam,

par Marie-Hélène Lavallard(«Planète Asie»)

Les non-dits de Sarkozysur la Palestine et Israël,

par Alain Gresh(«Nouvelles d’Orient»)

Manifestation inédite à Tokyo,par Christian Kessler(«Planète Asie»)

Sur le site du Monde diplomatique

w w w . m o n d e - d i p l o m a t i q u e . f r

(1) « Walking with the comrades », Outlook, NewDelhi, 29 mars 2010.

(2) « If Gandhi were alive today, he’d be in a jail inDantewada : Himanshu Kumar», entretien sur DailyNews and Analysis, Bombay, 23 mai 2010,www.dnaindia.com

(3) Lire Cédric Gouverneur, «En Inde, expansion dela guérilla naxalite », Le Monde diplomatique,décembre 2007.

(4) Lire Cédric Gouverneur, « “Didi”, ou la politiquedu grand écart», Le Monde diplomatique, août 2011.

4OPÉRATIONS MILITAIRES DU GOUVERNEMENT

Les intellectuels, le défi maoïste cette bataille juridique a été menée avecun sentiment d’isolement, voire de méprisde la part d’une gauche plus radicale,enthousiasmée par la lutte armée. La trèsmédiatique écrivaine et militante écolo-giste Arundhati Roy, bien qu’ellen’approuve a priori ni le projet politiquedes maoïstes ni leurs méthodes, est ainsirevenue sur ses positions non violentes,dont elle nie la pertinence dans uncontexte de guerre civile. Son séjour dansla forêt avec les rebelles, qu’elle a relatédans un récit de trente-deux pages paruen mars 2010 dans Outlook, l’un desgrands hebdomadaires nationaux, a suscitéla controverse (1). Contemptrice acerbedu mode de vie consumériste des couchesmoyennes, elle oppose à leur égoïsme declasse les idéaux politiques qui animentcette rébellion, cristallisant de ce fait sursa personne l’animosité ambiante à l’égarddes intellectuels.

Alors qu’elle se montre critique enversles naxalites dans d’autres articles– toujours dans Outlook, en octobre 2010,elle fustigeait par exemple un modèlepolitique autoritaire et l’absence deprogramme écologique clair –, elle donnedans « Walking with the comrades » laparole aux villageois ayant rejoint laPeople’s Liberation Guerrilla Army. Cet

exercice de « journalisme embarqué »présente pour la première fois la versiondes guérilleros et offre une vision quali-tative du conflit, systématiquementignorée par les médias indiens au profitd’une approche souvent réduite au bilandes victimes et à un assemblage de termesanxiogènes issus de la sémantiqueofficielle (« zones infestées », « éradi-cation », « menace maoïste », etc.). Alorsque les maoïstes ont été qualifiés en 2004de « plus grave menace de sécuritéintérieure » par le premier ministreManmohan Singh, l’écrivaine dresse, avecun romantisme assumé et une désinvoltureélégante, le portrait d’une armée depauvres. « Gandhi, sors ton flingue ! »,lance-t-elle, avec son sens de la formuleiconoclaste, résumant sa démarche faceau mépris off iciel de l’écologie et del’humanisme.

Réfugié à New Delhi pour échapper àla loi sécuritaire d’exception adoptée en2005 par l’Etat du Chhattisgarh, le militantgandhien Himanshu Kumar a lui aussirévisé ses convictions non violentes. Elevédans un ashram en Inde du Nord par desparents adeptes de Mohandas Karam-chand Gandhi, il s’était installé dans ledistrict de Dantewada, bastion maoïste,afin de « tester réellement la force de la

non-violence (2) ». En mai 2009, sonashram, qui sert de centre social et médicalà la population locale, est détruit par descentaines de policiers et de paramilitairesdu gouvernement central. Motif présuméde cette attaque : son travail d’assistancelégale, qui a permis à six cents aborigènesindiens de porter plainte contre lesexactions de la milice, et le fait qu’ilaccueille des membres d’organisationsnon gouvernementales (ONG) venusenquêter sur les exactions. Agressé alorsqu’il avait tenu à conserver sa neutralitédans le conflit, il justifie désormais larésistance armée.

Après une phase de factionnalismeintense, l’aile dure du mouvement naxalite,né à la fin des années 1960 à la suite de larévolte tribale de Naxalbari, s’est réunifiéeen 2004 sous le nom de Parti communisteindien maoïste (PCI-m), autour d’unprogramme de lutte armée à partir deszones tribales du centre de l’Inde (3). Dansle contexte de l’après-11-Septembre, lesautorités ont relié la question naxalite à laproblématique internationale du « terro-risme» : un moyen commode de justifierleur approche purement sécuritaire d’unproblème structurel, à la fois économique,social, environnemental et politique.Poursuivant dans cette logique, certainsdépositaires de l’autorité officielle cèdentparfois à la tentation dangereuse de crimi-naliser les intellectuels et les membresd’ONG les plus ouvertement engagés, endénonçant leur prétendu soutien à des« terroristes ». L’exemple le plus célèbreest celui du «médecin aux pieds nus» etmilitant des droits humains Binayak Sen,qui, en dépit d’une importante campagneinternationale en faveur de sa libération,a passé deux ans derrière les barreaux. LaCour suprême a invalidé en avril 2011 sacondamnation à perpétuité par la hautecour du Chhattisgarh pour « sédition etcomplot» avec les maoïstes, condamnationfondée sur les visites médicales qu’il avaiteffectuées à la prison de Raipur auprèsd’un prisonnier maoïste.

De la même manière, à New Delhi, enmars 2010, le président de l’universitéJawaharlal-Nehru, un bastion de la gaucheuniversitaire où se forment de nombreuxmilitants et futurs cadres marxistes, atenté de censurer certaines activités cultu-relles et politiques sur le campus, pourfinalement échouer face à la mobilisationet aux violences politiques entre pro etanti-« Green Hunt ». « Les réunionspubliques, projections de film et exposi-tions ne seront autorisées que dans lamesure où elles ne compromettent pasl’intégrité, l’harmonie et la sécurité natio-nales », stipulait la circulaire, qui visaitle Forum Against War on People.

Dans les milieux marxistes, la rébellionmaoïste ravive une tension historique entrepartisans de l’insurrection armée etlégalistes. Depuis quelques années, lesoutien des intellectuels marxistes aucommunisme parlementaire du Particommuniste indien marxiste (PCI-M) s’estconsidérablement érodé en raison de sapolitique favorable à l’implantation demultinationales au Bengale-Occidental,où il a perdu les élections de mai 2011après avoir gouverné durant plus de troisdécennies (4). En mars 2007, à Nandigram,la répression violente contre les opposantsà une zone économique spéciale, qui faitquatorze morts, suscitait un tollé dansl’opinion publique.

La radicalisation de la gauche indiennegagne également à être analysée au prismedu sentiment nationaliste. L’oppositionau néolibéralisme ravive en effet unsentiment anti-impérialiste. La résistancearmée des populations tribales parvientà cristalliser un vieil idéal de souverainetépopulaire qui imprègne la contestationen Inde depuis les luttes anticoloniales.L’insurrection actuelle fait ainsi écho auxluttes paysannes qui ont marqué la gauche

OCTOBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

ANNONCÉE en octobre 2009 par leministre de l’intérieur PalaniappanChidambaram, l’opération «Green Hunt»(« traque verte») entend éradiquer l’insur-rection maoïste – aussi appelée naxalite –dans les zones forestières et tribales ducentre de l’Inde. En plus de six mille cinqcents civils suppléants de police (specialpolice officers) de la milice Salwa Judum(« chasseurs de paix »), active dans leChhattisgarh, cinquante mille paramili-taires ont été déployés dans cinq Etats-clésde l’insurrection : Jharkhand, Chhattisgarh,Bihar, Orissa et Bengale-Occidental. L’ap-proche sécuritaire qui accompagne lediscours officiel sur la croissance écono-mique exacerbe ainsi la posture autoritairequi a caractérisé historiquement le déve-loppement indien, souvent au détrimentdes populations et de la démocratie locales.

La communication gouvernementale,largement relayée dans les médias, présente« Green Hunt » comme une nécessaireétape de pacification en vue du dévelop-pement. Cependant, les prises de positionde certains intellectuels montrent un regainde vigilance et de suspicion à l’égard d’unmodèle néolibéral qui s’accompagne degraves violations des droits humains. Or

* Respectivement anthropologue, chercheur duCentre national de la recherche scientifique (CNRS)à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeuxsociaux (IRIS), et rédactrice spécialiste de l’Asie duSud à Courrier international.

le potentiel minier de la région est tel quele gouvernement et les milieux écono-miques misent aujourd’hui sur ces projetsd’extraction pour atteindre leur objectifde croissance à deux chiffres.

Dès l’annonce de « Green Hunt », le crid’alarme des intellectuels laissait présagerun basculement des forces progressistesen faveur des naxalites, alors même quele choix de la clandestinité et la radicali-sation récente de ces derniers avaient accruleur isolement par rapport au reste de lasociété. Sumanta Banerjee, historien dunaxalisme, nous explique : «Nous sommesarrivés à un point où les intellectuelsindiens ne peuvent pas rester neutres.Même s’ils ne sont pas d’accord avec latactique des maoïstes, ils doivent s’opposeraux politiques d’industrialisation préda-trices menées par le gouvernement, quiconduisent à confisquer des hectares deterres fertiles, à détruire des rivières et àfaire fuir des milliers de villageois de leurlieu de vie. » De manière plus générale«la résistance armée des maoïstes et celle,non violente, des gandhiens se rejoignentdans une opposition claire au modèle néolibéral de développement que défendl’Etat indien ».

PAR NICOLAS JAOUL

ET NAÏKÉ DESQUESNES *

Alors que le premier ministre Manmohan Singh et songouvernement doivent faire face à une vague de protestationcontre la corruption, les opérations militaires contre laguérilla maoïste et les peuples tribaux suscitent une grandeindignation. La Cour suprême a dû rappeler au pouvoir lesvaleurs constitutionnelles. Malgré leurs méthodes, souventviolentes, les naxalites reçoivent l’appui d’intellectuels degauche de plus en plus nombreux.

Au nom de la lutte contre le terrorisme

EN l’absence des maoïstes, la fortemédiatisation du conflit tend à assigneraux intellectuels de gauche invités par lesmédias une position de porte-parolemalgré eux, alors même qu’ils ne fontque soutenir la cause tribale et dénoncerdes injustices. Mettant en avant leurqualité de « citoyens concernés », ilsmontrent qu’ils continuent à croire en unmodèle équitable de développement.Leurs inquiétudes semblent trouver unécho au sein des institutions. C’est ce queconfirme le jugement de la Cour suprêmedu 5 juillet dernier : il déclare anticons-titutionnel le recours aux special police

officers, exige le désarmement immédiatdes jeunes recrues de la milice et imposeau gouvernement central de cesser de lasubventionner (lire l’encadré ci-dessous).Le gouvernement de New Delhi estaccusé de faire « une interprétation tota-lement erronée de ses responsabilitésconstitutionnelles ».

Ce rappel à l’ordre de la part de la plushaute autorité n’aurait pas pu intervenirsans l’initiative de citoyens qui ont déposéune plainte contre l’Etat du Chhattisgarh,en 2007, pour atteinte à l’intérêt public.A leur tête, Nandini Sundar, la jeune direc-trice du département de sociologie de laDelhi School of Economics et doyennede la faculté des sciences sociales de l’uni-versité de Delhi, a donc réussi son paricitoyen. A présent saluée de toutes parts, HITESH NATALWALA. – « Shoot Em Up » (Flinguez-les), 2009

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AU-DELÀ de l’interdiction de la milice SalwaJudum (« chasseurs de paix ») et du recoursaux suppléants de police issus des popula-

tions locales (special police officers) dont les bassalaires sont subventionnés par le gouvernementcentral (lire l’article ci-dessus), le jugement de laCour suprême du 5 juillet 2011 a créé la contro-verse en raison d’un réquisitoire enflammé contrele modèle néolibéral de développement. Lequel estaccusé d’être à l’origine de la guerre civile au Chhat-tisgarh, de mettre en danger le pays et les valeursconstitutionnelles, à plusieurs égards. Sur un planécologique, il encourage des « formes prédatricesde capitalisme » et se nourrit « du pillage et du voldes ressources naturelles ». Sur un plan social ethumain, il engendre « la grande misère et ledésespoir » des populations et aboutit à un « régimede violations flagrantes des droits humains ». Sur unplan politique et moral enfin, il mène à la « faillite del’Etat » vis-à-vis de ses responsabilités constitu-tionnelles. La rhétorique officielle, selon laquelle« un tel paradigme de développement est néces-saire et ses conséquences sont inévitables, ne peuttenir. La Constitution elle-même exige, dans des

termes sans ambiguïté, que l’Etat s’efforce sansrelâche de promouvoir la fraternité entre tous sescitoyens », précise le jugement.

Alors que les journaux les plus progressistescomme The Hindu ou Tehelka ont salué ce rappelà l’ordre de la légalité comme un document histo-rique, la tendance générale dans la presse anglo-phone a été à la dénonciation. Si The Pioneer, auxpositions souvent réactionnaires, n’hésite pas àqualifier les juges d’intellectuels déconnectés desréalités de terrain, n’ayant pas compris que lesmilices étaient avant tout un « mouvement de labase », la plupart des articles fustigent un abus defonction et d’autorité morale. Le rédacteur en chefde The Indian Express n’hésite pas à tourner enridicule la plus haute juridiction du pays en déclarantque le jugement a « la profondeur intellectuelle d’unétudiant en master de la JNU » – Jawaharlal NehruUniversity (JNU), à New Delhi, la plus prestigieuseuniversité de sciences humaines, est systémati-quement visée par ces appels à peine voilés à une« chasse aux sorcières », en tant que lieu historiquede formation des intellectuels de gauche.

Après une période d’enthousiasme pour cejugement aux airs de manifeste, certains progres-sistes ont pris quelque distance. Ainsi, dans un articleparu dans Economic & Political Weekly, lachercheuse Bela Bhatia note que, en se focalisantexclusivement sur les six mille cinq cents hommesde la milice, le jugement passe sous silence lesprincipaux acteurs du conflit : les forces régulièresde la police et les quarante mille paramilitairesofficiellement chargés de l’opération «Green Hunt »(« traque verte ») dans le Chhattisgarh et qui sontsusceptibles de commettre des exactions. Or quepeut le judiciaire contre ces forces légales? Ainsi,même si l’interdiction du recours aux milices et auxspecial police officers dans de telles opérations demaintien de l’ordre représente un acquis pour l’avenir,il ne s’agit que d’une « condamnation de certainsaspects du modus operandi de la guerre – pas dela guerre elle-même». Selon elle, la Cour suprêmesemble ainsi dire aux acteurs de la répression : «Vouspouvez garder les AK-47, mais vous allez devoirvous passer des armes artisanales. »

N. J. ET N. D.

Polémiques autour de la Cour suprême

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universitaire et alimenté sa critique dunationalisme indien et de son caractèrebourgeois, après avoir été redécouvertespar le courant historiographique dessubaltern studies. Les défenseurs de lacause tribale ou adivasi (littéralement,les « habitants des origines ») soulignentégalement une différence fondamentaleavec les luttes sécessionnistes desdernières décennies, situées dans desrégions à proximité des frontières, commele Cachemire, le Pendjab ou le Nord-Est.Contrairement à ces dernières, les forêtsdu Dandakaranya sont au cœur du terri-toire national. De même, l’Etat indiens’est posé dès l’indépendance enprotecteur des populations tribales dontle mode de vie est menacé par la moder-nisation. A bien des égards, l’aborigèneincarne dans l’imaginaire nationaliste cet« autre de l’intérieur », à la fois archaïque,vulnérable et authentique, suscitant dansles classes moyennes urbaines un mélangede mépris et de mauvaise conscience.

La dénonciation des coûts humains etécologiques induits par l’industrialisationforcée de leurs territoires confère dès lorsun nouveau poids moral à la critique de

LA mobilisation des intellectuels,confrontés à la montée en puissance desclasses moyennes, est également pour euxune manière de rompre avec le consu-mérisme de leur propre milieu et dedénoncer leur éloignement du modèlenehruvien : celui d’une bourgeoisie natio-nale éclairée, responsabilisée vis-à-visdes problèmes du peuple et soucieuse deson progrès.

Pour comprendre la relation de cesmilieux avec le maoïsme, il faut avoir àl’esprit que le communisme indien a histo-riquement recruté nombre de dirigeantset de cadres au sein de la bourgeoisie etdes hautes castes. Des camaraderiesforgées sur les bancs des universités lesplus prestigieuses font que le mouvementmaoïste continue appa remment àbénéficier d’une certaine bienveillancedans les sphères intellectuelles, et mêmedans les classes dirigeantes.

En comparaison, la mobilisation anti-castes des dalit (intouchables) n’a jamaisbénéficié de cette complicité. La défiancemutuelle et ancienne entre les intellec-tuels de gauche et ces derniers expliquece déficit de légitimité, en dépit d’unprofond légalisme et d’une adhésion sansfaille au modèle républicain. Depuis lesannées 1990, l’intelligentsia de gauchese trouve en effet discréditée par le combatque les dalit ont choisi de mener poureux-mêmes et par eux-mêmes. Ecartésde la mobilisation en raison de leur appar-tenance aux castes brahmaniques, lesintellectuels marxistes ont même étésoupçonnés d’un paternalisme malveillantet qualifiés d’ennemis de l’émancipation.

A l’inverse, le maoïsme, qui s’affichepourtant comme résolument hors la loiet violent, bénéficie de l’aura que donnele renoncement individuel dans la luttepour les idéaux. Si l’on adopte la grille delecture des dalit, il est tentant de voir dansce traitement de faveur une logique pater-naliste sous-jacente, les adivasi, moinsorganisés et moins politisés que les dalit,ne présentant pas la même résistance àune direction exogène. Un impensé élitisteaffleure d’ailleurs dans les pétitions dumouvement contre « Green Hunt », où lanotion de citoyenneté semble parfoisréservée aux militants de la « bonnesociété » civile, tandis que les populationstribales sont désignées comme la« population locale ».

Comme le rappelait l’économistemarxiste Biplab Dasgupta, l’engagementnaxalite des étudiants bhadralok, issusde l’élite traditionnelle bengalie deCalcutta, au début des années 1970, aconstitué un puissant agent de légitimationsociale pour le maoïsme indien : « Lemouvement ne pouvait pas être rejetécomme étant contrôlé par des voyous etdes marginaux, puisque l’élite y jouaitun rôle moteur (5). » Le renoncement auconfort et à la réussite que représente

l’engagement dans la clandestinité pourdes enfants de bonne famille motivés parun idéal suffirait-il à sanctifier la rébellionaux yeux des intellectuels ? Les récitsmaoïstes encensant les « martyrs » de larévolution valorisent en effet l’engagementpar altruisme et par idéal, une forme deprestige réservée aux élites, alors que levillageois ne ferait f inalement quedéfendre ses intérêts de classe.

La question du rapport à la violenceest symptomatique de cet impensé élitistede la gauche indienne. Si les défenseursdes adivasi sont divisés entre ceux qui lacondamnent et ceux qui la justifient, lesdeux camps se renvoient l’accusation detraiter cette question sur un plan idéaliste,décalé par rapport à la situation sur leterrain. Dilip Simeon, universitaire deNew Delhi et ex-maoïste converti augandhisme, note que la justification dela violence par les naxalites relève d’unrapport platonicien aux idéaux caracté-ristiques du brahmanisme, qui permet depenser qu’une théorie « supérieure » (lemarxisme) peut justif ier le sacrif iced’êtres « inférieurs » (les populationstribales). Mais son adhésion incondi-tionnelle à la non-violence n’est-elle pasdéjà en soi un rapport similaire aux idéauxde Gandhi, qui fait abstraction de la réalitédu terrain, où la violence est une donnéequotidienne ? Après son séjour dans lesbastions maoïstes, Roy arguait ainsi surle plateau de la chaîne New DelhiTelevision (NDTV) : « Pour que la non-violence soit une véritable arme, il fautun public, une audience. Quand milleparamilitaires débarquent dans un villageau milieu de la nuit, que faire ? Commentdes villageois affamés peuvent-ils choisirla grève de la faim ? Dans un tel contexte,la violence est bien une contre-violence,qui répond à celle de l’Etat. »

L’écrivaine s’insurge également contrela bien-pensance de ceux qui, adoptantpar principe une posture « neutre »,renvoient dos à dos la violence étatiqueet celle de la rébellion : cette « théorie dusandwich », selon son expression, tenden effet à réduire les populations localesà des victimes prises entre le marteau dela répression et l’enclume maoïste, ce quileur ôte d’emblée la possibilité d’arrêterun choix politique lorsqu’elles s’engagent.

Comme en témoignent les réactionshostiles suscitées par l’engagement deRoy, les médias sont devenus le lieud’injonctions répétées à l’adresse desintellectuels dissidents de se conformerà un mode de pensée et de comportement« national ». Dans une séquence télévi-suelle d’anthologie, la journaliste de lachaîne Cable News Network - IndianBroadcasting Network (CNN-IBN) invitel’écrivaine à « aimer l’Inde ou laquitter »… Les menaces d’arrestationqui ont pesé sur Roy après ses proposen faveur de l’autodétermination duCachemire confirment l’existence d’un

la loi de 2005 sur les zones économiquesspéciales. Invoquant une atteinte à lasouveraineté nationale, les critiques dece nouveau modèle de développementfont vibrer la corde émotionnelle. Ilsassimilent le renoncement au modèlesocialiste qui imprégnait la rhétoriqueofficielle de l’indépendance à la trahisond’une promesse symbolique : celle detourner résolument le dos à un passéd’exploitation au profit d’une puissanceétrangère. Ils pointent ainsi le lien entreexploitation capitaliste et colonialisme,jadis au centre de la critique anticolonialedu drainage des richesses. La politiquegouvernementale dans les zones tribalessymbolise donc à différents niveaux ladéviance des officiels par rapport au projetnational adopté à l’indépendance. Le typede développement autoritaire, propice àl’exploitation des ressources et de la main-d’œuvre, revient en effet à confisquer unsystème démocratique de gestion locale.Or cela se produit au moment où lesmilieux les plus démunis, mieux alphabétisés commencent à maîtriser lefonctionnement des institutions localeset à en faire bon usage pour défendreleurs droits.

courant d’opinion hostile à la libertéd’expression, tant dans les institutionsque dans les milieux de droite. La brancheféminine du Bharatiya Janata Party (BJP,nationalistes hindous) a attaqué sondomicile, tandis qu’une cour de justicelocale y a trouvé un prétexte à enregistrerune plainte pour sédition (6).

Se rendre au Chhattisgarh est égalementdevenu difficile pour les experts indépen-dants. Roy et Sundar, ainsi que M. Kumar,ont été déclarés persona non grata par lapolice de cet Etat. Le militant etrenonçant (7) hindou Swami Agnivesh,qui a pris des initiatives en faveur depourparlers de paix, n’a pas non pluséchappé à ces intimidations. Finmars 2011, une foule composée demembres des forces de l’ordre et demiliciens l’a attaqué et blessé à la têtealors qu’il se rendait dans l’un des troisvillages brûlés par les paramilitaires, oùdes femmes avaient été violées et troishommes tués. Une agression de tropcontre une figure respectée de l’opinion,qui n’a pas manqué d’influencer le verdictdes juges de la Cour suprême.

De façon générale, c’est bien contrel’engagement en faveur des défavorisés,pourtant autrefois porté par le MahatmaGandhi, Jawaharlal Nehru et BhimraoRamji Ambedkar, pères fondateurs del’Inde indépendante, que l’Etat lui-mêmes’acharne. La capacité des intellectuelsà interpeller une partie de l’opinion etdes classes dirigeantes repose sur lesentiment que « le résultat de ce qui sepasse là-bas aidera à définir le type depays que l’Inde va devenir dans les annéesqui viennent », comme l’affirme Sundardans son livre Subalterns andSovereigns (8). Cette inquiétude de laplaignante a été validée par le jugementde la Cour suprême, qui évoque, à proposde l’attitude gouvernementale, « l’obs-curité qui a commencé à envelopper nosdécideurs politiques, de plus en plusaveugles aux valeurs et à la sagesseconstitutionnelles ». La légitimité moralede la classe dirigeante se voit donc remiseen cause par la plus haute autoritéofficielle, qui affirme qu’elle a été gagnéepar « la culture de l’égoïsme sans bornes

et de l’avidité, engendrée par l’idéologiede l’économie néolibérale ».

En dépit de sa victoire, au terme d’unprocès éprouvant de quatre années contrel’Etat du Chhattisgarh, Sundar resteaujourd’hui pessimiste. Alors que leremaniement ministériel du 12 juillet 2011fournissait l’occasion de limoger le ministrede l’intérieur, M. Chidambaram, le premierministre l’a maintenu à son poste et a enrevanche muté son ministre de la justice,M. Veerappa Moily. Lequel n’avait pas suempêcher la Cour suprême d’émettreplusieurs jugements accusant le gouver-nement de manquer à ses responsabilitésnon seulement dans cette affaire mais aussidans les récents scandales de corruptionet d’évasion fiscale.

L’actuel gouvernement espère ainsiconserver le soutien électoral des classesmoyennes urbaines, récemment reconquisespar le Parti du Congrès aux dépens du BJP.Afin de ne pas perdre l’électorat défavorisé,le parti présente également une face plus«sociale», grâce à Mme Sonia Gandhi, quiest à sa tête, et à son fils Rahul. Leursdiscours souhaiteraient faire oublier que lepouvoir défend avant tout les intérêts miniers.

(5) Biplab Dasgupta, The Naxalite Movement, AlliedPublishers, Bombay, 1975.

(6) Un délit inscrit dans le code pénal afin desanctionner les « paroles, signes ou représentationsqui encouragent à la haine, au mépris, à la désaffectioncontre le gouvernement établi par la loi indienne ».

(7) Qui mène une vie d’ermite itinérant.

(8) Nandini Sundar, Subalterns and Sovereigns. AnAnthropological History of Bastar (1854-2006), préfaceà la seconde édition, Oxford University Press, NewDelhi, 2008.

LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2011

CONTRE LES NAXALITES

et la répression en Inde

Débat sur la non-violence

Raipur

OCÉANINDIEN

GOLFE DUBENGALE

PAKISTAN

AFGHANISTAN CHINE

BIRMANIE

SRILANKA

NÉPAL

BANGLADESH

BHOUTAN

JAMMU-ET-CACHEMIRE

RAJASTHANUTTAR

PRADESH

BENGALE-OCC.

SIKKIM

ORISSA

BIHAR

MADHYAPRADESH

GUJARAT

MAHARASHTRA

ANDHRAPRADESH

KARNATAKA

KERALA

TAMILNADU

HIMACHALPRADESH

PENDJABHARYANA

UTTARANCHAL

CHHATTISGARH

JHARKHAND

GOA

Srinagar

Simla

Jaipur

Ahmedabad

Lucknow

Patna

Calcutta

Bhubaneshwar

Bhopal

Bombay

Hyderabad

Panaji

Bangalore

Pondichéry

Trivandrum

Madras

Chandigarh

Surat Forêts duDandakaranya

Raipur

Naxalbari

Nandigram

Kambalapalli

Dantewada

NewDelhi

0 900 km300 600

Forte présence de la guérilla naxalite

17

753

Population des agglomérationsMillions de personnes

Source : International Institute for Strategic Studies (IISS).

ARUNACHALPRADESH

ASSAMNAGALAND

MEGHALAYAMANIPUR

MIZORAMTRIPURA

ÎLESANDAMAN

ETNICOBAR

Certains craignent désormais que la finde la milice, à la suite de cette décisionde justice, ne débouche sur un Etatpolicier, voire sur l’intervention de l’arméerégulière. Mais les militaires eux-mêmesjugent une telle option trop délicate surle plan politique : comment justifier quel’armée intervienne contre sa proprepopulation ? Renforcés par le soutien desintellectuels, les maoïstes semblentconserver un avantage idéologique etmoral, en se positionnant habilementcomme les seuls véritables défenseursd’une éthique nationale de responsabilitévis-à-vis du peuple.

NICOLAS JAOULET NAÏKÉ DESQUESNES.

6LE PARADOXE

Demain l’Etat palestinien,

En 1969, à la suite de la défaite arabe dejuin 1967 (2), les mouvements armés defedayins prenaient le contrôle de l’OLP etse débarrassaient de l’ancienne direction,qui avait failli en s’alignant sur les régimesarabes. La nouvelle orientation de l’OLPse fondait sur trois piliers : la lutte armée,méthode privilégiée à l’époque dans ce quel’on appelait le tiers-monde, où il fallaitcomme le disait Ernesto Che Guevara« créer un, deux, trois, de multiplesVietnam » ; la libération de toute laPalestine (et donc la destruction des struc-tures sionistes d’Israël) et l’édification d’unEtat démocratique où coexisteraientmusulmans, juifs et chrétiens ; l’indépen-dance de la direction palestinienne (notam -ment à l’égard des régimes arabes).

Le principal succès de l’OLP fut deréussir à regrouper sous sa bannière tousles Palestiniens – de l’ingénieur travaillantau Koweït au paysan de Hébron, en passantpar le réfugié du camp libanais de Bourj

Al-Barajneh –, à renforcer leur cohésionnationale et à exprimer leur volonté d’indé-pendance. En revanche, l’échec de la luttearmée, le refus de la grande masse desIsraéliens d’adhérer à l’utopie de l’Etatdémocratique, l’opposition même des alliésde l’OLP, notamment ceux du « campsocialiste », à l’idée de la destructiond’Israël, vont l’entraîner à s’engager dansle jeu diplomatique.

La direction palestinienne avait déjàobtenu de multiples succès dans cedomaine : non seulement elle avait remisla Palestine sur la carte politique – le sortdes Palestiniens n’était plus réduit à unsimple problème de «réfugiés», il relevaitdu droit à l’autodétermination d’unpeuple –, mais elle se vit reconnaître par lespays arabes comme seul représentant dupeuple palestinien. En 1974, Yasser Arafatétait accueilli triomphalement à New Yorkà l’Assemblée générale de l’ONU, dontl’OLP devint membre observateur.

Mais ces avancées se heurtaienttoujours aux deux mêmes obstacles :Israël et les Etats-Unis, qui refusaient dediscuter avec une « organisation terro-riste ». Il faudra encore de longues années,d’interminables tractations et, surtout, ledéclenchement de l’Intifada des pierresen décembre 1987 pour que le statu quoapparaisse à tous comme dangereux etque, en Israël même, de nombreuses voixs’expriment en faveur d’un compromis.

En novembre 1988, le Conseil nationalpalestinien proclamait la naissance del’Etat palestinien et acquiesçait au plande partage de la Palestine voté parl’Assemblée générale des Nations uniesle 29 novembre 1947.

OCTOBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

proclamait son attachement à la visiond’une région dans laquelle coexisteraientdeux Etats, Israël et la Palestine. L’annéesuivante, le Quartet (Etats-Unis, Unioneuropéenne, Russie et ONU) publiait une« feuille de route » prévoyant la créationde l’Etat palestinien avant la fin 2005.Après un gel des négociations, le présidentGeorge W. Bush convoquait à Annapolis,en novembre 2007, l’une de ces réunionssi médiatiques qu’affectionne la «commu-nauté internationale », où se côtoyaientl’Europe et la Russie, la Syrie et l’Egypte,les Palestiniens et les Israéliens : uncommuniqué prédisait que l’horizon seraitf inalement atteint à la f in 2008. Le23 septembre 2010, dans son discoursdevant l’Assemblée générale de l’ONU,le président Barack Obama exprimait sonespoir de voir la Palestine intégrer l’Orga-nisation en septembre 2011. Un an plustard, il annonçait qu’il opposerait son vetoà une telle admission.

Cette longue histoire de promessesbafouées a contraint la direction palesti-nienne à s’adresser directement auxNations unies, à se dégager des négocia-tions bilatérales « sans conditionspréalables », c’est-à-dire dans un contexteoù le renard « libre » s’ébat dans lepoulailler « libre ». Ce faisant, elle recon-naissait de facto l’échec de sa stratégiepassée.

PAR ALAIN GRESH

En 1948 – qui s’en souvient ? – , les Etats-Unis avaient hésitéà reconnaître Israël (lire ci-dessous). En 2011, ils n’hésitentpas à bloquer l’adhésion de l’Etat palestinien aux Nationsunies. Ce veto, encouragé de fait par l’Union européenne,vise, une fois de plus, à « reporter » la décision et à pariersur une reprise des négociations bilatérales – dont l’échec estinscrit dans le mépris d’Israël envers le droit international.

ABDUL RAHMAN KATANANI. – « After Six Days and We Will Be Back, Inshallah »(Après six jours, nous serons de retour, Inch Allah), 2011

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Quand Washington hésitait à reconnaître

SINGULIER retournement de l’his-toire. En 1948, c’est la perspective d’unedéclaration israélienne d’indépendancequi inquiétait Washington : n’allait-ellepas susciter une réaction antiocciden-tale dans les pays arabes et compro-mettre ses intérêts?

Si, à l’époque, le département d’Etat,le ministère de la défense et la CentralIntelligence Agency (CIA) se montrentpréoccupés, ce n’est pas le cas de ClarkClifford, le conseiller juridique de HarryTruman. A l’image de l’entourage prochedu président démocrate, celui-ci insistesur le fait qu’après tout l’Etat en ques-tion existe déjà, et qu’il vaut mieux lereconnaître avant que l’Union soviétiquene le fasse. Il réussit à convaincre laMaison Blanche. En quelques mois, l’ad-ministration américaine fait volte-face,estimant qu’elle bénéficiera davantaged’un soutien à la création d’Israël.

Un peu auparavant, au cours del’hiver 1947-1948, Washington envisaged’abandonner son soutien à la résolu-tion 181 de l’Assemblée générale del’Organisation des Nations unies (ONU)du 29 novembre 1947, qui prévoit lepartage de la Palestine et la créationd’un « Etat juif » et d’un « Etat arabe ».Les combats entre milices juives etarabes suggèrent en effet que sa miseen œuvre impliquerait le recours à laforce.

A l’ONU, les Etats-Unis encouragentla proposition d’un cessez-le-feu : unetrêve temporaire sous tutelle qui retarde– mais n’invalide pas entièrement – l’ob-jectif du partage. Sur le terrain, les faitsne peuvent être ignorés. Dès le 3 mai 1948, onze jours avant que leRoyaume-Uni ne se retire de Pales-tine (sous mandat de la Société desnations depuis 1920), le consul américainà Jérusalem a souligné l’effondrement del’autorité britannique : «A moins que desrenforts arabes importants n’arrivent,nous nous attendons à ce que les Juifsenvahissent et occupent la plus grandepartie de la ville [Jérusalem] après le retraitdes forces britanniques (1). » En avril, ilavait déjà identifié le moteur du progrèsdes forces juives : des «opérations agres-sives et irresponsables, tels que lesmassacres de Deir Yassine et de Jaffa»,ou la conquête de Haïfa, vidée de seshabitants arabes.

Le consul révèle également que lesBritanniques et d’autres observateursétrangers ont établi, début mai 1948, que« les Juifs seront en mesure de toutbalayer devant eux, sauf si les arméesarabes régulières viennent à la rescousse.Avec Haïfa comme exemple d’occupa-tion militaire par la Haganah (2), il estpossible qu’ils rétablissent l’ordre (3) ».Reste à définir l’«ordre» dont il s’agit…

Pour les Britanniques et les Améri-cains, l’importance de Haïfa réside danssa raffinerie de pétrole, le débouché del’oléoduc qui transporte la production del’Iraq Petroleum Company (IPC). Lecontrôle des milices juives sur cette raffi-nerie – inacceptable pour les Irakiens –avait détruit le réseau de relations exis-

tant entre les travailleurs palestiniens etjuifs au sein de cette entreprise.

Robert McClintock, membre de lareprésentation américaine à l’ONU, émetl’hypothèse que le Conseil de sécuritésera bientôt confronté à une douloureusequestion : savoir «si l’attaque armée juivesur les communautés arabes de Pales-tine est légitime ou si elle constitue unetelle menace pour la paix et la sécuritéinternationales qu’elle en appelle à desmesures coercitives de la part du Conseilde sécurité (4)». McClintock observe parailleurs que, si les armées arabes devaiententrer en Palestine (ce qu’elles firent effec-tivement le 15 mai), les forces juivesprétendraient «que leur Etat subit uneagression armée et elles occulteraient partous les moyens le fait que c’est leurpropre agression armée contre les Arabesde Palestine qui est la cause de la contre-attaque arabe». Les Etats-Unis seraientalors contraints d’intervenir (5).

Une dizaine de jours avant le départdes Britanniques, le secrétaire d’Etataméricain George C. Marshall adresse àdiverses représentations diplomatiquesune évaluation – peu flatteuse – des capa-cités militaires arabes : «Toute la struc-ture gouvernementale irakienne estmenacée par des dysfonctionnementspolitiques et économiques. Le gouverne-ment du pays ne peut guère se permettred’envoyer plus que les quelques troupesqui ont déjà été détachées. L’Egypte arécemment subi des grèves et des désor-dres. Son armée est insuffisammentéquipée à cause de son refus d’accepterl’aide britannique. Elle est par ailleursmobilisée pour des opérations de policeintérieure. La Syrie n’a ni armes ni arméedignes de ce nom; elle n’a pas été enmesure d’en mettre une sur pied depuisle départ des Français, il y a trois ans. LeLiban n’a pas de véritable armée et cellede l’Arabie saoudite est à peine suffisantepour maintenir l’ordre dans les tribus. De

plus, les rivalités entre l’Arabie saouditeet les Syriens d’une part, et entre lesgouvernements hachémites de Transjor-danie [Jordanie actuelle] et d’Irak del’autre, empêchent les Arabes de tirer lemeilleur parti des forces existantes (6).»

Cette faiblesse, précise-t-il, «nesignifie pas pour autant que l’Etat juifpourra survivre sur une longue période entant qu’entité autonome face à l’hostilitédu monde arabe». Et le secrétaire d’Etatde conclure : «Si les Juifs suivent leconseil de leurs extrémistes qui privilé-gient une politique de mépris envers lesArabes, l’Etat juif à venir ne pourra survivrequ’avec une assistance étrangère perma-nente.»

Avant mais surtout après la déclaration d’indépendance d’Israël le14 mai 1948, le gouvernement américaindénonce le traitement des réfugiés pales-tiniens et réclame leur rapatriement.Reconnaissant l’influence du mouvementsioniste aux Etats-Unis – mais ignorantsouvent la nature des contacts privésentre le président Truman et les dirigeantsde l’Agence juive, dont le futur premierprésident d’Israël, Chaïm Weizmann –, lesexperts de la politique étrangère mettenten garde contre les risques d’un soutiende Washington à Tel-Aviv pour ses inté-rêts au Proche-Orient.

La suite leur donnera tort. Moinsd’une année après la création d’Israël, ledépartement d’Etat et le ministère de ladéfense passent d’une position critique àune appréciation positive de la capacitéd’Israël à garantir ces mêmes intérêts.

A partir de cette époque, les Etats-Unis soulignent que, si l’opinion publique

arabe et les déclarations des dirigeantsde la région se montrent critiques enversWashington, les intérêts commerciauxaméricains n’en souffrent guère. D’ailleurs,dès la mi-mars 1948, les représentantsaméricains à l’ONU apprenaient que,selon l’Arabie saoudite, « le conflit enPalestine [est] d’ordre intérieur et que leplus important pour les pays arabes [est]de ne rien faire qui puisse fournir l’occa-sion au Conseil de sécurité d’utiliser laforce en Palestine (7)».

La crainte, exprimée par les dirigeantsd’entreprises américaines, que l’Arabiesaoudite dénonce ses contrats pétrolierss’évanouit bientôt. Dans les faits, nuln’empêchera Aramco – la compagniepétrolière américaine géante qui contrô-lait l’or noir dans le royaume – d’étendreses intérêts sur le pétrole offshore.

Mieux : au cours de l’hiver 1948, ledirecteur de la division du pétrole et dugaz du ministère de l’intérieur américain(qui s’occupe des ressources naturelles),Max Ball, connu pour être l’un desresponsables les mieux informés dans cedomaine, rencontre Eliahou Epstein (quihébraïsera son nom en Elath) (8), direc-teur du bureau de l’Agence juive auxEtats-Unis et président du Conseil général

PAR IRENE

L. GENDZIER *

* Professeure de science politique, université deBoston, auteure notamment de Notes from the Minefield.United States Intervention in Lebanon and the MiddleEast, 1945-1958, Columbia University Press, 2006(1re éd. : 1977).

Rapports officielsaccablants

Le pétroleavant tout

(1) Courrier du consul général à Jérusalem (Wasson)au secrétaire d’Etat, cité dans Foreign Relations of theUnited States (FRUS), tome V, partie 2, Washington,DC, 1948, p. 889.

(2) Nom donné aux forces armées juives en Palestineavant l’indépendance.

(3) Foreign Relations of the United States, op. cit.,p. 889.

(4) Ibid., p. 894-895.

(5) Ibid., p. 895.

(6) Ibid., p. 983-984.

(7) Ibid., p. 719.

(8) Le 18 février 1948, « Memorandum forM. Shertok », no 210, Political and DiplomaticDocuments, December 1947 -May 1948, archives del’Etat d’Israël, Organisation sioniste mondiale, archivessionistes centrales, Jérusalem, 1979, p. 354.

(1) Rapporté par Aristote, Physique, livre VI.

(2) L’attaque d’Israël contre l’Egypte, la Syrie et laJordanie aboutit à l’occupation du Sinaï, de la Cisjor-danie, de Gaza, de Jérsusalem-Est et du Golan.

DEPUIS l’Antiquité, le paradoxeformulé par le philosophe grec Zénond’Elée a hanté les logiciens : est-cequ’Achille «au pied léger» pourrait gagnerune course s’il accordait cent mètresd’avance à une tortue ? Non, répondZénon, car le héros de L’Iliade ne pour-rait jamais la rattraper : en effet, il rédui-rait d’abord de moitié son retard, puis dela moitié de la moitié, ainsi de suite à l’in-fini, sans que jamais la distance entre lesdeux ne soit nulle (1).

C’est dans le même marathon sans finque s’est engagée l’Organisation delibération de la Palestine (OLP) avec saquête d’un Etat. Chaque étape franchiesemble la rapprocher du but, mais il restetoujours une moitié de la distance àparcourir, une dernière condition à remplir,une ultime concession à consentir. En 1999,l’OLP annonça qu’elle proclamerait lanaissance de l’Etat palestinien, à l’issue dela période intérimaire d’«autonomie» dela Cisjordanie et de Gaza voulue par lesaccords d’Oslo de 1993. Les Etats-Unis etl’Union européenne firent pression et, enéchange d’un report, l’Union affirma durantun sommet à Berlin, en mars 1999, « sadisposition à considérer la reconnaissanced’un Etat palestinien».

En mars 2002, le Conseil de sécurité del’Organisation des Nations unies (ONU)

7

Arafat confirmait ces orientations devantl’Assemblée générale de l’ONU réunie àGenève le 13 décembre 1988. MaisWashington restait insatisfait. Une semaineplus tard, le responsable palestinien lutune déclaration – rédigée par le gouver-nement américain (3) ! – confirmant qu’ilrenonçait au terrorisme, acceptait la

résolution 242 du Conseil de sécurité desNations unies (4) et reconnaissait Israël.Une page semblait tournée, une autres’ouvrait avec les accords d’Oslo et lapoignée de mains entre Arafat et ItzhakRabin, le 13 septembre 1993, sur laterrasse de la Maison Blanche, sous l’œilattentif du président William Clinton.

bizarre qui veut que le consensus entre desvoleurs légitime le vol. Alors que de tellespositions sont défendues par les tra vaillistesen Israël aujourd’hui, comment croire quepourrait émerger la moindre perspectivede paix (6)?»

Et pourquoi les Israéliens refuseraient-ils le statu quo? L’ordre règne en Cisjor-danie, grâce notamment à la collaborationpalestinienne. L’isolement internationald’Israël n’a que peu de conséquences tantque persiste le soutien des Etats-Unis etque l’Union européenne maintient et étendles privilèges commerciaux, économiqueset politiques accordés à cet Etat – Israëlvient d’être admis comme membre obser-vateur de l’Organisation européenne pourla recherche nucléaire (appelée CERN),sans doute pour le récompenser d’avoirdeux cents bombes atomiques. Sans lessanctions internationales et un isolementcroissant, sans la forte mobilisation de lapopulation de l’intérieur, et s’il avait fallucompter sur la seule bonne volonté de lacommunauté blanche, l’Afrique du Sud nese serait jamais débarrassée de l’apartheid.

L’incapacité de l’OLP à obtenir quoi quece soit par les négociations et le boulever-sement de la scène arabe ont pousséM. Abbas à se présenter devant les Nationsunies. Mais la signification d’une telle inter-nationalisation est encore difficile à mesurer.Amorce-t-elle un changement de stratégie?Ou s’agit-il de reprendre les pourparlersdans des conditions légèrement améliorées?

La population palestinienne restesceptique, d’autant qu’elle sait que, quelque soit le résultat du vote, le jour d’après,elle continuera de ployer sous l’occupation,même si les menaces israéliennes ou améri-caines restent peu crédibles : elles affaibli-raient leur seul interlocuteur palestinien etmettraient en péril la coopération sécuri-taire qui est tout à l’avantage de Tel-Aviv.

En revanche, l’usage du droit de veto parWashington affectera le poids des Etats-Unis dans la région – on a pu entendre leprince Turki Al-Fayçal, l’ancien ambas-sadeur saoudien à Washington, affirmer quecela précipiterait la fin des relations histo-riques entre Riyad et Washington (ce quisemble tout de même un peu exagéré) (7).

Un statut d’Etat observateur, similaireà celui de la Suisse jusqu’en 2002, ouvriraitla voie à l’adhésion de la Palestine à laCour internationale de justice (CIJ) et àla Cour pénale internationale (CPI) (8).Si les décisions de la première sont de peude conséquence (elle a condamné en 2004l’édification du mur par Israël, sans suite),la CPI offre la possibilité de poursuivredes responsables, des officiers, des soldats,des colons israéliens (dont un certainnombre disposent de passeports françaiset européens) pour crimes de guerre – etmême de reposer la question de la coloni-sation puisque, selon ses statuts, celle-ciest un crime de guerre (9). C’est sans doutela raison pour laquelle M. Nicolas Sarkozya demandé aux Palestiniens de renoncer

à ce droit ! Il leur a également enjoint dereprendre les négociations sans conditions(ce qu’exige Israël), promettant sim -plement qu’elles aboutiraient d’ici un an,mais sans préciser ce qui se passerait sicette échéance, une fois de plus, n’étaitpas respectée.

L’expérience montre qu’il ne sera paspossible pour les Palestiniens de sortir del’impasse sans créer un rapport de forcesdifférent. Ils pourront y parvenir en s’uni-fiant, en s’appuyant sur les révolutionsarabes et en mobilisant leurs soutiens inter-nationaux pour faire pression sur Israël.

ALAIN GRESH.

(3) Mécontents de sa déclaration à Genève, les Etats-Unis avaient exigé qu’il lise un texte qu’ils avaientpréparé. En échange de quoi, ils acceptèrent l’ouvertured’un dialogue avec l’OLP.

(4) Votée en novembre 1967, elle dénonce l’acqui-sition de territoires par la force et fait allusion auxPalestiniens en utilisant le seul terme « réfugiés».

(5) Lire Sandy Tolan, « Ramallah, si loin de laPalestine», Le Monde diplomatique, avril 2010.

(6) Henry Siegman, « September madness »,Foreign Policy, Washington, DC, 15 septembre 2011.

(7) « Veto a state, lose an ally », The New YorkTimes, 11 septembre 2011.

(8) La question de l’adhésion de la Palestine a soulevéun vif débat parmi les juristes sur lequel on ne peut revenirici. Cf. «Palestinian membership at the United Nations :All outcomes are possible», 11 septembre 2011,http://english.dohainstitute.org

(9) Pour une analyse des positions des acteurs, onlira International Crisis Group, « Curb your enthu-siasm : Israel and Palestine after the UN », Bruxelles,12 septembre 2011.

LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2011

DE ZÉNON

toujours demain

Changement de stratégie

Israëlsioniste (l’organe directeur des organisa-tions sionistes à travers le monde). L’en-trevue se déroule au moment même oùla Chambre des représentants organiseune série d’auditions importantes sur lethème «pétrole et défense nationale».Ayant en tête que l’on pouvait trouver dupétrole dans le désert du Néguev (sudd’Israël), Ball invite Epstein à étudier lafaisabilité d’une réunion avec les diri-geants du secteur pétrolier, dont le vice-président d’Aramco, le directeur deSocony-Vacuum et le vice-président dela Standard Oil of New Jersey…

Ainsi, les responsables de l’Agencejuive aux Etats-Unis mesurent bien l’im-portance que Washington accorde à sesintérêts pétroliers au Proche-Orient (9) :ils cherchent à répondre aux inquiétudesdes dirigeants des entreprises pétrolièreset des responsables gouvernementauxaméricains, qui craignent qu’un soutien àl’Etat juif n’affaiblisse les Etats-Unis dansla région.

Mais les facteurs ayant conduitWashington à revoir sa politique àl’égard du nouvel Etat sont multiples.Parmi ceux-ci, l’observation des militaires américains qu’Israël pouvaitdevenir un atout important pour«protéger » la Méditerranée orientale, leProche-Orient et les intérêts pétroliers.Ce qui n’empêchait ni la prise en comptede sa dépendance vis-à-vis de l’aideextérieure, ni la nécessité de résoudrele problème des réfugiés palestiniens.Mis à part ces réserves, les militairesaméricains admettent qu’Israël a modifiél’équilibre militaire dans la région, ce quijustifie donc de repenser la politique deWashington.

Le 7 mars 1949, une note du chefd’état-major de l’armée de l’air, adresséeà l’état-major interarmées, sur « les inté-rêts stratégiques américains en Israël »réclame un réajustement en ce sens :«L’équilibre des pouvoirs au Proche etau Moyen-Orient a été radicalementmodifié. Au moment où l’Etat d’Israël aété institué, de nombreux signauxdonnaient à penser que sa durée de vieserait extrêmement courte du fait de l’op-position de la Ligue arabe. Toutefois,Israël a maintenant été reconnu par lesEtats-Unis et le Royaume-Uni, il vaprobablement bientôt devenir membredes Nations unies, et a démontré par laforce des armes son droit d’être consi-déré comme la nouvelle puissance mili-taire après la Turquie au Proche et auMoyen-Orient (10). »

A la lumière de ces événements, ilconclut que, « en échange de leursoutien à Israël, les Etats-Unis pourraientà présent tirer des avantages straté-giques de la nouvelle donne politique».Sur la base de ces calculs, le chef d’état-major de l’armée de l’air sollicite uneétude des « objectifs stratégiquesconcernant Israël ». Il recommande quela formation et la coopération militairessoient reconsidérées, et surtout que l’influence soviétique sur le nouvel Etatsoit contrecarrée.

Ce qui a également conduit à uneréévaluation implicite de la politiqueaméricaine sur la question palestinienne,de plus en plus réduite à un simpleproblème de réfugiés déconnecté del’avenir de l’Etat palestinien.

IRENE L. GENDZIER.

« Par la forcedes armes »

(9) Zohar Segev, « Struggle for cooperation andintegration : American zionists and Arab oil, 1940s »,Middle Eastern Studies, Londres, septembre 2006,vol. 42 ; no 5, p. 821 ; nos 7 et 8, p. 829.

(10) Archives de l’état-major interarmées, deuxièmepartie, 1948-1953 (section B), Proche-Orient, p. 181.

LA VOIE dans laquelle se sont engagésArafat et ses pairs se révèle être uneimpasse dix-huit ans plus tard. Aucunesouveraineté palestinienne n’a été établieen Cisjordanie et à Jérusalem. Le nombrede colons en Cisjordanie, cent mille en1993, frôle les trois cent mille actuelle-ment, et ceux de Jérusalem sont passésde cent cinquante mille à deux cent mille.L’économie est asphyxiée et les rapportssur le boom que connaîtraient ces terri-toires omettent de rappeler que le produitnational brut (PNB) par habitant y estplus faible qu’en 2000 et que seule unecouche sociale étroite profite de cettesituation (5). Si l’Autorité palestiniennecollabore efficacement avec les occu-pants israéliens pour combattre le « terro-risme », elle a aussi imposé un pouvoirautoritaire qui rappelle celui mis en placechez les voisins arabes.

Cet échec, les électeurs palestiniens l’ontsanctionné en votant pour le Hamas enjanvier 2006, avant que la victoire leur soitconfisquée par la «communauté interna-tionale » alliée à M. Mahmoud Abbas.Mais, pas plus que l’OLP, le Hamas n’offreune stratégie crédible aux Palestiniens. Ilse réclame de la lutte armée, mais son bilandans ce domaine, comme celui des organi-sations fedayins après 1967, est bien mince.Et il a imposé, depuis bientôt trois ans, uncessez-le-feu vis-à-vis d’Israël à toutes lesorganisations palestiniennes de Gaza.Quant à son autoritarisme, il le dispute àcelui de M. Abbas.

Cette crise aurait pu durer, le Fatah etle Hamas s’agrippant aux branches dupouvoir. Mais le réveil arabe a bouleverséla donne. La chute des régimes tunisienet égyptien d’abord, la fermeté de laTurquie face à Israël ensuite, ont affaibliWashington et Tel-Aviv, privant aussiM. Abbas d’un allié de poids, le présidentégyptien Hosni Moubarak – tandis que leHamas était ébranlé par le soulèvementen Syrie. La déception à l’égard duprésident Obama, incapable de fairepression sur son allié BenyaminNetanyahou (le premier ministre israélien),s’accentue. En a-t-il seulement la volontéà un an d’une élection présidentielle quise révèle bien incertaine ?

Sur la scène israélienne, et malgré lesmanifestations d’opposition à l’ordre néo -libéral, la grande majorité de la population,traumatisée par la seconde Intidafa et condi-tionnée par la propagande de ses dirigeants,s’est ralliée à l’intransigeance du gouver-nement, et M. Netanyahou fait presquefigure de modéré face à son ministre desaffaires étrangères Avigdor Lieberman.Mme Shelly Yachimovich, députée etnouvelle dirigeante du Parti travailliste,déclarait récemment que le projet de coloni-sation n’était «ni un péché ni un crime»puisqu’il avait été lancé par les travaillisteseux-mêmes (ce qui est vrai) et qu’il étaitdonc «totalement consensuel». Commen -tant ces affirmations, M. Henry Siegman,ancien directeur du Congrès juif américain,remarquait : «Laissons de côté l’argument

8OCTOBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

Après les révolutions, les privatisations...

JULIEN BRETON-KAALAM. – «Freedom» (Liberté), Worksop (Royaume-Uni), 2011

blement précis les électeurs sauront cequ’il leur reste à faire. Faute de quoi, laprésence de l’ex-footballeur Chokri El-Ouaer comme tête de liste de l’UPL pourla région de Tunis devrait dégeler leurssu!rages.

L’UPL ne constitue qu’un des nombreuxavatars de ces formations créées de toutespièces et qui comptent savourer les fruitsd’une démocratie qui ne leur doit rien. Nulne peut exclure que dans un mois, aulendemain de l’élection, ou dans un an, auterme probable des travaux de la Consti-tuante, quelques-uns de ceux qui ont d’autantmoins participé au renversement du régimede M. Ben Ali qu’ils avaient profité de sesprébendes resurgissent au premier plan. Illeur su"ra d’expliquer – il s’y emploientdéjà – que le désordre doit cesser et letravail reprendre, que tout a déjà changé etque c’est bien assez puisque le tyran esttombé. La révolution française defévrier 1848 est associée au nomd’Alphonse de Lamartine. Or, dix moisaprès la proclamation de la république,l’écrivain et ancien ministre des a!airesétrangères se présenta à l’élection prési-dentielle et n’obtint que 21 032 voix. CharlesLouis Napoléon Bonaparte, candidat desmonarchistes et du parti de l’ordre, s’adju-geait, lui... 5587759 su!rages.

précaire longeant la route, et qui ne cessede casser ou de crever. Le forage d’un puitsprometteur a été interrompu et sa margellebétonnée sitôt que les autorités ont comprisqu’il leur faudrait percer la roche pouratteindre une nappe d’eau douce.

L’e!ervescence électorale o!re doncl’occasion aux habitants de réclamer descrédits de développement, un lycée secon-daire, un dispensaire, des routes en bonétat. Riche en productions agricoles(olives, pistaches, amandes), la région estpourtant habitée par une populationpauvre. Quelques paysans s’entassentencore dans des maisons de briques grisesmisérables et minuscules, dormant à mêmele sol sur des « matelas » de mousse épaisde trois centimètres. Les belles villas deLa Marsa et les palais de Carthagesemblent alors bien loin. Un bulletin devote pour élire une Assemblée constituantepermettra-t-il de sanctionner les respon-sables corrompus de l’ancien régime, dedémanteler son appareil policier obèse,de résorber la marée montante duchômage, de mettre en œuvre la « discri-mination territoriale positive» que recom-mande M. Moncef Marzouki, militant desdroits humains et président du Congrèspour la République (CPR) ?

Bien que négligée par le pouvoir,Lassouda a changé depuis 1956. Le cafédu coin dispose d’une liaison Internet àhaut débit ; chacun ou presque paraîtposséder un téléphone portable ; la plupartdes jeunes utilisent Facebook, et parfoisleurs parents aussi. Quand le paysan coifféd’un chèche enroulé en turban expose sesproblèmes d’eau potable à la délégationdu PCOT, la scène ressemble à unegravure ancienne jusqu’au moment où lasonnerie de son portable interrompt lerécit de ses doléances ; son voisin estdistrait à son tour, mais par un texto quelui envoie son f ils vivant à Paris. Lechangement semble moins net dans

d’autres domaines. Pendant le rassem-blement, organisé sous un soleil de plomb,des spectateurs s’abritent sous deuxauvents en toile : l’un destiné auxhommes, l’autre aux femmes et auxenfants. Ici, le public est très largementmasculin.

Rumeurs d’un «gouvernement de l’ombre»

DIRIGEANT du Parti communiste desouvriers de Tunisie (PCOT), M. HammaHammami n’exclut pas une restaurationde ce type. C’est pourquoi, alors que lesréseaux sociaux bruissent de rumeurs surles manigances en ce sens d’un «gouver-nement de l’ombre » dont des hommesd’affaires liés à l’ancien régime tireraientles ficelles, il ne cesse de répéter que «larévolution doit continuer». Il l’expliquaitencore le 9 septembre dernier à Lassouda,petite communauté agricole située à huitkilomètres de Sidi Bouzid, là où endécembre 2010 la mèche des révoltes arabess’est allumée : «Les richesses tunisiennesont été confisquées par des voleurs.Désormais on peut s’exprimer, mais la viequotidienne n’a pas changé. La révolution

doit continuer pour garantir le bien-êtrede la majorité de la population. Certainsont les moyens de voyager en Amérique,d’autres n’ont pas de quoi se payer uncachet d’aspirine. Résoudre le problèmede l’eau ne coûterait pas 1 % de l’argentvolé par Ben Ali.»

Ce problème de l’eau, un paysan l’avaitexposé un peu plus tôt : «Depuis 1956 [datede l’indépendance], nous n’avons rienobtenu des gouvernements successifs – nieau potable ni infrastructures. Ils ont lancédes “études” qui n’ont pas débouché surdes investissements. Ils inaugurent desprojets qui n’aboutissent jamais.» De fait,sept mille habitants de la région de SidiBouzid dépendent d’une conduite d’eau

CONFRONTÉES à une difficile stabilisation deleur situation politique, la Tunisie et l’Egypte doiventaussi faire face à des défis économiques. La chutedes systèmes de prébende mafieuse va certeslibérer les énergies et les initiatives individuelles,mais elle ne sera fructueuse que si les nouveauxpouvoirs en place trouvent les moyens financiers derattraper le temps perdu et d’assurer un dévelop-pement plus égalitaire. Selon les premières estima-tions de la Banque centrale de Tunisie et duministère égyptien de l’économie, les deux paysauront besoin, au cours des cinq prochainesannées, de 20 à 30 milliards de dollars pouraméliorer les conditions de vie de leurs popula-tions et désenclaver des régions entières grâce àun programme d’investissements dans les trans-ports, l’énergie et les infrastructures technologiques.Conscientes de ces enjeux majeurs, des person-

nalités tunisiennes, mais aussi européennes etarabes (1), se sont regroupées derrière le slogan« Invest in democracy, invest in Tunisia » (« Inves-tissez dans la démocratie, investissez en Tunisie »)et ont lancé un appel, le « manifeste des 200 »,appelant les pays occidentaux à aider financiè-rement la Tunisie.

Les Etats-Unis et l’Union européenne ont toutefoisfait savoir de manière plus ou moins tranchée queleurs caisses étaient vides et que la crise de la dettepublique ne les incitait guère à la prodigalité. Lors dela réunion du G8 à Deauville, les 26 et 27 mai 2011,les pays les plus riches de la planète ont certes promis20 milliards de dollars (14,7 milliards d’euros) sur deuxans à l’Egypte et à la Tunisie, mais ce montantcomprend essentiellement des prêts déjà programmésavant la révolution. Quant aux pays arabes, ils ne seprécipitent guère pour aider leurs voisins engagéssur le chemin tortueux de la démocratisation. L’Algérie,pourtant forte d’un trésor de guerre de 150 milliardsde dollars, n’a alloué que quelques dizaines de millionsde dollars à la Tunisie : une misère. Sans compterque le projet de Banque méditerranéenne, dans lescartons depuis 1995, a été définitivement enterré parl’Union en mai 2011. Ainsi, la Banque européenned’investissement (BEI) – qui va proposer des prêtsd’un montant total de 6 milliards de dollars d’ici à2013 – et la Banque européenne pour la recons-truction et le développement (BERD) seront lesprincipaux organismes prêteurs, aux côtés du Fondsmonétaire international (FMI) et de la Banquemondiale. Contrairement aux pays d’Europe de l’Estaprès la chute du mur de Berlin, les pays méditerra-néens engagés dans une transition démocratique nedisposeront pas de « leur» banque de reconstructionet de développement.

A Tunis comme au Caire, où l’on espérait lelancement d’un véritable «plan Marshall» – référenceau financement de la reconstruction de l’Europe par

les Etats-Unis après la seconde guerre mondiale–, la déception a été grande. D’autant que plusieurséconomistes ont expliqué qu’un tel plan necoûterait que l’équivalent du financement de deuxmois de guerre en Irak, ou 3 % de la facture de laréunification allemande de 1991 (2).

A défaut de pouvoir compter sur une aide finan-cière à la mesure des défis économiques et sociauxqu’elles affrontent, l’Egypte et la Tunisie sont vivementencouragées par le FMI et la Banque mondiale à allerplus loin dans l’ouverture libérale, quitte à s’adresseraux grands groupes internationaux pour financer leurdéveloppement. Aux yeux des bailleurs de fondsinternationaux et des multinationales occidentalesdéjà installées au sud de la Méditerranée et quisouhaitent disposer d’une plus grande facilité d’action,l’option des partenariats public-privé (PPP) faitpresque figure de solution miracle. Le principe? Uneentreprise privée financerait, construirait, puis exploi-terait un service public (eau, énergie, santé…) pourle compte de l’Etat ou de ses collectivités : une priva-tisation, fût-elle temporaire, qui ne dit pas son nom.Ainsi, avec un cynisme qui leur est propre, les insti-tutions financières internationales demandent à cesdémocraties naissantes l’équivalent de ce qu’ellesexigeaient des dictatures il y a peu.

Depuis le début des années 1990, le FMI n’acessé en effet de demander à M. Hosni Moubaraket à M. Zine El-Abidine Ben Ali (présidents respec-tivement de l’Egypte et de la Tunisie) plus deréformes économiques, parmi lesquelles la conver-tibilité totale de leurs monnaies, une « améliorationde l’environnement des affaires » – comprendre

par là plus de facilités pour les investisseursétrangers –, un retrait accéléré de l’Etat de la sphèreéconomique et une libéralisation des services.Sans jamais remettre en cause leur adhésion àl’économie de marché, les dictateurs déchusavaient veillé à ne pas aller trop loin en matièred’ouverture, conscients que cela pouvait aggraverles disparités sociales. Les futurs gouvernementsdémocratiquement élus se plieront-ils à cesdemandes de libéralisation économique pluspoussée ? Les PPP sont-ils vraiment la solution ?

Au sud de la Méditerranée, ce montageapparaît pour les milieux d’affaires et les institutionsinternationales comme l’outil indispensable pour lefinancement d’infrastructures. Pourtant, les impli-cations de ce système demeurent largementméconnues. Comme l’ont expliqué Les Echos, « lerecours de plus en plus fréquent aux partenariatspublic-privé n’a pas encore prouvé sa rentabilitééconomique ». Citant François Lichère, professeurde droit à l’université d’Aix-Marseille et consultantauprès de cabinets d’avocats pour la rédaction decontrats de PPP, le quotidien économique françaisajoute que « le risque financier est porté par dessociétés de projet, montées pour l’occasion, quiempruntent 90 % des fonds. L’outil est donc faitpour fonctionner dans des contextes bancairesfavorables (3) ».

Cette remarque appelle deux réserves. Lapremière concerne l’état du secteur bancaire.

PAR AKRAM BELKAÏD *

L’absence de véritable aide internationale fragilise la quêted’une troisième voie, entredirigisme et capitalisme débridé,dans les pays arabes. Elle les livreà l’influence d’institutionsfinancières dont la crise, au Nord,n’a pas bousculé les certitudes.

* Journaliste. Ce texte est issu du livre qu’il vient de publier, Etrearabe aujourd’hui, Carnets Nord, Paris, 2011.

Aller plus loin dansl’ouverture libérale

(1) Parmi elles, les économistes Georges Corm, Jean-MarieChevalier, Daniel Cohen et El-Mouhoub Mouhoud, les anciens ministresdes affaires étrangères Hervé de Charette et Hubert Védrine, ou encoreles parlementaires Elisabeth Guigou et Denis MacShane.

(2) « Un plan économique pour soutenir la transition démocratiqueen Tunisie», Le Monde, 18 mai 2011.

(3) Catherine Sabbah, «Partenariat public-privé : un mauvais outilde relance», Les Echos, Paris, 15 avril 2010.

(Suite de la première page.)

« SI ÇA NE PREND PAS ICI,

En Tunisie,

Au moins, l’identité politique des grandspartis – car la personnalité de leursdirigeants peut paraître fluctuante (2) – està peu près connue. Di"cile d’en dire autantpour la fantomatique Union patriotiquelibre (UPL), fondée en juin dernier par unhomme d’a!aires installé à Londres et quia fait fortune en Libye, M. Slim Riahi.Opposé à la limitation des dépensespolitiques, qu’il assimile à une manœuvredestinée à empêcher l’émergence de forcesnouvelles – dont la sienne, qui ne semblepas manquer de moyens –, M. Riahi achoisi pour porte-parole un diplômé enmanagement de l’université Paris-I, etprésident d’un groupe de sociétés. Celui-ci vient de présenter le programme duparti : «Notre modèle de développement sebase sur la participation populaire, l’éco-nomie de marché avec plus d’équitésociale, la dignité et l’emploi pour tous,le développement régional. » L’UPLveillera, bien entendu, au « maintien del’identité arabo-musulmane du pays», sansoublier pour autant son «identification auxvaleurs universelles» (3).

On imagine qu’après avoir pris connais-sance d’engagements aussi impecca-

Scrutin, mode d’emploiL’élection de la Constituante a lieu le 23 octobre en Tunisie, au scrutin de liste

(méthode du plus fort reste).

– 7,5 millions d’électeurs potentiels (en Tunisie et à l’étranger).

– 33 circonscriptions dont 6 à l’étranger (Abou Dhabi, Berlin, Marseille, Mont-réal, Paris et Rome).

– 1 600 listes de candidats (à la mi-septembre), dont 845 présentées par despartis (52%), 678 indépendantes (42%), 77 issues de coalitions.

– 218 postes de parlementaire à pourvoir.

(2) Adversaire de longue date de la dictature,M. Chebbi a été tour à tour proche du Baas irakien,marxiste-léniniste, socialiste, avant de devenir centristelibéral. Ses rapports avec les islamistes, qui ontégalement évolué, semblent s’être dégradés durant lestrois derniers mois.

(3) M. Mohsen Hassen, porte-parole de l’UPL,entretien paru dans Le Quotidien, Tunis, 11 septem -bre 2011.

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L’outil PPP nécessite des taux d’intérêt peu élevés etdes banques en bonne santé. Or ces deux condi-tions sont loin d’être remplies en Tunisie et en Egypte,où de nombreux établissements traînent des créancesdouteuses et n’ont pas l’expertise nécessaire pourparticiper à des montages financiers complexes (4).La seconde réserve est liée à la capacité de l’opérateurpublic à s’assurer que ses intérêts – et ceux du contri-buable – sont respectés, et que le partenaire privémène bien sa mission. Cela signifie que l’Etat, lacollectivité locale ou tout autre acteur public doit avoirles compétences et l’expertise nécessaires pouraccompagner et évaluer le PPP. Ainsi, en France,dans un secteur comme celui de l’alimentation eneau potable, les municipalités sont obligées de fairepreuve de vigilance pour ne pas se voir imposer dessurcoûts et pour que les dispositions contractuellesne soient pas foulées au pied par l’opérateur privé (5).En clair, les PPP exigent non pas un Etat fort, maisun Etat compétent, capable d’élaborer un cadrejuridique solide puis de vérifier la bonne exécutiondu partenariat. La question est donc de savoir si lesfutures administrations tunisiennes et égyptiennesen seront capables.

Existe-t-il une option économique qui ne seraitni un libéralisme débridé ni un retour au dirigismed’antan ? Si oui, elle ne viendra pas des partispolitico-religieux. Comme l’a montré l’économisteégyptien Samir Amin à propos des Frèresmusulmans, l’islamisme se contente de s’aligner

sur les thèses libérales et mercantilistes et, contrai-rement à une idée reçue, n’accorde que peud’attention aux enjeux sociaux. « Les Frèresmusulmans, explique-t-il, sont acquis à un systèmeéconomique basé sur le marché et totalementdépendant de l’extérieur. Ils sont en fait une compo-sante de la bourgeoisie compradore (6). Ils ont d’ail-leurs pris position contre les grandes grèves de laclasse ouvrière et les luttes des paysans pourconserver la propriété de leurs terres [notammentau cours des dix dernières années]. Les Frèresmusulmans ne sont donc “modérés” que dans ledouble sens où ils ont toujours refusé de formulerun quelconque programme économique et social (defait, ils ne remettent pas en cause les politiquesnéolibérales réactionnaires) et où ils acceptent de

facto la soumission aux exigences du déploiementdu contrôle des Etats-Unis dans le monde et dansla région. Ils sont donc des alliés utiles pourWashington (y a-t-il un meilleur allié des Etats-Unisque l’Arabie saoudite, patron des Frères ?), qui leura décerné un “certificat de démocratie” (7) ! »

On parle souvent des actions caritatives desformations islamistes ; c’est oublier que cesdernières défendent un ordre figé et qu’elles serefusent à penser ou à élaborer des politiquesvouées à la diminution de la pauvreté et des inéga-lités sociales. De même, l’islam politique est enclinà favoriser des politiques néolibérales et à s’opposerà toute politique de redistribution par le biaisd’impôts jugés impies, exception faite de la zakat,

c’est-à-dire l’aumône légale et codifiée– l’un des cinq piliers de l’islam. Celaexplique pourquoi les islamistes n’ontjamais cherché à se rapprocher desmouvements altermondialistes, qu’ils

considèrent souvent comme une nouvelle manifes-tation du communisme. On peut donc supposerque, tant qu’ils ne mettent pas en danger la basemême de la démocratie, des partis islamistes fortsn’entraîneraient pas une révolution majeure dansla politique économique des pays concernés.

La Tunisie et l’Egypte se retrouvent doncconfrontées à la recherche de cette fameuse« troisième voie» que les pays de l’ex-bloc soviétiquen’ont pas été capables de mettre en place après lachute du Mur. Il s’agit d’empêcher que les révolu-tions populaires fassent le lit d’un capitalismeconquérant qui remettrait en cause la cohésionsociale des sociétés égyptienne et tunisienne. Celapasse nécessairement par la mise en place depolitiques économiques mettant l’accent sur lesocial et la réduction des inégalités.

AKRAM BELKAÏD.

9

M. Hammami doit une fois encore sesituer par rapport à la religion. «C’est unequestion piège», commente à voix basse unmilitant. La réponse – «Les Tunisiens sontdes musulmans. Cela ne pose pas deproblème : nous défendons les libertés indivi-duelles, de croyance, d’expression » –suscite un petit brouhaha. Le chef commu-niste ajoute alors : « Le parti n’est pascontre la religion, pas contre les mosquées.Quand Ben Ali a été à La Mecque [en 2003,pour y accomplir son pèlerinage], il avaitles larmes aux yeux. Et pourtant c’étaitun voleur… » Le public rit et applauditcette évocation maghrébine de Tartu!e.

Plus tard, M. Hammami complète lepropos devant nous : « Le gendre de Ben

Ali, Sakhr El-Materi, a acheté un grandterrain et a donné à chaque pistetraversant sa propriété l’un des quatre-vingt-dix-neuf noms du Prophète. Il afondé la banque islamique Zitouna. Et ila créé une radio du même nom qui nediffusait que des programmes religieux.Lorsque [le cheikh Rached] Ghannouchi[le dirigeant du parti islamiste] a fui larépression de Ben Ali, où a-t-il trouvérefuge ? Au Royaume-Uni, un pays laïque.Lorsque le laïque Ben Ali a fui larévolution, où s’est-il réfugié ? En Arabiesaoudite... Ce rappel vaut toutes les leçonsthéoriques. » En particulier à l’heure oùchacun prévoit que les islamistes vontconstituer le parti le plus important de laprochaine Assemblée constituante.

frappée au coin du bon sens : «Vous n’aurezaucune garantie préalable qu’aucun partitienne tout ce qu’il a dit»…

Soucieux de démontrer qu’ils ont opéréleur mue démocratique, certains dirigeantsd’Ennahda se réfèrent de plus en plussouvent au « modèle turc » de M. RecepTayyip Erdogan, qui vient d’être chaleu-reusement accueilli par les islamistestunisiens (4). L’analogie est tentante autantqu’éclairante. Dans les deux pays, deschefs charismatiques (Mustafa KemalAtatürk, Habib Bourguiba) ont privilégié– puis imposé – une modernité séparantles domaines du politique et du religieux.Celle-ci a même emprunté, parfois expli-citement, aux références rationalistesoccidentales.

Tout en se défendant de vouloir fermercette « parenthèse », la plupart desislamistes tunisiens estiment que, un peucomme Atatürk a désorientalisé la Turquie,Bourguiba a désarabisé la Tunisie. Autantdire, l’a trop arrimée à l’Europe. Leprogramme d’Ennahda, qui ne remet encause ni le libéralisme ni l’ouverturecommerciale (lire l’article ci-dessous),propose donc un rééquilibrage entre lesinvestisseurs et tour-opérateurs occidentaux,et ceux, « islamiques», venus de la régionou du Golfe.

Chacun parle de démocratie? M. Laaridhréclame par conséquent que la Constituantesoit dotée de «libertés sans limites», c’est-

à-dire dispose de la «possibilité de puiserdans les références religieuses, arabo-musul-manes ». Avec Bourguiba, regrette-t-il,«l’Etat a imposé, forcé une évolution versla rationalité», un peu à la manière d’un«système soviétique». Il ne s’agit pas pourlui de contester l’acquis des cinquante-cinqdernières années, mais d’objecter qu’il auraitdû être réalisé «avec un coût moindre».

Les islamistes jouent sur du velours.Assuré de l’impact d’un discours morali-

sateur dans un pays où des fortunes ontété détournées par le clan Ben Ali, Ennahdan’a guère à redouter un débat qui l’oppo-serait à des «éradicateurs» occidentalisésvivant dans des quartiers huppés. Pourceux-ci, en revanche, le péril est grand.« Pendant un siècle, ils ont été le gratinculturel du pays, résume M. OmeyyaSeddik, un militant de gauche autrefoismembre du PDP. Ils n’en seront plus qu’uneentité résiduelle. Ils jouent leur vie danscette a!aire. »

LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2011

Un art consommé de la dialectique

était : pourquoi voulez-vous souligner lanature musulmane de la Tunisie ? Dansquel but? Pour appliquer la charia? Pourmettre en cause l’égalité entre hommes etfemmes ? Chaque fois qu’on a posé cesquestions, les islamistes ont reculé. »

Les socialistes du Forum démocratiquepour le travail et les libertés (FDTL)refusent eux aussi de se laisser acculer surle terrain religieux. Quand ils défendentle code du statut personnel qui, héritagemis à part, accorde aux femmes des droitségaux à ceux des hommes, ils présententcelui-ci comme un élément fondamental del’identité nationale, pas comme uneimposition de la tradition rationalisteoccidentale.

Leur programme aborde d’ailleurs laquestion avec un art consommé de la dialec-tique : «L’identité du peuple tunisien estenracinée dans ses valeurs arabo-musul-manes, et enrichie par ses di!érentes civili-sations; elle est fondamentalement moderneet ouverte sur les cultures du monde.» Le10 septembre dernier, M. Mustapha BenJaafar, dirigeant du FDTL, a conclu unmeeting à Sidi Bou Saïd, village balnéaireet cossu du nord de Tunis, avec d’autresmots pleins d’espoir : «Ceux qui refusentque le pays change agitent des épouvan-tails. Ayons confiance en nous. Un paysaussi petit que la Tunisie, qui a réussi àtenir debout quand la guerre faisait rageà ses frontières, est un pays fort.»

Un pays aussi fort pourrait même, peut-être, résoudre sans trop tarder sesproblèmes d’eau potable.

SERGE HALIMI.

Tentante analogie entre Atatürk et Bourguiba

L’impôt, jugé impie par l’islam politique

ÇA NE PRENDRA NULLE PART »

l’ivresse des possibles

UN des dirigeants d’Ennahda, M. AliLaaridh, admet que la répression policièreet l’exil ont modifié la perspective de sesfrères de combat : «Nous avons subi desexactions. Nous savons ce que signifie laviolation des droits humains. Nous avonsvécu dans cinquante pays étrangers. Etnous avons appris ce qu’est la démocratie,les droits de la femme. Il faut donc nousjuger d’après notre itinéraire. Et observercomment nous vivons, nous et nos familles :ma femme travaille, mes filles ont fait desétudes, une d’elles ne porte pas le voile.»

Est-ce assez pour lever les doutes relatifsau double discours qu’on impute auxislamistes? Avocate des opposants persé-cutés par l’ancien régime, Mme RadhiaNasraoui s’inquiète par exemple de« réunions d’Ennahda où l’on voit desbanderoles qui proclament : “Pas une voixne peut s’élever au-dessus de la voix dupeuple musulman !”». Et elle observe :«Entre ce que racontent les dirigeants etce que font certains membres, il y a un écartimportant. » A défaut d’être pleinementrassurante, la réplique de M. Laaridh semble

L’ARTICLE premier de l’actuelleConstitution fait l’objet de controversesinfinies. Il a été rédigé avec soin parBourguiba : « La Tunisie est un Etat libre,indépendant et souverain ; sa religion estl’islam, sa langue l’arabe et son régime larépu blique.» Volontairement équivoque,cet énoncé constate que la Tunisie estmusulmane. Mais on pourrait aussi le lirecomme prescrivant une telle situation, cequi ferait alors du Coran une source dedroit public. A ce stade, supprimer laréférence religieuse indignerait lesislamistes ; la préciser risque d’inquiéterles laïques. Le plus vraisemblable est quele texte actuel sera conservé. « Ladiscussion sur l’article premier a été lancéepar les islamistes pour piéger les laïques,estime M. Hammami. Et ils sont tombésdans le piège. Alors que la bonne réponse

(4) Concernant l’état du secteur bancaire au sud de la Méditerranée,cf. la note de recherche de Guillaume Almeras et Abderrahmane HadjNacer (avec la collaboration d’Isabelle Chort), « L’espace financiereuro-méditerranéen », Les Notes d’Ipemed, no 3, octobre 2009,www.ipemed.coop

(5) Cf. Marc Laimé, Le Dossier de l’eau : pénurie, pollution,corruption, Seuil, Paris, 2003.

(6) L’expression «bourgeoisie compradore» décrit cette classe quitire ses revenus du commerce avec l’étranger, notamment via les opéra-tions d’import-export, ou d’import tout court dans le cas de nombreuxpays arabes (Algérie, Arabie saoudite, Libye…). L’influence de cettecatégorie économique est telle qu’elle empêche la création et le dévelop-pement d’activités économiques internes qui pourraient concurrencerles importations.

(7) Samir Amin, «2011 : le printemps arabe? Réflexions égyptiennes»,24 mai 2011, www.europe-solidaire.org

1er CHINE Fête nationaleCHYPRE Fête de l’indépend.NIGERIA Fête de l’indépend.PALAU Fête de l’indépend.TUVALU Fête de l’indépend.

2 GUINÉE Fête de l’indépend.3 ALLEMAGNE Fête nationale

CORÉE DU SUD Fête nationale4 LESOTHO Fête de l’indépend.9 OUGANDA Fête de l’indépend.

10 FIDJI Fête nationaleTAÏWAN Fête nationale

12 ESPAGNE Fête nationale

12 GUINÉE-ÉQUAT. Fête de l’indépend.18 AZERBAÏDJAN Fête de l’indépend.21 MARSHALL Fête de l’indépend.

SOMALIE Fête nationale23 HONGRIE Fête nationale24 ZAMBIE Fête nationale26 AUTRICHE Fête de l’indépend.27 SAINT-VINCENT-ET-

LES-GRENADINES Fête de l’indépend.TURKMÉNISTAN Fête de l’indépend.

28 GRÈCE Fête nationaleRÉP. TCHÈQUE Fête nationale

29 TURQUIE Fête nationale

(4) En revanche, les Frères musulmans égyptienssemblent avoir moins apprécié ses conseils, redoutantune domination du Proche-Orient par la Turquie.

Calendrier des fêtes nationales 1er - 31 octobre 2011

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JULIEN BRETON-KAALAM. – «Le Mouvement», Abbaretz (France) , 2011

10UNE DOUTEUSE LUTTE CONTRE LA CORRUPTION

Interminable fin de règne à Yaoundécomme irremplaçable. Un élément signi-ficatif caractérise cet état d’esprit : selonla Constitution de 1996, c’est le présidentdu Sénat qui assure l’intérim en cas devacance du pouvoir. Problème : la HauteAssemblée n’a jamais été instituée… Netolérant aucun rival, même potentiel, nidauphin, même putatif, et veillant avecune attention scrupuleuse sur l’appareilsécuritaire (armée, police, renseignements),M. Biya s’est rapidement imposé commele seul maître du jeu.

Comme son prédécesseur, il jouehabilement de son pouvoir de nominationet de révocation des employés de l’Etat,et suscite les allégeances en distribuant ensous-main les richesses du pays, àcommencer par le pétrole (2). Mais àl’inverse d’Ahidjo, omniprésent, l’actuelprésident privilégie la discrétion et lesmessages cryptés. Ainsi placés dans unedouble situation de dépendance et d’incer-titude, ses alliés et ses potentiels adver-saires en sont réduits à mettre leur destinentre ses mains. Ou, pour le dire commel’économiste Olivier Vallée, spécialiste duCameroun : «Le magistrat suprême figurele moyeu du pouvoir, un vide qui meut laroue de la fortune des puissants (3). »

La deuxième crise, qui produit toujoursses effets, est économique. A la fin desannées 1980, le pays a été frappé de pleinfouet par la chute des cours des matièrespremières. Comme tant d’autres, il a dûse tourner vers le Fonds monétaire inter-national (FMI) et la Banque mondiale etadopter un plan d’ajustement structurel.L’Etat camerounais, bureaucratique et patri-monialisé, s’est donc vu imposer letraitement de choc habituel : privatisation,ouverture à la concurrence, réduction desdépenses sociales, etc.

Pendant que les populations subissaientce reformatage néolibéral (réduction de60 % du salaire des fonctionnaires,explosion du secteur informel), les classesdirigeantes s’y sont, elles, bien adaptées.Tout en continuant de butiner les ressourcesétatiques, elles se sont converties, pourleur profit personnel, à l’économie dérégle-mentée, s’associant à l’occasion avec lesmultinationales bénéficiaires des privati-sations, notamment françaises (4). La

somme des investissements hexagonauxest estimée à 650 millions d’euros, soit20 % du montant total des investissementsdirects étrangers. La France est le premierinvestisseur étranger, devant les Etats-Unis.Cent cinq filiales françaises sont implantéesdans tous les secteurs-clés (pétrole, bois,bâtiment, téléphonie mobile, transport,banque, assurance, etc.).

Les nouvelles fortunes du Cameroun,parfois colossales et souvent amassées defaçon peu légale, sont à l’origine denouvelles normes sociales. L’obsessionde l’argent, dans un pays réduit à la misère,a fait exploser la corruption et la criminalité, à tous les échelons de lasociété. Selon divers classements, leCameroun fait partie des pays les pluscorrompus du monde.

Le blocage politique, économique etsocial du pays a logiquement débouchésur une troisième crise : la crise démocra-tique. Sous la pression des populationsrévoltées, M. Biya a dû un peu desserrerl’étau au début des années 1990. La légis-lation «contre-subversive» héritée de sonprédécesseur – et qui limitait la libertéd’association et de réunion – a étésupprimée, le multipartisme instauré et

une presse libre a commencé à paraître.Mais, là encore, le pouvoir a su détournerces réformes à son profit : il entretient uneillusion de démocratie pour mieuxprolonger la dictature. Un système parfoisqualifié de «démocrature».

Depuis la première présidentielle multi-partite, en 1992, où la victoire fut volée àl’opposant John Fru Ndi, la fraude sebanalise. Si bien qu’à chaque électionl’opposition, divisée et manifestementincapable de tirer les conséquences de lamascarade, se contente de faire de lafiguration et de regarder le Rassemblementdémocratique du peuple camerounais(RDPC), l’ex-parti unique, battre campagnesur fonds publics et sous le regard appro-bateur de la télévision d’Etat.

Si le détournement de fonds et l’achat desconsciences sont devenus les armes favoritesdu régime, le maintien de M. Biya ne s’expli-querait pas sans le recours permanent à larépression. Son règne est ponctué demassacres, commis en toute impunité : celuides putschistes – ou supposés tels – de 1984,celui des manifestants pour la démocratiedes années 1990, celui des protestatairesde février 2008. Chaque fois, les cadavresse comptent par centaines.

OCTOBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

* Journaliste. Auteur, avec Manuel Domergue etJacob Tatsitsa, de Kamerun ! Une guerre cachée auxorigines de la Françafrique (1948-1971), La Décou-verte, Paris, 2010.

APRÈS plusieurs mois d’incertitude,la date de l’élection présidentielle came-rounaise est finalement fixée au9 octobre 2011. Le scrutin s’annoncetendu. Au pouvoir depuis 1982, M. PaulBiya, 78 ans, s’attire de plus en plus decritiques internationales sur fond de crisesociale aiguë. Le 20 mai, jour de la fêtenationale, la secrétaire d’Etat américaine,Mme Hillary Clinton, a ainsi adressé unelettre ouverte à la population dans laquelleelle souhaitait une élection « libre, trans-parente et crédible». Cette déclaration n’apas étonné outre mesure les Camerounais,habitués aux critiques de Washington.

Plus étonnante, en revanche, est l’attitudede Paris. Soutien traditionnel de M. Biya,la France se montre discrète envers sonallié. Le président Nicolas Sarkozy asoigneusement évité d’honorer une invi -tation que son homologue camerounaisavait pourtant pris soin d’annoncer à latélévision en 2007. Autre signe : l’absence,en 2011, de représentant officiel de laFrance dans les tribunes lors des cérémoniesde la fête nationale, une première depuisl’indépendance en 1960. Dès lors, une partiede la presse s’interroge : «La France lâche-t-elle Biya (1)?»

La question paraît d’autant plus légitimeque la situation politique et économiquedu Cameroun se dégrade rapidement depuisdeux ans. Déterminé à obtenir une modifi-

PAR THOMAS DELTOMBE *

Vingt et une candidatures (sur les cinquante-deux dépo-sées) ont été validées par la commission électorale came-rounaise en vue de l’élection présidentielle du 9 octobre.Soutenu par Paris depuis vingt-neuf ans, le régime auto-cratique de M. Paul Biya est passé maître dans l’art decontourner les règles internationales concernant leslibertés fondamentales.

Vendre sa plume au plus o!rant

(1) « Cameroun : la France lâche-t-elle Biya ? »,Slate Afrique, Paris, 1er août 2011.

(2) Plus de 10 milliards de dollars issus des revenuspétroliers se sont « évaporés» entre 1977 et 2006.

(3) Olivier Vallée, La Police morale de l’anticor-ruption. Cameroun, Nigeria, Karthala, Paris, 2010.

(4) Piet Konings, The Politics of Neoliberal Reformsin Africa : State and Civil Society in Cameroon, Langa-African Studies Centre, Bamenda, 2011.

(5) Fanny Pigeaud, Au Cameroun de Paul Biya,Karthala, 2011.

(6) Cité par Le Jour, Yaoundé, 14 avril 2010.

UNE répression plus ciblée s’ajoute àces châtiments collectifs. Nombreux sontles journalistes, écrivains ou syndicalistesrécalcitrants qui ont séjourné en prison.Quand ils n’y meurent pas – comme lejournaliste Germain Cyrille Ngota Ngota,décédé en détention en avril 2010 –, deplus en plus d’opposants finissent, deguerre lasse, par rentrer dans le rang. Entrela carotte et le bâton, et vivotant pour laplupart dans une grande précarité, les intel-lectuels se résignent eux aussi à louer leurplume aux plus offrants.

Car tel est l’objectif du régime : compro-mettre les réfractaires et pousser le peupleà la résignation. «Deux attitudes prévalentchez les citoyens camerounais, constate lajournaliste Fanny Pigeaud. Soit ils fontsemblant de croire la comédie du régime(…), soit ils n’y prêtent pas attention. Dansles deux cas, les pratiques du pouvoir nesont pas remises en cause : il peut donccontinuer à jouer sa pièce de théâtre sansse soucier de la qualité ou de l’importancede l’auditoire, quitte à ne parler à personned’autre qu’à lui-même (5). »

Seul face à lui-même, le pouvoir en estarrivé à s’automutiler. L’enjeu en estévidemment l’obsédant tabou qu’est devenul’«après-Biya». Ayant toujours refusé dedésigner un successeur, le chef de l’Etatreste l’irremplaçable arbitre entre les préten-dants. Sous la pression des bailleurs defonds internationaux, il s’est doté d’unenouvelle arme : la lutte contre la corruption.Sous prétexte de « transparence », lemagistrat suprême, lui-même intouchable,tient à sa merci tous ceux qui se sont enrichissous son règne et écarte qui bon lui semble.Tel est, de l’aveu même des caciques dupouvoir, le but de la médiatique opération«Epervier» (2006-2011), qui a déjà envoyéen prison plusieurs ministres et oblige lesautres à d’effarantes démonstrations deservilité. «Nous sommes tous des créaturesou des créations du président Paul Biya,c’est à lui que doit revenir toute la gloiredans tout ce que nous faisons, a déclaré,sans ironie, M. Jacques Fame Ndongo,ministre de l’enseignement supérieur, en2010. Personne d’entre nous n’est important,nous ne sommes que ses serviteurs, mieux,ses esclaves (6) .»

Si le Cameroun se trouve politiquementsclérosé, ce n’est pas seulement parce queM. Biya et son entourage sont d’habilesmanœuvriers. C’est aussi parce que ses« partenaires internationaux », qui récla -ment à présent des élections transparentes,n’ont cessé d’alimenter l’interminablesimulacre. La palme de la compromissionrevient sans conteste à la France. Depuisson arrivée au pouvoir, l’anciennepuissance coloniale n’a jamais « lâché »M. Biya. Elle lui livre des armes et formeses forces de répression, renfloue sonbudget et éponge ses dettes, le félicitant àchaque victoire électorale.

Plus critiques, les autres puissancesoccidentales – les Etats-Unis en tête –n’en sont pas moins ambiguës. Défendantelles aussi leurs intérêts, notamment faceà la montée en puissance de la concur-rence chinoise, elles suivent d’assez loinla mise en œuvre de leurs remontrances.Le régime peut alors se contenter depromesses vagues et de demi-mesurespour répondre aux injonctions de « bonnegouvernance» et de dialogue avec l’ersatzdémocratique que constitue la sociétécivile.

A l’instar de la lutte anticorruption,transformée dans les faits en opérationd’épuration politique, l’assistance qu’of-frent l’Union européenne ou le Programmedes Nations unies pour le développement(PNUD) à la mise en place d’unecommission électorale indépendante,baptisée Elecam, se révèle plus perverseque bénéfique. Telle est du moins laconclusion de la politiste Marie-Emmanuelle Pommerolle au terme d’uneétude sur l’implication des partenairesinternationaux dans la réforme électorale(informatisation, refonte des listes, etc.).En effet, l’objectif est moins de rendre leprocessus électoral indiscutable que de le« crédibiliser », de favoriser la partici-pation et de canaliser par ce biais le mécon-tentement populaire. L’appui internationalaboutit à la consolidation du pouvoir, quipeut ravaler à peu de frais sa « façadedémocratique ».

On comprend mieux alors pourquoi la« communauté internationale » multiplieles initiatives pour inciter M. Biya àpréparer l’avenir. Conscients qu’une alter-nance par les urnes est devenue impos-sible et que le risque d’explosion socialeira grandissant si celui-ci persiste à s’éter-niser (et mourir) au pouvoir, les parte-naires internationaux du Camerounpressent le monarque de fait de désignerun successeur. Selon la Lettre du continentdu 25 août 2011, le secrétaire général desNations unies, M. Ban Ki-moon, auraitmême obtenu de lui, au cours del’été 2011, qu’il se décide dans un délaide deux ans. Reste à savoir si, troisdécennies après le passage de témoinAhidjo-Biya, le peuple camerounais, aubord de l’implosion, acceptera sans réagirune nouvelle succession effectuée en sous-main et sur son dos.

cation de la Constitution, qui lui interdisaitde briguer un nouveau mandat, le présidentn’a pas anticipé la révolte qu’une tellemesure susciterait : fin février 2008, desémeutes éclatent dans le Sud. Les manifes-tants, qui réclament la baisse des prix etle départ de M. Biya, sont sévèrementréprimés : une centaine de morts, desmilliers d’arrestations.

Cette sanglante révision constitution-nelle explique sans doute la distance queParis s’emploie désormais à afficher avecle régime. Le contexte international, aussi.Difficile en effet pour M. Sarkozy, quis’enorgueillit de la chute de M. LaurentGbagbo en Côte d’Ivoire et de celle deM. Mouam mar Kadhafi en Libye, desoutenir avec un enthousiasme trop marquéun autocrate qui a fait tirer sur son peuple.

Le détachement des partenaires inter-nationaux du Cameroun ne doit cependantpas amener à enterrer trop hâtivement le« système Biya ». En près de troisdécennies, celui-ci a surmonté plusieurscrises graves qui, paradoxalement, l’onttellement renforcé qu’il paraît aujourd’huiindéboulonnable.

La première éclata à l’occasion de lasuccession du chef de l’Etat AhmadouAhidjo en 1983, qui avait pourtant laissésa place à M. Biya un an plus tôt. En effet,des nostalgiques de l’ancien présidentn’hésitèrent pas à organiser un coup d’Etatqui échoua in extremis. Le nouvel hommefort du Cameroun retiendra, jusqu’àl’obsession, la leçon : il faut se présenter

11 LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2011

EXASPÉRATION DE LA GAUCHE AMÉRICAINE

Le procès de M. Barack Obama

rhétorique autant que sa stratégie législa-tive ont toujours privilégié le choix de l’inclusion, du consensus, de la passivité.S’il s’est souvent plaint de la tendance desrépublicains à se comporter en preneursd’otages, voire en ravisseurs, le chef de laMaison Blanche n’a jamais cessé de leurpayer la rançon, avec parfois plus de générosité que ses adversaires n’osaientl’espérer.

Pourtant, la droite elle-même n’a jamaismontré le moindre intérêt pour sa fameusegestion «bipartisane». Durant l’été 2010,alors qu’on lui demandait son vœu le pluscher pour 2011, M. Obama a répondu :«Tout ce que je veux pour Noël, c’est uneopposition avec laquelle je peux négo-cier (3).» Il n’a jamais été exaucé : l’obstruction est restée la règle, et la majoritéabsolue détenue par les démocrates dansles deux Chambres, jusqu’ennovembre 2010, n’a pas fait le poids quand,l’une après l’autre, les réformes progres-sistes ont été soit torpillées, soit abandon-nées avant même leur présentation. Leprojet de loi garantissant la liberté syndi-cale (Employee Free Choice Act), pourtantréclamé à cor et à cri par les organisationsde travailleurs, n’a été soutenu que du boutdes lèvres par la Maison Blanche et n’afinalement pas débouché. Rien non plusn’a été tenté pour corriger la politique d’im-migration défaillante des Etats-Unis. Aucontraire : le nombre des expulsions n’acessé de croître. Les droits des femmes enmatière de maternité ont été restreints. L’ar-gent dicte sa loi plus sévèrement que jamais,du fait notamment de la dérégulation dufinancement des campagnes électorales (4)et des nouvelles diminutions d’impôts,prolongeant celles consenties par l’admi-nistration Bush. Face à cette politiquerégressive, d’autant plus impopulairequ’elle aggrave les inégalités sociales,M. Obama est resté étrangement placide,comme si rien ne devait jamais entamer sonamour du consensus bipartisan (5).

PAR ERIC ALTERMAN *

Critiqué pour sa stratégie du compromis avec les républi-cains et ses mauvais résultats en matière d’économie etd’emploi, M. Barack Obama change de ton et proposed’augmenter les impôts des riches. Cette annonce, qui apeu de chances de déboucher sur des résultats concrets,vise-t-elle à remobiliser les électeurs de gauche dans laperspective du scrutin de 2012 ?

EN JUIN 2008, alors qu’il venait d’obtenir l’investiture du Parti démocratepour l’élection présidentielle, M. BarackObama déclama, devant des supporters enliesse : «Nous pourrons nous souvenir dece jour et dire à nos enfants qu’alors nousavons commencé à fournir des soins auxmalades et de bons emplois aux chômeurs;qu’alors la montée des océans a commencéà décroître et la planète à guérir ; qu’alorsnous avons mis fin à une guerre, assuré lasécurité de notre nation et restauré notreimage de dernier espoir sur Terre (1).» S’ilest un président qui a confirmé l’adage del’ancien gouverneur démocrate de New York,M. Mario Cuomo, selon lequel les candidats«mènent campagne en poésie mais gouver-nent en prose (2)», c’est bien M. Obama.

Les sympathisants de gauche ont éténombreux à penser que leur nouveau prési-dent, ancien animateur social à Chicago,allait bouleverser le jeu politique en appli-quant, grâce au soutien de ses réseaux, leprogramme et les idées qu’il avait placésau cœur de sa campagne. Ce n’était en faitqu’un marché de dupes passé entre un espritréaliste briguant le pouvoir et des partisansidéalistes, mais naïfs. En dépit d’une argu-mentation fleurie prompte à promettre lalune, le pragmatique Obama n’a jamaisimaginé que les réseaux militants, armésde leur seule foi dans le civisme et la démo-cratie, pouvaient véritablement constituerun modèle d’organisation capable d’endécoudre avec un système représentatifvieux de deux siècles, dévoyé par lepouvoir de l’argent. M. Obama était unnégociateur, pas un révolutionnaire. Sespromesses avaient beau paraître solidescomme le roc, elles se sont effritées commedu plâtre chaque fois qu’il prenait place àla table des négociations. Ses opposants ontsenti cette faiblesse et l’ont évidemmentexploitée à leur avantage.

Pour M. Obama, la politique est affairede consentement plutôt que de combat. Sa

ce soit en matière de sécurité sociale ousur d’autres sujets, qui ne comprennentpas comment il a pu se montrer aussi faibledans ses pourparlers avec les républi-cains. Oui, la déception est profonde ».Et d’ajouter : « L’une des raisons de ladérive droitière du président est l’absenced’opposition aux primaires (12). »

Personne à gauche ne se pâme d’en-thousiasme en pensant à M. Obama. Lesmilitants hispaniques sont réputés mécon-tents ; tout en lui sachant gré d’avoir misfin à l’interdiction qui leur était faite deservir sous les drapeaux, les gays lui fontgrief de ne pas se prononcer en faveur dumariage homosexuel ; les féministes luireprochent ses dérobades en matière dedroit à l’avortement et les écologistes luiont décerné un zéro pointé pour sonaction. Sans parler de la guerre en

* Journaliste, auteur de Kabuki Democracy. TheSystem vs. Barack Obama, Nation Books, New York,2011.

Au tapis sans combattre

(1) Jeff Zeleny, «Obama clinches nomination ; Firstblack candidate to lead a major party ticket», The NewYork Times, 4 juin 2008.

(2) Kevin Sack, «Cuomo the orator now soliloquizesin book form; Disclaiming greatness, he labors on : Anembryonic idea here, an honorarium there», The NewYork Times, 27 septembre 1993.

(3) Marcus Baram, «Alter’s “the promise” epilogue :Obama team’s dysfunction prompted lack of focus onjobs, Bill Clinton annoyed at White House »,www.huffingtonpost.com, 30 décembre 2010.

(4) Lire Robert McChesney et John Nichols, «AuxEtats-Unis, médias, pouvoir et argent achèvent leurfusion», Le Monde diplomatique, août 2011.

(5) Lire Serge Halimi, «Peut-on réformer les Etats-Unis?», Le Monde diplomatique, janvier 2010.

(6) Cité dans Richard Wolffe, Revival : The Strugglefor Survival Inside the Obama White House, CrownPublishers, New York, 2010,

(7) CBS Evening News, 1er août 2011.

(8) «Les trois échecs de M. Barack Obama», La valisediplomatique, 3 août 2011,www.monde-diplomatique.fr

(9) Cf. Ben Smith, «Tense moments at commonpurpose meet», Politico, Washington, DC, 3 août 2011.

(10) Drew Westen, «What happened to Obama?»,The New York Times, 7 août 2011.

(11) Cité dans Jared Bernstein, «A few morecomments on the pending deal », On the economy,http://jaredbernsteinblog.com, 1er août 2011.

(12) « Why Obama’s base won’t revolt», www.thedai-lybeast.com, 27 juillet 2011.

défaut de paiement s’apparente à unecapitulation sans conditions : d’un côté,un plan d’économies budgétaires de2 400 milliards de dollars qui assécherontles programmes sociaux ; de l’autre, zérocentime de prélèvements supplémentairespour les hauts revenus. Sur le plan poli-tique, cet accord exauçait 98 % des reven-dications républicaines, comme s’en féli-cita le président de la Chambre, M. JohnBoehner (7). Une manchette du magazinehumoristique The Onion souligna, le3 août 2011, le caractère équitable de latransaction : « Un compromis aussidouloureux pour les démocrates que pourles démocrates ».

Le camp progressiste sort laminé de cesnégociations, tout comme l’économieaméricaine (8). Même Wall Street n’a pastrouvé à se réjouir : quelques heures aprèsla signature de l’accord sur le déplafonne-ment de la dette, l’indice Dow Jones chutaitde 2,2 %, puis encore de 4,31 % deux joursplus tard. Dans la foulée, l’agence Stan-dard & Poor’s dégradait la note américaine,une première dans l’histoire du pays.

Comme d’habitude, les républicainsblâmèrent M. Obama, qui, comme d’habi-tude, ne blâma personne. Louant les vertusdu «compromis», il laissa à ses conseillersle soin de réprimander la gauche pourn’avoir pas su reconnaître à quel point leschoses auraient pu être pires (9). Cette inca-pacité chronique à tenir tête aux opposants– ou même à admettre qu’ils existent – aretenu l’attention du psychologue politiqueDrew Westen : «Quand il le veut, le prési-dent est un orateur brillant et émouvant,mais il manque toujours un élément dansses discours : l’individu qui est la cause duproblème. Le méchant de l’histoire estsystématiquement effacé du tableau, oualors évoqué en termes impersonnels, à lavoix passive, comme si la misère qui frappeautrui n’avait pas de coupable en chair eten os. S’agit-il d’une aversion pour leconflit, ou de la simple crainte d’effa -roucher ses donateurs de campagne (…),difficile de le dire (10).»

A l’instar de MM. James Carter etWilliam Clinton – les deux seuls démo-crates à avoir accédé à la Maison Blanchedepuis les années 1960 –, M. Obama achoisi de devenir un président infinimentplus conservateur que ne l’était lecandidat qui avait triomphé aux élections.Après avoir avalé la couleuvre républi-caine, il s’est même vanté – oui, vanté –d’avoir conclu un accord qui abaisseraitles dépenses publiques « au niveau le plus bas depuis la présidence de DwightEisenhower (11) ».

Que peut-on alors espérer du scrutin de2012? Une chose est certaine : le présidentn’aura pas à craindre un concurrentdémocrate. Certes, le socialiste indé -pendant Bernard Sanders – unique spéci -men de son espèce au Sénat américain –juge que ce serait une «bonne idée» dedéfier le président sur le terrain desprimaires : il y a, selon lui, « des millionsd’Américains profondément déçus par leprésident, qui lui tiennent rigueur d’avoirdit une chose en tant que candidat et faittout autre chose en tant que président, que

FRUSTRÉS par leur incapacité à inverserles sondages qui leur prédisaient un scorecalamiteux à la veille des élections de mi-mandat en 2010, M. Obama et les siensn’ont trouvé pour seule parade que de s’insurger contre l’ingratitude des électeursde gauche. Alors chef de cabinet de laMaison Blanche, le toujours délicat RahmEmanuel qualifia de «foutrement demeu -rés» les progressistes qui menaçaient deretirer leur soutien au président lorsquecelui-ci, pour calmer la bronca soulevée parsa réforme du système de soins, abandonnale projet d’assurance publique – il s’estensuite excusé auprès des attardés mentaux,mais pas des progressistes…

De son côté, le porte-parole de la MaisonBlanche, M. Robert Gibbs, persifla lesdéçus de la «gauche professionnelle» : «Ilsne s’avoueront satisfaits que le jour où nousaurons bâti un système d’assurance-maladie à la canadienne et supprimé lePentagone. » M. Obama lui-même s’estmontré volontiers condescendant enversceux de ses partisans qui n’appréciaientguère ses cadeaux à la droite. Lors d’undîner de gala à Greenwich, dans le Connec-ticut, sous les applaudissements d’unparterre de riches donateurs qui avaientpayé 30000 dollars chacun leur ticket d’en-trée, le président fit cette plaisanterie : «Bonsang, on n’a toujours pas rétabli la paixdans le monde [éclats de rire dans la salle],je pensais que ça se ferait plus vite…»

Railler ses propres sympathisants à laveille d’une élection est rarement unebonne idée, et les démocrates n’ont paséchappé au désastre électoral que leurpromettaient les sondages : ils ont perdusoixante-trois sièges à la Chambre desreprésentants ainsi que dix postes degouverneur, et n’ont conservé au Sénatqu’une majorité très affaiblie. Au niveaudes assemblées d’Etat, les républicainsont gagné six cent quatre-vingts siègessupplémentaires, dépassant le recordétabli par les démocrates aux électionspost-Watergate de 1974 (six cent vingt-huit sièges supplémentaires). Jamais lesdémocrates n’avaient enduré une défaiteaussi cinglante. Avec ce goût de l’euphé-misme qui est devenu sa marque defabrique, M. Obama a reconnu que sesefforts pour « unifier le pays » dans uneperspective « postpartisane » n’avaient« pas très bien marché » (6).

N’ayant pas retenu les leçons de ladébâcle, il n’a pas changé de stratégie.Durant la controverse au sujet du relève-ment du plafond de la dette – une mesurequi aurait paru anodine par le passé –, il adevancé à plusieurs reprises les exigencesde ses adversaires. Il est allé au tapis avantmême de combattre, tant était impérieuxson désir de paraître « raisonnable» auxyeux des électeurs indépendants, sansprendre conscience de l’irrationalité poli-tique que traduisait une telle posture.

Au bout du compte, l’accord obtenu inextremis, en août dernier, pour éviter le

Afghanistan ou de l’état deslibertés publiques.

Au sein des progressistes et desminorités, le président continuemalgré tout de jouir d’un indice de popularité assez élevé. Aussitenace soit-elle, l’exaspération queM. Obama fait naître chez nombrede sympathisants de gauche estreléguée au second plan par l’in-quiétude, autrement plus dévorante,que suscite la démence des candi-dats aux primaires républicaines,au premier rang desquels le fonda-mentaliste chrétien et gouverneurdu Texas James Richard Perry.

Ayant échoué à tenir sespromesses de campagne, l’actuelprésident ne peut désormaiscompter que sur ce réflexe de peurpour espérer rééditer son exploithistorique de 2008. Seul un rejetépidermique des outrances de ladroite pourrait inciter les habi-tuels abstentionnistes de gauche– comme les étudiants et lesmembres des minorités – à

surmonter leur déception et à se déplacerjusqu’au bureau de vote. L’expériencedémontre néanmoins que la stratégieprésidentielle consistant à tenir pouracquis le soutien des progressistes – voireà les insulter – relève du suicide politique.En traitant de haut ceux qui lui deman-dent de respecter ses promesses, le prési-dent a sérieusement entamé le crédit dontil dispose encore auprès de ses anciensélecteurs. Il en paiera forcément les consé-quences le jour du scrutin, quel que soitl’épouvantail républicain qu’il affrontera.

M. Obama ne pourra en tout cas guèrese prévaloir d’un bilan flatteur dans ledomaine le plus préoccupant aux yeux desAméricains : l’emploi. En septembre, letaux de chômage culminait toujours à9,1 %. Aucun président n’a jamais étéréélu avec un chiffre si catastrophique.

WILLIAM N. COPLEY. – «Sans titre», 1980

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12

une large partie de la production ducuivre ayant été privatisés durant ladictature du général Augusto Pinochet(1973-1990) et parfois ensuite.

Le Chili connaît certes une prospéritéinduite par une croissance économiqueforte. «Le pays est riche dans son sous-développement, résume Sohr. Il n’estpas endetté. L’espérance de vie aaugmenté, la mortalité infantile est faible.Mais, pour 80 % des gens, la situationdemeure très difficile. Les attentes sesont davantage accrues que la satis-faction matérielle, et il y a un endet-tement énorme des ménages. » Desurcroît, vingt ans de prospérité macro -économique ont conduit à une répar-tition très inégale des richesses, de plusen plus mal supportée : au Chili, lecoefficient de Gini, qui mesure les iné -galités, atteint 0,54, contre 0,38 enmoyenne dans les pays de l’Organi-sation de coopération et de dévelop-pement économiques (OCDE), que leChili a rejoints en 2010 (2).

Egalement discutés, les choix enmatière d’économie. Celle-ci repose surl’exploitation des ressources naturelles,à commencer par le cuivre, dont le Chiliest le premier producteur mondial. Cetteproduction dépend aux trois quarts decompagnies privées, dont beaucoupsont étrangères et exportent leursprofits. Mais le secteur minier reste privi-légié. Ainsi, le frère de M. Piñera, José,ministre du travail sous la dictature, avaitélaboré dans les années 1980 une loiorganique constitutionnelle sur lesmines : toujours en vigueur, elle prévoitqu’en cas de nationalisation il faudraitpayer à l’investisseur les « valeursprésentes» de tous les revenus cumulésjusqu’à l’extinction de la ressourceminérale – une somme prohibitive.« D’une certaine façon, observe l’éco-

nomiste Marcel Claude, la loi considèreque le cuivre appartient à l’entreprisequi l’exploite, pas au Chili. » En 1992,une loi sur la fiscalité a encore avantagéles entreprises minières, afin d’attirer lesinvestissements étrangers. Si bien que,« entre 1993 et 2003, les entreprisesétrangères n’ont pas payé un dollard’impôt sur leurs profits », ajoute-t-il.« Après 2003, la hausse des cours ducuivre les a conduites à en verser ; maisalors que Codelco, l’entreprise publique,assure 27 % de la production, elle paye6,8 milliards de dollars au fisc, soit bienplus que les 5,5 milliards déboursés parles entreprises minières étrangères, quiassurent 73 % de la production. » Desurcroît, les règles sur l’environnementsont très laxistes. Or les rejets et résidusminiers créent d’importants problèmesde pollution.

Derrière l’éducation, c’est donc lesystème économique chilien qui estcontesté par le peuple. Et dans la foulée,le mouvement ébranle aussi le systèmepolitique. En effet, précise Sohr, « lesétudiants demandant l’éducationgratuite, l’Etat leur a dit qu’il n’y pasassez d’argent. Ceux-ci ont réponduqu’il fallait augmenter les impôts. Maisle gouvernement s’est défendu enarguant que la Constitution ne lepermettait pas. “Eh bien, écrivons unenouvelle Constitution !”, ont conclules étudiants ».

Car la Constitution imposée en 1980pendant la dictature n’a pas été abolieen 1990 quand les gouvernementsde la Concertation, regroupant dansune alliance de centre-gauche lesdémocrates-chrétiens, les socialistes etles sociaux-démocrates, ont reprisl’exercice du pouvoir. Elle est façonnée

OCTOBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

Le mouvement de la société ne seréduit cependant pas à l’impressionnanterébellion des enfants des classesmoyennes. Dès janvier 2011, PuntaArenas, tout au sud de ce pays long dequatre mille trois cents kilomètres, entraiten ébullition pour protester contre uneaugmentation brutale du prix du gaz :pendant une semaine, la population abloqué la ville par une grève générale.

Puis, en avril et mai, les rues deSantiago se sont emplies pour manifestercontre des projets de barrages hydro-électriques en Patagonie : dans un paysoù l’écologie n’avait jamais vraimentpénétré les programmes politiques, plusde quatre-vingt mille personnes ontrefusé la destruction de sites vierges. Apartir du mois de mai, la contestationétudiante prenait son essor, soutenue parune majorité du peuple chilien, etconduisait à une remise en cause dusystème politique jamais vue depuis lafin de la dictature en 1990 (1).

Le mouvement Patagonie sansbarrages s’opposait au projet HidroAysén :cinq grands barrages sur les fleuvesPascua et Baker, destinés à fournir del’électricité aux compagnies minières dunord du pays. Une ligne à haute tensiondevait déchirer le pays sur deux mille troiscents kilomètres pour transporter lecourant. Contesté depuis plus de trois anspar une coordination d’organisationsécologistes, l’initiative avait été approuvéesans coup férir par le gouvernement.Jusqu’à ce que les manifestationsmassives, en mai, changent la donne :M. Piñera a dû stopper le projet,repoussant la décision d’un an.

Comment expliquer cette rébellioninattendue ? Pour Raúl Sohr, journalisteet écrivain, « personne ne connaît lesfleuves concernés, mais quelque choses’est produit dans l’inconscient col -lectif : une explosion de colère contreles oligopoles, contre la subordinationde l’Etat aux intérêts commerciaux,

18 % de la population (2). Quand, le5 décembre 2001, le FMI refuse d’accorderun prêt au gouvernement, le pays ne peutplus faire face à ses obligations. Crise dela dette, panique bancaire : l’économieest paralysée. Les Argentins descendentbientôt dans la rue. Le Mouvement destravailleurs sans emploi (MTD) de Solano,auquel participent Neka, Alberto etValdemar, fait partie de la myriade d’orga-nisations de piqueteros (chômeurs quibloquent les routes) unies autour du motd’ordre : « Qu’ils s’en aillent tous ! »

« Nous nous sommes trompés en 2001,intervient Alberto. Il ne fallait pas secontenter d’espérer qu’ils partent. Non, il

donc ce militant à accorder le moindresoutien aux «K». Mais les «anciens» decette organisation, qui ne compta jamaisplus de mille quatre cents membres,tiendraient-ils le même discours que luiaujourd’hui ? «Tous ! », s’écrie-t-il, enexagérant peut-être un peu : «La sociétéest tellement polarisée que si tu ne t’opposespas aux “K”, tout le monde pense que tules soutiens !»

Retour vingt ans en arrière. L’Argentinefait figure d’enfant chéri du Fonds monétaireinternational (FMI). Dès son arrivée à laprésidence, en 1989, M. Carlos Menemadopte l’option néolibérale, enchantant lesmilieux financiers. Son gouvernement bradeune grande partie des entreprises publiquesà des investisseurs étrangers et, décidé àterrasser l’inflation, instaure une parité fixeentre le dollar et le peso.

L’inflation chute, tout comme les expor-tations : lestée par une devise survalo-risée, la production n’est plus compétitive.La dette explose : de 7,6 milliards dedollars au début des années 1970, ellepasse à 132 milliards en 2001, soit unemultiplication par plus de dix-sept. Lechômage touche bientôt officiellement

(1) Cité par Raúl Zibechi, «Globalización o burguesíanacional», 9 octobre 2003, http://alainet.org

(2) Lire Calos Gabetta, «Crise totale en Argentine»,Le Monde diplomatique, janvier 2002.

(3) Du nom de Juan Domingo Perón, président de1946 à 1955, puis de 1973 à 1974. Son premier mandatincarne une forme de nationalisme politique à tendanceautoritaire, caractérisé par une forte intervention del’Etat dans l’économie.

(Suite de la première page.)

fallait les mettre dehors !» Dans le pays,comme dans ce groupe de vieux amis, ledébat demeure vif : la classe politique, queles citoyens conspuaient au son des concertsde casseroles, s’est-elle vraiment renou-velée? Bref, les Kirchner représentent-ilsune rupture, ou la continuité?

Après deux ans d’instabilité politique,Néstor Kirchner accède au pouvoir en2003. Peu connu (il gouvernait l’Etat deSanta Cruz, en Patagonie), il parvient àincarner le changement grâce à un discoursde tradition péroniste (3) promouvant ladéfense des intérêts nationaux. Dès lespremiers mois de son mandat, il obtientde la Cour suprême l’annulation des lois

d’amnistie et la réouverture des procèsdes militaires suspectés de crime lors dela dictature (1976-1983) : sa popularitéest assurée. En 2011, un an après sondécès, son épouse caracole en tête dessondages et pourrait assumer un troisièmemandat « K ».

LA RÉVOLUTION N’A PAS

En Argentine, les

* Journaliste, auteure avec le photographe DanielHérard du livre Argentine rebelle, un laboratoire decontre-pouvoirs, Alternatives, Paris, 2006.

contre le grand capital qui fait ce qu’ilveut. L’idée que le sud du Chili est pura aussi rassemblé ».

L’affaire a révélé la concentration dusecteur énergétique entre trois groupes,Endesa-Enel (italien), Colbún et ASEGener (chiliens), dont le gouvernementsuit les injonctions. Mais le secteur del’énergie n’est pas un cas isolé. SelonAndrés Solimano, économiste etanimateur du Centro Internacional deGlobalización y Desarrollo (Ciglob), « lapropriété est fortement concentréedans les banques, le commerce, lesmines, les médias, où les deux quoti-diens dominants, El Mercurio et LaTercera, appartiennent à deux conglo-mérats. Par exemple, la famille Luksicfigure sur la liste Forbes des cinq centsplus grandes fortunes mondiales etpossède la Banque du Chili, des minesde cuivre, des sociétés énergétiques,et l’une des principales chaînes detélévision. Quant au président de laRépublique, Sebastián Piñera, il est lui-même milliardaire ». Pour Juan PabloOrrego, coordinateur du Conseil dedéfense de la Patagonie, « ce pays estdirigé par une oligarchie : une poignéede familles y possèdent un patrimoineénorme ».

Le mouvement étudiant « s’estconstitué sur le refus des barrages, noteEnrique Aliste, sociologue à l’universitédu Chili. Dans les manifestations, onretrouvait beaucoup de ces jeunes ».Désormais, les étudiants remettent encause le coût très élevé des études etla privatisation de l’enseignementsupérieur. Car, au Chili, l’éducation est laplus chère du monde après les Etats-Unis, et presque totalement privatisée.« Les ressources des universités neproviennent de l’Etat qu’à 15 %, contre80 % à 90 % dans les années 1970,

explique Solimano. Les universitésfonctionnent comme des entreprises :elles cherchent à dégager des profits.Une loi de 1981 les en empêche, maiselle a été contournée par la création defiliales qui permettent aux universités dese louer leurs propres bâtiments à desprix élevés. » Les universités n’enregis-trent pas de profits mais leurs filiales lesamoncellent.

Résultat : les étudiants payent de 1 à2 millions de pesos par an (de 1 500 à3000 euros), dans un pays où le produitintérieur brut (PIB) par habitant est plusde trois fois inférieur à ce qu’il est enFrance. M. Muñoz, par exemple,débourse 1,7 million de pesos par anpour son année universitaire. «70 % desétudiants s’endettent pour payer leursétudes », affirme-t-il. Les étudiants ouleurs familles. Mme Gina Gallardo, qui vitdans une commune populaire de labanlieue de Santiago et dont le maritravaille comme dessinateur industriel,explique : « Mon fils étudie la musique,il a déjà une dette de plusieurs millionsde pesos ; ma fille est en deuxièmeannée de dessin. Tout ce qu’ongagne, peso par peso, on le verse à l’université. »

La protestation va bien au-delà d’unerevendication pécuniaire. «Vouloir desuniversités gratuites et appartenant àl’Etat constitue un changement deparadigme culturel, analyse Solimano.Auparavant, le libre jeu des forces dumarché était associé à la prospérité. Oncommence à remettre en question lanécessité de devoir payer les servicessociaux, le contrôle des grands groupessur les médias ou encore la concentrationde la richesse. En fait, les étudiants consti-tuent la pointe avancée d’une protestationgénérale contre un capitalisme élitiste quiextrait la rente de toutes les activités : lelogement, les études, les médicaments,les banques, etc.»

Car la privatisation de l’économie estgénérale, l’enseignement supérieur, laproduction de l’énergie, le système desanté, les retraites, la gestion des eaux,

PAR CÉCILE RAIMBEAU *

Héritagede la dictature

(1) Lire Víctor de La Fuente, «En finir (vraiment)avec l’ère Pinochet », La valise diplomatique,24 août 2011, www.monde-diplomatique.fr

(2) Le coefficient de Gini permet de mesurer le degréd’inégalité de la distribution des revenus pour unepopulation donnée. Il varie entre 0 et 1, la valeur 0correspondant à l’égalité parfaite, la valeur 1 à l’iné-galité extrême.

COOPERATIVA SUB. – De la série «Villa 21», Buenos Aires, Argentine, 2009

Pas d’argent ?Augmentezles impôts !

Au Chili, le printemps

Avec la moitié des voix – et une avance de quarante pointssur ses adversaires –, Mme Cristina Kirchner, la présidenteargentine, a remporté haut la main la primaire du 14 août(destinée à sélectionner les candidats à la présidentielle du23 octobre). Sauf surprise de taille, elle devrait e!ectuerun second mandat, après avoir pris la suite de son mari.Leur politique ne fait pourtant pas l’unanimité.

«SOYONS FRANCS ! Néstor et Cristinaont pris des mesures que des gouverne-ments socialistes, ailleurs, n’ont mêmepas prises ! », lance Valdemar, un avocatquinquagénaire qui aime provoquer. Saréflexion surprend ses amis, réunis dansun modeste pavillon de la banlieue deBuenos Aires, à Florencio Varela. En cejour de juillet, à une douzaine de semainesde l’élection présidentielle, la conversa-tion s’anime au sujet des épouxKirchner – les « K », comme disent lesArgentins pour évoquer ce couple à la têtedu pays depuis 2003.

Monsieur, d’abord, parvenu au pouvoiravec la promesse de « consolider labourgeoisie nationale (1)», puis, à partirde 2007, madame, s’engageant pour lechangement dans la continuité et, désormais,candidate à sa propre réélection. Or, commeNeka et son compagnon Alberto, quireçoivent ce jour-là, Valdemar a fait partied’une organisation d’extrême gauche rejetantl’ensemble de la classe politique. Sonobjectif était de changer le monde sansprendre le pouvoir. Rien ne prédisposait

EU LIEU, ET POURTANT

« piqueteros » s’impatientent9 % en 2010. Ce succès s’explique d’abordpar une mesure prise avant l’arrivée aupouvoir de M. Kirchner : l’abandon de laparité dollar-peso à la fin de 2001. Adosséeà un taux de change flottant, la monnaienationale s’effondre. Si la valeur moyennedes salaires réels plonge de 30 %, ladévaluation galvanise le commerce extérieur.Dans le même temps, l’envol du prixmondial des matières premières profite ausecteur primaire, notamment à l’exportationde soja transgénique. Le produit intérieurbrut avait chuté de plus de 10 % en 2002,il bondit de 8 % l’année suivante. Profitantde cette manne, les « K » financent unepolitique de redistribution. Leurs dépensespubliques alimentent un «cercle vertueux»économique. Jusqu’à quand?

Depuis 2002, les analystes libérauxs’alarment. De 2005 à 2008, observe l’éco-nomiste Pierre Salama, « pas une seuleannée sans prévisions extrêmement pessi-mistes» sur la croissance (5). Aujourd’huiencore, ces «orthodoxes» alliés de l’oppo-sition libérale pronostiquent de gravesdifficultés et le retour de l’hyperinflation.Ils applaudissent néanmoins les restruc-turations de la dette menées par les épouxKirchner, prônant d’aller plus loin en lesassortissant d’une réduction des dépensespubliques.

L’équipe de Kirchner réussit, en 2005,à imposer aux créanciers privés du paysd’échanger leurs titres, en défaut, contrede nouvelles obligations intégrant unedécote de 60 %. En 2006, avec l’aide duVenezuela – qui lui prête 2,5 milliards dedollars –, le gouvernement rembourse demanière anticipée la totalité de sa detteenvers le FMI, soit 9,8 milliards de dollars,s’économisant ainsi 900 millions de dollarssur les intérêts. L’institution qui dictaitjusque-là ses politiques au pays voitsoudain son influence sensiblementréduite. Mais, là encore, la politique « K »ne manque pas d’ambiguïtés. Cinq ansplus tard, la présidente propose un nouveléchange de titres aux détenteurs de bonsqui avaient refusé celui de 2005. Des inves-tisseurs dont son prédécesseur avait assuréqu’ils ne seraient pas remboursés… « Or,sauf quelques nouveaux prêts, la detteactuelle est la même que celle contractéesous la dictature, déclarée illégitime par

un tribunal fédéral en 2000. Elle a étérecyclée et refinancée par un mécanismeabsurde, truffé de contrats illégaux »,s’insurge M. Alejandro Olmos, du partiProyecto Sur (gauche), partisan d’un auditde la dette argentine similaire à celui lancépar le président équatorien Rafael Correa.

Entre 2002 et 2009, le taux de pauvretéde la population a chuté de 45 % à 11 %selon la Commission économique pourl’Amérique latine et les Caraïbes(Cepal) des Nations unies (6). Mais lesinégalités restent criantes. De plus, 36 %

13 LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2011

« Si le MTD a été dissous en 2005, c’esten partie à cause de la répression et dela politique contre-insurrectionnelle deNéstor Kirchner ! », martèle Alberto, unancien curé passé au militantisme,suggérant que les piqueteros qui n’ontpas été brisés ont été récupérés par lepouvoir. Neka modère : « Oui, lesKirchner ont vampirisé certaines organi-sations populaires, divisé les autres, maisleur politique découle néanmoins de notrerébellion. » Et Valdemar de rappeler lesmesures prises par les « K ».

En bon juriste, il commence par le droitdu travail, en particulier la signature de plusd’un millier de conventions collectives,principalement dans l’industrie. Pourcontenir la protestation sociale, Kirchner arenoué avec la Confédération générale destravailleurs (CGT), héritière d’un syndica-

lisme bureaucratique, véritable colonnevertébrale du gouvernement dans l’histoirepéroniste. Or les réunions paritaires menéespar le gouvernement, ce puissant syndicatet le patronat ont permis de négocier demeilleures conditions de travail dans lessecteurs du cuir, de l’alimentation, dutransport, des communications...

Valdemar cite aussi la réforme de la loisur les faillites d’entreprises (juin 2011)plus favorable à l’autogestion et aux coopé-ratives : n’accorde-t-elle pas aux salariés lapossibilité d’utiliser leurs indemnités delicenciement pour se porter acquéreurs desmachines et bâtiments des sociétés où ilstravaillaient? «Certes, on aurait pu allerplus loin» : la loi sur les faillites ne répondpas aux demandes d’expropriation en faveurdes travailleurs qui ont « récupéré» leursentreprises dans les années de crise.

Renationalisation des retraites

(3) Juan Jorge Faundes, « Democracia represen-tativa», Punto Final, Santiago (Chili), septembre 2011.

économiques dominants. «Le Chili a étéle laboratoire du néolibéralisme, concèdeM. Girardi. La gauche, comme partout,mais encore plus qu’ailleurs, s’en estaccommodée. »

En tout cas, le système politique perdde sa légitimité, comme le montre le tauxd’abstention de plus en plus élevé : laparticipation électorale n’est plus quede 62 %, contre 95 % en 1990 (3).

Cette situation rend difficile l’évolutiondu mouvement social, qui ne trouvepas de représentation politique à sesdemandes de changement. Maisjusqu’où veut-il aller? La grève généraledes 24 et 25 août n’a pas connu lesuccès escompté. Les manifestations,à nouveau massives, ont cependant étéréprimées par la police, qui a tué parballe un adolescent de 16 ans, ManuelGutiérrez. La réprobation suscitée parcet acte a entraîné le limogeage dugénéral Sergio Gajardo, responsable dela police dans la région de Santiago, quiavait couvert le meurtre. A la suite de cedrame (et de l’accident d’avion du2 septembre), le mouvement socialcherchait à retrouver, à la mi-septembre,un nouvel élan.

Selon M. Enríquez-Ominami, « les gensdans les rues sont des citoyens maisaussi des consommateurs. Ils ne sontpas pour la rupture ». Faute de partipolitique capable de porter la parolepopulaire sur la scène institutionnelle etde forcer une réforme de la Constitution,le Chili se trouve ainsi au milieu du gué.«La situation est sans retour, une portes’est ouverte, estime M. Girardi. Sicela ne change pas aujourd’hui, celachangera demain. C’est l’expressiond’un phénomène plus grand, plusprofond, qui se déroule à l’échelle del’humanité : on vit une crise profonde dunéolibéralisme, de l’individualismeexacerbé, du marché. »

HERVÉ KEMPF.

pour empêcher toute transformationréelle de l’héritage politique et écono-mique de l’ère Pinochet. D’une part, leslois organiques requièrent une majoritéparlementaire des quatre septièmespour être modifiées ou abrogées. D’autrepart, le système électoral défini par laConstitution pour le Parlement est uneformule binominale tarabiscotée qui faiten sorte que la tête de liste du partiparvenu en seconde position obtient unmandat, même si les deux premierscandidats de la liste arrivée en têterecueillent chacun davantage de voix.Conçu pour garantir la prédominanceau Parlement des partis de droite issusde la dictature, le mécanisme a obligéles formations de la Concertation à s’unirmalgré des options divergentes.

« La majorité culturelle est plus forte que la majorité politique, observeM. Marco Enríquez-Ominami, un can -didat surprise issu de la gauche qui arécolté 20 % des voix à la présidentiellede 2009. Mais le système électoral estbloqué. Pour changer vraiment, il fautavoir 80 % des voix. Pinochet a faitdu bon boulot… » M. Guido Girardi,situé à la gauche de la Concertation,et président du Sénat, explique : « LaConcertation, c’est comme si, enAllemagne, chrétiens-démocrates etsociaux-démocrates étaient obligés derester ensemble en permanence.Beaucoup de ses membres adhèrent àl’idéologie néolibérale. Cela conduit àl’immobilisme, et l’on ne peut pas trouverd’issue aux crises. »

Ainsi, depuis 1990, la Concertation acontinué la politique économique de ladictature. Tout s’est passé comme si,pour assurer la transition et éviter lamoindre tentation de retour des militaires,elle avait échangé la libéralisationpolitique contre le maintien des intérêts

« La situationest sans retour »

des étudiants

de la population active travaillent toujoursdans le secteur informel. « Une amélio-ration substantielle a bien été enregistréedans toutes les dimensions du dévelop-pement humain mais, à partir de 2008, lacréation d’emplois a stagné et ces amélio-rations ont plafonné », expose DanAdaszko, chercheur à l’Observatoire dela dette sociale de l’Université catholiqueargentine (UCA). En cause : la hausse desprix. Le gouvernement a d’abord minimisécette réalité avant de reconnaître l’inflation,estimée par des organismes indépendantsà environ 25 % par an.

ON pourrait également citer la nouvelleloi sur les médias (2009), qui entrave laformation des monopoles et attribue un tiersdu spectre hertzien aux organisations à butnon lucratif, le mariage ouvert aux coupleshomosexuels (2010), la renationalisationdes retraites privatisées par M. Menem(2008) (4). Sans compter les nouveauxprogrammes d’aides sociales.

En 2002, dans les banlieues, les pique-teros survivaient grâce aux cantinespopulaires qu’ils géraient collectivement.«Aujourd’hui, avec l’assignation univer-selle par enfant [AUH] et le programmeArgentine au travail, ce n’est pas l’abon-dance mais tout le monde mange à sa faim»,témoigne Neka. Créée il y a deux ans parMme Kirchner, l’AUH constitue sa mesurela plus applaudie : cette allocation s’élevant

à l’équivalent de 230 pesos (environ 10%du salaire minimum) par enfant est verséeà plus d’un million huit cent mille foyers.Contrairement aux plans sociaux antérieurs,souvent considérés comme des «faveurs»accordées à un nombre restreint de pauvres,cette allocation constitue un droit. Quantau programme Argentine au travail, ilpropose des emplois soutenus par l’Etat,dans le cadre de l’économie sociale. Deuxcent mille postes ont ainsi vu le jour dansl’agglomération de Buenos Aires. Mais,outre des rémunérations inférieures ausalaire minimum (environ 2300 pesos, soit370 euros), certaines organisations dechômeurs se plaignent du clientélisme quipervertit parfois leur attribution.

L’Argentine fait cependant rêver l’Europeavec son taux de croissance supérieur à

Ni Menem ni Perón

POUR l’endiguer, Mme Kirchner entendnotamment contenir les revendications sala-riales par le dialogue social, avec le soutiende la CGT. «Le contrôle des hausses desalaires profite avant tout aux entreprises»,remarque Eduardo Lucita, de l’organisa-tion Economistes de gauche. En dépit deshausses salariales, en effet, le coût de lamain-d’œuvre a quasiment stagné depuis2001, en raison d’une augmentation de25 % de la productivité par travailleur.Selon Lucita, l’inflation découle donc engrande partie des taux de bénéfices dérai-sonnables d’une poignée de sociétés domi-nantes. Un sujet qui révolte également JulioGambina, professeur d’économie politiqueet membre de l’Association pour la taxa-tion des transactions financières et pourl’action citoyenne (Attac) en Argentine :«Depuis 2003, l’économie a continué à seconcentrer entre les mains de quelquesgrandes entreprises, notamment étrangères,qui rapatrient leurs profits !»

De nombreux collectifs dénoncentégalement l’extension de la culture de sojatransgénique, qui couvre déjà plus de lamoitié de la surface cultivée du pays (soitdix-huit millions d’hectares), entraînantl’expulsion de paysans et d’Indiens vers lesquartiers précaires des villes. De même, lalutte contre les mines à ciel ouvert, utilisantcyanure et mercure, est devenue un enjeu :une loi sur la protection des glaciers a étévotée au Parlement, mais a été bloquée parun veto de Mme Kirchner. On soupçonne

l’intervention de la puissante sociétécanadienne Barrick Gold, qui projetted’extraire près de cinq cents tonnes demétaux précieux dans la Cordillère, sanstrop se soucier des séracs.

A gauche, de nombreux militants auraientsouhaité voir l’Etat frapper plus fort lesintérêts des transnationales. Les «K», eux,ont toujours tenu à ne pas trop bousculerle cadre d’un capitalisme sérieux etproductif. « La poste et la compagnieaérienne Aerolíneas Argentina, deux entitésen mauvaise santé, ont été renationalisées,pas les grands services publics privatisésdans les années 1990, regrette Gambina.L’exploitation des ressources : gaz, pétrole,mines reste aux mains de grands groupeseuropéens ou américains», insiste-t-il, souli-gnant que Mme Kirchner est loin de calquerl’interventionnisme de Perón, pourtant élevéen modèle. Lui avait – lors de son premiermandat – créé une Banque de crédit industriel et une flotte marchande, natio-nalisé la banque centrale, le chemin de fer,l’électricité...

CÉCILE RAIMBEAU.

(4) Lire Manuel Riesco, « Séisme sur les retraitesen Argentine et au Chili », Le Monde diplomatique,décembre 2008.

(5) «Croissance et inflation en Argentine sous lesmandatures Kirchner », dans Problèmes d’Amériquelatine, no 82, Paris, octobre 2011.

(6) Selon l’Observatoire de la dette sociale de l’Uni-versité catholique argentine (UCA), la pauvretétoucherait plutôt 30 % de la population.

Milliards de dollarscumul 2000-20100 5 10 15 20

ChineInde

Corée du SudGrèce

Emirats arabes unisPakistanAustralie

TurquieEtats-UnisEgypte

SingapourRoyaume-UniIsraël

AlgérieJapon

Arabie saoudite

Ukraine

Russie

Chine

Inde

Japon

Taïwan

Philippines

AustralieNouvelle-Zélande

SoudanYémen

Algérie

Angola

Venezuela

Cuba

Etats-Unis

Canada

Europe

Brésil

Argentine

Chili Nigeria

Namibie

Tanzanie

Zambie

Zimbabwe

Afriquedu Sud

Coréedu Sud

Pakistan

SriLanka

Bangladesh CambodgeThaïlande

Paysdu Golfe

Maroc

Egypte

Gabon

Ethiopie

Ventes d’armes conventionnellescumul 2000-2010

Principaux clients de la Russie

Pays se fournissant essentiellement auprès de l’Europe et des Etats-Unis

Pays se fournissant essentiellement auprès de la Chine

Pays se fournissant auprès d’exportateurs secondaires (Israël, Ukraine...) ou ayant un approvisionnement diversifié

Colombie

Pérou

Turquie

IsraëlLibye

Syrie

Afghanistan

Etats-Unis

Europe

Russie

Ukraine

Chine

Israël

Coréedu Sud

Afriquedu Sud

En milliards de dollarscumul 2000-2010

80

2010

521

Brésil

Chasses gardées Premiers importateurs

Exportateursprincipaux

Source : Stockholm International Peace Research Institute (Sipri), base de données en ligne, 2011.

LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 201115

Baltique et de la mer Noire, ni la Pologne ni la Turquien’ont émis la moindre critique, et pour cause : enl’état actuel des choses, la Russie n’est pas enmesure de menacer militairement ces deuxpuissances moyennes ; c’est uniquement à sonarsenal nucléaire vieillissant qu’elle doit son maintienparmi les grandes puissances. Derrière les discoursmusclés et la rhétorique de façade, le Kremlin sembleobligé de céder de plus en plus souvent auxexigences de Washington. Ainsi, malgré l’oppositionde la Russie à l’installation de bases militaires améri-caines en Asie centrale, le soutien logistique auxtroupes américaines en Afghanistan transite par leréseau ferroviaire russe. De la même manière, enseptembre 2010, Moscou a dû, sous la pression desEtats-Unis et d’Israël, annuler un contrat de ventede missiles antiaériens S-300 à l’Iran.

Comment une telle désintégration a-t-elle puadvenir? Officier de l’armée rouge, puis de l’arméerusse, avant de devenir professeur d’université,Alexandre Perendijiev attribue la situation actuelle àune corruption endémique : «Nos gouvernants consi-

dèrent que l’argent suffit à résoudre les problèmes,commente-t-il. Pourtant, c’est précisément pourmettre un peu d’ordre et tenter d’enrayer lephénomène que M. Serdioukov, autrefois chef del’inspection des finances, a été nommé ministre dela défense. Mais le système ne pourra changer quesi un réel contrôle public s’exerce.» Malgré les décla-rations volontaristes du président Medvedev, on peutdouter qu’une réforme aussi radicale voie le jour.Depuis la perestroïka (12) et durant les phases deconversion qui l’ont suivie, le complexe militaro-indus-triel a souffert d’un manque de planification et d’uneabsence de vision politique quant au rôle qu’il auraità jouer dans la nouvelle économie.

Alors que les cercles du pouvoir débattent unefois de plus de la «modernisation» du pays, chacuns’emploie à éviter le mot « réforme», tant il renvoieau traumatisme vécu lors de l’effondrement du blocde l’Est et, avant cela, aux efforts de M. MikhaïlGorbatchev pour faire évoluer le système soviétique.Les réformes ne sont donc plus à l’ordre du jour, cequi n’empêche pas M. Medvedev et ses collabora-teurs de reconnaître que le pays est peut-être tropdépendant des exportations de pétrole et de gaz, etque ses structures économiques sont devenuesobsolètes… Les minerais constituent aujourd’hui70 % des exportations, contre 5 % pour les produitsindustriels (13). S’il devait se borner à lutter contre lacorruption dans la bureaucratie et à insuffler à l’éco-nomie une certaine dose de développement techniqueet technologique, le plan de modernisation deM. Medvedev apparaîtrait assez vite insuffisant, voiresuperficiel, aux yeux des observateurs.

Peut-on établir un lien entre le débat actuel surla modernisation et les sommes astronomiquespromises à la défense ? Rien n’est moins sûr :M. Medvedev propose d’investir 2 milliards dedollars (environ 1,5 milliard d’euros) dans la créationd’une Silicon Valley à la russe à Skolkovo, dans larégion de Moscou (14), alors même que Mme OxanaGaman-Golutvina, professeure de science politiqueà l’université de Moscou, recense trente-deux pôlesscientifiques dans le pays qui manquent cruellementde financements.

Les politiques prônées semblent faire totalementabstraction des réalités vécues dans les infrastruc-tures scientifiques héritées de l’ère soviétique, toutcomme elles paraissent vouloir ignorer les survivancesde l’ancien système dans l’industrie de la défense.Ainsi s’étonne-t-on que les propositions nouvellesn’incluent aucune passerelle entre le développementdes hautes technologies et l’industrie militaire. De

M. Gorbatchev à Eltsine, et de M. Poutine àM. Medvedev, une constante : chacun à sa manièrea sous-estimé le potentiel de l’industrie de la défense.Loukianov résume ainsi la situation : «La conversionopérée durant la perestroïka a consisté à fabriquerdes casseroles dans des usines prévues pourconstruire des avions supersoniques. Durant lesréformes Gaïdar [du nom d’Egor Gaïdar, premierministre de juin à décembre 1992], dans lesannées 1990, on ne savait que faire du complexemilitaro-industriel, alors on l’a isolé du reste de l’éco-nomie, le laissant dépendre des exportations. Il nefaisait plus partie du système économique national.»

Un examen attentif du complexe militaro-indus-triel russe fait mentir plusieurs légendes qui ont encorecours sur la Russie, et en premier lieu celle, largementvéhiculée depuis 2008 et le conflit russo-géorgien,d’un retour à la guerre froide. En serait-elle capable,la Russie n’a aucun intérêt à menacer le comman-dement de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord(OTAN), et encore moins l’Alliance elle-même. Autreidée reçue : celle d’un Poutine s’opposant à l’oligarchiehéritée de la présidence Eltsine pour créer un régimetenu par l’ancien KGB et l’état-major des armées.Cette idée est renforcée par le maintien en détentionde l’oligarque Mikhaïl Khodorkovski, ancien présidentdu pétrolier Ioukos, emprisonné depuis 2004. Tel n’estpas l’avis de Mme Gaman-Golutvina, qui considèreque, certes, « l’entourage de Poutine est issu du FSB[successeur du KGB] et de l’armée, mais si cetteinfluence est bien réelle, c’est en priorité sur le secteurdes exportations d’énergie qu’elle s’exerce».

Les dirigeants soviétiques et russes n’ont jamaisenvisagé d’appliquer les hautes technologies àl’industrie de la défense pour en faire l’élément centralde leurs réformes et de leurs projets de moderni-sation. Sous le régime soviétique, ce secteur, carac-térisé par un fonctionnement opaque qui le rendaitparticulièrement résistant à toute forme dechangement (15), engloutissait d’énormes parts dubudget national. Les réformateurs de la périodeGorbatchev n’imaginaient pas que des évolutionspositives pourraient émaner un jour du complexemilitaro-industriel ; ils ont donc choisi d’œuvrer contrelui au lieu de l’accompagner. Désormais, réformeaprès réforme, personne n’a vraiment su tirer partides secteurs les plus avancés de l’industrie nationalede défense. N’en mesurant pas la valeur, on les a toutsimplement laissé mourir. M. Medvedev, lui, chercheà engager un plan de modernisation, mais craignantles conséquences sociales et politiques de cesréformes, il se contente pour l’heure de vanter lemodèle de la Silicon Valley américaine. Un pays dotéde gaz, de pétrole et d’autres ressources minières, dontl’exploitation permet à ses classes dirigeantesd’engranger d’énormes profits, peut-il pour autantfaire l’impasse sur le développement de ses techno-logies de pointe?

VICKEN CHETERIAN.

OCTOBRE 2011 – LE MONDE diplomatique 14

PAR VICKEN CHETERIAN *

Fini le temps où l’armée était au cœur du système industriel.Longtemps délaissée, elle doit se contenterde technologies vieillissantes tandis que de nouveauxproducteurs d’équipements militaires concurrencentles exportations russes. Le président Dmitri Medvedeva lancé un vaste plan d’investissement.

LA VICTOIRE remportée lors de la guerre-éclaircontre la Géorgie, en août 2008, n’a pas empêchéMoscou d’engager dès le mois d’octobre suivantune refonte complète de ses armées. «Les dirigeantsrusses ont fait preuve d’une grande sagesse, estimel’expert militaire Alexandre Golts. Il est rare de voirun gouvernement entreprendre des réformes aprèsavoir gagné une guerre. Mais en l’occurrence, malgrédix années fastes durant lesquelles les commande-ments militaires avaient bénéficié de ressources trèsimportantes, la crise de 2008 a montré que la Russiedisposait d’une armée vieillissante, incapable demanier des armes modernes. C’est ce constat qui apoussé le ministre de la défense, M. AnatoliSerdioukov, à annoncer la réforme la plus radicalejamais menée depuis cent cinquante ans [après laguerre de Crimée en 1853-1856]. »

Déjà, au cours des années 1990, les deux guerresde Tchétchénie avaient révélé la fragilité de l’armée.Le conflit avec la Géorgie, malgré une issue évidentequarante-huit heures seulement après le début deshostilités et un cessez-le-feu conclu aux conditionsimposées par Moscou au terme de cinq jours decombats, a accéléré la prise de conscience, tant ausein des états-majors que des élites politiques.L’épisode a montré à quel point le commandementet le contrôle de l’armée, tout autant que sessystèmes de reconnaissance et de communication,étaient obsolètes. La Géorgie n’avait pas d’avionsde chasse, et pourtant la Russie a reconnu avoirperdu quatre de ses avions (trois chasseurs decombat Soukhoï de classe Su-25 et un bombardierà longue portée Tupolev [Tu-22] utilisé pour desmissions de reconnaissance), tombés sous les tirs sol-air géorgiens. Tbilissi, de son côté, continue d’affirmeravoir abattu vingt et un appareils (1). Alors que lasupériorité numérique et matérielle de la Russie nefait aucun doute, l’armée géorgienne, qui disposede chars d’assaut T-72 reconditionnés en Républiquetchèque, de drones de fabrication israélienne et desystèmes de communication modernes, a fait ladémonstration de sa supériorité technologique.

La mise en œuvre d’une nouvelle réforme et lesefforts budgétaires consentis pour moderniser leséquipements témoignent du choc ressenti à Moscoulors de l’affaire géorgienne (2). En décembre 2010, leprésident Dmitri Medvedev a annoncé le déblocagede 22 000 milliards de roubles (540 milliards d’euros)d’ici à 2020, soit l’équivalent de 2,8 % du produitintérieur brut (PIB) par an, selon le plan de moderni-sation des armées décidé la même année. Un tel niveaud’investissement public est sans précédent depuis lafin de la guerre froide (3).

Pendant quinze ans, l’armée russe n’a pas acquisde nouveaux matériels : l’armée de l’air, par exemple,n’a reçu aucun appareil jusqu’en 2003, et depuis ellen’a été dotée que de quelques avions supplémen-taires. M. Medvedev lui-même en convient : seulement15 % de l’arsenal militaire en service peut être qualifiéde «chef-d’œuvre de technologie (4)». Les mesuresrécentes visent à permettre aux forces armées derattraper leur retard en renouvelant, d’ici à 2015, 30 %de leurs équipements avec du matériel répondant auxcritères actuels de modernité.

* Journaliste. Auteur de From Perestroika to Rainbow Revolu-tions. Reform and Revolution After Socialism, Hurst, Londres, 2011.

Mais il n’est pas certain que le gouvernementsoit en mesure d’atteindre ces objectifs. Durant l’èresoviétique, la défense était au cœur de l’économie.Bien qu’il soit très difficile d’établir une estimation,on peut dire que l’effort militaire absorbait alors, selonles périodes, entre 20% et… 40 % du PIB (5). Aprèsl’éclatement de l’URSS, ce furent les clients étrangersqui décidèrent de la prospérité ou du délitementd’une activité ou d’une autre, puisque le secteur nesurvivait que grâce aux exportations. La Russie post-soviétique n’a réussi ni à développer ni à produirede nouveaux armements.

Les équipements actuels ont tous été mis aupoint et fabriqués sous le régime communiste, àdeux exceptions près. D’abord, le chasseur decombat de cinquième génération Soukhoï T-50,censé concurrencer le F-22 Raptor de LockheedMartin, actuellement en service dans l’armée améri-caine et à ce jour sans rival dans les airs. Testé début2010, son prototype intéresse déjà les arméesindienne et vietnamienne, même si les experts consi-dèrent que ses caractéristiques en vol et son moteuren font davantage un appareil de quatrièmegénération avancée que de cinquième génération.Autre prodige de la technologie de pointe russe, lemissile intercontinental Boulava a connu des diffi-cultés techniques. «Chacun des essais de lancements’est soldé par un échec dû à l’un ou l’autre de sescomposants», observe Gots. Cela tiendrait, selonlui, à une « rupture de la chaîne de production indus-trielle qui met le secteur dans l’incapacité defabriquer en série ». Depuis la chute de l’URSS, desmilliers de scientifiques ont en effet quitté le pays ;les recrutements sont restés au point mort. Et, plusimportant encore, l’ensemble du complexe militaro-industriel, laissé à l’écart de tout effort de moderni-sation, s’est progressivement désintégré… Au seinde l’industrie de défense, cela s’est traduit par unedifficulté à assurer le renouvellement des généra-tions : l’âge moyen des techniciens du secteur estde 58 ans.

Dans un tel contexte, il paraît peu probable quela Russie retrouve le niveau de production qu’elle aconnu jadis. En mars 2006, à la suite d’une visite enAlgérie de M. Vladimir Poutine, les deux pays avaientsigné un contrat de 8 milliards de dollars aux termesduquel Moscou s’engageait à fournir à l’arméealgérienne divers matériels, dont trente-cinqchasseurs Mig-29. En 2008, Alger renvoyait quinzedes appareils reçus au cours des deux années précé-dentes, considérant qu’ils étaient « de qualitéinférieure ». Les Mig russes présentaient deuxproblèmes : leur système électronique ne corres-pondait pas à la description qui en était faite dansle contrat, et par ailleurs certaines pièces provenaientvraisemblablement de vieux stocks datant de l’èresoviétique. Moscou ne s’est pas opposé aurapatriement de ces avions, qu’il a immédiatementaffectés… à ses propres forces armées.

L’interminable saga du porte-avions Amiral-Gorshkov représente un autre camouflet. Faute demoyens, ce bâtiment, mis en service à l’époque sovié-tique sous le nom de Bakou et plus tard rebaptisé enhommage à l’amiral Sergueï Gorshkov (1910-1988),héros de l’Union soviétique, avait été mis à la retraiteavant d’être proposé à la vente en 1996. En 2004,l’Inde s’en est portée acquéreuse pour 950 millionsde dollars (environ 700 millions d’euros) et, à sontour, l’a rebaptisé INS Vikramaditya, du nom d’un roide légende. Plusieurs changements contractuelsétaient alors prévus. Il était question de supprimer lesmissiles de croisière pour accueillir une flotte aérienneplus importante. Après de nombreux contretempset de multiples amendements au contrat, le projetcoûtera trois fois le prix initialement convenu, et la

livraison, qui aurait dû intervenir en 2008, a étéreportée à 2012. En Inde, pays qui est toujours lepremier acheteur d’armements russes, l’affaire duGorshkov a fait grand bruit. Les autorités ont eu àessuyer de vives critiques, ce qui pourrait les inciterà se tourner vers de nouveaux fournisseurs d’équi-pements modernes (6).

Pour l’heure, les exportations sont en constanteaugmentation : de 2,5 milliards d’euros en 2001 à5,4 milliards en 2009 et 6,8 milliards en 2010. Maisla Russie pourrait perdre la position dominante qu’ellerevendique sur le marché mondial de l’armement.Déjà, la Chine, qui fut le premier client russe dansles années 1990, développe ses propres avions decombat de quatrième génération, les J-10, et produitaussi des chars d’assaut Type-99. Elle reste parmiles gros importateurs d’armement russe, mais derrièrel’Inde et l’Algérie (7). Début 2011, à quelques joursseulement de la visite du secrétaire américain à ladéfense Robert Gates, Pékin dévoilait son prototyped’avion de chasse de cinquième génération. Si lesbesoins de ses forces armées absorbent encore latotalité de la production des usines chinoisesd’armement, les experts estiment que la Chinepourrait s’imposer comme un concurrent redoutablepour les exportateurs russes.

La signature, en janvier 2011, d’un accord entre laFrance et la marine russe pour l’achat de deux naviresde guerre de classe Mistral – de facture hexagonale –est emblématique d’une autre tendance. L’affaire asuscité bien des controverses en Russie, où denombreuses voix se sont élevées pour réclamer quele contrat de 1,9 milliard de dollars (1,4 milliard d’euros)soit confié à l’un des nombreux chantiers navals désaf-fectés du pays. Un Mistral peut embarquer à son bordjusqu’à sept cents soldats, soixante véhicules detransport de troupes et seize hélicoptères. C’est aussiune arme d’attaque au sol potentielle, dans un scénariosimilaire à celui du conflit géorgien. Ce cas de figuren’est pas une première. En 2009, l’armée russe avaitdéjà signé un contrat avec la société israélienne IsraelAerospace Industries (IAI) pour l’importation de douzedrones. En 2010, un nouveau contrat avait été conclu,qui autorisait la fabrication, sur le sol russe, de dronesde technologie israélienne (8).

Pour Rouslan Poukhov, directeur du Centred’analyse des stratégies et des technologies (CAST)de Moscou, il n’est pas surprenant de voir la Russieimporter du matériel militaire : «L’Union soviétique futune exception», affirme-t-il, rappelant l’autosuffi-sance d’un complexe militaro-industriel capable alorsde pourvoir à la totalité des besoins de l’armée rouge.«Même les Etats-Unis, qui bénéficient pourtant d’unbudget de défense équivalent à la moitié desdépenses de défense dans le monde, achètent des

armes à l’étranger. En se fournissant ailleurs, legouvernement russe maintient la pression sur sonindustrie de défense nationale afin de l’inciter à uneplus grande compétitivité, tant sur la qualité que surles prix et les délais de livraison.»

A l’avenir, et surtout si les pourparlers en courssur une remilitarisation massive aboutissent, leministère de la défense se tournera de plus en plusfréquemment vers des fournisseurs étrangers, mêmesi M. Serdioukov n’exclut pas l’achat de technologiesde défense nationale. De son côté, et bien que leschéma soit quelque peu différent, l’armée américainese procure de plus en plus d’armes russes – deskalachnikovs aux hélicoptères de transport –, lePentagone privilégiant des technologies basiques,peu onéreuses et faciles d’entretien pour en doterses nouveaux alliés, autrefois équipés d’armes sovié-tiques. C’est le cas des cinquante-neuf hélicoptèresde transport de troupes Mi-17 qu’il souhaite acquérirpour un montant global de 800 millions de dollars(près de 600 millions d’euros) afin de fournir l’Afgha-nistan, l’Irak et le Pakistan (9).

Du côté de l’industrie civile, on constate lesmêmes signes d’essoufflement. Depuis quelquesannées, Moscou essaie de relancer le système denavigation par satellite Glonass, également mis enplace durant l’ère soviétique. Destiné à rivaliser avecl’américain Global Positioning System (GPS) etl’européen Galileo, ce projet avait été abandonnédans les années 1990 sous la présidence de BorisEltsine. En 2002, les autorités en décidaient la repriseet annonçaient la mise sur orbite de vingt-quatrenouveaux satellites afin de parfaire le système àl’horizon 2011. Lors d’un lancement, en 2010, unaccident a détruit trois satellites et causé des pertesévaluées à 348 millions d’euros. Aujourd’hui, lesperformances du système Glonass demeurentinférieures à celles de ses concurrents, tant du pointde vue de sa précision que de sa couverture du terri-toire, ce qui remet en question l’intégralité duprogramme (10). Quant à l’aviation civile, elle achètede préférence des cargos de fabrication Airbus ouBoeing, tandis que l’avenir commercial du SuperJet-100, l’avion de transport de passagers développépar Soukhoï, demeure très incertain.

Depuis vingt ans, les réformes militaires appa -raissent comme une constante de la vie politique

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L’âge moyen des techniciens est de 58 ans

DES ÉQUIPEMENTS RÉPUTÉS MAIS OBSOLÈTES

Une industrie militaire russe en état de choc

russe (11). Dans les années 1990, le terme de« réforme», qui relevait principalement de l’euphé-misme, était volontiers utilisé pour éviter d’évoquer leformidable effondrement des forces armées. L’avè-nement de M. Poutine a coïncidé avec le début d’unenouvelle guerre en Tchétchénie. L’armée avait àl’époque bénéficié de budgets supplémentaires, et,en dépit des violences perpétrées et des innombrablespertes en vies humaines – civiles et militaires –, elleétait parvenue à regagner un peu de son prestige. Leprésident Poutine avait alors su utiliser cette aurasymbolique pour projeter l’image d’une Russie ànouveau puissante. Il avait, à cette époque, remis augoût du jour la tradition des parades militaires sur laplace Rouge pour la commémoration de la victoiredu 9 mai 1945 ; à l’occasion du défilé de 2007, il avaitmême restauré les démonstrations en vol de bombar-diers Tupolev.

Pour autant, assure Fiodor Loukianov, rédacteuren chef de la prestigieuse revue Russia in GlobalAffairs, « la Russie n’a plus de velléités impériales.Poutine tend à faire passer la seconde guerremondiale pour la guerre de la Russie, en occultant laparticipation des autres pays. La victoire de la “grandeguerre patriotique” – c’est ainsi qu’on l’appelle ici –fut un facteur d’unification pour tous les citoyenssoviétiques. Poutine travaille à rétablir la Russie dansson rang de grande puissance, pas à reconstituerl’empire».

Le train de réformes lancé en 2008 et l’investis-sement colossal dans les technologies militaires depointe devraient porter leurs fruits après 2020. Quelsera alors le visage de la défense russe? Selon lejournaliste Andreï Soldatov, «cette politique ne doitrien à la guerre russo-géorgienne. Elle lui est debeaucoup antérieure». Toutefois, du côté de l’armée,elle est perçue comme une sanction. Un sentimentde malaise prévaut. Au cours des deux dernièresannées, plusieurs unités des forces spéciales(Spetsnaz) qui avaient pris part au conflit et contribuéà la victoire ont été démantelées ; le service militaireobligatoire a été aboli, et cent mille officiers ont étédémis de leurs fonctions. Tout cela a fini parprovoquer des mouvements de contestation dansles rangs de ce corps habituellement plutôt passif etapolitique. L’objectif officiel est de faire passer leseffectifs d’un million deux cent mille soldats à unmillion. Mais en réalité, les effectifs sont déjà inférieurs,puisqu’ils avoisinent les sept cent cinquante millehommes.

Lors de la signature du contrat concernant lesnavires Mistral avec la France, seuls les trois Etatsbaltes (Lituanie, Lettonie et Estonie) et la Géorgie sesont manifestés pour exprimer leur désapprobation.Alors que ceux-ci patrouilleront dans les eaux de la

Au sein de l’armée,un sentimentde malaise

(1) Une étude d’experts russes avance le bilan de six avions abattus,dont la moitié au moins par les troupes russes au sol. Cf. RouslanPoukhov, «Les chars d’août», Centre d’analyse des stratégies et destechnologies (CAST), Moscou, 2010, www.cast.ru

(2) Nezavissimaïa Gazeta, Moscou, 9 août 2010.(3) Ria Novosti, 25 novembre 2010.(4) Bloomberg, 18 mars 2011.(5) William E. Odom, The Collapse of the Soviet Military, Yale

University Press, New Haven, 1998, p. 104.(6) « “Second-hand” Gorshkov costlier than new warship : CAG»,

The Times of India, Bombay, 24 juillet 2009.(7) « Russia’s arms exports to reach record $10 bln in 2010», Ria

Novosti, 28 octobre 2010.(8) « Israel signs $400 million deal with Russia», United Press Inter-

national, 15 octobre 2010.

(9) « On Pentagon wish list : Russian copters», The Wall Street Journal,New York, 8 juillet 2010.

(10) « Russia to launch new batch of Glonass satellites by June», RiaNovosti, 25 janvier 2011.

(11) Lire «L’armée russe en quête de réformes», Le Monde diplo-matique, septembre 2000.

(12) Nom donné au programme de réformes lancé en 1985 parM. Mikhaïl Gorbatchev.

(13) « Medvedev calls for economy reform», BBC News, Londres,12 novembre 2009.

(14) « Russia’s Skolkovo may cost $2 billion in next 3 years -Vekselberg», Ria Novosti, 1er juillet 2010.

(15) Archie Brown, The Gorbachev Factor, Oxford University Press,1996.

Marchands d’armes et partage du monde

LA géographie des ventes d’armesconventionnelles montre un partage

du monde qui n’est pas sans rappeler celui de la guerre froide. En dix ans, le complexemilitaro-industriel russe s’est restructuré, sans avoir mené à terme sa modernisation.Moscou a étendu ses positions en Asieorientale (Chine, Indonésie…) tout enconsolidant ses ventes vers les ex-Républiquessoviétiques d’Asie centrale et vers l’Inde. Ce pré carré russe est «encerclé» par des régions qui se fournissent auprès des pays membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN)

ou alliés des Etats-Unis. Au point de représenter une véritable ceinture de sécurité : à l’est, un «mur» Pacifique avec le Japon, la Corée du Sud, Taïwan, les Philippines, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ; à l’ouest et au sud,l’Europe élargie et le corridor «Proche-Orient -pays du Golfe». Aux côtés de cesgéants exportateurs (150 milliards de dollarspour les Etats-Unis et l’Europe entre2000 et 2010, un peu plus de 60 milliards pour la Russie), mais loin derrière, des acteurssecondaires pointent le bout de leurs fusils :l’Ukraine, Israël et la Chine.

Trente-deux pôlesscientifiques en malde financements

PHILIPPE REKACEWICZ

Milliards de dollarscumul 2000-20100 5 10 15 20

ChineInde

Corée du SudGrèce

Emirats arabes unisPakistanAustralie

TurquieEtats-UnisEgypte

SingapourRoyaume-UniIsraël

AlgérieJapon

Arabie saoudite

Ukraine

Russie

Chine

Inde

Japon

Taïwan

Philippines

AustralieNouvelle-Zélande

SoudanYémen

Algérie

Angola

Venezuela

Cuba

Etats-Unis

Canada

Europe

Brésil

Argentine

Chili Nigeria

Namibie

Tanzanie

Zambie

Zimbabwe

Afriquedu Sud

Coréedu Sud

Pakistan

SriLanka

Bangladesh CambodgeThaïlande

Paysdu Golfe

Maroc

Egypte

Gabon

Ethiopie

Ventes d’armes conventionnellescumul 2000-2010

Principaux clients de la Russie

Pays se fournissant essentiellement auprès de l’Europe et des Etats-Unis

Pays se fournissant essentiellement auprès de la Chine

Pays se fournissant auprès d’exportateurs secondaires (Israël, Ukraine...) ou ayant un approvisionnement diversifié

Colombie

Pérou

Turquie

IsraëlLibye

Syrie

Afghanistan

Etats-Unis

Europe

Russie

Ukraine

Chine

Israël

Coréedu Sud

Afriquedu Sud

En milliards de dollarscumul 2000-2010

80

2010

521

Brésil

Chasses gardées Premiers importateurs

Exportateursprincipaux

Source : Stockholm International Peace Research Institute (Sipri), base de données en ligne, 2011.

LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 201115

Baltique et de la mer Noire, ni la Pologne ni la Turquien’ont émis la moindre critique, et pour cause : enl’état actuel des choses, la Russie n’est pas enmesure de menacer militairement ces deuxpuissances moyennes ; c’est uniquement à sonarsenal nucléaire vieillissant qu’elle doit son maintienparmi les grandes puissances. Derrière les discoursmusclés et la rhétorique de façade, le Kremlin sembleobligé de céder de plus en plus souvent auxexigences de Washington. Ainsi, malgré l’oppositionde la Russie à l’installation de bases militaires améri-caines en Asie centrale, le soutien logistique auxtroupes américaines en Afghanistan transite par leréseau ferroviaire russe. De la même manière, enseptembre 2010, Moscou a dû, sous la pression desEtats-Unis et d’Israël, annuler un contrat de ventede missiles antiaériens S-300 à l’Iran.

Comment une telle désintégration a-t-elle puadvenir? Officier de l’armée rouge, puis de l’arméerusse, avant de devenir professeur d’université,Alexandre Perendijiev attribue la situation actuelle àune corruption endémique : «Nos gouvernants consi-

dèrent que l’argent suffit à résoudre les problèmes,commente-t-il. Pourtant, c’est précisément pourmettre un peu d’ordre et tenter d’enrayer lephénomène que M. Serdioukov, autrefois chef del’inspection des finances, a été nommé ministre dela défense. Mais le système ne pourra changer quesi un réel contrôle public s’exerce.» Malgré les décla-rations volontaristes du président Medvedev, on peutdouter qu’une réforme aussi radicale voie le jour.Depuis la perestroïka (12) et durant les phases deconversion qui l’ont suivie, le complexe militaro-indus-triel a souffert d’un manque de planification et d’uneabsence de vision politique quant au rôle qu’il auraità jouer dans la nouvelle économie.

Alors que les cercles du pouvoir débattent unefois de plus de la «modernisation» du pays, chacuns’emploie à éviter le mot « réforme», tant il renvoieau traumatisme vécu lors de l’effondrement du blocde l’Est et, avant cela, aux efforts de M. MikhaïlGorbatchev pour faire évoluer le système soviétique.Les réformes ne sont donc plus à l’ordre du jour, cequi n’empêche pas M. Medvedev et ses collabora-teurs de reconnaître que le pays est peut-être tropdépendant des exportations de pétrole et de gaz, etque ses structures économiques sont devenuesobsolètes… Les minerais constituent aujourd’hui70 % des exportations, contre 5 % pour les produitsindustriels (13). S’il devait se borner à lutter contre lacorruption dans la bureaucratie et à insuffler à l’éco-nomie une certaine dose de développement techniqueet technologique, le plan de modernisation deM. Medvedev apparaîtrait assez vite insuffisant, voiresuperficiel, aux yeux des observateurs.

Peut-on établir un lien entre le débat actuel surla modernisation et les sommes astronomiquespromises à la défense ? Rien n’est moins sûr :M. Medvedev propose d’investir 2 milliards dedollars (environ 1,5 milliard d’euros) dans la créationd’une Silicon Valley à la russe à Skolkovo, dans larégion de Moscou (14), alors même que Mme OxanaGaman-Golutvina, professeure de science politiqueà l’université de Moscou, recense trente-deux pôlesscientifiques dans le pays qui manquent cruellementde financements.

Les politiques prônées semblent faire totalementabstraction des réalités vécues dans les infrastruc-tures scientifiques héritées de l’ère soviétique, toutcomme elles paraissent vouloir ignorer les survivancesde l’ancien système dans l’industrie de la défense.Ainsi s’étonne-t-on que les propositions nouvellesn’incluent aucune passerelle entre le développementdes hautes technologies et l’industrie militaire. De

M. Gorbatchev à Eltsine, et de M. Poutine àM. Medvedev, une constante : chacun à sa manièrea sous-estimé le potentiel de l’industrie de la défense.Loukianov résume ainsi la situation : «La conversionopérée durant la perestroïka a consisté à fabriquerdes casseroles dans des usines prévues pourconstruire des avions supersoniques. Durant lesréformes Gaïdar [du nom d’Egor Gaïdar, premierministre de juin à décembre 1992], dans lesannées 1990, on ne savait que faire du complexemilitaro-industriel, alors on l’a isolé du reste de l’éco-nomie, le laissant dépendre des exportations. Il nefaisait plus partie du système économique national.»

Un examen attentif du complexe militaro-indus-triel russe fait mentir plusieurs légendes qui ont encorecours sur la Russie, et en premier lieu celle, largementvéhiculée depuis 2008 et le conflit russo-géorgien,d’un retour à la guerre froide. En serait-elle capable,la Russie n’a aucun intérêt à menacer le comman-dement de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord(OTAN), et encore moins l’Alliance elle-même. Autreidée reçue : celle d’un Poutine s’opposant à l’oligarchiehéritée de la présidence Eltsine pour créer un régimetenu par l’ancien KGB et l’état-major des armées.Cette idée est renforcée par le maintien en détentionde l’oligarque Mikhaïl Khodorkovski, ancien présidentdu pétrolier Ioukos, emprisonné depuis 2004. Tel n’estpas l’avis de Mme Gaman-Golutvina, qui considèreque, certes, « l’entourage de Poutine est issu du FSB[successeur du KGB] et de l’armée, mais si cetteinfluence est bien réelle, c’est en priorité sur le secteurdes exportations d’énergie qu’elle s’exerce».

Les dirigeants soviétiques et russes n’ont jamaisenvisagé d’appliquer les hautes technologies àl’industrie de la défense pour en faire l’élément centralde leurs réformes et de leurs projets de moderni-sation. Sous le régime soviétique, ce secteur, carac-térisé par un fonctionnement opaque qui le rendaitparticulièrement résistant à toute forme dechangement (15), engloutissait d’énormes parts dubudget national. Les réformateurs de la périodeGorbatchev n’imaginaient pas que des évolutionspositives pourraient émaner un jour du complexemilitaro-industriel ; ils ont donc choisi d’œuvrer contrelui au lieu de l’accompagner. Désormais, réformeaprès réforme, personne n’a vraiment su tirer partides secteurs les plus avancés de l’industrie nationalede défense. N’en mesurant pas la valeur, on les a toutsimplement laissé mourir. M. Medvedev, lui, chercheà engager un plan de modernisation, mais craignantles conséquences sociales et politiques de cesréformes, il se contente pour l’heure de vanter lemodèle de la Silicon Valley américaine. Un pays dotéde gaz, de pétrole et d’autres ressources minières, dontl’exploitation permet à ses classes dirigeantesd’engranger d’énormes profits, peut-il pour autantfaire l’impasse sur le développement de ses techno-logies de pointe?

VICKEN CHETERIAN.

OCTOBRE 2011 – LE MONDE diplomatique 14

PAR VICKEN CHETERIAN *

Fini le temps où l’armée était au cœur du système industriel.Longtemps délaissée, elle doit se contenterde technologies vieillissantes tandis que de nouveauxproducteurs d’équipements militaires concurrencentles exportations russes. Le président Dmitri Medvedeva lancé un vaste plan d’investissement.

LA VICTOIRE remportée lors de la guerre-éclaircontre la Géorgie, en août 2008, n’a pas empêchéMoscou d’engager dès le mois d’octobre suivantune refonte complète de ses armées. «Les dirigeantsrusses ont fait preuve d’une grande sagesse, estimel’expert militaire Alexandre Golts. Il est rare de voirun gouvernement entreprendre des réformes aprèsavoir gagné une guerre. Mais en l’occurrence, malgrédix années fastes durant lesquelles les commande-ments militaires avaient bénéficié de ressources trèsimportantes, la crise de 2008 a montré que la Russiedisposait d’une armée vieillissante, incapable demanier des armes modernes. C’est ce constat qui apoussé le ministre de la défense, M. AnatoliSerdioukov, à annoncer la réforme la plus radicalejamais menée depuis cent cinquante ans [après laguerre de Crimée en 1853-1856]. »

Déjà, au cours des années 1990, les deux guerresde Tchétchénie avaient révélé la fragilité de l’armée.Le conflit avec la Géorgie, malgré une issue évidentequarante-huit heures seulement après le début deshostilités et un cessez-le-feu conclu aux conditionsimposées par Moscou au terme de cinq jours decombats, a accéléré la prise de conscience, tant ausein des états-majors que des élites politiques.L’épisode a montré à quel point le commandementet le contrôle de l’armée, tout autant que sessystèmes de reconnaissance et de communication,étaient obsolètes. La Géorgie n’avait pas d’avionsde chasse, et pourtant la Russie a reconnu avoirperdu quatre de ses avions (trois chasseurs decombat Soukhoï de classe Su-25 et un bombardierà longue portée Tupolev [Tu-22] utilisé pour desmissions de reconnaissance), tombés sous les tirs sol-air géorgiens. Tbilissi, de son côté, continue d’affirmeravoir abattu vingt et un appareils (1). Alors que lasupériorité numérique et matérielle de la Russie nefait aucun doute, l’armée géorgienne, qui disposede chars d’assaut T-72 reconditionnés en Républiquetchèque, de drones de fabrication israélienne et desystèmes de communication modernes, a fait ladémonstration de sa supériorité technologique.

La mise en œuvre d’une nouvelle réforme et lesefforts budgétaires consentis pour moderniser leséquipements témoignent du choc ressenti à Moscoulors de l’affaire géorgienne (2). En décembre 2010, leprésident Dmitri Medvedev a annoncé le déblocagede 22 000 milliards de roubles (540 milliards d’euros)d’ici à 2020, soit l’équivalent de 2,8 % du produitintérieur brut (PIB) par an, selon le plan de moderni-sation des armées décidé la même année. Un tel niveaud’investissement public est sans précédent depuis lafin de la guerre froide (3).

Pendant quinze ans, l’armée russe n’a pas acquisde nouveaux matériels : l’armée de l’air, par exemple,n’a reçu aucun appareil jusqu’en 2003, et depuis ellen’a été dotée que de quelques avions supplémen-taires. M. Medvedev lui-même en convient : seulement15 % de l’arsenal militaire en service peut être qualifiéde «chef-d’œuvre de technologie (4)». Les mesuresrécentes visent à permettre aux forces armées derattraper leur retard en renouvelant, d’ici à 2015, 30 %de leurs équipements avec du matériel répondant auxcritères actuels de modernité.

* Journaliste. Auteur de From Perestroika to Rainbow Revolu-tions. Reform and Revolution After Socialism, Hurst, Londres, 2011.

Mais il n’est pas certain que le gouvernementsoit en mesure d’atteindre ces objectifs. Durant l’èresoviétique, la défense était au cœur de l’économie.Bien qu’il soit très difficile d’établir une estimation,on peut dire que l’effort militaire absorbait alors, selonles périodes, entre 20% et… 40 % du PIB (5). Aprèsl’éclatement de l’URSS, ce furent les clients étrangersqui décidèrent de la prospérité ou du délitementd’une activité ou d’une autre, puisque le secteur nesurvivait que grâce aux exportations. La Russie post-soviétique n’a réussi ni à développer ni à produirede nouveaux armements.

Les équipements actuels ont tous été mis aupoint et fabriqués sous le régime communiste, àdeux exceptions près. D’abord, le chasseur decombat de cinquième génération Soukhoï T-50,censé concurrencer le F-22 Raptor de LockheedMartin, actuellement en service dans l’armée améri-caine et à ce jour sans rival dans les airs. Testé début2010, son prototype intéresse déjà les arméesindienne et vietnamienne, même si les experts consi-dèrent que ses caractéristiques en vol et son moteuren font davantage un appareil de quatrièmegénération avancée que de cinquième génération.Autre prodige de la technologie de pointe russe, lemissile intercontinental Boulava a connu des diffi-cultés techniques. «Chacun des essais de lancements’est soldé par un échec dû à l’un ou l’autre de sescomposants», observe Gots. Cela tiendrait, selonlui, à une « rupture de la chaîne de production indus-trielle qui met le secteur dans l’incapacité defabriquer en série ». Depuis la chute de l’URSS, desmilliers de scientifiques ont en effet quitté le pays ;les recrutements sont restés au point mort. Et, plusimportant encore, l’ensemble du complexe militaro-industriel, laissé à l’écart de tout effort de moderni-sation, s’est progressivement désintégré… Au seinde l’industrie de défense, cela s’est traduit par unedifficulté à assurer le renouvellement des généra-tions : l’âge moyen des techniciens du secteur estde 58 ans.

Dans un tel contexte, il paraît peu probable quela Russie retrouve le niveau de production qu’elle aconnu jadis. En mars 2006, à la suite d’une visite enAlgérie de M. Vladimir Poutine, les deux pays avaientsigné un contrat de 8 milliards de dollars aux termesduquel Moscou s’engageait à fournir à l’arméealgérienne divers matériels, dont trente-cinqchasseurs Mig-29. En 2008, Alger renvoyait quinzedes appareils reçus au cours des deux années précé-dentes, considérant qu’ils étaient « de qualitéinférieure ». Les Mig russes présentaient deuxproblèmes : leur système électronique ne corres-pondait pas à la description qui en était faite dansle contrat, et par ailleurs certaines pièces provenaientvraisemblablement de vieux stocks datant de l’èresoviétique. Moscou ne s’est pas opposé aurapatriement de ces avions, qu’il a immédiatementaffectés… à ses propres forces armées.

L’interminable saga du porte-avions Amiral-Gorshkov représente un autre camouflet. Faute demoyens, ce bâtiment, mis en service à l’époque sovié-tique sous le nom de Bakou et plus tard rebaptisé enhommage à l’amiral Sergueï Gorshkov (1910-1988),héros de l’Union soviétique, avait été mis à la retraiteavant d’être proposé à la vente en 1996. En 2004,l’Inde s’en est portée acquéreuse pour 950 millionsde dollars (environ 700 millions d’euros) et, à sontour, l’a rebaptisé INS Vikramaditya, du nom d’un roide légende. Plusieurs changements contractuelsétaient alors prévus. Il était question de supprimer lesmissiles de croisière pour accueillir une flotte aérienneplus importante. Après de nombreux contretempset de multiples amendements au contrat, le projetcoûtera trois fois le prix initialement convenu, et la

livraison, qui aurait dû intervenir en 2008, a étéreportée à 2012. En Inde, pays qui est toujours lepremier acheteur d’armements russes, l’affaire duGorshkov a fait grand bruit. Les autorités ont eu àessuyer de vives critiques, ce qui pourrait les inciterà se tourner vers de nouveaux fournisseurs d’équi-pements modernes (6).

Pour l’heure, les exportations sont en constanteaugmentation : de 2,5 milliards d’euros en 2001 à5,4 milliards en 2009 et 6,8 milliards en 2010. Maisla Russie pourrait perdre la position dominante qu’ellerevendique sur le marché mondial de l’armement.Déjà, la Chine, qui fut le premier client russe dansles années 1990, développe ses propres avions decombat de quatrième génération, les J-10, et produitaussi des chars d’assaut Type-99. Elle reste parmiles gros importateurs d’armement russe, mais derrièrel’Inde et l’Algérie (7). Début 2011, à quelques joursseulement de la visite du secrétaire américain à ladéfense Robert Gates, Pékin dévoilait son prototyped’avion de chasse de cinquième génération. Si lesbesoins de ses forces armées absorbent encore latotalité de la production des usines chinoisesd’armement, les experts estiment que la Chinepourrait s’imposer comme un concurrent redoutablepour les exportateurs russes.

La signature, en janvier 2011, d’un accord entre laFrance et la marine russe pour l’achat de deux naviresde guerre de classe Mistral – de facture hexagonale –est emblématique d’une autre tendance. L’affaire asuscité bien des controverses en Russie, où denombreuses voix se sont élevées pour réclamer quele contrat de 1,9 milliard de dollars (1,4 milliard d’euros)soit confié à l’un des nombreux chantiers navals désaf-fectés du pays. Un Mistral peut embarquer à son bordjusqu’à sept cents soldats, soixante véhicules detransport de troupes et seize hélicoptères. C’est aussiune arme d’attaque au sol potentielle, dans un scénariosimilaire à celui du conflit géorgien. Ce cas de figuren’est pas une première. En 2009, l’armée russe avaitdéjà signé un contrat avec la société israélienne IsraelAerospace Industries (IAI) pour l’importation de douzedrones. En 2010, un nouveau contrat avait été conclu,qui autorisait la fabrication, sur le sol russe, de dronesde technologie israélienne (8).

Pour Rouslan Poukhov, directeur du Centred’analyse des stratégies et des technologies (CAST)de Moscou, il n’est pas surprenant de voir la Russieimporter du matériel militaire : «L’Union soviétique futune exception», affirme-t-il, rappelant l’autosuffi-sance d’un complexe militaro-industriel capable alorsde pourvoir à la totalité des besoins de l’armée rouge.«Même les Etats-Unis, qui bénéficient pourtant d’unbudget de défense équivalent à la moitié desdépenses de défense dans le monde, achètent des

armes à l’étranger. En se fournissant ailleurs, legouvernement russe maintient la pression sur sonindustrie de défense nationale afin de l’inciter à uneplus grande compétitivité, tant sur la qualité que surles prix et les délais de livraison.»

A l’avenir, et surtout si les pourparlers en courssur une remilitarisation massive aboutissent, leministère de la défense se tournera de plus en plusfréquemment vers des fournisseurs étrangers, mêmesi M. Serdioukov n’exclut pas l’achat de technologiesde défense nationale. De son côté, et bien que leschéma soit quelque peu différent, l’armée américainese procure de plus en plus d’armes russes – deskalachnikovs aux hélicoptères de transport –, lePentagone privilégiant des technologies basiques,peu onéreuses et faciles d’entretien pour en doterses nouveaux alliés, autrefois équipés d’armes sovié-tiques. C’est le cas des cinquante-neuf hélicoptèresde transport de troupes Mi-17 qu’il souhaite acquérirpour un montant global de 800 millions de dollars(près de 600 millions d’euros) afin de fournir l’Afgha-nistan, l’Irak et le Pakistan (9).

Du côté de l’industrie civile, on constate lesmêmes signes d’essoufflement. Depuis quelquesannées, Moscou essaie de relancer le système denavigation par satellite Glonass, également mis enplace durant l’ère soviétique. Destiné à rivaliser avecl’américain Global Positioning System (GPS) etl’européen Galileo, ce projet avait été abandonnédans les années 1990 sous la présidence de BorisEltsine. En 2002, les autorités en décidaient la repriseet annonçaient la mise sur orbite de vingt-quatrenouveaux satellites afin de parfaire le système àl’horizon 2011. Lors d’un lancement, en 2010, unaccident a détruit trois satellites et causé des pertesévaluées à 348 millions d’euros. Aujourd’hui, lesperformances du système Glonass demeurentinférieures à celles de ses concurrents, tant du pointde vue de sa précision que de sa couverture du terri-toire, ce qui remet en question l’intégralité duprogramme (10). Quant à l’aviation civile, elle achètede préférence des cargos de fabrication Airbus ouBoeing, tandis que l’avenir commercial du SuperJet-100, l’avion de transport de passagers développépar Soukhoï, demeure très incertain.

Depuis vingt ans, les réformes militaires appa -raissent comme une constante de la vie politique

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DES ÉQUIPEMENTS RÉPUTÉS MAIS OBSOLÈTES

Une industrie militaire russe en état de choc

russe (11). Dans les années 1990, le terme de« réforme», qui relevait principalement de l’euphé-misme, était volontiers utilisé pour éviter d’évoquer leformidable effondrement des forces armées. L’avè-nement de M. Poutine a coïncidé avec le début d’unenouvelle guerre en Tchétchénie. L’armée avait àl’époque bénéficié de budgets supplémentaires, et,en dépit des violences perpétrées et des innombrablespertes en vies humaines – civiles et militaires –, elleétait parvenue à regagner un peu de son prestige. Leprésident Poutine avait alors su utiliser cette aurasymbolique pour projeter l’image d’une Russie ànouveau puissante. Il avait, à cette époque, remis augoût du jour la tradition des parades militaires sur laplace Rouge pour la commémoration de la victoiredu 9 mai 1945 ; à l’occasion du défilé de 2007, il avaitmême restauré les démonstrations en vol de bombar-diers Tupolev.

Pour autant, assure Fiodor Loukianov, rédacteuren chef de la prestigieuse revue Russia in GlobalAffairs, « la Russie n’a plus de velléités impériales.Poutine tend à faire passer la seconde guerremondiale pour la guerre de la Russie, en occultant laparticipation des autres pays. La victoire de la “grandeguerre patriotique” – c’est ainsi qu’on l’appelle ici –fut un facteur d’unification pour tous les citoyenssoviétiques. Poutine travaille à rétablir la Russie dansson rang de grande puissance, pas à reconstituerl’empire».

Le train de réformes lancé en 2008 et l’investis-sement colossal dans les technologies militaires depointe devraient porter leurs fruits après 2020. Quelsera alors le visage de la défense russe? Selon lejournaliste Andreï Soldatov, «cette politique ne doitrien à la guerre russo-géorgienne. Elle lui est debeaucoup antérieure». Toutefois, du côté de l’armée,elle est perçue comme une sanction. Un sentimentde malaise prévaut. Au cours des deux dernièresannées, plusieurs unités des forces spéciales(Spetsnaz) qui avaient pris part au conflit et contribuéà la victoire ont été démantelées ; le service militaireobligatoire a été aboli, et cent mille officiers ont étédémis de leurs fonctions. Tout cela a fini parprovoquer des mouvements de contestation dansles rangs de ce corps habituellement plutôt passif etapolitique. L’objectif officiel est de faire passer leseffectifs d’un million deux cent mille soldats à unmillion. Mais en réalité, les effectifs sont déjà inférieurs,puisqu’ils avoisinent les sept cent cinquante millehommes.

Lors de la signature du contrat concernant lesnavires Mistral avec la France, seuls les trois Etatsbaltes (Lituanie, Lettonie et Estonie) et la Géorgie sesont manifestés pour exprimer leur désapprobation.Alors que ceux-ci patrouilleront dans les eaux de la

Au sein de l’armée,un sentimentde malaise

(1) Une étude d’experts russes avance le bilan de six avions abattus,dont la moitié au moins par les troupes russes au sol. Cf. RouslanPoukhov, «Les chars d’août», Centre d’analyse des stratégies et destechnologies (CAST), Moscou, 2010, www.cast.ru

(2) Nezavissimaïa Gazeta, Moscou, 9 août 2010.(3) Ria Novosti, 25 novembre 2010.(4) Bloomberg, 18 mars 2011.(5) William E. Odom, The Collapse of the Soviet Military, Yale

University Press, New Haven, 1998, p. 104.(6) « “Second-hand” Gorshkov costlier than new warship : CAG»,

The Times of India, Bombay, 24 juillet 2009.(7) « Russia’s arms exports to reach record $10 bln in 2010», Ria

Novosti, 28 octobre 2010.(8) « Israel signs $400 million deal with Russia», United Press Inter-

national, 15 octobre 2010.

(9) « On Pentagon wish list : Russian copters», The Wall Street Journal,New York, 8 juillet 2010.

(10) « Russia to launch new batch of Glonass satellites by June», RiaNovosti, 25 janvier 2011.

(11) Lire «L’armée russe en quête de réformes», Le Monde diplo-matique, septembre 2000.

(12) Nom donné au programme de réformes lancé en 1985 parM. Mikhaïl Gorbatchev.

(13) « Medvedev calls for economy reform», BBC News, Londres,12 novembre 2009.

(14) « Russia’s Skolkovo may cost $2 billion in next 3 years -Vekselberg», Ria Novosti, 1er juillet 2010.

(15) Archie Brown, The Gorbachev Factor, Oxford University Press,1996.

Marchands d’armes et partage du monde

LA géographie des ventes d’armesconventionnelles montre un partage

du monde qui n’est pas sans rappeler celui de la guerre froide. En dix ans, le complexemilitaro-industriel russe s’est restructuré, sans avoir mené à terme sa modernisation.Moscou a étendu ses positions en Asieorientale (Chine, Indonésie…) tout enconsolidant ses ventes vers les ex-Républiquessoviétiques d’Asie centrale et vers l’Inde. Ce pré carré russe est « encerclé » par des régions qui se fournissent auprès des pays membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN)

ou alliés des Etats-Unis. Au point de représenter une véritable ceinture de sécurité : à l’est, un « mur » Pacifique avec le Japon, la Corée du Sud, Taïwan, les Philippines, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ; à l’ouest et au sud,l’Europe élargie et le corridor « Proche-Orient - pays du Golfe ». Aux côtés de cesgéants exportateurs (150 milliards de dollarspour les Etats-Unis et l’Europe entre2000 et 2010, un peu plus de 60 milliards pour la Russie), mais loin derrière, des acteurssecondaires pointent le bout de leurs fusils :l’Ukraine, Israël et la Chine.

Trente-deux pôlesscientifiques en malde financements

PHILIPPE REKACEWICZ

16EN ESPAGNE, UN NOUVEAU MARCHÉ POUR LA SÉCURITÉ PRIVÉE

Des thoniers sous escorte paramilitaire

CERTAINS thoniers reconnaissent en effetne pas respecter les conventions de sécu-rité habituelles. Un capitaine espagnolconsidérait récemment comme une«blague» le fait de devoir pêcher par paires,et donc partager les bancs de thons. L’Artza,victime d’une attaque avortée en mai 2010,était – malgré plusieurs injonctions à sedérouter – à 210 milles marins (389 kilo-

Contrairement aux discours plutôtrassurants de l’Organisation maritimeinternationale (OMI) et des militaireseuropéens de l’opération «Atalanta» quicroisent dans la région, les armateurs espa-gnols se plaignent d’un grand nombred’attaques. «On est boutés en dehors denotre zone de pêche, explique un capitainethonier. Les pirates ont désormais unrayon d’action sur plus de la moitié decette zone (2).» Et ce «en toute impunité».En septembre 2009, le président de l’Or-ganisation des producteurs associés degrands thoniers frigorifiques (Opagac)déplorait trois attaques dans la région endeux semaines. En réalité, celles-ci serésument le plus souvent à la détectiond’une embarcation suspecte et à la miseen route des protocoles de sécurité :abandon de la senne (3) et des prises, fuiteà pleine vitesse. Des militaires espagnolssuggèrent même que la menace est parfoisexagérée intentionnellement par les arma-teurs, afin de peser sur les négociationsavec les ministères concernés.

consortiums Opagac et Anabac (Associa-tion nationale des armateurs de thoniersfrigorifiques) ont ainsi réclamé au gouver-nement espagnol l’embarquement de mili-taires à bord des bateaux, système adoptépar la France et la Belgique.

En octobre 2009, le Parti nationalistebasque (PNV), appuyé par le Parti popu-laire (PP), présenta au Parlement unemotion visant à obtenir que la mission deprotection des forces armées espagnoless’étende aux navires de pêche, au nom dela sauvegarde des emplois de la filièrethonière. Le Parti socialiste ouvrier espa-gnol (PSOE), soutenu par la coalitionIzquierda Unida, relevait alors l’infaisabi-lité juridique du procédé : les thoniersseraient certes sous juridiction espagnole,mais sans se trouver en territoire espagnol.De plus, la conversion d’un thonier « ennavire de guerre», en mettant «quatre fusi-liers marins aux ordres d’un capitaine depêche», serait une «folie». La ministre dela défense Carme Chacón rappela à cetteoccasion que recourir à la sécurité privéese révélerait moins coûteux que la contri-bution espagnole à «Atalanta », et que l’Espagne n’avait pas autant de soldatsdans le monde que la France.

La proposition du PNV fut doncrepoussée, mais le débat perdura jusqu’àfin 2009, avec notamment la modification,par décret royal, du règlement sur lesarmes, pour permettre aux entreprisesmaritimes de recourir à des opérateursprivés de sécurité. Le texte ajoute uneexception autorisant la détention et l’usaged’armes de guerre (d’un calibre inférieurou égal à 20 millimètres) sur «les naviresmarchands et navires de pêche qui navi-guent sous pavillon espagnol dans deseaux où existent de graves risques pour lasécurité des personnes et des biens (5)».Les Parlements autonomes basque et gali-cien sont allés plus loin encore en prenanten charge un quart des frais, affirmant que« la sécurité doit être publique ». L’Etatespagnol faisant de même, la facture durecours à la sécurité privée acquittée parl’armateur se voit ainsi réduite de moitié.

Ce marché largement subventionné parles fonds publics a immédiatement éveillél’intérêt d’entreprises espagnoles, parfoisnovices en la matière. La protection privéedes navires de pêche existait auparavant.Plusieurs armateurs basques et un galicienétaient déjà sous contrat depuis 2008 avecdes sociétés de sécurité anglo-saxonnes(Minimal Risk, Corporate Risk Interna-tional et Secure West). Mais ces contratsne concernent que les navires de pêchebattant pavillon des Seychelles, dont lalégislation autorise ce type de prestation.

Jusque-là simples spectatrices, les entre-prises de sécurité espagnoles ont su relayerà leur profit l’attention nationale portée àl’affaire de l’Alakrana. Elles exploitenthabilement la notion d’« insécurité mari-time» qu’elles ont contribué à définir etdont elles sont les principales bénéficiaires.A l’occasion de cette attaque, des petitspatrons de sociétés de sécurité ont étéérigés par les médias en véritables expertsen géostratégie, distribuant conseils etprévisions apocalyptiques, au détrimentdes militaires professionnels, qui souffrent,histoire oblige, de leur mauvaise réputa-tion auprès du public. Jusqu’ici circons-crites à la protection de biens ou de

personnes (notamment au Pays basque eten Amérique latine), ces entreprises enten-dent désormais rivaliser avec la concur-rence étrangère. Elles jouent pour cela surla «préférence espagnole» souhaitée parle gouvernement et largement reprisecomme «garantie» dans certains médias,qui voient en elles des corsaires modernes.

Le président de la société de sécuritéAsociación Española de Escoltas (ASES),M. Vicente de la Cruz, déconseillait ainsiaux armateurs espagnols de faire appel àdes prestataires étrangers, invoquant desprécédents de collusion entre pirates,mafias et mercenaires. Les entrepreneursde sécurité espagnols menèrent dans lemême temps une intense campagne d’autopromotion en direction des médias.Lesquels manifestent une passion pour lesreportages sur les stages pratiques et lesentraînements martiaux des academiasprivées créées par ces sociétés, et destinées

à sélectionner le futur personnel habilité àembarquer sur les thoniers.

L’école de GM Formación à Alicantedispense par exemple un cours de «protec-tion maritime » où, durant une semaine,les élèves reçoivent des rudiments d’au-todéfense, de tir (sur des bouées) et denavigation dans le port de la ville. Parmiles participants, qui paient chacun600 euros pour ce cycle de formation,seuls quelques-uns seront définitivementadmis dans l’équipe embarquée.

Dans l’école créée par son concurrentEulen Seguridad à Valence, deux centscandidats ont afflué en deux jours pourpostuler aux trente places du contrat signéavec un armateur thonier. Chez ASES, lesrecrues font leurs classes en public, dansun petit village de pêcheurs de Catalogne,Ametlla de Mar. Le dernier jour de leurentraînement, la société avait invité leschaînes de télévision pour un spectacleen direct. A Ciudad Real (Castille-LaManche), la société Levantina de Segu-ridad s’est offert un terrain de vingt-quatremille hectares équipé de polygones de tir,et ses élèves n’ont, en guise d’entraîne-ment maritime, qu’une nuit et un jour enhaute mer près d’Alicante…

Les équipes d’agents de sécurité embar-quées oscillent entre quatre et huithommes, pour des contrats dont le mon -tant estimé varie de 24 000 à 55 000 eurospar navire, selon le type de prestationchoisi. D’après les calculs de l’entrepriseASES, il faudrait en fait compter72 000 euros mensuels pour une équipede protection embarquée, à raison de12 000 euros de salaire par agent et parmois, et des coûts indirects qui compren-nent l’équipement individuel de combat,l’acheminement du matériel et le loge-ment à l’hôtel pour une semaine de reposaprès trente jours en mer.

OCTOBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

PAR EDOUARD SILL *

La pêche n’est pas forcément une activité de toutrepos. Bateaux attaqués, équipages séquestrés, lespirates jouent les trouble-fête au large de la Somalie.Au point que des navires de guerre ont même étédéployés pour protéger les thoniers. Mais la situa-tion pro!te également aux sociétés privées de sécu-rité, qui entendent élargir leur in"uence.

L’insécurité maritime, une notion commode

LE 9 AVRIL 2010, sur un aéroport desSeychelles, un gros-porteur de l’aviationmilitaire espagnole dépose un lot demitrailleuses et de fusils d’assaut prove-nant des stocks de l’armée. Les destina-taires ? Des employés d’entreprises desécurité privées espagnoles, bénéficiairesdes nouveaux contrats de protection desthoniers pêchant au large des côtes soma-liennes. Cette livraison est la secondedepuis 2009 : certains bateaux ayant subide nouvelles attaques en 2010, ils sontéquipés de mitrailleuses supplémentaires.Avec elles, se félicitait Mme María TeresaFernández de la Vega, alors vice-présidentedu gouvernement, la pêche espagnoledispose d’«armes adéquates» avec «effetdissuasif» contre la piraterie.

En octobre 2009, la capture du thonierfrigorifique géant Alakrana et les quarante-sept jours de détention de ses trente-sixmembres d’équipage (dont seize Espa-gnols) avaient profondément choqué dansla péninsule. Et donné une large visibilitéaux problèmes rencontrés ces dernièresannées par les thoniers opérant dans cetterégion (lire l’encadré). Si ces abordagesn’ont jusqu’ici jamais causé de victimesdirectes (1), les coûts et le stress occa-sionnés par cette menace sont désormaispris très au sérieux. Sans parler des rançonsqu’il faut éventuellement débourser pourlibérer un navire. Sept cents navires illégaux

DÉSORMAIS, certaines entreprisesespagnoles réfléchissent à investir dansl’achat de navires « corsaires », pourfaire face à la concurrence de la sociétéde sécurité britannique Naval GuardsLTD, qui dispose de vedettes militairesprivées dans la région des Seychelles.D’autres, comme l’andalouse UCGlobal, ne cachent plus leur caractèrede véritables sociétés militaires privées,plus banalement désignées comme« mercenaires ».

L’approche espagnole relance ainsi ledébat sur l’évolution des activitésdes entreprises de sécurité privées. Cesdernières disposent dorénavant d’unmarché créé sur mesure, dont la naturedes missions ne saurait se limiter, à terme,à la protection des seuls navires de pêche.Elles peuvent user en toute légalité d’unarmement militaire, ce qui ouvre unebrèche dans le contrôle des activitésmercenaires et paramilitaires. De plus, onne peut que craindre une escalade dans laviolence : si les abordages n’ont encorejamais causé la mort d’un marin, lenombre de Somaliens abattus ou noyésdemeure inconnu. Or la surenchère coer-citive et la disproportion des moyensemployés ne sauraient mettre un terme àla piraterie.

Le débat sécuritaire a en effet totale-ment occulté la question de la présence denavires industriels géants, interdits dansd’autres mers, pratiquant une pêche inten-sive. Pourtant, en 2005, selon un rapportde l’Organisation des Nations unies pourl’alimentation et l’agriculture (FAO), prèsde sept cents navires étrangers pêchaientillégalement dans les eaux soma-liennes (6). Un braconnage à grandeéchelle qui ferait perdre 300 millions dedollars chaque année à un pays classéparmi les plus pauvres du monde. Mêmesi la piraterie ne s’attaque pas qu’auxbateaux de pêche, on voit mal, dans cecontexte, comment elle pourrait dispa-raître. Il est probable au contraire qu’elles’adaptera aux méthodes de guerre utili-sées contre elle, garantissant ainsi unmarché d’avenir aux entreprises de sécu-rité à vocation mercenaire.

(1) Trois marins thaïlandais ont toutefois péri en2008, du fait de leurs conditions de détention en Somalie.

(2) « Un thonier français attaqué par des piratessomaliens», www.lemonde.fr, 14 septembre 2008.

(3) Filet rectangulaire utilisé pour encercler les bancsde poissons et les capturer en surface.

(4) Agence EFE, 15 septembre 2009.(5) Décret 1628 /2009 du 30 octobre 2009.(6) « Fishery country profile : Somalia», FAO, 2005,

www.fao.org

mètres) des côtes somaliennes, soit très prèsde la zone économique exclusive du pays,normalement interdite à la pêche étrangère.Mais c’est vers l’Etat que se retournent lespatrons thoniers pour assurer leur protec-tion. «Si je paie mes impôts, c’est pour quemon gouvernement me défende», résumeM. Moisés Pérez, responsable de la Compa-gnie européenne des thonidés (4). LaConfédération espagnole de la pêche(Cepesca), un puissant syndicat, et les deux

LÉON LAYON. – De la série

«Godaille de Belle-Ile»,

2009

* Historien.

LES THONIERS espagnols naviguent depuis 1984 dans l’océan Indien, surune zone comprise entre les Seychelles et les côtes somaliennes, d’où

proviennent chaque année 21 % des thons majeurs (principalement l’albacore,le listao et le patudo) pêchés dans le monde. L’Espagne possède dans larégion 33 thoniers senneurs (18 sous pavillon espagnol et les autresenregistrés aux Seychelles). La pêche espagnole représente 65 % de l’activitéthonière européenne et un cinquième des 4 milliards d’euros de la pêchecommunautaire (1). En 2007, dans la péninsule, 35 074 emplois dépendaientde la pêche, dont environ 2000 sur les bateaux et 12000 dans les conser-veries. Les thoniers espagnols, comme les français, également très présentsdans la région (2), constatent cependant une chute importante des prisesdans le secteur des Seychelles, qu’ils attribuent à la menace pirate.

E. S.

(1) Chiffres de 2005 et 2007 : «Facts and figures on the common fisheries policy», Commissioneuropéenne des affaires maritimes et de la pêche, édition 2010, et «La filière thonière européenne.Bilan économique, perspectives et analyse des impacts de la libéralisation des échanges.Rapport final », Oceanic Développement, Poseidon Aquatic Resource Management Ltd etMegaPesca Lda, 2005.

(2) Cf. «Le thon, le pirate et le mercenaire», www.mouvements.info, 21 octobre 2010.

Convoitises dans l’océan Indien

17 LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2011

CETTE CRISE DU LIBÉRALISME QUI GALVANISE LES LIBÉRAUX

Bouée pour la Grèce, béquille pour l’euro

l’équivalent de 200 % du produit intérieurbrut (PIB). Ce n’est pas gagné : elleapproche actuellement les 160 %, et ledéficit budgétaire enregistré pour la périodejanvier-août 2011 est de 18 milliards d’euros(soit 9 points de PIB). Loin de se résorber,ce dernier s’accroît, en grande partie du faitque l’austérité effarante imposée à lapopulation a encore approfondi la récession;l’activité économique reculera de 5 % en2011. La ristourne de 21 % sur le montantde leurs créances, acceptée «bénévolementsous la contrainte » par les banqueseuropéennes, en vertu de l’accord du21 juillet, pourrait néanmoins aider à rendrece seuil de 200 % plausible. La questionrevient donc à savoir qui pourrait porter àlong terme une telle dette, à des conditionsfinancières qui n’asphyxient pas complè-tement la société grecque (on ne parle pasde lui rendre sa joie de vivre…)?

PAR LAURENT CORDONNIER *

Dire une chose et son contraire, tout en béné!ciant du statutd’oracle : c’est le privilège des « marchés ». Télescopagerévélateur, les voici qui dénoncent d’un même sou"e laruine de l’économie grecque, étou#ée par l’austérité, et ladésinvolture italienne, qui en ralentit la mise en œuvre. Nepeut-on imaginer une autre « règle d’or » que celle quiconsiste à s’a#ranchir à ce point du joug de la raison ?

SUPPOSONS que l’urgence soit bienaujourd’hui de «sauver» la Grèce. Si l’onsuit le mouvement des idées qui semblentencore dominer, cela signifierait empê-cher tout défaut de paiement de l’Etathellène, et maintenir le pays dans la zoneeuro. Non seulement parce qu’il seraitcatastrophique pour les Grecs de faillir àl’un ou l’autre de ces objectifs, mais aussiparce que les conséquences seraient dévas-tatrices pour le reste de l’Europe. Dans cesens, sauver la Grèce serait bon pour lesGrecs et pour les Européens dans leurensemble. Admettons un instant cela, etposons-nous la question suivante : quellesen seraient les conditions de possibilité ?

Pour mettre les choses au mieux,supposons qu’Athènes parvienne à rétablirses finances publiques d’ici trois ou quatreans, en sorte que la dette ne dépasse pas

tions avantageuses qu’on nous présenteaujourd’hui. Le renchérissement du coûtde ses emprunts aurait des répercussionssur l’ensemble des dettes souveraines de lazone euro, car le poids des garantiesapportées à ces emprunts s’alourdirait pourles pays qui, comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou la France, ne feraient pas encorepartie des Etats secourus. Le plan desauvetage européen ressemblerait alors àl’adossement de deux tréteaux pourris qu’oncherche à faire tenir ensemble par la grâcede leur fatigue respective (3).

Les euro-obligations (ou eurobonds) neconstitueraient pas, pour cette raison même,une bien meilleure solution. Sur le papier,la formule, qui consiste en une mutuali-sation des dettes souveraines, modulée pard’ingénieux bonus-malus sur les tauxd’intérêt, est élégante et politiquementingénieuse (4). L’Europe économiquesurgissant du chaos des dettes dans unecosmogonie enfantant le fédéralisme budgé-taire, le mythe est même attendrissant :cotillons et dragées pour tout le monde!Mais cela ressemblera aux mêmes tréteauxpourris.

Car le brassage de toutes les dettespubliques dans un seul titre distilleraparadoxalement un parfum de vins coupés,rappelant par trop les crédits subprime,compilés, structurés et titrisés… un tour depasse-passe visant à mélanger le bon grainet l’ivraie.

Il ne restera plus, alors, dans l’urgence,et comme unique solution, qu’à forcer lesbanques européennes à détenir l’ensembledes dettes publiques des Etats européensattaqués. C’est peut-être cela que cherchentau fond les dirigeants européens. Adeptesd’une sorte de trotsko-libéralisme, ils enseraient venus à penser que, tant que la crisen’est pas parvenue à son terme, on ne sauraitvoir se dégager les bonnes solutions. Quipourrait leur donner tort?

Une fois l’urgence passée, les autresbonnes solutions pourraient être envisagéessereinement. D’abord (enfin), instaurer unetaxe sur les transactions financières, ainsiqu’une taxe carbone au niveau européen,comme le propose maintenant l’économisteMichel Aglietta (5). Ensuite, abandonnerla cible d’inflation mortifère des 2 %, pouraller jusqu’à 4% ou 5 %. Le plus dur seraittoutefois de générer de l’inflation. Commele note en effet un autre spécialiste, RobertBoyer : «Le seul espoir, dans ce paysage,serait que l’on bute sur des pénuries demain-d’œuvre en Chine, mais aussi sur desconflits sociaux, qui permettent une inflationen Chine. Cela provoquerait un retour del’inflation, porté par les salaires en Chine,et qui réduirait le poids des dettes dansle monde. Ce serait un magnifiquescénario (6).» Pour aider, il faudrait peut-être (quand même) que le patronat européendonne un petit coup de pouce aux négocia-tions salariales…

Et, pour finir, faire adopter au niveaueuropéen une règle d’or. Mais vraimentrigoureuse, sérieuse, et comportant sesdécrets d’application! Interdiction pourraitêtre faite à tout Etat de dépasser 3 % dedéficit budgétaire, avec une cible de dettepublique inférieure à 30 % du PIB. En casde dépassement de l’un ou l’autre seuil, unedisposition aussi juste que courageuse :l’instauration d’un relèvement automatiquede la tranche marginale de l’impôt sur lerevenu (à 90 %, au-dessus de 35000 eurosnet, par unité de consommation et par an),de manière à ramener le déficit dans lesclous de la règle d’or.

On n’en voudrait pas à une social-démocratie européenne, redevenue friandede bonnes idées, de fixer un taux plus raison-nable de 85 %.

La défiance des marchés s’amplifiera.Une fois que la BCE aura cessé sonprogramme de rachat, les taux d’intérêtrecommenceront à se tendre sur les dettesitalienne et espagnole. Il suffira alors d’uncoup de sifflet farceur dans les tribunes pourque tout le monde croie au penalty (unerétrogradation en rafale des notes sur lesdettes souveraines par les agences denotation) et pour que la prophétie autoréa-lisatrice se remette en branle. Les paysattaqués ne pourraient plus se permettre derenouveler les titres de leur dette parvenusà échéance, contraints qu’ils seraientd’emprunter à des taux devenus exorbitants.Au bout du compte, leur dette deviendraitinsoutenable, non en raison de son montant,mais en raison de l’envolée des taux d’intérêt.Rappelons en effet qu’une dette sur laquellece taux serait nul ne coûterait rien! C’estdonc son augmentation qui rend la detteinsoutenable (dans le sens où la charge dupaiement des intérêts grève d’autant le budgetde l’Etat). Cela conforte en retour les prêteursdans l’idée que la dette est devenue insoutenable, les conduisant à augmenter laprime de risque qu’ils réclament à l’Etatemprunteur… ce qui pousse les taux d’intérêtà la hausse, et rend d’autant plus crédibleleur risque de défaut futur.

Dans cette atmosphère de panique, unFESF que l’on aurait négligé de doter desmoyens suffisants ne permettrait pasd’emprunter sur les marchés dans les condi-

* Economiste, auteur de L’Economie des Toambapiks,Raisons d’agir, Paris, 2010.

Alors, le pire deviendrait certain

(1) Nomura, cité par Les Echos, Paris,13 septembre 2011.

(2) Avec 12 % de son PIB consacrés aux rémuné-rations publiques, la Grèce est en ligne avec la plupartdes pays de l’Organisation de coopération et de déve -loppement économiques (OCDE) (10 % à 12 %).Cf. «Tableaux de bord de l’emploi public », Centred’analyse stratégique, Paris, décembre 2010.

(3) Lire « La “rigueur” qu’il nous faut», Le Mondediplomatique, septembre 2010.

(4) Cf. l’étude de Natixis, rapportée par IsabelleCouet, « Un Eurobond qui profitera à tous »,http://blogs.lesechos.fr, 1er septembre 2011.

(5) Entretien accordé aux Echos, 15 septembre 2011.

(6) « La crise est plus grave que celle de 1929»,entretien avec Ludovic Lamant, Mediapart, 21 août 2011.

d’emprunt bien supérieure aux440 milliards d’euros actuels. C’est ceque M. Timothy Geithner, le ministre desfinances américain, a bien vu et qu’il estvenu expliquer aux dirigeants européenslors du sommet de Wroclaw (Pologne).Non par affection pour le VieuxContinent, mais, plus sûrement, paramour des banques. M. Geithner neconçoit pas de les laisser plus longtempsà la merci d’un défaut de paiement de laGrèce. Or, avec 440 milliards d’euros, leFESF dispose tout juste de quoi racheterla dette de ce pays. Cependant, il fautencore financer le plan du Portugal et del’Irlande, et en garder sous la semellepour montrer que l’on a éventuellementde quoi sou lager l’Italie ou l’Espagne(soulager seulement…). Alors quelmontant d’intervention pour le FESF ?Mille milliards d’euros constitueraient unchiffre raisonnable.

Le raisonnable ne saurait cependantproduire ses effets qu’en étant mis en œuvredans des délais... raisonnables, avec uneplanification... raisonnée, et la convictiond’agir avec une résolution... raisonnée !Toute nouvelle «avancée à reculons» dela part des dirigeants européens, même sielle s’effectue dans la bonne direction,apparaîtra a contrario comme uneconversion panique devant la précipitationd’événements incontrôlés. Alors, le piredeviendra certain.

PREMIÈRE partie de la réponse : en l’ab-sence de toute mesure contraignante,seule la puissance publique européenneaura encore bientôt le goût de détenircette dette. Comme l’énonce en toutesimplicité une officine financière, « nousn’imaginons pas que les investisseursreviennent à l’achat (1) ». Non seulementtout accroissement de la dette grecque nepourra plus être f inancé que par descréanciers publics, mais, au fur et àmesure que les titres en stock devront êtrerenouvelés, le secteur privé fera toutesles politesses pour laisser le Fonds euro-péen de stabilité financière (FESF) et leFonds monétaire international (FMI) seservir en premier.

Dans l’intervalle, les banques et autresinstitutions financières trouveront mêmeassez agréable que la Banque centraleeuropéenne (BCE), contre toutes sespréventions doctrinales, rachète de la dettesouveraine, pour accélérer le délestage deleur fardeau. En l’espace de quelquesannées, la dette grecque sera donc détenueintégralement par le public.

Il reste à savoir quel serait le tauxd’intérêt « acceptable » par la Grèce,comme pour toute autre société. A moinsde provoquer une révolution populaire, oula prise de pouvoir d’une dictature sangui-naire, ou la disparition de la civilisationgrecque, on pourrait énoncer qu’une nationdéveloppée ne saurait supporter dura -blement un prélèvement annuel supérieurà 6 % de sa richesse produite – ce quiéquivaudrait déjà, pour Athènes, à la moitiédes rémunérations de la fonctionpublique (2). A titre de comparaison, lacharge annuelle actuelle de la dette del’Etat français représente à peu près 2,3 %du PIB de la France. En admettant unestabilisation de la dette publique grecqueà 200 % du PIB national, il faudrait limiter

à 3 % le taux d’intérêt réel réclamé sur ladette du pays pour rester en deçà de ceprélèvement de 6 % du PIB.

En somme, si les Etats européens parve-naient à emprunter sur les marchés à 3 %(ou moins) en termes réels, ils réussiraientà financer la dette grecque sans que celaleur coûte un sou. Or, à la mi-septembre,le FESF est parvenu à lever 5 milliardsd’euros (sur dix ans) pour financer le pland’aide au Portugal, à un taux nominal de2,75 %. En considérant que le tauxd’inflation anticipé par les prêteurs tourneautour de 2 %, cela représente au final untaux d’intérêt réel de 0,75 %. Il serait doncpossible de financer durablement l’inté-gralité de la dette grecque dans des condi-tions bien inférieures au seuil d’asphyxieénoncé plus haut.

Ce scénario d’urgence exigeraitcependant encore trois autres conditions :que ce plan fût conçu avec cet objectifexplicite, que les dirigeants européensparviennent à s’entendre à son propos, etque le FESF soit doté d’une capacité

YVES MARCHAND ET ROMAIN MEFFRE. – « Horloge fondue », Detroit, 2008

NOUVELLE L IVRA I SON DE «MANIÈRE DE VOIR»

«Le casse du siècle»

CE N’EST PAS au moment où un nouveau cyclone finan-cier s’apprête à balayer nos côtes, se diront certains,que l’on se met à lire un traité sur les cyclones. L’ur-

gence : se barricader, sauver ce qui peut l’être. Et pourtant,les heures sont parfois longues avant la dévastation, et unbon fascicule sur les tourbillons de la finance peut aider àpatienter… et à comprendre. Car c’est bien ce qu’offre cettedernière livraison de Manière de voir (1), qui regroupe unevingtaine d’articles parus dans Le Monde diplomatiqueentre 1990 et 2011, auxquels s’ajoutent six textes inédits.

On refait ainsi l’itinéraire de l’ouragan, en suivant, avecNicolas Guilhot, cette génération de « jeunes-turcs » de lafinance, venus de la roture, et renversant les pratiquesprudentes et policées de l’ancienne aristocratie bancaire,pour prospérer sur tous les terrains de jeu qu’offre la financedérégulée. On s’invite, avec Ibrahim Warde, dans les retrous-sements de la pensée économique, qui a commencé parsupposer, dès les années 1960, que les marchés financiersétaient « efficients », et qui en a déduit tout le reste. Unethéorie dont le mathématicien Benoît Mandelbrot disait queles financiers y sont très attachés parce qu’il s’agit d’unedoctrine « d’une simplicité merveilleuse, que l’on peutapprendre en quelques semaines et dont on peut vivre ensuitetoute sa vie». Une pensée en congruence avec son objet, enquelque sorte. On redécouvre, avec les articles de Christiande Brie, de Jean-Louis Conne et d’Alain Astaud, que si l’ar-gent des banques n’a pas d’odeur, il a quelquefois des relentsd’opium ou de poudre blanche. Voire de sang.

On se convaincra à nouveau, sous la plume de DenisRobert, que la presse financière – et la presse en général –n’est jamais pressée de se ranger du côté de ceux qui dénon-cent les turpitudes de la finance, même lorsque la justice leurdonne enfin raison. On s’inquiétera, avec Dominique Plihon,de ce que les tentatives de «régulation» de l’industrie finan-cière ne dépassent guère quelques timides efforts de norma-lisation, si bien que la régulation elle-même repose sur«l’auto contrôle que les banques doivent exercer sur elles-mêmes et la discipline que le marché est supposé exercer parle biais de la concurrence». Et l’on mesurera le temps perdu,en relisant, sous la plume de Frédéric Lebaron – l’article datede 1998 –, cette conclusion : « Peut-on vraiment attendred’eux [les banquiers centraux] la grande réforme financièreinternationale qui permettrait d’asseoir une croissanceéconomique écologiquement et socialement plus juste? Cetteréforme nécessaire, Keynes l’avait imaginée en son temps,mais la plupart des responsables, y compris socialistes ousociaux-démocrates, l’ont oubliée. Elle suppose de remettreen cause trop d’intérêts établis – en premier lieu la libertédes spéculateurs.» On comprend que l’éditeur ait éprouvé lebesoin de fermer l’opuscule sur une lueur d’espoir, enconfiant à Frédéric Lordon le soin d’esquisser un autrechemin : «Pour un système socialisé du crédit».

L. C.

(1) Manière de voir, no119, «Le casse du siècle», octobre-novembre 2011,7,50 euros, disponible en kiosques et sur Internet : www.monde-diplo-matique.fr/t/mdv119

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(1) Pour un aperçu des controverses : «Démondiali-sation ou altermondialisme?» et «La démondialisationheureuse? Eléments de débat et de réponse à FrédéricLordon et à quelques autres collègues», http://alterna-tives-economiques.fr/blogs/harribey ; lire égalementFrédéric Lordon, www.fredericlordon.fr/triptyque.html,Bernard Cassen et Jacques Sapir, www.medelu.org

(2) Cf. « Crise globale, développement soutenableet conceptions de la valeur, de la richesse et de lamonnaie », Forum de la régulation, Paris, 1er et2 décembre 2009.

(3) « La mondialisation est-elle coupable ? »,débat entre Daniel Cohen et Jacques Sapir, Alter-natives économiques, no 303, Paris, juin 2011.

(4) Rapport Jean-Philippe Cotis, « Partage de lavaleur ajoutée, partage des prof its et écarts derémunérations en France », Institut national de lastatistique et des études économiques (Insee), Paris,2009.

(5) Frédéric Lordon, « La démondialisation et sesennemis », Le Monde diplomatique, août 2011.

(6) Michel Husson, « Une crise sans fond »,28 juillet 2011, http://hussonet.free.fr

(7) Frédéric Lordon, op. cit.

(8) Lire Jean-Christophe Kroll et Aurélie Trouvé,« La politique agricole commune vidée de soncontenu », Le Monde diplomatique, janvier 2009.

18LES IMPASSES D’UNE RÉPONSE

Sortir de la crise, mondiale, dont la logique de création devaleur pour l’actionnaire a été poussée àson paroxysme parce que tout était destinéà devenir marchandise, de la productiondes biens et services de base jusqu’à lasanté, l’éducation, la culture, lesressources naturelles et l’ensemble duvivant.

La mondialisation ne se réduit doncpas au libre-échange des marchandises,c’est-à-dire à la circulation de celles-ci.La finance hors-sol a été rattrapée par laloi de la valeur, une double contrainteaujourd’hui indissociable : revaloriser letravail qui n’est pas pressurisable à l’infini,d’une part ; le faire sur une base matériellequi se dégrade ou se raréf ie, d’autrepart (2). La crise financière a donc commefondements la surproduction capitaliste etl’impasse d’un modèle de développement.

L’un des principaux arguments despartisans de gauche de la démondiali-sation consiste à imputer les destructionsd’emplois et la désindustrialisation despays riches à la mondialisation. «Jusqu’aumilieu des années 1990, estime ainsiJacques Sapir, les gains de productivitédans les pays émergents n’étaient pas denature à modifier les rapports de forcesavec les pays dominants. En revanche,depuis le milieu des années 1990, onobserve des gains de productivité trèsimportants dans des pays comme la Chineou en Europe de l’Est. Dès lors, desactivités, par pans entiers, quittent lespays industrialisés (3).» On ne peut mieuxdire que la dégradation du rapport desforces entre la classe dominante et lessalariés dans les pays industrialisés estantérieure d’au moins quinze ans à l’émer-gence de la Chine.

Pour ne prendre que l’exemple français,la détérioration de la part salariale dansla valeur ajoutée (environ cinq points devaleur ajoutée brute des sociétés non financières par rapport à 1973, et près dudouble par rapport à 1982 [4]) et l’envoléedu chômage s’effectuent pendant ladécennie 1980. Les niveaux atteints alors(très bas pour la part salariale et très hautpour le chômage) ne seront ensuite jamaisvraiment modifiés sauf pendant la courte

période de 1997 à 2001. Il est donc exactde dire que la concurrence des forces detravail qui s’est accentuée au cours desdernières années a renforcé les positionsacquises par les possédants ; mais il estinexact d’attribuer aux pays émergents laresponsabilité première de la dégradationsalariale dans les pays capitalistes avancés.

Au final, la violence de classe du néo -libéralisme se traduit au sein des paysriches par un partage capital-travailfavorable au premier et par une modifi-cation de la répartition intérieure à lamasse salariale (les hauts salairesconnaissent des progressions très fortes,notamment parce qu’ils incorporent deséléments de rémunération du capital, typestock-options). Ce second aspect a aumoins autant à voir avec la position socialequ’occupe le haut encadrement des entre-prises, de par sa compétence technique,qu’avec le dumping social extérieur dontsont victimes les salariés au bas del’échelle.

D’où la prudence théorique nécessairepour éviter qu’un conflit de classes nesoit transformé en un conflit de nations,prudence dont Frédéric Lordon redoutequ’elle soit « vouée à l’inanité » car, selonlui, « les structures de la mondialisationéconomique placent objectivement [le

salariat chinois et le salariat français]dans un rapport d’antagonisme mutuel– contre lequel aucune dénégation nepourra rien » (5). De fait, la solutionprotectionniste établirait un primat del’antagonisme de nations sur celui declasses. Or la nature systémique de lacrise capitaliste mondiale renvoie aurapport social fondamental du capita-lisme et fait douter de la capacité despopulations à en sortir par une voienationale.

A de très rares exceptions (commel’Equateur sur la question de la dette, parexemple), les Etats sont chargés de fairepayer la crise aux populations, tel estl’enjeu fondamental unif icateur desclasses dominantes. Aucun gouvernementne veut ni ne peut prendre le risqued’assumer les conséquences d’un défautsur les dettes souveraines qui pourrait sepropager dès lors que le premier maillonaurait sauté. Tous condamnent ainsi leurséconomies à la récession. Par ailleurs, lamondialisation n’est pas seulementcommerciale et financière, elle est aussiproductive, au point que les grandsgroupes multinationaux se préoccupentpeu des trajectoires économiques natio-nales (6). La question des espaces perti-nents de régulation et de lutte contre lacrise est donc cruciale.

OCTOBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

L’AFFAIBLISSEMENT des sociétés sousles coups de boutoir de la finance aatteint un point limite : les structures del’économie tremblent, et le voile idéo-logique qui brouillait ses représentationss’est déchiré. Les chantres de la mondia-lisation ont donc dû mettre une sourdineà leurs dithyrambes en faveur de l’effi-cience des marchés, et un débat a priscorps autour de l’antithèse : la démon-dialisation. Il a ceci d’original qu’il n’op-pose pas les fervents de l’orthodoxie aux« antis » mais traverse les rangs deséconomistes et politiques qui s’étaientélevés contre la dictature des marchésfinanciers, en particulier au moment ducombat contre le projet de traité consti-tutionnel européen.

Ces derniers mois, tribunes de presse,articles et livres ont mis sur la placepublique les thèmes du protectionnisme, dela sortie de l’euro et de la démondiali-sation (1). Les arguments le plus souventéchangés renvoient à la nature de la criseque connaît le capitalisme, au cadre derégulation nécessaire et à la question dela souveraineté démocratique.

Depuis le début des années 1980, lesstructures du capital ont été construitesde sorte qu’elles produisent la rentabilitémaximale des placements financiers – la

* Maître de conférences à l’université Bordeaux-IV.Coauteur des livre d’Attac Le Piège de la dette publique,Les Liens qui libèrent, Paris, 2011, et Retraites, l’heurede vérité, Syllepses, Paris, 2010.

«création de valeur pour l’actionnaire» –pendant que la dévalorisation de la forcede travail était systématiquementorchestrée. Celle-ci permet celle-là, àmesure que la liberté de circulation dontjouissaient les capitaux a rendu possiblela mise en concurrence des systèmessociaux et fiscaux. C’est ce que désignel’euphémisme « mondialisation » : leredéploiement du capitalisme à l’échellemondiale pour remédier à la crise du tauxde profit qui sévissait à la charnière desannées 1960-1970, la victoire des classesdominantes dont les actifs f inancierspriment sur les salaires, et l’obligationpour les structures de régulation de seconformer dorénavant aux exigences desmarchés.

Deux décennies ont suffi pour mettreà bas cet échafaudage : dès le milieu dela décennie 2000, le taux de profit cessede remonter aux Etats-Unis, et le créditaccordé aux pauvres pour pallier les insuf-fisances de salaires ne suffit plus pourabsorber la surproduction industrielle. Lechoc s’est propagé à la vitesse de la circu-lation des capitaux.

La crise n’est pas une addition de diffi-cultés nationales (grecque, irlandaise,portugaise, espagnole, etc.) qui se déclen-cheraient par le seul fait de problèmesspécifiques internes à chacun des pays,dont on se demanderait par quelle coïnci-dence ils se sont manifestés simulta-nément. Elle est d’emblée celle d’uncapitalisme parvenu à « maturité »

PAR JEAN-MARIE HARRIBEY *

Alors que, en pleine bourrasque !nancière et boursière,l’Union européenne est menacée d’explosion, que lesEtats-Unis s’agitent pour éviter la récession qui pointe,que l’Asie craint l’essou"ement, il n’est plus beaucoupde voix pour vanter la mondialisation. Pour autant,l’idée d’une «démondialisation» soulève des objectionsde fond que détaille le texte ci-dessous.

Souveraineté et coopération

FAUT-IL pour autant fustiger la « chi -mère (7) » des institutions internationalesfortes ? Oui, s’il s’agit de rejeter la tarteà la crème de la « gouvernance mon -diale » ou de condamner les atermoie-ments et les échecs des G8, G20 et autresconciliabules des gouvernants dominants.Mais il y a un problème à surmonter :celui de la construction d’une régulationmondiale. La période que citent enexemple les partisans de gauche de ladémondialisation est d’ailleurs cellede l’après-guerre, marquée par la régu-lation de type keynésien inaugurée àBretton Woods.

Deux faits décisifs montrent l’urgenced’une régulation, sans attendre que lecapitalisme ait été aboli ou simplement

cantonné. Le premier porte sur l’agri-culture, qui est aujourd’hui caractériséepar la déréglementation des échangesagricoles tous azimuts, avec pour consé-quences la captation dans les pays du Suddes meilleures terres pour les culturesd’exportation au détriment des culturesvivrières, la baisse de la demande solvableet l’extrême volatilité des prix de basemondiaux. Comment peut-on imaginerque chaque pays puisse trouver unerelative autonomie et voir ainsi s’instaurerune souveraineté alimentaire si lesmarchés agricoles ne sont pas rigoureu-sement encadrés à l’échelle mondiale poursortir les denrées agricoles et, au-delà,toutes les matières premières de l’emprisede la spéculation et des aléas dumarché (8) ?

Les Amisdu MONDE diplomatique

3, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris – Tél. : 01-53-94-96-66 www.amis.monde-diplomatique.fr

RÉGIONS

BESANÇON. Le 19 octobre, à20 h 15, salle Battant, 48, rue Battant :« Leurs crises, nos solutions », avecSusan George. Rencontre coorganiséeavec Attac et le Collectif des résis-tances de Besançon. (Philippe Rous-selot : 03-81-52-92-49 et www.amd-besancon.org)

CAEN. Le 13 octobre, à 18 heures,café des Arts, Hérouville : enregistre-ment public de l’émission «T’es autourdu Diplo» (TSF 98, 98.00). Emission àécouter sur www.amis.monde-diplo-matique.fr et http://zonesdondes.org(Serge Kerdavid : 06-34-28-61-03.)

CARCASSONNE. Le 7 octobre, à20h45, théâtre Na Loba, Pennautier :« Jusqu’ici, tout va bien» ou «Témoi-gnage d’un repenti du Medef », avecEric Verhaeghe. En partenariat avec lamairie de Pennautier. (Bernard Dau-phiné : 04-68-47-69-22 et [email protected])

CLERMONT-FERRAND. Le 1er octo-bre, à 17 heures, café-lecture LesAugustes, 5, rue Sous-les-Augustins :«Le droit de manifestation en France etle décret de 1935». (Sylviane Morin : 06-07-80-96-09.)

COLMAR. Le 8 octobre, à 14 heures,dans le cadre du colloque Espoir à Mit-telwihr, 6, rue du Bouxhof : «La démo-cratie peut-elle faire l’économie del’égalité ?», avec Pierre Drouot. Ren-contre suivie d’une projection-débatautour du revenu minimum de base.(Matthias Herrgott : [email protected] et http://rencontresci-toyennescolmar.blogspot.com/)

DIJON. Le 11 octobre, à 18h30, salledu Jardin anglais, 13, boulevard duMaréchal-Jo!re, à Beaune : «L’enjeu

des services publics». En partenariatavec la CGT et l’UFAL. (AnnieMunier-Petit : [email protected])

DORDOGNE. Le 3 octobre, à 20h30,au foyer municipal de Montpon-Ménestérol, rue Henri-Laborde : débatautour d’un article du Monde diploma-tique. (Henri Compain : 05-53-82-08-03 et [email protected])

DREUX. Le 6 octobre, à 18h30, audi-torium de l’Odyssée, place Mézirard :«L’islam représente-t-il un danger pourl’Occident ? », avec Philippe Arnaud.(Jean-Pierre Lesage : 02-37-82-15-95et [email protected])

GIRONDE. Le 19 octobre, à19 heures, au Poulailler, place du 14-Juillet, Bègles, «café Diplo» : «Pour-quoi veulent-ils casser l’école ? » ; à20h30, au Café de l’Orient, esplanadeFrançois-Mitterrand, Libourne : «Pro-fession domestique, la malédiction dubalai». (Jean-Dominique Peyrebrune :06-85-74-96-62 et [email protected])

GRENOBLE. Le 13 octobre, à20h30, café Le Ness, 3, rue Très-Cloî-tres : «La crise qui n’en finit pas. Etatdes lieux et analyse», avec Jean-PierreJuy. Programme complet des AMD Grenoble sur le site de l’association.(Jacques Tolédano : 04-76-88-82-83 [email protected])

LILLE. Le 12 octobre, à 20h30, Mai-son régionale de l’environnement etdes solidarités (MRES), 23, rue Gos-selet, présentation de l’ouvrage d’Olivier Estèves, De l’invisibilité àl’islamophobie. Les musulmans bri-tanniques (1945-2010) (Presses deSciences Po). (Philippe Cecille : 06-24-85-22-71 et [email protected])

METZ. Le 4 octobre, à 20 h 15, aucinéma Caméo-Ariel, projection de

¡ Viva México ! suivie d’un débat avecle réalisateur, Nicolas Défossé. Le13 octobre, à 18 h 30, espace LesCoquelicots, 1, rue Saint-Clément,«café Diplo» : «Les véritables enjeuxdes changements de régime en Syrie eten Libye ». Le 21 octobre, à 20 h 35,cinéma Caméo-Ariel, projection dufilm danois Into Eternity sur l’enfouis-sement des déchets radioactifs, suivied’un débat avec Michel Marie. AvecSortons du nucléaire Moselle. (Chris-topher Pollmann : 03-87-76-05-33 [email protected])

MONTARGIS. Le 28 octobre, à20h30, auditorium du lycée agricoledu Chesnoy : «Sortir du nucléaire, c’estpossible», avec Bernard Laponche. Enpartenariat avec le réseau Sortir dunucléaire, Attac, Partage et Utopia.(Pierre Herry : 06-12-70-98-36 [email protected])

MONTPELLIER. Les 15 et 16 octo-bre, salle Thaillade, hôtel de région :Forum national sur les médias indé-pendants – presse, Internet, radio-télé-vision. (Daniel Berneron : 04-67-96-10-97.)

PERPIGNAN. Le 27 octobre, à20 heures, salle des Libertés, 3, rueBartissol : « Le réveil du mondearabe », avec Olivier Piot. Les AMD seréunissent le 3e jeudi du mois à19 heures, 1, rue Doutres. (André Bor-das : 06-13-24-16-57 et [email protected])

TOULOUSE. Le 18 octobre, à 20h30,restaurant Rincón Chileno, 24, rueRéclusane, « café Diplo latino » :« Bolivie : réflexions sur les change-ments en cours », avec France-Amé-rique latine. Le 20 octobre, à 20h30,salle du Sénéchal, 17, rue de Rémusat :«Le basculement du monde : risques etalternatives », avec Gus Massiah. Enpartenariat avec Attac. (Jean-Pierre

Crémoux : 05-34-52-24-02 et [email protected])

TOURS. Le 7 octobre, à 20h30, à l’as-sociation Jeunesse et Habitat, 16, rueBernard-Palissy : «Le complexe mili-taro-industriel russe ». Le 12 octobre(13 heures), le 14 octobre (20 heures) etle 17 octobre (11 heures) sur RadioBéton (93.6), présentation du Mondediplomatique du mois. (PhilippeArnaud : 02-47-27-67-25 et [email protected])

VALENCE. Le 11 octobre, à20 heures, pôle universitaire Latour-Maubourg, 87, avenue de Romans :«Brésil, Russie, Inde, Chine : les BRICchangent la donne mondiale », avecMartine Bulard. Conférence coorga -nisée par l’université populaire de l’agglomération valentinoise et l’uni-versité Stendhal. (Suzanne Dejours :04-75-41-62-06 et [email protected])

PARIS ET BANLIEUE

PARIS. Le 20 octobre, à 21 heures,Maison de l’Amérique latine, 217, bou-levard Saint-Germain : «Problèmes del’évolution économique et politique del’Amérique latine», avec Pierre Salamaet Janette Habel. (Robert Cabanes :06-89-42-64-11 et Jean-Luc Deryckx :06-84-78-54-78.)

VAL-DE-MARNE. Le 5 octobre, à20h30, Maison du citoyen et de la vieassociative de Fontenay-sous-Bois, 16,rue du Révérend-Père-Lucien-Aubry :« Les menaces qui pèsent sur lesactions associatives d’intérêt général»,avec Didier Minot. (Jacques Sallès :06-88-82-14-48 et [email protected]) Rencontres, films documen-taires, sur les résistances et la désobéissance civile, médiathèqueBoris-Vian (salle Mosaïque), 25, ave-

nue Franklin-Roosevelt, Chevilly-Larue : le 8 octobre, à 17 heures :«Ecrire le travail », avec Gérard Mor-dillat et Thierry Beinstingel ; le 20 octo-bre, à 20 h 30 : « Naissance d’unerévolte dans les pays arabes », avecAlain Gresh et Internet sans frontières ;le 5 novembre, à 17 heures, projectionde La Mort de Danton en présence dela réalisatrice Alice Diop. (Anne-MarieTermat : 06-23-97-71-05 et [email protected])

HORS DE FRANCE

GENÈVE. Le 11 octobre, à 19 heures,café de la Maison des associations,15, rue des Savoises, « café Diplo» :« Indignation (sélective) dans les rues d’Israël», débat autour de l’article deYaël Lerer (Le Monde diplomatique,septembre). (Association suisse desAmis du Monde diplomatique :[email protected] et www.amd-suisse.ch)

LUXEMBOURG. Le 11 octobre, à19 heures, au Circolo Curiel, 107, routed’Esch, à Luxembourg/Hollerich, les«mardis du Diplo » : « Ceux qui nevotent plus – et pourquoi. Les urnes etle peuple», discussion à partir de l’ar-ticle de Blaise Magnin (Le Mondediplomatique, septembre). (MichelDecker : [email protected])

PARME. Dans le cadre des Rencon-tres de Parme sur les questions afri-caines, le 14 octobre, à 16 heures,bibliothèque du monastère San Gio-vanni, rencontre avec Elika M’Bokolo,Odile Sankara et Anne-Cécile Robert.Présentation des AMD, suivie d’undébat avec les étudiants en journalismede l’université. (Pierre Jestin : 39-329-745-79-78 ou [email protected])

La rédaction du «Monde diplomatique»à Aubagne

Le 8 octobre, à 16 heures,au théâtre Comoedia,la rédaction du Mondediplomatique dialogueraavec le public sur le thème«De WikiLeaks à Al-Jazira,un nouvel ordre mondialde l’information ?».Cette rencontre ouvrele forum « 2011, Aubagneà l’heure du monde »,organisé par la villed'Aubagne,en partenariat avecLe Monde diplomatique,du 10 au 15 octobre.Elle sera suivie,à partir de 19 heures,d'un apéritif offert par la villeet d’un concert de jazz.

Vous pouvez vous inscrireà l'adresse suivante :[email protected]

A noter que, durant toutle forum, les Amisdisposeront d'un standqui permettra de mieux faireconnaître notre association.

19

Le second fait concerne la lutte contrele réchauffement climatique, qui relèved’emblée de l’échelle mondiale. Or,jusqu’à présent, les échecs des négocia-tions sur l’après-Kyoto, à Copenhague en2009 et à Cancún en 2010, sont essen-tiellement dus aux conflits d’intérêts entreles Etats les plus puissants, prisonniersqu’ils sont de leur allégeance aux lobbieset aux groupes multinationaux. L’émer-gence d’une conscience citoyenne pourla sauvegarde des biens communs, dotéed’une vision globale, peut peser sur cestractations, par exemple au travers del’appel de la Conférence mondiale despeuples sur le changement climatique, àl’initiative du gouvernement bolivien enavril 2010.

En outre, l’agriculture et le climat sonttous deux révélateurs de la nécessitéimpérieuse de révolutionner le modèle dedéveloppement sous-jacent à la mondia-lisation capitaliste. Cet aspect est parfoisignoré par les partisans de la démondia-lisation qui ont pour référence principalele modèle fordiste national, certes mieuxrégulé que le modèle néo libéral, mais quia engendré un productivisme dévastateur.Nous sommes donc confrontés à ladéfinition du lieu où peut s’exercer lasouveraineté démocratique.

Comment le problème est-il posé parles partisans de la démondialisation ?« Quoi qu’on en pense, écrit Lordon, lasolution de la reconstitution nationale desouveraineté impose son évidence parcequ’elle a sur toutes les autres l’immensemérite pratique d’être là, immédiatementdisponible – moyennant évidemment lestransformations structurelles qui larendent économiquement viable : protectionnisme sélectif, contrôle descapitaux, arraisonnement politique desbanques, autant de choses parfaitementréalisables pourvu qu’on le veuille (9). »Ces trois niveaux de transformations struc-turelles sont tout à fait pertinents. Ce quifait problème, c’est l’« évidence »,l’« immédiatement disponible », le « déjàlà », alors que le processus de mondiali-sation a eu pour conséquence majeure devider la démocratie de sa substance, pour

Reste alors la question de savoir par oùcommencer le travail de déconstruction ducapitalisme néolibéral. A court terme, etde manière urgente, déclarer illégitimesla plupart des dettes publiques et annoncerqu’elles ne seront pas honorées, endécidant à l’échelle européenne les paysprioritaires, compte tenu de leurs diffi-cultés. Fonder ces décisions sur un auditgénéral des dettes publiques. Procéder àla socialisation de tout le secteur bancaireeuropéen. Et restaurer une forte progres-sivité de la fiscalité. Il n’y a là aucuneimpossibilité pratique, il manqueseulement la volonté politique d’« eutha-nasier la rente » (Keynes) par uneannulation de celle-ci (10).

A moyen et long termes, le processusà engager est celui de la transformationradicale du modèle de développementdans un sens non capitaliste. Ladestruction des structures actuelles de lafinance est le premier pas que pourraientamorcer l’interdiction des transactionsde gré à gré et des produits dérivés et lataxation des transactions f inancièresrestantes. Mais, au-delà, le bornage strictde l’espace marchand gouverné par larecherche du profit est indispensable pour

que puissent se développer des activitésnon marchandes ou orientées vers la satis-faction des besoins des populations touten préservant les équilibres écologiques.

Quel nom donner à tout cela ? Lesprotections qui sont nécessaires (du droitdu travail, de la sécurité sociale, de lanature…) ne font pas nécessairement unsystème protectionniste. L’idée de sélec-tivité des domaines à « démondialiser »ou, au contraire, à universaliser est sansdoute plus délicate à mettre en œuvre,mais elle offre les avantages de désignerles véritables cibles à atteindre, d’esquisserune bifurcation socio-écologique dessociétés et de construire pas à pas unevéritable coopération internationale. Ceque l’on appelle altermondialisme, quin’abandonne pas une once de critique dela mondialisation, sans recommander sonapparente opposée.

JEAN-MARIE HARRIBEY.

(9) Frédéric Lordon, «Qui a peur de la démondia-lisation ? », La pompe à phynance, 13 juin 2011,http://blog.mondediplo.net

(10) Cf. François Chesnais, Les Dettes illégitimes.Quand les banques font main basse sur les politiquespubliques, Raisons d’agir, Paris, 2011.

LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2011

NATIONALE À LA MONDIALISATION

par où commencer ?

LA DÉMONDIALISATION. – Jacques SapirSeuil, Paris, 2011, 259 pages, 19,50 euros.

Même s’il faut attendre la fin de l’ouvrage pour découvrir les propositions quesemble annoncer son titre, l’analyse qui précède, celle d’une mondialisation finan-cière et marchande «qui n’est plus soutenable», est très solidement charpentée.Elle débusque le mythe d’une dynamique naturelle qui se serait imposée aux res-ponsables politiques en rappelant que les initiateurs de la mondialisation (sesbénéficiaires aussi) ont été les classes supérieures des pays riches – celles du Nordet celles du Sud. En Europe, par exemple, la défense de la monnaie a « obligé»les Etats à «organiser la déflation salariale». Ce «mai 1968 à l’envers» a com-porté d’autant moins de conséquences négatives pour les actionnaires que l’ou-verture au commerce international – l’externalisation – leur a permis de «ne plusdépendre du marché intérieur, et donc des salaires qui y sont payés ».

Le retour à un projet capitaliste de développement national se heurterait néan-moins au fait qu’un succès commercial aussi mythique que celui de la DS deCitroën fut produit pendant toute son existence à un peu plus d’un million et demid’exemplaires. Or, aujourd’hui, une « production d’un million d’exemplairespar an est le minimum du seuil de rentabilité. On peut ainsi comprendre que lesfirmes multinationales aient fait pression pour un assouplissement des régle-mentations du commerce international». Acteurs étrangement semblables à cejeu-là, l’Allemagne et la Chine en ont, pour le moment, tiré le meilleur profit.

S. H.

confier les clés de la maison communeaux marchés financiers.

Aussi, l’extrême difficulté que lespeuples ont à surmonter est de reconstruiretotalement leur souveraineté et non passimplement de la raviver. La tâche doitêtre accomplie tant au plan national que,pour ce qui concerne les Européens, auniveau régional, car l’affrontement avecles forces du capital ne se joue plus

uniquement au sein de la nation, ni mêmepeut-être principalement. La contradictionà dépasser tient à ce que, si la démocraties’exprime encore, surtout à l’échelonnational, les régulations et transformationsà opérer, notamment écologiques, se situentau-delà des nations, d’où l’importance dela création progressive d’un espacedémocratique européen. La crise n’étantpas une addition de crises nationales, iln’y aura pas de sortie nationale de la crise.

D A N S L E S L I V R E S

SELÇ

UK

R E J O I G N E ZL E S A M I S

(3) Le Monde, 25 mars 2011.

(4) Sauf mention contraire, les citations proviennentd’entretiens avec l’auteur.

(5) Daniel Kübler et Jacques de Maillard, Analyserles politiques publiques, Presses universitaires deGrenoble, 2009.

(6) Extrait du prospectus relatif au placement privéd’obligations à long terme auprès d’investisseurs insti-tutionnels, EDF, janvier 2009.

(7) «Annual nuclear energy outlook 2011 », USEnergy Information Administration, Washington, DC,décembre 2010.

(8) «Projection des coûts de production de l’élec-tricité : édition 2010 », Agence internationale del’énergie -Organisation de coopération et de dévelop-pement économiques, mars 2010.

20ENQUÊTE SUR

Fissions au cœur du

A cette liste, il convient d’ajouter legroupe issu de la fusion entre GDF,privatisé fin 2007, et Suez, exploitant decentrales nucléaires en Belgique – uneopération que ses futurs dirigeants présen-taient comme «une étape importante dansla préparation de l’ouverture complètedes marchés européens de l’énergie ». Parle jeu de ces nouvelles alliances, EDF etGDF, entreprises originellement associéesdans un «duopole étatique», se retrouventconcurrentes. Paradoxe : il est de l’intérêtsupérieur de l’Etat de venir en aide à unefilière dont les acteurs rêvent pourtant des’émanciper de la tutelle publique.

Il n’en a pas toujours été ainsi. EnFrance, le choix du nucléaire n’est pas lepacte de Faust avec le diable, mais celuide Charles de Gaulle avec l’atome. Le18 octobre 1945, deux mois aprèsl’explosion des bombes atomiques améri-caines à Hiroshima et Nagasaki, le généralordonna la création du Commissariat àl’énergie atomique (CEA). Sa mission ?Effectuer des « recherches scientifiqueset techniques en vue de l’utilisation del’énergie atomique dans les diversdomaines de la science, de l’industrie etde la défense nationale ». A cette époque,le nucléaire a avant tout une vocationmilitaire. Vue de Paris, la bombe atomiqueest l’arme ultime pour consolider son

question cette voie qui bénéficiait d’uneacceptation sociétale forte. Contrairementà beaucoup de nos voisins, nous n’étionspas confrontés à des tensions sur lafourniture d’électricité. Il faut dire quedepuis vingt ans il y a une rente nucléairepartagée entre l’Etat et les citoyens,lesquels paient en moyenne l’électricité30 % moins cher par rapport aux autresEuropéens». Comme le rappelle une sourceproche du dossier qui souhaite resteranonyme, « l’automobile, la défense et lenucléaire sont les trois dernières filièresindustrielles françaises ; cette dernière estla seule où l’Etat est partie prenante, entant qu’actionnaire majoritaire».

La pérennité du nucléaire s’expliqueaussi par une certaine inertie politique.C’est la « dépendance au sentier » : leschoix technologiques initiaux d’une nationsont rarement remis en question parcrainte de perdre l’amortissement et lesrendements croissants des investissementsde départ. Or, comme l’expliquent DanielKübler et Jacques de Maillard, profes-seurs de science politique, « une techno-logie ayant un avantage de départ peutêtre adoptée durablement par les acteurséconomiques, alors que sur le long termeelle a des effets nettement moins efficientsque des technologies concurrentes (5) ».

Le coût global du nucléaire reste encoreobscur, alors que plane le risque d’unaccident majeur dont les conséquencesseraient à la charge des contribuables.Mais la principale inconnue concerne lestockage des déchets et le démantèlementdes installations. En France, la Cour descomptes estimait en 2003 que le montantminimum de la déconstruction descinquante-huit réacteurs nucléaires seraitde 39 milliards d’euros. De son côté, leRoyaume-Uni prévoit, pour démantelerses quinze réacteurs, de mobiliser...103 milliards d’euros.

La gestion de ces coûts, qui en Franceincombe à EDF, inquiète la Cour descomptes. L’entreprise publique, qui a provi-sionné 16 milliards d’euros en vue dudémantèlement, en aurait perdu 2,2 enraison de placements boursiers risqués.Mais, pour EDF, tout problème a unesolution : « La chute des marchés finan-ciers en 2008 a impacté négativement lavaleur de ces actifs, et, compte tenu decette baisse et de la forte volatilité desmarchés, il a été décidé en septembre 2008de suspendre les allocations aux porte-feuilles d’actifs dédiés jusqu’à ce que lesconditions des marchés soient stabi-

OCTOBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

(Suite de la première page.) statut de membre permanent du Conseilde sécurité des Nations unies. En parallèle,le CEA devra aussi développer cettetechnologie à des fins civiles.

Dès 1952, la France expérimente l’élec-tronucléaire et inaugure une première vaguede centrales qui adoptent la techniqueuranium naturel - graphite - gaz. Dans lemême mouvement, le 8 décembre 1953,le président américain Dwight D. Eisen-hower lance devant l’Assemblée généraledes Nations unies le programme Atomsfor Peace, ouvrant la porte à l’applicationcommerciale de l’énergie nucléaire.

Regroupant les industriels Schneider,Merlin Gerin et Westinghouse, la Franco-américaine de constructions atomiques(Framatome) adopte en 1958 les réacteursà eau pressurisée. Ce programme décolleraaprès la guerre israélo-arabe de 1973 : dèsl’automne, les cours du pétrole quadru-plent brutalement, provoquant le premierchoc pétrolier. L’indépendance énergétiqueet un kilowattheure bon marché deviennentde grandes causes nationales ; l’idées’impose qu’en France, « si on n’a pas depétrole, on a du nucléaire ! ». C’est lelancement de l’ère atomique, sous la tutellede Pierre Messmer, premier ministre deGeorges Pompidou. N’ayant jamais saisiles parlementaires pour débattre de l’avenirénergétique, Messmer laisse entendre quela stratégie du « tout nucléaire» n’est pascontestable.

lisées (6). » Moins d’argent provisionné,moins de pertes ! De plus, EDF a utiliséune partie des provisionnements pour sedévelopper à l’étranger, notamment enachetant des concurrents. En théorie, detels investissements devraient dégager desbénéfices su!sants pour faire face auxdémantèlements de centrales. Le 17 mai,soucieux de la situation, le premier ministreFrançois Fillon a adressé à M. DidierMigaud, premier président de la Cour descomptes, une lettre de mission relative aux« coûts de la filière nucléaire, y comprisceux relatifs au démantèlement des instal-lations et à l’assurance des sites ». CarEDF est une entreprise très endettée dontles choix stratégiques parfois désastreuxpèsent sur le contribuable ou l’usager.

EDF estime le coût complet dunucléaire français, de la construction au

démantèlement, à 46 euros par mégawat-theure (MWh). C’est 48 % de plus quele prix de revient de base de l’électriciténucléaire (30,90 euros/MWh) tel qu’il aété évalué par la Commission derégulation de l’énergie (CRE). Et le coûtde l’électricité produite par le réacteur denouvelle génération EPR devrait s’éleverà plus de 80 euros/MWh (7). De quoinuancer fortement les propos deM. Sarkozy, pour qui cette technologies’avérerait la moins chère. Ce ne seraitd’ailleurs pas sa première approximationen la matière : lors d’un débat télévisétenu entre les deux tours de l’électionprésidentielle, en 2007, face àMme Ségolène Royal, le futur chef del’Etat n’avait pas brillé par sa connais-sance du secteur. Les adversaires s’étaienttransformés en duettistes aux partitionsstatistiques erronées.

La sécurité menacée

Coût global obscur

DANS les rangs de l’opposition, d’ail-leurs, le choix du premier ministre estplébiscité. Côté syndicats, la Confédéra-tion générale du travail (CGT), majori-taire chez EDF, adoube le programme.Les communistes se rallient d’autant plusfacilement que, à travers la défense desentreprises nationalisées, ils entrevoientla perspective d’une création massived’emplois publics et le développementd’un modèle social ambitieux où lesouvriers auraient l’impression de parti-ciper au progrès de leur pays, fédérant enréseaux « des hommes au service deshommes ». Le Parti socialiste avance despropos plus nuancés sur cette énergie,mais ne s’opposera jamais à l’optionnucléaire. De l’avis de M. Valéry Giscardd’Estaing, « ce choix n’a jamais été remisen cause par les gouvernements succes-sifs – notamment pendant les deuxseptennats du président Mitterrand –parce qu’il n’existe pas d’alterna-tive (3) ! ». Et, quelques années plus tard,comme se souvient Mme Michèle Rivasi,eurodéputée écologiste et fondatrice dela Commission de recherche et d’infor-mation indépendantes sur la radio activité(Criirad), le premier ministre socialisteLionel Jospin craignait des soubresauts

dans le gouvernement lorsqu’il était ques-tion de l’industrie atomique : « Il nefallait pas toucher à ce secteur. LionelJospin n’avait qu’une seule hantise : quecela déclenche une révolution syndicalequi aurait paralysé le pays. C’était uneinquiétude à caractère social. Les stra-tégies énergétiques en revanche n’inté-ressent pas les politiciens (4). »

Le pouvoir politique ne serait-il qu’uneparticule élémentaire face au lobbynucléaire? Pour Mme Rivasi, c’est un étatde fait : «A l’Assemblée, on peut carrémentparler d’un tabou nucléaire, il n’y a pas dedébat. Pourtant l’Etat détient plus de 80 %d’EDF et d’Areva, donc c’est l’a!aire desdéputés que de s’intéresser à la manièredont est utilisé l’argent public.»

Incontestablement, l’électronucléairepeut avancer un certain nombre de réussitesdans le demi-siècle écoulé : l’indépen-dance énergétique, le fait qu’il soitfaiblement émetteur de dioxyde de carbone(CO2), des coûts de production stablesdans le temps. Selon un proche deM. François Roussely, ancien patrond’EDF, « les dirigeants politiques n’ontpas traité la question énergétique car iln’y avait pas d’urgence à remettre en MAIS, selon l’Agence internationale

de l’énergie (AIE), le nucléaire ne peutêtre compétitif que si l’on en attend unrendement annuel faible, de l’ordre de5 % (8). Avec les ouvertures de capitald’EDF et d’Areva, il est peu probable queles actionnaires ne demandent pas un meil-leur rendement. De plus, le vieillissementdu parc ne présage rien de bon. EDF aprévu d’investir 20 milliards d’euros afinde prolonger d’au moins dix ans l’activitéde ses centrales. Et l’accident de Fukus-hima risque d’alourdir la facture : la Deut-sche Bank estime à 9 milliards d’euros lecoût du renforcement de la sécurité desréacteurs français d’ici à 2015.

Plus que du soutien médiatique duprésident de la République, le secteur del’énergie a besoin de l’argent de l’Etat pourexister. Et, en la matière, le démantèlementde la filière publique n’est pas fait pourrassurer les usagers. On est loin desprincipes édictés par le Conseil nationalde la Résistance lors de la création d’EDFet de GDF. Avant que la Constitution de1958 ne leur donne naissance, laIVe République avait jeté les fondationsdes établissements publics à caractèreindustriel et commercial (Epic) avec unegestion tripartite (Etat, personnel, usagers),dans un contexte d’après-guerre où l’élec-trification du territoire était considéréecomme une mission régalienne. Depuis laloi du 9 août 2004, EDF est devenue unesociété anonyme. L’entreprise peutdésormais ouvrir son capital. Mais vouloir

associer réduction des coûts pouraugmenter les dividendes des actionnaireset haut niveau de sécurité conduit à uneaporie. Selon M. Thierry Le Pesant, ancienmembre du Centre international derecherche sur l’environnement et ledéveloppement (Cired), «une des premièresleçons que l’on peut tirer de la catastrophede Fukushima est que la dérégulation dusecteur de l’énergie n’est pas sans e!etssur la sécurité de l’exploitation dunucléaire civil pour la production d’élec-tricité : course à la productivité, sous-investissement chronique, manque d’équi-pements, perte de compétences, pressionscroissantes, recours aux sous-traitants etaux sous-traitants des sous-traitants».

Pour M. François Soult, un haut fonction-naire, «l’ouverture du capital implique derémunérer des actionnaires privés et donc

DENIS OLIVIER. – «Golfech Nuclear Power Plant # 3, # 1029 » (Centrale nucléaire de Golfech), 2006

21

d’améliorer les résultats de l’entreprise.Pour cela, il faut augmenter le chi!red’a!aires, et donc les tarifs». Et M. DanielPaul, député communiste de Seine-Maritime,d’ajouter : «L’Europe a voulu faire sauterle monopole des opérateurs historiques.Lorsque EDF-GDF a été démantelé, NicolasSarkozy, alors ministre de l’industrie, avaitfait une promesse de Gascon en annonçantqu’il ne privatiserait pas GDF (9).Maintenant qu’Areva a subi une ouverturede capital, l’entreprise va-t-elle être priva-tisée elle aussi? La dérégulation du marchéde l’électricité, c’est du perdant-perdantpour l’usager devenu client. Pour l’instant,le consommateur est sauvé par la régulationdu tarif de l’électricité assurée par la CRE,mais seulement jusqu’en 2015.»

L’application des décrets européens aabouti à une proposition très discutée àl’Assemblée : le projet de loi Nouvelleorganisation du marché de l’énergie(NOME). Il vise à forcer le passage dusecteur privé vers le contrôle de la distri-bution de l’électricité, en réduisant la partdes prix réglementés. Parmi les consé-quences attendues : une forte hausse desprix fixés par l’Etat, qui les rapprocherade ceux du marché et permettra à GDF-Suez, Poweo ou encore Direct Energie degagner des parts dans la fourniture d’élec-tricité aux particuliers et aux entre-prises (10). «La loi NOME rend possiblela dérégulation du prix de l’électricité vial’obligation faite à EDF de mettre à ladisposition de ses concurrents 25 % de saproduction nucléaire ; le gouvernement nepeut s’y opposer, explique M. Paul. Unefois, un commissaire européen m’a pris àpartie en ces termes : “Soit vous acceptezla loi NOME et l’ouverture du marché del’électricité, soit on vous impose une privatisation d’une partie du parc nucléairefrançais.”»

De fait, en dépit de l’ouverture totalede son marché intérieur en 2006, surl’injonction de Bruxelles, la concurrencereste très marginale en France, puisque95 % des consommateurs sont restés fidèlesaux tarifs réglementés (11). Aussi, laCommission européenne estime manquerd’informations pour valider le tarif de grosfixé par l’Etat pour la revente de l’élec-tricité nucléaire d’EDF à ses concurrents.La CRE préconisait une fourchette de 36à 39 euros le MWh (12), «clairement endessous» du prix finalement retenu par le

gouvernement français – 40 euros au1er juillet 2011, puis 42 euros à partir du1er janvier 2012.

Dans ces conditions, pas question pourla Commission d’abandonner les procé-dures pour aide d’Etat et pour infractionà la législation européenne lancées contrela France. De plus, le secteur du nucléaireest gourmand en capitaux, et lechangement de statut d’EDF annule lagarantie de l’Etat sur sa dette, considéréepar les services européens de la concur-rence comme une aide illégale.

De même, Areva a un fort besoin de liquidités car ses activités nécessitent desapports capitalistiques très importants.Le groupe est présent dans tous lessecteurs du nucléaire, adoptant une«stratégie Nespresso» (vendre la machinebon marché et dégager sa marge avec lescapsules), selon le mot de l’anciennedirigeante emblématique et fondatriced’Areva, Mme Anne Lauvergeon. 80 %

des revenus sont issus des activitésd’extraction dans les mines d’uranium etde la fabrication du combustible, quinécessite des investissements lourds (5 à7 milliards d’euros par an). Le traitementet le recyclage des déchets sont desactivités rentables, mais sans croissance.Reste la fabrication et l’entretien desréacteurs. Là, les retards sur les chantierss’accumulent et les devis explosent. Lecas du chantier de l’EPR à Olkiluoto enFinlande est représentatif : il coûtera deuxfois plus cher que prévu (6 milliardsd’euros) pour une mise en serviceannoncée en 2013 au lieu de 2009. Si bienqu’en juin 2010 le groupe, pourtant public,lesté d’une dette de 6 milliards d’euros,a vu sa note abaissée de deux crans àBBB+ par Standard & Poor’s. L’occasionpour l’Etat de ressortir des cartons unvieux projet : la recapitalisation d’Areva.Celle-ci a eu lieu le 10 décembre 2010,mais pas au niveau escompté (seuls965 millions d’euros ont été levés, contre2 à 2,5 milliards d’euros attendus).

LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2011

AlstomEn 1928, la fusion de la Société alsacienne

de constructions mécaniques (SACM) et dela Compagnie française Thomson-Houston,alors filiale de General Electric, donnenaissance à la société ALS-THOM, puisAlsthom. En 1969, la Compagnie généraled’électricité devient l’actionnaire majori-taire du groupe, qui fusionne vingt ans plustard avec GEC Power System pour devenirGEC-Alsthom. En 1998, la société prend lenom d’Alstom et procède à son introductionen Bourse.

Chi!res-clés

– Chi!res d’a!aires (exercice clos le31 mars 2010) : 20,923 milliards d’euros, enhausse de 6 % par rapport à l’exerciceprécédent.

– Nombre de salariés : 93 500.

Structure de l’actionnariat

Actionnaires institutionnels : 60 % ;Bouygues : 31 %; actionnaires individuels :7,5 %; salariés : 1,5 %.

ArevaAreva est née le 3 septembre 2001 d’une

fusion de CEA Industrie, Framatome etCogema. Numéro un mondial du nucléaire,la société propose une o!re intégrée : del’extraction du minerai d’uranium aurecyclage du combustible nucléaire usé, enpassant par la conception de réacteurs. Arevadéveloppe par ailleurs ses activités dans lesénergies renouvelables : éolien, bioénergies,solaire, etc.

Chi!res-clés

– Chi!re d’a!aires 2010 : 9,1 milliardsd’euros, en hausse de 6,7 % par rapport àl’exercice 2009.

– Nombre de salariés : 47 851.

Structure de l’actionnariat

Commissariat à l’énergie atomique et auxénergies alternatives : 73,03 %; Etat : 10,17 %;Kuwait Investment Authority : 4,82 %; action-naires individuels : 4,01 %; Caisse des dépôtset consignations : 3,32 % ; EDF : 2,24 % ;Total : 0,95 %; Crédit agricole CIB (ancien-nement Calyon) : 0,89 %; part détenue parle groupe : 0,31 %; Framépargne : 0,26 %.

Electricitéde France (EDF)

Créée sous la forme d’une entreprisepublique en 1946, dans le cadre de la loi denationalisation de l’électricité et du gaz, EDFchange de statut en 2004 pour devenir unesociété anonyme à capitaux publics. Elle estintroduite en Bourse en 2005. Premier acteurmondial de la production d’énergie nucléaire,électricien, opérateur, architecte ensemblier,le groupe vise désormais la diversificationde ses sources de production d’énergie(hydraulique, énergies renouvelables,centrales à cycle combiné gaz) et de sesimplantations géographiques.

Chi!res-clés

– Chi!res d’a!aires 2010 : 65,2 milliardsd’euros (44 % hors France), en hausse de10 % par rapport à l’exercice 2009.

– Nombre de salariés : 158 842.

Structure de l’actionnariat

Etat français : 84,48 % ; actionnairesinstitutionnels européens (hors France) :4,03 % ; actionnaires institutionnels (horsEurope) : 3,61 % ; actionnaires institu-tionnels français : 3,01 % ; actionnairesindividuels : 2,45 % ; salariés : 2,39 % ; partdétenue par le groupe : 0,03 %.

GDF-SuezFondée en 1946 (dans les mêmes condi-

tions qu’EDF), Gaz de France (GDF) estprivatisée en 2007. L’année suivante, le groupefusionne avec la société Suez-Lyonnaise deseaux, qui exploite notamment des centralesnucléaires en Belgique. La stratégie de GDF-Suez se fonde sur un équilibre entre gaz,électricité et services énergiques. Elle viseun développement hors d’Europe, où la crois-sance de la demande est plus soutenue.

Chi!res-clés

– Chi!re d’a!aires 2010 : 84,5 milliardsd’euros, en hausse de 5,7 % par rapport àl’exercice 2009.

– Nombre de salariés : 218 350 (62 900dans l’électricité et le gaz, 155 450 dansles services), répartis dans près de soixante-dix pays.

Structures de l’actionnariat

Actionnaires institutionnels : 40 %; Etatfrançais : 36 %; actionnaires individuels : 11 %;groupe Bruxelles Lambert : 5 %; salariés :3 %; part détenue par le groupe : 2 %; Sofina :1 %; CNP Assurances : 1 %; Caisse des dépôtset consignations : 1 %.

du chiffre d’affaires d’Areva] deviennentactionnaires de leurs fournisseurs, c’estun capitalisme transformé ». Dans cettef ilière où les contrats se chiffrent enmilliards d’euros, la bataille entre tousles acteurs est acharnée.

En 2003, Alstom est dirigé par M. PatrickKron, un proche de M. Sarkozy. Le groupe,qui connaît une grave crise financière (14),tente de fusionner avec Areva. Trois ansplus tard, c’est au tour de M. MartinBouygues, l’un des meilleurs amis du chefde l’Etat et premier actionnaire d’Alstom,dont l’entreprise fournit le béton descentrales. « Quand Nicolas Sarkozy estarrivé à l’Elysée, dit un de ses proches, ilavait en tête un rapprochement entre Arevaet Bouygues, actionnaire d’Alstom. Ça abeaucoup pollué le dossier (15).» Certainsont eu l’impression d’assister à une o!republique d’achat (OPA) du clan duFouquet’s (16) sur l’atome. Car un autrepersonnage était invité au soir de l’électionde M. Sarkozy : M. Henri Proglio. Dès sonarrivée à la tête d’EDF en novembre 2009,l’ancien président-directeur général deVeolia a une cible : Mme Lauvergeon. Ill’emportera, le 16 juin 2011, quand le

(9) Le 6 avril 2004, devant l’Assemblée nationale.(10) Lire «L’ouverture du marché ou l’impossible

victoire du dogme libéral» sur le site du Monde diplo-matique, http://monde-diplomatique.fr/21066

(11) Au 31 mars 2011, d’après l’«Observatoire desmarchés », une publication de la Commission derégulation de l’énergie (CRE), 1er trimestre 2011.

(12) Selon les prévisions de la CRE, les tarifs régle-mentés devraient bondir de 7,1 % à 11,4 % dès cetteannée et continuer d’augmenter de 3,1 % à 3,5 % paran de 2011 et à 2015.

(13) « Mots croisés», France 2, 11 avril 2011.(14) Surmontée grâce à l’intervention transitoire de

l’Etat en 2004, remplacé par Bouygues comme action-naire de référence.

(15) Le Point, Paris, 6 janvier 2011.(16) D’après le nom du restaurant parisien où

M. Sarkozy a célébré sa victoire à la présidentielle, en2007.

(17) Exploitant d’électricité allemand.

Des centrales, sinon le choc des civilisations

AU final, seul le fonds souverain duKoweït (Kuwait Investment Authority,KIA) a investi à hauteur de 4,82 %(600 millions d’euros). Faute d’autrespropositions, l’Etat a dû monter au capitalpour grossir l’enveloppe. De plus, lesKoweïtiens ont posé une condition : laconversion des certificats d’investissement– sortes d’actions sans droit de vote mis enplace à l’époque du « ni privatisation ninationalisation» par François Mitterranden 1988 – en actions boursières. Unegarantie pour KIA, qui peut ainsi céder saparticipation sans trop de di"cultés s’il lesouhaite. Et l’eurodéputé socialisteVincent Peillon de s’alarmer : «N’importequi peut acheter ! Des groupes privésdeviennent actionnaires de l’opérateurfrançais chargé de construire les centraleset d’en assurer la maintenance (13). »

La manœuvre n’ayant pas permis derenforcer assez solidement la structurefinancière d’Areva, l’Elysée a proposéqu’EDF entre au capital. Pourtant, d’aprèsune source proche du dossier, « le destinne commande pas qu’EDF soit un action-naire de référence d’Areva à long terme :si les clients [EDF ne représente que 25 %

chef de l’Etat choisira de ne pas recon-duire celle-ci à la tête d’Areva – il luipréférera M. Luc Oursel. Derrière ce duel,« c’est un changement de managementnucléaire en France, analyse M. YvesCochet, député de Paris (Europe Ecologie- Les Verts). Ce sont les commerçants,les gestionnaires comme M. Proglio quiprennent la présidence des grandes entre-prises, plutôt que des ingénieurs commeMme Lauvergeon. »

Ces rivalités ont eu des conséquencesdirectes sur les performances françaises surles marchés étrangers. Leur point d’orgue?La perte du marché de la construction dequatre EPR à Abou Dhabi au profit dugroupe coréen Kepco. Un drame qui permetà l’Elysée d’arguer que la dirigeante histo-rique d’Areva, Mme Lauvergeon – ancienne«sherpa» de François Mitterrand, un tempspressentie pour entrer au gouvernement en2007, et dont le refus avait envenimé sesrelations avec l’Elysée –, n’a pas suconvaincre.

M. Sarkozy a décidé de remettre del’ordre dans la filière. Il a tout d’abordcréé en 2008 le Conseil de politiquenucléaire (CPN), qui a décidé le27 juillet 2010 de mettre en place un parte-nariat stratégique entre EDF et Areva. Deplus, sur recommandation du rapportRoussely, l’Elysée a tranché : le chef defile de l’équipe de France du nucléairesera EDF. Une décision qui fait grincerdes dents le directeur du Centre de géo -politique de l’énergie et des matièrespremières, M. Jean-Marie Chevalier :«Qu’EDF soit le chef de file dans certainscas, pas de problème, mais pas de façongénérale. Vous imaginez un peu la positiond’E.ON (17) qui voudrait construire unEPR au Royaume-Uni, il faudrait qu’ilpasse par EDF? Ça n’a pas de sens. C’estcomme si British Airways passait par AirFrance pour commander des Airbus. »

L’Etat a fait payer à la direction d’Areval’inadaptation de son modèle. Car la ventede grands équipements nucléaires est unenjeu capital pour maintenir l’avance technologique française et réduire ledéficit de la balance commerciale.

Le 6 février 2009, lors de sa visite surle chantier de l’EPR à Flamanville,M. Sarkozy déclarait ainsi qu’« il y a lemonde à conquérir en matière d’énergie,et la France, qui n’a pas de pétrole et quin’a pas de gaz, doit devenir exportatrice».Sa volonté est avant tout de défendre uneindustrie de « grands champions ». Ils’applique assidûment à promouvoirl’industrie nucléaire civile française àchacun de ses déplacements. « Les chefsd’Etat ont toujours été des transporteursd’intérêts privés, mais à ce niveau-là etsur une technologie aussi périlleuse, c’estabsolument inédit », estime Mme Marie-Christine Blandin, sénatrice du Nord(Europe Ecologie - Les Verts) siégeant àl’Office parlementaire d’évaluation deschoix scientifiques et technologiques.Avant d’ajouter : « Le summum étantl’offre nucléaire faite en 2007 à Kadhafi,que [le président français] cherchemaintenant à minorer. » Pour le présidentde la République, le nucléaire civil est unoutil géostratégique au Maghreb et auProche-Orient. Le 29 avril 2008, à latribune du Forum économique tuniso-français, à Tunis, sa démonstration étaitsimple. Si on prive les pays en dévelop-pement de la technologie du nucléairecivil, assenait-il, « on construit le chocdes civilisations ».

TRISTAN COLOMA.

UNE INDUSTRIE CONTESTÉE

nucléaire français

DENIS OLIVIER. – «Golfech Nuclear Power Plant # 1, # 1026 » (Centrale nucléaire de Golfech), 2006

(1) Lire « M. Rupert Murdoch, empereur desmédias», Le Monde diplomatique, janvier 1999.

(2) Premier ministre de 1964 à 1970 et de 1974 à1976.

(3) Le premier cabinet de M. Cameron comptaitdix-huit millionnaires sur vingt-neuf membres.

(4) Désignation métonymique de la presse britanniquedans son ensemble (à partir du nom de la rue où étaientinstallés les principaux titres avant leurs déménagements).

(5) « John Yates : Phone hacking investigation was a“cock up” », The Daily Telegraph, Londres, 9 juillet 2011.

(6) « This is a good time to strike at the monstrouspower of the media », The Guardian, Londres,1er décembre 2006.

22LA FIN INATTENDUE DU PLUS GRAND

Pourquoi l’empire Murdoch se déleste soirement, le Daily Mirror, le quotidien etson complément dominical The Observerse sont constamment opposés à l’emprisecroissante de M. Murdoch sur les médiaset la vie politique britanniques. Enseptembre 2010, Nicholas Davies y rapportele témoignage d’un ancien journaliste deNews of the World corroborant celui de cinqautres membres de la rédaction interviewéspar le Guardian : les pratiques délictueusesdu dominical s’avèrent routinières.

Certains parlementaires laissent alorsentendre que leurs propres messageries ontété visitées à leur insu. M. John Prescott,par exemple : l’ancien numéro deux dugouvernement de M. Anthony Blair(aujourd’hui pair du Royaume) se ditconvaincu d’avoir été l’objet de l’attentionclandestine de News of the World lorsque saliaison avec une collaboratrice avait étérendue publique en 2006. Quand il étaitchargé des finances du pays (1997-2007),M. Gordon Brown avait également été lacible des professionnels du piratage télépho-nique employés par News of the World. Enjeu dans cette affaire : l’atteinte à la libertéd’expression conférée aux parlementairespar la Déclaration des droits (Bill of Rights)de 1689 et l’inviolabilité de l’ensemble deleurs communications en vertu de la doctrineque le travailliste Harold Wilson (2) avaitinstituée pour protéger les relations entreles parlementaires et leurs mandants.

Les membres du Parlement se montrentd’autant plus sourcilleux à cet égard qu’ilsont subi, deux ans plus tôt, la mortifianterévélation de leur laxisme en matière denotes de frais, que le Daily Telegraph s’estfait un plaisir de révéler jour après jour àpartir de sources dont certaines auraientété rémunérées. Les parlementairessaisissent-ils cette occasion d’épingler unorgane de presse, si peu recommandablesoit-il, pour tenter de rétablir leur intégritéaux yeux du public? Dans les rangs travail-listes, de surcroît, nul n’a oublié lecamouflet infligé par la direction du Sun :choisir le jour du discours de clôture deM. Brown au congrès travailliste deseptembre 2009 pour annoncer son soutienaux conservateurs, après avoir, plus oumoins fidèlement, apporté son appui au«New Labour» depuis 1997.

L’opposition comprend vite que lescandale offre la possibilité de reprendrel’initiative. M. Edward Miliband, lenouveau chef du Labour, sait sa crédibilitéfragile. Il ne tarde pas à remettre en causela décision du premier ministre DavidCameron, qui, au lendemain des électionsde mai 2010, avait fait de Coulson sondirecteur de communication. Les stratègesconservateurs étaient persuadés que cetexpert de la presse populaire serait capablede contrebalancer l’effet potentiellementrépulsif auprès de l’électorat des originespatriciennes de l’équipe conservatrice auxcommandes (3). Mais avait-il été judicieuxde confier ce poste à un homme dontM. Cameron ne pouvait pas ignorer l’impli-cation, au moins tacite, dans les pratiquesdélictueuses qui avaient cours, sous sonautorité, à News of the World?

En outre, l’affaire du piratage des messa-geries vocales intervient au moment oùM. Murdoch cherche à acquérir les 61 % du

capital de British Sky Broadcasting (BSkyB)qu’il ne détient pas encore. Principalopérateur de télévision à péage, la chaînecompte aujourd’hui onze millions d’abonnéset dégage un chiffre d’affaires supérieur aumontant de la redevance qui alimente laBritish Broadcasting Corporation (BBC),environ 3,5 milliards de livres sterling, soitenviron 4 milliards d’euros. BSkyB, produitde la fusion en 1990 de SkyTV, contrôlépar M. Murdoch, et du consortium BritishSatellite Broadcasting, conçu par lesprincipaux opérateurs privés de télévisionbritanniques, offre aux abonnés un bouquetd’environ cent cinquante chaînes, essen-tiellement de sport et de cinéma, dont l’une,Sky News, spécialisée dans l’informationen continu, pose problème. Est-il accep-table que le groupe News Corp., qui contrôledéjà 35 % du marché de la presse nationalepar l’intermédiaire de sa filiale News Inter-national, soit autorisé à mettre la main surune chaîne d’information (quelle que soitla faiblesse de sa part d’audience)?

OCTOBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

CE FUT l’enquête de trop. Le5 juillet 2011, News Corp., le troisièmeempire médiatique mondial, propriété deM. Rupert Murdoch (dont les cinquante-trois mille employés œuvrent sur quatrecontinents), vacille (1) : la révélation qu’unjournaliste de News of the World, principaltirage de la presse dominicale britannique(deux millions sept cent mille exemplaires),a eu accès à la messagerie vocale de MillyDowler, petite fille de 13 ans assassinéeen 2002, provoque un sursaut d’indigna-tion parmi le public. Les Britanniquesapprennent que le piratage a égalementconcerné les boîtes vocales de familles demilitaires tués en Afghanistan. Si ce typed’intrusion dans la vie privée de person-nalités à forte notoriété était connu depuislongtemps, le recours à ce mode d’im-mixtion dans l’intimité des simples parti-culiers frappés par l’affliction dépasse lesbornes de l’acceptable, déjà largementrepoussées par la presse populaire du pays.

Cible de l’indignation, News of the World.Hebdomadaire racheté par M. Murdochen 1969 et premier jalon de sa carrièremédiatique au Royaume-Uni, ce titre sefait très vite une spécialité de la révélationtapageuse de scandales, de malversationset de trafics mis au jour par une équipe dejournalistes passés maîtres dans l’art dutravestissement et de l’infiltration.

* Professeur émérite à l’université Paris-III (Sorbonnenouvelle). Auteur de l’ouvrage Les Médias britan-niques, Ophrys-Ploton, Paris, 2004.

Cette ligne éditoriale conduit la rédactionà alimenter ses sujets par des moyensillicites : hier les clichés pris au zoom dansdes lieux réputés privés, aujourd’hui lepiratage des communications déposées dansles boîtes vocales. En 2006, leurs intrusionsdans la messagerie des princes Harry etWilliam avaient valu quelques mois deprison à deux des collaborateurs du journal :Clive Goodman et Glenn Mulcaire.

Reconnaissant sa responsabilité profes-sionnelle, le directeur de la rédaction, AndyCoulson, décide de démissionner. Nonsans affirmer que ce genre de pratiquen’était le fait que d’un journaliste dévoyéet qu’il n’avait, personnellement, jamaiscautionné le piratage de boîtes vocalescomme méthode d’investigation. Mais cebrevet autodécerné d’éthique journalis-tique ne convainc guère : en mars 2003,Rebekah Brooks, alors directrice de larédaction du Sun, premier tirage de la presse britannique et propriété deM. Murdoch depuis 1969, avait admis quedes membres des services de police avaientété rétribués, dans le passé, en échanged’informations. Pour sa part, Coulson avaitaffirmé que, si les journalistes sous sadirection avaient pour consigne de respecterles lois, ils étaient prêts à les transgresserau nom de l’intérêt public.

On doit à l’opiniâtreté du Guardiand’avoir maintenu sa vigilance sur l’affairedu piratage des messageries téléphoniques.Ultime défenseur des positions sociales-démocrates avec The Independent et, acces-

PAR JEAN-CLAUDE SERGEANT *

Il arrive que l’arbre révèle la forêt. En juillet 2011, les Britan-niques, scandalisés, découvraient la nature des pratiquesjournalistiques de l’hebdomadaire « News of the World ».Mais cette dérive en éclairait d’autres : concentration de lapropriété des médias, marchandisation de l’information,connivences politiques. Une conception de la presse qu’in-carne à lui seul le magnat Rupert Murdoch.

Par l’entrée dérobée du jardin

EN décembre 2010, l’affaire sembleréglée. Le ministre chargé des médias,M. Jeremy Hunt, décide de ne passoumettre l’offre de M. Murdoch à l’ap-préciation de la commission des mono-poles, traditionnellement responsable del’évaluation des risques de constitution depositions monopolistiques. En échange, ilobtient l’engagement de M. Murdochd’extraire Sky News du bouquet BSkyBet d’en confier la gestion à une structureindépendante. Compte tenu des révéla-tions de juillet 2011 relatives aux pratiquesde News of the World, certains s’interro-gent : M. Murdoch présente-t-il toutes lesqualités de respectabilité requises par lerégulateur de l’audiovisuel – Office ofCommunications (Ofcom) – pour que luisoit confiée l’exploitation de la licence deBSkyB? Des parlementaires évoquent leprécédent de 1981 qui avait permis àM. Murdoch d’acquérir les titres dugroupe Times Newspapers, avec l’assen-timent de Mme Margaret Thatcher, sans quele ministre du commerce de l’époque enréfère, comme il aurait dû le faire, à lacommission des fusions et des monopoles.A compter de cette époque, avec 35% dela diffusion de la presse, M. Murdoch avaitpu peser sur la vie politique du pays.

La mobilisation des parlementairestravaillistes et libéraux-démocrates,soutenue par certains titres de FleetStreet (4) et renforcée par les reportagesdu New York Times, a conduit à de specta-culaires résultats. En janvier 2011, Coulsonremet sa démission au premier ministre.Quelques mois plus tard, M. Murdochrenonce à son projet de rachat de BSkyB.Le 7 juillet, M. James Murdoch – son fils,responsable des opérations de News Corp.en Europe – annonce la fermeture de Newsof the World, entraînant la mise à pied deses deux cents journalistes et employés.C’est la fin de l’un des plus anciens titresde la presse nationale britannique, fondéen 1843 – mais qui ne représente, ainsi quele dira par la suite M. Murdoch, que 1% desrevenus du groupe. De leur côté, les plushauts responsables de la Metropolitan Police(Scotland Yard) reconnaissent leurs manque-ments dans la conduite de l’enquêteconcernant les pratiques illicites de Newsof the World : elle s’était limitée au seuljournaliste Goodman et à son informateur,au domicile desquels onze mille pages denotes, identifiant environ quatre millevictimes potentielles, avaient été saisiesmais étaient restées inexploitées. Dans unentretien au Daily Telegraph (5), le numérodeux de Scotland Yard, M. John Yates,concède que, focalisée sur les menacesterroristes, la police n’avait certainementpas mobilisé les moyens nécessaires pourpoursuivre l’enquête engagée en 2006,d’autant que le service s’en tenait alors auprincipe selon lequel ne tombent sous lecoup de la loi que les captations demessages téléphoniques qui n’ont pas étéentendus par leurs destinataires. M. Yatesest finalement acculé à la démission (le18 juillet) dans la foulée de son supérieurhiérarchique, M. Paul Stephenson, dontl’engagement comme conseiller d’un anciendirecteur adjoint de News of the World, lui-même entendu dans le cadre de la nouvelle

enquête ouverte en janvier 2011 sur lespratiques du journal, venait d’être révélé.

Dans l’espoir de contenir la propagationd’une crise politico-médiatique, qui allaitcontraindre le premier ministre à écourterson voyage en Afrique, News Internationalpublie dans la presse nationale un mea culpasous le titre « Putting right what’s gonewrong» («réparer les erreurs»). Il est assortid’engagements concernant l’indemnisationdes victimes d’intrusions pratiquées par lejournal et la volonté du groupe de collaboreravec les enquêteurs de Scotland Yard et lacommission de la Chambre des communeschargée de faire la lumière sur ces dérives.

A partir du 15 juillet, News Corp. faitprofil bas. Ce jour-là, Brooks démissionnede News International. Elle en était devenuedirectrice générale en 2009. M. Les Hinton,responsable de la société jusqu’en 2005,l’imite. Pourtant, il dirige alors le groupeDow Jones (racheté en 2007), qui édite leWall Street Journal. Quatre jours plus tard,le magnat consent à comparaître, encompagnie de son fils James et de Brooks,son héritière spirituelle, devant lacommission de la Chambre des communesréunie spécialement pour établir les respon-sabilités dans l’affaire du piratage desmessageries pratiqué par News of the World.On retiendra des trois heures d’auditionl’image d’un Murdoch affaibli etamnésique, s’exprimant par monosyllabeset convenant, tel le loup se faisant ermite,qu’il ne s’était jamais senti aussi «humble»,pour ne pas dire humilié. Quant au fond,rien de bien nouveau : regrets, promessesde remettre de l’ordre dans les affaires dugroupe et de punir, comme ils le méritent,les coupables, quand ils seront connus.

On aurait voulu croire à la prophétie dePolly Toynbee, chroniqueuse au Guardian,qui écrivait en 2006 : «L’homme politiquequi aura le courage d’affronter Murdochsera peut-être surpris de s’apercevoir quece n’est, après tout, qu’un tigre depapier (6). » Mais l’homme qui comparaîtle 19 juillet devant un petit nombre deparlementaires, plus ou moins affûtés, nefait pas mystère de vouloir continuer àpeser sur les destinées du groupe, passa-gèrement chahuté sur les marchés. Si lesactions de News Corp. perdent 18 % entreles 4 et 18 juillet, elles reprennent 6 % àla suite de l’audition des Murdoch pèreet f ils, tandis qu’à Londres celles deBSkyB s’apprécient de près de 3 %. Lesenquêtes en cours au Royaume-Uni et auxEtats-Unis conduiront-elles à restructurerl’empire Murdoch et à marginaliser son

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SOLANGE GAUTHIER. – « In the air », 2011

23

fondateur, ainsi que le souhaitent un certainnombre d’actionnaires influents ? Rienn’est moins sûr.

Cette crise politico-médiatique auraété salutaire à plusieurs titres. D’abordparce qu’elle a permis de souligner laproximité du pouvoir politique avec lesmédias et, particulièrement, du Particonservateur avec les dirigeants de NewsInternational. Les relations amicales quis’étaient nouées entre le couple Cameronet Brooks au cours de réunions dans leursrésidences de week-end ont été détailléespar la presse. Lors de son audition,M. Murdoch rappelait, d’un souffle, qu’ilavait rendu visite au premier ministre àDowning Street, par l’entrée dérobée dujardin, peu de temps après les électionsde mai 2010.

Cette connivence n’est pas, bienentendu, le fait des seuls conservateurs.Sans remonter au début du XXe siècle,qui a vu Lloyd George, alors premierministre, subventionner le rachat du DailyNews pour défendre sa politique, il suffitde rappeler le voyage qu’effectua M. Blairen Australie en juin 1995 pour y rencontrerM. Murdoch et ses collaborateurs. Il yétait accompagné de M. Alastair Campbell,son conseiller médias, ancien journalistepolitique au Daily Mirror, qui, une foischargé de la communication de M. Blair,fit de la gestion de ses relations avec lesmédias un redoutable instrument depouvoir. On lui prête l’obsession de prévoirce qui fera la «une» du Sun du lendemainet de vouloir contribuer à la rédiger. Le6 juillet 2011, M. Christopher Bryant,ancien secrétaire d’Etat aux affaireseuropéennes de M. Brown, dénonçait, àla Chambre des communes, la servilitédes dirigeants politiques vis-à-vis desmédias : « Nous dépendons d’eux, nousrecherchons leurs faveurs, nous faisonsdépendre notre vie et notre mort politiquesde ce qu’ils écrivent et de ce qu’ilsmontrent. Et, quelquefois, cela signifieque nous manquons de courage pourdénoncer les dérives. »

L’affaire aura donc mis au jour l’arro-gance d’un groupe de presse qui s’estimaiten mesure d’assurer la victoire électoraleau parti qu’il décidait de soutenir. On sesouvient du brevet d’efficacité que s’auto-décernait le Sun au lendemain de la défaitedes travaillistes en 1992 en publiant enpremière page : «It’s the Sun wot won it !»(«C’est le Sun qui a gagné !»). Son soutienn’aura toutefois pas permis aux conser-vateurs d’obtenir la majorité absolueespérée aux élections de 2010.

Le deuxième effet bénéfique concernel’assainissement des relations entre lesservices de police et les médias. Il estapparu à l’occasion des investigationsconduites depuis l’émergence de l’affairede News of the World que les enquêteursde Scotland Yard n’avaient guère pousséleur travail initial pour ne pas embarrasserle groupe Murdoch. A en croire un ancienresponsable du service de presse de laMetropolitan Police passé à la rédactiondu Mail on Sunday : « Il y a [à ScotlandYard] une réelle admiration pour la façondont le journal [News of the World] a menéà bien des opérations clandestines quiont permis de traduire en justice descriminels notoires. Il en résulte uneproximité entre le Yard et tous les titresde News International (7). » Le pantou-flage de policiers à la retraite dans lesrédactions de Fleet Street facilite naturel-lement l’accès aux sources policières maisconduit à s’interroger sur la capacité desservices à conserver leur liberté d’actiondans les affaires impliquant les organesde presse, problème déontologique qu’ilappartient à une commission parlemen-taire d’éclairer.

Reste, enfin, la question centrale de larégulation de la presse qui a été mise encause après qu’à deux reprises la PressComplaints Commission (PCC) – instanced’autorégulation mise en place en 1991 –eut classé sans suite les plaintes relativesaux intrusions pratiquées par News of theWorld. Plus fondamentalement, se trouveau cœur du débat le problème de laprotection de la vie privée inscrite àl’article 3 du code déontologique de laPCC, lequel proscrit explicitement l’inter-ception des communications téléphoniqueset la captation de courriels (article 10).

Que cette instance soit financée par leséditeurs de journaux et qu’une partie substan-tielle de ses membres soit issue des rédac-tions pose nécessairement un problème, déjàidentifié par la commission Calcutt, chargéeentre 1990 et 1993 de réfléchir au moyende renforcer l’autonomie de l’organisme.Dans son ultime rapport (8), sir DavidCalcutt recommandait l’abolition de laPCC – qui, estimait-il, n’avait pas fait lapreuve de son indépendance – et sonremplacement par un tribunal spécialiséayant pouvoir d’imposer la publication derectificatifs et d’excuses ainsi que desanctionner financièrement les éditeursrécalcitrants. «Tout système de régulationdoit comporter une forme de sanction »,insistait sir David, qui préconisait en outrel’adoption par le législateur d’un texteprotégeant la vie privée, notamment contreles incursions des journalistes.

l’information, cette vision des chosesépousait parfaitement celle de M. Murdoch :«J’en ai assez de tous ces snobs qui nousexpliquent que mes journaux sont mauvais,a expliqué le magnat. De ces snobs qui lisentdes journaux que personne n’a envie de lire[et qui] s’estiment fondés à imposer leurgoût au reste de la société (13).»

La crise consécutive à la révélation despratiques de News of the World, dont l’heb-domadaire n’avait d’ailleurs pas lemonopole, a permis de prendre consciencede la nocivité de certains modes defonctionnement de la presse britannique,notamment populaire, et de s’engager dansla réforme de son système de régulation.Plus profondément, elle aura suscité uneréflexion sur la quasi-promiscuité entrepouvoir politique et médias qui permettra,sans doute pour un temps, de restaurer laprimauté du politique par rapport auxpriorités des rédactions les plus populistes.Cet étonnant déballage pourrait avoir unimpact sur la gestion de l’empire Murdochs’il est prouvé que les agissements délic-tueux de l’une de ses filiales, en l’occur-rence News International, ont eu uneincidence sur la conduite du groupe. Iln’est pas sûr, en revanche, que cette crise,qui touche aux rouages de la démocratie,ait sensibilisé en profondeur une opinionpublique plus attentive à la dégradation deson pouvoir d’achat et aux violencesurbaines qu’à la mise à nu de celui quiprétendait en être l’interprète.

JEAN-CLAUDE SERGEANT.

LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2011

HEBDOMADAIRE BRITANNIQUE

d’un joyau devenu trop pesant

En 1995, le gouvernement – celui deM. John Major – rejetait les recommanda-tions de la commission, estimant que l’ins-tauration d’un système de contrôle régle-menté serait interprétée comme une formede censure par les éditeurs de journaux,qu’il fallait naturellement ménager.

S’agissant de la création d’un droit aurespect de la vie privée, le gouvernementfaisait valoir, à l’appui de sa décision de nepas retenir cette recommandation, que lesatteintes étaient en fait plus limitées que nele laissaient supposer quelques affairesexcessivement médiatisées et que, en outre,une telle protection irait à l’encontre de lacapacité d’enquête de la presse. Enfin, legouvernement reprenait à son compte l’idéeselon laquelle le concept de vie privée étaitd’une telle complexité qu’il valait mieuxne pas tenter de le définir (9).

Les conclusions de la commissionLevenson ne sont pas attendues avant la fin2012. D’ici là, le gouvernement aura euconnaissance du rapport d’une autrecommission mise en place en mars 2011,chargée de préparer un éventuel projet deloi définissant les droits des citoyens britan-niques – British Bill of Rights – qui aména-gerait la loi relative aux droits de l’hommeadoptée en 1998, dont l’article 8, analogueà celui de la convention européenne desdroits de l’homme, protège la vie privéedes individus. C’est par le biais de cet articleque les magistrats britanniques ont euprogressivement tendance à privilégier lerespect de la vie privée au détriment de laliberté d’informer garantie par l’article 10.

Selon M. Cameron, une telle évolutionconstituait une dérive qu’il importait decorriger : « Les magistrats utilisent laconvention européenne des droits del’homme pour promouvoir une sorte deloi protégeant la vie privée, sans que leParlement ait son mot à dire. Il convientde réfléchir et de nous demander si c’estainsi qu’il faut procéder (10).»

Si ce nouveau Bill of Rights voyait lejour, il devrait nécessairement définir defaçon précise l’essence de la vie privéeainsi que le champ d’application de laliberté d’informer, laissant inévitablementaux magistrats le soin d’arbitrer les casproblématiques : ceux-ci ne pourront êtrerésolus que par référence à une strictedéfinition de l’intérêt public qui seul autori-serait un empiétement dans le domaine dela vie privée (11). Par rapport à la situationdans laquelle la loi relative aux droits del’homme de 1998 invite les magistrats, enson article 12.4, à donner priorité à la libertéd’informer dans les cas d’incertitude, onne voit guère le progrès qu’apporterait cenouveau texte. A moins que la commissionne se rallie à l’opinion de sir Harry Woolf,magistrat très impliqué dans les affairesde presse, qui estimait en 2002 que « lestribunaux ne doivent pas oublier que, siles journaux ne publient pas les informa-tions qui intéressent le public, on publieramoins de journaux, ce qui ira à l’encontrede l’intérêt public (12)». Source à laquelles’abreuve la logique de marchandisation de

(7) Chester Stern, « Getting cosy with the Yard »,The Guardian, 7 septembre 2010.

(8) Department of National Heritage, Review of PressSelf-Regulation , Stationery Office Books, Londres,janvier 1993.

(9) Privacy and Media Intrusion : The Government’sResponse to the House of Commons National HeritageSelect Committee », Stationery Office Books,juillet 1995.

(10) «Celebrities would lose super-injunctions in Billof Rights plan», The Daily Telegraph, 27 avril 2011.

(11) « Editors tangle with the zip code », TheGuardian, 2 mai 2011.

(12) Rapporté par Joshua Rozenberg, Privacy andthe Press, Oxford University Press, 2004, p. 56.

(13) Cité dans le documentaire « Murdoch 1er »,diffusé par Canal+ le 9 juillet 1997.

« J’en ai assez de tous ces snobs... »

LA tempête déclenchée par l’affaire deNews of the World a incité le chef de filetravailliste et le dirigeant libéral-démocrateNicholas Clegg, numéro deux du gouver-nement, à réclamer une refonte du modede régulation de la presse, demande àlaquelle s’est rallié M. Cameron : le15 juillet, il a nommé une commissiondirigée par un magistrat unanimementrespecté, sir Brian Levenson. Composée desix membres, dont deux journalistes, cettecommission, qui a toute latitude pour rece-voir les témoignages sous serment despersonnes qu’elle aura décidé d’entendre,aura fort à faire. Chargée, au premier chef,de préconiser un nouveau mode de régula-tion de la presse écrite, elle a égalementreçu pour mandat de se pencher surl’éthique professionnelle de la presse audio-visuelle, notamment de la BBC, fort criti-quée par les conservateurs pour sa couver-ture de l’affaire de News of the World, etsur le fonctionnement des réseaux sociaux.

La presse n’a pas tardé à réagir, voyantdéjà se profiler derrière cette réformeannoncée un contrôle qui n’ose pas direson nom : « La classe politique britan-nique, s’estimant libérée du joug deMurdoch, pourrait renforcer la réglemen-tation. Il deviendrait alors plus difficilede gagner de l’argent dans le secteur desmédias», s’alarmait l’hebdomadaire TheEconomist le 23 juillet.

«Le premier ministre, écrivait le DailyTelegraph deux jours plus tôt, a déclaréqu’il ne voulait pas réglementer la presse.Il ne souhaite pas non plus le maintien dusystème d’autorégulation par l’intermé-diaire de la PCC. Il veut un organismeindépendant, mais celui-ci sera inévita-blement sous-tendu par la réglementationet ouvrira la porte à des contrôles légis-latifs qui iront à l’encontre de la libertéd’expression que M. Cameron dit vouloirpréserver. »

Dans l’Egyptenapoléonienne

Turbans et chapeaux de Sonallah Ibrahim

Actes Sud, Arles, 2011, 278 pages, 22 euros.

TURBANS et chapeaux : des attributs hautementsymboliques qui, dès le titre (et soulignés par l’illustra-tion de couverture), disent la rencontre – et l’oppo-sition – de deux mondes autour desquels continue de seconstruire l’histoire contemporaine. Car on ne soulignerajamais assez combien la campagne menée par Napoléon –et l’occupation française qui s’ensuivit pendant « trois anset vingt et un jours » – constitue un épisode capital del’histoire de l’Egypte, au cours duquel des relations com-plexes et passionnantes se sont nouées entre Orient etOccident. Puisant à la source du chroniqueur Abdel-Rah-man Al-Jabarti (1754-1822), Sonallah Ibrahim offre – aupublic occidental, du moins – une double inversion duregard. Au récit transcrit par le cheikh, il adjoint une ver-sion inédite : celle d’un jeune disciple anonyme qui choisitd’imiter son maître, mais en offrant une histoire nonexpurgée, versant officieux des circonstances officielles :« Le papier sur une cuisse, j’ai entrepris de relater tout cequi m’est arrivé depuis la bataille de Boulaq et la défaited’Ibrahim Bey. Arrivé à l’épisode de l’esclave noire, j’aihésité : dans ses notes, le cheikh s’en tient aux événementspublics et évite les questions personnelles. Je ne m’impose-rai pas cette contrainte. » Décision qui permet de pencherdu côté de la belle Pauline et de ses jeux érotiques, maisaussi d’écrire ce que la prudence politique préfère passersous silence.

Et comme souvent, c’esten se tenant à la frontière quele point de vue se révèle le plusintéressant, le poste proposé àl’Institut d’Egypte à notre chro-niqueur en herbe le posant enobservateur privilégié des unset des autres : Egyptiens,Français et Ottomans. Oscillantlui-même entre turbans etchapeaux, le narrateur n’épar -gne à personne ses coups degriffe faussement innocents : ilutilise tous les ressorts d’unerelation « neutre » (brièveté

des notations, jeu des juxtapositions) et souligne qu’horreurs guer-rières, manœuvres politiciennes et hypocrisie sont les réalités lesmieux partagées du monde, notamment lorsque les rapports depouvoir sont mouvants.

Ce faisant, ce roman historique (librement investi parla fiction) appelle aussi – et peut-être avant tout ? – à unelecture contemporaine, qui met à nu les rouages de l’impé-rialisme, s’intéresse à la place des chrétiens d’Orient,interroge les fruits qui naîtront de la rencontre : ceux des cris-pations identitaires mais aussi ceux de la Nahda, cet importantmouvement de rénovation culturelle qui verra le jour auXIXe siècle dans le monde arabe. Comme le résume cheikhHassan, apprenant l’arabe aux savants français : « Quand onrelit ce qu’ont écrit nos anciens savants, on voit qu’ilsavaient de vastes connaissances dans tous les domaines dusavoir, y compris dans ceux qui vont à l’encontre des dogmes.Quant à nous, nous ne faisons que reproduire ce que noustrouvons chez les anciens sans rien y ajouter de nouveau, etquand nous tombons sur un point de théologie auquel nousne trouvons pas de réponse, nous en concluons que c’est uneaffaire réservée aux philosophes. Pis, nous n’avons pascompris l’importance des ouvrages de sciences naturelles etde géométrie. » Confrontation, réflexion, et sourire...

NATHALIE CARRÉ.

ECONOMIE

Migrations heureuses

L’ANCIEN vice-président de la Banque mondiale sesoucie désormais aussi de morale : devenuéconomiste à l’université d’Oxford, Ian Goldin

défend l’ouverture des frontières pour des raisons « tantéthiques qu’économiques ». Selon lui, les mouvementsde population profitent aux pays d’accueil, à ceux dedépart et donc à la croissance économique. L’évolutiondémographique rendrait même inéluctable la dispa-rition des entraves à la liberté de circulation : « Lesmigrations sont une force naturelle et irrépressible quiva s’intensifier lors des prochaines décennies (…).Mondialisation et migration sont des processus entremêlésqui mènent l’humanité vers un même avenir cosmopoliteoù les individus, les biens, les idées et les capitauxpourront traverser plus librement les frontièresnationales (1). »

Coécrit avec Geoffrey Cameron et Meera Balarajan,Exceptional People passe en revue les effets positifs desmigrations internationales, chiffres à l’appui. Dans les paysdéveloppés, les travailleurs étrangers qualifiés soutiennentl’innovation : la moitié des start-up de la Silicon Valleysont dirigées par des migrants, et 64 % des brevetsdéposés par General Electric l’ont été par des expatriés.Quant aux travailleurs peu qualifiés, ils « stimulent lacroissance économique (…) en acceptant des emploisconsidérés comme peu attractifs par les autochtones » dansle bâtiment, les services à la personne ou l’hôtellerie-restauration, c’est-à-dire des secteurs qui ne peuvent pasêtre délocalisés. Pourquoi ces emplois pâtissent-ils d’unmanque d’attractivité ? La question n’est pas posée. Onsait pourtant, comme le rappellent d’ailleurs AlainMorice et Swanie Potot, qu’il est moins coûteux d’utiliserla réserve de main-d’œuvre peu exigeante des pays du Sudque de revaloriser les conditions de travail dans des secteurssoumis à une grande flexibilité et proposant des salairesmédiocres (2).

Mais, sous prétexte qu’il faudrait raisonner sur lelong terme et considérer les bénéfices indirects, lesauteurs d’Exceptional People minimisent délibérémentles effets négatifs de la pression du travail immigré surles rémunérations : « Même si les salaires diminuentlégèrement pour la petite partie de la population enconcurrence directe avec des immigrés sur le marchéde l’emploi (…), tous les travailleurs profitent d’unebaisse des prix des biens et des services. Dans lesannées 1980 et 1990, les villes américaines qui avaientles plus forts taux d’immigration ont vu diminuer le prixdes services de ménage, de jardinage, de garded’enfants, de teinturerie et des autres services quimobilisent une grande quantité de travail humain. » Letarif réduit des femmes de ménage console-t-il vraimentles employés qui voient leurs salaires baisser ?

Les pays d’émigration sont semblablement considérésdu seul point de vue comptable. Ils tirent, selon les troischercheurs, un immense profit du départ d’une partie deleur main-d’œuvre. Grâce à l’argent qu’ils y envoient(325 milliards de dollars en 2010), les migrantssoutiennent l’activité économique de leur pays d’origine.Et la « fuite des cerveaux » ne serait qu’une « circulationdes cerveaux » : ne trouvant pas d’emploi à la hauteurde leurs compétences chez eux, les travailleurs qualifiéschercheraient une terre d’adoption pour les faire fruc-tifier ; mais, une fois armés d’un capital scolaire, socialet économique suffisant, ils reviendraient dans leurpays natal. Mieux encore : ceux qui espèrent migrer sontsouvent conduits à suivre une formation, ce qui s’avèreune chance pour leur pays, puisque beaucoup ne partirontfinalement pas. Aux Philippines, par exemple, « lapossibilité d’émigrer pour les infirmières a encouragéle développement d’un système sophistiqué d’éducationprivée qui œuvre à l’instruction des femmes pauvres. Denombreuses soignantes restent au pays après leurformation, et aujourd’hui les Philippines comptent plusd’infirmières qualifiées par personne que des pays plusriches comme la Thaïlande, la Malaisie ou le Royaume-Uni. » L’histoire est plaisante, mais on aurait aussi puenvisager que les pays en développement forment leurs

citoyens selon leurs besoins réels en main-d’œuvre, et nonpour combler les secteurs d’emploi déficitaires despays développés...

Goldin traite froidement le migrant comme un agentéconomique dont il prône la libre circulation pour« enrichir l’économie mondiale de 39 000 milliards dedollars en vingt-cinq ans » ; il ignore le déracinement etla « double absence (3) » de l’étranger, ses conditions devie et de travail. Dans ce livre, largement célébré par lapresse que lisent les « décideurs », les Etats du Sud appa-raissent comme des réservoirs de travailleurs servant àguérir l’anémie démographique des sociétés occidentales,et l’humain ressemble à une marchandise que l’ondéplace au gré des besoins de l’économie mondiale.

BENOÎT BRÉVILLE.

(1) Ian Goldin, Geoffrey Cameron et Meera Balarajan, ExceptionalPeople. How Migration Shaped Our World and Will Define Our Future,Princeton University Press, 2011, 352 pages, 35 dollars.

(2) Alain Morice et Swanie Potot (sous la dir. de), De l’ouvrierimmigré au travailleur sans papiers. Les étrangers dans la moderni-sation du salariat, Karthala, Paris, 2010, 332 pages, 28 euros.

(3) Abdelmalek Sayad, La Double Absence. Des illusions de l’émigréaux souffrances de l’immigré, Seuil, Paris, 1999, 437 pages, 22 euros.

FUTURS PROCHES. Liberté, indépendanceet impérialisme au XXIe siècle. – NoamChomsky

Lux, Montréal, 2011,392 pages, 22 euros.

Disposition américaine à « promouvoir la démo-cratie » par la guerre économique, la manipula-tion médiatique ou la canonnière ; politique deWashington au Proche-Orient ; stratégies impé-rialistes : si les sujets abordés ici par le célèbre lin-guiste américain sont souvent connus, la premièrepartie de cet ouvrage, qui rassemble articles etconférences, s’avère plus originale. On y découvrela vision de Noam Chomsky sur les changementsen cours en Amérique latine. Dans cette région,« les Etats-Unis et les élites sont contraints d’ac-cepter des gouvernements qu’ils auraient vivementcondamnés il n’y a pas si longtemps, ce qui estrévélateur de l’évolution du continent vers l’indé-pendance ». Au risque d’un certain optimisme etd’une sous-estimation des contradictions qui tirail-lent les processus en question, l’auteur les décritcomme semant « l’espoir d’un avenir meilleur ».

FRANCK GAUDICHAUD

BIOGRAPHIE

« Cataract »

PEINTRE, critique d’art et écrivain, John Bergers’était rendu célèbre en 1976 par une séried’émissions réalisées pour la British Broad-

casting Corporation (BBC) : Ways of Seeing, un essaifilmé en quatre volets également décliné sous formede livre et traduit en français sous le titre Voir levoir (1). Il y interrogeait le rapport des sociétéscontemporaines à l’art, la place des femmes dans lapeinture, les spécificités de la peinture à l’huile,l’imagerie publicitaire. Pour un homme aussi sensibleà la qualité du regard, à tout ce qui l’oriente et ledétermine, une opération de la cataracte ne pouvaitque constituer une expérience d’un immense intérêt.Il la décrit dans un petit livre (2). Le dessinateurSelçuk Demirel, qui collabore au Monde diplo-matique, s’empare de chaque fragment de texte, dontil donne, en regard (c’est le cas de le dire), son inter-

prétation exubérante et poétique. L’ouvrage se diviseen deux parties : l’une écrite après l’opération dupremier œil, l’autre après celle du second. La qualiténouvelle de la lumière, les réminiscences de l’enfance,l’intensité des couleurs, l’horizon plus large… « Toutce que je vois désormais m’évoque un dictionnaireque je peux consulter pour me renseigner sur laprécision des choses. La chose en elle-même, et aussisa place parmi les autres choses. »

MONA CHOLLET.

(1) Ce livre, qui était devenu introuvable en français, faitl’objet d’une réédition conjointe par les éditions Dent-De-Leone(Londres) et Furia Francese (Paris), à paraître en 2011.

(2) John Berger (texte) et Selçuk Demirel (dessins), Cataract,Notting Hill Editions, Londres, 2011, 68 pages, 12 livres sterling.

D I P L O M AT I E P O L I T I Q U E

I D É E S

A S I E

25 LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2011

LES CHINOIS À LA CONQUÊTE DEL’AFRIQUE. – Jean Jolly

Pygmalion, Paris, 2011, 336 pages,22,90 euros.

Jean Jolly, grand reporter, auteur d’une histoire ducontinent africain, restitue cette fois les relationsentre l’Afrique et la Chine dans le cadre del’émergence économique, méconnue, du conti-nent africain et de la redistribution des rapports deforces internationaux. Cet angle d’approche luipermet de mettre en question le rôle des paysoccidentaux, lesquels ajusteraient mal leur ripostedans la confrontation avec le nouveau concurrentchinois. D’autant que de nombreux gouverne-ments africains cherchent à desserrer l’étau desanciennes puissances coloniales et à se défaired’une aide internationale qui n’est pas toujoursdans l’intérêt du continent. Ce livre tranche net-tement avec le ton de beaucoup d’ouvrages quimanifestent une hostilité vindicative à l’égard dela « nouvelle invasion chinoise ». Au pis, relèvel’auteur, les nouveaux venus asiatiques ne fontqu’emprunter les chemins tracés par leurs prédé-cesseurs européens. Certes, la Chine veut avanttout sécuriser ses approvisionnements en pétroleet en ressources naturelles et trouver de nouveauxdébouchés. Mais l’auteur regrette surtout que lespays européens, et les Français en particulier,abandonnent peu à peu un terrain riche d’avenir.

LAURENT BALLOUHEY

À LA RECHERCHE DE LA PALESTINE.Au-delà du mirage d’Oslo. – Julien Salingue

Editions du Cygne, coll. « Reportages », 2011, 210 pages, 20 euros.

L’impasse israélo-palestinienne a relancé le débatsur la meilleure solution au conflit : un Etat pales-tinien aux côtés d’Israël, comme le prônent lesNations unies, ou bien un seul Etat, dont rêvèrentles « binationalistes » du Yichouv comme l’Orga-nisation de libération de la Palestine (OLP) avant1974. Tel est le principal fil rouge de ce recueil dechroniques, d’interviews et d’analyses. Qu’on nes’attende pas à y trouver l’écho de polémiques trèsparisiennes, reflet de partis pris idéologiques aveu-gles à la réalité du terrain. L’avantage de JulienSalingue est que, partisan déclaré de l’Etat unique,il fonde sa conviction sur une connaissance intimede la société palestinienne, acquise au fil de longsséjours sur place. C’est en rendant compte avecfinesse de ses échanges avec ceux d’en haut, maissurtout d’en bas – et du Fatah au Hamas, en pas-sant par toutes les nuances du spectre politique etsocial –, qu’il fait découvrir au lecteur novice – oumieux mesurer au lecteur averti – l’envers dudécor… On peut ou non partager ses conclusions.Mais on est frappé par la maturité de son travail.

DOMINIQUE VIDAL

THE COALITION AND THE CONSTITU-TION. – Vernon Bogdanor

Hart Publishing, Oxford,2011, 162 pages, 23 euros.

Caractéristique du système électoral britannique, lescrutin uninominal à un tour (first past the post)surprend parfois : un parti peut, par exemple, obte-nir une majorité de sièges à la Chambre des com-munes en ne récoltant qu’une minorité de voix. Cefut le cas en 2005, quand le Parti travailliste a raflé355 des 646 sièges de l’assemblée avec 35,2 % desvoix. Cela signifie-t-il que l’actuel gouvernementd’alliance (entre conservateurs et libéraux-démo-crates), qui a cumulé 59 % des voix en 2010, seraitplus légitime que d’autres ? Pas pour Vernon Bog-danor, qui souligne que, dans ce dernier cas defigure, l’électorat n’a pas eu l’occasion d’approu-ver explicitement une feuille de route politiquepréétablie. Les partisans de M. Nicholas Clegg(candidat libéral-démocrate) ont voté pour un pro-gramme opposé à la hausse des frais de scolarité àl’université et rejeté tout démantèlement de l’Etat-providence au nom de la « rigueur ». Autant demesures que M. Clegg a soutenues, une foisdevenu vice-premier ministre de la coalition. SelonBogdanor, le principe de « gouvernement parle-mentaire » s’est ainsi substitué à celui de « gou-vernement démocratique ». Il estime que leRoyaume-Uni pourrait voir se multiplier de tellescoalitions, ce qui mettrait à mal des institutions peuéquipées pour répondre aux défis constitutionnelsqui en découlent. Conséquence ? Un probableélargissement du fossé (déjà important) entre lepeuple et les élus censés les représenter.

DAVID NOWELL-SMITH

LE MAGHREB DANS LES RELATIONSINTERNATIONALES. – Sous la direction deKhadija Mohsen-Finan

CNRS Editions, Paris, 2011, 336 pages, 25 euros.

Le Maghreb a longtemps été absent des écransradars des chancelleries occidentales. Celles-cis’étaient habituées à n’y voir qu’une modestearrière-cour de l’Europe régie par des régimesautoritaires méprisables, mais bien utiles aux inté-rêts des uns et des autres. Les treize contributionsréunies par l’historienne et politologue KhadijaMohsen-Finan braquent les projecteurs sur la géo-politique de cette région. Elles témoignent de laflagrante contradiction qui, depuis les indépen-dances, existe entre leur (trop) grande proximitéavec les voisins du Nord et l’inexistence, àquelques exceptions près, de relations entreMaghrébins. Conséquences ? L’aggravation dudéséquilibre entre les deux rives de la Méditerra-née, et l’a!aiblissement dangereux des diploma-ties locales dans leurs relations avec l’extérieur.Espérons que les populations, si elles ont à l’ave-nir davantage voix au chapitre, sauront corriger untel grand écart, pour se placer sur la voie d’un rap-prochement intermaghrébin.

JEAN-PIERRE SÉRÉNI

CES TRENTE ANS QUI ÉBRANLÈRENTLE GOLFE PERSIQUE. – Olivier Da LageEditions du Cygne, coll. « Reportages », Paris,

2011, 265 pages, 25 euros.

Rédacteur en chef à Radio France Internationale(RFI) et spécialiste du Golfe, Olivier Da Lagepublie une compilation d’articles datant du débutdes années 1980 jusqu’à aujourd’hui. Le journa-liste dresse le tableau des évolutions de la région :sociales, économiques, diplomatiques et straté-giques. De quoi mieux appréhender les révoltes etles mécontentements actuels au Yémen, à Bahreïnou en Arabie saoudite. De la création du Conseilde coopération du Golfe, en 1981, aux menacesd’Al-Qaida des années 2000 en passant par lamise en place de la chaîne Al-Jazira en 1996, l’ou-vrage est par ailleurs parsemé d’anecdotes mettanten avant les rivalités entre les puissances régio-nales. Un exemple, en 1991 : alors que les deuxYémens ont été réunifiés, un membre important dugouvernement yéménite déclare : « L’unité plus ladémocratie, c’est une menace plus grande pour leroyaume [saoudien] que la révolution de 1962. »Peu avant sa mort, le roi Abdelaziz Ibn Saoudaurait quant à lui confié que « le bonheur duroyaume se trouve dans le malheur du Yémen ». Onregrettera les nombreuses coquilles qui rendentparfois le texte peu compréhensible.

ANNE BERNAS

GUERRE. Etre soldat en Afghanistan. – Sebas-tian Junger

Editions de Fallois, Paris, 2011,317 pages, 19,50 euros.

Pendant quinze mois, le journaliste américainSebastian Junger et le photographe britanniqueTim Hetherington (qui sera tué en Libye en2011) ont vécu avec les soldats américainsdéployés dans la vallée de Korengal, aux confinsorientaux de l’Afghanistan, où les combats sontparticulièrement rudes. Version écrite du docu-mentaire Restrepo (diffusé sur grand écran en2010), Guerre, ainsi que son titre un brin pom-peux l’indique, porte davantage sur la psycho-logie du combattant que sur les ressorts duconflit. Les jeunes militaires s’interrogent d’ail-leurs peu sur la signification politique de leurprésence. Leurs motivations sont plutôt à recher-cher du côté de la camaraderie.

L’ouvrage offre aussi des clés pour mieux saisircomment la coalition perd sans cesse du terrainface à des talibans pourtant honnis par le peupleafghan en 2001 : la corruption et la gabegie dulointain pouvoir de Kaboul, combinées auxbombardements de l’Alliance atlantique et àleurs victimes civiles, aliènent chaque jour unpeu plus les populations rurales.

CÉDRIC GOUVERNEUR

LES SIMPSON. Les secrets de la plus célèbrefamille d’Amérique. – William Irwin, MarkT. Conard et Aeon J. Skoble

Original Books, Champs-sur-Marne, 2011, 346 pages, 9 euros.

Le titre original en anglais, Les Simpson et laphilosophie, dit mieux que le titre français le pro-pos de l’ouvrage. Vingt et un universitaires y ana-lysent le monde de la célèbre famille d’un dessinanimé, créé en 1989, où « les personnages sontplus humains et ont plus de relief que ceux denombreuses sitcoms humaines ». A travers l’his-toire des idées philosophiques et la prise encompte de divers aspects de la société améri-caine, les auteurs se penchent par exemple sur lescaractéristiques morales de Homer, père balourdet stupide, au prisme de L’Ethique à Nicomaqued’Aristote. Bart, le mauvais garçon de la famille,est confronté à la vision nietzschéenne de la« vertu d’être mauvais » : « Nietzsche aurait-ilapprouvé Bart ? » Des discussions mettent enrésonance Socrate, Emmanuel Kant ou Karl Marxavec l’essence satirique de la série dans desréflexions autour de la famille, du bonheur, de lareligion, du capitalisme ou encore de l’anti-intel-lectualisme. L’esthétique du dessin animé, elle, estdécortiquée dans ses multiples allusions et réfé-rences culturelles.

MORGAN CANDA

OUTSOURCING WAR & PEACE. PreservingPublic Values in a World of Privatized ForeignA!airs. – Laura A. Dickinson

Yale University Press, Londres, 2011,271 pages, 30 euros.

Jamais les Etats-Unis ne s’en sont autant remis àdes sociétés privées de sécurité pour mener desopérations militaires. En Afghanistan et en Irak,leurs salariés sont presque aussi nombreux que lessoldats américains. Sur ce second front, ondénombrait en 2007 – derniers chi!res disponi-bles – 128 888 employés d’entreprises sous-trai-tantes du ministère de la défense, contre140 000 soldats. Ces salariés de droit privé négo-cient des traités de paix, font le ménage, serventd’interprètes, protègent les o"ciels : ils font tout,sauf participer directement aux combats. Dans lafoule des contrats accordés, Washington peined’ailleurs à savoir qui fait quoi. La diplomatie etl’armée apparaissent comme les deux secteursoù la privatisation a été menée de la manière laplus sauvage.

Dans ce livre, la juriste Laura A. Dickinson iden-tifie les moyens légaux à disposition du gouver-nement pour encadrer ce nouveau Far West. Ilfaudrait, selon elle, conduire les sociétés privéesde sécurité à adopter certaines valeurs du servicepublic. L’auteure propose ainsi des mesures pourharmoniser et clarifier les appels d’o!res, larédaction des contrats ou le contrôle exercé parl’Etat, les élus et les citoyens.

MARC-OLIVIER BHERER

P R O C H E - O R I E N T M A G H R E B É TAT S - U N I S

E U R O P E

GÉOPOL IT IQUE

Diplomatie de connivence et ordre international

IL N’EST PAS facile de déchiffrer l’ordre internationalqui se met en place depuis la chute du campsocialiste et la fin de la guerre froide, même si un

« directoire du monde », représenté par le G8, tente des’affirmer. On sait en revanche qu’il reste profon-dément injuste, comme le remarque Bertrand Badie,enseignant-chercheur au Centre d’études et de recherchesinternationales (CERI) : « Une différence majeure,écrit le politologue dans son dernier ouvrage (1), noussépare du temps des concerts européens fondateurs : auXIXe siècle, cinq Etat prédominants en excluaient unedizaine ; aujourd’hui, 8 en excluent 184, tandis que leG20 en exclut encore 172 ! » Et cette exclusion est, selonlui, « doublement fautive, car, objectivement, ellediminue les chances de régulation, subjectivement,elle sème la frustration, l’humiliation, le ressentimentet donc la violence ».

La « noblesse occidentale » s’accroche à sesprivilèges. Elle les justifie désormais non plus au nomde la lutte contre le communisme, mais d’une synthèsede références chrétiennes, de paternalisme et demessianisme, de prétention à l’universalité et à l’incar-nation des idées de liberté, de démocratie et d’Etat dedroit. Sous ce manteau « culturel », « purementimaginaire, l’Occident décrit un espace qui n’a aucunesignification objective, géographique, historique ousociologique ». Et il s’incarne dans un pacte militaire,

au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord(OTAN), qui « devient un instrument de conversion del’idée de “Nord” en celle d’“Occident” ».

Cet ordre est désormais fortement contesté, d’abordpar le « basculement de la richesse » qui porte un coupà l’oligarchie fondatrice. Les puissances émergentes, dela Chine au Brésil, constituent, selon l’auteur, « unealternative à l’ancien directoire, non seulement dans laforme, mais aussi dans son jeu. Avec des ressourcespropres, des valeurs inédites, des positionnementsrenouvelés sur l’échiquier international, [elles peuvent]aller au-delà de la simple transformation et proposer autrechose, comme dans une nouvelle revanche de la mondia-lisation ». D’où les tentatives du G8 de les faire taire enles intégrant au G20.

Paradoxalement, une des conséquences de la consti-tution du G8 et d’un directoire du monde, comme le noteBadie, a été la création, en contrepoint, d’une « sociétécivile » internationale devenue un facteur actif sur lascène mondiale. C’est ce nouvel acteur qui intéresseGustave Massiah dans son livre Une stratégie alter-mondialiste (2). Membre fondateur de ce mouvementaltermondialiste, l’auteur en retrace l’histoire, avec sessuccès rapides mais aussi ses échecs. Il expliqueégalement les débats qui le traversent – sur la violence,sur le pouvoir, sur la place de l’Etat –, d’autant plus

compliqués que les interlocuteurs sont nombreux, et que,contrairement au club oligarchique, le mouvement nesouhaite laisser personne de côté. Il se veut une solutionde rechange au néolibéralisme et, au-delà, au capi-talisme, car « il oppose à la logique dominante laproposition d’organiser les sociétés et le monde, àpartir de l’accès pour tous aux droits fondamentaux ».

Pour Massiah, trois issues sont possibles à la criseactuelle : une issue néoconservatrice, la guerre ; une refon-dation du capitalisme, celle du « Green New Deal », quimet en cause le néolibéralisme ; un dépassement ducapitalisme. Articuler des alliances entre les forces quisoutiennent la deuxième issue et celles qui défendent latroisième, dans laquelle Massiah se reconnaît, n’est pasla moindre des difficultés.

Alors que la possibilité d’un ordre international seheurte, selon Badie, à nombre d’obstacles, Massiahcherche à définir un horizon à la fois utopique et concretqui permettrait d’« équilibrer les échanges mondialiséset les cadres interétatiques ».

ALAIN GRESH.

(1) Bertrand Badie, La Diplomatie de connivence, La Découverte,Paris, 2011, 273 pages, 19 euros.

(2) Gustave Massiah, Une stratégie altermondialiste, La Décou-verte, 2011, 323 pages, 18,50 euros.

LITTÉRATURES DU MONDE

Etat du monde vu du Sud

24OCTOBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

SUIVANT les errances méditatives tourmentées du narrateur, le récit questionne,déconstruit, dénonce notre monde. « Je suisl’autre, l’étranger qui contredit la bellea!aire de l’humanité (...) ombre de vos incon -sciences. » Le texte est hanté par un gecko,métaphore polymorphe. Rusé, agile, con -damné à tout voir (il n’a pas de paupières), ilest le trublion lucide, parfois moqueur, témoininéluctable de la folie de l’homme : « L’irré-parable est dans [son] œil. » Raharimanana,écrivain malgache connu pour ses écrits enga-gés et sa plume cinglante, dresse un sombretableau en une trentaine de fragments mar-qués par un univers narratif sous haute ten-sion. Dessins, photographies, citations ponc-tuent le flot poétique de son verbe. En filigrane, une question : commentpenser – et être de – ce monde ?

Il tend un miroir critique à l’Occident et fustige la « velléité de maîtriserle temps », « la mort du verbe (…) occulté par les slogans », le virtuel « desforums de discussion où l’on se pavane, orgueilleux de son intelligence »,l’hystérie de la Bourse… Des néologismes impulsent leur charge satirique :efficatrucité, démocrade… L’auteur dresse aussi le constat de l’aliénationdes pays du Sud. « Je n’ai pas de songes, je n’ai point de voix. » Maniantle sarcasme, il interroge : « Vous ai-je dit que nous existons ? Hors de l’ima-ginaire. Hors tourisme. » Ironise sur le « kit de développement pour un payspauvre » et sur la discrimination : « Tu butes sur mon nom (…), tu le déformes.Tu regardes ma peau, tu me railles (…). Je vais sur les Champs, on me fouille.Je lève les mains (…). Je signe moi racaille, ci-désigné bouc émissaire. »Il objecte : « Ce n’est pas la réalité qui nous isole du monde mais la fictionsur nous plaquée, l’impossibilité de contredire malgré nos cris et déné-gations. » Et offre une méditation stimulante sur les frontières réelles ou imagi-naires, arguant que « l’Occident a tort de croire qu’en cadenassant l’espaceil maîtrise le temps et l’histoire ».

Mais sa traque des cauchemars ne s’arrête pas là. Bousculant ladialectique Nord-Sud, il évoque cet homme prédateur pour l’homme,renvoyant dos à dos les nations. Les démons du Rwanda dont il met enpoésie l’indicible barbarie, qu’il affronte au mémorial de Nyamata. Ici « lavictime s’est muée en bourreau. Le Nègre a massacré le Nègre ». « J’aijuste marché sur de la poussière de morts (…). Lorsque j’ai retrouvé laterre ferme, j’ai perdu mon innocence. » Puis la syntaxe perd la raison.Le vertige narratif se fait reflet du vertige de l’auteur.

Scruter nos ténèbres, débusquer les leurres, exhumer nos oublieusesmémoires, voici ce à quoi nous convie Raharimanana avec cet objet littérairesingulier, où tout semble dire l’« épuisement du sens du langage » et dumonde. L’éthique de l’auteur ? Nommer avec précision, en chambardantparfois la langue, « l’urgence n’étant pas de dénoncer de suite mais detrouver les mots justes qui rendent réellement compte ». Ecrire « pour nepas complètement sombrer. Et folie garder pour dérision salvatrice de ceréel bien trop sombre ».

CHRISTINE TULLY-SITCHET.

Les Cauchemars du geckode Raharimanana

Vents d’ailleurs, La Roque-d’Anthéron,2011, 111 pages, 15 euros.

INCOME, POVERTY, AND HEALTH INSU-RANCE COVERAGE IN THE UNITEDSTATES : 2010. (United States Census Bureau,Current Population Reports, septembre 2011.)2010, année noire aux Etats-Unis : le revenumédian des ménages a chuté de 2,3 % par rapportà 2009, le taux de pauvreté s’est accru de 6 %, attei-gnant un niveau inégalé depuis 1993, et un millionde personnes supplémentaires vivent sans couver-ture médicale. Ces données globales masquent desdisparités : le Midwest, le sud et l’ouest du pays,ainsi que les femmes, les Afro-Américains et lesHispaniques, sont particulièrement touchés par ladégradation de la situation économique.

LE DROIT INTERNATIONAL LIBÉRAL-PRO-VIDENCE. Une histoire du droit international.– Emmanuelle Jouannet. (Université libre deBruxelles - Bruylant, coll. « Droit international »,Bruxelles, 2011, 352 pages, 90 euros.) Profes-seure à la Sorbonne, Emmanuelle Jouannet s’in-terroge sur les finalités du droit international.Pensé au XVIIIe siècle pour policer les rapportsentre Etats, ce dernier s’est progressivementouvert à d’autres préoccupations liées aux droitsfondamentaux. Rejeté à l’époque moderne parceque sa mise en œuvre était trop aléatoire, leconcept de « guerre juste » revient sur le devantde la scène diplomatique au tournant du XXe siè-cle. En retraçant l’histoire du droit international,Jouannet aide le lecteur à apprécier la portée decette évolution.

LA CODÉCISION ET LES « ACCORDS PRÉ-COCES ». Progrès ou détournement de la procé-dure législative ? – Olivier Costa, RenaudDehousse et Aneta Trakalova. (Notre Europe,Bruxelles, 2011, 50 pages, gratuit sur www.notre-europe.eu) Si on peut ne pas partager l’euro-péisme militant des auteurs, cette note du labora-toire de recherche Notre Europe fait utilement lepoint sur une procédure-phare du parlemen -tarisme européen : la codécision.

LE CONSUL QUI EN SAVAIT TROP. Lesambitions secrètes de la France en Chine. – Dési-rée Lenoir

Nouveau Monde, Paris, 2011, 432 pages, 24 euros.

Il fut un temps, pas si lointain – un siècle –, oùles puissances européennes ont songé à se parta-ger l’immense Chine. En rendant hommage àAuguste François (1857-1935), Désirée Lenoir,titulaire d’un diplôme de hautes études interna-tionales, rappelle que la France coloniale, en par-ticulier, voulut profiter de son établissement auTonkin (dans le nord du Vietnam actuel) pourjeter son dévolu sur le Yunnan, avec forceintrigues, calculs, manipulations en série, menésen particulier par Paul Doumer.

Si François est connu des spécialistes, c’est unoublié, et pour cause, de l’histoire édifiante ducolonialisme. Consul à Yunnanfu (aujourd’huiKunming), personnage atypique, fidèle à sa mis-sion de représenter la France mais respectueux desChinois, il fut un adversaire déclaré du clan Dou-mer. Ce portrait, où transpire l’attachement del’auteure pour ce diplomate, permet de nuancer laconnaissance du personnel colonial, où il n’y eutpas que des brutes et des ignorants. On pourraregretter que les nombreux documents présentésne soient guère référencés, ce qui rend di"cile lereport aux textes originaux.

ALAIN RUSCIO

LE CAPITAL DE KARL MARX. Adaptationen manga par le studio Variety ArtworksDemopolis, coll. « Soleil Manga », Paris, 2011,

384 pages, 2 tomes, 6,95 euros chacun.

Comment rendre accessible au plus grand nombrel’œuvre majeure de Karl Marx, réputée complexe ?En 2008, aux lendemains de la faillite de LehmanBrothers, l’éditeur japonais East Press a l’idéed’adapter Das Kapital en manga. Succès immédiat :cette bande dessinée s’écoule à quarante milleexemplaires dans l’Archipel. L’éditeur Demopolisen présente ici la traduction française (sens de lec-ture européen). Pour illustrer la dialectique marxiste,le manga raconte une histoire simple et édifiante :celle du fromager Robin qui, lors de la révolutionindustrielle, se voit proposer par l’investisseurDaniel de mécaniser sa production. Hanté par lamort de sa mère du fait des privations, Robin y voitle moyen de s’élever socialement. Mais l’artisan estvite pris de scrupules devant la perte du savoir-faire familial, et surtout devant l’exploitation crois-sante de ses salariés. Tout au long du récit, FriedrichEngels (qui a procédé à la rédaction des livres IIet III du Capital à partir des notes de Marx) inter-vient comme narrateur, décryptant les actions dechacun des personnages… Dans sa préface, OlivierBesancenot qualifie cette adaptation originale de« bon GPS sur la voie de l’émancipation ».

C. G.

L’ETHNICISATION DE LA FRANCE. –Jean-Loup Amselle

Lignes, Paris, 2011, 136 pages, 14 euros.

L’anthropologue Jean-Loup Amselle étudie lesenjeux de l’injonction à la reconnaissance de la dif-férence culturelle dans une France longtempscaractérisée par son attachement aux valeurs uni-verselles de la République ; le sujet est épineux. Deprime abord, le multiculturalisme, c’est-à-dire ladéfense des droits des identités minoritaires, béné-ficie du soutien des « progressistes ». Selon cettelogique, son rejet signe une pensée conservatrice,assimilée à la défense d’un universalisme pourtantlongtemps défendu par la gauche au nom del’émancipation. Pour clarifier les choses, l’auteursouligne que si le modèle républicain, à enracine-ment gallo-catholique, n’est de fait pas universel,l’universalisme n’implique pas la défense de lasuprématie blanche mais la reconnaissance del’égalité des citoyens. Ce faisant, Amselle rappelleque « la culture, ce n’est pas ce qui vient du passé,mais c’est au contraire le passé que l’on se consti-tue » et insiste sur le fait qu’« identifier les per-sonnes discriminées, c’est bel et bien créer desidentités », car « chaque terme utilisé (noir, juif,maghrébin, rom, etc.) a une histoire ». Il souligneenfin que l’abandon de l’universel induit un glis-sement vers l’essentialisme et contribue, avec lesoutien de fait de « l’Etat libéral communautaire »,à « culturaliser le social ».

EVELYNE PIEILLER

Dans l’Egyptenapoléonienne

Turbans et chapeaux de Sonallah Ibrahim

Actes Sud, Arles, 2011, 278 pages, 22 euros.

TURBANS et chapeaux : des attributs hautementsymboliques qui, dès le titre (et soulignés par l’illustra-tion de couverture), disent la rencontre – et l’oppo-sition – de deux mondes autour desquels continue de seconstruire l’histoire contemporaine. Car on ne soulignerajamais assez combien la campagne menée par Napoléon –et l’occupation française qui s’ensuivit pendant « trois anset vingt et un jours » – constitue un épisode capital del’histoire de l’Egypte, au cours duquel des relations com-plexes et passionnantes se sont nouées entre Orient etOccident. Puisant à la source du chroniqueur Abdel-Rah-man Al-Jabarti (1754-1822), Sonallah Ibrahim offre – aupublic occidental, du moins – une double inversion duregard. Au récit transcrit par le cheikh, il adjoint une ver-sion inédite : celle d’un jeune disciple anonyme qui choisitd’imiter son maître, mais en offrant une histoire nonexpurgée, versant officieux des circonstances officielles :« Le papier sur une cuisse, j’ai entrepris de relater tout cequi m’est arrivé depuis la bataille de Boulaq et la défaited’Ibrahim Bey. Arrivé à l’épisode de l’esclave noire, j’aihésité : dans ses notes, le cheikh s’en tient aux événementspublics et évite les questions personnelles. Je ne m’impose-rai pas cette contrainte. » Décision qui permet de pencherdu côté de la belle Pauline et de ses jeux érotiques, maisaussi d’écrire ce que la prudence politique préfère passersous silence.

Et comme souvent, c’esten se tenant à la frontière quele point de vue se révèle le plusintéressant, le poste proposé àl’Institut d’Egypte à notre chro-niqueur en herbe le posant enobservateur privilégié des unset des autres : Egyptiens,Français et Ottomans. Oscillantlui-même entre turbans etchapeaux, le narrateur n’épar -gne à personne ses coups degriffe faussement innocents : ilutilise tous les ressorts d’unerelation « neutre » (brièveté

des notations, jeu des juxtapositions) et souligne qu’horreurs guer-rières, manœuvres politiciennes et hypocrisie sont les réalités lesmieux partagées du monde, notamment lorsque les rapports depouvoir sont mouvants.

Ce faisant, ce roman historique (librement investi parla fiction) appelle aussi – et peut-être avant tout ? – à unelecture contemporaine, qui met à nu les rouages de l’impé-rialisme, s’intéresse à la place des chrétiens d’Orient,interroge les fruits qui naîtront de la rencontre : ceux des cris-pations identitaires mais aussi ceux de la Nahda, cet importantmouvement de rénovation culturelle qui verra le jour auXIXe siècle dans le monde arabe. Comme le résume cheikhHassan, apprenant l’arabe aux savants français : « Quand onrelit ce qu’ont écrit nos anciens savants, on voit qu’ilsavaient de vastes connaissances dans tous les domaines dusavoir, y compris dans ceux qui vont à l’encontre des dogmes.Quant à nous, nous ne faisons que reproduire ce que noustrouvons chez les anciens sans rien y ajouter de nouveau, etquand nous tombons sur un point de théologie auquel nousne trouvons pas de réponse, nous en concluons que c’est uneaffaire réservée aux philosophes. Pis, nous n’avons pascompris l’importance des ouvrages de sciences naturelles etde géométrie. » Confrontation, réflexion, et sourire...

NATHALIE CARRÉ.

ECONOMIE

Migrations heureuses

L’ANCIEN vice-président de la Banque mondiale sesoucie désormais aussi de morale : devenuéconomiste à l’université d’Oxford, Ian Goldin

défend l’ouverture des frontières pour des raisons « tantéthiques qu’économiques ». Selon lui, les mouvementsde population profitent aux pays d’accueil, à ceux dedépart et donc à la croissance économique. L’évolutiondémographique rendrait même inéluctable la dispa-rition des entraves à la liberté de circulation : « Lesmigrations sont une force naturelle et irrépressible quiva s’intensifier lors des prochaines décennies (…).Mondialisation et migration sont des processus entremêlésqui mènent l’humanité vers un même avenir cosmopoliteoù les individus, les biens, les idées et les capitauxpourront traverser plus librement les frontièresnationales (1). »

Coécrit avec Geoffrey Cameron et Meera Balarajan,Exceptional People passe en revue les effets positifs desmigrations internationales, chiffres à l’appui. Dans les paysdéveloppés, les travailleurs étrangers qualifiés soutiennentl’innovation : la moitié des start-up de la Silicon Valleysont dirigées par des migrants, et 64 % des brevetsdéposés par General Electric l’ont été par des expatriés.Quant aux travailleurs peu qualifiés, ils « stimulent lacroissance économique (…) en acceptant des emploisconsidérés comme peu attractifs par les autochtones » dansle bâtiment, les services à la personne ou l’hôtellerie-restauration, c’est-à-dire des secteurs qui ne peuvent pasêtre délocalisés. Pourquoi ces emplois pâtissent-ils d’unmanque d’attractivité ? La question n’est pas posée. Onsait pourtant, comme le rappellent d’ailleurs AlainMorice et Swanie Potot, qu’il est moins coûteux d’utiliserla réserve de main-d’œuvre peu exigeante des pays du Sudque de revaloriser les conditions de travail dans des secteurssoumis à une grande flexibilité et proposant des salairesmédiocres (2).

Mais, sous prétexte qu’il faudrait raisonner sur lelong terme et considérer les bénéfices indirects, lesauteurs d’Exceptional People minimisent délibérémentles effets négatifs de la pression du travail immigré surles rémunérations : « Même si les salaires diminuentlégèrement pour la petite partie de la population enconcurrence directe avec des immigrés sur le marchéde l’emploi (…), tous les travailleurs profitent d’unebaisse des prix des biens et des services. Dans lesannées 1980 et 1990, les villes américaines qui avaientles plus forts taux d’immigration ont vu diminuer le prixdes services de ménage, de jardinage, de garded’enfants, de teinturerie et des autres services quimobilisent une grande quantité de travail humain. » Letarif réduit des femmes de ménage console-t-il vraimentles employés qui voient leurs salaires baisser ?

Les pays d’émigration sont semblablement considérésdu seul point de vue comptable. Ils tirent, selon les troischercheurs, un immense profit du départ d’une partie deleur main-d’œuvre. Grâce à l’argent qu’ils y envoient(325 milliards de dollars en 2010), les migrantssoutiennent l’activité économique de leur pays d’origine.Et la « fuite des cerveaux » ne serait qu’une « circulationdes cerveaux » : ne trouvant pas d’emploi à la hauteurde leurs compétences chez eux, les travailleurs qualifiéschercheraient une terre d’adoption pour les faire fruc-tifier ; mais, une fois armés d’un capital scolaire, socialet économique suffisant, ils reviendraient dans leurpays natal. Mieux encore : ceux qui espèrent migrer sontsouvent conduits à suivre une formation, ce qui s’avèreune chance pour leur pays, puisque beaucoup ne partirontfinalement pas. Aux Philippines, par exemple, « lapossibilité d’émigrer pour les infirmières a encouragéle développement d’un système sophistiqué d’éducationprivée qui œuvre à l’instruction des femmes pauvres. Denombreuses soignantes restent au pays après leurformation, et aujourd’hui les Philippines comptent plusd’infirmières qualifiées par personne que des pays plusriches comme la Thaïlande, la Malaisie ou le Royaume-Uni. » L’histoire est plaisante, mais on aurait aussi puenvisager que les pays en développement forment leurs

citoyens selon leurs besoins réels en main-d’œuvre, et nonpour combler les secteurs d’emploi déficitaires despays développés...

Goldin traite froidement le migrant comme un agentéconomique dont il prône la libre circulation pour« enrichir l’économie mondiale de 39 000 milliards dedollars en vingt-cinq ans » ; il ignore le déracinement etla « double absence (3) » de l’étranger, ses conditions devie et de travail. Dans ce livre, largement célébré par lapresse que lisent les « décideurs », les Etats du Sud appa-raissent comme des réservoirs de travailleurs servant àguérir l’anémie démographique des sociétés occidentales,et l’humain ressemble à une marchandise que l’ondéplace au gré des besoins de l’économie mondiale.

BENOÎT BRÉVILLE.

(1) Ian Goldin, Geoffrey Cameron et Meera Balarajan, ExceptionalPeople. How Migration Shaped Our World and Will Define Our Future,Princeton University Press, 2011, 352 pages, 35 dollars.

(2) Alain Morice et Swanie Potot (sous la dir. de), De l’ouvrierimmigré au travailleur sans papiers. Les étrangers dans la moderni-sation du salariat, Karthala, Paris, 2010, 332 pages, 28 euros.

(3) Abdelmalek Sayad, La Double Absence. Des illusions de l’émigréaux souffrances de l’immigré, Seuil, Paris, 1999, 437 pages, 22 euros.

FUTURS PROCHES. Liberté, indépendanceet impérialisme au XXIe siècle. – NoamChomsky

Lux, Montréal, 2011,392 pages, 22 euros.

Disposition américaine à « promouvoir la démo-cratie » par la guerre économique, la manipula-tion médiatique ou la canonnière ; politique deWashington au Proche-Orient ; stratégies impé-rialistes : si les sujets abordés ici par le célèbre lin-guiste américain sont souvent connus, la premièrepartie de cet ouvrage, qui rassemble articles etconférences, s’avère plus originale. On y découvrela vision de Noam Chomsky sur les changementsen cours en Amérique latine. Dans cette région,« les Etats-Unis et les élites sont contraints d’ac-cepter des gouvernements qu’ils auraient vivementcondamnés il n’y a pas si longtemps, ce qui estrévélateur de l’évolution du continent vers l’indé-pendance ». Au risque d’un certain optimisme etd’une sous-estimation des contradictions qui tirail-lent les processus en question, l’auteur les décritcomme semant « l’espoir d’un avenir meilleur ».

FRANCK GAUDICHAUD

BIOGRAPHIE

« Cataract »

PEINTRE, critique d’art et écrivain, John Bergers’était rendu célèbre en 1976 par une séried’émissions réalisées pour la British Broad-

casting Corporation (BBC) : Ways of Seeing, un essaifilmé en quatre volets également décliné sous formede livre et traduit en français sous le titre Voir levoir (1). Il y interrogeait le rapport des sociétéscontemporaines à l’art, la place des femmes dans lapeinture, les spécificités de la peinture à l’huile,l’imagerie publicitaire. Pour un homme aussi sensibleà la qualité du regard, à tout ce qui l’oriente et ledétermine, une opération de la cataracte ne pouvaitque constituer une expérience d’un immense intérêt.Il la décrit dans un petit livre (2). Le dessinateurSelçuk Demirel, qui collabore au Monde diplo-matique, s’empare de chaque fragment de texte, dontil donne, en regard (c’est le cas de le dire), son inter-

prétation exubérante et poétique. L’ouvrage se diviseen deux parties : l’une écrite après l’opération dupremier œil, l’autre après celle du second. La qualiténouvelle de la lumière, les réminiscences de l’enfance,l’intensité des couleurs, l’horizon plus large… « Toutce que je vois désormais m’évoque un dictionnaireque je peux consulter pour me renseigner sur laprécision des choses. La chose en elle-même, et aussisa place parmi les autres choses. »

MONA CHOLLET.

(1) Ce livre, qui était devenu introuvable en français, faitl’objet d’une réédition conjointe par les éditions Dent-De-Leone(Londres) et Furia Francese (Paris), à paraître en 2011.

(2) John Berger (texte) et Selçuk Demirel (dessins), Cataract,Notting Hill Editions, Londres, 2011, 68 pages, 12 livres sterling.

D I P L O M AT I E P O L I T I Q U E

I D É E S

A S I E

25 LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2011

LES CHINOIS À LA CONQUÊTE DEL’AFRIQUE. – Jean Jolly

Pygmalion, Paris, 2011, 336 pages,22,90 euros.

Jean Jolly, grand reporter, auteur d’une histoire ducontinent africain, restitue cette fois les relationsentre l’Afrique et la Chine dans le cadre del’émergence économique, méconnue, du conti-nent africain et de la redistribution des rapports deforces internationaux. Cet angle d’approche luipermet de mettre en question le rôle des paysoccidentaux, lesquels ajusteraient mal leur ripostedans la confrontation avec le nouveau concurrentchinois. D’autant que de nombreux gouverne-ments africains cherchent à desserrer l’étau desanciennes puissances coloniales et à se défaired’une aide internationale qui n’est pas toujoursdans l’intérêt du continent. Ce livre tranche net-tement avec le ton de beaucoup d’ouvrages quimanifestent une hostilité vindicative à l’égard dela « nouvelle invasion chinoise ». Au pis, relèvel’auteur, les nouveaux venus asiatiques ne fontqu’emprunter les chemins tracés par leurs prédé-cesseurs européens. Certes, la Chine veut avanttout sécuriser ses approvisionnements en pétroleet en ressources naturelles et trouver de nouveauxdébouchés. Mais l’auteur regrette surtout que lespays européens, et les Français en particulier,abandonnent peu à peu un terrain riche d’avenir.

LAURENT BALLOUHEY

À LA RECHERCHE DE LA PALESTINE.Au-delà du mirage d’Oslo. – Julien Salingue

Editions du Cygne, coll. « Reportages », 2011, 210 pages, 20 euros.

L’impasse israélo-palestinienne a relancé le débatsur la meilleure solution au conflit : un Etat pales-tinien aux côtés d’Israël, comme le prônent lesNations unies, ou bien un seul Etat, dont rêvèrentles « binationalistes » du Yichouv comme l’Orga-nisation de libération de la Palestine (OLP) avant1974. Tel est le principal fil rouge de ce recueil dechroniques, d’interviews et d’analyses. Qu’on nes’attende pas à y trouver l’écho de polémiques trèsparisiennes, reflet de partis pris idéologiques aveu-gles à la réalité du terrain. L’avantage de JulienSalingue est que, partisan déclaré de l’Etat unique,il fonde sa conviction sur une connaissance intimede la société palestinienne, acquise au fil de longsséjours sur place. C’est en rendant compte avecfinesse de ses échanges avec ceux d’en haut, maissurtout d’en bas – et du Fatah au Hamas, en pas-sant par toutes les nuances du spectre politique etsocial –, qu’il fait découvrir au lecteur novice – oumieux mesurer au lecteur averti – l’envers dudécor… On peut ou non partager ses conclusions.Mais on est frappé par la maturité de son travail.

DOMINIQUE VIDAL

THE COALITION AND THE CONSTITU-TION. – Vernon Bogdanor

Hart Publishing, Oxford,2011, 162 pages, 23 euros.

Caractéristique du système électoral britannique, lescrutin uninominal à un tour (first past the post)surprend parfois : un parti peut, par exemple, obte-nir une majorité de sièges à la Chambre des com-munes en ne récoltant qu’une minorité de voix. Cefut le cas en 2005, quand le Parti travailliste a raflé355 des 646 sièges de l’assemblée avec 35,2 % desvoix. Cela signifie-t-il que l’actuel gouvernementd’alliance (entre conservateurs et libéraux-démo-crates), qui a cumulé 59 % des voix en 2010, seraitplus légitime que d’autres ? Pas pour Vernon Bog-danor, qui souligne que, dans ce dernier cas defigure, l’électorat n’a pas eu l’occasion d’approu-ver explicitement une feuille de route politiquepréétablie. Les partisans de M. Nicholas Clegg(candidat libéral-démocrate) ont voté pour un pro-gramme opposé à la hausse des frais de scolarité àl’université et rejeté tout démantèlement de l’Etat-providence au nom de la « rigueur ». Autant demesures que M. Clegg a soutenues, une foisdevenu vice-premier ministre de la coalition. SelonBogdanor, le principe de « gouvernement parle-mentaire » s’est ainsi substitué à celui de « gou-vernement démocratique ». Il estime que leRoyaume-Uni pourrait voir se multiplier de tellescoalitions, ce qui mettrait à mal des institutions peuéquipées pour répondre aux défis constitutionnelsqui en découlent. Conséquence ? Un probableélargissement du fossé (déjà important) entre lepeuple et les élus censés les représenter.

DAVID NOWELL-SMITH

LE MAGHREB DANS LES RELATIONSINTERNATIONALES. – Sous la direction deKhadija Mohsen-Finan

CNRS Editions, Paris, 2011, 336 pages, 25 euros.

Le Maghreb a longtemps été absent des écransradars des chancelleries occidentales. Celles-cis’étaient habituées à n’y voir qu’une modestearrière-cour de l’Europe régie par des régimesautoritaires méprisables, mais bien utiles aux inté-rêts des uns et des autres. Les treize contributionsréunies par l’historienne et politologue KhadijaMohsen-Finan braquent les projecteurs sur la géo-politique de cette région. Elles témoignent de laflagrante contradiction qui, depuis les indépen-dances, existe entre leur (trop) grande proximitéavec les voisins du Nord et l’inexistence, àquelques exceptions près, de relations entreMaghrébins. Conséquences ? L’aggravation dudéséquilibre entre les deux rives de la Méditerra-née, et l’a!aiblissement dangereux des diploma-ties locales dans leurs relations avec l’extérieur.Espérons que les populations, si elles ont à l’ave-nir davantage voix au chapitre, sauront corriger untel grand écart, pour se placer sur la voie d’un rap-prochement intermaghrébin.

JEAN-PIERRE SÉRÉNI

CES TRENTE ANS QUI ÉBRANLÈRENTLE GOLFE PERSIQUE. – Olivier Da LageEditions du Cygne, coll. « Reportages », Paris,

2011, 265 pages, 25 euros.

Rédacteur en chef à Radio France Internationale(RFI) et spécialiste du Golfe, Olivier Da Lagepublie une compilation d’articles datant du débutdes années 1980 jusqu’à aujourd’hui. Le journa-liste dresse le tableau des évolutions de la région :sociales, économiques, diplomatiques et straté-giques. De quoi mieux appréhender les révoltes etles mécontentements actuels au Yémen, à Bahreïnou en Arabie saoudite. De la création du Conseilde coopération du Golfe, en 1981, aux menacesd’Al-Qaida des années 2000 en passant par lamise en place de la chaîne Al-Jazira en 1996, l’ou-vrage est par ailleurs parsemé d’anecdotes mettanten avant les rivalités entre les puissances régio-nales. Un exemple, en 1991 : alors que les deuxYémens ont été réunifiés, un membre important dugouvernement yéménite déclare : « L’unité plus ladémocratie, c’est une menace plus grande pour leroyaume [saoudien] que la révolution de 1962. »Peu avant sa mort, le roi Abdelaziz Ibn Saoudaurait quant à lui confié que « le bonheur duroyaume se trouve dans le malheur du Yémen ». Onregrettera les nombreuses coquilles qui rendentparfois le texte peu compréhensible.

ANNE BERNAS

GUERRE. Etre soldat en Afghanistan. – Sebas-tian Junger

Editions de Fallois, Paris, 2011,317 pages, 19,50 euros.

Pendant quinze mois, le journaliste américainSebastian Junger et le photographe britanniqueTim Hetherington (qui sera tué en Libye en2011) ont vécu avec les soldats américainsdéployés dans la vallée de Korengal, aux confinsorientaux de l’Afghanistan, où les combats sontparticulièrement rudes. Version écrite du docu-mentaire Restrepo (diffusé sur grand écran en2010), Guerre, ainsi que son titre un brin pom-peux l’indique, porte davantage sur la psycho-logie du combattant que sur les ressorts duconflit. Les jeunes militaires s’interrogent d’ail-leurs peu sur la signification politique de leurprésence. Leurs motivations sont plutôt à recher-cher du côté de la camaraderie.

L’ouvrage offre aussi des clés pour mieux saisircomment la coalition perd sans cesse du terrainface à des talibans pourtant honnis par le peupleafghan en 2001 : la corruption et la gabegie dulointain pouvoir de Kaboul, combinées auxbombardements de l’Alliance atlantique et àleurs victimes civiles, aliènent chaque jour unpeu plus les populations rurales.

CÉDRIC GOUVERNEUR

LES SIMPSON. Les secrets de la plus célèbrefamille d’Amérique. – William Irwin, MarkT. Conard et Aeon J. Skoble

Original Books, Champs-sur-Marne, 2011, 346 pages, 9 euros.

Le titre original en anglais, Les Simpson et laphilosophie, dit mieux que le titre français le pro-pos de l’ouvrage. Vingt et un universitaires y ana-lysent le monde de la célèbre famille d’un dessinanimé, créé en 1989, où « les personnages sontplus humains et ont plus de relief que ceux denombreuses sitcoms humaines ». A travers l’his-toire des idées philosophiques et la prise encompte de divers aspects de la société améri-caine, les auteurs se penchent par exemple sur lescaractéristiques morales de Homer, père balourdet stupide, au prisme de L’Ethique à Nicomaqued’Aristote. Bart, le mauvais garçon de la famille,est confronté à la vision nietzschéenne de la« vertu d’être mauvais » : « Nietzsche aurait-ilapprouvé Bart ? » Des discussions mettent enrésonance Socrate, Emmanuel Kant ou Karl Marxavec l’essence satirique de la série dans desréflexions autour de la famille, du bonheur, de lareligion, du capitalisme ou encore de l’anti-intel-lectualisme. L’esthétique du dessin animé, elle, estdécortiquée dans ses multiples allusions et réfé-rences culturelles.

MORGAN CANDA

OUTSOURCING WAR & PEACE. PreservingPublic Values in a World of Privatized ForeignA!airs. – Laura A. Dickinson

Yale University Press, Londres, 2011,271 pages, 30 euros.

Jamais les Etats-Unis ne s’en sont autant remis àdes sociétés privées de sécurité pour mener desopérations militaires. En Afghanistan et en Irak,leurs salariés sont presque aussi nombreux que lessoldats américains. Sur ce second front, ondénombrait en 2007 – derniers chi!res disponi-bles – 128 888 employés d’entreprises sous-trai-tantes du ministère de la défense, contre140 000 soldats. Ces salariés de droit privé négo-cient des traités de paix, font le ménage, serventd’interprètes, protègent les o"ciels : ils font tout,sauf participer directement aux combats. Dans lafoule des contrats accordés, Washington peined’ailleurs à savoir qui fait quoi. La diplomatie etl’armée apparaissent comme les deux secteursoù la privatisation a été menée de la manière laplus sauvage.

Dans ce livre, la juriste Laura A. Dickinson iden-tifie les moyens légaux à disposition du gouver-nement pour encadrer ce nouveau Far West. Ilfaudrait, selon elle, conduire les sociétés privéesde sécurité à adopter certaines valeurs du servicepublic. L’auteure propose ainsi des mesures pourharmoniser et clarifier les appels d’o!res, larédaction des contrats ou le contrôle exercé parl’Etat, les élus et les citoyens.

MARC-OLIVIER BHERER

P R O C H E - O R I E N T M A G H R E B É TAT S - U N I S

E U R O P E

GÉOPOL IT IQUE

Diplomatie de connivence et ordre international

IL N’EST PAS facile de déchiffrer l’ordre internationalqui se met en place depuis la chute du campsocialiste et la fin de la guerre froide, même si un

« directoire du monde », représenté par le G8, tente des’affirmer. On sait en revanche qu’il reste profon-dément injuste, comme le remarque Bertrand Badie,enseignant-chercheur au Centre d’études et de recherchesinternationales (CERI) : « Une différence majeure,écrit le politologue dans son dernier ouvrage (1), noussépare du temps des concerts européens fondateurs : auXIXe siècle, cinq Etat prédominants en excluaient unedizaine ; aujourd’hui, 8 en excluent 184, tandis que leG20 en exclut encore 172 ! » Et cette exclusion est, selonlui, « doublement fautive, car, objectivement, ellediminue les chances de régulation, subjectivement,elle sème la frustration, l’humiliation, le ressentimentet donc la violence ».

La « noblesse occidentale » s’accroche à sesprivilèges. Elle les justifie désormais non plus au nomde la lutte contre le communisme, mais d’une synthèsede références chrétiennes, de paternalisme et demessianisme, de prétention à l’universalité et à l’incar-nation des idées de liberté, de démocratie et d’Etat dedroit. Sous ce manteau « culturel », « purementimaginaire, l’Occident décrit un espace qui n’a aucunesignification objective, géographique, historique ousociologique ». Et il s’incarne dans un pacte militaire,

au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord(OTAN), qui « devient un instrument de conversion del’idée de “Nord” en celle d’“Occident” ».

Cet ordre est désormais fortement contesté, d’abordpar le « basculement de la richesse » qui porte un coupà l’oligarchie fondatrice. Les puissances émergentes, dela Chine au Brésil, constituent, selon l’auteur, « unealternative à l’ancien directoire, non seulement dans laforme, mais aussi dans son jeu. Avec des ressourcespropres, des valeurs inédites, des positionnementsrenouvelés sur l’échiquier international, [elles peuvent]aller au-delà de la simple transformation et proposer autrechose, comme dans une nouvelle revanche de la mondia-lisation ». D’où les tentatives du G8 de les faire taire enles intégrant au G20.

Paradoxalement, une des conséquences de la consti-tution du G8 et d’un directoire du monde, comme le noteBadie, a été la création, en contrepoint, d’une « sociétécivile » internationale devenue un facteur actif sur lascène mondiale. C’est ce nouvel acteur qui intéresseGustave Massiah dans son livre Une stratégie alter-mondialiste (2). Membre fondateur de ce mouvementaltermondialiste, l’auteur en retrace l’histoire, avec sessuccès rapides mais aussi ses échecs. Il expliqueégalement les débats qui le traversent – sur la violence,sur le pouvoir, sur la place de l’Etat –, d’autant plus

compliqués que les interlocuteurs sont nombreux, et que,contrairement au club oligarchique, le mouvement nesouhaite laisser personne de côté. Il se veut une solutionde rechange au néolibéralisme et, au-delà, au capi-talisme, car « il oppose à la logique dominante laproposition d’organiser les sociétés et le monde, àpartir de l’accès pour tous aux droits fondamentaux ».

Pour Massiah, trois issues sont possibles à la criseactuelle : une issue néoconservatrice, la guerre ; une refon-dation du capitalisme, celle du « Green New Deal », quimet en cause le néolibéralisme ; un dépassement ducapitalisme. Articuler des alliances entre les forces quisoutiennent la deuxième issue et celles qui défendent latroisième, dans laquelle Massiah se reconnaît, n’est pasla moindre des difficultés.

Alors que la possibilité d’un ordre international seheurte, selon Badie, à nombre d’obstacles, Massiahcherche à définir un horizon à la fois utopique et concretqui permettrait d’« équilibrer les échanges mondialiséset les cadres interétatiques ».

ALAIN GRESH.

(1) Bertrand Badie, La Diplomatie de connivence, La Découverte,Paris, 2011, 273 pages, 19 euros.

(2) Gustave Massiah, Une stratégie altermondialiste, La Décou-verte, 2011, 323 pages, 18,50 euros.

LITTÉRATURES DU MONDE

Etat du monde vu du Sud

24OCTOBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

SUIVANT les errances méditatives tourmentées du narrateur, le récit questionne,déconstruit, dénonce notre monde. « Je suisl’autre, l’étranger qui contredit la bellea!aire de l’humanité (...) ombre de vos incon -sciences. » Le texte est hanté par un gecko,métaphore polymorphe. Rusé, agile, con -damné à tout voir (il n’a pas de paupières), ilest le trublion lucide, parfois moqueur, témoininéluctable de la folie de l’homme : « L’irré-parable est dans [son] œil. » Raharimanana,écrivain malgache connu pour ses écrits enga-gés et sa plume cinglante, dresse un sombretableau en une trentaine de fragments mar-qués par un univers narratif sous haute ten-sion. Dessins, photographies, citations ponc-tuent le flot poétique de son verbe. En filigrane, une question : commentpenser – et être de – ce monde ?

Il tend un miroir critique à l’Occident et fustige la « velléité de maîtriserle temps », « la mort du verbe (…) occulté par les slogans », le virtuel « desforums de discussion où l’on se pavane, orgueilleux de son intelligence »,l’hystérie de la Bourse… Des néologismes impulsent leur charge satirique :efficatrucité, démocrade… L’auteur dresse aussi le constat de l’aliénationdes pays du Sud. « Je n’ai pas de songes, je n’ai point de voix. » Maniantle sarcasme, il interroge : « Vous ai-je dit que nous existons ? Hors de l’ima-ginaire. Hors tourisme. » Ironise sur le « kit de développement pour un payspauvre » et sur la discrimination : « Tu butes sur mon nom (…), tu le déformes.Tu regardes ma peau, tu me railles (…). Je vais sur les Champs, on me fouille.Je lève les mains (…). Je signe moi racaille, ci-désigné bouc émissaire. »Il objecte : « Ce n’est pas la réalité qui nous isole du monde mais la fictionsur nous plaquée, l’impossibilité de contredire malgré nos cris et déné-gations. » Et offre une méditation stimulante sur les frontières réelles ou imagi-naires, arguant que « l’Occident a tort de croire qu’en cadenassant l’espaceil maîtrise le temps et l’histoire ».

Mais sa traque des cauchemars ne s’arrête pas là. Bousculant ladialectique Nord-Sud, il évoque cet homme prédateur pour l’homme,renvoyant dos à dos les nations. Les démons du Rwanda dont il met enpoésie l’indicible barbarie, qu’il affronte au mémorial de Nyamata. Ici « lavictime s’est muée en bourreau. Le Nègre a massacré le Nègre ». « J’aijuste marché sur de la poussière de morts (…). Lorsque j’ai retrouvé laterre ferme, j’ai perdu mon innocence. » Puis la syntaxe perd la raison.Le vertige narratif se fait reflet du vertige de l’auteur.

Scruter nos ténèbres, débusquer les leurres, exhumer nos oublieusesmémoires, voici ce à quoi nous convie Raharimanana avec cet objet littérairesingulier, où tout semble dire l’« épuisement du sens du langage » et dumonde. L’éthique de l’auteur ? Nommer avec précision, en chambardantparfois la langue, « l’urgence n’étant pas de dénoncer de suite mais detrouver les mots justes qui rendent réellement compte ». Ecrire « pour nepas complètement sombrer. Et folie garder pour dérision salvatrice de ceréel bien trop sombre ».

CHRISTINE TULLY-SITCHET.

Les Cauchemars du geckode Raharimanana

Vents d’ailleurs, La Roque-d’Anthéron,2011, 111 pages, 15 euros.

INCOME, POVERTY, AND HEALTH INSU-RANCE COVERAGE IN THE UNITEDSTATES : 2010. (United States Census Bureau,Current Population Reports, septembre 2011.)2010, année noire aux Etats-Unis : le revenumédian des ménages a chuté de 2,3 % par rapportà 2009, le taux de pauvreté s’est accru de 6 %, attei-gnant un niveau inégalé depuis 1993, et un millionde personnes supplémentaires vivent sans couver-ture médicale. Ces données globales masquent desdisparités : le Midwest, le sud et l’ouest du pays,ainsi que les femmes, les Afro-Américains et lesHispaniques, sont particulièrement touchés par ladégradation de la situation économique.

LE DROIT INTERNATIONAL LIBÉRAL-PRO-VIDENCE. Une histoire du droit international.– Emmanuelle Jouannet. (Université libre deBruxelles - Bruylant, coll. « Droit international »,Bruxelles, 2011, 352 pages, 90 euros.) Profes-seure à la Sorbonne, Emmanuelle Jouannet s’in-terroge sur les finalités du droit international.Pensé au XVIIIe siècle pour policer les rapportsentre Etats, ce dernier s’est progressivementouvert à d’autres préoccupations liées aux droitsfondamentaux. Rejeté à l’époque moderne parceque sa mise en œuvre était trop aléatoire, leconcept de « guerre juste » revient sur le devantde la scène diplomatique au tournant du XXe siè-cle. En retraçant l’histoire du droit international,Jouannet aide le lecteur à apprécier la portée decette évolution.

LA CODÉCISION ET LES « ACCORDS PRÉ-COCES ». Progrès ou détournement de la procé-dure législative ? – Olivier Costa, RenaudDehousse et Aneta Trakalova. (Notre Europe,Bruxelles, 2011, 50 pages, gratuit sur www.notre-europe.eu) Si on peut ne pas partager l’euro-péisme militant des auteurs, cette note du labora-toire de recherche Notre Europe fait utilement lepoint sur une procédure-phare du parlemen -tarisme européen : la codécision.

LE CONSUL QUI EN SAVAIT TROP. Lesambitions secrètes de la France en Chine. – Dési-rée Lenoir

Nouveau Monde, Paris, 2011, 432 pages, 24 euros.

Il fut un temps, pas si lointain – un siècle –, oùles puissances européennes ont songé à se parta-ger l’immense Chine. En rendant hommage àAuguste François (1857-1935), Désirée Lenoir,titulaire d’un diplôme de hautes études interna-tionales, rappelle que la France coloniale, en par-ticulier, voulut profiter de son établissement auTonkin (dans le nord du Vietnam actuel) pourjeter son dévolu sur le Yunnan, avec forceintrigues, calculs, manipulations en série, menésen particulier par Paul Doumer.

Si François est connu des spécialistes, c’est unoublié, et pour cause, de l’histoire édifiante ducolonialisme. Consul à Yunnanfu (aujourd’huiKunming), personnage atypique, fidèle à sa mis-sion de représenter la France mais respectueux desChinois, il fut un adversaire déclaré du clan Dou-mer. Ce portrait, où transpire l’attachement del’auteure pour ce diplomate, permet de nuancer laconnaissance du personnel colonial, où il n’y eutpas que des brutes et des ignorants. On pourraregretter que les nombreux documents présentésne soient guère référencés, ce qui rend di"cile lereport aux textes originaux.

ALAIN RUSCIO

LE CAPITAL DE KARL MARX. Adaptationen manga par le studio Variety ArtworksDemopolis, coll. « Soleil Manga », Paris, 2011,

384 pages, 2 tomes, 6,95 euros chacun.

Comment rendre accessible au plus grand nombrel’œuvre majeure de Karl Marx, réputée complexe ?En 2008, aux lendemains de la faillite de LehmanBrothers, l’éditeur japonais East Press a l’idéed’adapter Das Kapital en manga. Succès immédiat :cette bande dessinée s’écoule à quarante milleexemplaires dans l’Archipel. L’éditeur Demopolisen présente ici la traduction française (sens de lec-ture européen). Pour illustrer la dialectique marxiste,le manga raconte une histoire simple et édifiante :celle du fromager Robin qui, lors de la révolutionindustrielle, se voit proposer par l’investisseurDaniel de mécaniser sa production. Hanté par lamort de sa mère du fait des privations, Robin y voitle moyen de s’élever socialement. Mais l’artisan estvite pris de scrupules devant la perte du savoir-faire familial, et surtout devant l’exploitation crois-sante de ses salariés. Tout au long du récit, FriedrichEngels (qui a procédé à la rédaction des livres IIet III du Capital à partir des notes de Marx) inter-vient comme narrateur, décryptant les actions dechacun des personnages… Dans sa préface, OlivierBesancenot qualifie cette adaptation originale de« bon GPS sur la voie de l’émancipation ».

C. G.

L’ETHNICISATION DE LA FRANCE. –Jean-Loup Amselle

Lignes, Paris, 2011, 136 pages, 14 euros.

L’anthropologue Jean-Loup Amselle étudie lesenjeux de l’injonction à la reconnaissance de la dif-férence culturelle dans une France longtempscaractérisée par son attachement aux valeurs uni-verselles de la République ; le sujet est épineux. Deprime abord, le multiculturalisme, c’est-à-dire ladéfense des droits des identités minoritaires, béné-ficie du soutien des « progressistes ». Selon cettelogique, son rejet signe une pensée conservatrice,assimilée à la défense d’un universalisme pourtantlongtemps défendu par la gauche au nom del’émancipation. Pour clarifier les choses, l’auteursouligne que si le modèle républicain, à enracine-ment gallo-catholique, n’est de fait pas universel,l’universalisme n’implique pas la défense de lasuprématie blanche mais la reconnaissance del’égalité des citoyens. Ce faisant, Amselle rappelleque « la culture, ce n’est pas ce qui vient du passé,mais c’est au contraire le passé que l’on se consti-tue » et insiste sur le fait qu’« identifier les per-sonnes discriminées, c’est bel et bien créer desidentités », car « chaque terme utilisé (noir, juif,maghrébin, rom, etc.) a une histoire ». Il souligneenfin que l’abandon de l’universel induit un glis-sement vers l’essentialisme et contribue, avec lesoutien de fait de « l’Etat libéral communautaire »,à « culturaliser le social ».

EVELYNE PIEILLER

D A N S L E S R E V U E S

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GÉRARD GAROUSTE. – « Le Pacte », 2011

LE THÉÂTRE DE LA CR ISE

Faust et l’alchimie capitalisteŒuvre emblématique de la cultureallemande, « Faust » a suscité au fildu temps des curiositéset des interprétations très diverses.Plutôt négligée en République fédéraled’Allemagne (RFA) naguère, maisinterprétée en République démocratiqueallemande (RDA) comme symbolisantla construction d’une société nouvelle,la pièce prend aujourd’hui une autredimension, à la lumière de la crise :Faust, premier entrepreneurde la mondialisation, est devenuun héros globalement négatif.

PAR BERNARD UMBRECHT *

JOHANN Wolfgang von Goethe écrit Faust pendant lesrévolutions industrielles et politiques qui boule-versent la fin du XVIIIe siècle et le début du

XIXe siècle en Europe. C’est le travail d’une vie. Quandil exhume le vieux docteur Faust – figure légendaire d’alchimiste et de savant en proie au désir de toute-puissance, surgie dans le Moyen Age allemand, puis fixéepar la pièce de l’Anglais Christopher Marlowe, à la findu XVIe siècle –, Goethe a une vingtaine d’années. Aprèsune première version (Urfaust) en 1775, il publie Faust Ien 1808 ; il achèvera l’œuvre plus d’un demi-siècle plustard, en 1831, « sous l’influence de la révolution dejuillet 1830 à Paris », note Michael Jaeger, professeur delittérature comparée à l’Université libre de Berlin (1). CeFaust II que Goethe mettra sous scellés jusqu’à sa mort,en 1832 (à l’âge de 82 ans), restera longtemps absent desscènes allemandes. Or il est à nouveau joué et, à la lumièred’interprétations nouvelles, notamment celle de HansChristoph Binswanger (2), il étonne aujourd’hui par sarésonance avec la crise du capitalisme actuel.

On se rappelle que le docteur Faust, maître d’unsavoir immense mais qui ne le satisfait pas, fait un pariavec le diable : si ce dernier l’aide à connaître lebonheur ici-bas, alors Faust lui donnera son âme.

« Si je dis à l’instant : Arrête-toi ! Tu es si beau !

Alors tu peux me mettre des fers

Alors je consens à m’anéantir

Alors le glas peut sonner... (3) »

En compagnie de Méphistophélès, le héros va doncquitter sa bibliothèque et se lancer dans le monde, poury épuiser ses désirs.

Goethe s’est intéressé de près aux sciences, auxtechniques, à l’économie. Ce sont ses compétences dansce domaine qui lui ont valu d’être nommé ministre del’économie et des finances dans le duché de Weimar.Il s’y est très concrètement occupé non seulement desfinances mais aussi de travaux publics et d’industrie,minière et textile. Sur le plan budgétaire, on lui doitd’avoir quasiment supprimé le budget des armées à l’ex-ception de ce qui était nécessaire pour les parades. C’estd’abord le sens de l’action, les implications portées parla quête du progrès, les limites de la « modernité » qu’ilinterroge avec Faust. Ce qui est particulièrementflagrant, pour un regard contemporain, dans le domainede l’économie.

Ainsi, pour répondre aux besoins de l’empereur,dont les caisses sont vides, Faust et Méphistophélèscréent de l’argent : magie moderne, continuation del’alchimie par d’autres moyens, selon l’économisteBinswanger, où il ne s’agit plus de transmuter du plomben or, mais de transformer une substance sans valeuren valeur, du papier... en argent. Plus besoin desurnaturel, le miracle est naturel : d’ailleurs, auXVIIIe siècle, le duc d’Orléans, après avoir embauchéle banquier John Law, licenciera ses astrologues.Dans la pièce, l’acte de création monétaire – unechimisterie quelque peu apparentée à un tour demagie – est très logiquement lié à la mascarade : l’em-pereur, quand il signe à la lueur des flammes l’originaldu billet de banque, est déguisé en Plutus, dieuinfernal des richesses enfouies dans la terre.

En Europe, contrairement à la Chine, qui l’avaitprécédée dans ce domaine, la création monétaire n’apas été le privilège de l’Etat, mais d’une banque privée,dotée de privilèges d’Etat. Goethe s’inspire de lafondation en 1692 de la banque d’Angleterre par deshommes d’a!aires de la City, qui fut dotée par le roidu privilège d’émettre du papier-monnaie sans que lavaleur émise soit entièrement couverte par sa valeuren or. C’est le point de départ de notre système

monétaire actuel : l’invention du crédit, plus tard,prolongera – par d’autres biais – la création monétaire« fausto-méphistophélique ».

La deuxième étape du processus alchimique seracelle de la création de valeur réelle. Goethe a clairementvu que la garantie or de la monnaie ne su"t pas.L’argent doit devenir un capital, il doit être investi.Transmutation familière aux observateurs de la révo-lution industrielle : « De cet égout immonde, l’or purs’écoule », écrit par exemple Alexis de Tocqueville àpropos de Manchester. L’argent permet l’action, lacréation dans le domaine économique :

« C’est du pouvoir que je veux conquérir, de lapropriété,

L’action est tout, la gloire n’est rien », proclameFaust.

Mais quelle est la finalité ? Au seuil de sondernier grand défi, le héros de Goethe prononce cettephrase monstrueuse qu’il considère comme le « derniermot de la sagesse » :

« Celui-là seul mérite la liberté autant que la vie,

Qui chaque jour doit les conquérir.

C’est ainsi qu’environnés par le danger,

L’enfant, l’adulte et le vieillard passeront icileurs actives années.

Je voudrais voir ce fourmillement-là,

Me tenir sur une terre libre, avec un peuple libre.

A l’adresse de cet instant, je pourrais dire :

Arrête-toi donc, tu es si beau ! »

C’est là son idéal : la mise en mouvement de toutet la mobilité de tous généralisées à l’ensemble de lasociété constamment au travail, sans repos ni inter-ruption. Une société qui, placée en insécuritépermanente, n’existe d’ailleurs plus en tant que telle,mais devient une société de spectres. Si l’on transposedans nos termes contemporains, dans ce monde-là, iln’est ni retraite ni éducation – et on travaille bien sûrle dimanche. Pour Faust, il n’y aura de repos qu’éternel.Mais cette intranquillité permanente n’est passupportable : les excursions dans les cuisines dessorcières qui lui concoctent des drogues sont indis-pensables pour continuer :

« Avale donc ! Vas-y sans crainte ! lui sou#eMéphisto, avant de lui intimer :

Sortons vite, il ne faut pas que tu te reposes. »

Argent, propriété, énergie et machines, noussommes dans la révolution industrielle et dans lanouvelle religion du capitalisme. « La transcendanceque l’homme autrefois cherchait dans la religion aété transférée à l’économie », observe Binswanger,dont le dernier livre, paru en février 2011, s’intituleLa Communauté de croyance des économistes. Maissi, pour Walter Benjamin (4), « le capitalisme sertessentiellement à l’apaisement de ces mêmes souciset inquiétudes auxquels les religions apportaientanciennement une réponse », le désir d’action, deprogrès, etc., qui l’anime ne peut, lui, s’apaiser. Lapièce pourrait idéalement se jouer au siège du Fondsmonétaire international (FMI). Mais Goethe permetaujourd’hui de penser, face à ce déferlementcompulsif, la question de ses limites.

Pour Binswanger, la tragédie de Faust est ainsi cellede la démesure : « aveuglé par sa vision d’un progrèsperpétuel », Faust « détruira lui-même les fondementsde son projet économique, il épuisera le monde ». Adéfaut, les compagnons du progrès seront certesactifs, mais également toxiques… Quand, pour sa

« dernière et suprême conquête », Faust entreprendd’assécher les marécages qui empestent « tout ce quia déjà été conquis », il est, selon l’économiste,victime d’une illusion. Cet assèchement n’est pasl’achèvement de son grand œuvre (au sens alchimique),mais la simple correction indispensable des externalitésnégatives produites par ses propres travaux anté-rieurs de canalisation. Goethe suivait avec attentionles projets des canaux de Suez, de Panamá, Rhin-Danube, qui rencontraient ces di"cultés.

Mais il est d’autres « actifs toxiques », plus...spirituels. Faust, rendu aveugle par un personnage allé-gorique nommé Sorge (« souci » ; le mot signifie aussi« soin » en allemand), croit que les pelles et piochesqu’il entend transforment les marais. En réalité, ellescreusent sa tombe. Et ce ne sont plus des humains quiles manient, mais les lémures, fantômes, âmes errantes,les seuls êtres qui restent. Le rêve de Mme MargaretThatcher s’est réalisé : la société a été détruite. Alors,quelle est la valeur qui peut donner sens à toute cetteentreprise ? Oskar Negt (5), ancien élève de TheodorAdorno et collaborateur de Jürgen Habermas, qui aconsacré une grande partie de son temps aux syndicats,centre son interprétation de Goethe sur l’éthiquecalviniste du travail, à la base de l’esprit du capitalismeselon Max Weber.

« Puisque je suis, je dois aussi agir

Je voudrais tout de suite me retrousser les mancheset me mettre au travail. »

Est-ce là l’essence de l’humain, quitte à ce que letravail devienne une « addiction » ? Faust finit pardiriger un camp de travail, et Negt ne peut s’empêcherde voir dans ce passage comme la prémonition ducamp de concentration de Buchenwald (6), à proximitéde Weimar, la ville de Goethe.

« Au commencement était l’Action », dit Faustaprès avoir rayé le Verbe, la Parole et la Force. Laboulimie d’action dans le domaine économique serévèle une recherche frénétique d’immortalité ici-bas.La chasse aux temps morts tue le temps de la mort.Mais Faust, qui veut conquérir la maîtrise du temps,ne peut qu’échouer : et Méphistophélès annoncera que« le temps devient le maître » – l’expériencealchimique a échoué, à la recherche de l’illimitéFaust demeure face à un monde fini. Dans cettelecture, ce poème dramatique apparaît comme latentative de Goethe pour penser jusqu’au bout la Fabledes abeilles de Bernard Mandeville et faire de cettepièce le laboratoire de ses conséquences multiples. Sacélèbre maxime, fondement du libéralisme, selonlaquelle « les vices privés font le bien public », épousele propos de Méphistophélès quand il déclare être « unepartie de cette force qui veut toujours le mal ettoujours fait le bien ». Mais que fait donc Faust, appuyésur la « force » du diable, sinon libérer ses pulsionset réussir « à balayer de proche en proche tout ce quil’entravait dans son développement (7) » : ce qui estle principe du divin marché...

27 LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2011

! REPORT ON THE AMERICAS. Bilan desréformes sociales et économiques en cours àCuba : évolution du secteur pharmaceutique, par-ticipation citoyenne, droits des homosexuels, larevue multiplie les angles. (Vol. 44, n° 4, juillet-août, bimestriel, 6 dollars. – North AmericanCongress on Latin America, 38 Greene Street, 4thFloor, New York, NY 10013, Etats-Unis.)

!PROSPECT. Un dossier consacré à la crise éco-nomique, un an après la chute de la banque Leh-man Brothers. Le magazine revient également surles émeutes d’août au Royaume-Uni et sur le désen chantement des Britanniques vis-à-vis deleurs services de police. (N° 182, mai, mensuel,4,50 livres sterling. – 2 Bloomsbury Place, LondresWC1A 2QA, Royaume-Uni.)

! NEW LEFT REVIEW. Malcolm Bull analysele paradoxe selon lequel les discours sur l’égalitéthéorique – que chacun prétend défendre – jus-tifient les inégalités réelles. Tony Wood identifieles racines du trafic de drogue au Mexique. (N° 70,juillet-août, bimestriel, 10 euros. – 6 MeardStreet, Londres WIF OEG, Royaume-Uni.)

! REGARDS. D’où vient-elle ? Qui en profite ?Comment y faire face ? Le mensuel consacre sondossier à « La dette : l’arnaque du siècle ». (N° 13,septembre, mensuel, 5,90 euros. – 5, villa des Pyré-nées, 75020 Paris.)

! SOCIÉTÉS CONTEMPORAINES. Parmi lestextes de cette livraison non thématique, uneenquête sur la banlieue pavillonnaire et une eth-nographie des unités de visite familiale, o!rant auxdétenus un peu d’intimité au sein de l’univers car-céral. (N° 83, juillet-septembre, trimestriel, 16 euros.– 117, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris.)

! POLITIX. Outre un dossier convenu intitulé« droit et discriminations », ce numéro o!redeux textes stimulants sur l’appropriation militantedu sociologue Abdelmalek Sayad et sur la légiti-mation publique des enfants « intellectuellementprécoces ». (N° 94, septembre, trimestriel,20 euros. – Université Paris-I, 17, rue de la Sor-bonne, 75231 Paris Cedex 05.)

! REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLI-TIQUE. Le poids du patrimoine dans les choix élec-toraux ; les groupes d’intérêts vus du niveaulocal ; l’institutionnalisation de l’expertise en santédu travail ; un questionnement sur la genèse des par-tis. (Vol. 61, n° 4, août, bimestriel, 23 euros.– 117, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris.)

!LE MONDE LIBERTAIRE. Non, le capitalismen’est pas à l’agonie, il va nous faire payer lesfrasques de la finance et le coût de son évolutionde crise en crise. France-Rwanda, on oublietout : le rôle actif de la France pendant le géno-cide. La présentation de deux ouvrages sur unétrange métier, celui de correcteur. (N° 1642,15 au 21 septembre, hebdomadaire, 2,50 euros.– 145, rue Amelot, 75011 Paris.)

! SAVOIR/AGIR. La revue décortique lesracines des inégalités devant l’éducation. Elle exa-mine le poids des di!érences sociales, maisaussi celui des méthodes d’enseignement ou despratiques familiales. (N° 17, juin, trimestriel,15 euros. – Editions du Croquant, 73340 Belle-combe-en-Bauges.)

!LA PENSÉE. « Femmes : l’égalité ? », ainsi titrela revue, dont le dernier numéro est entièrementconsacré à cette question : inégalités salariales,violence contre les femmes, stratégies de pré-vention des crimes d’honneur au Kurdistan,maternité… (N° 367, juillet-septembre, trimes-triel, 19 euros. – 11, rue Etienne-Marcel,93500 Pantin.)

!PRATIQUES. Désormais assurée à l’université,la formation des infirmiers et infirmières entend-elle les soumettre à des critères de « rentabilité »économique, au détriment de la qualité dessoins et du respect des patients ? (N° 54, juillet,trimestriel, 16,50 euros. – 52, rue Gallieni,92240 Malako!.)

! SCIENCE & SANTÉ. Le magazine de l’Insti-tut national de la santé et de la recherche médi-cale (Inserm) s’intéresse à l’état de nos connais-sances sur la mémoire et sur les mécanismes quipermettent aux enfants d’apprendre àl’école. (N° 4, bimestriel, septembre-octobre, gra-tuit. – 101, rue de Tolbiac, 75013 Paris.)

!WIRED. Reportage en Inde, où un projet natio-nal d’identification tente d’intégrer 1,2 milliardd’habitants dans la plus grande base de donnéesbiométrique de la planète. (N° 19.09, septembre,mensuel, abonnement annuel : 79 dollars. –520 Third Street, suite 305, San Francisco, CA94107-1815, Etats-Unis.)

! LA REVUE DES LIVRES. Cette publicationreprend vie après une interruption. « Sur Fanon,tout est encore à dire ? » ; les résistances popu-laires et les révolutions arabes ; un entretien avecEric Hazan et Bernard Marchand sur la « haine desvilles ». (N° 1, septembre-octobre, bimestriel,6,50 euros. – 31, rue Paul-Fort, 75014 Paris.)

! VINGTIÈME SIÈCLE. Notamment, « Lefoot, du local au mondial » : un tour d’horizon desrecherches historiques françaises sur l’univers duballon rond. (N° 111, juillet-septembre, trimestriel,20 euros. – Presses de Sciences Po, 117, boule-vard Saint-Germain, 75006 Paris.)

D A N S L E S R E V U E SS O C I A L

CREATING CAPABILITIES. The HumanDevelopment Approach. – Martha C. Nussbaum

Harvard University Press, Cambridge(Massachusetts), 2011, 256 pages,

22,95 dollars.

Selon quels critères définir et évaluer la justicesociale ? Quels liens peut-on faire avec le déve-loppement économique ? Si, pour nombre de per-sonnes, la richesse se mesure essentiellementd’après la croissance économique, il apparaît deplus en plus clairement qu’un tel indicateur nerend pas bien compte de la réalité humaine. C’estpourquoi l’économiste et philosophe Amartya Sena développé, dans les années 1970, l’approche parles « capacités », c’est-à-dire l’étude des libertésconcrètes dont jouissent les individus. La philo-sophe américaine Martha Nussbaum s’inscrit danscette perspective et présente avec clarté, sans per-dre le lecteur dans des considérations techniques,les enjeux de ce renouvellement d’approche. L’ou-vrage explore ces questions de justice et met enlumière l’héritage d’Aristote, de Marx, mais aussides libéraux égalitaires tels que John Rawls. Nuss-baum expose également en quoi la prise en comptedes capacités s’écarte de l’utilitarisme ou du néo-libéralisme, posant les bases d’une réflexion qui,tout en s’a"rmant « libérale », manifeste une sen-sibilité marquée aux questions sociales, d’égalité,de liberté et de bien-être.

PIERRE CLOAREC

LA VÉRITABLE HISTOIRE DE WIKI-LEAKS. – Olivier TesquetOWNI Books, Paris, 2011, 52 pages, 3,99 euros.

Journaliste pour le site d’information Owni.fr,l’auteur s’est intéressé très tôt à l’organisationWikiLeaks, devenue l’« ennemi numéro un » desEtats-Unis après ses révélations sur la guerred’Irak et, plus récemment, le dévoilement descâbles diplomatiques secrets des ambassades amé-ricaines. Ce très court ouvrage (di!usé exclusi-vement sous forme électronique) rappelle l’his-torique et les principes de fonctionnement de cesite d’information hors du commun. Son fonda-teur et principal porte-parole, l’énigmatique Aus-tralien Julian Assange, jongle aussi bien avec lesoutils de cryptographie qu’avec les médias tradi-tionnels. On comprend que, même s’il chute – cequi n’a rien de garanti –, il laissera derrière lui« des dizaines d’émules » qui ont commencé àreproduire son mode de fonctionnement.

PHILIPPE RIVIÈRE

POL IT IQUE

Violence, trahison et socialisme en Irlande du Nord

PARMI les anciens membres de l’Armée républicaine irlandaise (Irish RepublicanArmy, IRA), certains ont mieux « réussi »

que d’autres. M. Martin McGuinness, par exemple,chef d’état-major de l’organisation entre 1979 et1982, a été promu au rang de vice-premier ministred’institutions issues de celles qu’il avait souhaitérenverser autrefois. D’autres, qui ont connu moinsde succès, témoignent parfois, loin des caméras.Ce faisant, ils éclairent les stratégies et les tensionsinternes de l’IRA, qui a déposé les armesen 2005.

Gerald (Gerry) Bradley s’est suicidé le27 octobre 2010. Il venait de publier un témoignage– critiqué par la direction du Sinn Féin (le braspolitique de l’IRA) – narrant les trente années qu’ilavait passées au sein de l’organisation. Il exposaitson désaccord avec la stratégie qui allait débouchersur l’accord du vendredi saint, en 1998. Signé entreles partis politiques d’Irlande du Nord, Londres etDublin, ce texte ouvrait la voie à un système departage du pouvoir entre unionistes (partisans dumaintien au sein du Royaume-Uni) et nationa-listes (qui souhaitent une Irlande unie et indé-pendante). Une capitulation, selon Bradley (1).L’option qu’il défendait ? Tuer autant de soldats etde policiers que possible, poser des bombes pourdétruire l’économie locale et pousser les Britanniquesà partir.

Brendan Hughes était commandant au sein del’IRA, à Belfast. Son récit a été publié dans unouvrage du journaliste Edmund Moloney, premiervolume d’une série d’entretiens conduits auprèsd’anciens républicains (qui se distinguent desnationalistes par le recours à la force) et loya-listes (leurs adversaires, tout aussi violents) (2). En1980, Hughes, qui conduisait la première grève dela faim collective à la prison de Maze (Irlande duNord), l’interrompt : il avait promis de ne paslaisser mourir le premier prisonnier à être entrédans le coma. L’année suivante, dans le même péni-tencier, Robert (Bobby) Sands décédera, après unegrève de la faim de soixante-cinq jours. A la finde sa vie, en février 2008, Hughes s’avoue amer

quant à la tournure des événements. Il dénonceégalement la trahison de ses idéaux. Son récitaccable M. Gerald (Gerry) Adams, le président duSinn Féin, qu’il implique directement dans diversassassinats non revendiqués. M. Adams a toujoursnié, le Sinn Féin suggérant que Hughes n’avait« plus toute sa tête ».

Issu d’une longue lignée de militants, M. TommyMcKearney, chef de l’IRA dans le comté de Tyronedans les années 1970, a également participé à lapremière grève de la faim de Maze. Son ouvrageendosse la thèse classique des républicainsirlandais : l’insurrection armée se justifiait par lanature répressive de l’Etat et par l’oppressioncoloniale (3). Toutefois, sans souscrire à la stratégiedu Sinn Féin sous l’égide de MM. Adams etMcGuinness (l’abandon de la lutte armée pourrenforcer leur implantation dans les quartiers catho-liques), il reconnaît la légitimité des changementsconstitutionnels et institutionnels introduits enRépublique d’Irlande, à partir de l’accord duvendredi saint. Lui rejette le « romantisme » quicontinue d’animer les « dissidents répu-blicains » (partisans d’une ligne dure) et regrettel’institutionnalisation du sectarisme engendrée parle processus de paix. Son horizon : la définitiond’une voie socialiste, qui permettrait d’unir lesclasses ouvrières catholique et protestante, enmettant de côté la question de la partition del’Irlande. McKearney n’a pas oublié les racines poli-tiques de l’IRA, plus de quarante ans après l’avoirrejointe : selon lui, le combat continue, même s’ilse mène désormais différemment.

MICHEL SAVARIC.

(1) Gerry Bradley et Brian Feeney, Insider : Gerry Bradley’sLife in the IRA, O’Brien Press, Dublin, 2011, 347 pages,8,99 euros (1re éd. : 2008).

(2) Edmund Moloney, Voices From the Grave : Two Men’s Warin Ireland, Faber and Faber, Londres, 2011, 512 pages,14,99 euros. L’auteur s’était engagé à ne publier les entretiensqu’à la mort de ses interlocuteurs.

(3) Tommy McKearney, The Provisional IRA : From Insur-rection to Parliament, Pluto Press, Londres, 2011, 236 pages,13,99 euros.

JOURNAL I SME

Baudelaire, contrebandier de l’idéal

ON CONNAÎT Charles Baudelaire commepoète, mais on ignore souvent qu’il futaussi, selon Alain Vaillant, professeur de

littérature française à l’université Paris-Ouest, un« parfait exemple de l’écrivain-journaliste dumilieu du XIXe siècle ». C’est ce que rappelle lapublication de l’anthologie, jusqu’alors inédite, deses articles et chroniques (1). Or cette activité-làne fut ni frivole ni inoffensive, mais au contrairemagnifiquement compromettante : Baudelaire ydéploie ses convictions, tant dans le champesthétique que dans le domaine politique, etbouleverse ainsi le cliché auquel il s’est souventtrouvé réduit. Toute une tradition l’a lu comme lequêteur d’idéal, le dandy, esthète hautain reven-diquant le « plaisir aristocratique de déplaire », lepoète animé par le « goût de l’infini », renforçantainsi l’image chère à la bourgeoisie de l’artistehabité par sa seule vocation, quoi qu’on entende parlà, souffrant et vivant pour son art, dans la solitudedes âmes d’exception. Ces analyses peuventd’ailleurs être remarquablement stimulantes,comme celle qu’offre le critique Georges Blin dansson Baudelaire (2), attaché à donner « une inter-prétation authentique mais cohérente d’unmouvement mystique ».

Mais même les poètes sont liés à l’histoire de leurtemps, et les textes que présente Vaillant ont le trèsprécieux mérite de nous faire découvrir unBaudelaire partie prenante de son époque, au fil deplus de deux cents articles, dont les premiersdatent de ses 20 ans, dans les années 1840, et ledernier du début mars 1866, juste avant qu’il ne soitfrappé d’hémiplégie. Ces vingt-cinq années-làvoient le triomphe enthousiasmant de la Républiqueen 1848, sa rapide dégénérescence, puis le coupd’Etat de Louis Napoléon Bonaparte et le « retour »de l’Empire : comme ceux de sa génération,Baudelaire a pour héritage le souvenir légendairedes temps héroïques de la Grande Révolution et deNapoléon Ier, doublé du mépris pour l’ère médiocrequi leur a succédé – il est, lui aussi, un enfant duromantisme. Contrebandier intellectuel, il va user

du journalisme pour à la fois mener une batailled’idées et faire connaître son œuvre.

La presse jouit alors d’un grand prestige. Elles’adresse aux lecteurs cultivés, accueille en bonneplace la poésie, privilégie les articles longs et argu-mentés. Mais elle est soumise à la censure, sauf lorsde la fugace embellie républicaine, ce qui incite auxpropos à double entente – une pratique connue sousle nom d’« allusionnisme ». Baudelaire, maître del’ironie et du burlesque, parle haut et clair, dès qu’ille peut. Pour rappeler, en juin 1848, quand lepouvoir a fait tirer sur les ouvriers, que « l’insur-rection est socialiste » – les mots mêmes de PierreJoseph Proudhon. Pour attaquer un gouvernementqui « croit avoir tout fait parce qu’il a proclamé larépublique », en oubliant l’essentiel, « la distributiondu travail et la répartition des propriétés ».

Mais avec le coup d’Etat de celui qui seraNapoléon le Petit, il se sent « physiquement dépo-litiqué », et s’il publie encore dans une « revuejoyeuse et vinicole », repaire discret de répu-blicains, il va désormais surtout se consacrer àl’attaque de la bien-pensance culturelle. L’amertumeest là, cette déception intense qui le conduira à traiterla souveraineté populaire de « tyrannie des bêtes » ;mais il ne renonce pas, sous couvert de critiquelittéraire ou artistique, à brocarder ce fameuxprogrès économique cher aux bourgeois, la senti-mentalité qui maquille la réalité gênante, toute cette« fureur d’honnêteté » qui légitime les œuvresniaises et la lâcheté civique. Car il entend saluer,obstinément, dans ses articles comme dans sespoèmes, ce qui contribue à ne pas se satisfaire dumonde tel qu’il est.

EVELYNE PIEILLER.

(1) Baudelaire journaliste. Articles et chroniques, choix detextes, présentation, notes, chronologie, bibliographie et indexpar Alain Vaillant, Flammarion, Paris, 2011, 381 pages,8,90 euros.

(2) Georges Blin, Baudelaire, suivi de Résumés des coursau Collège de France, 1965-1977, Gallimard, Paris, 2011,258 pages, 26 euros.

! FOREIGN AFFAIRS. La revue américaine s’in-téresse aux conséquences des attentats du11 septembre 2001. On notera les contributionsde Thomas Barfield, qui tente de déchi!rer le« puzzle ethnique » de l’Afghanistan, et de Wil-liam McCants, sur grandeur et décadence d’Al-Qaida. (Vol. 90, n° 5, septembre-octobre, bimes-triel, 9,95 dollars. – 58 East 68th Street, New York,NY 10065, Etats-Unis.)

! EXTRA ! Une livraison largement consacrée,elle aussi, au dixième anniversaire du 11-Sep-tembre : Peter Hart et Janine Jackson montrentcomment les médias américains s’engagent pourpromouvoir les opérations militaires tout en pas-sant sous silence les restrictions des libertés indi-viduelles. L’article de Seth Ackerman révèle com-ment la crise budgétaire modifie les théories éco-nomiques en vogue chez les journalistes. (Vol. 24,n° 9, septembre, mensuel, 4,95 dollars. – 104 West27th Street, NY 10001-6210, Etats-Unis.)

! THE AMERICAN INTEREST. Le dossierconsacré au cent cinquante ans de la guerre deSécession comprend notamment un article deDavid W. Blight comparant di!érentes commé-morations de cet épisode. A lire, les contributionssur la guerre en Afghanistan, en particulier cellede Stephen Biddle, qui lie la crise budgétaire américaine et la stratégie militaire des Etats-Unis. (Vol. VII, n° 1, septembre-octobre, bimes-triel, 9,95 dollars. – PO Box 15115, North Hol-lywood, CA 91615, Etats-Unis.)

! RELATIONS. La revue québécoise donne laparole aux « jeunes voix engagées » de la provincefrancophone, des altermondialistes aux catholiquessociaux en passant par les féministes. Hors dossier,Cécile Sabourin se penche sur la « marchandisationde la biodiversité » et sur sa légitimation par les ins-titutions internationales. (N° 751, septembre,bimestriel, 5,50 dollars canadiens. – 25, rue JarryOuest, Montréal [Québec], H2P 1S6, Canada.)

! LA REVUE NOUVELLE. Un dossier consa-cré à la crise institutionnelle qui a!ecte la Belgiquedepuis plus d’un an : Wallons et Bruxellois sont-ils sur la voie de l’autonomie ? Comment analy-ser la montée du nationalisme flamand ? MarcelPépin examine les résultats des dernières électionsau Canada et s’interroge sur l’avenir du mouve-ment souverainiste québécois. (N° 9, septembre,mensuel, 10 euros. – 19, rue du Marteau,1000 Bruxelles, Belgique.)

! CARTO. Escale en Italie : un focus historiquesur les étapes-clés de l’unification ainsi qu’un dos-sier richement cartographié sur la péninsulerévèlent comment les stratégies gouvernementalesqui se sont succédé au fil des décennies ontfaçonné le territoire ainsi que ses disparités éco-nomiques et socioculturelles. (N° 7, septembre-octobre, bimestriel, 10,95 euros. – 91, rue Saint-Honoré, 75001 Paris.)

! LA REVUE INTERNATIONALE ET STRA-TÉGIQUE. Le dossier : « Monde arabe : l’ondede choc », coordonné par Didier Billon, avec denombreuses contributions de Marc Lavergne, Vin-cent Geisser, Sophie Bessis, Mahmoud OuldMohamedou, etc. (N° 83, automne, trimestriel,20 euros. – Armand Colin, Paris.)

!QUESTIONS INTERNATIONALES. A l’occasiondes dix ans de la guerre en Afghanistan – guerre« coloniale qui n’ose pas dire son nom » et drapée de« valeurs universelles libératrices » –, la revue s’inté-resse à l’« Afpak », cette zone de conflit com-prenant le territoire afghan et les zones tribalespakistanaises. (N° 50, juillet-août, bimestriel,9,80 euros. – La Documentation française, Paris.)

! MIDDLE EAST REPORT. Un dossier surl’économie politique des révoltes arabes, del’Egypte à la Tunisie, des mobilisations ouvrièresaux problèmes confessionnels. (N° 259, été, tri-mestriel, 7 dollars. – 1344 T St. #1, Washington,DC 20005, Etats-Unis.)

! SURVIVAL. Un dossier sur ce problème quihante les Occidentaux, le Pakistan. (Août-sep-tembre, bimestriel, abonnement un an : 132 euros.– IISS, Arundel House, 13-15 Arundel Street, Tem-ple Place, Londres, WC2R 3DX, Royaume-Uni.)

! CHINA ANALYSIS. Des échanges écono-miques étroits, des relations politiques plus dis-tantes : ainsi peut-on résumer les rapports entrela Chine et l’Asie centrale, vus au travers de texteschinois qui font l’originalité de ce dossier. (N° 34,septembre, bimestriel, version électronique gra-tuite ; abonnement papier annuel : 90 euros. – AsiaCentre, 71, boulevard Raspail, 75006 Paris.)

! MONDE CHINOIS. Le numéro est consacréà la péninsule coréenne avec un regard sur les deuxCorées, même si la Corée du Sud est privilé-giée. (N° 26, été, trimestriel, 20 euros. – EditionsChoiseul, 28, rue Etienne-Marcel, 75002 Paris.)

! ASIES. Un dossier « Afghanistan-Pakistan »détaille l’échec de la coalition internationale. Ega-lement, un entretien avec Mme Rebiya Kadeer, diri-geante des Ouïgours chinois, et un beau texte surl’exil de l’écrivaine sri-lankaise Roma Tearne. (N° 2,septembre-novembre, trimestriel, 8,90 euros. –13, rue Albert-Sorel, 75014 Paris.)

! CRITIQUE. Sous le thème « philosopher enAfrique », ce numéro réunissant philosophesafricains et africanistes dresse un état des lieux dela pensée philosophique sur le continent noir etmet en lumière les enjeux de la « décolonisationconceptuelle » prônée par le Ghanéen KwasiWiredu. (Vol. LXVII, n° 771-772, août-septembre,mensuel, 12 euros. – 7, rue Bernard-Palissy,75006 Paris.)

26OCTOBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

M É D I A S

AL JAZEERA. Liberté d’expression et pétro-monarchie. – Claire-Gabrielle Talon

Presses universitaires de France,Paris, 2011, 286 pages, 20 euros.

On connaît le rôle joué par la chaîne satellitaire duQatar dans les révolutions tunisienne et égyptienneet dans leur extension à l’ensemble du mondearabe. Pourtant, nombre d’interrogations demeu-rent sur cet « objet médiatique non identifié »qu’est Al-Jazira et notamment sur sa place dans lastratégie de la famille régnante à Doha : commentun émirat, abritant une immense base militaireaméricaine, ayant ouvert des relations avec Israël,soutenant le Hezbollah (et, jusqu’à récemment, laSyrie) peut-il abriter une chaîne épousant l’aspi-ration des peuples arabes ? L’originalité du travailde Claire-Gabrielle Talon, qui va à contre-courantde bien des idées reçues, est d’étudier le rapportentre Al-Jazira et les luttes internes au sein de ladynastie des Khalifa et ses conséquences sur la sta-bilité dynastique. Ces a!rontements ont permisl’instauration d’un vrai pluralisme dans la rédac-tion. Celle-ci a su « relayer et promouvoir lesaspirations démocratiques des peuples de la régionà partir d’un petit émirat peu démocratique » etfavoriser l’émergence d’un discours démocratique« radical », fondé notamment sur la critique dujournalisme occidental. Reste à savoir quel seral’avenir de la chaîne dans un paysage profondé-ment modifié.

ALAIN GRESH

CLASS DISMISSED. Why We Cannot TeachOr Learn Our Way Out of Inequality. – JohnMarsh

Monthly Review Press, New York, 2011,328 pages, 19,95 dollars.

Tyler Cowen – l’un des intellectuels les plusinfluents du monde, selon l’hebdomadaire TheEconomist – proclamait en 2004 : « Les causes lesplus souvent citées des inégalités aux Etats-Unis– délocalisation, immigration et revenus des super-riches – détournent notre attention du problèmeprincipal : celui de l’éducation. » Education contreinégalités ? Le discours n’est pas neuf, observel’universitaire américain John Marsh. Depuis la findu XIXe siècle, philanthropes et sociologues ratio-cinent sur les moyens de « bonifier » des pauvrestenus pour responsables de leur condition. Lalogique s’est imposée comme une évidence, desdeux côtés de l’Atlantique : avantageuse, elle per-met de dénoncer les inégalités tout en ne menaçantpas le système économique et social qui les engen-dre. De sorte que « l’éducation a fini par éclipsercertaines des pistes autrefois envisagées » pourchanger le monde : le syndicalisme, la luttesociale, etc. Accablée par une responsabilité– assurer, seule, la mobilité sociale – sans rapportavec sa mission première, l’école figure au rangdes principales victimes de cette évolution. « Toutporte à croire que nous devrions procéder autre-ment » : placer la lutte contre les inégalités au ser-vice de l’école. Et non l’inverse.

RENAUD LAMBERT

(1) Et auteur de Global Player Faust oder Das Verschwinden derGegenwart, WJS, Berlin, 2010 (1re éd. : 2007).

(2) Professeur émérite d’économie et d’écologie à l’université deSaint-Gall, en Suisse, il est l’auteur de Geld und Magie, Murmann,Hambourg, 2010 (1re éd. : 1985).

(3) La traduction utilisée est celle de la nouvelle édition de Urfaust,Faust I, Faust II, traduite et commentée par Jean Lacoste et JacquesLe Rider, Bartillat, Paris, 2009.

(4) « Le capitalisme comme religion », dans Fragments, Pressesuniversitaires de France (PUF), Paris, 2000.

(5) Die Faust Karriere. Vom verzweifelten Intellektuellen zumgescheiterten Unternehmer, Steidl, Göttingen, 2006.

(6) Construit en 1937.

(7) Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché, Denoël, Paris, 2007.* Journaliste.

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GÉRARD GAROUSTE. – « Le Pacte », 2011

LE THÉÂTRE DE LA CR ISE

Faust et l’alchimie capitalisteŒuvre emblématique de la cultureallemande, « Faust » a suscité au fildu temps des curiositéset des interprétations très diverses.Plutôt négligée en République fédéraled’Allemagne (RFA) naguère, maisinterprétée en République démocratiqueallemande (RDA) comme symbolisantla construction d’une société nouvelle,la pièce prend aujourd’hui une autredimension, à la lumière de la crise :Faust, premier entrepreneurde la mondialisation, est devenuun héros globalement négatif.

PAR BERNARD UMBRECHT *

JOHANN Wolfgang von Goethe écrit Faust pendant lesrévolutions industrielles et politiques qui boule-versent la fin du XVIIIe siècle et le début du

XIXe siècle en Europe. C’est le travail d’une vie. Quandil exhume le vieux docteur Faust – figure légendaire d’alchimiste et de savant en proie au désir de toute-puissance, surgie dans le Moyen Age allemand, puis fixéepar la pièce de l’Anglais Christopher Marlowe, à la findu XVIe siècle –, Goethe a une vingtaine d’années. Aprèsune première version (Urfaust) en 1775, il publie Faust Ien 1808 ; il achèvera l’œuvre plus d’un demi-siècle plustard, en 1831, « sous l’influence de la révolution dejuillet 1830 à Paris », note Michael Jaeger, professeur delittérature comparée à l’Université libre de Berlin (1). CeFaust II que Goethe mettra sous scellés jusqu’à sa mort,en 1832 (à l’âge de 82 ans), restera longtemps absent desscènes allemandes. Or il est à nouveau joué et, à la lumièred’interprétations nouvelles, notamment celle de HansChristoph Binswanger (2), il étonne aujourd’hui par sarésonance avec la crise du capitalisme actuel.

On se rappelle que le docteur Faust, maître d’unsavoir immense mais qui ne le satisfait pas, fait un pariavec le diable : si ce dernier l’aide à connaître lebonheur ici-bas, alors Faust lui donnera son âme.

« Si je dis à l’instant : Arrête-toi ! Tu es si beau !

Alors tu peux me mettre des fers

Alors je consens à m’anéantir

Alors le glas peut sonner... (3) »

En compagnie de Méphistophélès, le héros va doncquitter sa bibliothèque et se lancer dans le monde, poury épuiser ses désirs.

Goethe s’est intéressé de près aux sciences, auxtechniques, à l’économie. Ce sont ses compétences dansce domaine qui lui ont valu d’être nommé ministre del’économie et des finances dans le duché de Weimar.Il s’y est très concrètement occupé non seulement desfinances mais aussi de travaux publics et d’industrie,minière et textile. Sur le plan budgétaire, on lui doitd’avoir quasiment supprimé le budget des armées à l’ex-ception de ce qui était nécessaire pour les parades. C’estd’abord le sens de l’action, les implications portées parla quête du progrès, les limites de la « modernité » qu’ilinterroge avec Faust. Ce qui est particulièrementflagrant, pour un regard contemporain, dans le domainede l’économie.

Ainsi, pour répondre aux besoins de l’empereur,dont les caisses sont vides, Faust et Méphistophélèscréent de l’argent : magie moderne, continuation del’alchimie par d’autres moyens, selon l’économisteBinswanger, où il ne s’agit plus de transmuter du plomben or, mais de transformer une substance sans valeuren valeur, du papier... en argent. Plus besoin desurnaturel, le miracle est naturel : d’ailleurs, auXVIIIe siècle, le duc d’Orléans, après avoir embauchéle banquier John Law, licenciera ses astrologues.Dans la pièce, l’acte de création monétaire – unechimisterie quelque peu apparentée à un tour demagie – est très logiquement lié à la mascarade : l’em-pereur, quand il signe à la lueur des flammes l’originaldu billet de banque, est déguisé en Plutus, dieuinfernal des richesses enfouies dans la terre.

En Europe, contrairement à la Chine, qui l’avaitprécédée dans ce domaine, la création monétaire n’apas été le privilège de l’Etat, mais d’une banque privée,dotée de privilèges d’Etat. Goethe s’inspire de lafondation en 1692 de la banque d’Angleterre par deshommes d’a!aires de la City, qui fut dotée par le roidu privilège d’émettre du papier-monnaie sans que lavaleur émise soit entièrement couverte par sa valeuren or. C’est le point de départ de notre système

monétaire actuel : l’invention du crédit, plus tard,prolongera – par d’autres biais – la création monétaire« fausto-méphistophélique ».

La deuxième étape du processus alchimique seracelle de la création de valeur réelle. Goethe a clairementvu que la garantie or de la monnaie ne su"t pas.L’argent doit devenir un capital, il doit être investi.Transmutation familière aux observateurs de la révo-lution industrielle : « De cet égout immonde, l’or purs’écoule », écrit par exemple Alexis de Tocqueville àpropos de Manchester. L’argent permet l’action, lacréation dans le domaine économique :

« C’est du pouvoir que je veux conquérir, de lapropriété,

L’action est tout, la gloire n’est rien », proclameFaust.

Mais quelle est la finalité ? Au seuil de sondernier grand défi, le héros de Goethe prononce cettephrase monstrueuse qu’il considère comme le « derniermot de la sagesse » :

« Celui-là seul mérite la liberté autant que la vie,

Qui chaque jour doit les conquérir.

C’est ainsi qu’environnés par le danger,

L’enfant, l’adulte et le vieillard passeront icileurs actives années.

Je voudrais voir ce fourmillement-là,

Me tenir sur une terre libre, avec un peuple libre.

A l’adresse de cet instant, je pourrais dire :

Arrête-toi donc, tu es si beau ! »

C’est là son idéal : la mise en mouvement de toutet la mobilité de tous généralisées à l’ensemble de lasociété constamment au travail, sans repos ni inter-ruption. Une société qui, placée en insécuritépermanente, n’existe d’ailleurs plus en tant que telle,mais devient une société de spectres. Si l’on transposedans nos termes contemporains, dans ce monde-là, iln’est ni retraite ni éducation – et on travaille bien sûrle dimanche. Pour Faust, il n’y aura de repos qu’éternel.Mais cette intranquillité permanente n’est passupportable : les excursions dans les cuisines dessorcières qui lui concoctent des drogues sont indis-pensables pour continuer :

« Avale donc ! Vas-y sans crainte ! lui sou#eMéphisto, avant de lui intimer :

Sortons vite, il ne faut pas que tu te reposes. »

Argent, propriété, énergie et machines, noussommes dans la révolution industrielle et dans lanouvelle religion du capitalisme. « La transcendanceque l’homme autrefois cherchait dans la religion aété transférée à l’économie », observe Binswanger,dont le dernier livre, paru en février 2011, s’intituleLa Communauté de croyance des économistes. Maissi, pour Walter Benjamin (4), « le capitalisme sertessentiellement à l’apaisement de ces mêmes souciset inquiétudes auxquels les religions apportaientanciennement une réponse », le désir d’action, deprogrès, etc., qui l’anime ne peut, lui, s’apaiser. Lapièce pourrait idéalement se jouer au siège du Fondsmonétaire international (FMI). Mais Goethe permetaujourd’hui de penser, face à ce déferlementcompulsif, la question de ses limites.

Pour Binswanger, la tragédie de Faust est ainsi cellede la démesure : « aveuglé par sa vision d’un progrèsperpétuel », Faust « détruira lui-même les fondementsde son projet économique, il épuisera le monde ». Adéfaut, les compagnons du progrès seront certesactifs, mais également toxiques… Quand, pour sa

« dernière et suprême conquête », Faust entreprendd’assécher les marécages qui empestent « tout ce quia déjà été conquis », il est, selon l’économiste,victime d’une illusion. Cet assèchement n’est pasl’achèvement de son grand œuvre (au sens alchimique),mais la simple correction indispensable des externalitésnégatives produites par ses propres travaux anté-rieurs de canalisation. Goethe suivait avec attentionles projets des canaux de Suez, de Panamá, Rhin-Danube, qui rencontraient ces di"cultés.

Mais il est d’autres « actifs toxiques », plus...spirituels. Faust, rendu aveugle par un personnage allé-gorique nommé Sorge (« souci » ; le mot signifie aussi« soin » en allemand), croit que les pelles et piochesqu’il entend transforment les marais. En réalité, ellescreusent sa tombe. Et ce ne sont plus des humains quiles manient, mais les lémures, fantômes, âmes errantes,les seuls êtres qui restent. Le rêve de Mme MargaretThatcher s’est réalisé : la société a été détruite. Alors,quelle est la valeur qui peut donner sens à toute cetteentreprise ? Oskar Negt (5), ancien élève de TheodorAdorno et collaborateur de Jürgen Habermas, qui aconsacré une grande partie de son temps aux syndicats,centre son interprétation de Goethe sur l’éthiquecalviniste du travail, à la base de l’esprit du capitalismeselon Max Weber.

« Puisque je suis, je dois aussi agir

Je voudrais tout de suite me retrousser les mancheset me mettre au travail. »

Est-ce là l’essence de l’humain, quitte à ce que letravail devienne une « addiction » ? Faust finit pardiriger un camp de travail, et Negt ne peut s’empêcherde voir dans ce passage comme la prémonition ducamp de concentration de Buchenwald (6), à proximitéde Weimar, la ville de Goethe.

« Au commencement était l’Action », dit Faustaprès avoir rayé le Verbe, la Parole et la Force. Laboulimie d’action dans le domaine économique serévèle une recherche frénétique d’immortalité ici-bas.La chasse aux temps morts tue le temps de la mort.Mais Faust, qui veut conquérir la maîtrise du temps,ne peut qu’échouer : et Méphistophélès annoncera que« le temps devient le maître » – l’expériencealchimique a échoué, à la recherche de l’illimitéFaust demeure face à un monde fini. Dans cettelecture, ce poème dramatique apparaît comme latentative de Goethe pour penser jusqu’au bout la Fabledes abeilles de Bernard Mandeville et faire de cettepièce le laboratoire de ses conséquences multiples. Sacélèbre maxime, fondement du libéralisme, selonlaquelle « les vices privés font le bien public », épousele propos de Méphistophélès quand il déclare être « unepartie de cette force qui veut toujours le mal ettoujours fait le bien ». Mais que fait donc Faust, appuyésur la « force » du diable, sinon libérer ses pulsionset réussir « à balayer de proche en proche tout ce quil’entravait dans son développement (7) » : ce qui estle principe du divin marché...

27 LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2011

! REPORT ON THE AMERICAS. Bilan desréformes sociales et économiques en cours àCuba : évolution du secteur pharmaceutique, par-ticipation citoyenne, droits des homosexuels, larevue multiplie les angles. (Vol. 44, n° 4, juillet-août, bimestriel, 6 dollars. – North AmericanCongress on Latin America, 38 Greene Street, 4thFloor, New York, NY 10013, Etats-Unis.)

!PROSPECT. Un dossier consacré à la crise éco-nomique, un an après la chute de la banque Leh-man Brothers. Le magazine revient également surles émeutes d’août au Royaume-Uni et sur le désen chantement des Britanniques vis-à-vis deleurs services de police. (N° 182, mai, mensuel,4,50 livres sterling. – 2 Bloomsbury Place, LondresWC1A 2QA, Royaume-Uni.)

! NEW LEFT REVIEW. Malcolm Bull analysele paradoxe selon lequel les discours sur l’égalitéthéorique – que chacun prétend défendre – jus-tifient les inégalités réelles. Tony Wood identifieles racines du trafic de drogue au Mexique. (N° 70,juillet-août, bimestriel, 10 euros. – 6 MeardStreet, Londres WIF OEG, Royaume-Uni.)

! REGARDS. D’où vient-elle ? Qui en profite ?Comment y faire face ? Le mensuel consacre sondossier à « La dette : l’arnaque du siècle ». (N° 13,septembre, mensuel, 5,90 euros. – 5, villa des Pyré-nées, 75020 Paris.)

! SOCIÉTÉS CONTEMPORAINES. Parmi lestextes de cette livraison non thématique, uneenquête sur la banlieue pavillonnaire et une eth-nographie des unités de visite familiale, o!rant auxdétenus un peu d’intimité au sein de l’univers car-céral. (N° 83, juillet-septembre, trimestriel, 16 euros.– 117, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris.)

! POLITIX. Outre un dossier convenu intitulé« droit et discriminations », ce numéro o!redeux textes stimulants sur l’appropriation militantedu sociologue Abdelmalek Sayad et sur la légiti-mation publique des enfants « intellectuellementprécoces ». (N° 94, septembre, trimestriel,20 euros. – Université Paris-I, 17, rue de la Sor-bonne, 75231 Paris Cedex 05.)

! REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLI-TIQUE. Le poids du patrimoine dans les choix élec-toraux ; les groupes d’intérêts vus du niveaulocal ; l’institutionnalisation de l’expertise en santédu travail ; un questionnement sur la genèse des par-tis. (Vol. 61, n° 4, août, bimestriel, 23 euros.– 117, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris.)

!LE MONDE LIBERTAIRE. Non, le capitalismen’est pas à l’agonie, il va nous faire payer lesfrasques de la finance et le coût de son évolutionde crise en crise. France-Rwanda, on oublietout : le rôle actif de la France pendant le géno-cide. La présentation de deux ouvrages sur unétrange métier, celui de correcteur. (N° 1642,15 au 21 septembre, hebdomadaire, 2,50 euros.– 145, rue Amelot, 75011 Paris.)

! SAVOIR/AGIR. La revue décortique lesracines des inégalités devant l’éducation. Elle exa-mine le poids des di!érences sociales, maisaussi celui des méthodes d’enseignement ou despratiques familiales. (N° 17, juin, trimestriel,15 euros. – Editions du Croquant, 73340 Belle-combe-en-Bauges.)

!LA PENSÉE. « Femmes : l’égalité ? », ainsi titrela revue, dont le dernier numéro est entièrementconsacré à cette question : inégalités salariales,violence contre les femmes, stratégies de pré-vention des crimes d’honneur au Kurdistan,maternité… (N° 367, juillet-septembre, trimes-triel, 19 euros. – 11, rue Etienne-Marcel,93500 Pantin.)

!PRATIQUES. Désormais assurée à l’université,la formation des infirmiers et infirmières entend-elle les soumettre à des critères de « rentabilité »économique, au détriment de la qualité dessoins et du respect des patients ? (N° 54, juillet,trimestriel, 16,50 euros. – 52, rue Gallieni,92240 Malako!.)

! SCIENCE & SANTÉ. Le magazine de l’Insti-tut national de la santé et de la recherche médi-cale (Inserm) s’intéresse à l’état de nos connais-sances sur la mémoire et sur les mécanismes quipermettent aux enfants d’apprendre àl’école. (N° 4, bimestriel, septembre-octobre, gra-tuit. – 101, rue de Tolbiac, 75013 Paris.)

!WIRED. Reportage en Inde, où un projet natio-nal d’identification tente d’intégrer 1,2 milliardd’habitants dans la plus grande base de donnéesbiométrique de la planète. (N° 19.09, septembre,mensuel, abonnement annuel : 79 dollars. –520 Third Street, suite 305, San Francisco, CA94107-1815, Etats-Unis.)

! LA REVUE DES LIVRES. Cette publicationreprend vie après une interruption. « Sur Fanon,tout est encore à dire ? » ; les résistances popu-laires et les révolutions arabes ; un entretien avecEric Hazan et Bernard Marchand sur la « haine desvilles ». (N° 1, septembre-octobre, bimestriel,6,50 euros. – 31, rue Paul-Fort, 75014 Paris.)

! VINGTIÈME SIÈCLE. Notamment, « Lefoot, du local au mondial » : un tour d’horizon desrecherches historiques françaises sur l’univers duballon rond. (N° 111, juillet-septembre, trimestriel,20 euros. – Presses de Sciences Po, 117, boule-vard Saint-Germain, 75006 Paris.)

D A N S L E S R E V U E SS O C I A L

CREATING CAPABILITIES. The HumanDevelopment Approach. – Martha C. Nussbaum

Harvard University Press, Cambridge(Massachusetts), 2011, 256 pages,

22,95 dollars.

Selon quels critères définir et évaluer la justicesociale ? Quels liens peut-on faire avec le déve-loppement économique ? Si, pour nombre de per-sonnes, la richesse se mesure essentiellementd’après la croissance économique, il apparaît deplus en plus clairement qu’un tel indicateur nerend pas bien compte de la réalité humaine. C’estpourquoi l’économiste et philosophe Amartya Sena développé, dans les années 1970, l’approche parles « capacités », c’est-à-dire l’étude des libertésconcrètes dont jouissent les individus. La philo-sophe américaine Martha Nussbaum s’inscrit danscette perspective et présente avec clarté, sans per-dre le lecteur dans des considérations techniques,les enjeux de ce renouvellement d’approche. L’ou-vrage explore ces questions de justice et met enlumière l’héritage d’Aristote, de Marx, mais aussides libéraux égalitaires tels que John Rawls. Nuss-baum expose également en quoi la prise en comptedes capacités s’écarte de l’utilitarisme ou du néo-libéralisme, posant les bases d’une réflexion qui,tout en s’a"rmant « libérale », manifeste une sen-sibilité marquée aux questions sociales, d’égalité,de liberté et de bien-être.

PIERRE CLOAREC

LA VÉRITABLE HISTOIRE DE WIKI-LEAKS. – Olivier TesquetOWNI Books, Paris, 2011, 52 pages, 3,99 euros.

Journaliste pour le site d’information Owni.fr,l’auteur s’est intéressé très tôt à l’organisationWikiLeaks, devenue l’« ennemi numéro un » desEtats-Unis après ses révélations sur la guerred’Irak et, plus récemment, le dévoilement descâbles diplomatiques secrets des ambassades amé-ricaines. Ce très court ouvrage (di!usé exclusi-vement sous forme électronique) rappelle l’his-torique et les principes de fonctionnement de cesite d’information hors du commun. Son fonda-teur et principal porte-parole, l’énigmatique Aus-tralien Julian Assange, jongle aussi bien avec lesoutils de cryptographie qu’avec les médias tradi-tionnels. On comprend que, même s’il chute – cequi n’a rien de garanti –, il laissera derrière lui« des dizaines d’émules » qui ont commencé àreproduire son mode de fonctionnement.

PHILIPPE RIVIÈRE

POL IT IQUE

Violence, trahison et socialisme en Irlande du Nord

PARMI les anciens membres de l’Armée républicaine irlandaise (Irish RepublicanArmy, IRA), certains ont mieux « réussi »

que d’autres. M. Martin McGuinness, par exemple,chef d’état-major de l’organisation entre 1979 et1982, a été promu au rang de vice-premier ministred’institutions issues de celles qu’il avait souhaitérenverser autrefois. D’autres, qui ont connu moinsde succès, témoignent parfois, loin des caméras.Ce faisant, ils éclairent les stratégies et les tensionsinternes de l’IRA, qui a déposé les armesen 2005.

Gerald (Gerry) Bradley s’est suicidé le27 octobre 2010. Il venait de publier un témoignage– critiqué par la direction du Sinn Féin (le braspolitique de l’IRA) – narrant les trente années qu’ilavait passées au sein de l’organisation. Il exposaitson désaccord avec la stratégie qui allait débouchersur l’accord du vendredi saint, en 1998. Signé entreles partis politiques d’Irlande du Nord, Londres etDublin, ce texte ouvrait la voie à un système departage du pouvoir entre unionistes (partisans dumaintien au sein du Royaume-Uni) et nationa-listes (qui souhaitent une Irlande unie et indé-pendante). Une capitulation, selon Bradley (1).L’option qu’il défendait ? Tuer autant de soldats etde policiers que possible, poser des bombes pourdétruire l’économie locale et pousser les Britanniquesà partir.

Brendan Hughes était commandant au sein del’IRA, à Belfast. Son récit a été publié dans unouvrage du journaliste Edmund Moloney, premiervolume d’une série d’entretiens conduits auprèsd’anciens républicains (qui se distinguent desnationalistes par le recours à la force) et loya-listes (leurs adversaires, tout aussi violents) (2). En1980, Hughes, qui conduisait la première grève dela faim collective à la prison de Maze (Irlande duNord), l’interrompt : il avait promis de ne paslaisser mourir le premier prisonnier à être entrédans le coma. L’année suivante, dans le même péni-tencier, Robert (Bobby) Sands décédera, après unegrève de la faim de soixante-cinq jours. A la finde sa vie, en février 2008, Hughes s’avoue amer

quant à la tournure des événements. Il dénonceégalement la trahison de ses idéaux. Son récitaccable M. Gerald (Gerry) Adams, le président duSinn Féin, qu’il implique directement dans diversassassinats non revendiqués. M. Adams a toujoursnié, le Sinn Féin suggérant que Hughes n’avait« plus toute sa tête ».

Issu d’une longue lignée de militants, M. TommyMcKearney, chef de l’IRA dans le comté de Tyronedans les années 1970, a également participé à lapremière grève de la faim de Maze. Son ouvrageendosse la thèse classique des républicainsirlandais : l’insurrection armée se justifiait par lanature répressive de l’Etat et par l’oppressioncoloniale (3). Toutefois, sans souscrire à la stratégiedu Sinn Féin sous l’égide de MM. Adams etMcGuinness (l’abandon de la lutte armée pourrenforcer leur implantation dans les quartiers catho-liques), il reconnaît la légitimité des changementsconstitutionnels et institutionnels introduits enRépublique d’Irlande, à partir de l’accord duvendredi saint. Lui rejette le « romantisme » quicontinue d’animer les « dissidents répu-blicains » (partisans d’une ligne dure) et regrettel’institutionnalisation du sectarisme engendrée parle processus de paix. Son horizon : la définitiond’une voie socialiste, qui permettrait d’unir lesclasses ouvrières catholique et protestante, enmettant de côté la question de la partition del’Irlande. McKearney n’a pas oublié les racines poli-tiques de l’IRA, plus de quarante ans après l’avoirrejointe : selon lui, le combat continue, même s’ilse mène désormais différemment.

MICHEL SAVARIC.

(1) Gerry Bradley et Brian Feeney, Insider : Gerry Bradley’sLife in the IRA, O’Brien Press, Dublin, 2011, 347 pages,8,99 euros (1re éd. : 2008).

(2) Edmund Moloney, Voices From the Grave : Two Men’s Warin Ireland, Faber and Faber, Londres, 2011, 512 pages,14,99 euros. L’auteur s’était engagé à ne publier les entretiensqu’à la mort de ses interlocuteurs.

(3) Tommy McKearney, The Provisional IRA : From Insur-rection to Parliament, Pluto Press, Londres, 2011, 236 pages,13,99 euros.

JOURNAL I SME

Baudelaire, contrebandier de l’idéal

ON CONNAÎT Charles Baudelaire commepoète, mais on ignore souvent qu’il futaussi, selon Alain Vaillant, professeur de

littérature française à l’université Paris-Ouest, un« parfait exemple de l’écrivain-journaliste dumilieu du XIXe siècle ». C’est ce que rappelle lapublication de l’anthologie, jusqu’alors inédite, deses articles et chroniques (1). Or cette activité-làne fut ni frivole ni inoffensive, mais au contrairemagnifiquement compromettante : Baudelaire ydéploie ses convictions, tant dans le champesthétique que dans le domaine politique, etbouleverse ainsi le cliché auquel il s’est souventtrouvé réduit. Toute une tradition l’a lu comme lequêteur d’idéal, le dandy, esthète hautain reven-diquant le « plaisir aristocratique de déplaire », lepoète animé par le « goût de l’infini », renforçantainsi l’image chère à la bourgeoisie de l’artistehabité par sa seule vocation, quoi qu’on entende parlà, souffrant et vivant pour son art, dans la solitudedes âmes d’exception. Ces analyses peuventd’ailleurs être remarquablement stimulantes,comme celle qu’offre le critique Georges Blin dansson Baudelaire (2), attaché à donner « une inter-prétation authentique mais cohérente d’unmouvement mystique ».

Mais même les poètes sont liés à l’histoire de leurtemps, et les textes que présente Vaillant ont le trèsprécieux mérite de nous faire découvrir unBaudelaire partie prenante de son époque, au fil deplus de deux cents articles, dont les premiersdatent de ses 20 ans, dans les années 1840, et ledernier du début mars 1866, juste avant qu’il ne soitfrappé d’hémiplégie. Ces vingt-cinq années-làvoient le triomphe enthousiasmant de la Républiqueen 1848, sa rapide dégénérescence, puis le coupd’Etat de Louis Napoléon Bonaparte et le « retour »de l’Empire : comme ceux de sa génération,Baudelaire a pour héritage le souvenir légendairedes temps héroïques de la Grande Révolution et deNapoléon Ier, doublé du mépris pour l’ère médiocrequi leur a succédé – il est, lui aussi, un enfant duromantisme. Contrebandier intellectuel, il va user

du journalisme pour à la fois mener une batailled’idées et faire connaître son œuvre.

La presse jouit alors d’un grand prestige. Elles’adresse aux lecteurs cultivés, accueille en bonneplace la poésie, privilégie les articles longs et argu-mentés. Mais elle est soumise à la censure, sauf lorsde la fugace embellie républicaine, ce qui incite auxpropos à double entente – une pratique connue sousle nom d’« allusionnisme ». Baudelaire, maître del’ironie et du burlesque, parle haut et clair, dès qu’ille peut. Pour rappeler, en juin 1848, quand lepouvoir a fait tirer sur les ouvriers, que « l’insur-rection est socialiste » – les mots mêmes de PierreJoseph Proudhon. Pour attaquer un gouvernementqui « croit avoir tout fait parce qu’il a proclamé larépublique », en oubliant l’essentiel, « la distributiondu travail et la répartition des propriétés ».

Mais avec le coup d’Etat de celui qui seraNapoléon le Petit, il se sent « physiquement dépo-litiqué », et s’il publie encore dans une « revuejoyeuse et vinicole », repaire discret de répu-blicains, il va désormais surtout se consacrer àl’attaque de la bien-pensance culturelle. L’amertumeest là, cette déception intense qui le conduira à traiterla souveraineté populaire de « tyrannie des bêtes » ;mais il ne renonce pas, sous couvert de critiquelittéraire ou artistique, à brocarder ce fameuxprogrès économique cher aux bourgeois, la senti-mentalité qui maquille la réalité gênante, toute cette« fureur d’honnêteté » qui légitime les œuvresniaises et la lâcheté civique. Car il entend saluer,obstinément, dans ses articles comme dans sespoèmes, ce qui contribue à ne pas se satisfaire dumonde tel qu’il est.

EVELYNE PIEILLER.

(1) Baudelaire journaliste. Articles et chroniques, choix detextes, présentation, notes, chronologie, bibliographie et indexpar Alain Vaillant, Flammarion, Paris, 2011, 381 pages,8,90 euros.

(2) Georges Blin, Baudelaire, suivi de Résumés des coursau Collège de France, 1965-1977, Gallimard, Paris, 2011,258 pages, 26 euros.

! FOREIGN AFFAIRS. La revue américaine s’in-téresse aux conséquences des attentats du11 septembre 2001. On notera les contributionsde Thomas Barfield, qui tente de déchi!rer le« puzzle ethnique » de l’Afghanistan, et de Wil-liam McCants, sur grandeur et décadence d’Al-Qaida. (Vol. 90, n° 5, septembre-octobre, bimes-triel, 9,95 dollars. – 58 East 68th Street, New York,NY 10065, Etats-Unis.)

! EXTRA ! Une livraison largement consacrée,elle aussi, au dixième anniversaire du 11-Sep-tembre : Peter Hart et Janine Jackson montrentcomment les médias américains s’engagent pourpromouvoir les opérations militaires tout en pas-sant sous silence les restrictions des libertés indi-viduelles. L’article de Seth Ackerman révèle com-ment la crise budgétaire modifie les théories éco-nomiques en vogue chez les journalistes. (Vol. 24,n° 9, septembre, mensuel, 4,95 dollars. – 104 West27th Street, NY 10001-6210, Etats-Unis.)

! THE AMERICAN INTEREST. Le dossierconsacré au cent cinquante ans de la guerre deSécession comprend notamment un article deDavid W. Blight comparant di!érentes commé-morations de cet épisode. A lire, les contributionssur la guerre en Afghanistan, en particulier cellede Stephen Biddle, qui lie la crise budgétaire américaine et la stratégie militaire des Etats-Unis. (Vol. VII, n° 1, septembre-octobre, bimes-triel, 9,95 dollars. – PO Box 15115, North Hol-lywood, CA 91615, Etats-Unis.)

! RELATIONS. La revue québécoise donne laparole aux « jeunes voix engagées » de la provincefrancophone, des altermondialistes aux catholiquessociaux en passant par les féministes. Hors dossier,Cécile Sabourin se penche sur la « marchandisationde la biodiversité » et sur sa légitimation par les ins-titutions internationales. (N° 751, septembre,bimestriel, 5,50 dollars canadiens. – 25, rue JarryOuest, Montréal [Québec], H2P 1S6, Canada.)

! LA REVUE NOUVELLE. Un dossier consa-cré à la crise institutionnelle qui a!ecte la Belgiquedepuis plus d’un an : Wallons et Bruxellois sont-ils sur la voie de l’autonomie ? Comment analy-ser la montée du nationalisme flamand ? MarcelPépin examine les résultats des dernières électionsau Canada et s’interroge sur l’avenir du mouve-ment souverainiste québécois. (N° 9, septembre,mensuel, 10 euros. – 19, rue du Marteau,1000 Bruxelles, Belgique.)

! CARTO. Escale en Italie : un focus historiquesur les étapes-clés de l’unification ainsi qu’un dos-sier richement cartographié sur la péninsulerévèlent comment les stratégies gouvernementalesqui se sont succédé au fil des décennies ontfaçonné le territoire ainsi que ses disparités éco-nomiques et socioculturelles. (N° 7, septembre-octobre, bimestriel, 10,95 euros. – 91, rue Saint-Honoré, 75001 Paris.)

! LA REVUE INTERNATIONALE ET STRA-TÉGIQUE. Le dossier : « Monde arabe : l’ondede choc », coordonné par Didier Billon, avec denombreuses contributions de Marc Lavergne, Vin-cent Geisser, Sophie Bessis, Mahmoud OuldMohamedou, etc. (N° 83, automne, trimestriel,20 euros. – Armand Colin, Paris.)

!QUESTIONS INTERNATIONALES. A l’occasiondes dix ans de la guerre en Afghanistan – guerre« coloniale qui n’ose pas dire son nom » et drapée de« valeurs universelles libératrices » –, la revue s’inté-resse à l’« Afpak », cette zone de conflit com-prenant le territoire afghan et les zones tribalespakistanaises. (N° 50, juillet-août, bimestriel,9,80 euros. – La Documentation française, Paris.)

! MIDDLE EAST REPORT. Un dossier surl’économie politique des révoltes arabes, del’Egypte à la Tunisie, des mobilisations ouvrièresaux problèmes confessionnels. (N° 259, été, tri-mestriel, 7 dollars. – 1344 T St. #1, Washington,DC 20005, Etats-Unis.)

! SURVIVAL. Un dossier sur ce problème quihante les Occidentaux, le Pakistan. (Août-sep-tembre, bimestriel, abonnement un an : 132 euros.– IISS, Arundel House, 13-15 Arundel Street, Tem-ple Place, Londres, WC2R 3DX, Royaume-Uni.)

! CHINA ANALYSIS. Des échanges écono-miques étroits, des relations politiques plus dis-tantes : ainsi peut-on résumer les rapports entrela Chine et l’Asie centrale, vus au travers de texteschinois qui font l’originalité de ce dossier. (N° 34,septembre, bimestriel, version électronique gra-tuite ; abonnement papier annuel : 90 euros. – AsiaCentre, 71, boulevard Raspail, 75006 Paris.)

! MONDE CHINOIS. Le numéro est consacréà la péninsule coréenne avec un regard sur les deuxCorées, même si la Corée du Sud est privilé-giée. (N° 26, été, trimestriel, 20 euros. – EditionsChoiseul, 28, rue Etienne-Marcel, 75002 Paris.)

! ASIES. Un dossier « Afghanistan-Pakistan »détaille l’échec de la coalition internationale. Ega-lement, un entretien avec Mme Rebiya Kadeer, diri-geante des Ouïgours chinois, et un beau texte surl’exil de l’écrivaine sri-lankaise Roma Tearne. (N° 2,septembre-novembre, trimestriel, 8,90 euros. –13, rue Albert-Sorel, 75014 Paris.)

! CRITIQUE. Sous le thème « philosopher enAfrique », ce numéro réunissant philosophesafricains et africanistes dresse un état des lieux dela pensée philosophique sur le continent noir etmet en lumière les enjeux de la « décolonisationconceptuelle » prônée par le Ghanéen KwasiWiredu. (Vol. LXVII, n° 771-772, août-septembre,mensuel, 12 euros. – 7, rue Bernard-Palissy,75006 Paris.)

26OCTOBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

M É D I A S

AL JAZEERA. Liberté d’expression et pétro-monarchie. – Claire-Gabrielle Talon

Presses universitaires de France,Paris, 2011, 286 pages, 20 euros.

On connaît le rôle joué par la chaîne satellitaire duQatar dans les révolutions tunisienne et égyptienneet dans leur extension à l’ensemble du mondearabe. Pourtant, nombre d’interrogations demeu-rent sur cet « objet médiatique non identifié »qu’est Al-Jazira et notamment sur sa place dans lastratégie de la famille régnante à Doha : commentun émirat, abritant une immense base militaireaméricaine, ayant ouvert des relations avec Israël,soutenant le Hezbollah (et, jusqu’à récemment, laSyrie) peut-il abriter une chaîne épousant l’aspi-ration des peuples arabes ? L’originalité du travailde Claire-Gabrielle Talon, qui va à contre-courantde bien des idées reçues, est d’étudier le rapportentre Al-Jazira et les luttes internes au sein de ladynastie des Khalifa et ses conséquences sur la sta-bilité dynastique. Ces a!rontements ont permisl’instauration d’un vrai pluralisme dans la rédac-tion. Celle-ci a su « relayer et promouvoir lesaspirations démocratiques des peuples de la régionà partir d’un petit émirat peu démocratique » etfavoriser l’émergence d’un discours démocratique« radical », fondé notamment sur la critique dujournalisme occidental. Reste à savoir quel seral’avenir de la chaîne dans un paysage profondé-ment modifié.

ALAIN GRESH

CLASS DISMISSED. Why We Cannot TeachOr Learn Our Way Out of Inequality. – JohnMarsh

Monthly Review Press, New York, 2011,328 pages, 19,95 dollars.

Tyler Cowen – l’un des intellectuels les plusinfluents du monde, selon l’hebdomadaire TheEconomist – proclamait en 2004 : « Les causes lesplus souvent citées des inégalités aux Etats-Unis– délocalisation, immigration et revenus des super-riches – détournent notre attention du problèmeprincipal : celui de l’éducation. » Education contreinégalités ? Le discours n’est pas neuf, observel’universitaire américain John Marsh. Depuis la findu XIXe siècle, philanthropes et sociologues ratio-cinent sur les moyens de « bonifier » des pauvrestenus pour responsables de leur condition. Lalogique s’est imposée comme une évidence, desdeux côtés de l’Atlantique : avantageuse, elle per-met de dénoncer les inégalités tout en ne menaçantpas le système économique et social qui les engen-dre. De sorte que « l’éducation a fini par éclipsercertaines des pistes autrefois envisagées » pourchanger le monde : le syndicalisme, la luttesociale, etc. Accablée par une responsabilité– assurer, seule, la mobilité sociale – sans rapportavec sa mission première, l’école figure au rangdes principales victimes de cette évolution. « Toutporte à croire que nous devrions procéder autre-ment » : placer la lutte contre les inégalités au ser-vice de l’école. Et non l’inverse.

RENAUD LAMBERT

(1) Et auteur de Global Player Faust oder Das Verschwinden derGegenwart, WJS, Berlin, 2010 (1re éd. : 2007).

(2) Professeur émérite d’économie et d’écologie à l’université deSaint-Gall, en Suisse, il est l’auteur de Geld und Magie, Murmann,Hambourg, 2010 (1re éd. : 1985).

(3) La traduction utilisée est celle de la nouvelle édition de Urfaust,Faust I, Faust II, traduite et commentée par Jean Lacoste et JacquesLe Rider, Bartillat, Paris, 2009.

(4) « Le capitalisme comme religion », dans Fragments, Pressesuniversitaires de France (PUF), Paris, 2000.

(5) Die Faust Karriere. Vom verzweifelten Intellektuellen zumgescheiterten Unternehmer, Steidl, Göttingen, 2006.

(6) Construit en 1937.

(7) Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché, Denoël, Paris, 2007.* Journaliste.

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PAGE 2 :A nos lecteurs, par SERGE HALIMI. – Courrier des lecteurs. –Coupures de presse.

PAGE 3 :Twitter jusqu’au vertige, par MONA CHOLLET.

PAGES 4 ET 5 :Les intellectuels, le défi maoïste et la répression en Inde, parNICOLAS JAOUL ET NAÏKÉ DESQUESNES. – Polémiques autour de laCour suprême (N. J. ET N. D.).

PAGES 6 ET 7 :Demain l’Etat palestinien, toujours demain, par ALAIN GRESH. – QuandWashington hésitait à reconnaître Israël, par IRÈNE L. GENDZIER.

PAGES 8 ET 9 :En Tunisie, l’ivresse des possibles, suite de l’article de SERGE HALIMI.– Après les révolutions, les privatisations…, par AKRAM BELKAÏD.

PAGE 10 :Interminable fin de règne à Yaoundé, par THOMAS DELTOMBE.

PAGE 11 :Le procès de M. Barack Obama, par ERIC ALTERMAN.

PAGES 12 ET 13 :En Argentine, les « piqueteros » s’impatientent, par CÉCILE RAIMBEAU.– Au Chili, le printemps des étudiants, suite de l’article d’HERVÉ KEMPF.

PAGES 14 ET 15 :Une industrie militaire russe en état de choc, par VICKENCHETERIAN. – Marchands d’armes et partage du monde, cartographiede PHILIPPE REKACEWICZ.

PAGE 16 :Des thoniers sous escorte paramilitaire, par EDOUARD SILL.

PAGE 17 :Bouée pour la Grèce, béquille pour l’euro, par LAURENTCORDONNIER. – « Le casse du siècle » (L.C.).

PAGES 18 ET 19 :Sortir de la crise, par où commencer ?, par JEAN-MARIE HARRIBEY.

PAGES 20 ET 21 :Fissions au cœur du nucléaire français, suite de l’article de TRISTANCOLOMA.

PAGES 22 ET 23 :Pourquoi l’empire Murdoch se déleste d’un joyau devenu troppesant, par JEAN-CLAUDE SERGEANT.

PAGES 24 À 26 :« Les Cauchemars du gecko », de Raharimanana, par CHRISTINETULLY-SITCHET. – « Turbans et chapeaux », de Sonallah Ibrahim,par NATHALIE CARRÉ. – « Cataract », de John Berger (M. C.).– Diplomatie de connivence et ordre international (A. G.).– Migrations heureuses, par BENOÎT BRÉVILLE. – Violence, trahisonet socialisme en Irlande du Nord, par MICHEL SAVARIC. – Baudelaire,contrebandier de l’idéal, par EVELYNE PIEILLER. – Dans les revues.

PAGE 27 : Faust et l’alchimie capitaliste, par BERNARD UMBRECHT.

Supplément Aubagne, pages I à IV.

OCTOBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

SOMMAIRE Octobre 2011Pouvoir des banques,soumission des gouvernants

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7,50 ! – CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX

Le Monde diplomatique du mois de septembre 2011 a été tiré à 222 594 exemplaires.A ce numéro sont joints trois encarts, destinés aux abonnés :

« Encyclopædia Britannica », « Manière de voir » et « Télérama ».

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AGP

PRIMAIRE SOCIALISTE EN FRANCE

L’opinion contre le peuplePA R A L A I N G A R R I G O U *

* Professeur de science politique à l’université Paris-Ouest Nanterre-La Défense. Coauteur, avec Richard Brousse, de Manuel anti-sondages.La démocratie n’est pas à vendre !, La Ville brûle, Montreuil-sous-Bois, 2011.

de M. Strauss-Kahn : « Depuis 2010, Pluton imprimeun grand tournant dans son destin, qui se prolongesur le printemps 2012 (…). 2011 sera pour lui uneannée géniale : à 62 ans, c’est l’année de sa vie (1) ! »

Au moins l’horoscopiste a-t-elle, par la suite, faitacte de contrition : le passage d’un astre négatif luiavait échappé. Ce ne fut pas le cas des experts de laSofres, d’Ipsos ou de BVA. Eux ont préféré persister :le 15 septembre 2011, on comptait déjà trente-quatre« sondages » sur la primaire socialiste (2). Tour depasse-passe, M. François Hollande a simplementremplacé l’ancien favori.

Les explications, elles, n’ont pas changé. Ellesrappellent la réponse du médecin du Malade imagi-naire de Molière auquel on demandait d’expliquerpourquoi l’opium fait dormir : « L’opium fait dormir,parce qu’il y a en lui une vertu dormitive dont la natureest d’assoupir les sens. » Pourquoi le député de Corrèzeest-il en tête des sondages ? Grâce à sa plus grande« capacité à incarner la fonction présidentielle », selonM. Stéphane Rozès, de la société Conseils, analyseset perspectives (L’Express, 1er septembre 2011) ; àcause de son « avance sur les items de présidentia-lité », d’après M. Brice Teinturier, le directeur de l’ins-titut Ipsos (Le Monde, 26 août 2011). L’opium faitdormir parce qu’il assoupit ; M. Hollande est en têteparce qu’il est en avance…

Une telle mécanique étourdit parfois. Commelorsqu’il s’agit d’estimer le nombre de votants. Unpeu comme à la loterie, la roue tourne et les chiffresse succèdent : certains parlent de 2,5 millions d’élec-teurs, d’autres de 12,5 millions. A partir des inten-tions de vote exprimées par 290 personnes lors d’unsondage signé LH2 - Le Nouvel Observateur, LeMonde du 13 avril assure que « 30 % des Françaisont l’intention de participer à la primaire socialiste ».Dans L’Express du 15 septembre, un expert de BVAestime que « deux tiers » des « 6,5 millions de Fran-çais qui se déclarent certains d’aller voter le9 octobre » sont des « sympathisants de gauche ».Mais, nuance-t-il, ce n’est qu’un potentiel, « encorefaudra-t-il que le PS communique sur les modalitéstechniques et pratiques de participation à laprimaire ». Autrement dit, les sondeurs ne se trom-pent jamais : si la participation est importante, ils setargueront de l’avoir prédite ; si les électeurs déser-tent les urnes, ils attribueront la faute aux socialistes,pour n’avoir pas su mobiliser. De toute façon, tout lemonde aura oublié les chiffres assénés pendant desmois par les experts en opinion publique.

Un étage au-dessous dans le dispositif de dissémi-nation des résultats de ces travaux de recherche, leséditorialistes. Lesquels n’hésitent pas à légitimer leurrecours frénétique aux sondages, en ressassant lesarguments les plus éculés. « Moi je ne suis pas favo-rable à l’obscurantisme antisondages, c’est un instru-ment assez fiable, ratiocine Laurent Joffrin, le patrondu Nouvel Observateur, sur France Info le15 septembre. Simplement il est mal utilisé parcequ’on croit toujours que c’est une prédiction. C’estune météorologie qui prévoit le temps qu’il fait main-tenant, mais pas celui qu’il fera demain, parce que letemps change… » La présidente du Mouvement desentreprises de France (Medef) (et ancienne dirigeantede l’institut IFOP) Laurence Parisot ne dit pas autrechose : « Par définition, les sondages ne se trompentjamais, car ils n’ont pas vocation à prédire » (LesEchos, 16 avril 2007).

MAIS la vieille métaphore météorologique est-elle vraiment appropriée ? Si le bulletin météo ne« fait » pas le temps du lendemain, il détermine lesconduites humaines – l’annonce d’un beau week-endpousse les familles à quitter les villes, les plaisanciersà prendre la mer et les skieurs à acheter des forfaits.

En outre, l’accumulation de sondages n’est pasneutre politiquement : elle effectue une sélection descandidats en deux temps. Les baromètres de popu-larité servent d’abord à désigner des figures jugéesprééminentes, les présidentiables potentiels. Puis,les sondages sur les intentions de vote à l’électionprésidentielle – en particulier les hypothèses sur lesecond tour – identifient les présidentiables, qui vontensuite se disputer les investitures. Publiés tout aulong du quinquennat, ou presque, ces enquêtes façon-nent les stratégies des candidats potentiels, de leurssoutiens et, surtout, des électeurs.

Plus concrètement : les sondages sur le premiertour de la primaire socialiste du 9 octobre 2011 se

fondent sur des personnes influencées par les résul-tats d’enquêtes sur les intentions de vote pour descandidats virtuels au second tour de l’élection prési-dentielle, qui se déroulera sept mois plus tard. Lessondés optent donc pour ceux qui ont le plus dechances de battre un adversaire qu’ils imaginent êtreM. Nicolas Sarkozy. Ils le font d’autant plus aisé-ment que les différences idéologiques entre certainscandidats socialistes s’avèrent particulièrementminces. La concentration des préférences sur un oudeux candidats très détachés – quand d’autres sontrelégués à des scores infimes, parfois 1 % ou 0 % –témoigne davantage des fortes chances que lespersonnes interrogées leur prêtent de remporter lescrutin présidentiel que d’un véritable intérêt pourleurs propositions. Les sondages fonctionnent doncun peu comme un système de positionnement (GPS)qui évoluerait dans un environnement où la destina-tion finale fluctuerait sans cesse et où le simple faitde s’interroger sur le chemin à suivre modifierait leréseau routier… On a connu plus fiable.

En livrant des intentions de vote plus ou moinsréelles, qui orientent en partie les suffrages, lessondages ont reconstitué la logique du vote publicdont Montesquieu vantait le principe conservateuren assurant : « Sans doute que, lorsque le peupledonne ses suffrages, ils doivent être publics ; et cecidoit être regardé comme une loi fondamentale de ladémocratie. Il faut que le petit peuple soit éclairé parles principaux, et contenu par la gravité de certainspersonnages. Ainsi, dans la république romaine, enrendant les suffrages secrets, on détruisit tout ; il nefut plus possible d’éclairer une population qui seperdait (3). » Donner la parole à l’opinion pour fairetaire le peuple, en somme ?

(1) Paris Match, 29 décembre 2010.

(2) www.observatoire-des-sondages.org

(3) Charles de Montesquieu, L’Esprit des lois, dans Œuvrescomplètes, Galimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, Paris,1951.

BAPTISTA ANTUNES. – « L’homme voit

dans le ciel ce qu’ila envie d’y voir », 1993

LES sondages sur la primaire du Parti socialiste(PS) n’existent pas. C’est simplement impossible.Car, pour qu’il y ait sondage, il faut des sondés. Orde qui pourrait-il s’agir ? Des sympathisants ? Ilsn’iront pas tous voter. Des électeurs probables oucertains ? Ils n’iront pas tous voter. Dans ces condi-tions, parmi les « personnes interrogées », les sympa-thisants-décidés-à-voter-lors-de-la-primaire-qui-de-surcroît-se-rendront-aux-urnes-pour-la-présidentielle...font figure d’oiseaux rares.

Un cas d’école : le 27 août 2011, Le Monde publieune énième enquête sur les intentions de vote à laprimaire socialiste, concoctée par les instituts Ipsos etLogica Business Consulting. L’enquête, précise le quotidien du soir, a été menée auprès de3 677 personnes, interrogées par téléphone et sélec-tionnées « selon la méthode des quotas ». Un très honorable échantillon représentatif ? Pas vraiment,suggère la (discrète) notice détaillée : seules404 personnes – celles qui avaient déclaré leur inten-tion de voter à la primaire – ont finalement été rete-nues ; et parmi elles, 363 ont exprimé un avis. L’échan-tillon a fondu comme neige au soleil, et la marged’erreur grossi comme champignons après la pluie.Impossible dès lors d’appliquer les méthodes aléa-toires ou dites « des quotas » : la représentativité dessondés effectifs laisse songeur...

Si les arguments méthodologiques ne convain-quaient pas, le ridicule devrait suffire à mettre unterme à la mascarade. Car, on l’a presque oublié, lessondeurs avaient livré le nom du vainqueur– M. Dominique Strauss-Kahn – et les médias relayél’« information ». « Un nouveau sondage publié parLe Journal du dimanche donne M. Strauss-Kahn favoripour être le candidat du PS à la présidentielle. Il apris une telle avance sur les autres prétendants du PSqu’il ne s’agit plus de savoir ce qu’il veut. Sa candi-dature est la meilleure pour les socialistes », affir-mait par exemple Hervé Gattegno dans Le Point du29 novembre 2010, avant d’enterrer Mme MartineAubry : « Elle part avec beaucoup de retard. Elle estun peu comme le lièvre de la fable. Sauf que dans cettefable-là, DSK est aussi un lièvre, et qu’en plus, ilvoyage en avion. » L’humour fut bien involontaire.L’affaire paraissait d’autant plus jouée que les sondeursavaient reçu un renfort de poids : celui de l’astrologueElizabeth Tessier, qui, elle aussi, prédisait l’élection