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U NE ROUTE sinueuse, des forêts de pins verdoyantes et des hommes en uniforme. Soudain apparaissent les images de carte postale de la baie de Hongkong, ses haies d’immeubles et son essaim de navires. Au volant de sa berline décapotable, Charlotte fait signe de la tête à l’agent de sécurité ; et la barrière du Tertre de Stanley, un village privé portant le nom du célèbre explorateur britannique, se lève. Depuis 2005, cette expatriée franco-belge et son mari français coulent des jours heureux dans leur maison avec terrasse, à trente minutes du cœur de l’« économie la plus ouverte du monde (1) ». Monsieur occupe un poste stratégique de directeur financier dans une grande banque française. Madame ne travaille pas et s’adonne aux joies de la baignade dans la baie de Stanley, du tennis et de l’action humanitaire pour une grande organisation non gouvernementale (ONG) française. Pour leurs quatre enfants et leur grande maison, Charlotte et Paul ont besoin d’une « nounou », équivalent européanisé de la « domestique ». « Lennie, s’extasie sa patronne, est tellement dévouée. » M me Leonora Santos Torres garde les enfants, cuisine et fait le ménage. Elle est l’une des quelque 290 600 domestiques étrangères employées en 2011 à Hongkong. Chez Charlotte et Paul, elle vit, comme l’écrasante majorité de ses collègues, dans une chambre de moins de cinq mètres carrés et se rend disponible jour et nuit pour veiller au confort de ses employeurs. Charlotte, qui n’a « pas mis les pieds dans un supermarché depuis quatre ans » et vit cette exonération des tâches domes- tiques comme une « véritable libération », s’étonne encore que son employée fasse sécher son maillot de bain quand elle rentre de la plage, sans qu’elle le lui demande. Pour s’offrir ce service vingt-quatre heures sur vingt-quatre, six jours sur sept, le couple paie M me Torres 5000 dollars hongkongais (450 euros). « C’est 100 euros de plus que le salaire minimum pour les domestiques à Hongkong, à raison d’au moins dix heures de travail par jour », précise Charlotte. Et, puisqu’elle et son mari n’autorisent pas l’employée à se servir dans le réfrigérateur, ils y ajoutent 55 euros par mois. « C’est la loi à Hongkong », explique-t-elle (2). Afrique CFA : 2 200 F CFA, Algérie : 200 DA, Allemagne : 4,90 €, Antilles-Guyane : 4,95 €, Autriche : 4,90 €, Belgique : 4,90 €, Canada : 6,75 $C, Espagne : 4,90 €, Etats-Unis : 6,75 $US, Grande-Bretagne : 3,95 £, Grèce : 4,90 €, Hongrie : 1500 HUF, Irlande : 4,90 €, Italie : 4,90 €, Luxem- bourg : 4,90 €, Maroc : 28 DH, Pays-Bas : 4,90 €, Portugal (cont.) : 4,90 €, Réunion : 4,95 €, Suisse : 7,80 CHF, TOM : 700 CFP, Tunisie : 5,50 DT. 4,90 € - Mensuel - 28 pages N° 690 - 58 e année. Septembre 2011 LIBYE, LES CONDITIONS DE L’UNITÉ NATIONALE – page 16 ÉLOGE DU FLOU PAR GÉRARD MORDILLAT Page 27. SOMMAIRE COMPLET EN PAGE 28 P AR NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL J ULIEN B RYGO * Addictions chinoises PAR MARTINE B ULARD D ES Etats-Unis tancés et privés de la note de meilleur élève de la classe (capitaliste); une Chine sollicitée pour renflouer les caisses et impulser la croissance mondiale. Même dans leurs rêves nationalistes les plus fous, les dirigeants chinois n’auraient pu imaginer plus spectaculaire basculement de l’histoire. Ils ne se privent donc plus de donner des leçons à cette Amérique « qui doit soigner son addiction à la dette » (Xinhua, 7 août 2011). Et précisent que Pékin « a tous les droits d’exiger des Etats-Unis qu’ils s’attaquent à leur problème structurel». Qui paye le bal mène la danse. Or la Chine se montre très généreuse : elle a accumulé en bons du Trésor américain 1170 milliards de dollars, soit l’équivalent ou presque de la richesse annuelle produite par la Russie. Une arme financière qu’elle utilise politi- quement, renvoyant les Occidentaux à leurs turpitudes. On aurait tort de croire qu’à ce jeu elle est isolée. Dans la région, les souvenirs des mesures imposées en 1997-1998 par le Fonds monétaire international (FMI) restent vifs. L’ex-ambas- sadeur singapourien Kishore Mahbubani fait remarquer, non sans ironie : «Tous les conseils que les pays asiatiques ont reçus ont été ignorés par l’Occident (1).» Malgré des tensions territo- riales en mer de Chine méridionale, les pays de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Anase) ont donc, le 9 août, mis l’accent sur la complémentarité des économies asiatiques. Leur voisin est encombrant, voire arrogant ; mais, en cas de crise aggravée, il dispose de moyens sonnants et trébuchants. La Chine, qui aime à parler addiction, devrait cependant balayer devant sa porte. Elle aussi est « accro » à la dette : celle de l’Amérique, qui lui permet de placer sans trop de risques ses MANILLE, HONGKONG, P ARIS Profession, domestique (1) Le rapport 2011 sur l’indice de liberté économique établi par la Heritage Foundation et le Wall Street Journal classe cent soixante-dix-neuf pays sur la base de dix critères (commerce, commerce international, fiscalité, taille du secteur public, monnaie, investissement, finance, droits de propriété, corruption et liberté du travail). Hongkong – ici pris comme entité autonome – est numéro un en 2011. (2) En réalité, l’allocation de nourriture incombant aux employeurs qui ne nourrissent pas leur domestique s’élève à 750 dollars hongkongais, soit 67 euros. moyens de sauver le capitalisme », une issue (heureuse) qui semble si peu acquise au Washington Post qu’il s’interroge sous forme d’éditorial plus macabre que joyeux : « Le capitalisme est-il mort ? » (1). Et puis, tout se remet en place. Certes, il y eut un bref intermède durant lequel les élites politiques et financières, autrefois couvertes de gloire et qui avaient mené l’économie mondiale au bord du gouffre, connurent une traversée du désert (qui leur permit plus tard de se dire persé- cutées) ; mais elles ont repris du poil de la bête. Il y eut des déclarations, des grands-messes riches de promesses – restées sans suite. Il y eut enfin des lois votées, mais dont les applications concrètes – qu’il s’agisse de nouvelles architectures de supervision, de renfor- cement des règles prudentielles, d’enca- drement des bonus ou de protection du consommateur – se sont avérées plus que modestes (2). (Lire la suite page 22.) Même le ralentissement de la croissance en Chine et en Allemagne n’interrompt pas le durcissement des politiques d’austérité. Pendant que les socialistes espagnols entendent constitution- naliser la réduction des déficits publics, la droite française, qui a dû se résigner au relèvement cosmétique des impôts des plus riches, continue à tailler dans les dépenses de l’Etat. Après le krach financier de septembre 2008, on annonçait pourtant le retour de Keynes. T ROIS ANS APRÈS LE KRACH Indétrônables fauteurs de crise P AR I BRAHIM WARDE * * Professeur associé à la Fletcher School of Law and Diplomacy (Medford, Massachusetts). Auteur de Propagande impériale & guerre financière contre le terrorisme, Agone - Le Monde diplomatique, Marseille- Paris, 2007. (1) Respectivement Newsweek, New York, 16 février 2009 ; Time, New York, 2 février 2009; The Washington Post National Weekly Edition, 27 octobre 2008. (2) « A year later, Dodd-Frank delays are piling up» et «Wall Street continues to spend big on lobbying», The New York Times, 22 juillet et 1 er août 2011. CE FUT , il y a trois ans, l’un de ces moments d’incertitude où tout tremble, tout tangue et où personne ne doute plus que tout va chavirer. Le 7 septembre 2008, le gouvernement américain place sous tutelle Fannie Mae et Freddie Mac, deux mastodontes du crédit hypothécaire. Le 15, la vénérable banque d’affaires Lehman Brothers annonce sa faillite. Le 16, appelé à l’aide par le Wall Street Journal, Washington rachète American International Group (AIG), premier assureur du pays. La sidération gagne ; les Bourses plongent. La puissance publique américaine nationalise une bonne partie du secteur automobile et injecte des centaines de milliards de dollars dans l’économie. Keynes, le New Deal, l’Etat stratège sont de nouveau à l’honneur. Dans un acte de contrition universelle, la bourgeoisie d’affaires jure alors que « rien ne sera plus jamais comme avant ». Le premier ministre français François Fillon décrit « un monde au bord du gouffre » ; la couverture de Newsweek annonce, presque terrifiée, « Nous sommes tous socialistes à présent » ; Time appelle à « repenser Marx » pour « trouver les * Journaliste. (Lire la suite page 10 et notre dossier pages 7 à 12.) Le gouvernement français et une partie de la gauche voient dans les « services à la per- sonne » un gisement d’emplois providentiel. On compte quelque cent millions de travail- leurs domestiques dans le monde. Aux Philip- pines, l’« exportation » de bonnes est devenue une industrie nationale, avec formation obliga- toire et séminaires de préparation à l’exil. Nombre d’entre elles travaillent à Hongkong. (1) The Economist, Londres, 20 août 2011. TAKASHI SUZUKI. – « Bau #0819 », 2009 SUPER WINDOW PROJECT excédents financiers et de continuer à exporter à crédit. N’est- elle pas désormais le premier bailleur de fonds étranger des Etats-Unis, devant le Japon ? Ce qui lui apporte au moins autant de contraintes que de droits. Elle ne peut arrêter net l’achat de bons du Trésor sans risquer de provoquer une baisse du billet vert : ses énormes réserves (en dollars) se dégonfle- raient alors comme une baudruche. Ne voulant pas utiliser une telle bombe atomique financière, la Chine cherche à se dégager de cette dépendance en inter- nationalisant sa monnaie pour réduire les privilèges du dollar. Elle multiplie les possibilités d’acheter des bons du Trésor chinois en yuans à la Bourse de Hongkong, attirant ainsi des capitaux de moins en moins contrôlables. Le jeu est périlleux. Mais, convaincu par ailleurs que ses débouchés extérieurs vont se réduire, Pékin tente également de réorienter son économie vers le marché intérieur. La mutation est amorcée : salaires en hausse, minimum retraite généralisé, etc. Trop lente et surtout trop inégalitaire, la course contre la montre est loin d’être gagnée. Croire cependant, comme les pays occidentaux, qu’une réévaluation du yuan et une hausse des importations chinoises suffiraient à relancer la machine est une vue de l’esprit. Surtout pour un pays en voie de désindustrialisation comme la France, dont le déficit extérieur s’explique largement par la production automobile réalisée à l’étranger par des constructeurs nationaux... et réimportée. Là aussi, soigner l’addiction aux pro- fits devrait être prioritaire. [email protected]

Le Monde Diplomatique de septembre 2011

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UNE ROUTE sinueuse, des forêts de pins verdoyantes et deshommes en uniforme. Soudain apparaissent les images decarte postale de la baie de Hongkong, ses haies d’immeubleset son essaim de navires. Au volant de sa berline décapotable,Charlotte fait signe de la tête à l’agent de sécurité ; et la barrièredu Tertre de Stanley, un village privé portant le nom du célèbreexplorateur britannique, se lève.

Depuis 2005, cette expatriée franco-belge et son marifrançais coulent des jours heureux dans leur maison avecterrasse, à trente minutes du cœur de l’« économie la plusouverte du monde (1)». Monsieur occupe un poste stratégiquede directeur financier dans une grande banque française.Madame ne travaille pas et s’adonne aux joies de la baignadedans la baie de Stanley, du tennis et de l’action humanitairepour une grande organisation non gouvernementale (ONG)française. Pour leurs quatre enfants et leur grande maison,Charlotte et Paul ont besoin d’une « nounou », équivalenteuropéanisé de la «domestique». «Lennie, s’extasie sa patronne,est tellement dévouée.» Mme Leonora Santos Torres garde lesenfants, cuisine et fait le ménage. Elle est l’une des quelque

290 600 domestiques étrangères employées en 2011 àHongkong. Chez Charlotte et Paul, elle vit, comme l’écrasantemajorité de ses collègues, dans une chambre de moins de cinqmètres carrés et se rend disponible jour et nuit pour veiller auconfort de ses employeurs.

Charlotte, qui n’a «pas mis les pieds dans un supermarchédepuis quatre ans» et vit cette exonération des tâches domes-tiques comme une «véritable libération», s’étonne encore queson employée fasse sécher son maillot de bain quand elle rentrede la plage, sans qu’elle le lui demande. Pour s’offrir ce servicevingt-quatre heures sur vingt-quatre, six jours sur sept, le couplepaie Mme Torres 5000 dollars hongkongais (450 euros). «C’est100 euros de plus que le salaire minimum pour les domestiquesà Hongkong, à raison d’au moins dix heures de travail par jour»,précise Charlotte. Et, puisqu’elle et son mari n’autorisent pasl’employée à se servir dans le réfrigérateur, ils y ajoutent 55 eurospar mois. « C’est la loi à Hongkong », explique-t-elle (2).

Afrique CFA : 2 200 F CFA, Algérie : 200 DA, Allemagne : 4,90 €, Antilles-Guyane : 4,95 €, Autriche : 4,90 €, Belgique : 4,90 €, Canada : 6,75 $C,Espagne : 4,90 €, Etats-Unis : 6,75 $US, Grande-Bretagne : 3,95 £, Grèce : 4,90 €, Hongrie : 1500 HUF, Irlande : 4,90 €, Italie : 4,90 €, Luxem-bourg : 4,90 €, Maroc : 28 DH, Pays-Bas : 4,90 €, Portugal (cont.) : 4,90 €, Réunion : 4,95 €, Suisse : 7,80 CHF, TOM : 700 CFP, Tunisie : 5,50 DT.

4,90 € - Mensuel - 28 pages N° 690 - 58e année. Septembre 2011

L I B Y E , L E S C O N D I T I O N S D E L’ U N I T É N AT I O N A L E – page 16

ÉLOGEDU FLOUPAR GÉRARD MORDILLAT

Page 27.

� S O M M A I R E C O M P L E T E N P A G E 2 8

PAR NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL

JULIEN BRYGO *

Addictions chinoisesPAR MARTINE BULARDDES Etats-Unis tancés et privés de la note de meilleur élève

de la classe (capitaliste); une Chine sollicitée pour renflouerles caisses et impulser la croissance mondiale. Même dans leursrêves nationalistes les plus fous, les dirigeants chinois n’auraientpu imaginer plus spectaculaire basculement de l’histoire.

Ils ne se privent donc plus de donner des leçons à cetteAmérique «qui doit soigner son addiction à la dette» (Xinhua,7 août 2011). Et précisent que Pékin «a tous les droits d’exigerdes Etats-Unis qu’ils s’attaquent à leur problème structurel». Quipaye le bal mène la danse. Or la Chine se montre très généreuse :elle a accumulé en bons du Trésor américain 1170 milliards dedollars, soit l’équivalent ou presque de la richesse annuelleproduite par la Russie. Une arme financière qu’elle utilise politi-quement, renvoyant les Occidentaux à leurs turpitudes.

On aurait tort de croire qu’à ce jeu elle est isolée. Dans larégion, les souvenirs des mesures imposées en 1997-1998 parle Fonds monétaire international (FMI) restent vifs. L’ex-ambas-sadeur singapourien Kishore Mahbubani fait remarquer, nonsans ironie : «Tous les conseils que les pays asiatiques ont reçusont été ignorés par l’Occident (1).» Malgré des tensions territo-riales en mer de Chine méridionale, les pays de l’Associationdes nations de l’Asie du Sud-Est (Anase) ont donc, le 9 août, misl’accent sur la complémentarité des économies asiatiques. Leur voisin est encombrant, voire arrogant ; mais, en cas decrise aggravée, il dispose de moyens sonnants et trébuchants.

La Chine, qui aime à parler addiction, devrait cependantbalayer devant sa porte. Elle aussi est «accro» à la dette : cellede l’Amérique, qui lui permet de placer sans trop de risques ses

MANILLE, HONGKONG, PARIS

Profession,domestique

(1) Le rapport 2011 sur l’indice de liberté économique établi par la HeritageFoundation et le Wall Street Journal classe cent soixante-dix-neuf pays sur la basede dix critères (commerce, commerce international, fiscalité, taille du secteur public,monnaie, investissement, finance, droits de propriété, corruption et liberté du travail).Hongkong – ici pris comme entité autonome – est numéro un en 2011.

(2) En réalité, l’allocation de nourriture incombant aux employeurs qui nenourrissent pas leur domestique s’élève à 750 dollars hongkongais, soit 67 euros.

moyens de sauver le capitalisme », uneissue (heureuse) qui semble si peu acquiseau Washington Post qu’il s’interroge sousforme d’éditorial plus macabre quejoyeux : «Le capitalisme est-il mort?» (1).

Et puis, tout se remet en place.

Certes, il y eut un bref intermède durantlequel les élites politiques et financières,autrefois couvertes de gloire et qui avaientmené l’économie mondiale au bord dugouffre, connurent une traversée du désert(qui leur permit plus tard de se dire persé-cutées) ; mais elles ont repris du poil dela bête. Il y eut des déclarations, desgrands-messes riches de promesses – restées sans suite. Il y eut enfin des loisvotées, mais dont les applicationsconcrètes – qu’il s’agisse de nouvellesarchitectures de supervision, de renfor-cement des règles prudentielles, d’enca-drement des bonus ou de protection duconsommateur – se sont avérées plus quemodestes (2).

(Lire la suite page 22.)

Même le ralentissement de la croissance en Chine et en Allemagnen’interrompt pas le durcissement des politiques d’austérité.Pendant que les socialistes espagnols entendent constitution-naliser la réduction des déficits publics, la droite française, quia dû se résigner au relèvement cosmétique des impôts des plusriches, continue à tailler dans les dépenses de l’Etat. Après lekrach financier de septembre 2008, on annonçait pourtant leretour de Keynes.

TROIS ANS APRÈS LE KRACH

Indétrônablesfauteurs de crise

PAR IBRAHIM WARDE *

* Professeur associé à la Fletcher School of Lawand Diplomacy (Medford, Massachusetts). Auteur dePropagande impériale & guerre financière contre leterrorisme, Agone - Le Monde diplomatique, Marseille-Paris, 2007.

(1) Respectivement Newsweek, New York, 16 février 2009 ; Time, New York, 2 février 2009 ; The Washington Post National Weekly Edition,27 octobre 2008.

(2) « A year later, Dodd-Frank delays are piling up»et «Wall Street continues to spend big on lobbying»,The New York Times, 22 juillet et 1er août 2011.

CE FUT, il y a trois ans, l’un de cesmoments d’incertitude où tout tremble,tout tangue et où personne ne doute plusque tout va chavirer. Le 7 septembre 2008,le gouvernement américain place soustutelle Fannie Mae et Freddie Mac, deuxmastodontes du crédit hypothécaire. Le 15, la vénérable banque d’affairesLehman Brothers annonce sa faillite. Le16, appelé à l’aide par le Wall StreetJournal, Washington rachète AmericanInternational Group (AIG), premierassureur du pays. La sidération gagne ;les Bourses plongent. La puissancepublique américaine nationalise une bonnepartie du secteur automobile et injectedes centaines de milliards de dollars dansl’économie. Keynes, le New Deal, l’Etatstratège sont de nouveau à l’honneur.

Dans un acte de contrition universelle,la bourgeoisie d’affaires jure alors que«rien ne sera plus jamais comme avant».Le premier ministre français FrançoisFillon décrit « un monde au bord dugouffre » ; la couverture de Newsweekannonce, presque terrifiée, «Nous sommestous socialistes à présent» ; Time appelleà « repenser Marx » pour « trouver les

* Journaliste.

(Lire la suite page 10 et notre dossier pages 7 à 12.)

Le gouvernement français et une partie dela gauche voient dans les « services à la per-sonne » un gisement d’emplois providentiel.On compte quelque cent millions de travail-leurs domestiques dans le monde. Aux Philip-pines, l’« exportation » de bonnes est devenueune industrie nationale, avec formation obliga-toire et séminaires de préparation à l’exil.Nombre d’entre elles travaillent à Hongkong.

(1) The Economist, Londres, 20 août 2011.

TAKASHI SUZUKI.–«Bau #0819», 2009

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excédents financiers et de continuer à exporter à crédit. N’est-elle pas désormais le premier bailleur de fonds étranger desEtats-Unis, devant le Japon ? Ce qui lui apporte au moinsautant de contraintes que de droits. Elle ne peut arrêter netl’achat de bons du Trésor sans risquer de provoquer une baissedu billet vert : ses énormes réserves (en dollars) se dégonfle-raient alors comme une baudruche.

Ne voulant pas utiliser une telle bombe atomique financière,la Chine cherche à se dégager de cette dépendance en inter-nationalisant sa monnaie pour réduire les privilèges du dollar.Elle multiplie les possibilités d’acheter des bons du Trésorchinois en yuans à la Bourse de Hongkong, attirant ainsi descapitaux de moins en moins contrôlables. Le jeu est périlleux.Mais, convaincu par ailleurs que ses débouchés extérieurs vontse réduire, Pékin tente également de réorienter son économievers le marché intérieur. La mutation est amorcée : salaires enhausse, minimum retraite généralisé, etc. Trop lente et surtouttrop inégalitaire, la course contre la montre est loin d’être gagnée.

Croire cependant, comme les pays occidentaux, qu’uneréévaluation du yuan et une hausse des importations chinoisessuffiraient à relancer la machine est une vue de l’esprit. Surtoutpour un pays en voie de désindustrialisation comme la France,dont le déficit extérieur s’explique largement par la productionautomobile réalisée à l’étranger par des constructeursnationaux... et réimportée. Là aussi, soigner l’addiction aux pro -fits devrait être prioritaire.

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SEPTEMBRE 2011 – LE MONDE diplomatique 2

YougoslavieM. Fabrice Garniron (Villejuif)

réagit à un passage du reportage deJean-Arnault Dérens, « Balade en“Yougonostalgie”», publié dans LeMonde diplomatique d’août 2011 :

Jean-Arnault Dérens met en parallèleoustachis [fascistes croates] et tchetniks[résistants serbes non communistes], cesderniers ayant selon lui « versé progressi-vement dans la collaboration » avec l’Alle-magne nazie. Mais n’est-il pas lui-mêmeinfluencé par l’histoire officielle que letitisme a faite de la Résistance ? Si l’accu-sation de collaborationnisme a été récur-rente sous le maréchal Tito pour légitimer lerégime comme seule véritable incarnationde l’antifascisme, les faits sont là et mon-trent que, avant même l’arrivée des troupeshitlériennes en Yougoslavie, en avril 1941,un puissant mouvement de résistance natio-nale contre l’Allemagne nazie existait enSerbie indépendamment de Tito.

C’est en effet avant l’arrivée des troupesallemandes que les Serbes firent tomber leurgouvernement, alors que ce dernier s’ap-prêtait, en mars 1941, à signer le pacte tri-partite avec Hitler. Et ce n’est pas Tito, maisDraza Mihailovic qui, dès avril 1941, fut lepremier à déclarer la guerre à l’occupant.C’est encore Mihailovic que de Gaulledécora depuis Londres, en 1943, et qu’ilconsidéra jusqu’au bout comme «un héroslégendaire». Enfin, ce n’est pas pour sa pré-tendue «collaboration» que Tito le fit exé-

cuter en 1946, mais uniquement parce quecelui-ci, s’il était resté en vie, aurait repré-senté un obstacle à son pouvoir absolu.

C’est en arguant des accords de cessez-le-feu que certains lieutenants de Mihailo-vic ont parfois passés avec les troupes ita-liennes que l’histoire officielle titiste a faitpasser la « guerre dans la guerre » entrerésistants tchetniks et communistes pourun combat entre fascisme et antifascisme.Pourtant, aussi peu glorieux soient-ils, cesaccords ne permettent pas de conclure à unbasculement général de la résistance natio-naliste dans la collaboration et le fascisme.A cet égard, la résistance titiste elle-mêmen’est pas irréprochable, puisqu’il lui estarrivé de passer des compromis avec l’oc-cupant nazi pour mieux écraser ses rivauxnationalistes. Toutes ces trahisons doiventêtre remises dans le contexte d’un affron-tement qui, des deux côtés, fut sans mercientre les deux branches de la Résistance enYougoslavie.

Quelques mots enfin sur Dobrica Cosic,que Jean-Arnault Dérens présente commeun écrivain « très nationaliste». Rappelonsque, dans les années 1980, cet écrivain fut àl’initiative d’un comité ayant pour but d’or-ganiser une opposition démocratique àl’échelle de la Yougoslavie. Et que, dès lesannées 1960, il conçut un plan de partage duKosovo entre Albanais et Serbes, recon-naissant les droits historiques des uns et desautres sur cette terre. Sans doute est-il facilede trouver un écrivain plus «nationaliste»que Dobrica Cosic.

La raison du plus fou

MODÈLE RHÉNANJournaliste au quotidien britannique TheGuardian, Aditya Chakrabortty proposeun quiz à ses lecteurs (9 août).

Quel est le pays développé qui a connula plus forte croissance des inégalitéset du taux de pauvreté au coursdes dernières années (selon la très sérieuseOCDE [Organisation de coopérationet de développement économiques])?Laissez-moi deviner : vous hésitezentre le Royaume-Uni «en déclin»et les Etats-Unis d’après George W. Bush.Raté : il s’agit d’un pays de la zone euro.Et, dernier indice, les travailleursy perçoivent certaines des rémunérationsles plus faibles d’Europe occidentale.Facile, direz-vous : la Grèce, le Portugalou l’un de ces pays en proie à la crisede l’euro? Pas du tout : il s’agitde l’Allemagne.

OPÉRATION DE CHARMELe quotidien francophone Wal Fadjrise penche sur l’opérationde séduction (économiqueet diplomatique) que mène actuellementl’Inde en Afrique (22 août).

Dans le combat [des puissancesémergentes sur le continent noir],

New Delhi n’entend pas jouer les figurants.Ainsi, ce ne sont pas moins de 5 milliardsde dollars qui ont été prévus dans leurportefeuille pour le continent africain.Et ce dans des domaines aussi variésque le transport, les mines... Avec cettesomme, le Sénégal compte bien tirerson épingle du jeu. Récemment, au coursd’une rencontre entre [le présidentAbdoulaye] Wade et le premier ministreindien Manmohan Singh, ce dernier avaitannoncé la mise à la dispositiondu Sénégal d’un financementde 75 milliards de francs CFA[près de 115 millions d’euros]pour la deuxième phasedu programme de mécanisationde l’agriculture sénégalaise. Avec pourcibles la vallée du fleuve Sénégalet la Casamance, deux zones de riziculture.

FAUSSE BONNE IDÉEL’hebdomadaire britanniqueThe Economist suggère que les chefsd’entreprise hésiteraient désormaisà sous-traiter certaines activités,les inconvénients l’emportant souventsur les bénéfices (30 juillet).

Le mécanisme de la sous-traitance peutse détraquer de mille et une façons.Il arrive que les sociétés exercent

une telle pression sur leurs prestatairesque ces derniers n’ont d’autre choixque de rogner sur la qualité ; un problèmeparticulièrement aigu dans l’industrieautomobile, où une poignée d’entreprisesimposent leurs conditions à plusde quatre-vingt mille fabricants de piècesdétachées. Parfois, les vendeurs promettentplus qu’ils ne sont en mesure de fournir,de façon à obtenir un contrat. (…)Il arrive également que des sociétésaffaiblissent leur stratégied’ensemble en délaissant, de façonpeu judicieuse, la responsabilitéde certaines activités. Les sociétésde service, par exemple, sous-traitentles plaintes à des centres d’appel étrangers,et s’interrogent après cela sur les raisonspour lesquelles leurs clients les détestent.

UNE INDE CORROMPUEAlors que l’ancien ministre indiendes télécommunications est accuséd’avoir organisé le détournement de28,5 milliards d’euros, un militant«apolitique», M. Anna Hazare,s’est lancé dans une grève de la faim pourobtenir une législation anticorruption. Sonarrestation à la mi-août a suscité un telémoi populaire que le gouvernement a dûle libérer. L’éditorialiste Shoma Chaudhury

regrette les erreurs du gouvernement(Tehelka, 27 août).

Chaque société a besoin d’un projetexaltant et de dirigeants forts pourmobiliser. Or ce gouvernement semblesans tête. Il semble n’avoir ni les motsni la politique pour se ressaisir,et il se laisse guider au fil des événements,en tablant sur le fait que les partisd’opposition, eux-mêmes en difficulté,ne sont pas en mesure de menacerélectoralement son pouvoir.

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RECTIFICATIFS

Des erreurs se sont glissées dans l’article « AHambourg, dans le laboratoire de l’écolo-bour-geoisie » (août 2011) : M. Karl-Theodor zuGuttenberg est une personnalité politique del’Union chrétienne-sociale (CSU), et non duParti libéral-démocrate (FDP) ; le discrédit duFDP est dû à M. Guido Westerwelle, ministredes affaires étrangères, et non à son ex-col-lègue de la défense. Par ailleurs, le Land leplus peuplé d’Allemagne n’est pas le Bade-Wurtemberg, mais la Rhénanie-du-Nord-Westphalie.

Dans l’article de Dominique Vidal «Ceux quiparlent au nom des Juifs de France » (juil-let 2011), les citations de Marianne et Actualitéjuive étaient extraites du livre de SamuelGhiles-Meilhac, Le CRIF. De la Résistancejuive à la tentation du lobby, Robert Laffont,Paris, 2011.

« Le Monde diplomatique »à Aubagne

Des journalistes et des collaborateurs duMonde diplomatique participeront auxconférences et rencontres organisées àAubagne du 8 au 15 octobre 2011, dansle cadre du Forum mondial local « Aubagne à l’heure du monde », dont lejournal est partenaire.

La rédaction rencontrera les lecteurs, lesamedi 8 octobre, à 16 heures, au théâtremunicipal, lors d’un débat sur le thème :«De WikiLeaks à Al-Jazira, un nouvel ordremondial de l’information», suivi d’un verrede l’amitié organisé avec les Amis duMonde diplomatique. (Programme dispo-nible sur Aubagne.fr et dans notre supplé -ment à paraître en octobre 2011.)

ON TROUVAIT déjà il y a dix ans desjournaux et des formationspolitiques pour arguer que les

mesures d’austérité aggravaient lescrises, que la fiscalité devait écrêterles plus hauts revenus, qu’une taxesur les transactions financièress’imposait sans tarder, que l’eurocomportait un vice de construction.On en trouvait, certes, mais desjournaux jugés trop archaïques pourque des revues de presse condes-cendent à les citer, et des partisconfinés au rôle de figurants du cinémadémocratique. Or, dans la batailleidéologique comme au guichet desbanques, le crédit va aux puissants.Pour que ces vues autrefois hérétiquesou biscornues s’imposent aux commen-tateurs, il a donc suffi que d’autres,plus légitimes, les énoncent.

« L’euro est au bord du gouffre »,annonce M. Jacques Delors, ancienministre des finances, président de laCommission européenne de 1985 à1994, concepteur avec M. Helmut Kohlet François Mitterrand d’une unionéconomique et monétaire fondée surla libre circulation des capitaux.Quelques mois plus tôt, tel Pancho Villaou Ravachol, il vitupérait la glouton-nerie des puissants : « Entendre lesconseillers des banques nous intimerl’ordre de réduire les déficits publicspuis, lorsque cela est en bonne voie,s’alarmer de la panne de croissancequi pourrait en résulter est une doublepeine insupportable (1) ! » Fustigera-t-il demain l’imprévoyance des archi-tectes de l’Europe ?

Dans sa colère, M. Delors a été rejointpar une autre indignée : Mme ChristineLagarde. Devenue directrice généraledu Fonds monétaire international (FMI),l’ancienne ministre des finances choisiepar M. Nicolas Sarkozy pour diminuerà la fois les impôts des plus riches etle nombre de fonctionnaires estime àprésent que « les réductions dedépenses ne suffiront pas, les recettesdoivent également augmenter, et lepremier choix doit porter sur lesmesures qui affectent le moins lademande ». Il y a quelques mois,Mme Lagarde se souciait de devancerles attentes des marchés ; elle conclutdorénavant que leurs désirs sont tropcontradictoires pour qu’on puisse lessatisfaire. « Les marchés peuvent êtrede deux avis : s’ils désapprouvent unedette publique élevée – et peuventsaluer une forte consolidation budgé-taire –, ils apprécient encore moins unecroissance faible ou négative (2). »

« Désarmer les marchés » et « fairepayer les riches» figuraient égalementsur la liste des propositions que l’on neformulait plus depuis la chute du murde Berlin sans encourir le soupçon de«simplisme» et de «populisme». Hierjugée « irréalisable» ou «gauchiste», lataxe européenne sur les transactionsfinancières compte désormais M. Sar -kozy et la chancelière allemande AngelaMerkel au nombre de ses ferventspartisans. L’arme fiscale, nous jurait-on, décourageait l’investissement (doncl’emploi) et provoquait la fuite descapitaux. Las, un spéculateur, deuxièmefortune du pays le plus riche du monde,

réclame un relèvement sensible de sontaux d’imposition, inférieur selon lui àcelui de ses employés. Et M. WarrenBuffett d’ajouter : « J’ai travaillé avecdes investisseurs pendant soixante anset je n’ai encore vu personne s’abs-tenir d’un placement raisonnable àcause du taux d’imposition sur les plus-values potentielles. Les gens inves-tissent pour gagner de l’argent et lafiscalité ne les a jamais effrayés. »Comme cela vient d’Amérique, l’idéeséduit aussitôt sur le Vieux Continentun patron épris de publicité commeM. Maurice Lévy, président-directeurgénéral (PDG) de Publicis, et d’autresque certains aigris suspectaient derapacité : devançant le boulet fiscal,Mme Liliane Bettencourt ainsi que lesPDG de la Société générale et de Totalappellent à une «contribution excep-tionnelle» pour les plus favorisés (3).

Dans le conte célèbre d’Antoine de Saint-Exupéry, le lecteur apprendque la planète du Petit Prince, l’asté- roïde B 612, avait été repérée par unastronome turc auquel nul ne prêtaattention jusqu’au jour où il présentasa découverte habillé à l’européenne.En économie, le costume de la respec-tabilité porte d’autres rayures : il fauts’être beaucoup trompé (ou beaucoupenrichi) pour espérer se faire entendre.

PIERRE RIMBERT.

(1) Le Monde, 8 décembre 2010.

(2) Le Figaro, Paris, 16 août 2011.

(3) The New York Times, 14 août 2011 ; LeNouvel Observateur, Paris, 25 août 2011.

COURRIER DES LECTEURS

3 LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

CEUX QUI NE VOTENT PLUS – ET POURQUOI

Les urnes et le peuple

«oui» a recueilli des scores de 80 %, contre30 % à Aubervilliers.

Et c’est bien à un phénomène d’abs-tention quasi collective que sont aujour-d’hui confrontés les quartiers populaires.Dans le quartier des Cosmonautes, à Saint-Denis, le taux de participation moyen estpassé de 80 % au milieu des années 1980à 50 % aujourd’hui, soit dix à vingt pointssous la moyenne nationale (1). Une ségré-gation électorale redouble désormais laségrégation sociale et spatiale.

« Les gens votent en groupe (2). » Ausein de la grande bourgeoisie, par exemple,les liens de sociabilité noués autour demanifestations mondaines, d’espacesrésidentiels et de pratiques de loisirs spéci-fiques, décrits par les sociologues MichelPinçon et Monique Pinçon-Charlot commeun « collectivisme pratique (3) », entre-tiennent le sentiment de cohésion qui est lesupport à la fois de la forte mobilisationélectorale et du vote conservateur.

Pour autant, le sentiment d’appartenanceà un groupe social soudé par un ensembled’intérêts communs est le plus souventredevable du travail d’éducation et d’enca-drement de représentants politiques,syndicaux et associatifs. La règle vaut aussipour les classes moyennes intellectuelles, quifigurent parmi les groupes les plus diplômés,et donc a priori les plus disposés à s’inté-resser à la politique et à se rendre aux urnes.

En 2002, la participation moyenne desdiplômés des deuxième et troisième cyclesdu supérieur était de 80 %, et seuls 5 %d’entre eux s’abstenaient à tous les scrutins,alors que chez les sans-diplôme ces tauxétaient respectivement de 62 % et 20 % (4).

PAR BLAISE MAGNIN *

La perspective de l’élection présidentielle de 2012 va multi-plier les sondages mesurant les chances respectives dechaque candidat. Programmes et petites phrases serontdisséqués par les commentateurs politiques. Mais ceux-ciseront moins diserts sur l’abstention, qui perturbe le fonc-tionnement du système représentatif d’où les gouvernantstirent leur légitimité.

TOUR À TOUR présentés comme «aber-rants» ou «pathologiques», les compor-tements abstentionnistes contredisent lamythologie de la démocratie représen tative.Laquelle voit dans la participation électo-rale l’acte fondateur permettant à chaquecitoyen d’exprimer ses opinions et sespréférences politiques.

Mais le vote ne résulte d’une évaluationdes mérites respectifs des programmes etdes idéologies que pour une inf imeminorité d’électeurs. Plus encore, l’intérêtconstant pour la politique est très inéga-lement distribué selon les groupes sociaux,les plus démunis culturellement et socia-lement étant dépossédés des moyens deconnaître le fonctionnement du jeupolitique et d’en maîtriser les dimensionspratiques.

En France, les taux de participationélectorale sont toutefois restés éton -namment stables et élevés (entre 70 % et80 %) entre 1848 et le début desannées 1980 – date à partir de laquelle ilsdéclinent régulièrement. Cet apparentparadoxe peut être résolu si l’on considèreque les électeurs ne sont pas des individusisolés dont les préférences politiquesseraient découplées de leurs autresexpériences sociales. Ainsi, les mobilisa-tions électorales sont collectives, et c’estl’appartenance à un groupe social quidétermine très largement la participationà un scrutin, ainsi que les choix électoraux.

Lors de consultations aux enjeux parti-culièrement clivants, comme le référendumsur le traité constitutionnel européen (TCE)de 2005, les résultats épousent parfois lespolarisations sociales de façon exemplaire :dans le 16e arrondissement de Paris, le

doute au moins autant sur le discrédit d’unprésident qui prétendait ramener lesélecteurs frontistes vers l’UMP, au besoinen s’appropriant les thématiques les plusdroitières portées par le FN, et qui, cefaisant, a contribué à les légitimer.

L’accroissement des taux d’abstentionau niveau national depuis trente ans nesignifie pas qu’augmente constamment lenombre de ceux qui ne prêtent aucuneattention aux enjeux politiques etdemeurent durablement à l’écart du jeuélectoral. L’abstention peut, par exemple,constituer un véritable choix politique pourdes spectateurs informés des questionspolitiques mais détachés de la compétitionélectorale. En outre, les Français votentde façon de plus en plus intermittente, etles électeurs irréguliers semblent désormaisplus nombreux que les « participation-nistes» systématiques (10).

Fin des identités collectives

(1) Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen,La Démocratie de l’abstention, Gallimard, Paris, 2007.

(2) Paul Lazarsfeld, The People’s Choice, Duell,Sloan and Pearce, New York, 1944.

(3) Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot,Grandes fortunes. Dynasties familiales et formes derichesse en France (1996), Payot, Paris, 2006.

(4) François Clanché, «La participation électoraleau printemps 2002 », Insee Première, no 877, Paris,janvier 2003.

(5) Pierre Bourdieu, «La représentation politique»,Actes de la recherche en sciences sociales, no 36-37,Paris, février-mars 1981.

(6) Cf. le sondage réalisé par l’IFOP les 20 et21 avril 2011, concluant qu’en 2012 l’électorat ouvrier

sur le développement de convictionsidéologiques ou d’une conscienceproprement politique. La disparition desstructures qui entretenaient autrefois dansles quartiers ouvriers la politisation deslieux de vie, de loisir et de travail, et quiy assuraient des taux de participationsupérieurs à la moyenne nationale dansles années 1960 et 1970, a donc entraînéune forte hausse de l’abstention.

Dans la cité des Cosmonautes, la celluledu PCF, alors très active, a périclité audébut des années 1990, à mesure que ladésindustrialisation de Saint-Denis, lapression du chômage, le développementde la sous-traitance et de la concurrenceentre intérimaires et salariés empêchaientla constitution de solidarités profes-sionnelles et détournaient de l’activitésyndicale.

Aucune identité collective n’étant plusreprésentée, ni a fortiori mobilisable dansle quartier, les habitants ont été renvoyésà la précarisation de leurs conditionsd’existence et de leur statut socioécono-mique, et finalement à leur indifférencepour un univers politique qui échoue àrésoudre leurs difficultés quotidienneset dans lequel ils ne se sentent pas fondésà intervenir. Aux Cosmonautes, 20 % desrésidents sont inscrits dans le bureau devote d’un autre quartier, et 28 % desinscrits ne résident pas dans le quartier.Or c’est parmi ces « mal inscrits » que serecrutent l’essentiel des abstentionnisteset des électeurs les plus intermittents. En outre, 25 % des électeurs potentielsne figurent pas sur les listes électorales,auxquels s’ajoutent les étrangers privésdu droit de vote. Si bien que l’électorateffectif ne représente plus qu’un tiers

de la population en âge de participer à un scrutin.

Souvent présenté comme une autre«pathologie» politique, le vote en faveurdu Front national (FN) renvoie davantageà la manière dont certaines catégoriessociales conjurent dans les urnes leur déclas-sement collectif. Ce choix électoral touchesans doute certaines fractions du mondeouvrier mais il n’est en aucun cas dominantdans l’ensemble du groupe, contrairementau fantasme inlassablement rabâché depuisvingt-cinq ans du « gaucho-lepénisme »,selon lequel le vote ouvrier se serait déplacédu PCF vers le FN (6). D’une part, laplupart des ouvriers qui votent aujourd’huipour le FN sont d’anciens électeurs dedroite radicalisés ; d’autre part, le premier«parti» ouvrier est celui de l’abstention.

Loin d’être l’apanage de la classeouvrière, le vote FN attire des groupeshétérogènes qui connaissent une dégra-dation ou une déstabilisation de leurs condi-tions de travail et d’existence (7) : retraitéscontraints de cohabiter dans des logementssociaux avec des immigrés leur renvoyantune image de précarité à laquelle ils souhai-taient échapper ; patrons de très petitesentreprises ou artisans rencontrant desdifficultés financières du fait de la crise ;fractions déclinantes de la bourgeoisie quipeinent à maintenir leur héritage et dontle mode de vie et les croyances se trouventmarginalisés ; membres des petites classesmoyennes salariées, propriétaires depavillons mitoyens en banlieue parisienne,voyant les représentants des classesmoyennes supérieures quitter leur quartierpour être peu à peu remplacés par unecommunauté d’immigrés perturbant unentre-soi petit-bourgeois qui symbolisaitleur ascension sociale (8).

Pour des raisons structurelles ouconjoncturelles différentes, tous peuventtrouver dans l’offre politique du FN unevoie d’expression de leur ressentiment etde leur appréhension de la disqualificationsociale, projeter dans les mots d’ordreanti-immigrés la défense de leur imaged’eux-mêmes et manifester leur défianceenvers des partis de gouvernement qui ontrenoncé à parler en leur nom ou échoué àsatisfaire leurs intérêts spécifiques. Peureprésenté dans les institutions républi-caines, se présentant comme réprouvé parles principaux acteurs politiques, le FNagrège des mécontentements hétérogènes.

De fait, son électorat est très instable :alors que, depuis vingt ans, plus d’un quartdes inscrits auraient déjà porté leur suffragesur un candidat frontiste, ses électeursconstants représentent seulement 3 % desinscrits (9). On ne peut donc réduire levote en faveur du FN au populisme, ni àl’autoritarisme ou à la xénophobiesupposés de son électorat – pas plus d’ail-leurs qu’on ne peut voir dans la « gauchi-sation» récente du discours de sa nouvelleprésidente les raisons de sa popularité(sondagière) actuelle. Celle-ci repose sans

BRIAN COOPER. – « Visions of Firsthand Knowledge » (Visions du savoir de première main), 2008

* Chercheur en science politique, université Paris-Ouest-Nanterre.

Après avoir largement contribué à ladéstructuration du groupe ouvrier, et doncà la montée de l’abstention en son sein,la mise en œuvre continue de politiquesde repli de l’Etat et les discours défaitistesqui les ont accompagnées ont nourri lamontée de cet abstentionnisme.

La supposée impuissance des dirigeantspolitiques face aux exigences des marchésstérilise également les protestationspopulaires, qu’elles s’expriment dans larue au cours de mouvements sociauxdurables et massifs (défense des retraitesen 2003 et en 2010) ou dans les urnes(référendum sur le TCE en 2005). Dansles deux cas, menée au forceps, la réformenéolibérale ébrèche la mythologie de ladémocratie : pourquoi voter s’il s’agitseulement de conférer aux gouvernantsla légitimité de gouverner comme ilsl’entendent ?

plébisciterait Mme Marine Le Pen (Le Figaro, Paris,24 avril 2011).

(7) Jacqueline Blondel et Bernard Lacroix, «Pourquoivotent-ils Front national ? », dans Nonna Mayer etPascal Perrineau (sous la dir. de), Le Front national àdécouvert (1989), Presses de la FNSP, Paris, 1996.

(8) Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Mascletet Yasmine Siblot, La France des « petits-moyens ».Enquête sur une banlieue pavillonnaire, La Décou-verte, Paris, 2008.

(9) Patrick Lehingue, « L’objectivation statistiquedes électorats : que savons-nous des électeurs du FN?»,dans Jacques Lagroye (sous la dir. de), La Politisation,Belin, Paris, 2003.

(10) François Héran, « Les intermittents du vote »,Insee Première, no 546, septembre 1997.

LES entretiens que nous avons menésauprès d’enseignants adhérents au Partisocialiste (PS) entre 2004 et 2010 attes-tent le rôle fondamental du travail demobilisation politique. Alors que laplupart d’entre eux ne se souviennent pass’être abstenus, ni avoir voté – sauf trèsexceptionnel lement – pour un autre partique le PS, ils ne justifient pas leur fidé-lité électorale en se référant à une quel-conque « morale civique », ni en discou-rant sur les mérites comparés de la penséede Jaurès, Lénine et de Gaulle, pas plusque sur ceux des programmes du PS, duParti communiste français (PCF) et del’Union pour un mouvement populaire(UMP). Ils invoquent plutôt un attache-ment à « la gauche » (lié à leur expériencepratique des inégalités) et un intérêt pourla politique né de stimulations incessantesdurant leurs études à l’institut universi-taire de formation des maîtres (IUFM) ouau contact de militants appartenant à laconstellation d’organisations du mondeenseignant. Ils relatent aussi les momentsd’effervescence que constituent lescampagnes électorales sur leur lieu detravail, dans leur quartier ou dans les asso-ciations qu’ils fréquentent. Lesquels leurinterdisent quasiment de se tenir à l’écart.

Pour les classes dominées, la politiqueconstitue un jeu ésotérique sur lequel estporté un regard empreint de distance etde scepticisme narquois. L’identificationà un « camp » politique repose avant toutsur une « délégation globale et totale parlaquelle les plus démunis accordent enbloc au parti de leur choix une sorte decrédit illimité (5)». Et non pas uniquement

5

dépourvus de signification. Le mot étantla plus petite unité de sens, un apprentissagede la lecture fondé sur la reconnaissancevisuelle des mots offre en effet aux élèvesla possibilité d’associer systématiquementdéchiffrage et compréhension de l’écrit.

Même si les ouvrages prônant la globalepure (ou méthode idéovisuelle) ont connu ungrand retentissement dans les années 1970,il ne semble pas que celle-ci soit jamaisdevenue majoritaire. Sans doute parcequ’elle se heurtait à une impossibilitépratique : toute démarche globale doit eneffet combiner la mémorisation du plusgrand nombre possible de mots écrits etla « lecture devinette », c’est-à-dire l’iden-tif ication des mots non reconnus ens’appuyant sur le contexte de la phrase,et le cas échéant sur la connaissanceacquise d’une partie du mot concerné (parexemple deviner beauté quand onreconnaît beau). A l’usage, il s’esttoutefois avéré que, même en combinantmémorisation de mots – voire de phrasesentières – et lecture devinette, les résultatsétaient très peu concluants, parfois mêmecatastrophiques. Au point que la globalea été accusée de l’extension des dyslexieset autres dysorthographies (3).

Ce constat ne s’est pas traduit par unretour à la syllabique, mais par une montéeen puissance des méthodes mixtes, plusrespectueuses du principe « lire, c’estcomprendre ». Elles combinent en effet,dans des proportions et selon des modalitésvariables d’un manuel à l’autre, l’étudedes relations entre phonèmes et graphèmeset les pratiques de la globale, identifi-cation visuelle du mot écrit et lecturedevinette.

L’étude du code grapho-phonologiqueaméliore sensiblement l’efficacité de lapédagogie. D’autant plus si, comme lesenquêtes internationales le montrent, elles’opère dès les débuts de l’apprentissageet de façon plus systématique. A la diffé-rence de la syllabique, l’étude dans lesméthodes mixtes part en général non pasdes graphèmes qu’on apprend à déchiffrer,mais des phonèmes dont on identifie les

transcriptions possibles. Or prendre appuisur la langue parlée permet à l’apprentilecteur de ne jamais quitter le registre dusens. Il a appris à parler ; il aime leshistoires ; il a pris l’habitude dès la mater-nelle d’écouter les récits qu’on lui raconteà l’école. L’idée est donc d’utiliser ceshistoires pour en extraire les phrases, puisles mots, et enfin les phonèmes contenusdans ces mots dont on identifiera alors latranscription graphique.

Le maître se repose ainsi sur ce quel’élève connaît et aime, la langue parléeet les récits, pour l’amener en douceur à

l’étude des correspondances entre sons etsignes écrits. « Ecoute le son “a” que tuentends dans le mot chat, et regardecomment il s’écrit : c’est la lettre “a”.Maintenant, regarde ces lettres, ces mots,ces phrases, et retrouve la lettre “a”. »C’est à ce moment qu’il recourt auxprocédés de la globale, en confrontantl’apprenti lecteur à des mots dont il neconnaît pas tous les graphèmes (le motchat, en l’occurrence) et qu’il doit identifierglobalement ou deviner à partir des lettresou des syllabes qu’il a apprises, du sensde l’histoire qu’on lui a racontée, de l’illus-tration du manuel.

Le monde actuel n’incite guère àsacrifier l’un de ces modèles au profit del’autre. L’insertion dans une sociétédémocratique et la maîtrise de technologiesdifficiles à appréhender supposent la trans-mission à l’ensemble des jeunes généra-tions d’une culture commune, générale ettechnologique de haut niveau, et donc l’éra-dication des inégalités d’accès aux savoirs.Simultanément, la transformation desrapports familiaux et du statut de l’enfant,la volonté légitime d’assurer l’émanci-pation et l’épanouissement individuelsdès le plus jeune âge, justifient la recherchede formes d’éducation scolaire en

(3) Cf. par exemple Colette Ouzilou, Dyslexie, unevraie-fausse épidémie, Presses de la Renaissance,Paris, 2001.

(4) « Connaissances en français et en calcul desélèves des années 1920 et d’aujourd’hui. Comparaisonà partir des épreuves du certificat d’études primaires»,Les Dossiers d’éducation et formations, ministère del’éducation nationale, no 62, Paris, 1996.

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 20114MÉTHODES EN QUESTION, ENSEIGNANTS SOUS PRESSION

Controverses sur l’apprentissage de la lectureélémentaire a été enclenchée par uneréforme de l’enseignement du français.Cette dernière a ouvert grand la porte à uneautre méthode, dite «globale», alors quel’apprentissage de la lecture était régi jusque-là par les instructions officielles de 1923,qui recommandaient fermement l’emploide la méthode syllabique.

Cette réforme a placé la question de lalecture au cœur des discussions pédago-giques. Tout le monde se sent peu ou prouconcerné, et les professionnels de la lecture,didacticiens et maîtres de cours prépara-toire (CP) ne sont pas les seuls à affirmerleur choix. Bien au-delà de leurs rangs,dans le monde de l’enseignement et de lapédagogie, être moderne, intelligent etprogressiste, c’est défendre la globale etles méthodes mixtes qui en dérivent – lespartisans de la syllabique étant volontiersqualifiés de passéistes, voire de réaction-naires. Ainsi, en janvier 2006, lorsque le

ministre de l’éducation nationale Gillesde Robien propose de revaloriser laméthode syllabique, un manifeste, signénotamment par l’Association françaisepour la lecture (AFL), le Groupe françaisd’éducation nouvelle (GFEN) et l’Institutcoopératif de l’école moderne (ICEM),dénonce la «propagation d’une idéologiepolitique écrasant tout espoir d’émanci-pation possible par l’éducation ». Ilpoursuit : «Des méthodes d’apprentissageoù l’enfant est chercheur à celles oùl’enfant est dressé, le choix idéologique[du ministre] est limpide : lui refuser dèsle plus jeune âge de penser, lui ôter le désirde questionner, de comprendre, deconnaître, lui imposer une obéissancepassive en l’enfermant d’abord dans desexercices répétitifs et mimétiques… Au-delà de l’apprentissage de la lecture, c’estbien la volonté d’agir sur les capacitésréflexives et complexes de la compré-hension du monde de toute une jeunesse!»

SEPTEMBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

PAR JEAN-PIERRE

TERRAIL*

En visite à Helsinki le 16 août dernier, le ministrede l’éducation nationale Luc Chatel a attribué les succès du système scolaire finlandais à sa « moder-nité », à la « grande autonomie » de ses établi s -sements et au mode de recrutement de ses profes-seurs. Des observations censées cautionner leschoix français, notamment en matière de coupesbudgétaires (lire l’article ci-dessous). Le ministrene s’est en revanche pas soucié des méthodes d’ap-prentissage de la lecture. Lesquelles occupent pour-tant une place centrale dans la réussite des élèves etla lutte contre la perpétuation des inégalités.

OLIVIER CORPET. – « 3083 P 26 V », de la série « Analfabets », 2003 Pourquoi veulent-ils casser l’école ?

EN septembre 2007, à peine éluprésident de la République, M. NicolasSarkozy avait exprimé dans une «Lettreaux éducateurs» son souhait d’une écoleavec «moins de professeurs». Et, pourune fois, la promesse a été tenue, avecla suppression de seize mille postesd’enseignant en 2011 et en 2012, ce quidevrait conduire à la destruction dequatre-vingt mille postes en cinq ans dansl’enseignement primaire et secondaire.Cette véritable saignée suscite colère etinquiétude chez les enseignants, maisaussi chez les parents d’élèves et,désormais, chez les maires, y comprisceux de l’Union pour un mouvementpopulaire (UMP). L’annonce de lafermeture de mille cinq cents classes duprimaire à la rentrée 2011 a soulevé l’indi-gnation : «Trop c’est trop, on ne peut pluscontinuer à supprimer des postes dansl’enseignement (1) !», s’est ainsi exclaméM. Jean-Pierre Masclet, le président UMPde l’Association des maires du Nord.

Même l’enseignement privé, pourtantmoins touché en proportion par cescoupes dans les effectifs, se met àdonner de la voix. M. Eric de Labarre,secrétaire général de l’enseignementcatholique, estime que cette politique«conduit enseignement public et ensei-gnement privé dans une impasse en 2011et à un blocage en 2012 (2)». Inspecteurs

d’académie chahutés lors des conseilsdépartementaux de l’éducation nationale,carte scolaire refusée par des élus detous bords, préaux occupés de jour etparfois de nuit, kermesses transforméesen assemblées générales, banderolesaccrochées sur les façades denombreuses écoles : le printemps 2011a connu une jacquerie scolaire danstoutes les régions de France.

« On ne peut pas concevoir l’édu-cation des enfants selon un simple rapportcomptable» : quand ce ne sont plus lessyndicats d’enseignants qui le disent, maisles parents, c’est-à-dire des électeurs, lachose devient plus risquée pour le gouver-nement. L’école primaire n’est pas la seuletouchée. Les effectifs en sixième vontmonter en flèche dans beaucoup decollèges dès la rentrée 2011; un documentdu ministère daté de mai 2010 appelaitles recteurs à identifier les « leviers d’effi-cience» (sic) et les incitait à calculer lenombre de classes «économisées» s’ilsparvenaient à augmenter les effectifs deun à cinq élèves (3).

Après la suppression des réseauxd’aides spécialisées aux élèves en diffi-culté (Rased) et de l’année de formationdes nouveaux enseignants stagiaires,après la quasi-liquidation de la scolari-sation des enfants de moins de 3 ans, lapoursuite d’une telle politique est de plusen plus insupportable pour les personnelset les usagers de l’éducation nationale.Leurs mobilisations semblent avoir fini

par payer : le 21 juin dernier, M. Sarkozya annoncé le gel des fermetures declasses « hors démographie » dans leprimaire pour 2012. L’approche del’élection présidentielle n’est sans doutepas étrangère à ce changement d’orien-tation qui, d’ailleurs, ne suffira pas àeffacer le bilan de cinq ans de sarko-zysme scolaire.

« Laura a trouvé le poste de sesrêves» ; Julien, lui, «a trouvé un poste àla hauteur de ses ambitions ». Lacampagne publicitaire pour le métierd’enseignant, par voie de presse et àgrands frais (1,35 million d’euros), duministère de l’éducation nationale auprintemps 2011 ne dit pas seulement lavision sexiste d’un monde social danslequel les femmes ont des « rêves » etles hommes de l’« ambition ». Elleconstitue aussi un parfait déni de réalitéde la part d’un gouvernement décidé àdéstabiliser la condition professorale parla généralisation de la précarité (4).

Le gel du point d’indice des fonction-naires pendant trois ans conduira à unenouvelle diminution de 5 à 10 % de leurpouvoir d’achat, sans compter les effetsde l’augmentation du taux de cotisationà la retraite. Cet appauvrissementdélibéré n’est certes pas nouveau,puisqu’il a commencé avec les mesuresde désindexation des traitements parrapport à l’évolution des prix adoptéespar M. Jacques Delors au début desannées 1980, mais il a tendance às’accélérer et à s’accentuer cesdernières années : selon les calculs deséconomistes Btissam Bouzidi, TouriaJaaidane et Robert Gary-Bobo, « lavaleur des carrières des agrégés dusecondaire et des professeurs desuniversités (…) a baissé d’environ 20 %entre 1981 et 2004 (5) ».

On comprend mieux alors le déclinrapide de l’attractivité du métier,qu’aucune campagne de propagandepublicitaire n’enrayera. Un jeune certifiécommence avec un salaire net de1 500 euros par mois, pour finir sacarrière, trente à quarante ans plus tard,avec moins de 3000 euros mensuels ; unmaître de conférences, après avoir suiviun parcours particulièrement sélectifaujourd’hui, débute avec un traitementde 1700 euros par mois et peut espéreratteindre autour de 3500 euros à la veillede la retraite, soit le salaire d’un débutantà la sortie d’une école de commerce debonne réputation.

Et le métier lui-même est rendu deplus en plus difficile, complexe, usant,anxiogène. La dégradation de l’image dela profession enseignante se fait sentiraux concours de recrutement, où lenombre de candidats s’effondre depuisune dizaine d’années dans les disciplinesscientifiques, mais également en anglaisou en lettres classiques. En 2011, lescandidats en mathématiques sontpresque aussi nombreux que les postesau concours. La directrice des ressourceshumaines du ministère, Mme JosetteThéophile, a dû piteusement admettreque près de mille places aux concours ducertificat d’aptitude au professorat del’enseignement du second degré (capes)externe n’avaient pu être pourvues cetteannée (6). Et, pour pourvoir les postesvacants, le ministère recrute toujours plusd’enseignants vacataires, payés à l’heure,

qui n’ont souvent reçu aucune formationadaptée et qui ne bénéficient pas de lamême protection sociale que lesfonctionnaires.

Les récentes réformes n’ont faitqu’accélérer une tendance longue quivise à transformer profondément lefonctionnement de l’école, ses modesde régulation et ses objectifs. MaisM. Sarkozy a choisi la manière forte, endétériorant délibérément les conditionsd’enseignement et d’apprentissage pourmieux imposer ses projets. L’actuelsecrétaire d’Etat chargé du logementBenoist Apparu avait vendu la mèche lorsd’un « chat » sur le site du Monde, le20 mai 2009. Il s’était alors dit «convaincuque la suppression de postes obliger [ait]l’institution à s’interroger sur elle-mêmeet à se réformer». «Seule la baisse desmoyens obligera l’institution à bouger»,avait-il ajouté.

Après la mise en route de l’«universitéentreprise», recommandée par l’Unioneuropéenne, c’est au tour de l’ensei-gnement primaire et secondaire de sesoumettre à la norme de l’employabilité,

de l’efficacité, de la performance (7). Dansl’optique des réformateurs actuels, tout,jusqu’à la pédagogie, doit se calquer surle monde économique, car l’école ne faitrien d’autre que produire le « capitalhumain» et les «compétences de base»qui lui sont nécessaires. Cette logiquenormative, supposée faire passer l’effi-cacité avant tout, est aujourd’hui portéepar une hiérarchie intermédiaire de plusen plus centralisée et censée appliquerrigoureusement toutes les réformes,mesures et consignes reçues d’en haut.Le temps le plus noir de l’autoritarismedans l’enseignement semble revenu. Al’instar du militaire, le professeur devra-t-il obéir en tout au gouvernement, repré-senté par un inspecteur d’académie, unprincipal ou un proviseur. A cet égard, laligne de l’UMP est claire : la restaurationde l’autorité, c’est d’abord celle de lahiérarchie sur les personnels. Elle a étéaffirmée martialement par M. GérardLonguet, alors président du groupe UMPau Sénat, lors du «Rendez-vous pour laFrance» du 3 novembre 2010 : « Il faut unpatron qui puisse rentrer dans les classeset exfiltrer les enseignants en rupture avecle projet de l’établissement.»

Ce nouvel esprit disciplinaire setraduit par l’abandon des objectifs égali-taires, jugés contre-productifs. L’écoledoit se délester de tout ce qui diminue sonrendement, à commencer par les élèvesperturbateurs, qui seront «exfiltrés» versdes établissements de réinsertion scolaire(ERS), dont les premières expériencesont pourtant été catastrophiques (8). Pourla droite, qui a mal digéré le collège

unique, l’égalité n’est plus une finalité.Se débarrasser au plus vite des élèves lesmoins performants en les dirigeant versl’apprentissage à la fin de la cinquièmepourrait être une solution tentante. Lasuppression de la carte scolaire doitpermettre la constitution d’établisse-ments d’excellence qui draineront lesmeilleurs. Quant aux bourses, plusquestion de les distribuer automati-quement en fonction de la situation desparents : elles doivent être accordéesaux élèves certes pauvres mais aussi«méritants». Un pas de plus est franchiquand les descendants d’immigrés sontaccusés de faire baisser les résultats.Le ministre de l’intérieur, M. ClaudeGuéant, n’a pas hésité à déclarer le25 mai 2011 sur Europe 1, et ceci encontradiction avec tous les travauxsérieux sur la question, que « les deuxtiers des échecs scolaires, c’est l’échecd’enfants d’immigrés». Un propos viterelayé par la rectrice de l’académied’Orléans, Mme Marie Reynier, qui affirmaitquelques jours plus tard : «Si on enlèvedes statistiques les enfants issus del’immigration, nos résultats ne sont passi mauvais ni si différents de ceux despays européens (9). »

Pour définir un projet progressiste, ilimporte de comprendre enfin que noussommes entrés dans un âge inédit del’institution : celui de la nouvelle écolecapitaliste.

CHRISTIAN LAVAL.

PAR CHRISTIAN

LAVAL *

* Sociologue, coauteur de La Nouvelle Ecole capita-liste, La Découverte, Paris, 2011.

« Laura a trouvéle poste de ses rêves »

Exfiltrerles professeursréfractaires

L’égalité n’estplus une finalité

(1) Denis Peiron, «“Pour un maire, une classe quiferme, c’est toujours un drame”», La Croix, Paris,27 mai 2011.

(2) Isabelle Ficek, «Suppressions de postes : fin denon-recevoir de Chatel au privé », Les Echos, Paris,21 avril 2011.

(3) « Schéma d’emplois 2011-2013», ministère del’éducation nationale, 5 mai 2010.

(4) Lire Gilles Balbastre, «Feu sur les enseignants»,Le Monde diplomatique, octobre 2010.

(5) Btissam Bouzidi, Touria Jaaidane et Robert Gary-Bobo, «Les traitements des enseignants français, 1960-2004 : la voie de la démoralisation?», Revue d’éco-nomie politique, Paris, mai-juin 2007.

(6) « Des centaines de postes d’enseignant nonpourvus, faute de candidats admis», 12 juillet 2011,www.lemonde.fr

(7) Lire Nico Hirtt, «En Europe, les compétencescontre le savoir », Le Monde diplomatique, octobre 2010.

(8) Cf. Pierre Duquesne, « ERS de Nanterre,chronique d’un échec annoncé», L’Humanité, Saint-Denis, 18 juillet 2011.

(9) « Cette académie manque d’ambition », LaNouvelle République, Tours, 17 juin 2011.

adéquation avec ces évolutions historiques.Peut-on s’employer à concilier ces deuxmodèles afin d’entreprendre l’indispen-sable réexamen de la façon dont les enfantssont introduits à la culture écrite ?

JEAN-PIERRE TERRAIL.

GlossaireEcole unique : résultat de la réforme institutionnelle qui, du décret

Berthoin de 1959 à la réforme Haby en 1975, met en place le collègeunique et organise l’accès de tous les élèves au secondaire. Cetteréforme réunit ainsi les deux réseaux de scolarisation, primaire et secon-daire, qui restaient très cloisonnés sous la IIIe et la IVe République ; elleinternalise une sélection sociale qui s’opérait jusque-là à l’extérieur del’école et met les élèves en concurrence via un dispositif de notation,de classement hiérarchique et d’orientation.

Code grapho-phonologique : système des relations entre les sonsde la langue et les signes graphiques (lettres et syllabes) qui les repré-sentent.

Méthode syllabique : enseigne le déchiffrage des signes écrits (lesgraphèmes) qui transcrivent les sons élémentaires (phonèmes) de lalangue. Cet apprentissage de la prononciation des lettres et de leurscombinaisons en syllabes s’opère de façon progressive : l’élève n’estjamais appelé à déchiffrer un mot dont il ne connaît pas les graphèmesqui le composent.

Méthode globale pure : apprend à lire par la reconnaissance visuelleglobale des mots, en contournant l’apprentissage du code grapho-phonologique. Cette méthode offre à l’élève la possibilité d’associersystématiquement déchiffrage et compréhension de l’écrit. La globaleentend faire appel à son intérêt et à son investissement autonome.

Méthode mixte : la globale pure s’étant avérée inapplicable, la mixtea réintroduit l’apprentissage du code grapho-phonologique. Mais ledéchiffrage s’opère en partant du son et non – comme c’est le casdans la syllabique – du signe écrit. Il laisse subsister une bonne partde « lecture devinette» en confrontant constamment les élèves à desmots dont ils n’ont appris à déchiffrer que telle lettre ou telle syllabe :ils doivent deviner le reste en s’appuyant sur le contexte de la phrase,l’illustration du manuel, leur connaissance familière du mot.

De l’instituteur à l’orthophoniste

* Chercheur, membre du Groupe de recherches surla démocratisation scolaire (GRDS).

(1) Note d’information no 08.38, ministère de l’édu-cation nationale, décembre 2008.

(2) Instituteur et pédagogue, Célestin Freinet (1896-1966) prônait une école coopérative favorisant la libreexpression des élèves et leur pleine participation à lagestion de l’établissement. Ses travaux ont connu unretentissement important et continuent à faire référencedans les milieux pédagogiques.

MALGRÉ une amorce récente de retourà la syllabique, les méthodes mixtesdemeurent utilisées par environ 90 % desmaîtres de l’école publique. Commentalors ne pas se demander ce que leurdoivent les difficultés de maîtrise de lalangue écrite qui affectent un si grandnombre d’élèves à la sortie du primaire?Comment ne pas s’étonner que le nombred’orthophonistes soit passé en France decent soixante en 1963 à plus de seize milleaujourd’hui? On pourrait bien sûr associercette augmentation à l’essor des profes-sions de soin à l’enfance dans la mêmepériode. Elle n’en a pas moins étéalimentée et justifiée par des difficultésd’apprentissage de la lecture qui n’ont pasété surmontées dans le cadre de la classe.Et comment ne pas être surpris par ceparadoxe : d’un côté, la révolution desméthodes de lecture s’est opérée au nom du« lire, c’est comprendre» ; de l’autre, lescollégiens de 1995 ne comprenaient pasmieux un texte écrit que leurs aînés aumême âge dans les années 1920 (4). Etactuellement, selon des données conver-gentes de l’enquête 2009 du programmeinternational pour le suivi des acquis desélèves (Programme for InternationalStudent Assessment, PISA) et de la direc-tion des études du ministère de l’éducationnationale, cent cinquante mille jeunes

sortent chaque année de l’école «en grandedifficulté de compréhension de l’écrit».

Un apprentissage qui substitue le devinerau lire ne peut manquer d’avoir des effetsà long terme. Il se prétend plus faciled’accès, mais risque d’installer l’élève dansune lecture imprécise, source inévitablede difficultés de compréhension, et dansune écriture floue. De fait, si les élèvesdes zones d’éducation prioritaires (ZEP)ont du mal à comprendre des textes simplesau sortir du primaire, c’est qu’ils ne prêtentpas une attention suffisante à la matérialitédu texte écrit (des signes graphiques menuscomme la ponctuation ou les accords deconjugaison ne faisant pas sens pour eux).

Les tenants du progressisme pédago-gique s’opposent aux méthodes tradition-nelles au nom de façons d’enseignersusceptibles de rendre l’enfant plus intel-ligent en le considérant d’emblée commele sujet autonome de ses apprentissages.Leurs critiques se réclament, eux, d’unetransmission plus efficace des savoirs.Ainsi s’opposent, dans une sorte dedialogue de sourds, deux modèles d’école.L’un, ancré dans le refus de toute formed’inculcation autoritaire et mécanique,cherche à émanciper l’enfant par la qualitédes façons d’enseigner. L’autre fait découlerl’émancipation de l’acquisition du savoir.

Déchiffrer ou deviner ?

QU’ON LA DISE syllabique, alphabétiqueou encore graphémique, la méthode delecture en vigueur jusqu’aux années 1970propose un apprentissage progressif dudéchiffrage des graphèmes. Constitués delettres et de combinaisons de lettres, lesquelque cent cinquante graphèmes del’écriture du français permettent de trans-crire les trente-six phonèmes, ou sons insé-cables, de la langue orale (certainsphonèmes n’ayant qu’une transcriptionpossible, tel «ou», et d’autres jusqu’à sept,tel le son «s» de sac : s, ss, sc, c, ç, x, t).L’étude des graphèmes permet de déchif-frer un nombre rapidement croissant desyllabes, et donc de mots et de phrases.

De son côté, la méthode globale pureprône une entrée dans la lecture quicontourne le déchiffrage des graphèmes.L’idée d’apprendre à identifier directementles mots eux-mêmes, saisis dans leurglobalité, émerge dès le XVIIIe siècle. Il faut toutefois attendre le début du

XXe siècle pour qu’Ovide Decroly, ayantsuffisamment formalisé cette démarchepour la mettre en pratique, l’inscrive dansle dispositif éthique et théorique des« pédagogies nouvelles ». La globale,soutenue par Célestin Freinet (2), va vitedevenir emblématique de ces dernières.Son usage restera toutefois marginal dansle système éducatif jusqu’aux instructionsofficielles de 1972 et 1985.

Ces directives encouragent le passage àla globale au nom du principe selon lequel«lire, c’est comprendre», ce qui dévaloriseimplicitement la syllabique, renvoyée audéchiffrage de graphèmes et de syllabes

PARMI les nombreux débats qui agitentl’école en France, celui des méthodes d’ap-prentissage de la lecture est l’un des plusépineux et des plus récurrents. La publica-tion, particulièrement depuis 2005, dedonnées d’enquête indiquant la maîtrisetrès insuffisante de la langue écrite par lesélèves entrant au collège a érodé uneconfiance bien établie dans l’école primaire.La direction de l’évaluation, de la pros-pective et de la performance (DEPP) duministère de l’éducation nationale observeainsi que les performances des écoliersfrançais à l’entrée en sixième en matièrede maîtrise de la langue écrite ont stagnéentre 1987 et 1997 (décennie de la secondeexplosion scolaire qui massifie le lycée etl’université), et baissé de 1997 à 2007 (1).

Ce problème, bien antérieur à la miseen œuvre des politiques néolibérales, nesera pas résolu par la seule restitution despostes supprimés, si indispensable soit-elle (lire l’article ci-dessous). Les inéga-lités scolaires perdurent depuis lesannées 1960 et la mise en place de l’écoleunique de la République (lire le glossaire) :d’après les calculs réalisés par l’Institutnational d’études démographiques (INED)et depuis par la DEPP, le taux d’accès àun bac général, celui qui donne le plus dechances de réussir dans l’enseignementsupérieur, était dans les années 1960 de11 % pour les enfants d’ouvriers et de 56 %pour les enfants de cadres (45 pointsd’écart). Il s’établit aujourd’hui à 22 %pour les enfants d’ouvriers et à 72 % pourles enfants de cadres (50 points d’écart).

Tout réexamen des dispositifs d’ensei-gnement doit débuter par les apprentissagesdu «lire-écrire». On peut d’ailleurs rappelerqu’en 1972 la rénovation de l’enseignement

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dépourvus de signification. Le mot étantla plus petite unité de sens, un apprentissagede la lecture fondé sur la reconnaissancevisuelle des mots offre en effet aux élèvesla possibilité d’associer systématiquementdéchiffrage et compréhension de l’écrit.

Même si les ouvrages prônant la globalepure (ou méthode idéovisuelle) ont connu ungrand retentissement dans les années 1970,il ne semble pas que celle-ci soit jamaisdevenue majoritaire. Sans doute parcequ’elle se heurtait à une impossibilitépratique : toute démarche globale doit eneffet combiner la mémorisation du plusgrand nombre possible de mots écrits etla « lecture devinette », c’est-à-dire l’iden-tif ication des mots non reconnus ens’appuyant sur le contexte de la phrase,et le cas échéant sur la connaissanceacquise d’une partie du mot concerné (parexemple deviner beauté quand onreconnaît beau). A l’usage, il s’esttoutefois avéré que, même en combinantmémorisation de mots – voire de phrasesentières – et lecture devinette, les résultatsétaient très peu concluants, parfois mêmecatastrophiques. Au point que la globalea été accusée de l’extension des dyslexieset autres dysorthographies (3).

Ce constat ne s’est pas traduit par unretour à la syllabique, mais par une montéeen puissance des méthodes mixtes, plusrespectueuses du principe « lire, c’estcomprendre ». Elles combinent en effet,dans des proportions et selon des modalitésvariables d’un manuel à l’autre, l’étudedes relations entre phonèmes et graphèmeset les pratiques de la globale, identifi-cation visuelle du mot écrit et lecturedevinette.

L’étude du code grapho-phonologiqueaméliore sensiblement l’efficacité de lapédagogie. D’autant plus si, comme lesenquêtes internationales le montrent, elles’opère dès les débuts de l’apprentissageet de façon plus systématique. A la diffé-rence de la syllabique, l’étude dans lesméthodes mixtes part en général non pasdes graphèmes qu’on apprend à déchiffrer,mais des phonèmes dont on identifie les

transcriptions possibles. Or prendre appuisur la langue parlée permet à l’apprentilecteur de ne jamais quitter le registre dusens. Il a appris à parler ; il aime leshistoires ; il a pris l’habitude dès la mater-nelle d’écouter les récits qu’on lui raconteà l’école. L’idée est donc d’utiliser ceshistoires pour en extraire les phrases, puisles mots, et enfin les phonèmes contenusdans ces mots dont on identifiera alors latranscription graphique.

Le maître se repose ainsi sur ce quel’élève connaît et aime, la langue parléeet les récits, pour l’amener en douceur à

l’étude des correspondances entre sons etsignes écrits. « Ecoute le son “a” que tuentends dans le mot chat, et regardecomment il s’écrit : c’est la lettre “a”.Maintenant, regarde ces lettres, ces mots,ces phrases, et retrouve la lettre “a”. »C’est à ce moment qu’il recourt auxprocédés de la globale, en confrontantl’apprenti lecteur à des mots dont il neconnaît pas tous les graphèmes (le motchat, en l’occurrence) et qu’il doit identifierglobalement ou deviner à partir des lettresou des syllabes qu’il a apprises, du sensde l’histoire qu’on lui a racontée, de l’illus-tration du manuel.

Le monde actuel n’incite guère àsacrifier l’un de ces modèles au profit del’autre. L’insertion dans une sociétédémocratique et la maîtrise de technologiesdifficiles à appréhender supposent la trans-mission à l’ensemble des jeunes généra-tions d’une culture commune, générale ettechnologique de haut niveau, et donc l’éra-dication des inégalités d’accès aux savoirs.Simultanément, la transformation desrapports familiaux et du statut de l’enfant,la volonté légitime d’assurer l’émanci-pation et l’épanouissement individuelsdès le plus jeune âge, justifient la recherchede formes d’éducation scolaire en

(3) Cf. par exemple Colette Ouzilou, Dyslexie, unevraie-fausse épidémie, Presses de la Renaissance,Paris, 2001.

(4) « Connaissances en français et en calcul desélèves des années 1920 et d’aujourd’hui. Comparaisonà partir des épreuves du certificat d’études primaires»,Les Dossiers d’éducation et formations, ministère del’éducation nationale, no 62, Paris, 1996.

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 20114MÉTHODES EN QUESTION, ENSEIGNANTS SOUS PRESSION

Controverses sur l’apprentissage de la lectureélémentaire a été enclenchée par uneréforme de l’enseignement du français.Cette dernière a ouvert grand la porte à uneautre méthode, dite «globale», alors quel’apprentissage de la lecture était régi jusque-là par les instructions officielles de 1923,qui recommandaient fermement l’emploide la méthode syllabique.

Cette réforme a placé la question de lalecture au cœur des discussions pédago-giques. Tout le monde se sent peu ou prouconcerné, et les professionnels de la lecture,didacticiens et maîtres de cours prépara-toire (CP) ne sont pas les seuls à affirmerleur choix. Bien au-delà de leurs rangs,dans le monde de l’enseignement et de lapédagogie, être moderne, intelligent etprogressiste, c’est défendre la globale etles méthodes mixtes qui en dérivent – lespartisans de la syllabique étant volontiersqualifiés de passéistes, voire de réaction-naires. Ainsi, en janvier 2006, lorsque le

ministre de l’éducation nationale Gillesde Robien propose de revaloriser laméthode syllabique, un manifeste, signénotamment par l’Association françaisepour la lecture (AFL), le Groupe françaisd’éducation nouvelle (GFEN) et l’Institutcoopératif de l’école moderne (ICEM),dénonce la «propagation d’une idéologiepolitique écrasant tout espoir d’émanci-pation possible par l’éducation ». Ilpoursuit : «Des méthodes d’apprentissageoù l’enfant est chercheur à celles oùl’enfant est dressé, le choix idéologique[du ministre] est limpide : lui refuser dèsle plus jeune âge de penser, lui ôter le désirde questionner, de comprendre, deconnaître, lui imposer une obéissancepassive en l’enfermant d’abord dans desexercices répétitifs et mimétiques… Au-delà de l’apprentissage de la lecture, c’estbien la volonté d’agir sur les capacitésréflexives et complexes de la compré-hension du monde de toute une jeunesse!»

SEPTEMBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

PAR JEAN-PIERRE

TERRAIL*

En visite à Helsinki le 16 août dernier, le ministrede l’éducation nationale Luc Chatel a attribué les succès du système scolaire finlandais à sa « moder-nité », à la « grande autonomie » de ses établi s -sements et au mode de recrutement de ses profes-seurs. Des observations censées cautionner leschoix français, notamment en matière de coupesbudgétaires (lire l’article ci-dessous). Le ministrene s’est en revanche pas soucié des méthodes d’ap-prentissage de la lecture. Lesquelles occupent pour-tant une place centrale dans la réussite des élèves etla lutte contre la perpétuation des inégalités.

OLIVIER CORPET. – « 3083 P 26 V », de la série « Analfabets », 2003 Pourquoi veulent-ils casser l’école ?

EN septembre 2007, à peine éluprésident de la République, M. NicolasSarkozy avait exprimé dans une «Lettreaux éducateurs» son souhait d’une écoleavec «moins de professeurs». Et, pourune fois, la promesse a été tenue, avecla suppression de seize mille postesd’enseignant en 2011 et en 2012, ce quidevrait conduire à la destruction dequatre-vingt mille postes en cinq ans dansl’enseignement primaire et secondaire.Cette véritable saignée suscite colère etinquiétude chez les enseignants, maisaussi chez les parents d’élèves et,désormais, chez les maires, y comprisceux de l’Union pour un mouvementpopulaire (UMP). L’annonce de lafermeture de mille cinq cents classes duprimaire à la rentrée 2011 a soulevé l’indi-gnation : «Trop c’est trop, on ne peut pluscontinuer à supprimer des postes dansl’enseignement (1) !», s’est ainsi exclaméM. Jean-Pierre Masclet, le président UMPde l’Association des maires du Nord.

Même l’enseignement privé, pourtantmoins touché en proportion par cescoupes dans les effectifs, se met àdonner de la voix. M. Eric de Labarre,secrétaire général de l’enseignementcatholique, estime que cette politique«conduit enseignement public et ensei-gnement privé dans une impasse en 2011et à un blocage en 2012 (2)». Inspecteurs

d’académie chahutés lors des conseilsdépartementaux de l’éducation nationale,carte scolaire refusée par des élus detous bords, préaux occupés de jour etparfois de nuit, kermesses transforméesen assemblées générales, banderolesaccrochées sur les façades denombreuses écoles : le printemps 2011a connu une jacquerie scolaire danstoutes les régions de France.

« On ne peut pas concevoir l’édu-cation des enfants selon un simple rapportcomptable» : quand ce ne sont plus lessyndicats d’enseignants qui le disent, maisles parents, c’est-à-dire des électeurs, lachose devient plus risquée pour le gouver-nement. L’école primaire n’est pas la seuletouchée. Les effectifs en sixième vontmonter en flèche dans beaucoup decollèges dès la rentrée 2011; un documentdu ministère daté de mai 2010 appelaitles recteurs à identifier les « leviers d’effi-cience» (sic) et les incitait à calculer lenombre de classes «économisées» s’ilsparvenaient à augmenter les effectifs deun à cinq élèves (3).

Après la suppression des réseauxd’aides spécialisées aux élèves en diffi-culté (Rased) et de l’année de formationdes nouveaux enseignants stagiaires,après la quasi-liquidation de la scolari-sation des enfants de moins de 3 ans, lapoursuite d’une telle politique est de plusen plus insupportable pour les personnelset les usagers de l’éducation nationale.Leurs mobilisations semblent avoir fini

par payer : le 21 juin dernier, M. Sarkozya annoncé le gel des fermetures declasses « hors démographie » dans leprimaire pour 2012. L’approche del’élection présidentielle n’est sans doutepas étrangère à ce changement d’orien-tation qui, d’ailleurs, ne suffira pas àeffacer le bilan de cinq ans de sarko-zysme scolaire.

« Laura a trouvé le poste de sesrêves» ; Julien, lui, «a trouvé un poste àla hauteur de ses ambitions ». Lacampagne publicitaire pour le métierd’enseignant, par voie de presse et àgrands frais (1,35 million d’euros), duministère de l’éducation nationale auprintemps 2011 ne dit pas seulement lavision sexiste d’un monde social danslequel les femmes ont des « rêves » etles hommes de l’« ambition ». Elleconstitue aussi un parfait déni de réalitéde la part d’un gouvernement décidé àdéstabiliser la condition professorale parla généralisation de la précarité (4).

Le gel du point d’indice des fonction-naires pendant trois ans conduira à unenouvelle diminution de 5 à 10 % de leurpouvoir d’achat, sans compter les effetsde l’augmentation du taux de cotisationà la retraite. Cet appauvrissementdélibéré n’est certes pas nouveau,puisqu’il a commencé avec les mesuresde désindexation des traitements parrapport à l’évolution des prix adoptéespar M. Jacques Delors au début desannées 1980, mais il a tendance às’accélérer et à s’accentuer cesdernières années : selon les calculs deséconomistes Btissam Bouzidi, TouriaJaaidane et Robert Gary-Bobo, « lavaleur des carrières des agrégés dusecondaire et des professeurs desuniversités (…) a baissé d’environ 20 %entre 1981 et 2004 (5) ».

On comprend mieux alors le déclinrapide de l’attractivité du métier,qu’aucune campagne de propagandepublicitaire n’enrayera. Un jeune certifiécommence avec un salaire net de1 500 euros par mois, pour finir sacarrière, trente à quarante ans plus tard,avec moins de 3000 euros mensuels ; unmaître de conférences, après avoir suiviun parcours particulièrement sélectifaujourd’hui, débute avec un traitementde 1700 euros par mois et peut espéreratteindre autour de 3500 euros à la veillede la retraite, soit le salaire d’un débutantà la sortie d’une école de commerce debonne réputation.

Et le métier lui-même est rendu deplus en plus difficile, complexe, usant,anxiogène. La dégradation de l’image dela profession enseignante se fait sentiraux concours de recrutement, où lenombre de candidats s’effondre depuisune dizaine d’années dans les disciplinesscientifiques, mais également en anglaisou en lettres classiques. En 2011, lescandidats en mathématiques sontpresque aussi nombreux que les postesau concours. La directrice des ressourceshumaines du ministère, Mme JosetteThéophile, a dû piteusement admettreque près de mille places aux concours ducertificat d’aptitude au professorat del’enseignement du second degré (capes)externe n’avaient pu être pourvues cetteannée (6). Et, pour pourvoir les postesvacants, le ministère recrute toujours plusd’enseignants vacataires, payés à l’heure,

qui n’ont souvent reçu aucune formationadaptée et qui ne bénéficient pas de lamême protection sociale que lesfonctionnaires.

Les récentes réformes n’ont faitqu’accélérer une tendance longue quivise à transformer profondément lefonctionnement de l’école, ses modesde régulation et ses objectifs. MaisM. Sarkozy a choisi la manière forte, endétériorant délibérément les conditionsd’enseignement et d’apprentissage pourmieux imposer ses projets. L’actuelsecrétaire d’Etat chargé du logementBenoist Apparu avait vendu la mèche lorsd’un « chat » sur le site du Monde, le20 mai 2009. Il s’était alors dit «convaincuque la suppression de postes obliger [ait]l’institution à s’interroger sur elle-mêmeet à se réformer». «Seule la baisse desmoyens obligera l’institution à bouger»,avait-il ajouté.

Après la mise en route de l’«universitéentreprise», recommandée par l’Unioneuropéenne, c’est au tour de l’ensei-gnement primaire et secondaire de sesoumettre à la norme de l’employabilité,

de l’efficacité, de la performance (7). Dansl’optique des réformateurs actuels, tout,jusqu’à la pédagogie, doit se calquer surle monde économique, car l’école ne faitrien d’autre que produire le « capitalhumain» et les «compétences de base»qui lui sont nécessaires. Cette logiquenormative, supposée faire passer l’effi-cacité avant tout, est aujourd’hui portéepar une hiérarchie intermédiaire de plusen plus centralisée et censée appliquerrigoureusement toutes les réformes,mesures et consignes reçues d’en haut.Le temps le plus noir de l’autoritarismedans l’enseignement semble revenu. Al’instar du militaire, le professeur devra-t-il obéir en tout au gouvernement, repré-senté par un inspecteur d’académie, unprincipal ou un proviseur. A cet égard, laligne de l’UMP est claire : la restaurationde l’autorité, c’est d’abord celle de lahiérarchie sur les personnels. Elle a étéaffirmée martialement par M. GérardLonguet, alors président du groupe UMPau Sénat, lors du «Rendez-vous pour laFrance» du 3 novembre 2010 : « Il faut unpatron qui puisse rentrer dans les classeset exfiltrer les enseignants en rupture avecle projet de l’établissement.»

Ce nouvel esprit disciplinaire setraduit par l’abandon des objectifs égali-taires, jugés contre-productifs. L’écoledoit se délester de tout ce qui diminue sonrendement, à commencer par les élèvesperturbateurs, qui seront «exfiltrés» versdes établissements de réinsertion scolaire(ERS), dont les premières expériencesont pourtant été catastrophiques (8). Pourla droite, qui a mal digéré le collège

unique, l’égalité n’est plus une finalité.Se débarrasser au plus vite des élèves lesmoins performants en les dirigeant versl’apprentissage à la fin de la cinquièmepourrait être une solution tentante. Lasuppression de la carte scolaire doitpermettre la constitution d’établisse-ments d’excellence qui draineront lesmeilleurs. Quant aux bourses, plusquestion de les distribuer automati-quement en fonction de la situation desparents : elles doivent être accordéesaux élèves certes pauvres mais aussi«méritants». Un pas de plus est franchiquand les descendants d’immigrés sontaccusés de faire baisser les résultats.Le ministre de l’intérieur, M. ClaudeGuéant, n’a pas hésité à déclarer le25 mai 2011 sur Europe 1, et ceci encontradiction avec tous les travauxsérieux sur la question, que « les deuxtiers des échecs scolaires, c’est l’échecd’enfants d’immigrés». Un propos viterelayé par la rectrice de l’académied’Orléans, Mme Marie Reynier, qui affirmaitquelques jours plus tard : «Si on enlèvedes statistiques les enfants issus del’immigration, nos résultats ne sont passi mauvais ni si différents de ceux despays européens (9). »

Pour définir un projet progressiste, ilimporte de comprendre enfin que noussommes entrés dans un âge inédit del’institution : celui de la nouvelle écolecapitaliste.

CHRISTIAN LAVAL.

PAR CHRISTIAN

LAVAL *

* Sociologue, coauteur de La Nouvelle Ecole capita-liste, La Découverte, Paris, 2011.

« Laura a trouvéle poste de ses rêves »

Exfiltrerles professeursréfractaires

L’égalité n’estplus une finalité

(1) Denis Peiron, «“Pour un maire, une classe quiferme, c’est toujours un drame”», La Croix, Paris,27 mai 2011.

(2) Isabelle Ficek, «Suppressions de postes : fin denon-recevoir de Chatel au privé », Les Echos, Paris,21 avril 2011.

(3) « Schéma d’emplois 2011-2013», ministère del’éducation nationale, 5 mai 2010.

(4) Lire Gilles Balbastre, «Feu sur les enseignants»,Le Monde diplomatique, octobre 2010.

(5) Btissam Bouzidi, Touria Jaaidane et Robert Gary-Bobo, «Les traitements des enseignants français, 1960-2004 : la voie de la démoralisation?», Revue d’éco-nomie politique, Paris, mai-juin 2007.

(6) « Des centaines de postes d’enseignant nonpourvus, faute de candidats admis», 12 juillet 2011,www.lemonde.fr

(7) Lire Nico Hirtt, «En Europe, les compétencescontre le savoir », Le Monde diplomatique, octobre 2010.

(8) Cf. Pierre Duquesne, « ERS de Nanterre,chronique d’un échec annoncé», L’Humanité, Saint-Denis, 18 juillet 2011.

(9) « Cette académie manque d’ambition », LaNouvelle République, Tours, 17 juin 2011.

adéquation avec ces évolutions historiques.Peut-on s’employer à concilier ces deuxmodèles afin d’entreprendre l’indispen-sable réexamen de la façon dont les enfantssont introduits à la culture écrite ?

JEAN-PIERRE TERRAIL.

GlossaireEcole unique : résultat de la réforme institutionnelle qui, du décret

Berthoin de 1959 à la réforme Haby en 1975, met en place le collègeunique et organise l’accès de tous les élèves au secondaire. Cetteréforme réunit ainsi les deux réseaux de scolarisation, primaire et secon-daire, qui restaient très cloisonnés sous la IIIe et la IVe République ; elleinternalise une sélection sociale qui s’opérait jusque-là à l’extérieur del’école et met les élèves en concurrence via un dispositif de notation,de classement hiérarchique et d’orientation.

Code grapho-phonologique : système des relations entre les sonsde la langue et les signes graphiques (lettres et syllabes) qui les repré-sentent.

Méthode syllabique : enseigne le déchiffrage des signes écrits (lesgraphèmes) qui transcrivent les sons élémentaires (phonèmes) de lalangue. Cet apprentissage de la prononciation des lettres et de leurscombinaisons en syllabes s’opère de façon progressive : l’élève n’estjamais appelé à déchiffrer un mot dont il ne connaît pas les graphèmesqui le composent.

Méthode globale pure : apprend à lire par la reconnaissance visuelleglobale des mots, en contournant l’apprentissage du code grapho-phonologique. Cette méthode offre à l’élève la possibilité d’associersystématiquement déchiffrage et compréhension de l’écrit. La globaleentend faire appel à son intérêt et à son investissement autonome.

Méthode mixte : la globale pure s’étant avérée inapplicable, la mixtea réintroduit l’apprentissage du code grapho-phonologique. Mais ledéchiffrage s’opère en partant du son et non – comme c’est le casdans la syllabique – du signe écrit. Il laisse subsister une bonne partde « lecture devinette» en confrontant constamment les élèves à desmots dont ils n’ont appris à déchiffrer que telle lettre ou telle syllabe :ils doivent deviner le reste en s’appuyant sur le contexte de la phrase,l’illustration du manuel, leur connaissance familière du mot.

De l’instituteur à l’orthophoniste

* Chercheur, membre du Groupe de recherches surla démocratisation scolaire (GRDS).

(1) Note d’information no 08.38, ministère de l’édu-cation nationale, décembre 2008.

(2) Instituteur et pédagogue, Célestin Freinet (1896-1966) prônait une école coopérative favorisant la libreexpression des élèves et leur pleine participation à lagestion de l’établissement. Ses travaux ont connu unretentissement important et continuent à faire référencedans les milieux pédagogiques.

MALGRÉ une amorce récente de retourà la syllabique, les méthodes mixtesdemeurent utilisées par environ 90 % desmaîtres de l’école publique. Commentalors ne pas se demander ce que leurdoivent les difficultés de maîtrise de lalangue écrite qui affectent un si grandnombre d’élèves à la sortie du primaire?Comment ne pas s’étonner que le nombred’orthophonistes soit passé en France decent soixante en 1963 à plus de seize milleaujourd’hui? On pourrait bien sûr associercette augmentation à l’essor des profes-sions de soin à l’enfance dans la mêmepériode. Elle n’en a pas moins étéalimentée et justifiée par des difficultésd’apprentissage de la lecture qui n’ont pasété surmontées dans le cadre de la classe.Et comment ne pas être surpris par ceparadoxe : d’un côté, la révolution desméthodes de lecture s’est opérée au nom du« lire, c’est comprendre» ; de l’autre, lescollégiens de 1995 ne comprenaient pasmieux un texte écrit que leurs aînés aumême âge dans les années 1920 (4). Etactuellement, selon des données conver-gentes de l’enquête 2009 du programmeinternational pour le suivi des acquis desélèves (Programme for InternationalStudent Assessment, PISA) et de la direc-tion des études du ministère de l’éducationnationale, cent cinquante mille jeunes

sortent chaque année de l’école «en grandedifficulté de compréhension de l’écrit».

Un apprentissage qui substitue le devinerau lire ne peut manquer d’avoir des effetsà long terme. Il se prétend plus faciled’accès, mais risque d’installer l’élève dansune lecture imprécise, source inévitablede difficultés de compréhension, et dansune écriture floue. De fait, si les élèvesdes zones d’éducation prioritaires (ZEP)ont du mal à comprendre des textes simplesau sortir du primaire, c’est qu’ils ne prêtentpas une attention suffisante à la matérialitédu texte écrit (des signes graphiques menuscomme la ponctuation ou les accords deconjugaison ne faisant pas sens pour eux).

Les tenants du progressisme pédago-gique s’opposent aux méthodes tradition-nelles au nom de façons d’enseignersusceptibles de rendre l’enfant plus intel-ligent en le considérant d’emblée commele sujet autonome de ses apprentissages.Leurs critiques se réclament, eux, d’unetransmission plus efficace des savoirs.Ainsi s’opposent, dans une sorte dedialogue de sourds, deux modèles d’école.L’un, ancré dans le refus de toute formed’inculcation autoritaire et mécanique,cherche à émanciper l’enfant par la qualitédes façons d’enseigner. L’autre fait découlerl’émancipation de l’acquisition du savoir.

Déchiffrer ou deviner ?

QU’ON LA DISE syllabique, alphabétiqueou encore graphémique, la méthode delecture en vigueur jusqu’aux années 1970propose un apprentissage progressif dudéchiffrage des graphèmes. Constitués delettres et de combinaisons de lettres, lesquelque cent cinquante graphèmes del’écriture du français permettent de trans-crire les trente-six phonèmes, ou sons insé-cables, de la langue orale (certainsphonèmes n’ayant qu’une transcriptionpossible, tel «ou», et d’autres jusqu’à sept,tel le son «s» de sac : s, ss, sc, c, ç, x, t).L’étude des graphèmes permet de déchif-frer un nombre rapidement croissant desyllabes, et donc de mots et de phrases.

De son côté, la méthode globale pureprône une entrée dans la lecture quicontourne le déchiffrage des graphèmes.L’idée d’apprendre à identifier directementles mots eux-mêmes, saisis dans leurglobalité, émerge dès le XVIIIe siècle. Il faut toutefois attendre le début du

XXe siècle pour qu’Ovide Decroly, ayantsuffisamment formalisé cette démarchepour la mettre en pratique, l’inscrive dansle dispositif éthique et théorique des« pédagogies nouvelles ». La globale,soutenue par Célestin Freinet (2), va vitedevenir emblématique de ces dernières.Son usage restera toutefois marginal dansle système éducatif jusqu’aux instructionsofficielles de 1972 et 1985.

Ces directives encouragent le passage àla globale au nom du principe selon lequel«lire, c’est comprendre», ce qui dévaloriseimplicitement la syllabique, renvoyée audéchiffrage de graphèmes et de syllabes

PARMI les nombreux débats qui agitentl’école en France, celui des méthodes d’ap-prentissage de la lecture est l’un des plusépineux et des plus récurrents. La publica-tion, particulièrement depuis 2005, dedonnées d’enquête indiquant la maîtrisetrès insuffisante de la langue écrite par lesélèves entrant au collège a érodé uneconfiance bien établie dans l’école primaire.La direction de l’évaluation, de la pros-pective et de la performance (DEPP) duministère de l’éducation nationale observeainsi que les performances des écoliersfrançais à l’entrée en sixième en matièrede maîtrise de la langue écrite ont stagnéentre 1987 et 1997 (décennie de la secondeexplosion scolaire qui massifie le lycée etl’université), et baissé de 1997 à 2007 (1).

Ce problème, bien antérieur à la miseen œuvre des politiques néolibérales, nesera pas résolu par la seule restitution despostes supprimés, si indispensable soit-elle (lire l’article ci-dessous). Les inéga-lités scolaires perdurent depuis lesannées 1960 et la mise en place de l’écoleunique de la République (lire le glossaire) :d’après les calculs réalisés par l’Institutnational d’études démographiques (INED)et depuis par la DEPP, le taux d’accès àun bac général, celui qui donne le plus dechances de réussir dans l’enseignementsupérieur, était dans les années 1960 de11 % pour les enfants d’ouvriers et de 56 %pour les enfants de cadres (45 pointsd’écart). Il s’établit aujourd’hui à 22 %pour les enfants d’ouvriers et à 72 % pourles enfants de cadres (50 points d’écart).

Tout réexamen des dispositifs d’ensei-gnement doit débuter par les apprentissagesdu «lire-écrire». On peut d’ailleurs rappelerqu’en 1972 la rénovation de l’enseignement

6INTÉRÊTS INDUSTRIELS ET AMBITIONS POLITIQUES

Patrons de presse en campagne

Les Echos, premier quotidien économiquefrançais, avait confié à des proches qu’ilétait important de détenir un journal afinde se prémunir des attaques de la presse.Quel journaliste se sent de taille à enquêtersur un industriel qui représente, outre laquatrième fortune mondiale, l’un des plusgros budgets publicitaires de la presse(10 % de celui du groupe Figaro [4])... etun employeur potentiel ? Aux Echos, leconflit d’intérêts peut surgir à chaqueinstant, par exemple lorsqu’il s’agit detraiter les enjeux d’une grève dans leshypermarchés Carrefour, dont M. Arnaultest, avec le fonds Colony Capital, l’action-naire principal – le mouvement avait pourorigine la suppression exigée de quatremille cinq cents emplois malgré unbénéfice de 380 millions d’euros en 2010.Ou comme ce jour de juillet 2008 où lejournal s’est autocensuré pour ne pas direque le nom de M. Arnault avait été huélors d’une assemblée générale extraordi-naire de Carrefour.

Une charte de déontologie ainsi quedes limites à l’ingérence de l’actionnaireont bien été établies lors du rachat desEchos, en 2007. Mais cela n’a pasempêché M. Arnault de confier la défensede ses intérêts à M. Nicolas Beytout,président-directeur général du groupe depresse – et invité du Fouquet’s le soir del’élection de M. Sarkozy en 2007. Enmars 2008, M. Beytout est intervenu pourmodifier la « une » afin que la victoire dela gauche aux élections municipales nepasse pas pour une défaite de M. Sarkozy.Et dans sa bataille récente pour le contrôled’Hermès, dont il a acquis 17 % enoctobre 2010 sans en avertir au préalablel’Autorité des marchés f inanciers, aumépris des règles boursières, Les Echos

accompagne encore l’offensive duprédateur : « Hermès : les dissensionsfamiliales apparaissent au grand jour »,titre le quotidien le 14 mars 2011. Nullemention, en revanche, de la sortie dupatron du sellier, M. Patrick Thomas, lorsde la présentation de ses – florissants –comptes 2010 : « Si vous voulez séduireune belle femme, vous ne commencez paspar la violer par-derrière (5).» Le Figaro,de son côté, évoquera l’incident commeune « délicate entorse au style “subtil,discret et élégant” de la maison »(4 mars 2011)…

Pour défendre leurs intérêts, les indus-triels peuvent compter sur les journauxdont ils assurent les fins de mois. Proprié-taire du quotidien gratuit Direct Matin,M. Vincent Bolloré ne fait pas exception.Après avoir obtenu la concession du portd’Abidjan pour sa société de transport et

de logistique, le groupe s’est impliqué – viaEuro RSCG, filiale d’Havas – dans lacampagne de M. Laurent Gbagbo, l’ancienchef d’Etat ivoirien, qui refusait de rendrele pouvoir après avoir été battu à l’électionprésidentielle de novembre 2010. Le5 janvier, Direct Matin titre dans un articleà la «une» : «La main tendue de Gbagborejetée par Ouattara (6)».

Parfois, l’actionnaire recherche dans la presse un simple levier d’influence surles hommes politiques susceptibles defavoriser ses affaires. Ce n’est sans doutepas un hasard si le groupe Lagardère, quia vendu toute sa presse internationale endébut d’année, conserve les médiasfrançais les plus influents (Europe 1, Le Journal du dimanche, Elle). Il a d’ail-leurs confié à M. Denis Olivennes, unproche de M. Dominique Strauss-Kahnapprécié de M. Sarkozy, le soin de pilotercet ensemble hautement stratégique.

« Heureusement qu’il y a un groupecomme Lagardère, heureusement qu’il ya Bernard Arnault, heureusement qu’ily a Edouard de Rothschild [à Libération] !Où serait la presse écrite aujourd’hui s’iln’y avait pas des actionnaires commecela?», s’exclamait M. Arnaud Lagardèreau « Grand Jury RTL - Le Figaro - LCI »,le 9 décembre 2007. Pourtant, l’arrivée decapitaines d’industrie n’a pour l’heure enrien profité aux journaux français. Malgréles bénéfices record de leurs actionnaires,les éditeurs de presse n’ont pu mettre enplace aucun plan de relance audacieux, etleur rédactions n’ont pas été épargnées pardes économies drastiques devant ledélabrement des ventes et des comptes.

Il y a là une forme de paradoxe : réputésexperts en la matière, les patrons de grandsgroupes se révèlent incapables d’enclencherun processus de sauvetage industriel de lapresse. Ils préfèrent nommer des hommessûrs, comme MM. Mougeotte (Le Figaro)ou Beytout (Les Echos), à la tête de leurspublications, plutôt que des journalistesanimés par le seul souci de la relance édito-riale. Et tailler dans les effectifs : leSyndicat national des journalistes - Confé-dération générale du travail (SNJ-CGT) adécompté trois mille suppressions de postesde journaliste en 2010.

SEPTEMBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

DANS la prochaine course à l’électionprésidentielle française, la presse écrite etson outil industriel risquent d’occuper lesétats-majors politiques. L’Etat doit-ilaccompagner financièrement la restructu-ration des journaux? Alors que la direc-tion du Figaro a choisi en juin de céder lecontrôle de son imprimerie de Tremblay-en-France au groupe Riccobono, celle duMonde annonçait le même mois l’arrêtd’une des deux rotatives encore en serviceà l’imprimerie d’Ivry-sur-Seine. M. LouisDreyfus, président du directoire du Monde,projette de confier à la presse quotidiennerégionale le soin d’apporter «une solutiond’impression en régions», afin d’assurerdes ventes l’après-midi en province et decombler ainsi une perte annuelle de 3millions d’euros. Au total, d’après TheEconomist (1), M. Xavier Niel, l’un desactionnaires du Monde, envisagerait delicencier deux cent vingt des deux centsoixante ouvriers du site. L’hebdomadaire

* Journaliste. Auteure d’On achète bien les cerveaux.La publicité et les médias, Raisons d’agir, Paris, 2007.

britannique compare d’ailleurs ce milliar-daire du Web à M. Rupert Murdoch, quibrisa la résistance du syndicat des typo-graphes anglais dans les années 1980. Maisil estime aussi que la presse quotidiennenationale va au-devant d’un sévère conflitdès lors qu’elle se heurte au Syndicat dulivre, dont un quart des membres seraientmenacés par la restructuration du Monde.

Les quotidiens parisiens renoncent doncà leur outil industriel de production auprofit de la mise en valeur de leur«marque» et d’Internet. Le pari se révèleparfois hasardeux. En juin dernier, la prési-dente du quotidien économique La Tribuneannonçait sa décision de « suspendre lapublication» de l’édition papier entre les8 et 19 août pour baisser les coûts. Las,ces «semaines les plus creuses de l’année»,comme les définissait Mme Valérie Decamp,furent marquées par une tempête boursièrede premier ordre…

PAR MARIE BÉNILDE *

Erosion des ventes, concurrence d’Internet : la pressequotidienne française a-t-elle les moyens de redresser lasituation ? Ses actionnaires industriels sont en passe d’êtreremplacés par des financiers ; mais les uns comme lesautres cherchent à la mettre au service de leurs intérêts,tandis que les contre-pouvoirs qui limitaient leur ingérence faiblissent.

Accompagner l’offensive des prédateurs

«Réjouissez-vous», lançait M. Sarkozy

SI elle tend à mettre fin à son aventureindustrielle, la presse quotidienne pari-sienne n’en renforce pas moins ses liensavec d’autres industries, grâce à un échangede bons procédés. Le Figaro, dont le direc-teur de la rédaction Etienne Mougeottecompte désormais parmi les conseillers deM. Nicolas Sarkozy (2), s’emploie àcompromettre les chances des rivaux duprésident, comme M. François Hollande,associé en «une» à l’affaire Strauss-Kahn,le 19 juillet. En retour, le propriétaire duquotidien, M. Serge Dassault, dont l’Etatfrançais demeure l’unique client pour sesavions Rafale, voyait au même moment sonsoutien actif à l’Elysée récompensé par uncontrat portant sur la construction de dronespour l’armée française – une décision prisecontre l’avis du chef d’état-major desarmées et celui du directeur général de l’ar-mement. Parallèlement, M. Dassault, séna-teur de l’Essonne (Union pour un mouve-ment populaire, UMP), a la satisfaction delire de plus en plus souvent dans Le Figarodes échos de ses prises de position à laChambre haute (le 6 juillet sur la prime auxsalariés ou le 8 juillet sur la grève de ladistribution de la presse quotidienne).

Au sein du journal, l’interventionnismede M. Dassault se manifeste par des coupsde fil quotidiens au directeur de la rédaction,comme l’a reconnu M. Mougeotte devantl’Association des journalistes médias(AJM), le 12 octobre 2010. L’industrieln’aurait pas hésité à demander le licen-ciement d’un journaliste, GeorgesMalbrunot, ex-otage en Irak, pour uneenquête sur «Le business secret d’Israëldans le golfe Persique» (26 juin 2010). Cetarticle avait provoqué les foudres d’AbouDhabi et contrarié les plans de M. Dassault,qui cherchait à vendre le Rafale à l’émirat.Quelques mois plus tard, M. Francis Morel,le directeur général du quotidien, opposéau limogeage de ce journaliste, étaitdébarqué pour «incompatibilité d’humeur»avec son actionnaire (3). Quatre ans plustôt, M. Morel s’était montré plus accom-modant en acceptant que Le Figaro du12 décembre 2007 publie une page depublicité en faveur de M. MouammarKadhafi, en visite en France, et avec qui legroupe Dassault était alors en négociationavancée pour la vente de quatorze Rafale...

Quand il possédait La Tribune,entre 1993 et 2007, M. Bernard Arnault,président du groupe Louis Vuitton MoëtHennessy (LVMH), qui a ensuite racheté

(1) « The revolution at Le Monde», The Economist,Londres, 30 juillet 2011.

(2) « Le “groupe Fourtou” œuvre en secret à laréélection de Nicolas Sarkozy», Le Monde, 15 août 2011.

(3) « Francis Morel évincé du Figaro pour “incom-patibilité d’humeur”», LeMonde.fr, 25 janvier 2011.

(4) Le Canard enchaîné, Paris, 27 avril 2011. Lireaussi Jean-Pierre Tailleur, « Journalistes économiquessous surveillance », Le Monde diplomatique,septembre 1999.

(5) Le Canard enchaîné, 9 mars 2011.

(6) Cf. Colin Brunel, «La presse de Bolloré soignel’ami Gbagbo», www.acrimed.org, 13 janvier 2011 ;Thomas Deltombe, «Les guerres africaines de VincentBolloré», Le Monde diplomatique, avril 2009.

(7) www.electronlibre.info, 24 mai 2011.

LE SALUT viendra-t-il de nouveauxactionnaires, comme MM. Pierre Bergé,Matthieu Pigasse ou Niel, qui ont pris lesrênes du Monde ? Une charte d’indépen-dance régit les rapports entre la rédactionet les nouveaux propriétaires, mais cettealliance d’hommes d’affaires démultiplieles possibilités de conflits d’intérêts.Comment traiter de Free – contrôlé parM. Niel –, des multiples terrains d’opéra-tion de la banque Lazard, dirigée en Francepar M. Pigasse, ou du Téléthon, auquels’en est pris M. Bergé en tant que prési-dent du Sidaction? Ce dernier a d’ailleursmontré qu’il ne se contenterait pas d’uneposition d’« actionnaire dormant ». Le11 mai 2011, il a adressé un courrier élec-tronique au directeur du Monde pourexprimer son «profond désaccord avec letraitement réservé à Mitterrand», après lamise en cause de l’ancien président dansune tribune libre de l’historien FrançoisCusset, assimilée à un «article immonde,digne d’un brûlot d’extrême droite» (7).La censure est peu probable, compte tenudes pouvoirs encore détenus par la Sociétédes rédacteurs du journal, mais l’auto-censure n’est pas impossible.

Après les industriels, la décennie quicommence verra-t-elle des financiers seporter au chevet de la presse ? Parl’entremise de son autoritaire présidentMichel Lucas, le Crédit mutuel contrôledésormais la plupart des quotidiensrégionaux de l’est de la France, duDauphiné libéré à L’Est républicain. Lesmutualisations journalistiques engagées,à travers des reportages communs, et lesintrications avec les intérêts commerciauxde cette banque font craindre une atteinteau pluralisme et à l’indépendance de lapresse. D’ores et déjà, un reporter duJournal de Saône-et-Loire a été envoyécouvrir pour l’ensemble des titres dugroupe... une opération humanitaire du

Crédit mutuel en Haïti. Et que les journa-listes ne s’avisent pas de faire grève : celledu Républicain lorrain, menée pourréclamer une hausse des salaires, s’estsoldée par la mise en vente du titre. «J’aidit [au personnel] : “Vous ne m’intéressezplus en tant qu’individus, car le dealhumain qu’il y avait entre nous, vous l’avezcoupé”», a lâché M. Lucas à l’AFP.

En février, La Voix du Nord, pour sapart, a fait entrer dans son capital, à hauteurde 25 %, le Crédit agricole du Nord, avecpour perspective avouée une «optimisationdu lien ». Difficile de retrouver dans cettedémarche l’esprit de la Résistance quidonna naissance au journal et milita pourune presse libérée « des puissancesd’argent ». Il s’agit pour le nouvel actionnaire de démarcher, derrière leslecteurs du quotidien, des clients poten-tiels pour ses offres de services bancaires.«Réjouissez-vous que des industriels inves-tissent dans la presse plutôt qu’elle appar-tienne à des fonds de pension anglo-saxons », lançait M. Sarkozy au NouvelObservateur, le 13 décembre 2007.Capitaines d’industrie ou fonds de pension,le destin de la presse française se réduit-il vraiment à cette alternative ?

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LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 20117

La malédiction du balai

AVEC Les Femmes du 6 e étage, de Philippe Le Guay, etMa part du gâteau, de Cédric Klapisch, les femmes de ménageoccupent en 2011 une place de choix sur grand écran. Lespersonnages d’employées de maison étaient pourtant un peupassés de mode depuis l’époque glorieuse d’Eugène Labiche,de Georges Feydeau et du théâtre populaire. Le cinéma reflé-tait ainsi une certaine réalité sociologique et statistique : depuisla fin de la seconde guerre mondiale, la croissance des « trenteglorieuses » avait peu à peu fait disparaître les bonnes d’antan.Au point que lorsque les Frères Jacques chantaient qu’« il n’ya plus de bonnes ni de bourgeois », le sociologue américainLewis Alfred Coser décrivait les services domestiques commedes activités « obsolètes (1) ».

Pourtant, les « gens de maison » ont longtemps constitué ungroupe professionnel important, regroupant jusqu’à un tiers dela main-d’œuvre féminine dans des pays aussi divers que lesEtats-Unis des années 1920 ou la Grèce des années 1950. Dansle cas français, on recensait au début du XXe siècle près d’unmillion d’emplois de maison pour vingt millions d’actifs. Quan-titativement importants, les domestiques n’en demeuraient pasmoins à part, relevant plutôt d’une condition que d’un métierau sens classique du terme. La conquête des droits civiques aété longue (2). Quant aux droits sociaux, leur mise en placedemeure toujours dérogatoire par rapport aux autres salariés...A nouveau, cette situation n’est pas propre à la France, et laquestion de l’application du droit du travail à ces emplois unpeu particuliers se pose toujours dans de nombreux pays (3).

L’amélioration du statut des employés de maison fut d’au-tant plus compliquée que leur nombre ne cessait de diminuer.Dans un premier temps au moins, ce ne fut pas la demandequi s’essoufflait, mais plutôt l’offre de travail. Au début dusiècle, « les bonnes s’arrachent comme du pain chaud (4) »et la « question domestique » se pose avec acuité : les candi-dats à ces postes se font rares. La profession se féminise et lesbonnes viennent de régions rurales plus éloignées. C’estl’époque de Bécassine (5)... La première guerre mondialeconstitue un premier choc avec l’emploi de femmes dans lesusines. Et, si la crise de 1929 tend à faire remonter le nombrede gens de maison, la baisse historique est enclenchée. Elles’accélère après 1945. Les Espagnoles, puis les Portugaises, prennentla place des jeunes provinciales. Surtout, le modèle de la bonnehébergée au domicile de son employeur disparaît rapidement. Le récitpassionnant de Maria Arondo (6) témoigne de ce passage d’un mondeà l’autre : la femme de ménage aux employeurs multiples s’imposeprogressivement. Le nombre d’heures par employeur diminue, et larelation d’emploi se dilue dans un contrat de plus en plus souventinformel. Bref, de moins en moins d’emplois, de moins en moinsdéclarés. Le secteur atteint son plus bas niveau au cours desannées 1980 : en France, l’Institut national de la statistique et desétudes économiques (Insee) dénombre à peine plus de deux cent milleemployés de maison.

La crise et la persistance d’un chômage de masse vont cependantdonner une « nouvelle chance » au secteur. Obsolètes, ces activitésacquièrent soudain le statut d’un gisement d’emplois qu’il convientd’exploiter au mieux. A partir du début des années 1990, les mesuresde soutien se succèdent : exonérations de cotisations sociales en faveurdes emplois familiaux, réduction d’impôt sur le revenu, chèque emploi-service qui deviendra « universel » (CESU), création en 2005 del’Agence nationale des services à la personne (ANSP)... L’argumentde la création d’emplois rend cette politique assez consensuelle. Seulle plafond des réductions d’impôt sur le revenu est modifié au fil desalternances politiques, mais le principe n’est pas contesté : aidons lesemployeurs de femmes de ménage, cela crée (ou blanchit) du travail.Et peu importe si les coûts dérapent ou si ces aides ne profitent qu’auxménages les plus aisés.

* Economistes. François-Xavier Devetter est coauteur, avec Sandrine Rousseau, de Du balai.Essai sur le ménage à domicile et le retour de la domesticité, Raisons d’agir, Ivry-sur-Seine, 2011.

Le modèle de la domestique au service d’une seule famillereste courant dans certaines régions du monde, notam-ment dans le Golfe ou en Asie. L’Indonésie, le Sri Lanka oules Philippines se spécialisent dans l’« exportation » demain-d’œuvre féminine (lire pages 1, 10 et 11). En Europe,les travaux d’entretien et le soin des enfants ou celui despersonnes âgées incombent plutôt à des salariés aux

employeurs multiples, qui ont bien du mal à défendre leursdroits (lire pages 8 et 9). La revalorisation par l’Etat fran-çais des « services à la personne » amalgame prestationsde confort et prise en charge des plus vulnérables ; ellenéglige en outre le fait que ce secteur d’activité prospèretant sur les inégalités sociales (lire ci-dessous) que sur lesinégalités entre hommes et femmes (lire page 12).

A son tour, la Commission européenne souligne l’intérêt d’un méca-nisme comme le CESU. La Belgique crée un titre « emploi-service »encore plus généreux (mais légèrement plus contraignant, car lié aurecours à des structures prestataires). Bien d’autres pays étudient ouexpérimentent des dispositifs de soutien ou... adaptent leur politiquemigratoire. C’est principalement le cas des pays méditerranéens, quiorganisent les flux en faveur de ces « secteurs prioritaires » (Espagne,Italie) ou ferment les yeux sur la croissance du travail illégal (Grèce).Car si les réponses diffèrent sensiblement, la question centrale esttoujours la même : comment rendre le travail domestique bon marché ?Les niches fiscales françaises divisent le coût par deux. Le recoursaux Albanaises et aux Ukrainiennes en Grèce, aux Ukrainiennes etaux Roumaines en Italie, aux Sud-Américaines en Espagne, permetd’atteindre un résultat assez proche. Le renouveau de l’emploi domes-tique en Europe (comme aux Etats-Unis précédemment) se manifestedans un contexte d’augmentation et surtout de féminisation de l’im-migration. Certains pays semblent même se spécialiser dans l’expor-tation de leur main-d’œuvre féminine, comme l’Indonésie, les Philip-pines (lire le reportage en première page) ou l’Ukraine.

LE RENOUVEAU de l’emploi domestique entrecroise deux questionsfondamentales : quel est le périmètre des services soutenus par lespouvoirs publics ? Et quel doit être le degré d’organisation des servicesrendus ? La première renvoie à la définition des services qui peuventbénéficier de financements publics, et plus particulièrement à la sépa-ration ou non des activités de soin (care) et des activités denettoyage (clean). En effet, l’appellation « services à la personne » cacheune grande hétérogénéité d’activités que l’on peut néanmoins diviseren deux grandes catégories : d’une part, les services de confort (grossomodo, le ménage) au bénéfice des actifs aisés ; d’autre part, les servicesd’aide aux personnes fragilisées ou vulnérables, notamment les enfantset les personnes âgées (le soin).

Dans la pratique, ces activités peuvent se ressembler. Entre l’entre-tien du cadre de vie et l’aide à la vie quotidienne, il existe des recou-pements. Mais les logiques qui font naître la demande pour ces deuxservices s’opposent : le souhait de s’épargner les tâches ingrates d’uncôté, l’impossibilité de maintenir son autonomie de l’autre. En outre, pourles personnes fragiles, le recours à des services domestiques dépendassez peu du niveau de ressources. Au contraire, la demande de services

de confort varie en fonction des revenus : près d’un tiers desménages actifs appartenant aux 5 % les plus riches recourent àune aide domestique rémunérée, contre moins de 2 % pour ceuxdisposant d’un revenu inférieur à la médiane (7). Les acteursde l’aide à domicile (salariés, associations, etc.) insistent d’ail-leurs sur les différences qui les opposent aux services domes-tiques. Pourtant, les politiques menées dans de nombreux paysmélangent entretien et soin. C’est le cas des pays méditerra-néens qui drainent quantité d’aides soignantes, infirmières ouassistantes maternelles issues des pays du Sud et tentent depallier les insuffisances de leur Etat social en favorisant l’em-ploi de salariés hébergés chez les personnes âgées.

MAIS c’est également le cas de la France, particulière-ment depuis la mise en place en 2006 du plan de développe-ment des services à la personne, ou plan Borloo : toutes les acti-vités réalisées à domicile, qu’elles aient ou non une vocationsociale, bénéficient des mêmes avantages (avec la transfor-mation de la réduction d’impôt en crédit d’impôt pour les seulsactifs, ces derniers sont même avantagés par rapport auxpersonnes âgées). L’ANSP créée dans ce cadre valorise dansses campagnes de publicité un « produit » qui permet, entreautres, de devenir « une mère attentionnée, une collègue bien-veillante, une femme épanouie » ! A l’inverse, d’autres pays,notamment scandinaves, cherchent à organiser ces deux typesde services de manière radicalement différente. Ils concen-trent l’effort public sur le soin et les services auprès despersonnes fragiles – créant ainsi un secteur important etqualif ié de l’aide à domicile –, tandis que les services deconfort sont laissés au libre jeu du marché et soumis auxmêmes règles que les autres secteurs d’activité. Les emploisde domestiques ne se développent pas, car le coût devientprohibitif pour des tâches qu’il est toujours possible d’effec-tuer soi-même.

La seconde question qui traverse les politiques publiques rela-tives aux services à la personne renvoie à la place de l’emploiinformel (travail au noir) ou de l’emploi direct (gré à gré) par

rapport à l’emploi prestataire (collectivités publiques, associations ouentreprises, qui peuvent être plus ou moins contrôlées). A nouveau, uneopposition entre le nord et le sud de l’Europe se dessine. Les pays médi-terranéens ont fait le choix de laisser croître un secteur très peu forma-lisé, où l’emploi direct domine largement. Si des organisations se déve-loppent, elles visent principalement à faciliter la mise en relation entreemployeurs et employés, sans chercher à s’interposer dans la relationd’emploi elle-même.

A l’inverse, dans les pays du nord de l’Europe, et en France depuis2005, se développent des entreprises ou des associations prestatairesqui structurent davantage l’emploi. Leur intermédiation n’améliorepas toujours les conditions de travail et d’emploi des salariés dusecteur, mais elle transforme les relations en les dépersonnalisant.En schématisant, ces organisations rapprochent les femmes de ménagedes ouvriers spécialisés (OS) du nettoyage... De même, aux Etats-Unis, de grandes chaînes du nettoyage à domicile se sont dévelop-pées, organisant le travail en équipe d’intervenantes outillées de maté-riel propre à l’entreprise (aspirateur sur le dos, par exemple), facturantà la surface ou encore divisant le travail de manière quasi industrielle.Au modèle de l’emploi domestique traditionnel des pays méditerra-néens s’opposent donc le modèle marchand des pays anglo-saxons etle modèle de l’action sociale caractéristique des pays scandinaves. Sicelui de l’action sociale refuse explicitement de mélanger servicesde confort et aide à domicile en récusant l’idée d’un vaste secteur desservices à la personne, les deux autres systèmes entretiennent clai-rement les inégalités sociales.

SOMMAIRE DU DOSSIER

(1) Lewis Alfred Coser, « Servants : The obsolescence of an occupational role », SocialForces, vol. 52, no 1, University of North Carolina Press, Chapel Hill, septembre 1973.

(2) La loi de 1848 sur le suffrage universel leur donne le droit de vote (refusé en 1793),mais sans leur accorder l’éligibilité ni le droit d’être juré. Cf. Jacqueline Martin-Huan, La Longue Marche des domestiques, Opéra, Nantes, 1997.

(3) En particulier en Allemagne et dans les pays méditerranéens. Cf. Helma Lutz, Migrationand Domestic Work, Ashgate, Farnham (Royaume-Uni), 2008.

(4) Journal des gens de maison (bulletin du Syndicat des gens de maison), Paris, 8 septembre 1908.

(5) Héroïne de bande dessinée créée en 1905 par le dessinateur Joseph Pinchon et JacquelineRivière, rédactrice en chef de La Semaine de Suzette, et inspirée de la propre bonne bretonnede cette dernière.

(6) Maria Arondo, Moi, la bonne, Stock, Paris, 1975.

(7) Enquête « Budget de famille 2005 », Insee, Paris.

MIRAGE DES SERVICES À LA PERSONNE

D O S S l E R

PAGES 8 ET 9 : Syndicaliser les aides à domicile, un travail defourmi, par Pierre Souchon.

PAGES 1, 10 ET 11 : Profession, domestique, par Julien Brygo.

PAGE 12 : Eternelles invisibles, par Geneviève Fraisse.

PAR FRANÇOIS-XAVIER DEVETTER ET FRANÇOIS HORN *

(Lire la suite page 9.)

Les images qui accompagnent ce dossier, extraites de la série « Bau », sont de Takashi Suzuki

(exposition du 10 septembre au 13 octobre à la Galerie de Multiples, Paris 3e)

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Sur le site

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En l’absence de financements publics, ces services découlent direc-tement de l’existence d’écarts de revenus importants. Que l’on se placedans une perspective historique à l’échelon français ou que l’on comparedifférents territoires nationaux, la proportion de familles recourant à unefemme de ménage reste corrélée aux inégalités de revenus (8). L’ana-lyse économique la plus classique montre aisément cette logique de« spécialisation » : dès lors que mon temps libre vaudrait plus que celuide femmes non qualifiées, pourquoi me priver de leurs services ? Descalculs plus poussés montrent ainsi que, pour que ces services à lapersonne se développent, un ratio de 1 à 5 doit exister entre le revenudu ménage employeur et celui de l’employée. Les sociétés de ménage àdomicile illustrent parfois crûment ces inégalités nécessaires : « Yourtime is precious, ours is affordable » (« Votre temps est précieux, le nôtreest abordable »), clame ainsi une grande chaîne américaine. Loin d’êtreconsidérées comme négatives, ces inégalités sont perçues comme unatout pour créer des emplois, dans la logique de « percolation » (larichesse des uns devant profiter au final à tous) chère aux néolibéraux :comme le martèle l’ANSP, « ce sont les besoins des uns qui font lesemplois des autres »...

Et si les riches ne le sont pas assez, il est possible de les subventionner.C’est bien la logique mise en place en France. Alors que l’emploi depersonnel de maison faisait l’objet de taxes spécifiques jusqu’auxannées 1950, il représente désormais une dépense à encourager : plus de5 milliards d’euros sont distribués aux ménages aisés (2,3 aux seulsménages actifs et 2,9 aux retraités imposables) en exonérations fiscaleset sociales diverses. A titre de comparaison, ces montants sont supé-rieurs à la totalité de l’allocation personnalisée d’autonomie versée auxpersonnes âgées pour l’aide à domicile (3,3 milliards d’euros).

Mais, pour que ces emplois se développent, il ne faut pas seulementdes riches : il faut aussi des pauvres pour les accepter. Là encore, la poli-

tique menée depuis 2005 témoigne d’une certaine cohérence : rendonsle travail à bas salaire acceptable en créant le revenu de solidaritéactive (RSA), un dispositif prévu pour être « activé » au profit de cesecteur. Et, si cela ne suffit pas, peut-être faudra-t-il rendre obligatoirel’acceptation d’une offre d’emploi « raisonnable »... Certains employeursrésument bien cette idée : « Les filles jeunes ne viennent pas chez nouspour rester. C’est un métier de passage. Mais pour des dames de 40 ans,elles ne se voient pas faire autre chose », nous expliquait en 2008 ladirectrice d’une structure associative comptant trente salariées.

Le développement de ces services s’appuie donc sur des inégalitésde revenus… qu’il contribue à creuser. Mais d’autres inégalités – plusfondamentales – de « statut » se nichent au cœur des relations socialescaractérisant le secteur. De ce point de vue, vouloir revaloriser la domes-ticité est une contradiction dans les termes. Les emplois de ménagesont associés à des groupes sociaux dominés (femmes et/ou immi-grés) ; le rapport aux déchets et aux déjections les a historiquementconstitués en métiers « ignobles » (réservés en Inde aux intouchables),symboliquement distincts des autres emplois non qualifiés. Ils consti-tuent des « zones de relégation » (9) : le travailleur y échappe au regarddu commun et son ouvrage ne se remarque que lorsqu’il n’est pas fait.L’invisibilité des salariés a été poussée à son paroxysme par lescampagnes de communication de l’ANSP montrant des aspirateurs etdes pulvérisateurs de nettoyant pour vitres qui semblaient animés parl’opération du Saint-Esprit...

Les travaux liés à l’entretien (employée de maison, nettoyeur, aideà domicile et femme de chambre) constituent un débouché considé-rable pour des femmes en position d’infériorité parce qu’elles n’ontpas de diplôme, d’expérience, de réseaux ou plus simplement la natio-nalité française (10). Moins massif qu’en Italie ou en Espagne, lerecours à la main-d’œuvre étrangère pour les services à la personne ad’ailleurs fait l’objet d’une mention explicite dans un rapport officiel :« C’est dans les métiers de la santé et des services personnels et domes-tiques qu’un recours, au moins temporaire, à une immigration plusimportante peut se justifier, à condition que les nouveaux arrivantssoient effectivement en mesure d’occuper les emplois à pourvoir (11). »En juin 2008, un accord a été conclu entre le ministre de l’immigra-

tion et la ministre de l’économie. Il stipule que les immigrés nouvel-lement arrivés sur le territoire français par le biais du regroupementfamilial seront orientés vers l’ANSP afin d’être formés aux métiersdes services à la personne (12).

Cette politique est à la fois coûteuse et inégalitaire. Elle s’inscritdans une logique de marchandisation des activités domestiques, sansamélioration de la qualité des services rendus. Ces mécanismes ontété dénoncés dès la mise en œuvre des premières exonérations fiscales.Il y a plus de vingt ans, André Gorz critiquait déjà le caractère fonda-mentalement inégalitaire de cette « contre-économie tertiaire » quicherche à créer des emplois sous-payés plutôt que de développer lesservices sociaux (13). « Il ne s’agit plus, écrivait-il, de socialiser lestâches ménagères afin qu’elles absorbent moins de temps à l’échellede la société ; il s’agit, au contraire, que ces tâches occupent le plusde gens et absorbent le plus de temps de travail possible, mais sousla forme, cette fois, de services marchands. Le développement desservices personnels n’est donc possible que dans un contexte d’inégalité sociale croissante, où une partie de la population accapareles activités bien rémunérées et contraint une autre partie au rôle deserviteur (14). »

FRANÇOIS-XAVIER DEVETTERET FRANÇOIS HORN.

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 20119

(8) Pour une comparaison entre métropoles américaines, cf. Ruth Milkman, Ellen Reeseet Benita Roth, « The macrosociology of paid domestic labor », Work and Occupations,vol. 25, no 4, Thousand Oaks (Californie), novembre 1998.

(9) Cf. Bridget Anderson, Doing the Dirty Work ? The Global Politics of Domestic Labour,Zed Books, Londres, 2000.

(10) Ces métiers regroupent 40 % des Marocaines, Algériennes et Tunisiennes et 50 % desAfricaines actives en France, selon l’enquête « Emploi » de l’Insee.

(11) Rapport du Centre d’analyse stratégique, « Besoins de main-d’œuvre et politiquemigratoire », Paris, mai 2006.

(12) François-Xavier Devetter, Florence Jany-Catrice et Thierry Ribault, Les Services à lapersonne, La Découverte, coll. « Repères », Paris, 2009.

(13) Lire André Gorz, « Pourquoi la société salariale a besoin de nouveaux valets », Le Monde diplomatique, juin 1990.

(14) André Gorz, Métamorphoses du travail. Quête du sens, Galilée, Paris, 1988.

Mme Bonneterre a « presque abandonné ». Elle se rend régulièrement àla permanence de M. Michel Sapin, député-maire socialiste d’Argenton-sur-Creuse : « Il est gentil, il m’écoute, mais il s’en fout : je ne repré-sente que moi. »

Lors des dernières élections professionnelles pour les assistantesmaternelles dans la Somme, Mme Catherine Matos a elle aussi organiséune réunion d’information. Syndiquée à la CFDT, elle a seulement reçula visite de deux personnes qui « s’étaient trompées : elles pensaientqu’elles allaient voter »… Dans cette région qui subit de plein fouet ladésindustrialisation, les reconversions dans le secteur de l’aide à domi-cile sont légion. Mais les assistantes maternelles comparent leurs salaires,entre 2,18 et 5 euros de l’heure dans la Somme (2), avec ceux de l’usine :« Pour elles, ce n’est pas un vrai métier. C’est un petit complément. »Difficile, dans ces conditions, d’informer sur les conventions collec-tives ou sur les droits : les salariés pensent ne pas en avoir. D’ailleurs,Mme Matos elle-même a signé son premier contrat, en 2002, en dehorsde tout cadre légal : elle en ignorait jusqu’à l’existence. « A l’usine, c’estsimple : il y a le local des syndicats, relève cette ancienne ouvrière deParisot Sièges de France. Là, on n’a personne vers qui se tourner – quand on a l’idée de se tourner vers quelqu’un. » Si la formation desassistantes maternelles abonde en recommandations sur les premierssecours et la sécurité de l’enfant, elle ne comporte rien sur le droit dutravail, déplore Mme Matos.

Mme Dumas achève le repas que Mme Galou lui a préparé. « Sije vais à l’hôpital, vous viendrez me voir, Patricia ? – Ne parlezpas de malheur ! » Mme Dumas a longtemps été ouvrière dansune usine textile qui a fermé après guerre. Elle s’était recon-vertie en aide-ménagère : « J’ai fait ça douze ans, jusqu’à maretraite en 1984. A l’époque, nous étions trois sur la communeet nous ne faisions pas de temps complet. Aujourd’hui, ellessont trente ! Pour compléter nos salaires, nous vendions descalendriers et des tickets de loto. On a vécu pauvrement. Autrestemps, autres mœurs… » Vraiment ?

PIERRE SOUCHON.

(1) Le nom a été changé.

(2) Déterminé suivant une grille de rémunération, le salaire horaire varie selonles zones géographiques et le nombre d’enfants gardés.

« La précarité dans laquelle on se trouve toutes exacerbe les rivalités »

D O S S l E RSEPTEMBRE 2011 – LE MONDE diplomatique 8

mois. Elles préfèrent consacrer 8 euros à nourrir leur famille plutôtqu’à un timbre syndical… » Grâce au volontarisme de Mme Galou, etaux discrets coups de main de Mme Landelle, ancienne cadre de santéCGT, Saadam compte une dizaine d’aides à domicile syndiquées. « C’estun travail de fourmi que l’on mène depuis quinze ans », dit Mme LouiseLeyvastre. Le soir même, cette postière retraitée, cheville ouvrière dusyndicalisme dans le domaine de l’aide à domicile, anime une réunionà l’union locale CGT d’Aubenas.

Autour de quelques pizzas, les salariées présentes disent leur fatigue.Bas salaires, manque de reconnaissance, précarité, temps partielssubis, conventions collectives non respectées, présidences bénévolesd’associations ignorantes du droit du travail : si les revendicationssont nombreuses, les forces manquent. « Une salariée de Vallon-Pont-d’Arc nous avait alertées, raconte Mme Christine Martin, techni-cienne de l’intervention sociale et familiale (TISF) de formation. Ona mis des mois à joindre les filles, à organiser la réunion d’information… Résultat, personne n’est venu : on s’est retrouvéesseules avec la salariée. » Les obstacles sont multiples : très isolé,travaillant individuellement sur des secteurs étendus et ne se réunis-sant que rarement, le salariat de l’aide à domicile est difficile à rassem-bler. En outre, « c’est un monde sans culture syndicale, baigné dansl’idée du travail d’appoint, regrette Mme Leyvastre. On entend qu’ilfaut avoir la “foi”, la “fibre maternelle” pour faire ces métiers – ceserait en somme une vocation. Cela gomme complètement les rapportsde forces ».

Entraîner les salariés dans une grève relève presque de l’impossible :« Je m’entends répondre : “Que vont devenir les personnes dont je m’oc-cupe ?” C’est le revers de cette extraordinaire conscience profession-nelle », note Mme Sylvie Francheteau, TISF. Auxiliaire de vie sociale,Mme Isabelle Giron évoque une « peur des représailles » en cas de syndi-calisation : « La plupart des consœurs sont à temps partiel. Si ellesveulent un temps plein, elles n’ont pas intérêt à avancer avec l’étiquetteCGT » – une étiquette que nombre de salariées redoutent, car « asso-ciée au communisme, à la révolution ». Mme Leyvastre se veut opti-miste : les aides à domicile CGT ont récemment été reçues par le conseilgénéral, et le nombre des syndiquées est passé de vingt-quatre en 2008à quelque soixante cette année.

PAR PIERRE SOUCHON *

Isolement des salariés, absence de traditionsyndicale, gommage des rapports de forcestraditionnels : les obstacles à la mobilisationdans le secteur de l’aide à domicilesont nombreux. Exemples dans l’Ardèche,le Berry et la Somme.

«VOUS êtes déjà habillée, madame Dumas ? Je vais ranger votrechambre. Prenez votre petit déjeuner, pendant ce temps. » Mme PaulineDumas (1) se dirige lentement vers sa cuisine, en ce matin de mars.Elle a du mal à se déplacer : à plus de 80 ans, elle a besoin de l’aiderégulière d’une auxiliaire de vie sociale. Ménage, promenade, prisede médicaments – et lecture du Dauphiné libéré : Mme Dumas voitmal. Elle choisit quelques titres, et bientôt Mme Patricia Galou la prendpar les épaules et lui lit sa sélection d’articles. Voilà neuf ans quecette ancienne cadre commerciale chez Air Liquide travaille au seinde l’association prestataire Service d’aide et d’accompagnement àdomicile de l’Ardèche méridionale (Saadam). Comme la trentaine desalariés de la structure, elle a effectué une reconversion profession-nelle, divisant son salaire par trois. « Nous avons des coiffeuses, dessecrétaires de direction, des mécaniciens, des cuisiniers : tous sontobligés d’abandonner leur métier d’origine. En dehors du tourismeet des personnes âgées, il n’y a pas d’emploi dans notre région »,explique Mme Ginette Landelle, présidente de Saadam.

Adhérente de la Confédération française démocratique dutravail (CFDT) à Air Liquide, Mme Galou a importé dans l’aide à domi-cile son expérience syndicale : elle est déléguée de la Confédérationgénérale du travail (CGT) et déléguée du personnel. La tâche est immensedans un secteur peu habitué au militantisme. Première difficulté : lemontant de la cotisation. « Lorsque j’explique à mes collègues que c’est1 % du salaire mensuel, elles me répondent : “Tu as vu les salairesqu’on a ?” La plupart sont à temps partiel et n’ont plus rien à la fin du

Syndicaliser les aides à domicile, un travail de fourmi

« Si les consœurs veulent un tempsplein, elles n’ont pas intérêtà avancer avec l’étiquette CGT »

D O S S l E R

La malédiction du balai(Suite de la page 7.)

L’un des rares métiers pour lesquels on préconise le recours à l’immigration

Faire le ménagepour les autres

« [Mes] gestes, avec le temps, forment une intelligence du corps qui me permet de m’adapterrapidement et de m’organiser efficacement. Les gestes quotidiens se reproduisent discrètement dans un ailleurs différent et identique. Aller vite, c’est aussi s’épargner les pas, savoir organiser les mouvements pour ne pas revenir en arrière. (…)

« Derrière le sourire se cachent mes efforts, mon dégoût, ma gêne. La question est aussi pour moi de savoir si, dans ce contenu, il y a de l’agressivité,contrôlée également. Ce qui est certainement contenu,ce sont des sentiments de colère dus à des remarques de Mme F. concernant des détails oubliés, des choses que je faisais régulièrement et qu’elle semblaitne pas voir. (…)

« Corps domestiqué très jeune par la couture, par des séances d’essayage où si bien dompté il en devient docile, corps au service de l’action et de fil en aiguille glisser sur la pente de la soumissionreste possible. Se mettre à la place des autres chez eux,devancer leurs besoins, c’est disparaître en tant quesujet qui désire, se tromper d’identité en se prenant pour l’autre et répondre au fantasme inconscient de l’employeur. Je pense à une très belle expressionafricaine utilisée dans certaines chansons : “Je me suis fait esclaver par le travail.” »

(Sylvie Esman-Tuccella, « Faire le travail domestiquechez les autres », Travailler, n° 8, Paris, février 2002.)

Chez moicomme à l’hôtel !

Aide à domicile dans le Berry, Mme Laurence Bonneterre travailledepuis 2004 « en mandataire » dans une association comptant près decent quatre-vingts salariés. Les personnes aidées sont ses employeurs.« J’envie les collègues ardéchoises : elles ont un jour de repos hebdo-madaire, travaillent un week-end par mois et bénéficient de congéspayés… » Des privilégiées, presque, les salariées d’associations presta-taires. Le carburant de Mme Bonneterre n’est pas remboursé ; il lui arrivede travailler quinze jours consécutifs, ou d’être employée par une personneatteinte de la maladie d’Alzheimer… « En ce moment, j’attends unesomme assez importante bloquée chez le notaire : la personne qui mesalariait est décédée, et les enfants sont en désaccord sur la succes-sion. » Profondément attachée à ce métier qui « donne un sens à [sa]vie », elle tente de faire valoir certaines revendications. Soutenue par laCGT, à laquelle elle a adhéré, cette mère de famille a créé un collectif :« On parle de la maltraitance des personnes âgées, moi je parleraisplutôt de la maltraitance des aides à domicile. »

Radios et journaux locaux ont relayé son initiative, lancée à grandrenfort de tracts sur les pare-brise et dans les boîtes aux lettres. Lors dela première réunion publique d’information qu’elle organise, Mme Bonne-terre se retrouve toute seule, alors que le secteur de l’aide à domicilecompte plusieurs milliers de salariés dans l’Indre. « Je ne vois jamaismes collègues, on travaille de façon dispersée. La précarité dans laquelleon se trouve toutes exacerbe les rivalités. Je suis découragée… Et c’estterrible, quand on distribue des tracts, de se faire traiter de “torcheusede culs”. » Usée parce qu’elle « travaille dur », parce qu’on l’appelle pour« un quart d’heure ou une demi-heure » ou pour aller « bêcher le jardin »,

* Journaliste.

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• « Scrupules féministes », par Mona Chollet• « Franchir la ligne », par Frédéric Le Van• « Labours Lost », de Carolyn Steedman, par Gabrielle Balazs• Bibliographie

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En l’absence de financements publics, ces services découlent direc-tement de l’existence d’écarts de revenus importants. Que l’on se placedans une perspective historique à l’échelon français ou que l’on comparedifférents territoires nationaux, la proportion de familles recourant à unefemme de ménage reste corrélée aux inégalités de revenus (8). L’ana-lyse économique la plus classique montre aisément cette logique de« spécialisation » : dès lors que mon temps libre vaudrait plus que celuide femmes non qualifiées, pourquoi me priver de leurs services ? Descalculs plus poussés montrent ainsi que, pour que ces services à lapersonne se développent, un ratio de 1 à 5 doit exister entre le revenudu ménage employeur et celui de l’employée. Les sociétés de ménage àdomicile illustrent parfois crûment ces inégalités nécessaires : « Yourtime is precious, ours is affordable » (« Votre temps est précieux, le nôtreest abordable »), clame ainsi une grande chaîne américaine. Loin d’êtreconsidérées comme négatives, ces inégalités sont perçues comme unatout pour créer des emplois, dans la logique de « percolation » (larichesse des uns devant profiter au final à tous) chère aux néolibéraux :comme le martèle l’ANSP, « ce sont les besoins des uns qui font lesemplois des autres »...

Et si les riches ne le sont pas assez, il est possible de les subventionner.C’est bien la logique mise en place en France. Alors que l’emploi depersonnel de maison faisait l’objet de taxes spécifiques jusqu’auxannées 1950, il représente désormais une dépense à encourager : plus de5 milliards d’euros sont distribués aux ménages aisés (2,3 aux seulsménages actifs et 2,9 aux retraités imposables) en exonérations fiscaleset sociales diverses. A titre de comparaison, ces montants sont supé-rieurs à la totalité de l’allocation personnalisée d’autonomie versée auxpersonnes âgées pour l’aide à domicile (3,3 milliards d’euros).

Mais, pour que ces emplois se développent, il ne faut pas seulementdes riches : il faut aussi des pauvres pour les accepter. Là encore, la poli-

tique menée depuis 2005 témoigne d’une certaine cohérence : rendonsle travail à bas salaire acceptable en créant le revenu de solidaritéactive (RSA), un dispositif prévu pour être « activé » au profit de cesecteur. Et, si cela ne suffit pas, peut-être faudra-t-il rendre obligatoirel’acceptation d’une offre d’emploi « raisonnable »... Certains employeursrésument bien cette idée : « Les filles jeunes ne viennent pas chez nouspour rester. C’est un métier de passage. Mais pour des dames de 40 ans,elles ne se voient pas faire autre chose », nous expliquait en 2008 ladirectrice d’une structure associative comptant trente salariées.

Le développement de ces services s’appuie donc sur des inégalitésde revenus… qu’il contribue à creuser. Mais d’autres inégalités – plusfondamentales – de « statut » se nichent au cœur des relations socialescaractérisant le secteur. De ce point de vue, vouloir revaloriser la domes-ticité est une contradiction dans les termes. Les emplois de ménagesont associés à des groupes sociaux dominés (femmes et/ou immi-grés) ; le rapport aux déchets et aux déjections les a historiquementconstitués en métiers « ignobles » (réservés en Inde aux intouchables),symboliquement distincts des autres emplois non qualifiés. Ils consti-tuent des « zones de relégation » (9) : le travailleur y échappe au regarddu commun et son ouvrage ne se remarque que lorsqu’il n’est pas fait.L’invisibilité des salariés a été poussée à son paroxysme par lescampagnes de communication de l’ANSP montrant des aspirateurs etdes pulvérisateurs de nettoyant pour vitres qui semblaient animés parl’opération du Saint-Esprit...

Les travaux liés à l’entretien (employée de maison, nettoyeur, aideà domicile et femme de chambre) constituent un débouché considé-rable pour des femmes en position d’infériorité parce qu’elles n’ontpas de diplôme, d’expérience, de réseaux ou plus simplement la natio-nalité française (10). Moins massif qu’en Italie ou en Espagne, lerecours à la main-d’œuvre étrangère pour les services à la personne ad’ailleurs fait l’objet d’une mention explicite dans un rapport officiel :« C’est dans les métiers de la santé et des services personnels et domes-tiques qu’un recours, au moins temporaire, à une immigration plusimportante peut se justifier, à condition que les nouveaux arrivantssoient effectivement en mesure d’occuper les emplois à pourvoir (11). »En juin 2008, un accord a été conclu entre le ministre de l’immigra-

tion et la ministre de l’économie. Il stipule que les immigrés nouvel-lement arrivés sur le territoire français par le biais du regroupementfamilial seront orientés vers l’ANSP afin d’être formés aux métiersdes services à la personne (12).

Cette politique est à la fois coûteuse et inégalitaire. Elle s’inscritdans une logique de marchandisation des activités domestiques, sansamélioration de la qualité des services rendus. Ces mécanismes ontété dénoncés dès la mise en œuvre des premières exonérations fiscales.Il y a plus de vingt ans, André Gorz critiquait déjà le caractère fonda-mentalement inégalitaire de cette « contre-économie tertiaire » quicherche à créer des emplois sous-payés plutôt que de développer lesservices sociaux (13). « Il ne s’agit plus, écrivait-il, de socialiser lestâches ménagères afin qu’elles absorbent moins de temps à l’échellede la société ; il s’agit, au contraire, que ces tâches occupent le plusde gens et absorbent le plus de temps de travail possible, mais sousla forme, cette fois, de services marchands. Le développement desservices personnels n’est donc possible que dans un contexte d’inégalité sociale croissante, où une partie de la population accapareles activités bien rémunérées et contraint une autre partie au rôle deserviteur (14). »

FRANÇOIS-XAVIER DEVETTERET FRANÇOIS HORN.

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 20119

(8) Pour une comparaison entre métropoles américaines, cf. Ruth Milkman, Ellen Reeseet Benita Roth, « The macrosociology of paid domestic labor », Work and Occupations,vol. 25, no 4, Thousand Oaks (Californie), novembre 1998.

(9) Cf. Bridget Anderson, Doing the Dirty Work ? The Global Politics of Domestic Labour,Zed Books, Londres, 2000.

(10) Ces métiers regroupent 40 % des Marocaines, Algériennes et Tunisiennes et 50 % desAfricaines actives en France, selon l’enquête « Emploi » de l’Insee.

(11) Rapport du Centre d’analyse stratégique, « Besoins de main-d’œuvre et politiquemigratoire », Paris, mai 2006.

(12) François-Xavier Devetter, Florence Jany-Catrice et Thierry Ribault, Les Services à lapersonne, La Découverte, coll. « Repères », Paris, 2009.

(13) Lire André Gorz, « Pourquoi la société salariale a besoin de nouveaux valets », Le Monde diplomatique, juin 1990.

(14) André Gorz, Métamorphoses du travail. Quête du sens, Galilée, Paris, 1988.

Mme Bonneterre a « presque abandonné ». Elle se rend régulièrement àla permanence de M. Michel Sapin, député-maire socialiste d’Argenton-sur-Creuse : « Il est gentil, il m’écoute, mais il s’en fout : je ne repré-sente que moi. »

Lors des dernières élections professionnelles pour les assistantesmaternelles dans la Somme, Mme Catherine Matos a elle aussi organiséune réunion d’information. Syndiquée à la CFDT, elle a seulement reçula visite de deux personnes qui « s’étaient trompées : elles pensaientqu’elles allaient voter »… Dans cette région qui subit de plein fouet ladésindustrialisation, les reconversions dans le secteur de l’aide à domi-cile sont légion. Mais les assistantes maternelles comparent leurs salaires,entre 2,18 et 5 euros de l’heure dans la Somme (2), avec ceux de l’usine :« Pour elles, ce n’est pas un vrai métier. C’est un petit complément. »Difficile, dans ces conditions, d’informer sur les conventions collec-tives ou sur les droits : les salariés pensent ne pas en avoir. D’ailleurs,Mme Matos elle-même a signé son premier contrat, en 2002, en dehorsde tout cadre légal : elle en ignorait jusqu’à l’existence. « A l’usine, c’estsimple : il y a le local des syndicats, relève cette ancienne ouvrière deParisot Sièges de France. Là, on n’a personne vers qui se tourner – quand on a l’idée de se tourner vers quelqu’un. » Si la formation desassistantes maternelles abonde en recommandations sur les premierssecours et la sécurité de l’enfant, elle ne comporte rien sur le droit dutravail, déplore Mme Matos.

Mme Dumas achève le repas que Mme Galou lui a préparé. « Sije vais à l’hôpital, vous viendrez me voir, Patricia ? – Ne parlezpas de malheur ! » Mme Dumas a longtemps été ouvrière dansune usine textile qui a fermé après guerre. Elle s’était recon-vertie en aide-ménagère : « J’ai fait ça douze ans, jusqu’à maretraite en 1984. A l’époque, nous étions trois sur la communeet nous ne faisions pas de temps complet. Aujourd’hui, ellessont trente ! Pour compléter nos salaires, nous vendions descalendriers et des tickets de loto. On a vécu pauvrement. Autrestemps, autres mœurs… » Vraiment ?

PIERRE SOUCHON.

(1) Le nom a été changé.

(2) Déterminé suivant une grille de rémunération, le salaire horaire varie selonles zones géographiques et le nombre d’enfants gardés.

« La précarité dans laquelle on se trouve toutes exacerbe les rivalités »

D O S S l E RSEPTEMBRE 2011 – LE MONDE diplomatique 8

mois. Elles préfèrent consacrer 8 euros à nourrir leur famille plutôtqu’à un timbre syndical… » Grâce au volontarisme de Mme Galou, etaux discrets coups de main de Mme Landelle, ancienne cadre de santéCGT, Saadam compte une dizaine d’aides à domicile syndiquées. « C’estun travail de fourmi que l’on mène depuis quinze ans », dit Mme LouiseLeyvastre. Le soir même, cette postière retraitée, cheville ouvrière dusyndicalisme dans le domaine de l’aide à domicile, anime une réunionà l’union locale CGT d’Aubenas.

Autour de quelques pizzas, les salariées présentes disent leur fatigue.Bas salaires, manque de reconnaissance, précarité, temps partielssubis, conventions collectives non respectées, présidences bénévolesd’associations ignorantes du droit du travail : si les revendicationssont nombreuses, les forces manquent. « Une salariée de Vallon-Pont-d’Arc nous avait alertées, raconte Mme Christine Martin, techni-cienne de l’intervention sociale et familiale (TISF) de formation. Ona mis des mois à joindre les filles, à organiser la réunion d’information… Résultat, personne n’est venu : on s’est retrouvéesseules avec la salariée. » Les obstacles sont multiples : très isolé,travaillant individuellement sur des secteurs étendus et ne se réunis-sant que rarement, le salariat de l’aide à domicile est difficile à rassem-bler. En outre, « c’est un monde sans culture syndicale, baigné dansl’idée du travail d’appoint, regrette Mme Leyvastre. On entend qu’ilfaut avoir la “foi”, la “fibre maternelle” pour faire ces métiers – ceserait en somme une vocation. Cela gomme complètement les rapportsde forces ».

Entraîner les salariés dans une grève relève presque de l’impossible :« Je m’entends répondre : “Que vont devenir les personnes dont je m’oc-cupe ?” C’est le revers de cette extraordinaire conscience profession-nelle », note Mme Sylvie Francheteau, TISF. Auxiliaire de vie sociale,Mme Isabelle Giron évoque une « peur des représailles » en cas de syndi-calisation : « La plupart des consœurs sont à temps partiel. Si ellesveulent un temps plein, elles n’ont pas intérêt à avancer avec l’étiquetteCGT » – une étiquette que nombre de salariées redoutent, car « asso-ciée au communisme, à la révolution ». Mme Leyvastre se veut opti-miste : les aides à domicile CGT ont récemment été reçues par le conseilgénéral, et le nombre des syndiquées est passé de vingt-quatre en 2008à quelque soixante cette année.

PAR PIERRE SOUCHON *

Isolement des salariés, absence de traditionsyndicale, gommage des rapports de forcestraditionnels : les obstacles à la mobilisationdans le secteur de l’aide à domicilesont nombreux. Exemples dans l’Ardèche,le Berry et la Somme.

«VOUS êtes déjà habillée, madame Dumas ? Je vais ranger votrechambre. Prenez votre petit déjeuner, pendant ce temps. » Mme PaulineDumas (1) se dirige lentement vers sa cuisine, en ce matin de mars.Elle a du mal à se déplacer : à plus de 80 ans, elle a besoin de l’aiderégulière d’une auxiliaire de vie sociale. Ménage, promenade, prisede médicaments – et lecture du Dauphiné libéré : Mme Dumas voitmal. Elle choisit quelques titres, et bientôt Mme Patricia Galou la prendpar les épaules et lui lit sa sélection d’articles. Voilà neuf ans quecette ancienne cadre commerciale chez Air Liquide travaille au seinde l’association prestataire Service d’aide et d’accompagnement àdomicile de l’Ardèche méridionale (Saadam). Comme la trentaine desalariés de la structure, elle a effectué une reconversion profession-nelle, divisant son salaire par trois. « Nous avons des coiffeuses, dessecrétaires de direction, des mécaniciens, des cuisiniers : tous sontobligés d’abandonner leur métier d’origine. En dehors du tourismeet des personnes âgées, il n’y a pas d’emploi dans notre région »,explique Mme Ginette Landelle, présidente de Saadam.

Adhérente de la Confédération française démocratique dutravail (CFDT) à Air Liquide, Mme Galou a importé dans l’aide à domi-cile son expérience syndicale : elle est déléguée de la Confédérationgénérale du travail (CGT) et déléguée du personnel. La tâche est immensedans un secteur peu habitué au militantisme. Première difficulté : lemontant de la cotisation. « Lorsque j’explique à mes collègues que c’est1 % du salaire mensuel, elles me répondent : “Tu as vu les salairesqu’on a ?” La plupart sont à temps partiel et n’ont plus rien à la fin du

Syndicaliser les aides à domicile, un travail de fourmi

« Si les consœurs veulent un tempsplein, elles n’ont pas intérêtà avancer avec l’étiquette CGT »

D O S S l E R

La malédiction du balai(Suite de la page 7.)

L’un des rares métiers pour lesquels on préconise le recours à l’immigration

Faire le ménagepour les autres

« [Mes] gestes, avec le temps, forment une intelligence du corps qui me permet de m’adapterrapidement et de m’organiser efficacement. Les gestes quotidiens se reproduisent discrètement dans un ailleurs différent et identique. Aller vite, c’est aussi s’épargner les pas, savoir organiser les mouvements pour ne pas revenir en arrière. (…)

« Derrière le sourire se cachent mes efforts, mon dégoût, ma gêne. La question est aussi pour moi de savoir si, dans ce contenu, il y a de l’agressivité,contrôlée également. Ce qui est certainement contenu,ce sont des sentiments de colère dus à des remarques de Mme F. concernant des détails oubliés, des choses que je faisais régulièrement et qu’elle semblaitne pas voir. (…)

« Corps domestiqué très jeune par la couture, par des séances d’essayage où si bien dompté il en devient docile, corps au service de l’action et de fil en aiguille glisser sur la pente de la soumissionreste possible. Se mettre à la place des autres chez eux,devancer leurs besoins, c’est disparaître en tant quesujet qui désire, se tromper d’identité en se prenant pour l’autre et répondre au fantasme inconscient de l’employeur. Je pense à une très belle expressionafricaine utilisée dans certaines chansons : “Je me suis fait esclaver par le travail.” »

(Sylvie Esman-Tuccella, « Faire le travail domestiquechez les autres », Travailler, n° 8, Paris, février 2002.)

Chez moicomme à l’hôtel !

Aide à domicile dans le Berry, Mme Laurence Bonneterre travailledepuis 2004 « en mandataire » dans une association comptant près decent quatre-vingts salariés. Les personnes aidées sont ses employeurs.« J’envie les collègues ardéchoises : elles ont un jour de repos hebdo-madaire, travaillent un week-end par mois et bénéficient de congéspayés… » Des privilégiées, presque, les salariées d’associations presta-taires. Le carburant de Mme Bonneterre n’est pas remboursé ; il lui arrivede travailler quinze jours consécutifs, ou d’être employée par une personneatteinte de la maladie d’Alzheimer… « En ce moment, j’attends unesomme assez importante bloquée chez le notaire : la personne qui mesalariait est décédée, et les enfants sont en désaccord sur la succes-sion. » Profondément attachée à ce métier qui « donne un sens à [sa]vie », elle tente de faire valoir certaines revendications. Soutenue par laCGT, à laquelle elle a adhéré, cette mère de famille a créé un collectif :« On parle de la maltraitance des personnes âgées, moi je parleraisplutôt de la maltraitance des aides à domicile. »

Radios et journaux locaux ont relayé son initiative, lancée à grandrenfort de tracts sur les pare-brise et dans les boîtes aux lettres. Lors dela première réunion publique d’information qu’elle organise, Mme Bonne-terre se retrouve toute seule, alors que le secteur de l’aide à domicilecompte plusieurs milliers de salariés dans l’Indre. « Je ne vois jamaismes collègues, on travaille de façon dispersée. La précarité dans laquelleon se trouve toutes exacerbe les rivalités. Je suis découragée… Et c’estterrible, quand on distribue des tracts, de se faire traiter de “torcheusede culs”. » Usée parce qu’elle « travaille dur », parce qu’on l’appelle pour« un quart d’heure ou une demi-heure » ou pour aller « bêcher le jardin »,

* Journaliste.

SHIVA

Il n’y a plus de place dans votre emploi du tempspour le ménage ?

Vous préférez consacrer votre temps libre aux loisirsplutôt qu’aux tâches ménagères dans votre maison ou appartement ?

Pour faciliter votre quotidien, Shiva vous propose un service de ménage à domicile, adapté à vos besoinset à votre emploi du temps, dispensé par des employé(e)s de maison qualifié(e)s et expérimenté(e)s. Avec Shiva, la corvée des tâchesménagères ne sera plus qu’un mauvais souvenir.

O2

Partenaire du quotidien, notre ambition est de participer à un nouvel art de vie qui permettraitde mener à la fois une vie professionnelle et une vie personnelle épanouies.

Ne plus se préoccuper des corvées ménagères,savoir sur qui compter en cas de problème, pouvoir se faire plaisir, consacrer plus de temps à ceux qu’on aime.

Ce sont ces valeurs qui nous ont tout naturellementconduits à l’oxygène : la bouffée d’oxygène qui soulage, qui permet de respirer, mais aussi qui apporte aux cellules de l’énergie, de la vie, qui symbolise la liberté et le bien-être.

Notre ambition : devenir l’oxygène de votre quotidien...

DU TEMPS POUR MOI

Un rythme de travail effréné, une soirée ciné, une compétition de golf le dimanche matin, des déplacements professionnels fréquents, un week-end au bord de mer ou l’envie de faire les boutiques en toute tranquillité... Du Temps pour moi simplifie votre quotidienen vous offrant du temps clé en main !

(Discours promotionnels extraits des sites Internet de sociétés de services à la personne.)

SUPE

R W

IND

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PRO

JEC

T

– Ne sortez jamais sans autorisation,sauf en cas d’urgence.

– Vous devez prendre un bain chaque matin, et une douche le soir avant d’aller vous coucher.

– Vous devez vous brosser les dents trois (3)fois par jour.

– Ne portez pas de maquillage durant votre travail.

– Pensez à utiliser des protections périodiquesdurant vos règles.

– Lors de vos jours de congé, vous devez être de retour à 18 heures au plus tard. Vous ne devezjamais passer la nuit à l’extérieur.

– Vous devez travailler dur. Ne faites jamais rienpour vous-même durant les heures de travail.

– Soyez toujours la première à saluer les membres de la maisonnée et dites « s’il vous plaît », «merci» et «pardon».

– Ne comparez pas votre salaire, vos jours de congé, votre charge de travail, etc.,avec ceux des autres bonnes, car les employeursn’ont pas tous les mêmes exigences.

– Ayez toujours un sourire plaisant et aimable.

– Ne mentez pas. Admettez les erreurs que vous avez commises. Ne les niez pas, ni auprès de votre employeur ni à vous-même.Sinon votre employeur ne pourra plus jamaisvous faire confiance.

– Quand votre employeuse vous parle, veuillez écouter avec attention et répondre. Ne vous contentez pas de la fixer avec unregard vide.

– Ne pleurez pas. Les employeurs n’aiment pascela et considèrent que pleurer porte malheur.

– Ne vous asseyez pas dans un siège confortableen présence de votre employeur.

– Soyez humble. Il n’est pas toujours faciled’identifier nos erreurs car nous pensons le plus souvent que nous avons raison. Donc, si votre employeur se plaint de vous, ce doit être pour quelque chose. Acceptez-le et essayez de vous améliorer au lieu de chercher des excuses.

– Soyez consciencieuse et responsable. Faites votre travail sans qu’on vous le demande. Ne soyez pas paresseuse.

– Ne vous précipitez jamais à l’ambassade des Philippines, sauf si votre vie est en danger.

– Ne parlez jamais à un homme et ne lui donnezjamais votre numéro de téléphone.

– Ne croyez pas quelqu’un qui vous promettraitde vous épouser si vous lui donnez ce qu’il veut.

– Ne tombez pas enceinte. Vous subirez un test de grossesse tous les six mois.

Pourquoi travailler à l’étranger ?– Pour améliorer son bien-être économique.– Pour assurer une meilleure vie à sa famille.– Pour laisser derrière soi un problème

émotionnel ou conjugal.

Problèmes fréquemment rencontrés par les travailleuses migrantes :

– Mal du pays – leur famille leur manque.– Orgueil blessé – elles refusent d’être

réprimandées.– Infidélité résultant de sorties régulières

le dimanche.– Mauvaise entente avec les employeurs.– Autre.

(Extraits du manuel de l’école Abest[Manille, Philippines] destiné aux futures

employées de maison.)

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 201111

« J’ai payé cash et sans reçu. L’agence est certes agréée par l’admi-nistration chargée des Philippins expatriés, mais leur discours étaitclair : c’était à prendre ou à laisser. J’étais obligée de payer cettesomme pour pouvoir aller travailler à Hongkong. » Elle y partira en éclai-reuse, son mari, chauffeur de taxi, et ses enfants espérant la rejoindre,avec en ligne de mire l’Europe (6). « Je ne veux pas être domestiquetoute ma vie », souffle-t-elle. Trois semaines plus tard, arrivée à desti-nation, elle se dira « ravie », car ses employeurs lui ont demandé « deles considérer comme [sa] seconde famille ». Mais ce qui la rassurevraiment, c’est qu’il y a chez eux un réseau Wi-Fi. « Tous les soirs, jepeux parler avec mes enfants et mon mari grâce à la webcam. Je suistrès bien pour l’instant. »

Au treizième étage de l’Elegant Terrace, un bâtiment cossu avecgardiens et piscine, en plein Midlevels, le quartier huppé du centre deHongkong, la porte s’ouvre et une silhouette se dérobe. « Elena ! Julienest un journaliste français. Il écrit un article sur le quotidien des domes-tiques philippines à Hongkong. Va donc nous préparer du thé au lait. »Le maître des lieux, M. Joseph Law, 65 ans, montre sa chemise :« Personnellement, j’exige qu’elles soient toujours bien repassées, avecune ligne au milieu, comme ça, vous voyez?», et s’affale sur son canapéen cuir. « Si j’aime me faire servir ? C’est une très bonne question quevous soulevez. J’avoue que j’ai toujours préféré me faire servir quefaire les choses moi-même. Ça fait trente-cinq ans que j’embauchedes domestiques étrangères, et je préfère de loin les Philippines. Ellesparlent mieux anglais, présentent moins de risques que les autres etsont en général bien plus dévouées dans leur travail. » Le logementimpeccable, l’apparence impeccable, le niveau de vie impeccable… Toutcela a un prix : celui de la force de travail d’Elena. «Je la paie le minimumlégal, 3 580 dollars hongkongais [327 euros] (7) », dit M. Law, anciendirecteur adjoint des pompiers de Hongkong, reconverti en porte-parole de la très officielle Association des employeurs de domestiquesétrangères à Hongkong. Autrement dit, le patronat du secteur du travailà domicile – et, à ce titre, l’ennemi des six syndicats de travailleursdomestiques de Hongkong.

Arrive Mme Elena A. Meredores, 51 ans, mère d’une fille de 18 ansrestée aux Philippines et travailleuse domestique depuis plus de seizeans. Vêtue d’un pantalon court et d’un tee-shirt mouillé par la vaissellequ’elle vient de faire, elle dépose face à son patron un plateau surlequel sont posées deux tasses et une théière, encaisse au passageune réflexion (« La prochaine fois que j’ai un invité, vois-tu, tu prendrasun plus grand plateau ») et pose une demi-fesse sur le canapé en cuirde son patron. « Pourquoi les salaires sont-ils si bas ?, reprend M. Law.C’est parce que les Philippines comme Elena ne sont pas qualifiées etsont peu compétentes. Pas qualifiées, martèle-t-il. N’est-ce pas,Elena ? » L’intéressée baisse le regard et acquiesce. « Vous avez raison,Monsieur. »

La sentant conditionnée à abonder dans son sens, son patroninsiste pour qu’elle parle « librement ». L’employée éclate de rire, replaceses longs cheveux en ordre et lâche : « Non, Monsieur, vous ne pouvezpas dire que nous sommes sous-qualifiées et peu compétentes pourexpliquer les bas salaires. Beaucoup de mes compatriotes sont docto-resses, enseignantes, diplômées d’université, et sont obligées dedevenir domestiques pour s’en sortir et faire vivre leur famille. De plus,le gouvernement a mis en place des écoles pour les former à ce travail. »M. Law balaie d’un revers de la main les écoles de « services domes-tiques » (« C’est la plus grande blague et aussi la plus grande sourcede disputes entre employeurs et employées ! ») et revient à la charge :« Elena, je pense que 50 % des domestiques de Hongkong ont unerelation paisible et harmonieuse avec leur employeur, comme vous etmoi. Qu’en pensez-vous ? » Elena se replace sur le canapé : « Je dirais10 à 15 %, Monsieur. »

Monsieur semble agacé :

« Non, mais franchement, 15 %… Non ! Tu dois être juste, Elena.

– Beaucoup d’employeurs prétendent avoir une bonne relation,mais en réalité, c’est faux. Ils disent ça juste pour faire bonne figure.Pas comme vous, Monsieur Law… »

Son patron la coupe :

«Hongkong est le paradis des domestiques étrangères. Le paradis ! »

La simple mise en relation des revenus de son foyer (plus de10 000 euros par mois) et du salaire de sa bonne le fait cependantsortir de ses gonds. « Hongkong est l’endroit rêvé pour elles ! Elles ontun contrat de travail, un salaire minimum, et en plus on leur paie lelogement, la nourriture, les billets d’avion, l’assurance médicale et lesfrais d’ancienneté à partir de cinq ans. Pour les employeurs, le paquetglobal du salaire s’élève en moyenne à 5 500 dollars hongkongais parmois [environ 500 euros]. Ça fait beaucoup d’argent ! » Certes, concède-t-il, « la majorité des employeurs appartiennent à la classe supérieure »,comme lui ; mais, à ses yeux, les petits cadeaux permettent d’effacerl’inégalité : « Tous les ans, je lui fais des cadeaux. Pour le Nouvel An,pour le Nouvel An chinois… Pas vrai, Elena ? » Mme Meredores a bienreçu une petite enveloppe pour le Nouvel An : « Oui, 40 euros », sesouvient-elle.

A l’évocation de la politique du gouvernement des Philippines, quiveut garantir 400 dollars (278 euros) de salaire minimum partout dansle monde et qui vient d’instaurer, fin 2010, une nouvelle assurance de200 dollars hongkongais (17 euros) obligatoire pour ses quelque huitmillions et demi de travailleurs expatriés, M. Law hausse le ton. «Je tiensà prévenir très fermement ce gouvernement ainsi que celui de l’Indo-nésie : s’ils continuent à appliquer des politiques aussi stupides et àréclamer sans cesse des hausses de salaire, j’appellerai à la levée del’embargo sur les domestiques chinoises (8) ! » M. Law a du souci à sefaire : les Philippines et l’Indonésie, pays qui appliquent les politiquesles plus agressives du monde en matière d’exportation de travailleuses

domestiques, ont annoncé en juin dernier leur intention de ratifier laconvention de l’Organisation internationale du travail (OIT) concernantle travail décent pour les travailleuses et travailleurs domestiques.« Nous, les employeurs, nous nous opposons très fortement à cetteconvention car, dans ce travail, il est impossible de compter les heures. »

Trois jours plus tard, un dimanche, au petit matin, Mme Meredoresouvre son parapluie rouge pour se rendre à l’église de l’ImmaculéeConception. « Je vais prier pour ma famille, mais aussi pour la famillede M. Law. Il ne faut pas être égoïste dans sa foi. » Puis il est midi,l’heure d’aller au « grand rassemblement des domestiques philippines ».Direction Central, le quartier où s’élèvent les sièges sociaux des grandesbanques d’affaires, comme la Hongkong & Shanghai Banking Corpo-ration (HSBC), coincée entre la Bank of China et le bijoutier Van Cleef& Arpels. C’est sous cette tour écrasante en acier et en verre que seréunissent, tous les dimanches, des dizaines de milliers de domes-tiques comme Mme Meredores. «Nous nous regroupons ici car, pour notrejour de repos, nous n’avons nulle part où aller. Toute la semaine, noussommes seules, nous nettoyons leur poussière, leurs appartements, et,une fois par semaine, nous pouvons nous libérer un peu de l’emprisede nos employeurs. C’est notre dignité », dit-elle.

Dehors, la pluie se calme, et le défilé de mode peut commencer.Le thème de cette journée particulière est la célébration des « femmesen tant que filles, épouses et mères » : c’est la fête des mères, organiséepar la fédération des Philippins de la région de Benguet (une provincedu nord des Philippines) à Hongkong. Promouvoir le rôle des femmesen tant que « filles, épouses et mères » correspond bien à la discrimi-nation de genre qui aboutit à l’embauche de millions de femmescomme travailleuses domestiques. Sur le grand podium rouge, encontrebas de la Bank of America, défilent des femmes quadragé-naires, quinquagénaires, pomponnées et guindées, qui cherchent àdécrocher le titre de la plus belle « secrétaire », de la plus belle« mannequin »… A quelques dizaines de mètres du podium, des milliersde domestiques agitent avec frénésie leurs petits drapeaux WesternUnion. A ses clients, la société par laquelle a transité l’essentiel desquelque 21,3 milliards de dollars de transferts d’argent opérés en 2010offre ce jour-là des stars philippines de la chanson, réunies pour lefestival Fiesta at Saya.

De chaque côté de la tour HSBC, deux lions en bronze symbo-lisent les deux célèbres fondateurs de la société, les banquiersA. G. Stephen et G. H. Stitt. Sur la droite, un lion à la gueule fermée,« Stitt », visage grave et œil méchant. Le lion de gauche, « Stephen »,a la gueule grande ouverte et semble rugir de plaisir. Ce lion souriantest devenu au fil des ans un célèbre point de rendez-vous pour lesPhilippins expatriés à Hongkong. «J’aime me faire photographier devantce lion qui sourit, car il est le symbole de notre dur labeur, dit Gorgogna,qui s’étonne elle-même d’être, vingt-deux ans après son arrivée,« toujours une domestique, avec un petit salaire ». Le lion, métaphoredes employeurs et de leur prospérité, a bien mangé et rugit en directiondu sommet de la tour HSBC. Tout en bas, des milliers de petites mainssavourent leur repos dominical. « Pour les Chinois, ce lion symboliseleur argent, dit Gorgogna, en face du félin à l’allure paisible. Sans nous,il ne serait pas aussi rassasié. »

JULIEN BRYGO.

«Les domestiques comme Elenane sont pas qualifiées et sont peu

compétentes. N’est-ce pas, Elena ?»

«Nous nous regroupons ici car,pour notre jour de repos,

nous n’avons nulle part où aller»

SEPTEMBRE 2011 – LE MONDE diplomatique 10

Avant de commenter : «450 euros, c’est un bon salaire. Certainesfamilles d’expatriés donnent même 600 ou 700 euros par mois. Elles nouscassent le marché.»

Pour cette mère de famille traditionnelle, l’embauche d’unedomestique qui ne compte pas ses heures crée cependant quelquesdésagréments. « La cuisine, par exemple, est vraiment son petitempire. » Elle raconte : « Cet été, je me suis acheté un appareil magnifique qu’il y a en France, justement, pour les femmes pressées :le Thermomix. C’est un robot incroyable qui fait tout, qui cuit, quihache… Je me suis dit que ça serait un moyen formidable deretourner dans ma cuisine. Eh bien, je l’ai rapporté ici en janvier,et je ne l’ai utilisé que quatre fois, parce que Lennie fait toujoursla cuisine pour nous ! »

Charlotte se retire dans sa chambre, et Mme Torres sort de « sa »cuisine. Agée de 47 ans, elle a laissé trois de ses cinq enfants dansle village de Calatagan, dans la province touristique de Luçon, dansle nord des Philippines. Titulaire d’un diplôme de rédactrice detélégrammes, elle travaille à Hongkong depuis 1999 pour subveniraux besoins de sa famille. « Chaque mois, j’envoie les huit dixièmesde mon salaire, auxquels je soustrais les frais de transfert de WesternUnion [soit 28 dollars hongkongais par transaction, 2,50 euros], pourpayer l’université à mes trois enfants. Je les ai laissés quand ilsavaient 10 ans. Aux Philippines, le coût de l’enseignement est siélevé que nous sommes obligées de nous sacrifier pour leuréducation. »

« Sacrifice » : le mot revient constamment dans la bouche destravailleuses domestiques philippines. « Souvent, raconte Mme Torres,nous n’avons pas de liberté de mouvement chez nos employeurs. Lanourriture est rarement suffisante et nous devons nous consacrerentièrement à la famille. Beaucoup de mes compatriotes vivent dansdes conditions déplorables. » Violences verbales ou physiques,soumission permanente aux moindres désirs du patron, sous-paiement, exploitation quotidienne… Chaque année, selon le ministère

du travail de Hongkong, près de 10 % des travailleuses domestiquesportent plainte contre leur employeur (soit vingt-cinq mille plaintesannuelles) pour non-versement de salaire, entorses au contrat detravail, mauvais traitements ou agressions sexuelles. Mme Torres ena elle-même fait l’expérience, d’abord pendant six mois au sein d’unfoyer hongkongais qu’elle a fui (« Ils voulaient que je renonce à monjour de congé »), puis durant six ans dans une famille de Chinois où,dit-elle, la grand-mère la « battait » et l’« insultait ». Elle relativise doncet estime que ses patrons actuels sont « bons » avec elle. La loi donneaux travailleuses domestiques quatorze jours pour retrouver uneplace après la fin d’un contrat, sous peine de devoir quitter Hongkong,ce qui explique que nombre d’entre elles n’osent pas porter plainte.

« C’est dans leurs gènes », affirme Charlotte pour expliquer lezèle de son employée. « Les Philippines, d’elles-mêmes, elles ontun super contact. Et puis, dans leur culture, elles sont toutesdévouées. Elles adorent les enfants ! C’est un peu leur récréation,parce que, vous savez, elles n’ont vraiment pas une vie marrante.Lennie, ce qui la tient, c’est qu’elle est très impliquée dans saparoisse… » Mme Torres est en effet évangéliste, born again, et « puise[sa] force dans [sa] relation avec le Seigneur ». Cette ferventechrétienne (comme le sont la grande majorité des Philippines) appliquedes préceptes divins qui coïncident avec les préceptes patronaux :« J’écoute le Seigneur, qui ne distingue pas les riches des pauvres »,

dit-elle. Dans sa petite chambre s’entassent un ordinateur branchésur Skype, Facebook et Yahoo, l’écoute-bébé des enfants de lapatronne et des portraits de ses propres enfants. Un grand tableautrône au-dessus de l’ordinateur : «Remerciez toujours Dieu et endurezpour toujours. »

« Dans les gènes », la propension à devenir domestique ? Chaqueannée, plus de cent mille Philippines prennent la route de l’exil pourœuvrer dans le secteur des services. Dans ce pays économiquementexsangue, la politique d’exportation de main-d’œuvre a été formel-lement lancée en 1974, sous le règne de Ferdinand Marcos (1965-1986), qui vit dans l’essor des pays du Golfe, après le premier chocpétrolier de 1973, l’occasion d’y envoyer des ouvriers philippins « defaçon temporaire ». En 1974, trente-cinq mille d’entre eux étaientembauchés à l’étranger. Trente-cinq ans plus tard, ce flux s’est trans-formé en un mouvement à forte dominante féminine, qui concerneofficiellement plus de huit millions et demi de Philippins, soit un peumoins de 10 % de la population – et 22 % de la population en âgede travailler. En 2010, selon la Banque mondiale, les travailleursexpatriés assuraient au pays 12 % de son produit intérieur brut (PIB),grâce à quelque 21,3 milliards de dollars de transferts (3). Ce quiplace cet archipel de 95 millions d’habitants au quatrième rang destransferts d’argent issus de l’émigration, après la Chine, l’Inde et leMexique.

La majorité de la diaspora permanente ou temporaire (dont unquart est en situation irrégulière) se trouve aux Etats-Unis ou auCanada, ainsi qu’au Proche-Orient (notamment en Arabie saoudite,ce pays ayant cependant décrété en juillet dernier un embargo surles domestiques philippines et indonésiennes). Ce sont « les hérosdes temps modernes », selon l’expression de Mme Gloria MacapagalArroyo, l’ancienne présidente des Philippines (2001-2010), qui, aprèsl’attaque du Liban par Israël en 2006 – trente mille travailleursphilippins vivaient alors sous les bombes –, a lancé le programme des«superbonnes (4) ». L’idée était, selon ses propres termes, d’«envoyerdes superdomestiques », formées « au langage de leurs employeurs »et préparées, grâce à la mise en place d’un diplôme national, « àl’utilisation des appareils ménagers » ainsi qu’aux « premiers soins ».Objectif : « Abolir les frais d’agence », s’assurer que toute travail-leuse domestique reçoive « au moins 400 dollars de salaire », etréduire la violence structurelle (tant économique que physique) quifrappe ces femmes dans le monde entier. Cinq ans plus tard, lesécoles ont poussé comme des champignons dans tout l’archipel,mais les exigences de droits minimaux pour les expatriés philippinssont restées largement des vœux pieux.

Manille, mai 2011. « Bienvenue à Petit Hongkong ! », s’exclame Mme Michelle Ventenilla, l’une des quatre professeures de l’écoleAbest, qui figure parmi les trois cent soixante-quatre établissementsprivés agréés et spécialisés en « services domestiques » de l’archipelphilippin. Derrière les murs en brique de ce petit pavillon a étéreproduit l’habitat type d’une famille de la classe supérieure deHongkong : la berline qui rôtit au soleil dans la cour, l’aquarium oùbarbotent des poissons rares, les salles de bains à l’occidentale, lachambre des enfants et celle des parents, ornées de rideaux rosebonbon et d’une peinture vert vif. Depuis 2007, l’école Abest a« exporté » mille cinq cents travailleuses domestiques à Hongkong,à moins de deux heures d’avion de la tentaculaire Manille. L’école,dont les frais d’inscription s’élèvent à 9 000 pesos (150 euros), estjumelée avec une agence de recrutement.

En ce vendredi 13 mai, c’est le jour de l’examen final. Portant àdeux mains la soupière en porcelaine, la candidate numéro cinq,une femme à l’allure frêle, transpirant à grosses gouttes, s’approchedoucement de la table couverte d’une nappe rose plastifiée et mimele geste de servir un bol de soupe. Mme Lea Talabis, 41 ans, est l’unedes quelque cent mille candidates annuelles à se présenter au diplômede services domestiques, le National Certificate II (NC II), après avoirsuivi les deux cent seize heures de formation. L’inspecteur publicde l’Autorité d’enseignement professionnel, la Technical Educationand Skills Developement Authority (Tesda), M. Rommel Ventenilla (5),observe attentivement la postulante, qui passe à présent l’épreuvede « service à table ». Un pas de côté, les pieds perpendiculaires,elle s’approche de l’employeur fictif et demande : « Voulez-vous dela soupe, Monsieur ? » M. Ventenilla hoche la tête et émet un son.Mme Talabis hésite. Après avoir rempli le bol blanc à la gauche dupatron, faut-il faire un pas de côté et porter la soupière en cuisine,ou la laisser à la disposition du convive ? Visiblement perturbée parcette épreuve, elle baisse les yeux et s’empresse de poser le tout surla commode.

L’examinateur lui laisse une seconde chance : c’est l’épreuvedes questions. « Quelle quantité d’eau servez-vous dans le verre ? »Il désigne du regard la mise en scène de la table, disposée commedans les familles bourgeoises de Hongkong : les trois verres, lestrois sous-assiettes, les couteaux à poisson et à viande, la symétrieet l’espacement correctement respectés. Mme Talabis se place alorsà la droite du patron, porte la carafe comme une enfant et lui remplitson verre aux trois quarts. M. Ventenilla, impassible, validera l’épreuve

de « service à table ». La candidate se retire en cuisine. Elle pourracompléter sa note finale avec l’épreuve d’habillage de lit, de nettoyagedu carrelage ou de l’aquarium, de repassage des vêtements ou delavage de voiture.

« La note finale comporte 20 % de compétences, 20 % deconnaissances théoriques et 60 % de qualités comportementales »,explique M. Ventenilla. Ce ne sont donc pas tant les compétencesen soins médicaux, en logistique ménagère ou en cuisine qui sontpassées au crible que la capacité des futures domestiques à obéiret à respecter les consignes. « On ne dit plus “domestique”, reprendMme Susan de la Rama, directrice de programme à la Tesda. On ditdésormais “aide à domicile”. Nous ne tenons pas à voir les Philip-pines labellisées “pays d’exportation de domestiques”, comme cefut le cas il y a quelques années... » En 2005, le dictionnaire américainMerriam-Webster avait en effet écrit dans son édition mondiale :« Philippine : 1. Femme originaire des Philippines ; 2. Employée demaison», s’attirant les foudres du gouvernement philippin et impulsantle mouvement de professionalisation de la filière.

«Beaucoup d’employeurs recherchent des aides ménagères polies,respectueuses, patientes et surtout discrètes. Ici, nous nous efforçonsde les adapter au tempérament bouillonnant des employeurshongkongais. Il faut être patiente et, surtout, travailler avec son cœur»,conseille la professeure Michelle Ventenilla, livrant ainsi l’une des clésdu programme des «superbonnes». Au-dessus d’un aquarium, quisymbolise ici la réussite sociale, une enfilade de lettres fait apparaîtrel’un des slogans maison : «La propreté est proche de la piété. » Dansla salle de cours, un tableau distingue les «gagnantes» (celles qui«cherchent des solutions» et disent à leur patron : «Laissez-moi lefaire pour vous») des «perdantes» (celles qui «cherchent un coupable»et «ont toujours une excuse» pour ne pas faire ce qu’on leur demande).Tandis que le code de discipline ordonne : «Ne contredisez pas votreemployeur» ; «Ne parlez pas aux autres bonnes»; «Ne montrez pas survotre visage un signe de mécontentement lorsque votre employeurvous corrige » ; « Contactez votre agence quand vous avez desproblèmes et ne vous fiez pas à vos amis. » (Lire page 11.)

Une certitude : on ne fait pas pousser ici les germes du socia-lisme. Pas de syndicat ni de grève, pas de rassemblement à portéesociale, pas de remise en cause des bases de la servitude : « Soyeztoujours ponctuelle », lit-on au chapitre six du manuel de l’école,tandis que l’une des « règles à suivre pour être une bonne aide àdomicile » est de « ne jamais compter ses heures de travail » (section« Les choses à ne pas faire »).

« Ces centres de formation sont la honte de notre pays », estimeM. Garry Martinez, président d’honneur de l’organisation non gouver-nementale (ONG) Migrante International, à Manille. « Chaque jour,on rapatrie six à dix corps d’émigrés philippins décédés pendantleur travail. C’est un déshonneur, un pays qui fait partir ses proprestravailleurs à raison de quatre mille cinq cents par jour ! Les Philip-pines sont devenues une véritable usine à domestiques. »

Il est 14 heures. Mme Talabis se prépare maintenant pour l’épreuvede nettoyage du carrelage – qu’elle réussira. Institutrice dans une écoleprimaire de Manille, elle a déjà travaillé il y a dix ans pour une famillebourgeoise de Hongkong. « Mais, dit-elle, j’avais besoin de meremettre à niveau. » Elle avait surtout besoin du sésame obligatoire,le NC II, pour pouvoir quitter le pays en règle. Elle s’est résolue àretourner travailler à l’étranger, laissant derrière elle son mari pêcheuret ses deux enfants. « C’est pour eux que je pars. A Hongkong, jegagnerai plus de deux fois mon salaire d’institutrice. » Elle reconnaîtque son centre de formation enseigne avant tout « à obéir et à sesoumettre aux consignes du patron ». Mais elle ne s’en étonne guère :« C’est surtout pour nous permettre d’arriver au terme de notrecontrat, car on s’endette toutes pour devenir bonnes à tout faire. »

Pour payer les 78 000 pesos (1 290 euros) de frais d’agence – sixmois de son salaire de professeure –, elle a puisé dans ses économies.

Portant à deux mains la soupièreen porcelaine, la candidate numéro cinqtranspire à grosses gouttes

Profession, domestique

«Philippine : 1. Femme originairedes Philippines.2. Employée de maison»

(3) « Remittances to PH ranked 4th biggest in world », www.ofwngayon.com, Manille,11 novembre 2010.

(4) «Housemaids to supermaids soon !!», www.ofwguide.com, Manille, 24 août 2006.

(5) Sans lien de parenté avec son homonyme enseignante.

(6) En 2009, 41,7 % des 8 579 378 Philippins expatriés travaillaient sur le continent américain(33,5 % aux Etats-Unis, 7,4 % au Canada), 28,2 % au Proche-Orient (13,5 % en Arabie saoudite,7,1 % aux Emirats arabes unis), 12,52 % en Asie et 8,4 % en Europe. Source : Commissiondes Philippins expatriés.

(7) Gelé entre 2009 et 2011 à 3580 dollars hongkongais, le salaire minimum obligatoire a étéréévalué en juin 2011 à 3740 dollars hongkongais (340 euros), mais reste en deçà du montantde 1999 (3860 dollars hongkongais avant la crise financière de 1999).

(8) L’embargo sur les travailleuses chinoises a été décrété dans les années 1970 par les colonsbritanniques.

(Suite de la première page.)

«Soyez humble»

D O S S l E RD O S S l E R

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PRO

JEC

T

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– Ne sortez jamais sans autorisation,sauf en cas d’urgence.

– Vous devez prendre un bain chaque matin, et une douche le soir avant d’aller vous coucher.

– Vous devez vous brosser les dents trois (3)fois par jour.

– Ne portez pas de maquillage durant votre travail.

– Pensez à utiliser des protections périodiquesdurant vos règles.

– Lors de vos jours de congé, vous devez être de retour à 18 heures au plus tard. Vous ne devezjamais passer la nuit à l’extérieur.

– Vous devez travailler dur. Ne faites jamais rienpour vous-même durant les heures de travail.

– Soyez toujours la première à saluer les membres de la maisonnée et dites « s’il vous plaît », «merci» et «pardon».

– Ne comparez pas votre salaire, vos jours de congé, votre charge de travail, etc.,avec ceux des autres bonnes, car les employeursn’ont pas tous les mêmes exigences.

– Ayez toujours un sourire plaisant et aimable.

– Ne mentez pas. Admettez les erreurs que vous avez commises. Ne les niez pas, ni auprès de votre employeur ni à vous-même.Sinon votre employeur ne pourra plus jamaisvous faire confiance.

– Quand votre employeuse vous parle, veuillez écouter avec attention et répondre. Ne vous contentez pas de la fixer avec unregard vide.

– Ne pleurez pas. Les employeurs n’aiment pascela et considèrent que pleurer porte malheur.

– Ne vous asseyez pas dans un siège confortableen présence de votre employeur.

– Soyez humble. Il n’est pas toujours faciled’identifier nos erreurs car nous pensons le plus souvent que nous avons raison. Donc, si votre employeur se plaint de vous, ce doit être pour quelque chose. Acceptez-le et essayez de vous améliorer au lieu de chercher des excuses.

– Soyez consciencieuse et responsable. Faites votre travail sans qu’on vous le demande. Ne soyez pas paresseuse.

– Ne vous précipitez jamais à l’ambassade des Philippines, sauf si votre vie est en danger.

– Ne parlez jamais à un homme et ne lui donnezjamais votre numéro de téléphone.

– Ne croyez pas quelqu’un qui vous promettraitde vous épouser si vous lui donnez ce qu’il veut.

– Ne tombez pas enceinte. Vous subirez un test de grossesse tous les six mois.

Pourquoi travailler à l’étranger ?– Pour améliorer son bien-être économique.– Pour assurer une meilleure vie à sa famille.– Pour laisser derrière soi un problème

émotionnel ou conjugal.

Problèmes fréquemment rencontrés par les travailleuses migrantes :

– Mal du pays – leur famille leur manque.– Orgueil blessé – elles refusent d’être

réprimandées.– Infidélité résultant de sorties régulières

le dimanche.– Mauvaise entente avec les employeurs.– Autre.

(Extraits du manuel de l’école Abest[Manille, Philippines] destiné aux futures

employées de maison.)

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 201111

« J’ai payé cash et sans reçu. L’agence est certes agréée par l’admi-nistration chargée des Philippins expatriés, mais leur discours étaitclair : c’était à prendre ou à laisser. J’étais obligée de payer cettesomme pour pouvoir aller travailler à Hongkong. » Elle y partira en éclai-reuse, son mari, chauffeur de taxi, et ses enfants espérant la rejoindre,avec en ligne de mire l’Europe (6). « Je ne veux pas être domestiquetoute ma vie », souffle-t-elle. Trois semaines plus tard, arrivée à desti-nation, elle se dira « ravie », car ses employeurs lui ont demandé « deles considérer comme [sa] seconde famille ». Mais ce qui la rassurevraiment, c’est qu’il y a chez eux un réseau Wi-Fi. « Tous les soirs, jepeux parler avec mes enfants et mon mari grâce à la webcam. Je suistrès bien pour l’instant. »

Au treizième étage de l’Elegant Terrace, un bâtiment cossu avecgardiens et piscine, en plein Midlevels, le quartier huppé du centre deHongkong, la porte s’ouvre et une silhouette se dérobe. « Elena ! Julienest un journaliste français. Il écrit un article sur le quotidien des domes-tiques philippines à Hongkong. Va donc nous préparer du thé au lait. »Le maître des lieux, M. Joseph Law, 65 ans, montre sa chemise :« Personnellement, j’exige qu’elles soient toujours bien repassées, avecune ligne au milieu, comme ça, vous voyez?», et s’affale sur son canapéen cuir. « Si j’aime me faire servir ? C’est une très bonne question quevous soulevez. J’avoue que j’ai toujours préféré me faire servir quefaire les choses moi-même. Ça fait trente-cinq ans que j’embauchedes domestiques étrangères, et je préfère de loin les Philippines. Ellesparlent mieux anglais, présentent moins de risques que les autres etsont en général bien plus dévouées dans leur travail. » Le logementimpeccable, l’apparence impeccable, le niveau de vie impeccable… Toutcela a un prix : celui de la force de travail d’Elena. «Je la paie le minimumlégal, 3 580 dollars hongkongais [327 euros] (7) », dit M. Law, anciendirecteur adjoint des pompiers de Hongkong, reconverti en porte-parole de la très officielle Association des employeurs de domestiquesétrangères à Hongkong. Autrement dit, le patronat du secteur du travailà domicile – et, à ce titre, l’ennemi des six syndicats de travailleursdomestiques de Hongkong.

Arrive Mme Elena A. Meredores, 51 ans, mère d’une fille de 18 ansrestée aux Philippines et travailleuse domestique depuis plus de seizeans. Vêtue d’un pantalon court et d’un tee-shirt mouillé par la vaissellequ’elle vient de faire, elle dépose face à son patron un plateau surlequel sont posées deux tasses et une théière, encaisse au passageune réflexion (« La prochaine fois que j’ai un invité, vois-tu, tu prendrasun plus grand plateau ») et pose une demi-fesse sur le canapé en cuirde son patron. « Pourquoi les salaires sont-ils si bas ?, reprend M. Law.C’est parce que les Philippines comme Elena ne sont pas qualifiées etsont peu compétentes. Pas qualifiées, martèle-t-il. N’est-ce pas,Elena ? » L’intéressée baisse le regard et acquiesce. « Vous avez raison,Monsieur. »

La sentant conditionnée à abonder dans son sens, son patroninsiste pour qu’elle parle « librement ». L’employée éclate de rire, replaceses longs cheveux en ordre et lâche : « Non, Monsieur, vous ne pouvezpas dire que nous sommes sous-qualifiées et peu compétentes pourexpliquer les bas salaires. Beaucoup de mes compatriotes sont docto-resses, enseignantes, diplômées d’université, et sont obligées dedevenir domestiques pour s’en sortir et faire vivre leur famille. De plus,le gouvernement a mis en place des écoles pour les former à ce travail. »M. Law balaie d’un revers de la main les écoles de « services domes-tiques » (« C’est la plus grande blague et aussi la plus grande sourcede disputes entre employeurs et employées ! ») et revient à la charge :« Elena, je pense que 50 % des domestiques de Hongkong ont unerelation paisible et harmonieuse avec leur employeur, comme vous etmoi. Qu’en pensez-vous ? » Elena se replace sur le canapé : « Je dirais10 à 15 %, Monsieur. »

Monsieur semble agacé :

« Non, mais franchement, 15 %… Non ! Tu dois être juste, Elena.

– Beaucoup d’employeurs prétendent avoir une bonne relation,mais en réalité, c’est faux. Ils disent ça juste pour faire bonne figure.Pas comme vous, Monsieur Law… »

Son patron la coupe :

«Hongkong est le paradis des domestiques étrangères. Le paradis ! »

La simple mise en relation des revenus de son foyer (plus de10 000 euros par mois) et du salaire de sa bonne le fait cependantsortir de ses gonds. « Hongkong est l’endroit rêvé pour elles ! Elles ontun contrat de travail, un salaire minimum, et en plus on leur paie lelogement, la nourriture, les billets d’avion, l’assurance médicale et lesfrais d’ancienneté à partir de cinq ans. Pour les employeurs, le paquetglobal du salaire s’élève en moyenne à 5 500 dollars hongkongais parmois [environ 500 euros]. Ça fait beaucoup d’argent ! » Certes, concède-t-il, « la majorité des employeurs appartiennent à la classe supérieure »,comme lui ; mais, à ses yeux, les petits cadeaux permettent d’effacerl’inégalité : « Tous les ans, je lui fais des cadeaux. Pour le Nouvel An,pour le Nouvel An chinois… Pas vrai, Elena ? » Mme Meredores a bienreçu une petite enveloppe pour le Nouvel An : « Oui, 40 euros », sesouvient-elle.

A l’évocation de la politique du gouvernement des Philippines, quiveut garantir 400 dollars (278 euros) de salaire minimum partout dansle monde et qui vient d’instaurer, fin 2010, une nouvelle assurance de200 dollars hongkongais (17 euros) obligatoire pour ses quelque huitmillions et demi de travailleurs expatriés, M. Law hausse le ton. «Je tiensà prévenir très fermement ce gouvernement ainsi que celui de l’Indo-nésie : s’ils continuent à appliquer des politiques aussi stupides et àréclamer sans cesse des hausses de salaire, j’appellerai à la levée del’embargo sur les domestiques chinoises (8) ! » M. Law a du souci à sefaire : les Philippines et l’Indonésie, pays qui appliquent les politiquesles plus agressives du monde en matière d’exportation de travailleuses

domestiques, ont annoncé en juin dernier leur intention de ratifier laconvention de l’Organisation internationale du travail (OIT) concernantle travail décent pour les travailleuses et travailleurs domestiques.« Nous, les employeurs, nous nous opposons très fortement à cetteconvention car, dans ce travail, il est impossible de compter les heures. »

Trois jours plus tard, un dimanche, au petit matin, Mme Meredoresouvre son parapluie rouge pour se rendre à l’église de l’ImmaculéeConception. « Je vais prier pour ma famille, mais aussi pour la famillede M. Law. Il ne faut pas être égoïste dans sa foi. » Puis il est midi,l’heure d’aller au « grand rassemblement des domestiques philippines ».Direction Central, le quartier où s’élèvent les sièges sociaux des grandesbanques d’affaires, comme la Hongkong & Shanghai Banking Corpo-ration (HSBC), coincée entre la Bank of China et le bijoutier Van Cleef& Arpels. C’est sous cette tour écrasante en acier et en verre que seréunissent, tous les dimanches, des dizaines de milliers de domes-tiques comme Mme Meredores. «Nous nous regroupons ici car, pour notrejour de repos, nous n’avons nulle part où aller. Toute la semaine, noussommes seules, nous nettoyons leur poussière, leurs appartements, et,une fois par semaine, nous pouvons nous libérer un peu de l’emprisede nos employeurs. C’est notre dignité », dit-elle.

Dehors, la pluie se calme, et le défilé de mode peut commencer.Le thème de cette journée particulière est la célébration des « femmesen tant que filles, épouses et mères » : c’est la fête des mères, organiséepar la fédération des Philippins de la région de Benguet (une provincedu nord des Philippines) à Hongkong. Promouvoir le rôle des femmesen tant que « filles, épouses et mères » correspond bien à la discrimi-nation de genre qui aboutit à l’embauche de millions de femmescomme travailleuses domestiques. Sur le grand podium rouge, encontrebas de la Bank of America, défilent des femmes quadragé-naires, quinquagénaires, pomponnées et guindées, qui cherchent àdécrocher le titre de la plus belle « secrétaire », de la plus belle« mannequin »… A quelques dizaines de mètres du podium, des milliersde domestiques agitent avec frénésie leurs petits drapeaux WesternUnion. A ses clients, la société par laquelle a transité l’essentiel desquelque 21,3 milliards de dollars de transferts d’argent opérés en 2010offre ce jour-là des stars philippines de la chanson, réunies pour lefestival Fiesta at Saya.

De chaque côté de la tour HSBC, deux lions en bronze symbo-lisent les deux célèbres fondateurs de la société, les banquiersA. G. Stephen et G. H. Stitt. Sur la droite, un lion à la gueule fermée,« Stitt », visage grave et œil méchant. Le lion de gauche, « Stephen »,a la gueule grande ouverte et semble rugir de plaisir. Ce lion souriantest devenu au fil des ans un célèbre point de rendez-vous pour lesPhilippins expatriés à Hongkong. «J’aime me faire photographier devantce lion qui sourit, car il est le symbole de notre dur labeur, dit Gorgogna,qui s’étonne elle-même d’être, vingt-deux ans après son arrivée,« toujours une domestique, avec un petit salaire ». Le lion, métaphoredes employeurs et de leur prospérité, a bien mangé et rugit en directiondu sommet de la tour HSBC. Tout en bas, des milliers de petites mainssavourent leur repos dominical. « Pour les Chinois, ce lion symboliseleur argent, dit Gorgogna, en face du félin à l’allure paisible. Sans nous,il ne serait pas aussi rassasié. »

JULIEN BRYGO.

«Les domestiques comme Elenane sont pas qualifiées et sont peu

compétentes. N’est-ce pas, Elena ?»

«Nous nous regroupons ici car,pour notre jour de repos,

nous n’avons nulle part où aller»

SEPTEMBRE 2011 – LE MONDE diplomatique 10

Avant de commenter : «450 euros, c’est un bon salaire. Certainesfamilles d’expatriés donnent même 600 ou 700 euros par mois. Elles nouscassent le marché.»

Pour cette mère de famille traditionnelle, l’embauche d’unedomestique qui ne compte pas ses heures crée cependant quelquesdésagréments. « La cuisine, par exemple, est vraiment son petitempire. » Elle raconte : « Cet été, je me suis acheté un appareil magnifique qu’il y a en France, justement, pour les femmes pressées :le Thermomix. C’est un robot incroyable qui fait tout, qui cuit, quihache… Je me suis dit que ça serait un moyen formidable deretourner dans ma cuisine. Eh bien, je l’ai rapporté ici en janvier,et je ne l’ai utilisé que quatre fois, parce que Lennie fait toujoursla cuisine pour nous ! »

Charlotte se retire dans sa chambre, et Mme Torres sort de « sa »cuisine. Agée de 47 ans, elle a laissé trois de ses cinq enfants dansle village de Calatagan, dans la province touristique de Luçon, dansle nord des Philippines. Titulaire d’un diplôme de rédactrice detélégrammes, elle travaille à Hongkong depuis 1999 pour subveniraux besoins de sa famille. « Chaque mois, j’envoie les huit dixièmesde mon salaire, auxquels je soustrais les frais de transfert de WesternUnion [soit 28 dollars hongkongais par transaction, 2,50 euros], pourpayer l’université à mes trois enfants. Je les ai laissés quand ilsavaient 10 ans. Aux Philippines, le coût de l’enseignement est siélevé que nous sommes obligées de nous sacrifier pour leuréducation. »

« Sacrifice » : le mot revient constamment dans la bouche destravailleuses domestiques philippines. « Souvent, raconte Mme Torres,nous n’avons pas de liberté de mouvement chez nos employeurs. Lanourriture est rarement suffisante et nous devons nous consacrerentièrement à la famille. Beaucoup de mes compatriotes vivent dansdes conditions déplorables. » Violences verbales ou physiques,soumission permanente aux moindres désirs du patron, sous-paiement, exploitation quotidienne… Chaque année, selon le ministère

du travail de Hongkong, près de 10 % des travailleuses domestiquesportent plainte contre leur employeur (soit vingt-cinq mille plaintesannuelles) pour non-versement de salaire, entorses au contrat detravail, mauvais traitements ou agressions sexuelles. Mme Torres ena elle-même fait l’expérience, d’abord pendant six mois au sein d’unfoyer hongkongais qu’elle a fui (« Ils voulaient que je renonce à monjour de congé »), puis durant six ans dans une famille de Chinois où,dit-elle, la grand-mère la « battait » et l’« insultait ». Elle relativise doncet estime que ses patrons actuels sont « bons » avec elle. La loi donneaux travailleuses domestiques quatorze jours pour retrouver uneplace après la fin d’un contrat, sous peine de devoir quitter Hongkong,ce qui explique que nombre d’entre elles n’osent pas porter plainte.

« C’est dans leurs gènes », affirme Charlotte pour expliquer lezèle de son employée. « Les Philippines, d’elles-mêmes, elles ontun super contact. Et puis, dans leur culture, elles sont toutesdévouées. Elles adorent les enfants ! C’est un peu leur récréation,parce que, vous savez, elles n’ont vraiment pas une vie marrante.Lennie, ce qui la tient, c’est qu’elle est très impliquée dans saparoisse… » Mme Torres est en effet évangéliste, born again, et « puise[sa] force dans [sa] relation avec le Seigneur ». Cette ferventechrétienne (comme le sont la grande majorité des Philippines) appliquedes préceptes divins qui coïncident avec les préceptes patronaux :« J’écoute le Seigneur, qui ne distingue pas les riches des pauvres »,

dit-elle. Dans sa petite chambre s’entassent un ordinateur branchésur Skype, Facebook et Yahoo, l’écoute-bébé des enfants de lapatronne et des portraits de ses propres enfants. Un grand tableautrône au-dessus de l’ordinateur : «Remerciez toujours Dieu et endurezpour toujours. »

« Dans les gènes », la propension à devenir domestique ? Chaqueannée, plus de cent mille Philippines prennent la route de l’exil pourœuvrer dans le secteur des services. Dans ce pays économiquementexsangue, la politique d’exportation de main-d’œuvre a été formel-lement lancée en 1974, sous le règne de Ferdinand Marcos (1965-1986), qui vit dans l’essor des pays du Golfe, après le premier chocpétrolier de 1973, l’occasion d’y envoyer des ouvriers philippins « defaçon temporaire ». En 1974, trente-cinq mille d’entre eux étaientembauchés à l’étranger. Trente-cinq ans plus tard, ce flux s’est trans-formé en un mouvement à forte dominante féminine, qui concerneofficiellement plus de huit millions et demi de Philippins, soit un peumoins de 10 % de la population – et 22 % de la population en âgede travailler. En 2010, selon la Banque mondiale, les travailleursexpatriés assuraient au pays 12 % de son produit intérieur brut (PIB),grâce à quelque 21,3 milliards de dollars de transferts (3). Ce quiplace cet archipel de 95 millions d’habitants au quatrième rang destransferts d’argent issus de l’émigration, après la Chine, l’Inde et leMexique.

La majorité de la diaspora permanente ou temporaire (dont unquart est en situation irrégulière) se trouve aux Etats-Unis ou auCanada, ainsi qu’au Proche-Orient (notamment en Arabie saoudite,ce pays ayant cependant décrété en juillet dernier un embargo surles domestiques philippines et indonésiennes). Ce sont « les hérosdes temps modernes », selon l’expression de Mme Gloria MacapagalArroyo, l’ancienne présidente des Philippines (2001-2010), qui, aprèsl’attaque du Liban par Israël en 2006 – trente mille travailleursphilippins vivaient alors sous les bombes –, a lancé le programme des«superbonnes (4) ». L’idée était, selon ses propres termes, d’«envoyerdes superdomestiques », formées « au langage de leurs employeurs »et préparées, grâce à la mise en place d’un diplôme national, « àl’utilisation des appareils ménagers » ainsi qu’aux « premiers soins ».Objectif : « Abolir les frais d’agence », s’assurer que toute travail-leuse domestique reçoive « au moins 400 dollars de salaire », etréduire la violence structurelle (tant économique que physique) quifrappe ces femmes dans le monde entier. Cinq ans plus tard, lesécoles ont poussé comme des champignons dans tout l’archipel,mais les exigences de droits minimaux pour les expatriés philippinssont restées largement des vœux pieux.

Manille, mai 2011. « Bienvenue à Petit Hongkong ! », s’exclame Mme Michelle Ventenilla, l’une des quatre professeures de l’écoleAbest, qui figure parmi les trois cent soixante-quatre établissementsprivés agréés et spécialisés en « services domestiques » de l’archipelphilippin. Derrière les murs en brique de ce petit pavillon a étéreproduit l’habitat type d’une famille de la classe supérieure deHongkong : la berline qui rôtit au soleil dans la cour, l’aquarium oùbarbotent des poissons rares, les salles de bains à l’occidentale, lachambre des enfants et celle des parents, ornées de rideaux rosebonbon et d’une peinture vert vif. Depuis 2007, l’école Abest a« exporté » mille cinq cents travailleuses domestiques à Hongkong,à moins de deux heures d’avion de la tentaculaire Manille. L’école,dont les frais d’inscription s’élèvent à 9 000 pesos (150 euros), estjumelée avec une agence de recrutement.

En ce vendredi 13 mai, c’est le jour de l’examen final. Portant àdeux mains la soupière en porcelaine, la candidate numéro cinq,une femme à l’allure frêle, transpirant à grosses gouttes, s’approchedoucement de la table couverte d’une nappe rose plastifiée et mimele geste de servir un bol de soupe. Mme Lea Talabis, 41 ans, est l’unedes quelque cent mille candidates annuelles à se présenter au diplômede services domestiques, le National Certificate II (NC II), après avoirsuivi les deux cent seize heures de formation. L’inspecteur publicde l’Autorité d’enseignement professionnel, la Technical Educationand Skills Developement Authority (Tesda), M. Rommel Ventenilla (5),observe attentivement la postulante, qui passe à présent l’épreuvede « service à table ». Un pas de côté, les pieds perpendiculaires,elle s’approche de l’employeur fictif et demande : « Voulez-vous dela soupe, Monsieur ? » M. Ventenilla hoche la tête et émet un son.Mme Talabis hésite. Après avoir rempli le bol blanc à la gauche dupatron, faut-il faire un pas de côté et porter la soupière en cuisine,ou la laisser à la disposition du convive ? Visiblement perturbée parcette épreuve, elle baisse les yeux et s’empresse de poser le tout surla commode.

L’examinateur lui laisse une seconde chance : c’est l’épreuvedes questions. « Quelle quantité d’eau servez-vous dans le verre ? »Il désigne du regard la mise en scène de la table, disposée commedans les familles bourgeoises de Hongkong : les trois verres, lestrois sous-assiettes, les couteaux à poisson et à viande, la symétrieet l’espacement correctement respectés. Mme Talabis se place alorsà la droite du patron, porte la carafe comme une enfant et lui remplitson verre aux trois quarts. M. Ventenilla, impassible, validera l’épreuve

de « service à table ». La candidate se retire en cuisine. Elle pourracompléter sa note finale avec l’épreuve d’habillage de lit, de nettoyagedu carrelage ou de l’aquarium, de repassage des vêtements ou delavage de voiture.

« La note finale comporte 20 % de compétences, 20 % deconnaissances théoriques et 60 % de qualités comportementales »,explique M. Ventenilla. Ce ne sont donc pas tant les compétencesen soins médicaux, en logistique ménagère ou en cuisine qui sontpassées au crible que la capacité des futures domestiques à obéiret à respecter les consignes. « On ne dit plus “domestique”, reprendMme Susan de la Rama, directrice de programme à la Tesda. On ditdésormais “aide à domicile”. Nous ne tenons pas à voir les Philip-pines labellisées “pays d’exportation de domestiques”, comme cefut le cas il y a quelques années... » En 2005, le dictionnaire américainMerriam-Webster avait en effet écrit dans son édition mondiale :« Philippine : 1. Femme originaire des Philippines ; 2. Employée demaison», s’attirant les foudres du gouvernement philippin et impulsantle mouvement de professionalisation de la filière.

«Beaucoup d’employeurs recherchent des aides ménagères polies,respectueuses, patientes et surtout discrètes. Ici, nous nous efforçonsde les adapter au tempérament bouillonnant des employeurshongkongais. Il faut être patiente et, surtout, travailler avec son cœur»,conseille la professeure Michelle Ventenilla, livrant ainsi l’une des clésdu programme des «superbonnes». Au-dessus d’un aquarium, quisymbolise ici la réussite sociale, une enfilade de lettres fait apparaîtrel’un des slogans maison : «La propreté est proche de la piété. » Dansla salle de cours, un tableau distingue les «gagnantes» (celles qui«cherchent des solutions» et disent à leur patron : «Laissez-moi lefaire pour vous») des «perdantes» (celles qui «cherchent un coupable»et «ont toujours une excuse» pour ne pas faire ce qu’on leur demande).Tandis que le code de discipline ordonne : «Ne contredisez pas votreemployeur» ; «Ne parlez pas aux autres bonnes»; «Ne montrez pas survotre visage un signe de mécontentement lorsque votre employeurvous corrige » ; « Contactez votre agence quand vous avez desproblèmes et ne vous fiez pas à vos amis. » (Lire page 11.)

Une certitude : on ne fait pas pousser ici les germes du socia-lisme. Pas de syndicat ni de grève, pas de rassemblement à portéesociale, pas de remise en cause des bases de la servitude : « Soyeztoujours ponctuelle », lit-on au chapitre six du manuel de l’école,tandis que l’une des « règles à suivre pour être une bonne aide àdomicile » est de « ne jamais compter ses heures de travail » (section« Les choses à ne pas faire »).

« Ces centres de formation sont la honte de notre pays », estimeM. Garry Martinez, président d’honneur de l’organisation non gouver-nementale (ONG) Migrante International, à Manille. « Chaque jour,on rapatrie six à dix corps d’émigrés philippins décédés pendantleur travail. C’est un déshonneur, un pays qui fait partir ses proprestravailleurs à raison de quatre mille cinq cents par jour ! Les Philip-pines sont devenues une véritable usine à domestiques. »

Il est 14 heures. Mme Talabis se prépare maintenant pour l’épreuvede nettoyage du carrelage – qu’elle réussira. Institutrice dans une écoleprimaire de Manille, elle a déjà travaillé il y a dix ans pour une famillebourgeoise de Hongkong. « Mais, dit-elle, j’avais besoin de meremettre à niveau. » Elle avait surtout besoin du sésame obligatoire,le NC II, pour pouvoir quitter le pays en règle. Elle s’est résolue àretourner travailler à l’étranger, laissant derrière elle son mari pêcheuret ses deux enfants. « C’est pour eux que je pars. A Hongkong, jegagnerai plus de deux fois mon salaire d’institutrice. » Elle reconnaîtque son centre de formation enseigne avant tout « à obéir et à sesoumettre aux consignes du patron ». Mais elle ne s’en étonne guère :« C’est surtout pour nous permettre d’arriver au terme de notrecontrat, car on s’endette toutes pour devenir bonnes à tout faire. »

Pour payer les 78 000 pesos (1 290 euros) de frais d’agence – sixmois de son salaire de professeure –, elle a puisé dans ses économies.

Portant à deux mains la soupièreen porcelaine, la candidate numéro cinqtranspire à grosses gouttes

Profession, domestique

«Philippine : 1. Femme originairedes Philippines.2. Employée de maison»

(3) « Remittances to PH ranked 4th biggest in world », www.ofwngayon.com, Manille,11 novembre 2010.

(4) «Housemaids to supermaids soon !!», www.ofwguide.com, Manille, 24 août 2006.

(5) Sans lien de parenté avec son homonyme enseignante.

(6) En 2009, 41,7 % des 8 579 378 Philippins expatriés travaillaient sur le continent américain(33,5 % aux Etats-Unis, 7,4 % au Canada), 28,2 % au Proche-Orient (13,5 % en Arabie saoudite,7,1 % aux Emirats arabes unis), 12,52 % en Asie et 8,4 % en Europe. Source : Commissiondes Philippins expatriés.

(7) Gelé entre 2009 et 2011 à 3580 dollars hongkongais, le salaire minimum obligatoire a étéréévalué en juin 2011 à 3740 dollars hongkongais (340 euros), mais reste en deçà du montantde 1999 (3860 dollars hongkongais avant la crise financière de 1999).

(8) L’embargo sur les travailleuses chinoises a été décrété dans les années 1970 par les colonsbritanniques.

(Suite de la première page.)

« Soyez humble »

D O S S l E RD O S S l E R

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SEPTEMBRE 2011 – LE MONDE diplomatique 12 D O S S l E R

Eternelles invisibles

LE service domestique, ménage traditionnel ou soin du vulnérable,relève de l’ironie, ironie d’une question sociale difficile (servir ?), embar-rassante (l’égalité des sexes…) et politiquement provocatrice. Sa critiques’avère improbable. Le travail domestique est un irréductible de la viequotidienne de l’espèce humaine, et l’exploitation des femmes, domes-tiques salariées ou femmes au foyer, reste invisible pour beaucoup demonde. L’ironie désigne donc l’opacité du problème autant que la solu-tion introuvable. La « question » du service domestique ne permet pasde réponse facile, et son analyse n’a pas le droit d’éviter paradoxes etcontradictions.

Aujourd’hui, deux chemins de traverse sont d’actualité, deux cheminsoù la question démocratique se mêle à la vie privée : un événement – larébellion d’une employée d’un grand hôtel – d’un côté (1), et un débat,l’utopie du service à la personne, de l’autre.

L’irruption de femmes de chambre dans l’espace public est toujoursune image forte. Dans les rues de New York, en mai 2011, leur mani-festation en marge d’une audience judiciaire dans l’affaire Strauss-Kahnfut décrite comme une manipulation syndicale, tant l’image de ces travail-leuses, femmes de chambre et de ménage, est nécessairement celle defemmes isolées, d’une présence émiettée dans les espaces hôteliers. Ellesont franchi une frontière, une barrière : celle des murs de la vie privéeet intime, d’une maison particulière ou d’un hôtel. Franchir la ligne deséparation entre le privé et le public est un acte transgressif. A l’espacepublic correspond une parole collective, un slogan – ici « Shame onyou », « honte à toi », adressé à l’homme puissant supposé agresseur.

Espace public, parole publique : les domestiques, femmes de service,n’y ont pas accès ; et pourtant, elles sont « des travailleuses comme lesautres », disent-elles depuis plus d’un siècle, depuis la naissance dusyndicalisme. Du Syndicat des gens de maison, à la fin du XIXe siècle,à la section employées de maison de la Confédération française démo-cratique du travail (CFDT) dans les années 1970, puis au manifeste brési-lien des domestiques adressé à l’Organisation internationale dutravail (OIT) en juin 2011, le projet politique et anthropologique de cessalariés est d’appartenir à la classe ouvrière et travailleuse. Rappelonsque les ouvriers des années 1900 se méfiaient de cette revendication,venant de celles et ceux qui vivaient trop près des patrons…

Hors des murs domestiques : on les voyait jadis à l’extérieur desmaisons, lorsque les services impliquaient des rôles d’apparat, portiers,chauffeurs ; on les a moins vus quand la « crise de la domesticité » survintà la fin du XIXe siècle, redoublée par la première guerre mondiale, et qu’ilfallut se rabattre sur la simple « bonne », « bonne à tout faire ». Inté-ressant est alors le petit film de Charles-Lucien Lépine, La Grève desbonnes (1906), où un regroupement s’organise de l’espace familial versle marché, jusqu’à la Bourse du travail et au commissariat ! La grèvedes bonnes imaginée hier, une manifestation de femmes de ménage bienréelle aujourd’hui : une expression politique presque incongrue au regarddu lieu de notre imaginaire protégé, la chambre, l’appartement, la maisonprivée. On rappellera, à ce propos, les grèves récentes des femmes deménage d’Arcade, sous-traitant d’Accor (2002) (2), et du Crowne Plazaà Paris (2010). Cette effraction politique – la présence dans la rue, la viesyndicale, la grève – illustre un paradoxe contemporain. Comment penserensemble service et démocratie, hiérarchie domestique et égalité sociale ?Si les journalistes et les spectateurs furent sidérés par l’image de femmesde ménage devant un tribunal de New York, c’est parce que l’expressiondémocratique moderne se liait, sous leurs yeux, à l’archaïsme du serviceancestral, fort d’une tradition vieille comme le monde lui-même : leserviteur, la servante est un archétype inoxydable. En deçà de la dialec-tique hégélienne du maître et de l’esclave, qui signe le rapport et la luttepossibles, en deçà du jeu des dramaturges du siècle des Lumières qui,de Marivaux à Beaumarchais, aiment inverser les rôles entre domes-tiques et maîtres, le serviteur est une catégorie sociale hybride : dans ethors de la famille, familier et étranger, pauvre et vivant chez les riches...Il est en outre situé (voyez Aristote) avec les femmes et les enfants.

On sait aussi que le domestique (masculin) n’est pas citoyen sous laRévolution française. Comme il dépend d’autrui, son autonomie politiqueindividuelle est évidemment problématique. On ne s’étonnera pas, alors,qu’une femme de ménage soit d’abord sans visage : depuis vingt-cinqsiècles, la « servante de Thrace » dont parlent les philosophes n’a pasde nom. La servante de Thrace est connue pour rire quand Thalès lesavant, tout occupé par les étoiles, tombe dans un puits. Elle n’a pas denom car elle est interchangeable : elle est une fonction sociale, une néces-sité domestique. Elle doit s’appeler « Marie », « Marie la bonne », écritLéon Frapié dans un roman du début du XXe siècle bien nommé La Figu-rante (1908). Mais pourquoi l’homme puissant, politique ou savant, a-t-il un nom, ou un visage ?

Tandis que l’effraction politique nous rappelle l’archaïsme de la figurede la servante, un débat s’ouvre sur la nécessité du « service à la personne »,du soin, du care, de la sollicitude, du lien à construire et à reconstruireentre les générations et entre les individus atomisés de la société contem-poraine. Il ne s’agit plus, désormais, de « servir » quelqu’un de plus privi-légié que soi, mais de « rendre un service » nécessaire à autrui. Le serviceà la personne déplace radicalement le regard, en le faisant porter sur celle,ou celui, à qui on rend service. La convention collective désigne désor-mais la personne en situation de service comme « le salarié du particulieremployeur ». On appréciera la périphrase.

(1) Lire Rachel Sherman, « Grands hôtels, maîtres et valets », Le Monde diplomatique,juillet 2011.

(2) Cf. le film d’Ivora Cusack, Remue-ménage dans la sous-traitance (2008), DVD produitpar 360o et même plus, 2011, http://atheles.org

PAR GENEVIÈVE FRAISSE *

La volonté de supprimer le terme de « service » s’inscrit dans unelongue histoire terminologique. On avait proposé les termes d’« employéede maison », puis d’« emploi familial », pour échapper au stigmate dela « bonne » ou pour conjurer la disqualification de la « femme deménage ». L’enjeu était, encore une fois, d’intégrer la personne « enservice » au monde global de l’emploi contemporain. Reste à distinguerutilement, ici, la femme de chambre d’un grand hôtel de la femme deménage qui bricole un temps partiel, un sous-emploi. Reste aussi àpréciser que le soin d’une personne âgée n’est pas du travail ménager,même si la confusion rôde souvent.

On peut graduer les travaux dits « de service » du plus agréable (l’hu-main) au plus désagréable (la saleté), on peut faire la part de la néces-saire solidarité humaine et de l’inéluctable oppression sociale. N’em-pêche : la sexuation de l’histoire du service ne peut s’effacer. On pourraitmême avancer l’idée qu’il n’a jamais été aussi féminin qu’à notre époque.Faut-il dire encore et à nouveau que le service domestique prend racinedans le travail domestique « gratuit » des femmes ? Faut-il toujours sesouvenir que certaines sont payées pour faire ce que d’autres exécutentgratuitement (ménage ou soin) ? Comment ne pas s’étonner que cettepart de notre vie reste comme un tabou politique ? « Tabou politique »,car la confrontation entre gratuité et salariat est aiguisée par l’époquecontemporaine qui a fait de l’autonomie économique de l’individu unrepère essentiel.

Ainsi, paradoxalement, la féminisation croissante de cet emploi estliée à l’histoire du XXe siècle, au développement du salariat d’une partet à la tentative de professionnalisation de la maîtresse de maison d’autrepart. Il faut, alors, s’étonner sérieusement que le salarié du « particulieremployeur » soit présenté comme une personne neutre, asexuée, alorsqu’il s’agit aujourd’hui, concrètement, à 98 % de femmes.

Malgré tout, cette perspective nouvelle inciterait à réfléchir autre-ment : les débats sur le soin et la sollicitude, le care et le souci d’au-trui vulnérable, ne transforment-ils pas en profondeur le statut, le rôle,la fonction de la personne qui se met « au service de » ? On sait quela hiérarchie sociale, imposée par le rapport entre maître et serviteur,ou maîtresse et servante, a traversé les régimes politiques, et que, sielle fut une évidence pour la société monarchique, elle ne semble pasl’être moins pour une société démocratique soucieuse d’égalité. D’oùles enjeux théoriques et politiques de notre actualité : comment mettreen œuvre une organisation sociale adaptée à l’allongement de la vie età la demande accrue de garde d’enfants en transformant une subordi-nation ancestrale en utilité sociale ? Ou, au contraire – et les tenantsdu care nous y invitent fortement –, comment renouveler l’espoir démo-cratique en pensant le service non comme soumission et servitude,mais comme don et lien ? En ce cas, l’absence de symétrie, l’impen-sable égalité entre le servant et le servi n’a aucun sens, et ne fait pasun problème politique. D’ailleurs, nous dit-on, le service à la personnesouligne que le faible est la personne servie, et non le servant. Alorsl’utilité sociale et la solidarité entre individus isolés forment, ensemble,l’horizon d’un changement de société. Notons cependant que celui quisert est également en situation de vulnérabilité. Le service à la personneest donc une relation entre deux vulnérables.

On aperçoit clairement le pari politique : refaire du lien social,redonner à ce lien un sens, serait pensable à partir du lieu même dutravail primitif, le service. Retournement complet de situation, par consé-quent : si le service perdit de son importance au siècle dernier, il rede-viendrait un lieu central de la société à venir, éclairé éventuellementd’une subversion politique. Car il placerait d’emblée dans l’espacepublic ce qui relève d’une nécessité privée. De ce point de vue, la « fron-tière » entre les sphères publique et privée a une chance d’être repensée.A cela s’adjoint un deuxième pari : se soucier d’autrui comme vulné-rable, malade, personne âgée, enfant en bas âge, permettrait de puiserdans le vivier de qualités humaines bien connues, historiquement fémi-nines, domestiques, maternelles, puis de les faire circuler dans l’espacepublic, de les externaliser, comme on dit, en valorisant à l’extérieur dumonde domestique des qualités dites ou reconnues comme féminines,dont on laisse ainsi imaginer qu’elles peuvent être dissociées du sexequi les porte.

Jeanne Deroin, féministe radicale de la révolution de 1848, parlaitdéjà de ce « grand ménage mal administré de l’Etat » où elle comptaitbien travailler à l’avenir. Elle proposait d’utiliser politiquement la valeurdomestique hors du foyer. L’argument valait comme stratégie militantede persuasion, et ce paradoxe sert encore aujourd’hui dans de multipleslieux du politique ; mais on en sait la relativité, voire la nullité histo-rique. Par ailleurs, la mixité de cet emploi de service n’est à l’ordre dujour que dans la pensée magique d’une société sans hiérarchie entre lessexes, sans domination masculine.

Deux pôles dessinent, désormais, le champ de cette notion de service :l’archaïque et le futur. D’un côté, on lit la vieille histoire de la servantetenue loin de l’espace public, du droit de porter plainte auprès de lajustice, de manifester sa colère, de rire des puissants. De l’autre, onentend l’histoire renouvelée des qualités inépuisables du sexe féminin,disponible à tous points de vue, sexe et propreté, soin et nourriture, avecl’espoir de conjuguer, sans trop de frais égalitaires, vie privée et viepublique. Une seule certitude : le service à la personne n’est pas l’avenirde la mixité.

* Philosophe, auteure de Service ou servitude. Essai sur les femmes toutes mains, Le Bordde l’eau, Lormont, 2009 (première édition : Femmes toutes mains, Seuil, Paris, 1979). Dernierouvrage paru : A côté du genre. Sexe et philosophie de l’égalité, Le Bord de l’eau, 2010.

« Songezqu’elle est là »

« J’ai vu dans une vaste salle [d’une école ménagèrede Hanovre] quatre jeunes filles de 16 à 17 ans, occupées les unes à laver les fenêtres, les autresà encaustiquer à la main le parquet ; deux d’entre ellesétaient des filles d’ouvriers, les deux autres étaientl’une la fille d’un général, la seconde la fille d’unconseiller de justice. J’imagine que celles-ci ont dû,au contact de leurs compagnes ouvrières, et dansla communauté du labeur ménager, sentir diminuerla distance sociale qui les séparait, et qu’elles comprendront mieux, lorsqu’à leur tour elles deviendront maîtresses de maison, de quelle bienveillante patience et de quel respect de la dignitéd’autrui doit être faite l’autorité envers les serviteurs. »

(M. Dufourmantelle, Le Conseiller de la familleet l’Ecole des mères, 1909.)

« La formation d’un personnel domestique (…) n’estd’ailleurs, à notre avis, qu’une solution paresseuse,par suite peu solide ; elle va également à l’inversedu mouvement social qui tend de plus en plusà réduire la main-d’œuvre et à la remplacer parun outillage et, d’autre part, à faire de chaque homme,le plus qu’il peut, son propre maître. »

(Paulette Bernège, rapport au Congrès internationald’orientation professionnelle féminine, 1926.)

« Quand vous parlez devant elle, songez qu’elle est là. »

(Augusta Moll-Weiss, Les Gens de maison,Doin, Paris, 1927.)

« Après la rupture d’un ménage qui avait duré delongues années, les biens communs ont été ainsi divisés :les deux tiers au mari, le tiers à la femme. Motif : le mariest le plus désavantagé par le divorce, car il devradésormais appointer quelqu’un pour tenir sa maison. »

(Jugement rendu par un tribunal anglais en 1973.)

Des tâches aussi ingrates qu’indispensables, assumées par une écrasante majorité de femmes, à titre bénévole ou rémunéré : le serviceà la personne concentre les questionsépineuses posées à la société.

Depuis vingt-cinq siècles, la « servante de Thrace » des philosophes n’a pas de nom

La hiérarchie entre maîtres et serviteurs a traversé les régimes politiques

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13 LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

EMEUTES URBAINES, MÉPRIS DE CLASSE

L’ordre moral britannique contre la « racaille »

et aux pillages soient expulsées de leurslogements sociaux et privées de leursallocations. Un message limpide : si vousêtes pauvre et que vous commettez uncrime, vous serez puni deux fois.

La fébrilité conduisant à l’hystérie etl’hystérie à l’absurde, les peines les plussaugrenues ont été prononcées lors deprocès expéditifs : « Une mère de deuxenfants, non impliquée dans les troubles,vient d’être condamnée à cinq mois deprison pour avoir accepté un shortprovenant d’un magasin pillé», affichaitle compte Twitter de la police de l’agglo-mération de Manchester, avant que lemessage ne soit retiré. Deux jeunes hommesse sont vu infliger une peine de quatre ans– plus que certains meurtriers – pour avoirtenté d’organiser, sur Facebook, une émeutequi n’a jamais eu lieu.

Au lendemain des violences, la sociétébritannique ressemble à celle des «animauxmalades de la peste» décrite par Jean deLa Fontaine (1621-1695). En 2009, le«scandale des notes de frais» révélait qu’ungrand nombre de parlementaires chapar-daient l’argent public. Seuls trois députésont été envoyés en prison. Certains avaientfacturé aux contribuables le même typed’écran plat que ceux dérobés par lespilleurs. Reconnu coupable de s’être faitrembourser 8750 livres sterling (environ10 000 euros) pour un téléviseur Bang& Olufsen, le député travailliste GeraldKaufman a simplement dû rendre l’argent.De son côté, M. Nicolas Robinson, unhomme de 23 ans sans casier judiciaire,passera six mois en prison : pendant uneémeute, il a volé pour 3,50 livres (environ3,70 euros) d’eau minérale. Selon que vousserez puissant ou misérable…

PAR OWEN JONES *

Evoquer un possible recours à l’armée, réclamer des « peinesexemplaires », prôner un contrôle des réseaux sociaux : auRoyaume-Uni, le premier ministre David Cameron a multi-plié les menaces après les émeutes du mois d’août. L’em-brasement des quartiers défavorisés a également été l’occa-sion de stigmatiser une nouvelle fois des classes populairesrendues seules responsables de leur sort.

QUELQUES mois avant les élections

générales de mai 2010, le député travaillisteStephen Pound estimait l’électorat britan-nique moins préoccupé par un éventuelretour au pouvoir des conservateurs quepar une autre perspective : la crainte,«presque physique», de voir «un Lumpen-proletariat harnaché de colifichets tape-à-l’œil frapper à sa porte et dévorer sesjeunes filles au pair (1)». Même en périodede relative tranquillité, une certaine morgueclapote à la surface des rapports sociauxau Royaume-Uni, l’une des sociétés lesplus inégalitaires du monde. Il a suffi dequelques soirées d’émeute et de pillage,au mois d’août, pour que ce mépris latentdéferle au grand jour.

Les rues britanniques ont retrouvé lecalme, mais l’agitation s’est emparée deséditoriaux, des comptes Twitter et desdiscours des responsables politiques. Unadjectif, feral (« sauvage »), revient inlassablement au sujet d’émeutiers volon-tiers décrits comme des « rats » (2).Richard Littlejohn, journaliste au DailyMail, a même avancé une solution pourse débarrasser de la « meute des orphelinssauvages qui hante les quartiers déshé-rités» : «les tuer à coups de gourdin, commedes bébés phoques (3)». Depuis des années,les commentateurs s’employaient àdocumenter la stupidité du «sous-prolé-tariat » britannique ; ils le décriventdésormais comme infesté d’animauxmenaçants.

Porté par des analyses de ce type, ainsique par une atmosphère – compréhen-sible – de colère et d’effroi, le premierministre conservateur David Cameron asuggéré que les personnes reconnuescoupables de participation aux émeutes

En 2009, une étude de la fondationPrince’s Trust établissait que les jeunesau chômage étaient plus susceptibles queles autres de souffrir d’anxiété, dedépression ou de manifester des compor-tements suicidaires. A Tottenham, où lesémeutes ont débuté, on compte trente-quatre demandeurs d’emploi pourchaque offre. Une immense majorité despersonnes interpellées sont âgées de moinsde 24 ans et au chômage. Faut-il vraiments’étonner que cette population – qui, sansemploi à conserver, sans carrière àfaçonner, s’estime sans avenir – se soitdavantage impliquée dans les émeutesd’août dernier que celle des beauxquartiers ? Pauvreté et chômage neconduisent pas mécaniquement au pillage ;mais il suffit d’une minorité pour plongerun quartier dans le chaos.

Loin de constituer le soulèvementpolitique des pauvres et des déshérités qu’attendent certains, les émeutes d’aoûtont fait leurs principales victimes parmiles plus démunis. Pauvres contre pauvres :une division utile au pouvoir conservateur,qui ne manque aucune occasion del’exploiter. Les « révélations» de la presseà sensation concernant « ces immigrantsqui vivent dans le luxe » attisent à coupsûr le ressentiment d’une partie des cinqmillions de personnes qui languissent surles listes d’attente des logements sociaux.De la même façon, les « dossiersspéciaux » sur la fraude aux allocationssoufflent sur les braises de la colère detous ceux qui se contentent des minimasociaux – même si la fraude aux alloca-tions, estimée à 1,2 milliard de livres paran (environ 1,4 milliard d’euros), coûtecinquante-huit fois moins aux contri-buables que l’évasion fiscale.

Les émeutes auront contribué à lafragmentation des classes populaires. Ences temps de débâcle financière, il n’estpas indifférent de diriger le regard despauvres vers leurs voisins plus pauvresencore, plutôt que sur les rémunérationsversées aux membres des conseils d’admi-nistration. En hausse de 55 % en 2010.

modèle économique en place. Il ne s’agitplus pour elles de changer leurs conditionsd’existence, mais d’échapper à celles-ci.

Nul ne suggère toutefois que les classespopulaires n’ont pas évolué. Plus de septmillions de personnes travaillaient dans lesecteur industriel en 1979 ; elles ne sontplus que deux millions et demi aujourd’hui.On trouve désormais moins de travailleursdans les mines et la grande industrie quedans les centres d’appels, les supermarchésou les bureaux. Les tâches sont plus«propres», moins physiques, et peuventêtre accomplies par des femmes. Mais lesemplois sont plus précaires, moins presti-gieux et (encore) moins payés. Après troisdécennies de libéralisation des lois sur letravail, près d’un million et demi depersonnes doivent se contenter d’un posteà mi-temps. Un nombre équivalent d’inté-rimaires peuvent être licenciés en moinsd’une heure, sans la moindre indemnité.Ils ne connaissent pas les congés payés.

Pauvres contre pauvres

(1) Sauf mention contraire, les citations proviennentd’entretiens avec l’auteur.

(2) BBC News (9 août 2011), The Daily Telegraph(10 août 2011), The Daily Mail (11 août 2011).

(3) « The politics of envy was bound to end up inflames», 12 août 2011, www.dailymail.co.uk

(4) « We pay to have an underclass», The Telegraph,Londres, 29 août 2007.

(5) Lire Rick Fantasia, « Sociologues contrepyromanes», Le Monde diplomatique, février 1998.

(6) The Catholic Herald, Londres, 22 décembre 1978.

(7) The Independent, Londres, 20 mars 2011.

Rares sont ceux qui, au sein de l’élitebritannique, se soucient aussi peu d’enroberleur discours ; tout aussi rares ceux qui nepartagent pas l’analyse. Reprenant lesthéories du libertarien américain CharlesMurray (5), la droite assure que lespersonnes qui n’ont pas rejoint la classemoyenne sont les rejetons «naturels» demères célibataires. Le New Labour deM. Anthony Blair préférait les qualifierd’«exclus». Tout en soulignant, commeM. Matthew Taylor, ancien directeur de lastratégie de M. Blair, que le conceptimplique «que la personne s’exclut elle-même, que sa condition sociale se voit repro-duite par son comportement individuel».

Une telle évolution constitue une victoirepour l’ancienne première ministre MargaretThatcher, instigatrice de la contre-révolutionlibérale au Royaume-Uni. En 1978, sixmois avant sa victoire, elle déclarait : «Envérité, la pauvreté extrême a disparu dansce pays.» Si elle perdurait, ici et là, c’étaitparfois «parce que certaines personnes nesavent pas tenir un budget, (...) mais surtoutparce que ce qui demeure, ce sont desdéfauts individuels» (6).

On voit alors se consolider le consensuspolitique selon lequel chacun doit tendrevers l’incorporation à la classe moyenne,quitte à punir ceux qui « refusent ». Untravail de sape désagrège les anciens piliersde l’identité ouvrière britannique : lesindustries qui faisaient vivre des villesentières, tels les docks ou les mines ; lesinstitutions comme les syndicats ou lesbailleurs sociaux ; et certaines valeurs,telles que la solidarité, à laquelle on préfèredésormais l’individualisme.

Première conséquence de cet assaut : lechangement de regard porté sur les classespopulaires. Dans une étude du cabinet deconseil BritainThinks publiée en 2011,71 % des personnes interrogées se décri-vaient comme appartenant aux classesmoyennes. « Je pose la même question,concernant l’identité sociale, depuis la findes années 1980, observe Mme DeborahMattinson, chargée de l’enquête. Or, depuispeu, la case “classes populaires” semblereprésenter une insulte, de même qued’autres termes comme “chav” (7). » Ycompris auprès de personnes pour lesquellesla seule case appropriée était, objectivement,celle de «classes populaires», mais qui nesouhaitent plus être associées à une catégoriejugée dévalorisante comparée à celle, plusgratifiante, de «classes moyennes».

Au moment où la gauche néotravailliste,elle aussi, abandonne l’idée selon laquellela pauvreté et le chômage résultent dusystème capitaliste, un sentiment de culpa-bilité apparaît donc chez les victimes du

DANS son discours du 15 août dernier,M. Cameron a tout d’abord surpris : lesévénements récents, a-t-il affirmé,« constituent un signal d’alarme pournotre pays : des problèmes sociaux, quicouvaient depuis des décennies, viennentde nous exploser au visage». Les conser-vateurs ralliés aux thèses progressistes etinvitant à prendre en compte les racinessocio-économiques des émeutes? Pas toutà fait. Les «problèmes sociaux» qu’iden-tifiait le premier ministre – en promettantd’avoir « le courage de les affronter» – serésumaient à « un lent effondrementmoral» : «Des enfants sans parents, desécoles sans discipline et des récompensessans effort. » Promouvoir la logique selonlaquelle la pauvreté découlerait deproblèmes comportementaux, de défautsindividuels – voire de choix –, constitueun bon moyen de légitimer le projetconservateur : l’amputation des budgetsliés à la protection sociale. L’une despropositions les plus contestées du gouver-nement consiste à limiter l’aide au loge-ment que reçoivent principalement destravailleurs pauvres.

De façon opportune pour le gouver-nement, les émeutes ont favorisé l’épa-nouissement de la caricature du chav, unterme dont le sens se situe quelque partentre «prolo» et « racaille». Certains, telFran Healy, le chanteur du groupe Travis,n’ont d’ailleurs pas hésité à ironiser sur un« printemps chav », en référence au«printemps arabe». Le mot – qui pourraitprovenir de chaavi, «enfant» en romani –est entré dans le dictionnaire Collins avecla définition : «Jeune personne d’extraction

populaire qui s’habille en survêtement.»Mais, plus qu’une réalité, le terme véhiculece que le discours dominant associe auxjeunes des classes populaires : compor-tement antisocial, vulgarité, ignorance,consommation excessive d’alcool, etc.

Au Royaume-Uni comme ailleurs, lemépris et l’intolérance suscitent le plussouvent l’opprobre général. Fort heureu-sement, nul ne proposerait publiquementdes cours d’autodéfense pour se protégerdes homosexuels, des sites Internet intitulés«Vermine juive», un séjour dans les îles«garanti sans femmes» ou des campagnesen faveur de la stérilisation des Noirs sanss’attirer les foudres de la justice. Remplaceztoutefois « homosexuels », « juive »,« femmes» et «Noirs» par chav, et vousvoici dans le domaine du trivial. Lesexemples qui viennent d’être cités sontréels, et personne ne s’en indigne.

La caricature du chav apparaît à la findes années 1990, à un moment où lesreprésentations positives des classespopulaires se raréfient dans les médias.C’est l’époque où journalistes et dirigeantspolitiques de tous bords expliquent que« nous faisons désormais tous partie de laclasse moyenne». Tous, à l’exception d’ungroupe situé au bas de l’échelle sociale.L’embourgeoisement supposé des ouvriersaurait en effet fait apparaître, comme pardécantation, un rebut superfétatoire. « Ceque nous appelions les classes laborieusesrespectables a pratiquement disparu,affirmait en 2007 le journaliste SimonHeffer. En général, ceux que les sociologues identifiaient autrefois comme“les travailleurs” ne travaillent pas lemoins du monde : ils vivent de l’Etat-providence (4). »

LISA RASTL. – « Bodies in Urban Spaces by Willi Dorner »(Corps dans l’espace urbain, de Willi Dorner), Londres, 2009

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* Auteur de Chavs. The Demonization of the WorkingClass, Verso, Londres, 2011.

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 201115SEPTEMBRE 2011 – LE MONDE diplomatique 14

• Le seuil de pauvreté en Israël s’établit à 454 euros de revenu mensuelpar personne (791 euros en France). Le 1er juillet, le salaire minimum a étérelevé de 770 à 820 euros bruts par mois (1365 euros en France). Dans lamesure où le salarié israélien travaille 186 heures par mois, le salaire horaireminimum en Israël s’élève à 4,40 euros, soit moins de la moitié du smicfrançais.

• A la fin des années 1960, Israël comptait 206000 logements sociaux,qui représentaient 23 % du parc immobilier. Ce chiffre a chuté à 66000 en2011, soit moins de 2 % du parc immobilier. Ainsi, le pays compte8,57 logements sociaux pour 1000 habitants, bien loin du ratio français(70,1 logements sociaux pour 1000 habitants).

Sources : National Insurance Institute of Israel, Association for Civil Rights in Israel, Unionsociale pour l’habitat, Organisation de coopération et de développement économiques.

Quelques chiffres

PAR YAËL LERER *

Tandis que les relations avec l’Egypte se tendent, les Israéliens manifestent en masse contre la dureté de leurs conditions de vie. Le mouvement témoigne d’un réveil inattendu de la société. Toutefois, se tournant principalement vers les classe moyennes, il n’inclut pas encore les catégories les plus défavorisées.

QU’EST-CE QUI a poussé la jeune

Daphne Leef, 25 ans, à créer un groupeFacebook pour diffuser l’idée d’un campe-ment de protestation à Tel-Aviv? Une seuleréponse : le logement. Dans la capitaleisraélienne, le loyer d’un appartement dedeux ou trois pièces a augmenté de 11 %en un an. Passé de 742 euros en moyennel’année dernière à 827 euros cette année, ilengloutit une part exorbitante des revenusdes locataires, bien au-delà de la normeinternationale des 30 %. Comme beaucoupde ses proches, Mme Leef a dû quitter sonappartement en centre-ville sans disposerde solution de rechange.

Au jour dit, le 14 juillet, une centaine dejeunes, issus pour la plupart des classes

BIANCA BRUNNER.– En haut, «Shelter»(Abri) ; à gauche,«Cover» (Couverture) ;à droite, «Tent»(Tente), 2009

«JE VAIS vous dire quand j’ai vraiment flippé. Onétait en train d’intervenir à Gaza ; on se trouvait dansune tranchée et des enfants se sont approchés etont commencé à nous lancer des pierres. Les instruc-tions stipulaient que lorsqu’il [un Palestinien] setrouve dans un périmètre où il peut nous toucheravec une pierre, il peut aussi nous atteindre avec unegrenade; alors je lui ai tiré dessus. Il devait avoir entre12 et 15 ans. Je ne pense pas l’avoir tué, j’essaie dem’en persuader pour avoir l’esprit tranquille, pourmieux dormir la nuit. J’ai flippé lorsque, pris depanique, je suis venu raconter à mes amis et à mafamille que j’avais visé quelqu’un et que je lui avaistiré dans la jambe, dans le derrière. Ils étaient toutcontents : je suis devenu un héros, et ils ont toutraconté à la synagogue. Moi, j’étais en état dechoc (1). »

«Que vouliez-vous que les parents de ce soldatdisent à leur fils ?, interroge M. Avihai Stoler, unancien soldat qui a recueilli certains témoignages dulivre Occupation of the Territories. «Ne t’inquiète pas,fiston ; tu as tué un gosse, et alors?» Les parentspréfèrent ne pas s’intéresser à son tourment.

Occupation of the Territories est un recueil detémoignages de soldats et de soldates servant ouayant servi dans diverses unités de l’armée israé-lienne, en Cisjordanie et à Gaza, depuis le début dela seconde Intifada, en 2000. C’est de loin l’ouvragele plus complet sur le modus operandi israélien dansles territoires occupés. On n’y trouve aucune révé-lation sur les décisions prises au plus haut niveau oudans les coulisses, mais des éléments sur la réalitébrute et quotidienne du contrôle militaire sur lesfoyers et les champs des Palestiniens, sur leursruelles et leurs routes, leurs biens et leur temps, surla vie et la mort de chaque habitant de Cisjordanieet de Gaza.

Selon des sources fiables, quarante à soixantemille Israéliens ont rejoint des unités de combat aucours des dix dernières années. Sept cent cinquanted’entre eux ont été interviewés pour ce livre. En esti-mant que tous ces soldats combattants sont passésà un moment ou à un autre dans les territoiresoccupés (ce qui peut ne pas être le cas des soldatsde l’armée de l’air ou de la marine), il s’avère doncque 1 à 2 % d’entre eux ont fourni des témoignagesaccablants. Soit un échantillon considérable, de loinsupérieur à celui requis pour un sondage ou une

étude universitaire. Libre à chacun de réfuter lesconclusions des auteurs, et de prétendre que lecontrôle étroit de tous les aspects de la vie des Pales-tiniens est vital pour la sécurité d’Israël ; mais nul nepeut nier que les choses fonctionnent ainsi.

Le collectif Shovrim Shtika («Briser le silence»)a été fondé en 2004 par quelques soldats ayant servià Hébron et désireux de montrer l’occupation de leurpoint de vue. Les témoignages évoquent maltrai-tances, violences gratuites ou tueries arbitraires rele-vant parfois de crimes de guerre : un handicapémental passé à tabac, couvert de sang ; despassants envoyés au sommet d’un minaret pour faireexploser des objets suspects que le robot ne peutatteindre... On y lit le récit du meurtre d’un hommenon armé dont le seul crime fut d’être juché sur untoit («Vous me demandez aujourd’hui pourquoi j’aitiré? C’est juste à cause de la pression, j’ai cédé àla pression des autres », raconte un soldat). Ouencore celui de l’exécution de policiers palestiniensnon armés, pour se venger d’une attaque contre uncheckpoint voisin. Les ordres d’un haut gradé surla conduite à tenir devant un présumé terroristegisant au sol, blessé ou mort : «Vous vous appro-chez du corps, vous enfoncez votre arme entre sesdents, et vous tirez. » Et de multiples scènes de vol,de pillage ou de destruction de meubles ou devoitures.

« Ce n’est pas un “ horror show” de Tsahal,explique M. Stoler. C’est l’histoire d’une génération,de notre génération. » Durant les trois décennies quiont suivi la guerre de 1967, une grande partie des

débats en Israël ont porté sur la nécessité ou lamonstruosité de l’occupation. Depuis, ce mot aquasiment disparu des discours. Pour désigner lesterritoires palestiniens, un Israélien utilisera lestermes « Judée », « Samarie », « Cisjordanie » ou« territoires», mais jamais « territoires occupés». Leterme «occupation» est presque devenu tabou, unmot de mauvais augure, à ne jamais prononcer enpublic. Je l’ai moi-même constaté dans le cadre demon travail lorsque j’ai supervisé une émission télé-visée où l’un des invités a affirmé que la violencegrandissait au sein de la société israélienne «à causede l’occupation». C’était la panique totale parmi mescollègues de la régie : « Dis au présentateur dedemander à son invité de retirer ce qu’il vient dedire», ont-ils supplié.

Plusieurs facteurs expliquent cette évolution. Toutd’abord, pour les Israéliens, les attentats-suicidesde la seconde Intifada ont quasiment donné carteblanche à l’armée pour «éradiquer le terrorisme». Enoutre, le processus de paix, interminable et infruc-tueux, est devenu une sorte de musique de fond dela scène publique, sur laquelle il a eu deux effetsopposés. D’une part, les Israéliens ne ressentaientplus l’urgence de résoudre le conflit, ce dernier étantdéjà réglé puisque nous, Israéliens, avions acceptéde céder les territoires, d’opter pour une solution àdeux Etats et d’accorder l’autodétermination auxPalestiniens. «L’histoire des territoires est finie», écri-

Ces soldats qui brisent la loi du silence

LE « MOUVEMENT DES TENTES » DÉNONCE LA VIE CHÈRE

Indignation (sélective)dans les rues d’Israël

Calendrier des fêtes nationales1er - 30 septembre 2011

1er LIBYE Fête nationaleOUZBÉKISTAN Fête de l’indépend.SLOVAQUIE Fête nationale

2 VIETNAM Fête nationale3 QATAR Fête nationale

SAINT-MARIN Fête nationale6 SWAZILAND Fête de l’indépend.7 BRÉSIL Fête de l’indépend.8 ANDORRE Fête nationale

MACÉDOINE Fête de l’indépend.9 CORÉE DU NORD Fête nationale

TADJIKISTAN Fête de l’indépend.15 COSTA RICA Fête de l’indépend.

SALVADOR Fête de l’indépend.GUATEMALA Fête de l’indépend.HONDURAS Fête de l’indépend.NICARAGUA Fête de l’indépend.

16 MEXIQUE Fête de l’indépend.PAPOUASIE-NLLE-GUINÉE Fête de l’indépend.

18 CHILI Fête de l’indépend.19 SAINT-KITTS-

ET-NEVIS Fête de l’indépend.21 ARMÉNIE Fête de l’indépend.

BELIZE Fête de l’indépend.MALTE Fête de l’indépend.

22 MALI Fête de l’indépend.23 ARABIE SAOUD. Fête de l’indépend.24 GUINÉE-BISSAU Fête de l’indépend.30 BOTSWANA Fête de l’indépend.

PAR

MERON RAPOPORT *

* Fondatrice de la maison d’édition Andalus, Tel-Aviv.

(1) Collectif Breaking the Silence («Briser le silence»), Occupationof the Territories : Israeli Soldier Testimonies 2000-2010, chapitre I,témoignage 45, www.breakingthesilence.org.il

moyennes supérieures, ont donc planté leurstentes sur le boulevard Rothschild. Unesemaine plus tard, l’artère centrale de lacapitale était couverte de plusieurs centainesde tentes, tandis qu’une manifestationrassemblait vingt mille personnes dans lesrues de la ville. Un peu partout dans le pays,d’autres mécontents, issus de catégoriesmoins aisées, se joignaient au mouvementen allant camper sur les places publiques.Le 6 août, trois cent mille personnesdéfilaient à Tel-Aviv en chantant «Le peupleveut la justice sociale».

Les Israéliens subissent en effet une forteérosion de leur niveau de vie. Le marchédu travail est de plus en plus étroit, tandisque les coupes dans les budgets sociaux semultiplient et que les services publicsse dégradent.

L’économie israélienne a été l’une despremières du monde à souscrire aux dogmesmonétaristes du «consensus de Washington».En 1985, le gouvernement d’union nationaleélabora un plan de stabilisation économiquepour faire face à la crise intérieure du débutdes années 1980, quand l’inflation culminaità près de 450 %. Le premier ministre ShimonPérès, alors à la tête du Parti travailliste, avaitconcocté ce plan avec son ministre desfinances Yitzhak Modaï (Likoud) et avecMichael Bruno, gouverneur de la Banquecentrale devenu par la suite économiste enchef à la Banque mondiale (1).

Influencé par l’administration duprésident américain Ronald Reagan, ledispositif ne se limitait pas à des mesuresd’ordre monétaire (forte dévaluation dushekel, taux de change fixe) : il incluait

une baisse des dépenses publiques, unblocage de la quasi-totalité des salaires etun affaiblissement des droits des travail-leurs, la complicité de la puissante centralesyndicale Histadrout aidant à faire passerla pilule.

Adoptée par l’ensemble du spectrepolitique, depuis l’extrême droite jusqu’auMeretz en passant par la gauche travail-liste (mais à l’exception des partis repré-sentant la minorité arabe, qui, il est vrai,n’ont jamais participé au pouvoir), l’idéo-logie libérale a depuis lors dicté la politiqueéconomique des gouvernements successifs.Désormais, les notions de droite et de gauchedans le discours politique ne concernent plusguère que la question palestinienne, et, làencore, elles n’admettent que des nuancesinsignifiantes.

populaires. En fait, les trois quarts de lapopulation pauvre appartiennent à troisgroupes qui, à quelques exceptions près,n’ont pas pris part au « mouvement destentes » : les Arabes israéliens (avec 53,5 %des familles vivant sous le seuil depauvreté), les juifs ultraorthodoxes (56,9 %)et les immigrants d’Ethiopie et del’ancienne Union soviétique.

A ce tableau, il faut ajouter le fait que,selon l’OCDE, le coût de la vie en Israëlest devenu aussi élevé qu’en France, auRoyaume-Uni, au Canada ou aux Pays-Bas,alors que le salaire horaire minimum y estinférieur de moitié aux normes françaises.Qui plus est, la loi fixant celui-ci est souventenfreinte par les employeurs, faute devolonté politique de veiller à son appli-cation. En 2008, 41 % des salariés touchaientun salaire inférieur au minimum légal (3),et près des trois quarts (74,4 %) moins de1 400 euros par mois.

De plus, l’emploi précaire s’est étendu.On estime que 10 % de la main-d’œuvretravaille en intérim, dont la moitié pour lesecteur public, l’Etat ne répugnant pas àdéléguer une partie de ses missions à dessous-traitants qui bafouent ouvertement ledroit du travail (4). Dans le domaine de lasanté, si l’espérance de vie est élevée(79,8 ans), et s’il existe une médecine depointe réputée, l’inégalité en matière d’accèsaux soins a pris des proportions alarmantes,corrélées à la dégradation des conditionsde vie. Environ un tiers de la populationest privé de soins dentaires ; la moitié despersonnes âgées de plus de 65 ans n’ontplus de dents (5).

Les hôpitaux publics rencontrent des diffi-cultés croissantes pour assurer les soins

vitaux à tous. Ainsi, le taux de mortalitépour les cas de diabète de type 2 – unemaladie qui pourtant ne nécessite pas untraitement coûteux – est cinq fois plus élevéchez les pauvres que dans le reste de lapopulation. Par ailleurs, le taux de mortalitédes Arabes israéliens est deux fois supérieurà celui des Juifs (6).

Mais s’il y a bien un secteur dont larégression frappe les esprits, c’est celui dulogement social. Les politiques publiquesen la matière n’ont certes jamais brillé parleur équité, les immigrants séfarades enprovenance du monde musulman se voyantparqués dans des habitations à loyermodéré (HLM) exiguës et surpeuplées quandleurs coreligionnaires ashkénazes obtenaientdes crédits préférentiels pour l’achat delogements bien situés. Quant aux Arabesisraéliens, ils n’ont presque jamais eu accèsni aux logements sociaux ni aux prêts subven-tionnés : quand l’Etat s’intéresse à eux, c’estpour leur confisquer leurs terres afin d’ybâtir des lotissements réservés aux Juifs.

La situation a encore empiré depuis lesannées 1980. Pour discriminant qu’il fût,le logement social avait alors au moins lemérite d’exister ; désormais, il agonise. Entrente ans, on n’en a pas construit un seul.La part du secteur public dans le parc locatifest passée d’un quart en 1980 (40 % de lapopulation en bénéficiait à l’époque) à2 % de nos jours.

De nombreux commentateurs ont doncaccueilli avec enthousiasme la mobilisationinédite qui a surgi ces dernières semaines enfaveur du changement. On pourrait être tentéde croire que les Israéliens ont pris exemplesur leurs voisins du monde arabe pourréclamer à leur tour plus de justice et moins

d’inégalités, ainsi qu’un meilleur avenir pourtoute la région. Néanmoins, il semble queles manifestants partagent plus d’un pointcommun avec le régime qu’ils dénoncent.

« Les dirigeants de ce mouvement formentl’épine dorsale de la société israélienne»,a affirmé le ministre de la défense, M. EhoudBarak. Et d’ajouter : « En cas d’urgence,ils seront les premiers à démonter leurstentes et à s’enrôler (7). » De fait, lorsqu’ilschantent que « le peuple veut la justicesociale », les protestataires n’incluent pastout le monde dans leur définition du«peuple». A l’exception de quelques voixmarginales, ils n’ont exprimé aucune reven-dication concernant la fin de l’injusticesociale majeure qui frappe le pays, à savoirle régime de quasi-apartheid qui sépare deuxpeuples sur un même territoire. Il est vraique les manifestants se définissent comme«apolitiques» et évitent ne serait-ce que deprononcer le mot «occupation».

L’ensemble Israël-Palestine est l’un deslieux les plus morcelés et discriminés dela planète. Mais la ségrégation qui l’organisen’est pas géographique (sauf à Gaza), nimême liée à la « ligne verte », la frontièreissue de la guerre de 1948 : elle relève d’unsystème de division raciale et coloniale qui

réduit l’espace à une myriade de confettisdont l’enchevêtrement évolue au gré deslois d’exception et des calculs militaires.Les habitants se retrouvent donc éparpillésen de nombreuses sous-catégories, chacunedotée de droits – ou de non-droits – spécifiques.

question d’elles dans ce grand brassaged’idées. Dans un registre plus proche decelui des partis xénophobes européens quedes « indignés» grecs ou espagnols, il n’estmême pas rare d’entendre des voix s’élevercontre les «avantages» dont jouissent «desgens qui ne travaillent pas et qui fontbeaucoup d’enfants».

Certes, des manifestations de rue quirassemblent des milliers de jeunes ne peuventque ranimer l’espoir des militants plus âgés.Quand, de surcroît, ce sont des jeunes femmesqui engagent la lutte, on se réjouitdoublement. La convergence des classesmoyennes supérieures, majoritairementashkénazes, et des catégories sociales plusmodestes, essentiellement séfarades, constitueun phénomène encourageant. Même s’il seprésente comme apolitique, le mouvement aréussi en deux semaines à discréditer trenteannées de matraquage antisocial. Et, bienque reléguées à la marge, quelques voixarabes se sont fait entendre, concourant àla prise de conscience des manifestants. Iln’est pas déraisonnable d’envisager quecette revendication embryonnaire de justicesociale finisse par grossir et par englobertoute la population. La mobilisation ayantpris tout le monde au dépourvu, on peutespérer d’autres surprises.

YAËL LERER.

vait dernièrement l’éditorialiste israélien le plusinfluent, Nahum Barnea. «Pourquoi Israël se moquede la paix», titrait de son côté l’hebdomadaire améri-cain Time en septembre 2010 (2).

D’autre part, à ces données politiques s’ajouteun facteur militaire. Depuis le début de la secondeIntifada, et a fortiori depuis la construction du murde séparation, le contrôle exercé sur les Palestiniensest devenu plus méthodique, plus systématique etplus « scientifique ». Occupation of the Territoriestente d’analyser ces méthodes, et de mettre à nu lejargon employé par les militaires. Sur la base destémoignages recueillis, le collectif Briser le silences’efforce de trouver de nouveaux termes plus adaptésà la réalité. Ainsi, mieux vaut parler de «propagationde la peur au sein de la population civile » que de« mesures de prévention contre le terrorisme » enCisjordanie et à Gaza; d’«appropriation et annexion»plutôt que de «séparation» ; de «contrôle de tous lesaspects de la vie des Palestiniens » plutôt que de« tissu vivant » (« life fabric », formule militaire dési-gnant le réseau routier desservant la populationpalestinienne) ; d’« occupation » plutôt que de«contrôle». «Notre mission était de perturber – c’étaitle terme utilisé – la vie des citoyens et de les harceler,

révèle l’un des soldats interrogés. C’était la défini-tion de notre mission, parce que les terroristes sontdes citoyens et que nous voulions perturber leursactivités ; pour y parvenir, il fallait les harceler. Je suissûr de cela, et je pense que c’est la formule utiliséeencore aujourd’hui, si les ordres n’ont pas changé.»Ces témoignages nous apprennent que la déstabili-sation et le harcèlement de la population locale nesont pas le simple fruit de la négligence ou d’unepure maltraitance (bien qu’elles existent) : ils sont laclé de voûte de la gestion de l’occupation en Cisjor-danie et à Gaza. «Si le village produit de l’activité,vous allez créer de l’insomnie dans le village.»

M. Stoler est resté près de trois ans dans la régionde Hébron. Il y a croisé des soldats qui ont fait sauterdes bombes dans le centre d’un village «pour qu’ilssachent qu’on est là ». « Patrouille bruyante »,«patrouille violente», «manifestation de présence»,«activité discrète», tels sont les termes désignant unmode d’action unique et routinier : pénétrer en forcedans un village ou une ville, lancer des grenades,installer des checkpoints improvisés, fouiller lesmaisons de façon aléatoire, s’y installer pendant desheures ou des jours, «créer [parmi les Palestiniens]un sentiment de persécution, afin qu’ils ne se sententjamais tranquilles». Tels étaient les ordres auxquelsil devait obéir.

M. Stoler et M. Avner Gvaryahu ont servi dansune unité d’élite dont l’activité était évaluée, selonun haut gradé, au nombre de cadavres de terroristesaccumulés. Tous deux déplorent le fait que la sociétérefuse d’écouter ce qu’ils ont à dire. Aucune chaîne

de télévision israélienne ne s’est déplacée pour lelancement de leur livre ; seuls étaient présents lesmédias étrangers, ce qui laisse penser que ladétresse des soldats israéliens n’intéresse que lesJaponais ou les Australiens. «Mon père appartient àla seconde génération de la Shoah, confieM. Gvaryahu. Pour lui, les persécutés, les malheu-reux de l’histoire, c’est nous.»

Pourtant, l’un et l’autre restent étrangement opti-mistes : la société finira par comprendre ce qui sefait en son nom, et elle évoluera. Car c’est la sociétéqui doit changer, et non l’armée. «J’ai été interviewéun jour par une journaliste colombienne, se souvientM. Stoler. Elle m’a demandé pourquoi tout cela nousposait problème. En Colombie, les soldats décapi-tent chaque jour des rebelles dans l’indifférence laplus totale. Mais je pense que la société israélienneveut conserver une certaine moralité. C’est cela quinous pousse vers l’avant ; sans cette volonté collec-tive, nos actes n’ont plus de sens.»

« La société israélienne a été prise en otage,affirme pour sa part M. Gvaryahu. Les intérêts despreneurs d’otages sont différents des nôtres, et pour-tant nous sommes tombés amoureux d’eux, commesi nous étions frappés du syndrome de Stockholm.Il est facile de plaquer le visage des colons sur ceméfait ; mais je n’y crois pas. Le vrai visage despreneurs d’otages, c’est le nôtre. »

MERON RAPOPORT.

Une économie des plus prospères

Privilèges perdus

« C’est l’histoired’une génération,de notre génération »

Politiquede harcèlementdes Palestiniens

* Journaliste à Haaretz, Tel-Aviv.

DOTÉ d’une foi quasi religieuse dans lesvertus du marché, le premier ministreBenyamin Netanyahou n’a cessé de menercroisade contre ce qu’il restait d’Etat social :comme ministre des finances et commechef de gouvernement (ou comme l’un etl’autre simultanément), il a multiplié lesprivatisations. Des symboles nationaux telsque la compagnie aérienne El Al ou l’opé-rateur de téléphonie Bezeq ont été littéra-lement bradés. D’autres devraient suivre,comme la poste, certains ports, les cheminsde fer et même, tabou suprême, des secteursde l’industrie de l’armement.

Les baisses d’impôt en faveur des plusfortunés sont devenues la règle, la plus hautetranche passant à 44 % en 2010. L’impôtsur les sociétés a suivi le même chemin,tombant de 36 % en 2003 à 25 % en 2010 ;il devrait atteindre 16 % en 2016. Le premierministre assure qu’enrichir les richesconstitue l’unique moyen de stimuler lacroissance.

Certes, l’économie est l’une des plusprospères du monde. Les chiffres de crois-sance (+4,7 % en 2010) apparaissent insolentsau regard de la crise mondiale. Ils sontsouvent attribués aux succès des industries

technologique et militaire. Car le pays nejoue plus seulement un rôle-clé sur le marchédes armes conventionnelles, il est aussi l’undes plus gros exportateurs dans le secteur dela surveillance et du maintien de l’ordre (2).

L’adhésion d’Israël à l’Organisation decoopération et de développement écono-miques (OCDE), en mai 2010, a permis demettre en évidence le fait que le pays, endépit d’un produit intérieur brut (PIB) digned’une grande puissance industrialisée(29500 dollars par personne), présente unbilan socio-économique fort éloigné de celuide l’Europe occidentale, à laquelle il aimeà s’identifier. Les écarts de revenus, compa-rables à ceux qui règnent aux Etats-Unis,sont en effet largement supérieurs à laplupart de ceux des pays européen. Le tauxde pauvreté y atteint 19,9 %, davantagequ’aux Etats-Unis et presque trois fois plusqu’en France (7,2 %) (lire l’encadré).

Par leur profil démographique, les Israé-liens pauvres se distinguent des Juifssécularisés qui protestent en ce momentdans les rues du pays – une alliancenouvelle entre Ashkénazes et Séfaradesdes classes moyennes, partiellementsoutenue par des Séfarades des classes

IL n’y a qu’une seule frontière en Israël-Palestine, une seule armée, une seulemonnaie, une seule collecte de douanes etde taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Lesystème de routes séparées imposé à laCisjordanie – une route pour les colons,une autre pour les Palestiniens – découpepourtant le territoire à la manière d’unegrille millimétrée. Les murs et les check-points achèvent de rendre la vie impos-sible aux Palestiniens. Environ un demi-million de colons israéliens – presque10 % de la population juive d’Israël – et276 000 Palestiniens de Jérusalem viventen dehors de la « ligne verte », seule fron-tière internationalement reconnue. Lesinstitutions sociales et économiques d’Israël les considèrent pourtant commefaisant partie intégrante du pays, les colonsen tant que citoyens, les Palestiniens deJérusalem en tant que « résidents ».

L’économie palestinienne n’est qu’unesubdivision de l’économie israélienne. Elleutilise la monnaie de l’occupant et dépenddonc de sa politique monétaire. La moitiéde son PIB repose sur les biens et les servicesvenus d’Israël ; ses importations et ses expor-tations transitent par Israël, qui prélève lestaxes générées par ce commerce contre lapromesse – pas toujours tenue – de lesreverser à l’Autorité palestinienne; 14 % dela main-d’œuvre palestinienne de Cisjor-danie travaille en Israël ou dans lescolonies, etc. L’économie palestinienne estcelle d’un pays en voie de développement :en 2010, son PIB par habitant atteignait àpeine 1 502 dollars (8). Si l’on considèrel’espace Israël-Palestine comme un seul etmême ensemble économique, elle ne pèse

que 2,45 % du PIB de l’entité, alors qu’ellereprésente 33 % de sa population.

Dans ces conditions, un observateurextérieur pourra, non sans quelques raisons,voir dans les campeurs du boulevardRothschild des gens luttant pour des privi-lèges qu’ils ont partiellement perdus; un peucomme si, estiment certains, dans l’Afriquedu Sud de l’apartheid, les Blancs avaientmanifesté pour l’égalité – celle des Blancsentre eux. La protestation, polyphonique, peutsurprendre par son mode d’organisation, ouplutôt par son manque d’organisation. Elleréclame plus de justice sociale, mais le contenuexact de ses revendications reste flou.

Le boulevard Rothschild est devenu unsupermarché à idées : beaucoup de tentessont dressées pour défendre les causes lesplus diverses. Individus et organisationstiennent des conférences et lancent des débatspublics ; des artistes apportent leur contri-bution; des chefs cuisiniers viennent préparerà manger; des tracts envahissent le boulevard.Le site Internet « officiel » annonce desdizaines d’événements, organisés de façonindépendante, partout dans le pays. Sanshiérarchie ni procédures de décision insti-tutionnalisées, la protestation semble ne pasavoir de porte-parole identifié.

Une chose est sûre : les deux catégoriesles plus pauvres de la société, les Palestiniensd’Israël et les juifs ultraorthodoxes, ne sontpas venues planter leurs tentes dans lequartier le plus huppé de la capitale. Lacrise du logement, par exemple, les frappebien plus durement que les classes moyennesde Tel-Aviv ; pourtant, il n’est jamais

(2) Karl Vick, « Why Israel doesn’t care about peace», Time, NewYork, 13 septembre 2010.

(1) Cf. Naomi Klein, La Stratégie du choc, Leméac -Actes Sud, Montréal-Arles, 2008.

(2) Neve Gordon, « The political economy of Israel’shomeland security / surveillance industry », The NewTransparency Project, université Ben Gourion, BeerSheva, avril 2009.

(3) Jacques Bendelac, «Average wage and income bylocality and by various economic variables 2008 »,National Insurance Institute, Jérusalem, octobre 2010.

(4) Fédération israélienne des chambres de commerce,29 juillet 2010, www.chamber.org.il

(5) Tuvia Horev et Jonathan Mann, «Oral and dentalhealth. The responsibility of the state towards its citizens»,Taub Center for Social Policy Studies in Israel, Jérusalem,juillet 2007.

(6) « Working today to narrow the gaps of tomorrow :Goals for decreasing health disparities », Tel-Aviv,avril 2010, www.acri.org.il

(7) « Barak backs protests, but not defense cuts »,9 août 2011, www.ynetnews.com

(8) Bureau central palestinien de statistiques,www.pcbs.gov.ps

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 201115SEPTEMBRE 2011 – LE MONDE diplomatique 14

• Le seuil de pauvreté en Israël s’établit à 454 euros de revenu mensuelpar personne (791 euros en France). Le 1er juillet, le salaire minimum a étérelevé de 770 à 820 euros bruts par mois (1365 euros en France). Dans lamesure où le salarié israélien travaille 186 heures par mois, le salaire horaireminimum en Israël s’élève à 4,40 euros, soit moins de la moitié du smicfrançais.

• A la fin des années 1960, Israël comptait 206000 logements sociaux,qui représentaient 23 % du parc immobilier. Ce chiffre a chuté à 66000 en2011, soit moins de 2 % du parc immobilier. Ainsi, le pays compte8,57 logements sociaux pour 1000 habitants, bien loin du ratio français(70,1 logements sociaux pour 1000 habitants).

Sources : National Insurance Institute of Israel, Association for Civil Rights in Israel, Unionsociale pour l’habitat, Organisation de coopération et de développement économiques.

Quelques chiffres

PAR YAËL LERER *

Tandis que les relations avec l’Egypte se tendent, les Israéliens manifestent en masse contre la dureté de leurs conditions de vie. Le mouvement témoigne d’un réveil inattendu de la société. Toutefois, se tournant principalement vers les classe moyennes, il n’inclut pas encore les catégories les plus défavorisées.

QU’EST-CE QUI a poussé la jeune

Daphne Leef, 25 ans, à créer un groupeFacebook pour diffuser l’idée d’un campe-ment de protestation à Tel-Aviv? Une seuleréponse : le logement. Dans la capitaleisraélienne, le loyer d’un appartement dedeux ou trois pièces a augmenté de 11 %en un an. Passé de 742 euros en moyennel’année dernière à 827 euros cette année, ilengloutit une part exorbitante des revenusdes locataires, bien au-delà de la normeinternationale des 30 %. Comme beaucoupde ses proches, Mme Leef a dû quitter sonappartement en centre-ville sans disposerde solution de rechange.

Au jour dit, le 14 juillet, une centaine dejeunes, issus pour la plupart des classes

BIANCA BRUNNER.– En haut, «Shelter»(Abri) ; à gauche,«Cover» (Couverture) ;à droite, «Tent»(Tente), 2009

«JE VAIS vous dire quand j’ai vraiment flippé. Onétait en train d’intervenir à Gaza ; on se trouvait dansune tranchée et des enfants se sont approchés etont commencé à nous lancer des pierres. Les instruc-tions stipulaient que lorsqu’il [un Palestinien] setrouve dans un périmètre où il peut nous toucheravec une pierre, il peut aussi nous atteindre avec unegrenade; alors je lui ai tiré dessus. Il devait avoir entre12 et 15 ans. Je ne pense pas l’avoir tué, j’essaie dem’en persuader pour avoir l’esprit tranquille, pourmieux dormir la nuit. J’ai flippé lorsque, pris depanique, je suis venu raconter à mes amis et à mafamille que j’avais visé quelqu’un et que je lui avaistiré dans la jambe, dans le derrière. Ils étaient toutcontents : je suis devenu un héros, et ils ont toutraconté à la synagogue. Moi, j’étais en état dechoc (1). »

«Que vouliez-vous que les parents de ce soldatdisent à leur fils ?, interroge M. Avihai Stoler, unancien soldat qui a recueilli certains témoignages dulivre Occupation of the Territories. «Ne t’inquiète pas,fiston ; tu as tué un gosse, et alors?» Les parentspréfèrent ne pas s’intéresser à son tourment.

Occupation of the Territories est un recueil detémoignages de soldats et de soldates servant ouayant servi dans diverses unités de l’armée israé-lienne, en Cisjordanie et à Gaza, depuis le début dela seconde Intifada, en 2000. C’est de loin l’ouvragele plus complet sur le modus operandi israélien dansles territoires occupés. On n’y trouve aucune révé-lation sur les décisions prises au plus haut niveau oudans les coulisses, mais des éléments sur la réalitébrute et quotidienne du contrôle militaire sur lesfoyers et les champs des Palestiniens, sur leursruelles et leurs routes, leurs biens et leur temps, surla vie et la mort de chaque habitant de Cisjordanieet de Gaza.

Selon des sources fiables, quarante à soixantemille Israéliens ont rejoint des unités de combat aucours des dix dernières années. Sept cent cinquanted’entre eux ont été interviewés pour ce livre. En esti-mant que tous ces soldats combattants sont passésà un moment ou à un autre dans les territoiresoccupés (ce qui peut ne pas être le cas des soldatsde l’armée de l’air ou de la marine), il s’avère doncque 1 à 2 % d’entre eux ont fourni des témoignagesaccablants. Soit un échantillon considérable, de loinsupérieur à celui requis pour un sondage ou une

étude universitaire. Libre à chacun de réfuter lesconclusions des auteurs, et de prétendre que lecontrôle étroit de tous les aspects de la vie des Pales-tiniens est vital pour la sécurité d’Israël ; mais nul nepeut nier que les choses fonctionnent ainsi.

Le collectif Shovrim Shtika («Briser le silence»)a été fondé en 2004 par quelques soldats ayant servià Hébron et désireux de montrer l’occupation de leurpoint de vue. Les témoignages évoquent maltrai-tances, violences gratuites ou tueries arbitraires rele-vant parfois de crimes de guerre : un handicapémental passé à tabac, couvert de sang ; despassants envoyés au sommet d’un minaret pour faireexploser des objets suspects que le robot ne peutatteindre... On y lit le récit du meurtre d’un hommenon armé dont le seul crime fut d’être juché sur untoit («Vous me demandez aujourd’hui pourquoi j’aitiré? C’est juste à cause de la pression, j’ai cédé àla pression des autres », raconte un soldat). Ouencore celui de l’exécution de policiers palestiniensnon armés, pour se venger d’une attaque contre uncheckpoint voisin. Les ordres d’un haut gradé surla conduite à tenir devant un présumé terroristegisant au sol, blessé ou mort : «Vous vous appro-chez du corps, vous enfoncez votre arme entre sesdents, et vous tirez. » Et de multiples scènes de vol,de pillage ou de destruction de meubles ou devoitures.

« Ce n’est pas un “ horror show” de Tsahal,explique M. Stoler. C’est l’histoire d’une génération,de notre génération. » Durant les trois décennies quiont suivi la guerre de 1967, une grande partie des

débats en Israël ont porté sur la nécessité ou lamonstruosité de l’occupation. Depuis, ce mot aquasiment disparu des discours. Pour désigner lesterritoires palestiniens, un Israélien utilisera lestermes « Judée », « Samarie », « Cisjordanie » ou« territoires», mais jamais « territoires occupés». Leterme «occupation» est presque devenu tabou, unmot de mauvais augure, à ne jamais prononcer enpublic. Je l’ai moi-même constaté dans le cadre demon travail lorsque j’ai supervisé une émission télé-visée où l’un des invités a affirmé que la violencegrandissait au sein de la société israélienne «à causede l’occupation». C’était la panique totale parmi mescollègues de la régie : « Dis au présentateur dedemander à son invité de retirer ce qu’il vient dedire», ont-ils supplié.

Plusieurs facteurs expliquent cette évolution. Toutd’abord, pour les Israéliens, les attentats-suicidesde la seconde Intifada ont quasiment donné carteblanche à l’armée pour «éradiquer le terrorisme». Enoutre, le processus de paix, interminable et infruc-tueux, est devenu une sorte de musique de fond dela scène publique, sur laquelle il a eu deux effetsopposés. D’une part, les Israéliens ne ressentaientplus l’urgence de résoudre le conflit, ce dernier étantdéjà réglé puisque nous, Israéliens, avions acceptéde céder les territoires, d’opter pour une solution àdeux Etats et d’accorder l’autodétermination auxPalestiniens. «L’histoire des territoires est finie», écri-

Ces soldats qui brisent la loi du silence

LE « MOUVEMENT DES TENTES » DÉNONCE LA VIE CHÈRE

Indignation (sélective)dans les rues d’Israël

Calendrier des fêtes nationales1er - 30 septembre 2011

1er LIBYE Fête nationaleOUZBÉKISTAN Fête de l’indépend.SLOVAQUIE Fête nationale

2 VIETNAM Fête nationale3 QATAR Fête nationale

SAINT-MARIN Fête nationale6 SWAZILAND Fête de l’indépend.7 BRÉSIL Fête de l’indépend.8 ANDORRE Fête nationale

MACÉDOINE Fête de l’indépend.9 CORÉE DU NORD Fête nationale

TADJIKISTAN Fête de l’indépend.15 COSTA RICA Fête de l’indépend.

SALVADOR Fête de l’indépend.GUATEMALA Fête de l’indépend.HONDURAS Fête de l’indépend.NICARAGUA Fête de l’indépend.

16 MEXIQUE Fête de l’indépend.PAPOUASIE-NLLE-GUINÉE Fête de l’indépend.

18 CHILI Fête de l’indépend.19 SAINT-KITTS-

ET-NEVIS Fête de l’indépend.21 ARMÉNIE Fête de l’indépend.

BELIZE Fête de l’indépend.MALTE Fête de l’indépend.

22 MALI Fête de l’indépend.23 ARABIE SAOUD. Fête de l’indépend.24 GUINÉE-BISSAU Fête de l’indépend.30 BOTSWANA Fête de l’indépend.

PAR

MERON RAPOPORT *

* Fondatrice de la maison d’édition Andalus, Tel-Aviv.

(1) Collectif Breaking the Silence («Briser le silence»), Occupationof the Territories : Israeli Soldier Testimonies 2000-2010, chapitre I,témoignage 45, www.breakingthesilence.org.il

moyennes supérieures, ont donc planté leurstentes sur le boulevard Rothschild. Unesemaine plus tard, l’artère centrale de lacapitale était couverte de plusieurs centainesde tentes, tandis qu’une manifestationrassemblait vingt mille personnes dans lesrues de la ville. Un peu partout dans le pays,d’autres mécontents, issus de catégoriesmoins aisées, se joignaient au mouvementen allant camper sur les places publiques.Le 6 août, trois cent mille personnesdéfilaient à Tel-Aviv en chantant «Le peupleveut la justice sociale».

Les Israéliens subissent en effet une forteérosion de leur niveau de vie. Le marchédu travail est de plus en plus étroit, tandisque les coupes dans les budgets sociaux semultiplient et que les services publicsse dégradent.

L’économie israélienne a été l’une despremières du monde à souscrire aux dogmesmonétaristes du «consensus de Washington».En 1985, le gouvernement d’union nationaleélabora un plan de stabilisation économiquepour faire face à la crise intérieure du débutdes années 1980, quand l’inflation culminaità près de 450 %. Le premier ministre ShimonPérès, alors à la tête du Parti travailliste, avaitconcocté ce plan avec son ministre desfinances Yitzhak Modaï (Likoud) et avecMichael Bruno, gouverneur de la Banquecentrale devenu par la suite économiste enchef à la Banque mondiale (1).

Influencé par l’administration duprésident américain Ronald Reagan, ledispositif ne se limitait pas à des mesuresd’ordre monétaire (forte dévaluation dushekel, taux de change fixe) : il incluait

une baisse des dépenses publiques, unblocage de la quasi-totalité des salaires etun affaiblissement des droits des travail-leurs, la complicité de la puissante centralesyndicale Histadrout aidant à faire passerla pilule.

Adoptée par l’ensemble du spectrepolitique, depuis l’extrême droite jusqu’auMeretz en passant par la gauche travail-liste (mais à l’exception des partis repré-sentant la minorité arabe, qui, il est vrai,n’ont jamais participé au pouvoir), l’idéo-logie libérale a depuis lors dicté la politiqueéconomique des gouvernements successifs.Désormais, les notions de droite et de gauchedans le discours politique ne concernent plusguère que la question palestinienne, et, làencore, elles n’admettent que des nuancesinsignifiantes.

populaires. En fait, les trois quarts de lapopulation pauvre appartiennent à troisgroupes qui, à quelques exceptions près,n’ont pas pris part au « mouvement destentes » : les Arabes israéliens (avec 53,5 %des familles vivant sous le seuil depauvreté), les juifs ultraorthodoxes (56,9 %)et les immigrants d’Ethiopie et del’ancienne Union soviétique.

A ce tableau, il faut ajouter le fait que,selon l’OCDE, le coût de la vie en Israëlest devenu aussi élevé qu’en France, auRoyaume-Uni, au Canada ou aux Pays-Bas,alors que le salaire horaire minimum y estinférieur de moitié aux normes françaises.Qui plus est, la loi fixant celui-ci est souventenfreinte par les employeurs, faute devolonté politique de veiller à son appli-cation. En 2008, 41 % des salariés touchaientun salaire inférieur au minimum légal (3),et près des trois quarts (74,4 %) moins de1 400 euros par mois.

De plus, l’emploi précaire s’est étendu.On estime que 10 % de la main-d’œuvretravaille en intérim, dont la moitié pour lesecteur public, l’Etat ne répugnant pas àdéléguer une partie de ses missions à dessous-traitants qui bafouent ouvertement ledroit du travail (4). Dans le domaine de lasanté, si l’espérance de vie est élevée(79,8 ans), et s’il existe une médecine depointe réputée, l’inégalité en matière d’accèsaux soins a pris des proportions alarmantes,corrélées à la dégradation des conditionsde vie. Environ un tiers de la populationest privé de soins dentaires ; la moitié despersonnes âgées de plus de 65 ans n’ontplus de dents (5).

Les hôpitaux publics rencontrent des diffi-cultés croissantes pour assurer les soins

vitaux à tous. Ainsi, le taux de mortalitépour les cas de diabète de type 2 – unemaladie qui pourtant ne nécessite pas untraitement coûteux – est cinq fois plus élevéchez les pauvres que dans le reste de lapopulation. Par ailleurs, le taux de mortalitédes Arabes israéliens est deux fois supérieurà celui des Juifs (6).

Mais s’il y a bien un secteur dont larégression frappe les esprits, c’est celui dulogement social. Les politiques publiquesen la matière n’ont certes jamais brillé parleur équité, les immigrants séfarades enprovenance du monde musulman se voyantparqués dans des habitations à loyermodéré (HLM) exiguës et surpeuplées quandleurs coreligionnaires ashkénazes obtenaientdes crédits préférentiels pour l’achat delogements bien situés. Quant aux Arabesisraéliens, ils n’ont presque jamais eu accèsni aux logements sociaux ni aux prêts subven-tionnés : quand l’Etat s’intéresse à eux, c’estpour leur confisquer leurs terres afin d’ybâtir des lotissements réservés aux Juifs.

La situation a encore empiré depuis lesannées 1980. Pour discriminant qu’il fût,le logement social avait alors au moins lemérite d’exister ; désormais, il agonise. Entrente ans, on n’en a pas construit un seul.La part du secteur public dans le parc locatifest passée d’un quart en 1980 (40 % de lapopulation en bénéficiait à l’époque) à2 % de nos jours.

De nombreux commentateurs ont doncaccueilli avec enthousiasme la mobilisationinédite qui a surgi ces dernières semaines enfaveur du changement. On pourrait être tentéde croire que les Israéliens ont pris exemplesur leurs voisins du monde arabe pourréclamer à leur tour plus de justice et moins

d’inégalités, ainsi qu’un meilleur avenir pourtoute la région. Néanmoins, il semble queles manifestants partagent plus d’un pointcommun avec le régime qu’ils dénoncent.

« Les dirigeants de ce mouvement formentl’épine dorsale de la société israélienne»,a affirmé le ministre de la défense, M. EhoudBarak. Et d’ajouter : « En cas d’urgence,ils seront les premiers à démonter leurstentes et à s’enrôler (7). » De fait, lorsqu’ilschantent que « le peuple veut la justicesociale », les protestataires n’incluent pastout le monde dans leur définition du«peuple». A l’exception de quelques voixmarginales, ils n’ont exprimé aucune reven-dication concernant la fin de l’injusticesociale majeure qui frappe le pays, à savoirle régime de quasi-apartheid qui sépare deuxpeuples sur un même territoire. Il est vraique les manifestants se définissent comme«apolitiques» et évitent ne serait-ce que deprononcer le mot «occupation».

L’ensemble Israël-Palestine est l’un deslieux les plus morcelés et discriminés dela planète. Mais la ségrégation qui l’organisen’est pas géographique (sauf à Gaza), nimême liée à la « ligne verte », la frontièreissue de la guerre de 1948 : elle relève d’unsystème de division raciale et coloniale qui

réduit l’espace à une myriade de confettisdont l’enchevêtrement évolue au gré deslois d’exception et des calculs militaires.Les habitants se retrouvent donc éparpillésen de nombreuses sous-catégories, chacunedotée de droits – ou de non-droits – spécifiques.

question d’elles dans ce grand brassaged’idées. Dans un registre plus proche decelui des partis xénophobes européens quedes « indignés» grecs ou espagnols, il n’estmême pas rare d’entendre des voix s’élevercontre les «avantages» dont jouissent «desgens qui ne travaillent pas et qui fontbeaucoup d’enfants».

Certes, des manifestations de rue quirassemblent des milliers de jeunes ne peuventque ranimer l’espoir des militants plus âgés.Quand, de surcroît, ce sont des jeunes femmesqui engagent la lutte, on se réjouitdoublement. La convergence des classesmoyennes supérieures, majoritairementashkénazes, et des catégories sociales plusmodestes, essentiellement séfarades, constitueun phénomène encourageant. Même s’il seprésente comme apolitique, le mouvement aréussi en deux semaines à discréditer trenteannées de matraquage antisocial. Et, bienque reléguées à la marge, quelques voixarabes se sont fait entendre, concourant àla prise de conscience des manifestants. Iln’est pas déraisonnable d’envisager quecette revendication embryonnaire de justicesociale finisse par grossir et par englobertoute la population. La mobilisation ayantpris tout le monde au dépourvu, on peutespérer d’autres surprises.

YAËL LERER.

vait dernièrement l’éditorialiste israélien le plusinfluent, Nahum Barnea. «Pourquoi Israël se moquede la paix», titrait de son côté l’hebdomadaire améri-cain Time en septembre 2010 (2).

D’autre part, à ces données politiques s’ajouteun facteur militaire. Depuis le début de la secondeIntifada, et a fortiori depuis la construction du murde séparation, le contrôle exercé sur les Palestiniensest devenu plus méthodique, plus systématique etplus « scientifique ». Occupation of the Territoriestente d’analyser ces méthodes, et de mettre à nu lejargon employé par les militaires. Sur la base destémoignages recueillis, le collectif Briser le silences’efforce de trouver de nouveaux termes plus adaptésà la réalité. Ainsi, mieux vaut parler de «propagationde la peur au sein de la population civile » que de« mesures de prévention contre le terrorisme » enCisjordanie et à Gaza; d’«appropriation et annexion»plutôt que de «séparation» ; de «contrôle de tous lesaspects de la vie des Palestiniens » plutôt que de« tissu vivant » (« life fabric », formule militaire dési-gnant le réseau routier desservant la populationpalestinienne) ; d’« occupation » plutôt que de«contrôle». «Notre mission était de perturber – c’étaitle terme utilisé – la vie des citoyens et de les harceler,

révèle l’un des soldats interrogés. C’était la défini-tion de notre mission, parce que les terroristes sontdes citoyens et que nous voulions perturber leursactivités ; pour y parvenir, il fallait les harceler. Je suissûr de cela, et je pense que c’est la formule utiliséeencore aujourd’hui, si les ordres n’ont pas changé.»Ces témoignages nous apprennent que la déstabili-sation et le harcèlement de la population locale nesont pas le simple fruit de la négligence ou d’unepure maltraitance (bien qu’elles existent) : ils sont laclé de voûte de la gestion de l’occupation en Cisjor-danie et à Gaza. «Si le village produit de l’activité,vous allez créer de l’insomnie dans le village.»

M. Stoler est resté près de trois ans dans la régionde Hébron. Il y a croisé des soldats qui ont fait sauterdes bombes dans le centre d’un village «pour qu’ilssachent qu’on est là ». « Patrouille bruyante »,«patrouille violente», «manifestation de présence»,«activité discrète», tels sont les termes désignant unmode d’action unique et routinier : pénétrer en forcedans un village ou une ville, lancer des grenades,installer des checkpoints improvisés, fouiller lesmaisons de façon aléatoire, s’y installer pendant desheures ou des jours, «créer [parmi les Palestiniens]un sentiment de persécution, afin qu’ils ne se sententjamais tranquilles». Tels étaient les ordres auxquelsil devait obéir.

M. Stoler et M. Avner Gvaryahu ont servi dansune unité d’élite dont l’activité était évaluée, selonun haut gradé, au nombre de cadavres de terroristesaccumulés. Tous deux déplorent le fait que la sociétérefuse d’écouter ce qu’ils ont à dire. Aucune chaîne

de télévision israélienne ne s’est déplacée pour lelancement de leur livre ; seuls étaient présents lesmédias étrangers, ce qui laisse penser que ladétresse des soldats israéliens n’intéresse que lesJaponais ou les Australiens. «Mon père appartient àla seconde génération de la Shoah, confieM. Gvaryahu. Pour lui, les persécutés, les malheu-reux de l’histoire, c’est nous.»

Pourtant, l’un et l’autre restent étrangement opti-mistes : la société finira par comprendre ce qui sefait en son nom, et elle évoluera. Car c’est la sociétéqui doit changer, et non l’armée. «J’ai été interviewéun jour par une journaliste colombienne, se souvientM. Stoler. Elle m’a demandé pourquoi tout cela nousposait problème. En Colombie, les soldats décapi-tent chaque jour des rebelles dans l’indifférence laplus totale. Mais je pense que la société israélienneveut conserver une certaine moralité. C’est cela quinous pousse vers l’avant ; sans cette volonté collec-tive, nos actes n’ont plus de sens.»

« La société israélienne a été prise en otage,affirme pour sa part M. Gvaryahu. Les intérêts despreneurs d’otages sont différents des nôtres, et pour-tant nous sommes tombés amoureux d’eux, commesi nous étions frappés du syndrome de Stockholm.Il est facile de plaquer le visage des colons sur ceméfait ; mais je n’y crois pas. Le vrai visage despreneurs d’otages, c’est le nôtre. »

MERON RAPOPORT.

Une économie des plus prospères

Privilèges perdus

« C’est l’histoired’une génération,de notre génération »

Politiquede harcèlementdes Palestiniens

* Journaliste à Haaretz, Tel-Aviv.

DOTÉ d’une foi quasi religieuse dans lesvertus du marché, le premier ministreBenyamin Netanyahou n’a cessé de menercroisade contre ce qu’il restait d’Etat social :comme ministre des finances et commechef de gouvernement (ou comme l’un etl’autre simultanément), il a multiplié lesprivatisations. Des symboles nationaux telsque la compagnie aérienne El Al ou l’opé-rateur de téléphonie Bezeq ont été littéra-lement bradés. D’autres devraient suivre,comme la poste, certains ports, les cheminsde fer et même, tabou suprême, des secteursde l’industrie de l’armement.

Les baisses d’impôt en faveur des plusfortunés sont devenues la règle, la plus hautetranche passant à 44 % en 2010. L’impôtsur les sociétés a suivi le même chemin,tombant de 36 % en 2003 à 25 % en 2010 ;il devrait atteindre 16 % en 2016. Le premierministre assure qu’enrichir les richesconstitue l’unique moyen de stimuler lacroissance.

Certes, l’économie est l’une des plusprospères du monde. Les chiffres de crois-sance (+4,7 % en 2010) apparaissent insolentsau regard de la crise mondiale. Ils sontsouvent attribués aux succès des industries

technologique et militaire. Car le pays nejoue plus seulement un rôle-clé sur le marchédes armes conventionnelles, il est aussi l’undes plus gros exportateurs dans le secteur dela surveillance et du maintien de l’ordre (2).

L’adhésion d’Israël à l’Organisation decoopération et de développement écono-miques (OCDE), en mai 2010, a permis demettre en évidence le fait que le pays, endépit d’un produit intérieur brut (PIB) digned’une grande puissance industrialisée(29500 dollars par personne), présente unbilan socio-économique fort éloigné de celuide l’Europe occidentale, à laquelle il aimeà s’identifier. Les écarts de revenus, compa-rables à ceux qui règnent aux Etats-Unis,sont en effet largement supérieurs à laplupart de ceux des pays européen. Le tauxde pauvreté y atteint 19,9 %, davantagequ’aux Etats-Unis et presque trois fois plusqu’en France (7,2 %) (lire l’encadré).

Par leur profil démographique, les Israé-liens pauvres se distinguent des Juifssécularisés qui protestent en ce momentdans les rues du pays – une alliancenouvelle entre Ashkénazes et Séfaradesdes classes moyennes, partiellementsoutenue par des Séfarades des classes

IL n’y a qu’une seule frontière en Israël-Palestine, une seule armée, une seulemonnaie, une seule collecte de douanes etde taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Lesystème de routes séparées imposé à laCisjordanie – une route pour les colons,une autre pour les Palestiniens – découpepourtant le territoire à la manière d’unegrille millimétrée. Les murs et les check-points achèvent de rendre la vie impos-sible aux Palestiniens. Environ un demi-million de colons israéliens – presque10 % de la population juive d’Israël – et276 000 Palestiniens de Jérusalem viventen dehors de la « ligne verte », seule fron-tière internationalement reconnue. Lesinstitutions sociales et économiques d’Israël les considèrent pourtant commefaisant partie intégrante du pays, les colonsen tant que citoyens, les Palestiniens deJérusalem en tant que « résidents ».

L’économie palestinienne n’est qu’unesubdivision de l’économie israélienne. Elleutilise la monnaie de l’occupant et dépenddonc de sa politique monétaire. La moitiéde son PIB repose sur les biens et les servicesvenus d’Israël ; ses importations et ses expor-tations transitent par Israël, qui prélève lestaxes générées par ce commerce contre lapromesse – pas toujours tenue – de lesreverser à l’Autorité palestinienne; 14 % dela main-d’œuvre palestinienne de Cisjor-danie travaille en Israël ou dans lescolonies, etc. L’économie palestinienne estcelle d’un pays en voie de développement :en 2010, son PIB par habitant atteignait àpeine 1 502 dollars (8). Si l’on considèrel’espace Israël-Palestine comme un seul etmême ensemble économique, elle ne pèse

que 2,45 % du PIB de l’entité, alors qu’ellereprésente 33 % de sa population.

Dans ces conditions, un observateurextérieur pourra, non sans quelques raisons,voir dans les campeurs du boulevardRothschild des gens luttant pour des privi-lèges qu’ils ont partiellement perdus; un peucomme si, estiment certains, dans l’Afriquedu Sud de l’apartheid, les Blancs avaientmanifesté pour l’égalité – celle des Blancsentre eux. La protestation, polyphonique, peutsurprendre par son mode d’organisation, ouplutôt par son manque d’organisation. Elleréclame plus de justice sociale, mais le contenuexact de ses revendications reste flou.

Le boulevard Rothschild est devenu unsupermarché à idées : beaucoup de tentessont dressées pour défendre les causes lesplus diverses. Individus et organisationstiennent des conférences et lancent des débatspublics ; des artistes apportent leur contri-bution; des chefs cuisiniers viennent préparerà manger; des tracts envahissent le boulevard.Le site Internet « officiel » annonce desdizaines d’événements, organisés de façonindépendante, partout dans le pays. Sanshiérarchie ni procédures de décision insti-tutionnalisées, la protestation semble ne pasavoir de porte-parole identifié.

Une chose est sûre : les deux catégoriesles plus pauvres de la société, les Palestiniensd’Israël et les juifs ultraorthodoxes, ne sontpas venues planter leurs tentes dans lequartier le plus huppé de la capitale. Lacrise du logement, par exemple, les frappebien plus durement que les classes moyennesde Tel-Aviv ; pourtant, il n’est jamais

(2) Karl Vick, « Why Israel doesn’t care about peace», Time, NewYork, 13 septembre 2010.

(1) Cf. Naomi Klein, La Stratégie du choc, Leméac -Actes Sud, Montréal-Arles, 2008.

(2) Neve Gordon, « The political economy of Israel’shomeland security / surveillance industry », The NewTransparency Project, université Ben Gourion, BeerSheva, avril 2009.

(3) Jacques Bendelac, «Average wage and income bylocality and by various economic variables 2008 »,National Insurance Institute, Jérusalem, octobre 2010.

(4) Fédération israélienne des chambres de commerce,29 juillet 2010, www.chamber.org.il

(5) Tuvia Horev et Jonathan Mann, «Oral and dentalhealth. The responsibility of the state towards its citizens»,Taub Center for Social Policy Studies in Israel, Jérusalem,juillet 2007.

(6) « Working today to narrow the gaps of tomorrow :Goals for decreasing health disparities », Tel-Aviv,avril 2010, www.acri.org.il

(7) « Barak backs protests, but not defense cuts »,9 août 2011, www.ynetnews.com

(8) Bureau central palestinien de statistiques,www.pcbs.gov.ps

16ENTRE RIVALITÉS TRIBALES ET INTERVENTION OCCIDENTALE

Libye, les conditions de l’unité nationale

militaire qui ont conduit en quelques joursà la chute de Tripoli n’ont pas étéconduites par ces populations de l’Est,mais principalement par celles de quelquesvilles de l’Ouest emmenées par unegrande tribu arabe des montagnes del’Ouest (djebel Nefoussa) : les Zintan.

Pour comprendre cette guerre civile etles immenses défis de l’ère post-Kadhafi,il faut revenir sur les principales spécifi-cités du régime en place depuis quarante-deux ans. Le système de pouvoir jamahirien– de Jamahiriya, « Etat des masses » –reposait sur trois sources de légitimité :révolutionnaire, militaire et tribale. Cestrois leviers, qui ont permis d’assurer salongévité, ont continué à fonctionner,quoique sur un mode dégradé, au coursdes six derniers mois.

Loin d’être une structure monolithiqueou pyramidale, la tribu libyenne s’appa-rente en temps de paix à un réseau desolidarité souple, permettant d’accéder àdes ressources ou à des postes et autorisantdes stratégies personnelles ou collectives.En fonction de la proximité ou de la brouilled’un de ses membres avec le prince, l’appartenance à une tribu procure desavantages ou, au contraire, représente unhandicap. Ainsi les habitants de Misrata (2)– les grandes familles de la ville, même sielles ne forment pas une tribu au sensstrict (3) – ont-ils été en grâce auprès deM. Kadhafi jusqu’en 1975. Puis, en raisonde divergences personnelles et idéologiquesavec le colonel Omar Al-Mehichi, l’un deses compagnons de la première heure, quien était originaire, le dirigeant a rompu sonalliance avec eux pour se tourner vers leursadversaires historiques, les Ouarfalla, origi-naires de Bani Walid. Depuis lors, leshabitants de Misrata ont été écartés desfonctions sensibles (gardes prétoriennes,services de sécurité) et relégués à des postestechnocratiques.

En temps de guerre, les tribus peuventconstituer un outil de mobilisation parti-culièrement efficace en zone rurale et dansles villes, où les populations originairesd’une même région se sont regroupées parquartier. Là aussi, elles sont segmentéesen plusieurs dizaines de sous-ensemblesdisposant chacun d’un cheikh. C’est ainsique l’on a pu voir au début du conflit lesdeux camps invoquer les serments d’allé-geance reçus de cheikhs d’une même tribu :les membres de la tribu Kadhafa résidantà Benghazi, par exemple, ont pour certainsfait allégeance au Conseil national detransition (CNT), en s’abstenant néanmoinsde s’engager militairement à ses côtés. Leslistes de tribus ralliées au CNT ou àM. Kadhafi présentées dans la pressen’avaient donc pas grand sens.

Au centre, à l’ouest et au sud du pays,les zones rurales et les villes peupléesmajoritairement de membres de grandes

tribus très impliquées dans le systèmeKadhafi se sont peu soulevées. Certainesont fourni au régime des combattants et desmiliciens. C’est notamment le cas desrégions de Bani Walid, fief des Ouarfalla ;de Tarhouna, fief de l’importante confé-dération tribale des Tarhouna ; de Syrte,f ief des Kadhafa ; du Fezzan, f ief despopulations kadhafa, magariha, hassaounaet touarègue (rétribuées et recrutées delongue date par le régime) ; de Taourgha,dont les habitants mani festent une défianceancienne à l’encontre des habitants deMisrata ; ou encore de Ghadamès, à lafrontière algérienne, dont l’importantepopulation jaramna est demeurée jusqu’àmaintenant fidèle au pouvoir.

D’autres régions, bien que sympathi-santes du régime kadhafiste, ont veillé àrester neutres en attendant de voir de quelcôté pencherait la balance : la ville deMizda, fief des Machachiya et des Aoulad

Bou Saif, les oasis d’Aoujila, Waddan,Houn, Soukna, et Zliten, dont les habitantsaoulad shaikh se méfient de ceux deMisrata.

D’un village à l’autre, on retrouve doncdes stratégies différenciées, qui s’expli-quent par des antagonismes remontantparfois à la colonisation italienne. Celui,par exemple, qui oppose les Zintan à leursgrands rivaux historiques, les Macha-chiya. Des membres de ces deux tribuscoexistaient pacifiquement avant l’insur-rection dans la ville de Mizda, lesmariages entre membres des deux tribusrestant exclus. Lorsque la ville de Zintanest entrée en rébellion, les Zintan deMizda ont rejoint leurs camarades dansl’insurrection, tout en veillant à ne jamaisattaquer Mizda, où les Machachiya sontrestés neutres… contrairement à ceuxd’autres villages, qui ont rejoint les rangsdes kadhafistes. On pourrait multiplierles exemples. Ce qu’il faut en retenir,c’est que les mécanismes traditionnels denégociation ont permis de limiter laviolence et d’éviter des situations irréversibles qui auraient rendu plusdifficile la reconstruction d’une commu-nauté nationale à la fin du conflit.

S’agissant de la capitale, Tripoli,l’absence de soulèvement généraliséjusqu’à l’arrivée des contingents en prove-nance des villes « libérées » de Tripoli-taine s’explique par deux facteurs : d’unepart, la densité de l’appareil sécuritaire etrépressif ; d’autre part, la sociologie mêmede la ville. Contrairement à Benghazi, oùla cohésion des grandes tribus deCyrénaïque, unies par le même rejet dupouvoir, a permis l’unité dans l’action,Tripoli est constituée pour moitié depopulations des grandes tribus originairesdes régions de Bani Walid, de Tarhounaet du Fezzan, dont le sort était intimementlié à celui du régime Kadhafi ; et l’autremoitié est composée de membres de petitestribus ou de citadins, des groupes peususceptibles de se transformer en struc-tures de mobilisation et de combat.

MER MÉDITERRANÉE

Tripol itaine

F e z z a n

Erg Mourzouk

Sarir Tibesti

Erg de Rebiana

Koufra

Djebel Nefoussa

Cyrénaïque

NIGER

ALGÉRIE

TUNISIE

ÉGYPTE

SOUDAN

LIBYE

TCHAD

Sabratha

Zouara

SourmaneZaouia

ZintanMisrata

Syrte

TaourghaEl-Sider

Ras Lanouf Brega

Ajdabiya

Benghazi

El-BeidaDerna

Tobrouk

Oujeilat

SarirDjaloZelten

MaradaWaddan

Ghadamès

Zliten

Mizda

GarianeBani Walid

Tarhouna

Houn

Soukna

Ghat

Sebha

Aoujila

TRIPOLI

1 000

500

200

1 500

0

-100

100

Mètres

2 000

0 200 400 km

SEPTEMBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

PAR PATRICK HAIMZADEH*

Si la fin du régime de M. Mouammar Kadhafi confortel’élan des révoltes dans le monde arabe, en particulier enSyrie, beaucoup reste à faire pour construire la paix. LeConseil national de transition, qui promet des élections,va devoir démonter un à un les piliers du régime etapprendre à travailler avec les tribus – notamment cellesde l’Ouest, qui ont joué un rôle décisif dans la bataille.

APRÈS les révoltes tunisienne et égyp-tienne, qui avaient provoqué en quelquessemaines le départ de deux autocrates, denombreux observateurs ont voulu croirequ’il en serait rapidement de même avecl’insurrection libyenne du 17 février 2011.Devant les images des rebelles de Cyré-naïque s’élançant début mars sur leurspick-up dans le désert, en direction del’ouest, on ne pouvait qu’être ému, eneffet, par l’enthousiasme et le courage deces jeunes combattants qui affirmaientpouvoir « libérer» Tripoli en deux jours.

Et pourtant, après plus de six mois deguerre civile et huit mille missions debombardement de l’Organisation du traitéde l’Atlantique nord (OTAN), les frontsde Brega et Misrata n’avaient que peuévolué. Les actions décisives au plan

Un Conseil peu représentatif

Trois sources de légitimité

LA « rupture tactique » annoncéependant cinq mois comme imminente surles fronts de Brega et Misrata par lesporte-parole du CNT et de l’OTAN aurafinalement été menée par la puissantetribu arabe des Zintan, qui ne comptaitguère plus de trois mille combattantsdébut mai. Une des clés de son succès aété sa capacité à intégrer la traditionlibyenne de primauté du local sur lerégional, et du régional sur le national,selon laquelle il revient aux habitantsoriginaires de chaque région ou ville demener le combat de libération. Fer delance et fédérateurs de la rébellion àl’Ouest, les Zintan ont veillé à recruter,former et équiper des bataillons origi-naires des villes à libérer (Zaouia, Sourmane et Gariane), qui ont ensuiteconduit simultanément les assauts sur cestrois villes.

Les communicants de l’OTAN et lesresponsables politiques français et britan-niques auront beau saluer le rôle décisifde leurs bombardements, ce ne sont nil’avancée toujours annoncée des frontsde Brega et de Misrata, ni le délitementproclamé du régime grâce au bombarde-ment des sites stratégiques de Tripoli oudes résidences du colonel Kadhafi quiont eu une incidence décisive sur le coursde la guerre.

Ce rééquilibrage vers l’Ouest de laréalité militaire d´une insurrection quil’avait tout d’abord emporté à l’Est posedésormais la question de la représenta-tivité du CNT. Actuellement, celui-cin’intègre pas dans ses structures deresponsables de cette rébellion victo-rieuse. S’il souhaite pouvoir continuer àse prévaloir du titre de « représentantlégitime du peuple libyen » que lui ontprématurément attribué la France et leRoyaume-Uni, le CNT devra accorderrapidement aux rebelles de l’Ouest uneplace conforme à leur rôle militaireessentiel dans la victoire f inale, souspeine de voir se mettre en place desstructures autonomes.

L’autre défi consistera à intégrer dansses futures instances des représentants desrégions et tribus qui ont longtemps soutenule régime (régions de Syrte, Tarhouna,Bani Walid, Sebha, Ghat et Ghadamès).Le CNT devra donc donner des garantiesà ces populations ainsi qu’aux responsa-bles militaires et membres des comitésrévolutionnaires les moins compromis. Aucontraire, si les insurgés, forts de leurvictoire militaire, cherchent à imposer leurvolonté par les armes à des tribus quidisposent d’assises territoriales, la guerrepourrait perdurer.

Pour en sortir, les mécanismesbédouins de médiation et de négociationdevraient jouer un rôle essentiel. Car, sicertaines tribus ont longtemps soutenuM. Kadhafi, rien n’est figé dans la tradi-tion bédouine, où le pragmatisme et l’in-térêt du groupe l’emportent souvent surles logiques d’honneur mises en avantdans les descriptions parfois caricaturalesde ces sociétés par l’Occident. Il est del’intérêt général que les exportationspétrolières reprennent rapidement et queles revenus en soient répartis de façontransparente et équilibrée entre lesrégions – ce qui pourrait jouer un rôlestabilisateur, à condition que le nouveaupouvoir veille à laisser aux régions et auxvilles une autonomie importante dans lagestion de leurs affaires.

La sortie de guerre civile constituera undéfi dans un pays où les armes sontdésormais en circulation, qui ne disposed’aucune culture politique et où le localprédomine encore sur l’intérêt national.

(1) Cf. l’édition arabe du Centre mondial d’étudeset de recherches sur Le Livre vert, Tripoli, 1999.

(2) Les habitants de Misrata ont pris les armes contrele régime immédiatement après ceux de la Cyrénaïque.Une grande proximité sociologique et historique existeentre la population de Misrata et celle de Benghazi,dont il est admis que la moitié descend d’immigrésoriginaires de Misrata.

(3) On entend ici par « tribu » un groupe partageantun ancêtre éponyme, dont les membres descendent parune filiation fondée sur l’ascendance paternelle.

* Ancien diplomate français à Tripoli (2001-2004),auteur de l’ouvrage Au cœur de la Libye de Kadhafi,Jean-Claude Lattès, Paris, 2011.

PREMIER de ces leviers : les comités révo-lutionnaires, qui pourraient s’apparenteraux partis Baas de l’Irak de SaddamHussein et de la Syrie des Al-Assad.Présents au sein de toutes les structuresd’Etat et des grandes entreprises, ilsdevaient être les garants de la doctrinejamahirienne et de la mobilisation desmasses, sur le modèle des gardes rougeschinois ou des gardiens de la révolutioniranienne. Au nombre de trente mille, leursmembres, cooptés, bénéficiaient de promo-tions et de gratifications matérielles. Cesont eux qui sont intervenus à Benghazilors de la répression de la première mani-festation du 15 février 2011, ce qui aconduit deux jours plus tard au début del’insurrection. Les comités révolutionnairesétaient appuyés sur différentes milicesprésentes dans l’ensemble du pays, regrou-pées sous le vocable générique de «gardesrévolutionnaires ». Armés et opérant entenue civile, ces hommes ont joué un rôledissuasif, voire répressif, jusqu’au succèsde l’insurrection.

Ensuite, les gardes prétoriennes,dévolues à la protection du colonelMouammar Kadhafi et de sa famille, quiétaient évaluées avant l’insurrection àquinze mille hommes, répartis en troisgros bataillons dits « de sécurité » (dont

celui de Benghazi, qui s’est débandé dèsles premiers jours, mais dont bon nombrede cadres et de soldats se sont repliés enTripolitaine) et trois brigades interarmes.Les membres de ces unités étaient recrutésprincipalement au sein des deux grandestribus du Centre et du Sud libyen, réputéesfidèles au régime (Kadhafa et Magariha).Ils disposaient de nombreux avantagesfinanciers ou en nature (voitures, voyagesà l’étranger). Ces unités se sont battuespendant près de six mois sur les troisfronts (Brega, Misrata et djebel Nefoussa)et sont intervenues ponctuellement dansles villes de Tripolitaine (Zaouia, Sabratha,Zouara) pour réprimer les débuts d’insurrection en février et en mars. Ledernier fils du colonel Kadhafi, Khamis,commandait l’une des trois brigades surle front de Misrata ; son frère aînéMouatassim aurait été à la tête d’une autre.

Enfin, le sentiment d’appartenance tribaledemeurera une donnée majeure. Durant lespremières années de la Libye révolution-naire, de 1969 à 1975, le pouvoir ne faitpas référence aux tribus. Mais, en 1975,Le Livre vert les remet à l’honneur et leurconsacre un chapitre entier (1). Elles consti-tueront par la suite un élément indisso-ciable du clientélisme, au cœur du régime.Il s’agit de répartir la rente pétrolière enveillant à respecter les équilibres entre tribuset régions, sous peine de menacer la paixsociale, voire l’unité du pays.

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 201117

1. Monotonie de la patrie

A mon sens, ce qu’on appelle la patrie n’est pas un régimealimentaire : il ne suffit pas d’en éliminer les graisses pourremettre son cœur en ordre. Avec l’âge, votre mal s’aggravant,vous faites fi de tous les conseils des médecins et c’est vous quilui faites du mal, à cette patrie, et vous vous en voulez parce quevous finissez par la perdre. Je n’aime pas beaucoup ce mot : ilme renvoie à une chose qui s’est réduite jusqu’à devenir trèslointaine, et ne peut plus me leurrer. Je préfère le mot « pays »,qui m’évite de penser à ces hommes de l’Etat irakien, ancienet nouveau, enfermés derrière du béton armé et des tanksaméricains, et cernés par un Tigre asservi.

Je me suis toujours demandé si l’on pouvait n’être qu’àmoitié patriote. Peut-on réguler le taux de manque, d’amour etde phobie que l’on a pour sa patrie comme on régule le tauxde sucre dans le sang ? Il n’y a pas plus misérable que l’amourà sens unique. En l’occurrence celui d’un être solitaire, citoyenbrisé qui bafouille en prononçant le nom de son pays. L’amourne suffit pas à faire une patrie. Alors que je me bagarre avecla mienne, il y a des choses loin de tous les concepts qui medéroutent encore. Il est stupide de chercher à théoriser sur lapatrie, et décrypter son emprise est bien au-dessus de mes forces.Quand elle est placée sous le signe de la perfection, nous nousdépossédons de notre caractère humain. Mais quelle est cettechose dont je ne parviens pas à percer le secret, est-ce la justice,ou bien ce que nous partageons tous : la lassitude de la patrie ?Oui, c’est cela, cette lassitude ressentie si souvent par tous mesmembres, mais qui ne m’aide pas à m’en détacher.

Nous n’avons jamais réussi à être aimés par nos payscomme nous l’aurions voulu. Concrètement, j’ai eu beaucourir après le mien, j’ai échoué. Et je ne suis pas parvenue àconnaître sa nature et ses lois. J’étais et suis encore uneétrangère dans mon pays, comme ici en France. Il m’a toujourssemblé que le pays pouvait être une matière textuelle extraor-dinaire, et que nous vivions à la fois à ses dépens et sous sonpoids. Pourtant il est toujours temps de s’en défaire, sous toutessortes de prétextes, et l’on ne cesse de se venger en son nom,ou de lui, ou à cause de lui. Je revois encore cette banderoleque nous brandissions au temps de notre jeunesse : « Nousmourrons et la patrie vivra ! » Pourquoi les citoyens meurent-ils pour leur patrie ? Inciterait-elle à ce point à l’anéantissement ?

2. Futur simple et futur proche

Ce jour-là, j’ai dit à ma professeure, Claudia, devant vingt-deuxétudiants et dans un français encore très balbutiant : « Je suisjalouse de ces deux futurs. Dans mon pays, nous n’avonsqu’une lettre, le “s”, qu’il nous suffit de placer avant le verbepour entrer dans le domaine du futur. Mais dès que le tyran, oul’occupant, ou le collaborateur, l’aperçoivent, cette lettre,l’usage du verbe en question s’arrête à jamais. »

Les étudiants ont éclaté d’un rire courtois : ils croyaient queje plaisantais. J’étais assise au premier rang, à cause de cettemaladie dont souffrent mes yeux. Seule Claudia a pu voir leslarmes qui les embuaient. Je les ai ravalées en silence, alors qu’ellevenait me tapoter l’épaule. « Ne crains rien, tu es ici avecnous… »

Dans mon pays, cela fait des décennies que le futur estinspecté à la loupe et qu’il vit seul, alors il a perdu sa spontanéité.Et depuis l’occupation américaine, je crois qu’il est toutbonnement tenu à l’écart du peuple. Quand j’ai reçu cette invi-tation à écrire, j’ai eu un goût d’amertume dans la gorge, et j’aiouvert des archives toutes tachées de ce sang qui continue àrecouvrir chaque parcelle de l’Irak. Tous les clans me sontapparus : la gauche « chocolat au lait », les religieux auxturbans rutilants, les milices de cette classe politique corrompue,qui a prêché et institué la bigoterie, la vendetta et la turpitude,au point que l’on s’est mis à mépriser la vie avant de la vivre.Quant au Parti communiste irakien, qui a perdu tant de martyrsau cours de son histoire, il a commencé à flirter avec lerégime de Saddam Hussein, et maintenant qu’il a vieilli et queses cadres sont gâteux, il se masturbe contre la poitrine de l’oc-cupant et les remontrances des hommes de religion. Avec toutcela, nous sommes encore quelques-uns à nous retrouver avecnotre pays en secret, à l’aimer en cachette, à l’insulter à ladérobée, ou même en public.

Je n’ai jamais été intéressée par la politique, ni par les histoiresd’héroïsme. Au contraire, ces mots me font peur, car les héros,les martyrs et les victimes ont un pouvoir tyrannique trèscharnel, qui peut rendre malade et fanatique. Bagdad est une villefascinante qui vous incite à la ravager. Quelques mois après l’in-vasion américaine, un chef militaire a déclaré : « Nous ferons decette capitale historique un simple parking. »

Comme c’était bien dit, et quelle exactitude ! Tout s’est passécomme convenu et l’on n’a pas commis plus de crimes qu’il

*Romancière. Auteure notamment de La Passion, traduit de l’arabe par MichelGalloux, Actes Sud, Arles, 2003, et de La Garçonne, traduit par Stéphanie Dujols,à paraître aux éditions Actes Sud en février 2012.

Le degré zéro de la patrie

UNE ÉCRIVAINE, UN PAYS

PAR ALIA MAMDOUH *

Après Beyrouth, Rabat et Londres,l’Irakienne Alia Mamdouh, auteure

d’une dizaine de romans et lauréate en 2004du prix Naguib-Mahfouz de littérature,

s’est établie depuis quelques années à Paris.Elle tente d’y vivre avec le souvenir d’un paysanéanti par l’invasion américaine, au prétexte

des attentats du 11 septembre 2001.

ne fallait. Car, à toutes les périodes sanglantes qui ont secouél’Irak, la mort a toujours consisté soit à couper des têtes, soità les ouvrir, soit à les brûler.

3. Imparfait

Après les cours, nous restions Claudia et moi à discuter decette pression que la langue exerçait sur moi, et aussi de cellede la patrie, qui me tenait en apnée. J’étais au bord de l’agonie,écartelée entre la disparition de mon pays et le mystère de cettelangue française cachée comme une fortune entre les bégaiementsde ma langue arabe. Je me consumais en me répétant à moi-même : « Mais si, il est possible qu’un jour une vieille damecomme moi arrive à posséder cette langue qui semble aussisavoureuse qu’un verre de bon vin français. » Or à ce jour, je suistoujours confrontée au même dilemme : je n’ai pas pris marevanche et la langue n’a pas su se soumettre à moi. Et l’Irakienneque je suis ne peut même plus posséder un brin de son payslointain dont la chair vole en éclats… Je me suis retranchée aveclui dans le faste et l’intimité de l’enfance, que je n’ai jamaisquittée, jusque dans les trébuchements de ma langue.

A Paris, je me suis transportée d’un institut à l’autre. J’aiappris, oublié, recommencé, échoué, réussi, abandonné, repris…Qu’est-ce que j’ai pu retenir par cœur, écrire, déchirer, êtreétourdie, me tromper, réessayer ! C’était comme s’il fallait quej’oublie ma propre langue. Au moment de m’endormir, il mevenait à l’esprit que le français était comme un amant trèsdistingué qui délaisserait mon lit si j’écorchais son nom. Cettelangue n’a jamais cessé de me trahir, et moi de stagner au mêmeniveau pendant plusieurs sessions. C’est cela, entre autres chosesaccablantes, qui me faisait me replier sur mon systèmelinguistique à moi, tapi au fond de mon passé parfait etcontinu, et de mon futur maigre et simple. Tous les deux ressem-

blaient à mon français déguenillé, bien que je n’aie jamais cesséde clamer dans cette langue d’une voix éloquente, et de medébattre pour la parler sans fautes. Je me disais : « Le début dela phrase sera relativement correct, le milieu un peu tordu, tantpis, mais je m’arrangerai pour que la fin soit logique. » Au fond,c’était simple : l’apprentissage de la langue épuisait toutes mesressources, exactement comme mon pays. Linguistiquement,je ne me sentais pas en sécurité, et cela me rendait les chosesdifficiles en tant qu’étrangère, d’autant que mon pays, lui aussi,me mettait dans l’insécurité et sous la menace. Qui es-tu ? D’oùviens-tu ? Ta mère est syrienne, c’est ton père qui est irakien.Est-ce suffisant pour prétendre à la fierté patriotique ? Quel estton groupe sanguin ? Le secret de ta confession ? Ta maison esttoujours à Al-Adhamiya ? Peut-on se dire aujourd’hui : « Qu’ai-je à faire de la patrie ? » La vieille, abandonnée, coupable,amputée, et la nouvelle, occupée, servile, irrécupérable. Onmanipule tout, gènes, pays, croyances. Même l’amour se dicteà travers un réseau virtuel. Alors pourquoi la patrie ne serait-elle pas elle aussi virtuelle ?

4. La maison aux fourmis

La maison d’Al-Adhamiya n’est plus habitable. On ne peutplus y dormir ni scruter ses recoins. Le plus court chemin qui ymène est celui de mon enfance. Sans elle, si loin, je n’y vois rien.Un chien errant et galeux hurle à la face de ses anciens proprié-taires, qui se sont absentés puis sont morts, que l’on a chassés,qui ont fui, qui ont vieilli et disparu. De tout temps, partout, lesmaisons ont su donner des leçons à leurs habitants. A toutmoment, j’extrais de son carrelage ma faim et ma nudité, mes méta-morphoses et mon abandon. J’écris, je fais des livres, mais jereviens toujours là-bas, et je laisse cette maison s’immiscer dansmes affaires. Dans chaque roman, elle est l’essence de mon agonie.Soit, me dis-je, je me relèverai et je restaurerai mes fortificationspour y retourner.

Je continue à téléphoner à une tante restée là-bas, uniquegardienne, pour nous autres, de cette maison irakienne et de cettecuisine aux odeurs de muscade, de cannelle et de cumin.Quand je lui parle, je suis assaillie par sa voix faible et esseulée.Elle aussi a reçu le coup de grâce. C’est la voix de ce qu’il restede la famille. Mais pourquoi me presse-t-elle donc de mettre finà la conversation ? Pour ne pas me faire dépenser ? C’est cequ’elle se dit, mais pas moi. C’est vrai qu’elle n’entend plus bienet que sa voix éraillée n’est plus ce qu’elle était, car son âgeremonte à la fausse indépendance de l’Irak. Mais moi, je lui posedes tas de questions. Où est-ce que tu dors ? Est-ce que tachambre est toujours aussi ensoleillée ? Est-ce qu’il y a toujoursces jolis meubles dans le salon, ceux de notre adolescencefougueuse et de notre jeunesse trop vite éteinte ? Qui te rendvisite, ma tante ? Là elle se met à sangloter discrètement, et elledit d’un ton mi-badin, mi-sérieux : «Tu sais, mon enfant, je nevois personne à part ces fourmis qui avancent en ligne jusqu’àleurs maisons, près de ma tête, quand je suis couchée. Je ne peuxplus marcher comme avant. De ma chambre, je vois tomber lesbranches l’une après l’autre. Elles aussi, comme nous, ont unemaladie dont nous ne connaissons pas le nom. Et les murs sesont écaillés, leur chair est à nu, notre chair à tous. »

Brusquement elle raccroche. Je suis chassée du champ de savoix irakienne. Je continue à l’appeler afin de composer un numéroprivé là-bas, à Bagdad, à Al-Adhamiya, dans cette maison, lamienne. Mais souvent le téléphone sonne et personne ne répond.Voilà. Le lieu est là à la dérobée, tel un leurre incessant, mais nous,nous n’y existons plus.

5. Paris, ville fertile

J’écris, j’aime, je fais l’amour en arabe, et en arabe jeconçois les faits et gestes des personnages de mes romans. Jene laisse pas ma langue se perdre. Paris, ville vaste et cosmo-polite, m’incite à exercer mes personnages à l’acte de liberté,qui est le centre de gravité de tous mes livres. Tout ici m’en-traîne vers elle. En écrivant, j’y plonge les hommes et les femmeset je la leur fais goûter, fût-ce une fois, car je sais qu’elle estcontagieuse et peut nous faire découvrir le courage que nouspossédons à notre insu. Plus que toutes les autres villes où j’aivécu, Paris m’a fait comprendre que mon potentiel de savoiret de choix pouvait s’agrandir, et que les décisions d’avenir netarissaient jamais. C’est ici que j’ai ressenti la beauté de maféminité, comme un long chemin de joies et de chances. Ici quej’ai permis à ma maturité, et à mon âge avancé, de goûter chaqueétape en douceur. L’âge s’intensifie dans la liberté. J’ai vécuici mes moments les plus heureux. Pourtant, comme ditl’héroïne de mon dernier roman, Un amour pragmatique : « Parisvous rend heureux si vous êtes riche, jeune et en bonne santé.Or moi, je n’ai rien de cela. »

Au fond, je suis convaincue que j’ai en moi l’exil le plus denseet la patrie la plus violente, même si tous mes livres sont interdits,depuis des décennies, dans mon propre pays. Voilà le paradoxe :c’est là-bas que sont cachées toutes mes réserves, et malgré toutje continue à être traquée par la culpabilité et la trahison.

SADIK KWAISH ALFRAJI. – «Once Upon a Time», 2010. Extrait de l’installation multimédia « The House That My Father Built»

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finis comportent une valeur ajoutéesupérieure à celle des matières premièresnon transformées que nous exportonsaujourd’hui. La phase d’industrialisationfavorise par ailleurs les progrès technolo-giques et procure un ensemble de savoirsscientifiques susceptibles de constituer untremplin pour de nouvelles activités indus-trielles, intensives en technologie maisaussi en main-d’œuvre.

Il n’est pas simple de progresser sur cettevoie. D’abord, parce que nous n’avons pasd’expérience en ce domaine, ce qui nousoblige à apprendre en avançant. Audemeurant, la modernisation industrielleexige des investissements colossaux : uneusine pétrochimique coûte près de 1 milliardde dollars, une usine thermoélectrique entre1 et 3 milliards. Enfin, il s’agit d’unprocessus long : trois ans, au moins, sontrequis avant que ne fonctionnent les sitesindustriels les plus petits, cinq ou six pourceux de taille moyenne et dix (au moins)pour les plus grands.

Le gouvernement a pris la décisiond’édifier une industrie du gaz, dulithium (10), du fer et de certaines réservesd’eau. Des intellectuels ont interprété ceprocessus de construction d’entreprisespubliques comme l’émergence d’un capita-lisme d’Etat, contraire à la consolidationd’une vision «communautariste» et commu-niste (11). A nos yeux, le capitalisme d’Etatdes années 1950 a placé les grandes entre-prises au service de clientèles particulières :bureaucratie, groupes patronaux, grandspropriétaires terriens, etc. En revanche,l’utilisation des excé dents générés parl’industrialisation que la Bolivieencourage désormais donne la priorité àla valeur d’usage, pas à la valeurd’échange (12) : la satisfaction des besoinsavant le profit. C’est le cas des servicesde base (eau, électricité, etc.), élevés austatut de droits humains et donc distribuésparce qu’ils sont jugés nécessaires, et nonpas rentables. C’est aussi le cas de l’achatde produits agricoles par l’Etat, qui viseà garantir la souveraineté alimentaire dupays et la disponibilité de denrées venduesà des prix « justes » : fixés de façon à ceque les produits soient accessibles auxconsommateurs, ils n’évoluent pas enfonction de l’offre et de la demande.

La plus-value issue de l’industria -lisation offre ainsi à l’Etat la possibilitéde mettre en cause la logique capitalistede l’appropriation privée. La générationde telles richesses provoque néanmoinsun ensemble d’effets néfastes pour l’envi-ronnement, la Terre, les forêts, lesmontagnes. Et quand la nature se trouveagressée, les êtres humains souffrent, enbout de course.

Toute activité industrielle comporte uncoût environnemental. Mais le capitalismea subordonné les forces de la nature, en aabusé, les plaçant au service des gains privés,sans tenir compte du fait qu’il détruisaitainsi le noyau reproductif de la nature elle-même. Nous devons éviter le destin auquelun tel cours nous conduit.

Les forces productives du monde ruralet l’éthique professionnelle des agriculteursportent sur nos rapports à la nature un regardopposé à la logique capitaliste. Elles nousproposent de voir la nature comme partie

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 201118UN VICE-PRÉSIDENT FACE À L’EXERCICE DU POUVOIR

Bolivie, « les quatre contradictions de notre révolution »

SEPTEMBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

En juin dernier, le Fonds monétaireinternational (FMI) et la Banque mondiale ont loué la « solide gestion macroéconomique »du gouvernement bolivien. Quelques mois plustôt, les rues de La Paz avaient résonné des crisde manifestants exigeant une revalorisationsalariale. Certains dénonçaient un retour au néolibéralisme sous l’égidedu président Evo Morales. En serait-ce finidu virage à gauche latino-américain symbolisénotamment par l’élection en 2005de ce syndicaliste paysan et indigène ? En Bolivie, le clientélisme n’a pas été éradiqué ;les nouvelles élites reproduisent certains traversde leurs prédécesseurs ; des conflits sociauxéclatent régulièrement. L’administration

Morales a-t-elle pour autant trahi ? Les difficultés actuelles ne révèlent-elles pasplutôt des tensions propres aux mouvements de transformation sociale? M. Alvaro García Linera penche pour cettedernière hypothèse. Vice-président de l’Etatplurinational de Bolivie, il défend le bilan du gouvernement. Ancien guérillero,sociologue, auteur de nombreux ouvrages, il réfléchit sur les obstacles au changement.Cette dualité rend son témoignage original :rares sont les intellectuels confrontés aux rigueurs que la réalité impose à leurs théories ; tout aussi rares, les dirigeantspolitiques qui examinent les implicationsthéoriques de leur action.

Chronologie

2000. Mobilisation des habitants de la ville de Cochabambaqui rejettent la privatisation de la distribution de l’eau. La «guerre de l’eau» se poursuiten 2005, avec l’expulsion de la multinationale françaiseSuez -Lyonnaise des eaux.

2003. «Guerre du gaz»,insurrection déclenchée par le projet de livrer de vastes réserves de gaz naturel à un consortium étranger. La lutte, qui fait 67 morts et quelque 400 blessés, se solde par le renversement du président Gonzalo Sánchez de Lozada et l’abandon du projet.

2005. Election, avec 53% desvoix, de M. Evo Morales,dirigeant paysan et indigène, à latête du Mouvement vers lesocialisme- Instrument politiquepour la souveraineté des peuples (MAS-IPSP ou MAS). Lancéen 1995, le MAS articule des tendances traditionnellementantagoniques au sein dela gauche.

2006. Election d’une Assembléeconstituante, qui clôt ses travaux en décembre 2007.

2008. Soulèvement de la région orientale de la MediaLuna (dirigée par l’opposition).Après une tentative de coupd’Etat, M. Morales remporte un référendum révocatoire.L’ambassadeur américain estexpulsé.

2009. Approbation de la nouvelleConstitution par référendum. M. Morales est rééluà la présidence avec 64% des voix.

Etapes-clés

(6) La principale centrale syndicale bolivienne,fondée lors de la révolution de 1952.

(7) Selon l’annuaire statistique de la Commissionéconomique des Nations unies pour l’Amérique latineet les Caraïbes (Cepal), le taux de pauvreté est passéde 63,9% à 54% de la population entre 2004 et 2007(dernières statistiques disponibles).

(8) Traduction de sumak kawsay en quechua etsumak qamaña en aymara, un concept inscrit dansla Constitution bolivienne de 2009.

(9) En mai 2006, le président Morales annonce la« nationalisation des hydrocarbures ». Celle-ci n’esttoutefois pas complète : soulignant le fait qu’il nedispose pas de la technologie suffisante pour se passerde partenaires privés, l’Etat prend le contrôle de 51%

du capital de tous les exploitants présents sur son terri-toire. Il renégocie par ailleurs les contrats de façon àpercevoir 82% des revenus (taxes et redevances).

(10) La Bolivie dispose des plus importantes réservesde ce métal, qui entre notamment dans la compositiondes batteries électriques.

(11) L’auteur évoque un groupe d’intellectuels dontune partie a publié un manifeste, «Pour la récupérationdu processus de changement pour le peuple et par lepeuple», le 18 juin 2011.

(12) La valeur d’usage décrit l’utilité concrète d’unbien ; la valeur d’échange renvoie à la valeur commer-ciale d’une marchandise.

(13) Karl Marx, Manuscrits de 1844, Editionssociales, Paris, 1972.

d’«Etat intégral» : le moment où la sociétés’approprie progressivement les processusd’arbitrage, dépassant ainsi la confrontrationentre l’Etat (en tant que machine à centra-liser les décisions) et le mouvement social(en tant que machine à les décentraliser età les démocratiser).

Un tel objectif ne s’envisage pas sur lecourt terme. Il résulte d’un mouvementhistorique fait d’avancées et de reculs, dedéséquilibres qui inclinent l’aiguille tantôtd’un côté, tantôt de l’autre, mettant en jeusoit l’efficacité du gouvernement, soit ladémocratisation des décisions. La lutte (etelle seule) permettra de maintenir l’équi-libre entre ces deux pôles pendant le tempsnécessaire à la résolution historique de cettecontradiction.

La deuxième tension créatrice opposel’ampleur du processus révolutionnaire– qui découle de l’incorporation crois-

sante de différents groupes sociaux ainsique de la quête d’alliances larges – et lanécessité d’en cimenter la directionindigène, paysanne, ouvrière et populaire,laquelle garantit l’orientation politique.

L’hégémonie du bloc national-populaireexige la cohésion des classes travailleuses.Elle implique également le rayonnementde leur leadership (historique, matériel,pédagogique et moral) sur le reste de lapopulation afin de s’assurer son soutien.

PAR ALVARO GARCÍA LINERA *

* Vice-président de l’Etat plurinational de Bolivie.Auteur de Pour une politique de l’égalité. Commu-nauté et autonomie dans la Bolivie contemporaine,Les Prairies ordinaires, Paris, 2008.

(1) Le scrutin de décembre 2009 fait suite à unepériode de déstabilisation politique visant à fragiliserle président Morales, candidat à sa propre succession :soulèvement de la région orientale de la Media Luna,référendum révocatoire, tentative de coup d’Etat,confrontation avec Washington. M. Morales remportetoutefois l’élection avec 64 % des voix, contre 53 %en 2005. (Les notes de bas de page sont de la rédaction.)

(2) Celui-ci regroupe les différents courants quel’élection de M. Morales porte au pouvoir : syndica-lisme marxiste, indianisme, mouvements paysans etnationalisme révolutionnaire.

(3) L’expression «gouvernement des mouvementssociaux» suggère que, avec l’élection de M. Morales,ce sont les mouvements sociaux (mobilisés depuis ledébut des années 2000) qui s’emparent du gouvernement.

(4) Respectivement : programme d’accès à l’édu-cation par la distribution de «bons» ou vouchers, depuis2006 ; versement d’une allocation aux personnes deplus de 60 ans, depuis 2007 ; programme de réductionde la mortalité infantile, depuis 2009.

(5) A ce sujet, lire Hernando Calvo Ospina, «Petitprécis de déstabilisation en Bolivie», Le Monde diplo-matique, juin 2010.

nement des actions promptes, qui apportentdes réponses concrètes à ses besoinsmatériels. Alors que cela exige une centra-lisation efficace des prises de décision, notregouvernement est constitué de représen-tants d’organisations sociales indigènes,paysannes, ouvrières et populaires dont ladynamique propre requiert de «prendre letemps». Celui du débat, de la délibérationet de l’analyse de propositions variées. Lefonctionnement de ces mouvementsimplique également la démultiplication dunombre de participants à la prise de décision.Le gouvernement du président Morales – un « gouvernement des mouvementssociaux (3) » – est le lieu où s’opposent etdoivent se résoudre des dynamiquescontraires : concentration et décentralisationdes décisions ; monopolisation et sociali-sation des actions exécutives ; rapidité desrésultats et lenteur des délibérations.

Pour tenter de résorber cette contra-diction, nous avons avancé le concept

Certes, il y aura toujours un secteurréticent à l’hégémonie indigène et populaire,agissant à l’occasion comme courroie detransmission des pouvoirs étrangers. Maisla consolidation de la direction proléta-rienne exige que l’ensemble de la sociétéconsidère que sa situation progresse lorsqueces classes travailleuses dirigent le pays.Cette nécessité contraint un pouvoir degauche à tenir compte d’une partie desbesoins de ses adversaires.

Une troisième tension créatrice s’estmanifestée avec beaucoup d’intensité depuisun an. Elle vient de la confrontation entrel’intérêt général et celui, particulier, d’ungroupe, d’un secteur ou d’un individu. Entrela lutte sociale, commune et communisteet les conquêtes individuelles, sectorielleset privées.

Le large cycle de mobilisations qui adémarré en 2000, avec la «guerre de l’eau»,a d’abord connu une dimension locale.Mais ce conflit concernait directementl’ensemble du pays, lui aussi menacé parles projets de privatisation de l’eau. Il yeut, plus tard, la «guerre du gaz» , la luttepour une Assemblée constituante et laconstruction d’une démocratie plurina-tionale : autant de revendications portéesde manière sectorielle par des indigènes etdes ouvriers, qui touchaient néanmoinsl’ensemble des opprimés, et même la nationtout entière.

donc une troisième étape de la mobilisation,déclinante : celle qui se caractérise par latension au sein du bloc national-populaireentre les aspects généraux et particuliers.Le dépassement de cette contradictionproviendra du renforcement de la portéeuniverselle de notre projet. Si le particula-risme corporatiste venait au contraire àtriompher, la perte de dynamisme de larévolution marquerait le point de départd’une restauration conservatrice.

Cette tension entre revendicationsuniverselles et particulières au sein du peuplea toujours existé. C’est d’ailleurs le propredes révolutions : de sujet fragmenté et indivi-dualisé – aspect dominant –, le peuple estprogressivement amené à se constituer eninstance collective. Mais nous abordons detoute évidence une nouvelle étape de lamobilisation, comme le suggère le récentconflit entre deux fractions de la Centraleouvrière bolivienne (COB) (6), l’une alliéeau pouvoir, l’autre non.

En avril 2011, des professeurs d’écolemembres de la COB se sont mis en grèveavec pour principale revendication lerelèvement des salaires. Depuis 2006,l’administration Morales a pourtantaugmenté les traitements des travailleursde la santé et de l’éducation de 12% netd’inflation. Dans le même temps, d’autresbranches de l’administration publique(ministères, par exemple) ont vu leurssalaires gelés. Ceux du vice-président, desministres et des vice-ministres ont, eux,été réduits de 30 à 60%. La baisse a étéencore plus importante pour le président.On peut concevoir que les fonctionnairesde la santé et de l’éducation réclament denouvelles augmentations, mais elles nepeuvent provenir que d’un accroissementdes revenus du pays.

La politique menée par le présidentMorales vise en effet à améliorer les condi-

tions de vie des plus démunis (7) et à centra-liser les ressources issues des nationa lisationset des entreprises d’Etat. Il s’agit de créerune base industrielle dans le domaine deshydrocarbures, des mines, de l’agricultureet de l’électricité de façon à générer unerichesse durable et à utiliser les ressourcesdu pays pour améliorer la qualité de vie destravailleurs, tant à la ville qu’à la campagne.

En répondant favorablement auxrevendications salariales des enseignants,on utiliserait les ressources obtenues grâceaux nationalisations pour n’améliorer lesrevenus que de certaines branches dutertiaire. On laisserait ainsi de côté le restedu pays, c’est-à-dire la majorité. Onrendrait par ailleurs plus diff icile unestratégie d’industrialisation (l’achat demachines ou la construction d’infra-structures, par exemple), permettantd’accroître les richesses que produit lepays… et de les redistribuer.

2000 à 2003. – « Crise de l’Etat»Les piliers de la domination tradi tionnelle s’effondrent. Les contra dic tions anciennes (Etat monoculturel contre sociétéplurinationale, Etat centralisateurcontre désir de décen tralisation de la société, etc.) s’intensifientalors qu’en apparaissent denouvelles (privatisation contrenationalisation des ressourcesnaturelles, cens politique contredémocratie sociale, etc.).

2003 à 2005. – « Affrontementcatastrophique»Deux projets de sociétés’opposent, tous deux capablesde mobiliser largement.

2005 . – Election d’un Indienpaysan à la présidencede la République

Cette rupture ne signifie pasque les classesdominantes aient perdu le pouvoir.Néanmoins, les contradictionsentre classes socialesse déplacentà l’intérieur de l’appareil d’Etat.

2005 à 2009. – « Pointde bifurcation»L’antagonisme atteint sonparoxysme, c’est l’affrontement.La période s’achèvepar la victoire du campde M. Evo Morales,réélu en 2009.

Depuis 2010. – Contradictionsà l’intérieur du bloc national-populairePhase détaillée dans l’article ci-dessus.

A. G. L.

Intérêts privés, intérêt collectif

Une industrialisation nécessaire

L’ÉMERGENCE de ces exigences – ima -ginées sur les barricades, lors des blocagesde routes, dans les manifestations et au coursdes insurrections populaires – a permis deconstruire un programme de prise dupouvoir capable de mobiliser et d’unifierprogressivement la majorité du peuple boli-vien. Après la victoire, en 2005, le gouver-nement s’est consacré à le mettre en œuvre.Il y eut d’abord l’Assemblée constituantequi, pour la première fois de l’histoire, apermis que la Constitution soit rédigée parles représentants directs de tous les secteurssociaux du pays. Puis, nous avons procédéà la nationalisation de grandes entreprises,facilitant ainsi la redistribution d’une partde l’excédent économique à travers lesprogrammes Juancito Pinto, renta dignidad(« pension digne») et Juana Azurduy (4).

Si nous étudions le cycle de la mobili-sation comme une courbe ascendante qui,d’après l’expérience historique, se stabilisepuis décline peu à peu, nous constatons quela première étape – ou phase ascendante –se caractérise par l’agrégation croissantedes secteurs sociaux, la construction d’unprogramme général et l’apparition, de lapart des classes «subalternes», d’une volontéorganisée et concrète de prendre le pouvoir.

La stabilisation de la mobilisation, auplus haut point de la courbe, correspond àla fois au moment de la mise en œuvre des

premiers objectifs universaux et à celui desrésistances les plus fortes des groupessociaux appuyant le pouvoir néolibéralsortant : tentative de coup d’Etat, mouve-ments séparatistes, etc. (5). C’est la phase«jacobine» du processus qui, en amenantle mouvement social converti en pouvoird’Etat à se défendre, recrée de nouvellesmobilisations et de nouveaux horizons d’uni-versalité de son action.

Depuis le début du second mandat deM. Morales, en 2010, nous connaissons

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MARCELLO SUAZNABAR. – « Sans titre », 2010

MARCELLO SUAZNABAR. – « Sans titre », 2011

d’un organisme vivant, total, auquel l’êtrehumain et la société appartiennent aussi.Selon cette vision, l’utilisation des capacitésproductives naturelles doit se faire dans lecadre d’une attitude respectueuse de cettetotalité et de sa reproduction.

« Humaniser la nature et naturaliserl’être humain », prescrivait Karl Marx (13).C’est le sens de notre projet : utiliser lascience, la technologie et l’industrie pourproduire des richesses – comment faireautrement pour construire les routes, lescentres de soins, les écoles qui nousmanquent et pour satisfaire les demandesde notre société? – tout en préservant lastructure fondamentale de notre environ-nement. Pour nous, mais aussi pour lesgénérations futures.

Les tensions créatrices qui tiraillentle bloc national-populaire au pouvoir enBolivie caractérisent les dynamiques detransformation sociale : les révolutionsne sont-elles pas des flux chaotiques d’ini-tiatives collectives et sociales, d’élansfragmentés qui se croisent, s’affrontent,s’additionnent et s’articulent pour denouveau se diviser et se recroiser ? Autantdire que rien n’y est défini par avance.

ALVARO GARCÍA LINERA.

DE 2000, année des premières mobi-lisations sociales massives dénonçant laprivatisation de l’eau, à 2009, date de laréélection du syndicaliste paysan EvoMorales à la présidence (lire la chronologieet l’encadré), la Bolivie a connu un conflitfondamental opposant le peuple à l’empireaméricain et à ses alliés de la bourgeoisiebolivienne, attachée au néolibéralisme.

L’élection de 2009, dont l’adminis-tration Morales est sortie renforcée (1), a

atténué ces menaces extérieures. Denouvelles contradictions ont alors surgi,au sein du bloc national-populaire (2), entreles différentes classes qui conduisent leprocessus de changement, à propos desmodalités de son pilotage. Quatre de cestensions, secondaires par rapport au conflitcentral contre l’impérialisme, se situentnéanmoins au cœur du processus révolu-tionnaire bolivien : d’un côté, elles enmenacent la poursuite ; de l’autre, ellespermettent d’imaginer les moyens de passerà l’étape ultérieure.

La première tension créatrice concernele rapport entre l’Etat et les mouvementssociaux. La population attend du gouver-

PROFITANT de cette tension à l’intérieurdu bloc national-populaire, la droite aapporté le concours de ses médias auxmanifestants : des dirigeants syndicauxque les journalistes en vue méprisaienthier encore en raison de leur originesociale devinrent du jour au lendemain desvedettes de la télévision.

« Gouvernement des mouvementssociaux », nous cherchons à soumettreau débat public les différences qui existentau sein du bloc national-populaire. Nousessayons de résoudre les tensions entretendances corporatistes et universellespar des voies démocratiques, en encourageant l’avant-garde (indigènes,paysans, travailleurs, ouvriers et étudiants)à brandir le drapeau de l’intérêt commun,lequel ne signifie pas l’effacement del’individu ou de l’intérêt privé, mais sonexistence raisonnable dans un cadreplus général.

La quatrième tension créatrice émanede l’opposition entre la nécessité de trans-former nos matières premières (l’industria-lisation) et celle de respecter la nature, le«bien vivre» (8).

On nous reproche de ne pas avoirprocédé à une «véritable» nationalisationdes ressources naturelles et de laisser destransnationales s’emparer d’une partie desrichesses du pays (9). Mais nous passerdes sociétés étrangères impliquerait demaîtriser les technologies dont ellesdisposent : celles liées à l’extraction, maiségalement à la transformation des matièrespremières. Ce n’est pas le cas. Il ne peutdonc y avoir de nationalisation totale desressources naturelles sans phase d’indus-trialisation.

Parvenir à engager une telle dyna miquegarnirait les caisses de l’Etat puisque lesbiens manufacturés et les produits semi-

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finis comportent une valeur ajoutéesupérieure à celle des matières premièresnon transformées que nous exportonsaujourd’hui. La phase d’industrialisationfavorise par ailleurs les progrès technolo-giques et procure un ensemble de savoirsscientifiques susceptibles de constituer untremplin pour de nouvelles activités indus-trielles, intensives en technologie maisaussi en main-d’œuvre.

Il n’est pas simple de progresser sur cettevoie. D’abord, parce que nous n’avons pasd’expérience en ce domaine, ce qui nousoblige à apprendre en avançant. Audemeurant, la modernisation industrielleexige des investissements colossaux : uneusine pétrochimique coûte près de 1 milliardde dollars, une usine thermoélectrique entre1 et 3 milliards. Enfin, il s’agit d’unprocessus long : trois ans, au moins, sontrequis avant que ne fonctionnent les sitesindustriels les plus petits, cinq ou six pourceux de taille moyenne et dix (au moins)pour les plus grands.

Le gouvernement a pris la décisiond’édifier une industrie du gaz, dulithium (10), du fer et de certaines réservesd’eau. Des intellectuels ont interprété ceprocessus de construction d’entreprisespubliques comme l’émergence d’un capita-lisme d’Etat, contraire à la consolidationd’une vision «communautariste» et commu-niste (11). A nos yeux, le capitalisme d’Etatdes années 1950 a placé les grandes entre-prises au service de clientèles particulières :bureaucratie, groupes patronaux, grandspropriétaires terriens, etc. En revanche,l’utilisation des excé dents générés parl’industrialisation que la Bolivieencourage désormais donne la priorité àla valeur d’usage, pas à la valeurd’échange (12) : la satisfaction des besoinsavant le profit. C’est le cas des servicesde base (eau, électricité, etc.), élevés austatut de droits humains et donc distribuésparce qu’ils sont jugés nécessaires, et nonpas rentables. C’est aussi le cas de l’achatde produits agricoles par l’Etat, qui viseà garantir la souveraineté alimentaire dupays et la disponibilité de denrées venduesà des prix « justes » : fixés de façon à ceque les produits soient accessibles auxconsommateurs, ils n’évoluent pas enfonction de l’offre et de la demande.

La plus-value issue de l’industria -lisation offre ainsi à l’Etat la possibilitéde mettre en cause la logique capitalistede l’appropriation privée. La générationde telles richesses provoque néanmoinsun ensemble d’effets néfastes pour l’envi-ronnement, la Terre, les forêts, lesmontagnes. Et quand la nature se trouveagressée, les êtres humains souffrent, enbout de course.

Toute activité industrielle comporte uncoût environnemental. Mais le capitalismea subordonné les forces de la nature, en aabusé, les plaçant au service des gains privés,sans tenir compte du fait qu’il détruisaitainsi le noyau reproductif de la nature elle-même. Nous devons éviter le destin auquelun tel cours nous conduit.

Les forces productives du monde ruralet l’éthique professionnelle des agriculteursportent sur nos rapports à la nature un regardopposé à la logique capitaliste. Elles nousproposent de voir la nature comme partie

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 201118UN VICE-PRÉSIDENT FACE À L’EXERCICE DU POUVOIR

Bolivie, « les quatre contradictions de notre révolution »

SEPTEMBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

En juin dernier, le Fonds monétaireinternational (FMI) et la Banque mondiale ont loué la « solide gestion macroéconomique »du gouvernement bolivien. Quelques mois plustôt, les rues de La Paz avaient résonné des crisde manifestants exigeant une revalorisationsalariale. Certains dénonçaient un retour au néolibéralisme sous l’égidedu président Evo Morales. En serait-ce finidu virage à gauche latino-américain symbolisénotamment par l’élection en 2005de ce syndicaliste paysan et indigène ? En Bolivie, le clientélisme n’a pas été éradiqué ;les nouvelles élites reproduisent certains traversde leurs prédécesseurs ; des conflits sociauxéclatent régulièrement. L’administration

Morales a-t-elle pour autant trahi ? Les difficultés actuelles ne révèlent-elles pasplutôt des tensions propres aux mouvements de transformation sociale? M. Alvaro García Linera penche pour cettedernière hypothèse. Vice-président de l’Etatplurinational de Bolivie, il défend le bilan du gouvernement. Ancien guérillero,sociologue, auteur de nombreux ouvrages, il réfléchit sur les obstacles au changement.Cette dualité rend son témoignage original :rares sont les intellectuels confrontés aux rigueurs que la réalité impose à leurs théories ; tout aussi rares, les dirigeantspolitiques qui examinent les implicationsthéoriques de leur action.

Chronologie

2000. Mobilisation des habitants de la ville de Cochabambaqui rejettent la privatisation de la distribution de l’eau. La « guerre de l’eau » se poursuiten 2005, avec l’expulsion de la multinationale françaiseSuez - Lyonnaise des eaux.

2003. «Guerre du gaz»,insurrection déclenchée par le projet de livrer de vastes réserves de gaz naturel à un consortium étranger. La lutte, qui fait 67 morts et quelque 400 blessés, se solde par le renversement du président Gonzalo Sánchez de Lozada et l’abandon du projet.

2005. Election, avec 53 % desvoix, de M. Evo Morales,dirigeant paysan et indigène, à latête du Mouvement vers lesocialisme - Instrument politiquepour la souveraineté des peuples (MAS-IPSP ou MAS). Lancéen 1995, le MAS articule des tendances traditionnellementantagoniques au sein dela gauche.

2006. Election d’une Assembléeconstituante, qui clôt ses travaux en décembre 2007.

2008. Soulèvement de la région orientale de la MediaLuna (dirigée par l’opposition).Après une tentative de coupd’Etat, M. Morales remporte un référendum révocatoire.L’ambassadeur américain estexpulsé.

2009. Approbation de la nouvelleConstitution par référendum. M. Morales est rééluà la présidence avec 64 % des voix.

Etapes-clés

(6) La principale centrale syndicale bolivienne,fondée lors de la révolution de 1952.

(7) Selon l’annuaire statistique de la Commissionéconomique des Nations unies pour l’Amérique latineet les Caraïbes (Cepal), le taux de pauvreté est passéde 63,9% à 54% de la population entre 2004 et 2007(dernières statistiques disponibles).

(8) Traduction de sumak kawsay en quechua etsumak qamaña en aymara, un concept inscrit dansla Constitution bolivienne de 2009.

(9) En mai 2006, le président Morales annonce la« nationalisation des hydrocarbures ». Celle-ci n’esttoutefois pas complète : soulignant le fait qu’il nedispose pas de la technologie suffisante pour se passerde partenaires privés, l’Etat prend le contrôle de 51%

du capital de tous les exploitants présents sur son terri-toire. Il renégocie par ailleurs les contrats de façon àpercevoir 82% des revenus (taxes et redevances).

(10) La Bolivie dispose des plus importantes réservesde ce métal, qui entre notamment dans la compositiondes batteries électriques.

(11) L’auteur évoque un groupe d’intellectuels dontune partie a publié un manifeste, «Pour la récupérationdu processus de changement pour le peuple et par lepeuple», le 18 juin 2011.

(12) La valeur d’usage décrit l’utilité concrète d’unbien ; la valeur d’échange renvoie à la valeur commer-ciale d’une marchandise.

(13) Karl Marx, Manuscrits de 1844, Editionssociales, Paris, 1972.

d’«Etat intégral» : le moment où la sociétés’approprie progressivement les processusd’arbitrage, dépassant ainsi la confrontrationentre l’Etat (en tant que machine à centra-liser les décisions) et le mouvement social(en tant que machine à les décentraliser età les démocratiser).

Un tel objectif ne s’envisage pas sur lecourt terme. Il résulte d’un mouvementhistorique fait d’avancées et de reculs, dedéséquilibres qui inclinent l’aiguille tantôtd’un côté, tantôt de l’autre, mettant en jeusoit l’efficacité du gouvernement, soit ladémocratisation des décisions. La lutte (etelle seule) permettra de maintenir l’équi-libre entre ces deux pôles pendant le tempsnécessaire à la résolution historique de cettecontradiction.

La deuxième tension créatrice opposel’ampleur du processus révolutionnaire– qui découle de l’incorporation crois-

sante de différents groupes sociaux ainsique de la quête d’alliances larges – et lanécessité d’en cimenter la directionindigène, paysanne, ouvrière et populaire,laquelle garantit l’orientation politique.

L’hégémonie du bloc national-populaireexige la cohésion des classes travailleuses.Elle implique également le rayonnementde leur leadership (historique, matériel,pédagogique et moral) sur le reste de lapopulation afin de s’assurer son soutien.

PAR ALVARO GARCÍA LINERA *

* Vice-président de l’Etat plurinational de Bolivie.Auteur de Pour une politique de l’égalité. Commu-nauté et autonomie dans la Bolivie contemporaine,Les Prairies ordinaires, Paris, 2008.

(1) Le scrutin de décembre 2009 fait suite à unepériode de déstabilisation politique visant à fragiliserle président Morales, candidat à sa propre succession :soulèvement de la région orientale de la Media Luna,référendum révocatoire, tentative de coup d’Etat,confrontation avec Washington. M. Morales remportetoutefois l’élection avec 64 % des voix, contre 53 %en 2005. (Les notes de bas de page sont de la rédaction.)

(2) Celui-ci regroupe les différents courants quel’élection de M. Morales porte au pouvoir : syndica-lisme marxiste, indianisme, mouvements paysans etnationalisme révolutionnaire.

(3) L’expression «gouvernement des mouvementssociaux» suggère que, avec l’élection de M. Morales,ce sont les mouvements sociaux (mobilisés depuis ledébut des années 2000) qui s’emparent du gouvernement.

(4) Respectivement : programme d’accès à l’édu-cation par la distribution de «bons» ou vouchers, depuis2006 ; versement d’une allocation aux personnes deplus de 60 ans, depuis 2007 ; programme de réductionde la mortalité infantile, depuis 2009.

(5) A ce sujet, lire Hernando Calvo Ospina, «Petitprécis de déstabilisation en Bolivie», Le Monde diplo-matique, juin 2010.

nement des actions promptes, qui apportentdes réponses concrètes à ses besoinsmatériels. Alors que cela exige une centra-lisation efficace des prises de décision, notregouvernement est constitué de représen-tants d’organisations sociales indigènes,paysannes, ouvrières et populaires dont ladynamique propre requiert de «prendre letemps». Celui du débat, de la délibérationet de l’analyse de propositions variées. Lefonctionnement de ces mouvementsimplique également la démultiplication dunombre de participants à la prise de décision.Le gouvernement du président Morales – un « gouvernement des mouvementssociaux (3) » – est le lieu où s’opposent etdoivent se résoudre des dynamiquescontraires : concentration et décentralisationdes décisions ; monopolisation et sociali-sation des actions exécutives ; rapidité desrésultats et lenteur des délibérations.

Pour tenter de résorber cette contra-diction, nous avons avancé le concept

Certes, il y aura toujours un secteurréticent à l’hégémonie indigène et populaire,agissant à l’occasion comme courroie detransmission des pouvoirs étrangers. Maisla consolidation de la direction proléta-rienne exige que l’ensemble de la sociétéconsidère que sa situation progresse lorsqueces classes travailleuses dirigent le pays.Cette nécessité contraint un pouvoir degauche à tenir compte d’une partie desbesoins de ses adversaires.

Une troisième tension créatrice s’estmanifestée avec beaucoup d’intensité depuisun an. Elle vient de la confrontation entrel’intérêt général et celui, particulier, d’ungroupe, d’un secteur ou d’un individu. Entrela lutte sociale, commune et communisteet les conquêtes individuelles, sectorielleset privées.

Le large cycle de mobilisations qui adémarré en 2000, avec la «guerre de l’eau»,a d’abord connu une dimension locale.Mais ce conflit concernait directementl’ensemble du pays, lui aussi menacé parles projets de privatisation de l’eau. Il yeut, plus tard, la «guerre du gaz» , la luttepour une Assemblée constituante et laconstruction d’une démocratie plurina-tionale : autant de revendications portéesde manière sectorielle par des indigènes etdes ouvriers, qui touchaient néanmoinsl’ensemble des opprimés, et même la nationtout entière.

donc une troisième étape de la mobilisation,déclinante : celle qui se caractérise par latension au sein du bloc national-populaireentre les aspects généraux et particuliers.Le dépassement de cette contradictionproviendra du renforcement de la portéeuniverselle de notre projet. Si le particula-risme corporatiste venait au contraire àtriompher, la perte de dynamisme de larévolution marquerait le point de départd’une restauration conservatrice.

Cette tension entre revendicationsuniverselles et particulières au sein du peuplea toujours existé. C’est d’ailleurs le propredes révolutions : de sujet fragmenté et indivi-dualisé – aspect dominant –, le peuple estprogressivement amené à se constituer eninstance collective. Mais nous abordons detoute évidence une nouvelle étape de lamobilisation, comme le suggère le récentconflit entre deux fractions de la Centraleouvrière bolivienne (COB) (6), l’une alliéeau pouvoir, l’autre non.

En avril 2011, des professeurs d’écolemembres de la COB se sont mis en grèveavec pour principale revendication lerelèvement des salaires. Depuis 2006,l’administration Morales a pourtantaugmenté les traitements des travailleursde la santé et de l’éducation de 12% netd’inflation. Dans le même temps, d’autresbranches de l’administration publique(ministères, par exemple) ont vu leurssalaires gelés. Ceux du vice-président, desministres et des vice-ministres ont, eux,été réduits de 30 à 60%. La baisse a étéencore plus importante pour le président.On peut concevoir que les fonctionnairesde la santé et de l’éducation réclament denouvelles augmentations, mais elles nepeuvent provenir que d’un accroissementdes revenus du pays.

La politique menée par le présidentMorales vise en effet à améliorer les condi-

tions de vie des plus démunis (7) et à centra-liser les ressources issues des nationa lisationset des entreprises d’Etat. Il s’agit de créerune base industrielle dans le domaine deshydrocarbures, des mines, de l’agricultureet de l’électricité de façon à générer unerichesse durable et à utiliser les ressourcesdu pays pour améliorer la qualité de vie destravailleurs, tant à la ville qu’à la campagne.

En répondant favorablement auxrevendications salariales des enseignants,on utiliserait les ressources obtenues grâceaux nationalisations pour n’améliorer lesrevenus que de certaines branches dutertiaire. On laisserait ainsi de côté le restedu pays, c’est-à-dire la majorité. Onrendrait par ailleurs plus diff icile unestratégie d’industrialisation (l’achat demachines ou la construction d’infra-structures, par exemple), permettantd’accroître les richesses que produit lepays… et de les redistribuer.

2000 à 2003. – « Crise de l’Etat»Les piliers de la domination tradi tionnelle s’effondrent. Les contra dic tions anciennes (Etat monoculturel contre sociétéplurinationale, Etat centralisateurcontre désir de décen tralisation de la société, etc.) s’intensifientalors qu’en apparaissent denouvelles (privatisation contrenationalisation des ressourcesnaturelles, cens politique contredémocratie sociale, etc.).

2003 à 2005. – « Affrontementcatastrophique»Deux projets de sociétés’opposent, tous deux capablesde mobiliser largement.

2005 . – Election d’un Indienpaysan à la présidencede la République

Cette rupture ne signifie pasque les classesdominantes aient perdu le pouvoir.Néanmoins, les contradictionsentre classes socialesse déplacentà l’intérieur de l’appareil d’Etat.

2005 à 2009. – « Pointde bifurcation»L’antagonisme atteint sonparoxysme, c’est l’affrontement.La période s’achèvepar la victoire du campde M. Evo Morales,réélu en 2009.

Depuis 2010. – Contradictionsà l’intérieur du bloc national-populairePhase détaillée dans l’article ci-dessus.

A. G. L.

Intérêts privés, intérêt collectif

Une industrialisation nécessaire

L’ÉMERGENCE de ces exigences – ima -ginées sur les barricades, lors des blocagesde routes, dans les manifestations et au coursdes insurrections populaires – a permis deconstruire un programme de prise dupouvoir capable de mobiliser et d’unifierprogressivement la majorité du peuple boli-vien. Après la victoire, en 2005, le gouver-nement s’est consacré à le mettre en œuvre.Il y eut d’abord l’Assemblée constituantequi, pour la première fois de l’histoire, apermis que la Constitution soit rédigée parles représentants directs de tous les secteurssociaux du pays. Puis, nous avons procédéà la nationalisation de grandes entreprises,facilitant ainsi la redistribution d’une partde l’excédent économique à travers lesprogrammes Juancito Pinto, renta dignidad(« pension digne») et Juana Azurduy (4).

Si nous étudions le cycle de la mobili-sation comme une courbe ascendante qui,d’après l’expérience historique, se stabilisepuis décline peu à peu, nous constatons quela première étape – ou phase ascendante –se caractérise par l’agrégation croissantedes secteurs sociaux, la construction d’unprogramme général et l’apparition, de lapart des classes «subalternes», d’une volontéorganisée et concrète de prendre le pouvoir.

La stabilisation de la mobilisation, auplus haut point de la courbe, correspond àla fois au moment de la mise en œuvre des

premiers objectifs universaux et à celui desrésistances les plus fortes des groupessociaux appuyant le pouvoir néolibéralsortant : tentative de coup d’Etat, mouve-ments séparatistes, etc. (5). C’est la phase«jacobine» du processus qui, en amenantle mouvement social converti en pouvoird’Etat à se défendre, recrée de nouvellesmobilisations et de nouveaux horizons d’uni-versalité de son action.

Depuis le début du second mandat deM. Morales, en 2010, nous connaissons

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MARCELLO SUAZNABAR. – « Sans titre », 2010

MARCELLO SUAZNABAR. – « Sans titre », 2011

d’un organisme vivant, total, auquel l’êtrehumain et la société appartiennent aussi.Selon cette vision, l’utilisation des capacitésproductives naturelles doit se faire dans lecadre d’une attitude respectueuse de cettetotalité et de sa reproduction.

« Humaniser la nature et naturaliserl’être humain », prescrivait Karl Marx (13).C’est le sens de notre projet : utiliser lascience, la technologie et l’industrie pourproduire des richesses – comment faireautrement pour construire les routes, lescentres de soins, les écoles qui nousmanquent et pour satisfaire les demandesde notre société? – tout en préservant lastructure fondamentale de notre environ-nement. Pour nous, mais aussi pour lesgénérations futures.

Les tensions créatrices qui tiraillentle bloc national-populaire au pouvoir enBolivie caractérisent les dynamiques detransformation sociale : les révolutionsne sont-elles pas des flux chaotiques d’ini-tiatives collectives et sociales, d’élansfragmentés qui se croisent, s’affrontent,s’additionnent et s’articulent pour denouveau se diviser et se recroiser ? Autantdire que rien n’y est défini par avance.

ALVARO GARCÍA LINERA.

DE 2000, année des premières mobi-lisations sociales massives dénonçant laprivatisation de l’eau, à 2009, date de laréélection du syndicaliste paysan EvoMorales à la présidence (lire la chronologieet l’encadré), la Bolivie a connu un conflitfondamental opposant le peuple à l’empireaméricain et à ses alliés de la bourgeoisiebolivienne, attachée au néolibéralisme.

L’élection de 2009, dont l’adminis-tration Morales est sortie renforcée (1), a

atténué ces menaces extérieures. Denouvelles contradictions ont alors surgi,au sein du bloc national-populaire (2), entreles différentes classes qui conduisent leprocessus de changement, à propos desmodalités de son pilotage. Quatre de cestensions, secondaires par rapport au conflitcentral contre l’impérialisme, se situentnéanmoins au cœur du processus révolu-tionnaire bolivien : d’un côté, elles enmenacent la poursuite ; de l’autre, ellespermettent d’imaginer les moyens de passerà l’étape ultérieure.

La première tension créatrice concernele rapport entre l’Etat et les mouvementssociaux. La population attend du gouver-

PROFITANT de cette tension à l’intérieurdu bloc national-populaire, la droite aapporté le concours de ses médias auxmanifestants : des dirigeants syndicauxque les journalistes en vue méprisaienthier encore en raison de leur originesociale devinrent du jour au lendemain desvedettes de la télévision.

« Gouvernement des mouvementssociaux », nous cherchons à soumettreau débat public les différences qui existentau sein du bloc national-populaire. Nousessayons de résoudre les tensions entretendances corporatistes et universellespar des voies démocratiques, en encourageant l’avant-garde (indigènes,paysans, travailleurs, ouvriers et étudiants)à brandir le drapeau de l’intérêt commun,lequel ne signifie pas l’effacement del’individu ou de l’intérêt privé, mais sonexistence raisonnable dans un cadreplus général.

La quatrième tension créatrice émanede l’opposition entre la nécessité de trans-former nos matières premières (l’industria-lisation) et celle de respecter la nature, le«bien vivre» (8).

On nous reproche de ne pas avoirprocédé à une «véritable» nationalisationdes ressources naturelles et de laisser destransnationales s’emparer d’une partie desrichesses du pays (9). Mais nous passerdes sociétés étrangères impliquerait demaîtriser les technologies dont ellesdisposent : celles liées à l’extraction, maiségalement à la transformation des matièrespremières. Ce n’est pas le cas. Il ne peutdonc y avoir de nationalisation totale desressources naturelles sans phase d’indus-trialisation.

Parvenir à engager une telle dyna miquegarnirait les caisses de l’Etat puisque lesbiens manufacturés et les produits semi-

21

rurales à exproprier, dont les contesta-tions sont souvent réprimées) et del’absence d’études d’impact conformesaux critères internationaux. De même,les correctifs préconisés sont de l’ordredu volontariat. Il est question de créer deslabels et des codes de bonne conduite,mais en aucun cas de réviser – ou derétablir – les règles régissant les inves-tissements, étrangers ou non, ou des’appuyer sur un texte contraignant. Oncompte davantage sur les capacités d’autorégulation des marchés que surl’action publique.

Selon les cent trente ONG qui ont signéen avril 2010 une déclaration d’oppositionaux « sept principes » (6), de tels appelsà la responsabilité ne constituent qu’unécran de fumée. Cette critique prend plusde consistance encore face à l’imbricationparfois étroite des intérêts des entrepriseset de ceux des Etats. Ce ne sont donc passeulement aux entreprises d’investir demanière responsable, mais aussi aux Etats,qui tantôt soutiennent les projets privés,tantôt investissent eux-mêmes via desfonds souverains. On peut alors douterde la portée d’appels aux « bonnespratiques » lorsqu’il est question desécurités – alimentaire et énergétique –nationales (lire l’article ci-dessous).

Bien loin de telles critiques, la Banquemondiale propose donc un argumentaireassez proche de celui développé après lacrise financière de la fin des années 2000 :davantage de transparence et d’éthique, etles vertus des marchés pourrontpleinement s’exprimer. Non seulementce modèle de développement agricole n’apas à être remis en cause, mais il doit aucontraire être renforcé. L’essor des

marchés fonciers doit en particulierêtre encouragé.

Relevons toute l’ambiguïté du premierprincipe de l’agro-investissement respon-sable, posant la reconnaissance et lerespect des droits existants : apparemmentdestiné à mieux protéger les intérêts descommunautés locales, il peut aussiaccroître leur vulnérabilité. En effet, d’unepart, un droit de propriété foncière dûmentreconnu constitue souvent un cadeauempoisonné pour les paysans pauvres,puisqu’il servira de garantie pour un crédit

ou sera cédé en cas de diff icultésmajeures, accroissant donc la concen-tration des terres. D’autre part, il tend àfiger les rapports de forces, et exclut donctoute réforme agraire visant à redistribuerle foncier, notamment aux famillesdisposant de superficies trop petites pourse sortir de la pauvreté. Et qui dès lorssont considérées comme insuffisammentproductives, ce qui peut justifier l’acqui-sition de leurs terres par un investisseurmieux doté en capital, en vertu du principelibéral de l’allocation optimale descapitaux (7).

revenus et accéder aux intrants modernes.La seconde diversifierait ses sourcesd’approvisionnement et limiterait ses coûtsde main-d’œuvre, sachant qu’un paysanne « compte » pas son temps de travail.Mais, là encore, on se fonde sur l’hypo-thèse d’un contrat négocié entre égaux, etnon sur celle d’un rapport de forces danslequel chacun tente de capter le maximumde valeur, et qui peut conduire à une sous-rémunération du travail agricole.

Un «accaparement responsable» demeu -rera donc de l’ordre de l’oxymore, car ceslogiques d’investissement à grande échelles’inscrivent dans un modèle non durable,faisant peu de cas des dyna miques dessociétés paysannes et de la diversité dessolutions techniques. La spoliation foncièrefait ainsi écho à une vieille antienne,dominant l’économie mondiale : le marchélibre, les technologies (biotechnologies, ici)et l’investissement privé (responsable,s’entend) réunis sauveront l’humanité de lapénurie alimentaire qui la menace. Mais,tout comme la finance dérégulée, même«responsable», conduit inévitablement à defortes instabilités, le modèle agro-industrielet latifundiaire conduira à d’autres crises– il sera toujours temps d’accuser la fatalitéclimatique, la démographie des pauvres ouquelque potentat local irresponsable.

BENOÎT LALLAU.

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 201120FAMINE, RENCHÉRISSEMENT DES DENRÉES ALIMENTAIRES, DÉGRADATION DES SOLS

Quand la Banque mondiale encourage la razzia sur les terres agricolesfait d’un moindre accès au foncier et àl’eau, marginalisation, vulnérabilitéalimentaire.

Mais, contrairement aux espoirs desthéoriciens libéraux et aux promessesdes investisseurs, ces inconvénients neconstituent pas de simples « coûts detransition » vers un avenir meilleur. Eneffet, de l’aveu même de la Banquemondiale, les retombées économiquessont limitées (5). On assiste au contraireà une destruction nette d’emplois liée auremplacement d’agricultures familialesmobilisant prioritairement l’énergiehumaine par des systèmes latifundiairesfondés, justement, sur la réduction dufacteur travail. En outre, ces enclavesagricoles « modernes » soutiennent peule marché local dans la mesure où ellesrecourent à l’importation d’intrants.Enfin, elles ne contribuent pas à l’auto-suffisance alimentaire puisqu’il s’agitavant tout d’exporter. L’Ethiopie, où sévitactuellement la famine, est aussi l’un despays les plus prisés par les investisseursfonciers étrangers. Depuis 2008,350 000 hectares ont été alloués par legouvernement, qui projette d’en céder250 000 autres en 2012.

Par conséquent, comment concilier cequi semble inconciliable, d’une partl’idéologie du marché et de l’investis-sement libres, et d’autre part la réductionde la pauvreté, qui passe par un soutienaux agricultures familiales ? L’aporie peutêtre levée, pensent les organismes inter-nationaux, en appelant à investir demanière plus « responsable ». La Banquemondiale, l’Organisation des Nationsunies pour l’alimentation et l’agri-culture (Food and Agriculture Organi-

zation, FAO), la Conférence des Nationsunies sur le commerce et le dévelop-pement (Cnuced) et le Fonds internationalde développement agricole (FIDA) ontainsi édicté, en janvier 2010, les « septprincipes pour un investissement agricoleresponsable qui respecte les droits, lesmoyens d’existence et les ressources» (lirel’encadré).

Mais ces principes demeurent dans lalignée des politiques libérales. Ainsi, lesproblèmes sont d’abord vus comme lesconséquences d’un manque de transpa-rence (le « voile du secret »), de défail-

lances locales (les « Etats à lois faibles »ou « insuffisamment préparés »), d’uneinsuff isante consultation des partiesprenantes (notamment les populations

Population sous-alimentée (pourcentage 2007-2011)

Plus de 30 %

entre 20 et 30 %

entre 10 et 20 %

entre 5 et 10 %

Sources : Programme alimentaire mondial (PAM) ; Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) ; «Etat de l’insécurité alimentaire dans le monde 2010», Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) ; Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (Unocha) ; Banque mondiale, «Rising global interest in farmland», septembre 2008 ; International Food Policy Research Institute (Ifpri) ; farmlandgrab.org

Pays en voie de développement et émergents ayant loué ou vendu des terres agricoles à d’autres Etats ou à des intérêts privés étrangers

SEPTEMBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

* Maître de conférences en économie à l’universitéLille-I.

par l’organisation non gouvernemen-tale (ONG) Grain (2) pour rédiger sonrapport sur la question, paru en septembre2010 (3).

A priori, ces achats de terres cadrentbien avec le discours de la Banquemondiale après la crise de 2008 (4). Elleestime que tout apport de capitauxextérieurs dans un pays souffrant d’undéficit d’épargne favorise son dévelop-pement ; donc les investissements privésdans l’agriculture contribuent au développement national et à la luttecontre la pauvreté, exigence morale duXXIe siècle. On note d’ailleurs que laSociété financière internationale (SFI),filiale de la Banque mondiale, joue unrôle majeur dans la promotion de telsinvestissements.

PAR BENOÎT LALLAU *

Si les images de la famine en Afrique font le tour de laplanète, on sait peu que ce fléau est en partie lié à l’essor desinvestissements fonciers sur le continent. Ainsi, l’Ethiopiecède des milliers d’hectares à des entreprises étrangères quisubstituent à l’agriculture vivrière des plantations destinéesà l’exportation. Et la Banque mondiale encourage ce mouve-ment, comme le montre le cas du Mali.

Les Amisdu MONDE diplomatique

COLMAR. Le 15 septembre, à 20 heures, cen-tre Théodore-Monod, 11, rue Gutenberg : «La désobéissance civile», avec les Faucheurs volon-taires. ([email protected] et http://ren-contrescitoyennescolmar.blogspot.com)DORDOGNE. Le 5 septembre, à 20h30, foyermunicipal de Montpon-Ménestérol, rue Henri-Laborde : débat autour d’un article du Mondediplomatique. (05-53-82-08-03 et [email protected])FRANCHE-COMTÉ. Dans le cadre des8es Bio-Jours à Lure, sur le thème «La logiqued’accumulation des profits empoisonnel’homme et la planète ». Le 9 septembre, à20h30, cinéma Méliès, projection d’Into Eter-nity, suivie d’un débat : « Que font-ils desdéchets nucléaires?», avec le Collectif contrel’enfouissement des déchets radio actifs (Cedra).Le 10 septembre, à 15 h 30, centre culturel :Ecologie : ces catastrophes qui changèrent lemonde, suivi d’un débat en présence d’AliceLe Roy, coréalisatrice du film. Le 11 septembre,à 15 h 30, centre culturel : projection de LesMédicamenteurs, suivie d’un débat avec CédricLomba. (03-84-30-35-73 et [email protected])GRENOBLE. Le 19 septembre, à 20 h 15,café Le Ness, 3, rue Très-Cloîtres : « La situa-tion au Japon après Fukushima », avec HoriJasuo. Programme complet sur le site de l’as-sociation. (04-76-88-82-83 et [email protected])

LILLE. Le 14 septembre, à 20 h 30, à laMRES, 23, rue Gosselet : réunion publique sur« Le Grand Stade, une bonne idée ? ». (06-24-85-22-71 et [email protected])

METZ. Le 8 septembre, à 18 h 30, espaceLes Coquelicots, 1, rue Saint-Clément (entréeface au parking de la place d’Arros), « caféDiplo » : « La valeur de l’engagement mili-tant et les propositions d’action », suivi d’unrepas en commun. (03-87-76-05-33 et [email protected])

MONTPELLIER. Le 22 septembre, à19 h 30, salle Guillaume-de-Nogaret (espacePitot) : « La démocratie représentative estmalade. Quels problèmes, quelles pistes àexplorer ? », avec Etienne Chouard. (04-67-96-10-97.)

TOULOUSE. Le 29 septembre, à 20 h 30,salle du Sénéchal, 17, rue de Rémusat : « Notresanté face au néolibéralisme », avec ChristianCeldran et Jean-Claude Marx. En partenariatavec Attac. (05-34-52-24-02 et [email protected])

TOURS. Le 9 septembre, à 20 h 30, à l’asso-ciation Jeunesse et Habitat, 16, rue Bernard-Palissy : « La tuerie d’Oslo et l’extrême droiteen Europe ». Le 14 septembre (13 heures), le15 septembre (20 heures) et le 19 septembre(11 heures), sur Radio Béton (93.6), présenta-tion du Monde diplomatique du mois. (02-47-27-67-25 et [email protected])

BANLIEUE

SEINE-ET-MARNE. Le 9 septembre, à20 heures, à l’Astrocafé, brasserie de la média-thèque L’Astrolabe, 25, rue du Château, àMelun, « café historique » : « Moi, Jean Jaurès,candidat en 2012… », de et avec Jean-PierreFourré. (01-60-66-35-92 et [email protected])

YVELINES. Le 17 septembre, à 17 heures,mairie de Versailles, salle Clément-Ader, ren-contre avec Matei Cazacu et Nicolas Trifonautour de leur ouvrage La République de Mol-davie, un Etat en quête de nation (NonLieu). (06-07-54-77-35 et [email protected])

HORS DE FRANCE

BRUXELLES. Le 2 septembre, à 19 heures,cinéma Arenberg, passage de la Reine : « Quelmodèle économique pour les médias ? », filmet débat avec Marcel Trillat et HuguesLepaige. En partenariat avec Ecran total, larevue Politique, Cinéma Attac et les éditionsAden. ([email protected] et 02-231-01-74)

BURKINA FASO. Le 10 septembre, à16 h 30, Bourse du travail de Bobo Dioulasso :rencontre-débat sur la dette et projection dufilm de Michel Crozas Kel dette ?, tourné auForum social mondial 2011 de Dakar. ([email protected])

GENÈVE. Le 13 septembre, à 19 heures, caféde la Maison des associations, 15, rue desSavoises, « café Diplo » : « Le pouvoir mis à nupar ses crises », débat autour de l’article deDenis Duclos (Le Monde diplomatique, juil-let 2011). (Association suisse des Amis duMonde diplomatique : [email protected] www.amd-suisse.ch)

LUXEMBOURG. Le 13 septembre, à19 heures, au Circolo Curiel, 107, routed’Esch, Luxembourg/Hollerich, « mardis duDiplo » : «Vent de fronde en Europe. Faut-ilpayer la dette ? ». Discussion à partir des arti-cles du Monde diplomatique de juillet 2011.([email protected])

MONTRÉAL. Le 27 septembre, à 18 h 30, auCommensal, 1720, rue Saint-Denis, discus-sion autour du dossier sur la démographieparu dans Le Monde diplomatique dejuin 2011. (514-273-0071 et [email protected] ou [email protected])

Le samedi 8 octobre,en préambule au Forum mondiallocal d’Aubagne, la rédaction du Monde diplomatique propose à ses lecteurs une rencontre-débat sur le thème de l’information dans le monde.

Afin de permettre aux adhérents des Amis du Monde diplomatique(AMD) d’assister à ce moment inédit, nous vous proposonsde réserver vos places.

Ecrivez à : [email protected] AMD seront présents tout au long de ce Forum social,puisque nous disposerons d’unstand qui nous permettra de mieuxfaire connaître notre association.Nous lançons un appel aux Ami(e)squi souhaitent participer à l’animation de cet espace. Contact : [email protected] et 01-53-94-96-66.

Forum d’Aubagne

R E J O I G N E ZL E S A M I S

3, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris– Tél. : 01-53-94-96-66 www.amis.monde-diplomatique.fr

Investisseurs libyens, paysans maliens que de 50 m3, et est quasi nulle uneannée sur dix.

Le débit disponible après l’irrigationdes terres correspond rarement auxaccords prévus entre le Mali et la Libye,à savoir 40 m3. Le partage de la ressourceest donc crucial. Malibya entre ainsi enconcurrence à la fois avec les paysansmaliens et avec tous les usagers du fleuveNiger. «Le projet libyen a construit soncamp de travailleurs là où passaient nosanimaux; ils font beaucoup de dégâts.On ne voit aucun impact positif à ce projet.Même l’eau des pompes de leur camp,on n’y a pas accès», se plaint un éleveurde Monimpébougou.

La Libye négocie pour ne pas payerla redevance annuelle de 100 euros parhectare pour l’eau d’irrigation, fixée parla convention, en rappelant l’effortfinancier déjà réalisé. Mais ce montant està comparer avec ce que versent lespaysans de la zone : 200 euros par hectareet par an, sous peine d’être expulsés deleur parcelle.

Le tracé du canal a fait l’objet denombreuses négociations. La Libye aexigé que l’Etat malien prenne en chargel’indemnisation des populations. Unpremier tracé a été décidé par Tripoli, sansconsultation de Bamako. L’étude recensaitseize villages à déplacer et à rebâtir avecdes infrastructures de santé, des écoles,etc., pour 24 millions d’euros. Le schémarévisé à la demande du Mali a permis deréduire le coût estimé à 178000 euros.Mais c’est seulement après deux ans demobilisation des communes rurales, desassociations et des fonctionnaires locauxqu’une partie des paysans touchés ontpu recevoir des indemnités. Au total,la somme versée n’a été que de10000 euros, soit moins de 6 % de ce quiétait dû… Les travaux ont eu des consé-

quences à la fois sur l’environnement etsur les populations. Ainsi, les déblais ducreusement du canal ont été déversés etabandonnés en vrac dans les champsvoisins, empêchant leur exploitation.Comme le confirme un responsable del’Office du Niger, «à Boky-Wèrè, il y aencore beaucoup de banco [argile] en tasdans les champs. Le maire a demandé àles déplacer, mais ça n’a pas abouti. Lesrelations avec Malibya sont difficiles…».

L’EIES pour la mise en valeur des25000 hectares de la première tranchedu projet n’a débuté qu’en 2009, alorsqu’elle aurait dû commencer au plus tardtrois mois après l’affectation des terres.Les populations de huit villages ettrente hameaux seront déplacées et reven-diquent en conséquence des indemnités,des emplois… Le rapport EIES préconisedes zones de reboisement, la constructionde forages, d’écoles, de postes de santé.Si l’investisseur doit fournir les 2 millionsd’euros nécessaires à ces «activitésannexes», le chiffrage des indemnisationset leur prise en charge sont laissés à l’Etatmalien. Or l’expérience prouve que lesdédommagements réels ne sont pas à lahauteur des préjudices subis, et nepermettent pas aux paysans de seréinstaller correctement.

Pour l’instant, les activités concrètesde Malibya se limitent à des testsagricoles, qui n’ont concerné que7 hectares en 2010… par manque definancement. Aucun aménagement deparcelles n’a été réalisé depuis la mise eneau du canal (sur lequel aucune prised’eau n’est installée). Le projet sembledonc s’essouffler.

Mais l’ambiguïté demeure, puisqueles responsables libyens chercheraient àréaliser d’autres tests. En outre, lesquestions fondamentales restent ensuspens : quelles seront les culturesfinalement produites? A quelle saison etdonc avec quels besoins en eau? A quelpays seront-elles destinées? Quels serontles emplois pour les populations locales?

AMANDINE ADAMCZEWSKIET JEAN-YVES JAMIN.

(1) L’Office du Niger est un périmètre hydroagricolede 88 000 hectares créé en 1932 par l’administrationcoloniale française autour du fleuve Niger. Il a pourbut l’irrigation et l’expérimentation.

(2) Les personnes interrogées ont préféré garderl’anonymat.

Cependant, les «sept principes dedurabilité» prônés par les institutions inter-nationales ne sont pas respectés (lirel’encadré). L’Etat malien s’est engagé àlivrer des terres libres de tout titre depropriété et de toute entrave judiciaire.Les paysans qui exploitaient ces parcellesavant le projet n’ont aucun droit et peuventdonc être expulsés, moyennant parfoisune indemnisation. Le premier desprincipes édictés est donc bafoué.

De plus, pays importateur decéréales, la Libye visera d’abord à satis-faire ses propres besoins. Le projetrisque ainsi de mettre en danger lasécurité alimentaire du Mali, sanscompter que l’eau nécessaire à cescultures risque de manquer, au moinsen saison sèche, pour les terres irriguéesen zone Office du Niger et pour d’autresprojets d’irrigation au Mali. Le principe 2– sur la sécurité alimentaire – ne seradonc pas appliqué non plus.

Aucune des études réalisées dans lecadre du projet n’a été rendue publiqueet les procédures n’ont pas étérespectées : l’étude préliminaire pour laconstruction du canal ainsi que l’étuded’impact environnemental et social (EIES)n’ont été effectuées que fin 2008, soitaprès le démarrage des opérations. LesLibyens ont même lancé le chantier sansavoir obtenu le permis environnemental,qui aurait dû officialiser l’accord deBamako après analyse de l’EIES. Enoutre, leurs objectifs agricoles restentflous. Le principe 3 – la bonne gestion –n’est donc pas honoré…

Le droit malien prévoit par ailleursla consultation des populations. Celadoit permettre l’analyse du contextehumain et l’évaluation des répercussionséventuelles du projet. Or rien n’a été faiten ce sens. Des topographes, des

Topographeset géomètreschinois

Seize villagesà déplaceret à rebâtir

géomètres et l’entreprise chinoise chargéedes travaux se sont installés sans que leshabitants aient reçu la moindre infor-mation sur les actions envisagées. «LesChinois sont venus creuser le canal pourles Libyens. On avait peur pour nosenfants : les machines en ont écrasé.Personne ne sait ce que vont faire lesLibyens, mais moi je sais seulement quej’ai perdu le champ qui me permettait denourrir ma famille», témoigne un paysande Boky-Wèrè (2). Le principe 4 – parti-cipation locale – est ignoré.

Les derniers principes prônés par lesinstitutions internationales soulignent lanécessaire viabilité économique ainsique la durabilité sociale et environne-mentale des projets. Mais ces aspects nepeuvent pas être analysés, puisqueaucune information n’est disponible.

Les premières réalisations laissentcependant craindre que la durabilité,l’environnement ou la justice sociale nesoient pas au cœur des préoccupations.En effet, le projet a obtenu, à travers laconvention d’investissement, des droitsd’accès privilégié à l’eau. L’Etat maliendoit en fournir le volume nécessaire pourla mise en valeur de 100 000 hectares,soit environ les 130 mètres cubes parseconde (m3/s) que demande le projetlibyen. Comme l’avoue un responsablemalien sous couvert d’anonymat, « lesLibyens ont réclamé, à la suite del’étude technique, un débit de 130 m³/s,mais il n’est pas dit qu’on va le leurdonner, ça dépendra des projets et desbesoins en eau de l’ensemble de lazone ». Lorsque l’ambassadeur libyenl’appelle à ce sujet, notre homme pensesurtout à préserver les bonnes relationsentre les deux pays et reste évasif.L’Etat malien peine déjà à assurerl’approvisionnement des paysans. Eneffet, en saison sèche, l’eau du fleuveNiger disponible pour les irrigants n’est

LE MALI a besoin de développer etde moderniser son agriculture; mais, fautede moyens financiers, il doit faire appelaux investissements étrangers. La Libyea été l’un des premiers pays à proposerses services, avec le projet Malibya en2008. Les engagements des deux Etatssont fixés par une convention qui préciseles droits et les devoirs des parties, ainsique les avantages accordés aux opérateurs. Bamako fournit des terres(100000 hectares) dans la zone irrigablede l’Office du Niger (1). Tripoli apporte lescapitaux pour les aménager et les mettreen valeur. Le projet est financé par la LibyaAfrica Investment Portfolio (LAP), sociétéjusque-là pilotée par le directeur decabinet de M. Mouammar Kadhafi. Il estmis en œuvre par une société 100 %libyenne, Malibya, qui bénéficie d’avantages liés au code malien des inves-tis sements, mais qui n’ont pas étérendus publics.

Un premier déblocage de fonds de38 millions d’euros a pour objet la réali-sation des infrastructures, d’un canald’amenée de 40 kilomètres, de routes, etl’aménagement de 25000 hectares. L’eaudu canal, qui vient d’être construit, provientdu fleuve Niger, d’où elle est dérivée auniveau du barrage de Markala. Elle doitêtre partagée avec les agriculteurs irrigantsde l’Office du Niger, mais aussi avec lesautres utilisateurs situés en aval. Le Malise félicite de ce projet agricole, source dedéveloppement. La Libye, de son côté,renforce ses liens politiques avec l’Afriquesubsaharienne à travers un chantier quilui permettra aussi d’assurer sa propresécurité alimentaire.

PAR AMANDINE

ADAMCZEWSKI

ET JEAN-YVES JAMIN*

* Respectivement doctorante en géographie etchercheur spécialiste des périmètres irrigués, Centrede coopération internationale en recherche agro nomiquepour le développement (Cirad) à Montpellier.

Sept principes internationaux

Pour encadrer l’investissementfoncier, Banque mondiale, FAO,Cnuced et FIDA ont adopté desprincipes a minima :

Principe 1 : les droits fonciersexistants sont reconnuset respectés.

Principe 2 : les investissementsne mettent pas en danger la sécurité alimentaire,mais au contrairela renforcent.

Principe 3 : on veilleà la transparence, à la bonnegouvernance et à la créationd’un environnement propice.

Principe 4 : consultationet participation(des populations concernées).

Principe 5 : la viabilitééconomiqueet la responsabilitédes projets agricoles.

Principe 6 : la durabilitésociale (les investissementsgénèrent un impact socialpositif et distributif et n’augmentent pas la vulnérabilité).

Principe 7 : la durabilitéenvironnementale(quantificationet minimisation des impactsenvironnementaux).

Janvier 2010, www.responsibleagro-investment.org/rai

Agroécologie ou biotechnologies?TROIS ANS après la crise alimentairede 2008, la question de la faim resurgitdans la Corne de l’Afrique. Parmi lescauses de ce fléau se trouvent les inves-tissements fonciers à grande échelle visantà établir des cultures vivrières et énergé-tiques là où la terre arable demeure dispo-nible. Leur ampleur est inédite. Quarante-cinq millions d’hectares de terres, soitenviron dix fois plus que la moyenne desannées précédentes, auraient changé demains en 2009 (1). Certes, il est malaiséde distinguer les projets envisagés de ceuxdécidés ou plus ou moins engagés, tantles entreprises et les Etats rechignent àlivrer leurs chiffres. Même la Banquemondiale affirme avoir eu les plus grandesdifficultés à obtenir des informationsfiables, au point qu’elle s’est appuyée surles données – très alarmantes – diffusées

De la rhétorique du développement

(1) Lire Joan Baxter, «Ruée sur les terres africaines»,Le Monde diplomatique, janvier 2010.

(2) www.grain.org

(3) Banque mondiale, « Rising global interest infarmland. Can it yield sustainable and equitablebenefits ?», Washington, DC, septembre 2010.

(4) Banque mondiale, « Rapport sur le dévelop-pement dans le monde 2008. L’agriculture au servicedu développement», Washington, DC, septembre 2008.

(5) Banque mondiale, 2010, op. cit.

(6) Disponible sur www.farmlandgrab.org

(7) « Des droits de propriété sûrs et sans équivoque(...) permettent aux marchés de céder les terres pourdes utilisations et des exploitants plus pro -ductifs» (Banque mondiale, 2008, op. cit., p. 138).

(8) Cf. Olivier De Schutter, «Accès à la terre et droità l’alimentation », rapport devant la 65e session del’Assemblée générale des Nations unies, New York,août 2010.MAIS ces dynamiques embarrassent

aussi l’institution, et son récent rapport endresse un bilan édifiant, confirmant lesnombreuses dénonciations des ONG. Cescritiques portent d’abord sur l’argumentd’une exploitation plus rationnelle, et doncplus productive, de terres jusqu’alors sous-exploitées; à cette fin, un ensemble de tech-niques modernes devrait être mis en œuvre,qui combine recours aux engrais chimiques,motorisation, aménagements d’irrigation,cultures pures et variétés à haut rendementobtenues par hybridation ou, mieux, parmodification génétique. Mais l’applicationindifférenciée de ces techniques fragiliseles agroécosystèmes, qui ne doiventsouvent leur fertilité qu’aux pratiques agri-coles et pastorales de préservation.

C’est ensuite sur le plan social que seconcentre le feu des ONG, justifiant leterme d’accaparement. Trois cas types despoliation se dégagent : soit les investis-seurs soutenus par les pouvoirs publicsdéclarent les terres sous-exploitées parles populations, voire perdues pour l’agri-culture (cf. le mythe d’un jatropha faisantreverdir le désert) ; soit ils profitent duflou des règles foncières en immatriculantdes parcelles qui faisaient auparavantl’objet de « simples » droits coutumiers,avec la complicité des autorités locales ;soit on mobilise l’ancienne rhétoriquedes nécessités du développement et saviolence légitime. Il s’agit alors de passerd’une agriculture familiale « archaïque »à une agriculture modernisée, malgréquelques coûts sociaux à court terme.Pour les populations concernées, celasignifie pertes de moyens d’existence du

SI le lien entre concentration foncièreet pauvreté n’est plus à démontrer (8), lerôle positif des agricultures familiales estparadoxalement mis en exergue par laBanque mondiale elle-même : utilisationintensive du facteur travail limitant l’am-pleur du sous-emploi et donc l’exoderural ; moindre artificialisation des éco -systèmes, générant moins de pollution etde surexploitation ; ancrage territorial, tanten termes de débouchés (marchés vivriers,activités de transformation) qu’en termesd’approvisionnement (artisanat). En outre,en insistant sur la nécessité de la viabilitééconomique des projets (principe 5), l’ins-titution financière internationale prouve,s’il en était besoin, que beaucoup d’in-vestissements à grande échelle sont effec-tués dans une logique de court terme,fondée sur la motivation spéculative oul’arrangement politique, et non sur desvisions de long terme.

Une conclusion devrait alors logi quements’imposer : soutenir les petites et moyennesexploitations, leur accès au crédit, auxmarchés locaux, à des recherches fondéessur les principes de l’agroécologie plutôtque sur ceux de biotechnologies importées,les protéger vis-à-vis de marchés mondiauxaux effets concurrentiels destructeurs etvis-à-vis de ces investissements fonciersnon viables économiquement et insoute-nables aux niveaux écologique et social.Ce n’est pourtant pas ce que préconise laBanque mondiale, qui persiste à rechercherles conditions d’une meilleure articulation,«gagnant-gagnant», entre des agriculturesfamiliale et agro-industrielle que pourtanttout oppose. Cette articulation pourraitnotamment passer, dit-elle, par la contrac-tualisation des rapports entre le paysan etla société agro-industrielle. Le premierpourrait ainsi s’insérer dans les grandeschaînes internationales, sécuriser ses

RÉGIONS

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rurales à exproprier, dont les contesta-tions sont souvent réprimées) et del’absence d’études d’impact conformesaux critères internationaux. De même,les correctifs préconisés sont de l’ordredu volontariat. Il est question de créer deslabels et des codes de bonne conduite,mais en aucun cas de réviser – ou derétablir – les règles régissant les inves-tissements, étrangers ou non, ou des’appuyer sur un texte contraignant. Oncompte davantage sur les capacités d’autorégulation des marchés que surl’action publique.

Selon les cent trente ONG qui ont signéen avril 2010 une déclaration d’oppositionaux « sept principes » (6), de tels appelsà la responsabilité ne constituent qu’unécran de fumée. Cette critique prend plusde consistance encore face à l’imbricationparfois étroite des intérêts des entrepriseset de ceux des Etats. Ce ne sont donc passeulement aux entreprises d’investir demanière responsable, mais aussi aux Etats,qui tantôt soutiennent les projets privés,tantôt investissent eux-mêmes via desfonds souverains. On peut alors douterde la portée d’appels aux « bonnespratiques » lorsqu’il est question desécurités – alimentaire et énergétique –nationales (lire l’article ci-dessous).

Bien loin de telles critiques, la Banquemondiale propose donc un argumentaireassez proche de celui développé après lacrise financière de la fin des années 2000 :davantage de transparence et d’éthique, etles vertus des marchés pourrontpleinement s’exprimer. Non seulementce modèle de développement agricole n’apas à être remis en cause, mais il doit aucontraire être renforcé. L’essor des

marchés fonciers doit en particulierêtre encouragé.

Relevons toute l’ambiguïté du premierprincipe de l’agro-investissement respon-sable, posant la reconnaissance et lerespect des droits existants : apparemmentdestiné à mieux protéger les intérêts descommunautés locales, il peut aussiaccroître leur vulnérabilité. En effet, d’unepart, un droit de propriété foncière dûmentreconnu constitue souvent un cadeauempoisonné pour les paysans pauvres,puisqu’il servira de garantie pour un crédit

ou sera cédé en cas de diff icultésmajeures, accroissant donc la concen-tration des terres. D’autre part, il tend àfiger les rapports de forces, et exclut donctoute réforme agraire visant à redistribuerle foncier, notamment aux famillesdisposant de superficies trop petites pourse sortir de la pauvreté. Et qui dès lorssont considérées comme insuffisammentproductives, ce qui peut justifier l’acqui-sition de leurs terres par un investisseurmieux doté en capital, en vertu du principelibéral de l’allocation optimale descapitaux (7).

revenus et accéder aux intrants modernes.La seconde diversifierait ses sourcesd’approvisionnement et limiterait ses coûtsde main-d’œuvre, sachant qu’un paysanne « compte » pas son temps de travail.Mais, là encore, on se fonde sur l’hypo-thèse d’un contrat négocié entre égaux, etnon sur celle d’un rapport de forces danslequel chacun tente de capter le maximumde valeur, et qui peut conduire à une sous-rémunération du travail agricole.

Un «accaparement responsable» demeu -rera donc de l’ordre de l’oxymore, car ceslogiques d’investissement à grande échelles’inscrivent dans un modèle non durable,faisant peu de cas des dyna miques dessociétés paysannes et de la diversité dessolutions techniques. La spoliation foncièrefait ainsi écho à une vieille antienne,dominant l’économie mondiale : le marchélibre, les technologies (biotechnologies, ici)et l’investissement privé (responsable,s’entend) réunis sauveront l’humanité de lapénurie alimentaire qui la menace. Mais,tout comme la finance dérégulée, même«responsable», conduit inévitablement à defortes instabilités, le modèle agro-industrielet latifundiaire conduira à d’autres crises– il sera toujours temps d’accuser la fatalitéclimatique, la démographie des pauvres ouquelque potentat local irresponsable.

BENOÎT LALLAU.

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 201120FAMINE, RENCHÉRISSEMENT DES DENRÉES ALIMENTAIRES, DÉGRADATION DES SOLS

Quand la Banque mondiale encourage la razzia sur les terres agricolesfait d’un moindre accès au foncier et àl’eau, marginalisation, vulnérabilitéalimentaire.

Mais, contrairement aux espoirs desthéoriciens libéraux et aux promessesdes investisseurs, ces inconvénients neconstituent pas de simples « coûts detransition » vers un avenir meilleur. Eneffet, de l’aveu même de la Banquemondiale, les retombées économiquessont limitées (5). On assiste au contraireà une destruction nette d’emplois liée auremplacement d’agricultures familialesmobilisant prioritairement l’énergiehumaine par des systèmes latifundiairesfondés, justement, sur la réduction dufacteur travail. En outre, ces enclavesagricoles « modernes » soutiennent peule marché local dans la mesure où ellesrecourent à l’importation d’intrants.Enfin, elles ne contribuent pas à l’auto-suffisance alimentaire puisqu’il s’agitavant tout d’exporter. L’Ethiopie, où sévitactuellement la famine, est aussi l’un despays les plus prisés par les investisseursfonciers étrangers. Depuis 2008,350 000 hectares ont été alloués par legouvernement, qui projette d’en céder250 000 autres en 2012.

Par conséquent, comment concilier cequi semble inconciliable, d’une partl’idéologie du marché et de l’investis-sement libres, et d’autre part la réductionde la pauvreté, qui passe par un soutienaux agricultures familiales ? L’aporie peutêtre levée, pensent les organismes inter-nationaux, en appelant à investir demanière plus « responsable ». La Banquemondiale, l’Organisation des Nationsunies pour l’alimentation et l’agri-culture (Food and Agriculture Organi-

zation, FAO), la Conférence des Nationsunies sur le commerce et le dévelop-pement (Cnuced) et le Fonds internationalde développement agricole (FIDA) ontainsi édicté, en janvier 2010, les « septprincipes pour un investissement agricoleresponsable qui respecte les droits, lesmoyens d’existence et les ressources» (lirel’encadré).

Mais ces principes demeurent dans lalignée des politiques libérales. Ainsi, lesproblèmes sont d’abord vus comme lesconséquences d’un manque de transpa-rence (le « voile du secret »), de défail-

lances locales (les « Etats à lois faibles »ou « insuffisamment préparés »), d’uneinsuff isante consultation des partiesprenantes (notamment les populations

Population sous-alimentée (pourcentage 2007-2011)

Plus de 30 %

entre 20 et 30 %

entre 10 et 20 %

entre 5 et 10 %

Sources : Programme alimentaire mondial (PAM) ; Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) ; «Etat de l’insécurité alimentaire dans le monde 2010», Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) ; Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (Unocha) ; Banque mondiale, «Rising global interest in farmland», septembre 2008 ; International Food Policy Research Institute (Ifpri) ; farmlandgrab.org

Pays en voie de développement et émergents ayant loué ou vendu des terres agricoles à d’autres Etats ou à des intérêts privés étrangers

SEPTEMBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

* Maître de conférences en économie à l’universitéLille-I.

par l’organisation non gouvernemen-tale (ONG) Grain (2) pour rédiger sonrapport sur la question, paru en septembre2010 (3).

A priori, ces achats de terres cadrentbien avec le discours de la Banquemondiale après la crise de 2008 (4). Elleestime que tout apport de capitauxextérieurs dans un pays souffrant d’undéficit d’épargne favorise son dévelop-pement ; donc les investissements privésdans l’agriculture contribuent au développement national et à la luttecontre la pauvreté, exigence morale duXXIe siècle. On note d’ailleurs que laSociété financière internationale (SFI),filiale de la Banque mondiale, joue unrôle majeur dans la promotion de telsinvestissements.

PAR BENOÎT LALLAU *

Si les images de la famine en Afrique font le tour de laplanète, on sait peu que ce fléau est en partie lié à l’essor desinvestissements fonciers sur le continent. Ainsi, l’Ethiopiecède des milliers d’hectares à des entreprises étrangères quisubstituent à l’agriculture vivrière des plantations destinéesà l’exportation. Et la Banque mondiale encourage ce mouve-ment, comme le montre le cas du Mali.

Les Amisdu MONDE diplomatique

COLMAR. Le 15 septembre, à 20 heures, cen-tre Théodore-Monod, 11, rue Gutenberg : «La désobéissance civile», avec les Faucheurs volon-taires. ([email protected] et http://ren-contrescitoyennescolmar.blogspot.com)DORDOGNE. Le 5 septembre, à 20h30, foyermunicipal de Montpon-Ménestérol, rue Henri-Laborde : débat autour d’un article du Mondediplomatique. (05-53-82-08-03 et [email protected])FRANCHE-COMTÉ. Dans le cadre des8es Bio-Jours à Lure, sur le thème «La logiqued’accumulation des profits empoisonnel’homme et la planète ». Le 9 septembre, à20h30, cinéma Méliès, projection d’Into Eter-nity, suivie d’un débat : « Que font-ils desdéchets nucléaires?», avec le Collectif contrel’enfouissement des déchets radio actifs (Cedra).Le 10 septembre, à 15 h 30, centre culturel :Ecologie : ces catastrophes qui changèrent lemonde, suivi d’un débat en présence d’AliceLe Roy, coréalisatrice du film. Le 11 septembre,à 15 h 30, centre culturel : projection de LesMédicamenteurs, suivie d’un débat avec CédricLomba. (03-84-30-35-73 et [email protected])GRENOBLE. Le 19 septembre, à 20 h 15,café Le Ness, 3, rue Très-Cloîtres : « La situa-tion au Japon après Fukushima », avec HoriJasuo. Programme complet sur le site de l’as-sociation. (04-76-88-82-83 et [email protected])

LILLE. Le 14 septembre, à 20 h 30, à laMRES, 23, rue Gosselet : réunion publique sur« Le Grand Stade, une bonne idée ? ». (06-24-85-22-71 et [email protected])

METZ. Le 8 septembre, à 18 h 30, espaceLes Coquelicots, 1, rue Saint-Clément (entréeface au parking de la place d’Arros), « caféDiplo » : « La valeur de l’engagement mili-tant et les propositions d’action », suivi d’unrepas en commun. (03-87-76-05-33 et [email protected])

MONTPELLIER. Le 22 septembre, à19 h 30, salle Guillaume-de-Nogaret (espacePitot) : « La démocratie représentative estmalade. Quels problèmes, quelles pistes àexplorer ? », avec Etienne Chouard. (04-67-96-10-97.)

TOULOUSE. Le 29 septembre, à 20 h 30,salle du Sénéchal, 17, rue de Rémusat : « Notresanté face au néolibéralisme », avec ChristianCeldran et Jean-Claude Marx. En partenariatavec Attac. (05-34-52-24-02 et [email protected])

TOURS. Le 9 septembre, à 20 h 30, à l’asso-ciation Jeunesse et Habitat, 16, rue Bernard-Palissy : « La tuerie d’Oslo et l’extrême droiteen Europe ». Le 14 septembre (13 heures), le15 septembre (20 heures) et le 19 septembre(11 heures), sur Radio Béton (93.6), présenta-tion du Monde diplomatique du mois. (02-47-27-67-25 et [email protected])

BANLIEUE

SEINE-ET-MARNE. Le 9 septembre, à20 heures, à l’Astrocafé, brasserie de la média-thèque L’Astrolabe, 25, rue du Château, àMelun, « café historique » : « Moi, Jean Jaurès,candidat en 2012… », de et avec Jean-PierreFourré. (01-60-66-35-92 et [email protected])

YVELINES. Le 17 septembre, à 17 heures,mairie de Versailles, salle Clément-Ader, ren-contre avec Matei Cazacu et Nicolas Trifonautour de leur ouvrage La République de Mol-davie, un Etat en quête de nation (NonLieu). (06-07-54-77-35 et [email protected])

HORS DE FRANCE

BRUXELLES. Le 2 septembre, à 19 heures,cinéma Arenberg, passage de la Reine : « Quelmodèle économique pour les médias ? », filmet débat avec Marcel Trillat et HuguesLepaige. En partenariat avec Ecran total, larevue Politique, Cinéma Attac et les éditionsAden. ([email protected] et 02-231-01-74)

BURKINA FASO. Le 10 septembre, à16 h 30, Bourse du travail de Bobo Dioulasso :rencontre-débat sur la dette et projection dufilm de Michel Crozas Kel dette ?, tourné auForum social mondial 2011 de Dakar. ([email protected])

GENÈVE. Le 13 septembre, à 19 heures, caféde la Maison des associations, 15, rue desSavoises, « café Diplo » : « Le pouvoir mis à nupar ses crises », débat autour de l’article deDenis Duclos (Le Monde diplomatique, juil-let 2011). (Association suisse des Amis duMonde diplomatique : [email protected] www.amd-suisse.ch)

LUXEMBOURG. Le 13 septembre, à19 heures, au Circolo Curiel, 107, routed’Esch, Luxembourg/Hollerich, « mardis duDiplo » : «Vent de fronde en Europe. Faut-ilpayer la dette ? ». Discussion à partir des arti-cles du Monde diplomatique de juillet 2011.([email protected])

MONTRÉAL. Le 27 septembre, à 18 h 30, auCommensal, 1720, rue Saint-Denis, discus-sion autour du dossier sur la démographieparu dans Le Monde diplomatique dejuin 2011. (514-273-0071 et [email protected] ou [email protected])

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Investisseurs libyens, paysans maliens que de 50 m3, et est quasi nulle uneannée sur dix.

Le débit disponible après l’irrigationdes terres correspond rarement auxaccords prévus entre le Mali et la Libye,à savoir 40 m3. Le partage de la ressourceest donc crucial. Malibya entre ainsi enconcurrence à la fois avec les paysansmaliens et avec tous les usagers du fleuveNiger. «Le projet libyen a construit soncamp de travailleurs là où passaient nosanimaux; ils font beaucoup de dégâts.On ne voit aucun impact positif à ce projet.Même l’eau des pompes de leur camp,on n’y a pas accès», se plaint un éleveurde Monimpébougou.

La Libye négocie pour ne pas payerla redevance annuelle de 100 euros parhectare pour l’eau d’irrigation, fixée parla convention, en rappelant l’effortfinancier déjà réalisé. Mais ce montant està comparer avec ce que versent lespaysans de la zone : 200 euros par hectareet par an, sous peine d’être expulsés deleur parcelle.

Le tracé du canal a fait l’objet denombreuses négociations. La Libye aexigé que l’Etat malien prenne en chargel’indemnisation des populations. Unpremier tracé a été décidé par Tripoli, sansconsultation de Bamako. L’étude recensaitseize villages à déplacer et à rebâtir avecdes infrastructures de santé, des écoles,etc., pour 24 millions d’euros. Le schémarévisé à la demande du Mali a permis deréduire le coût estimé à 178000 euros.Mais c’est seulement après deux ans demobilisation des communes rurales, desassociations et des fonctionnaires locauxqu’une partie des paysans touchés ontpu recevoir des indemnités. Au total,la somme versée n’a été que de10000 euros, soit moins de 6 % de ce quiétait dû… Les travaux ont eu des consé-

quences à la fois sur l’environnement etsur les populations. Ainsi, les déblais ducreusement du canal ont été déversés etabandonnés en vrac dans les champsvoisins, empêchant leur exploitation.Comme le confirme un responsable del’Office du Niger, «à Boky-Wèrè, il y aencore beaucoup de banco [argile] en tasdans les champs. Le maire a demandé àles déplacer, mais ça n’a pas abouti. Lesrelations avec Malibya sont difficiles…».

L’EIES pour la mise en valeur des25000 hectares de la première tranchedu projet n’a débuté qu’en 2009, alorsqu’elle aurait dû commencer au plus tardtrois mois après l’affectation des terres.Les populations de huit villages ettrente hameaux seront déplacées et reven-diquent en conséquence des indemnités,des emplois… Le rapport EIES préconisedes zones de reboisement, la constructionde forages, d’écoles, de postes de santé.Si l’investisseur doit fournir les 2 millionsd’euros nécessaires à ces «activitésannexes», le chiffrage des indemnisationset leur prise en charge sont laissés à l’Etatmalien. Or l’expérience prouve que lesdédommagements réels ne sont pas à lahauteur des préjudices subis, et nepermettent pas aux paysans de seréinstaller correctement.

Pour l’instant, les activités concrètesde Malibya se limitent à des testsagricoles, qui n’ont concerné que7 hectares en 2010… par manque definancement. Aucun aménagement deparcelles n’a été réalisé depuis la mise eneau du canal (sur lequel aucune prised’eau n’est installée). Le projet sembledonc s’essouffler.

Mais l’ambiguïté demeure, puisqueles responsables libyens chercheraient àréaliser d’autres tests. En outre, lesquestions fondamentales restent ensuspens : quelles seront les culturesfinalement produites? A quelle saison etdonc avec quels besoins en eau? A quelpays seront-elles destinées? Quels serontles emplois pour les populations locales?

AMANDINE ADAMCZEWSKIET JEAN-YVES JAMIN.

(1) L’Office du Niger est un périmètre hydroagricolede 88 000 hectares créé en 1932 par l’administrationcoloniale française autour du fleuve Niger. Il a pourbut l’irrigation et l’expérimentation.

(2) Les personnes interrogées ont préféré garderl’anonymat.

Cependant, les «sept principes dedurabilité» prônés par les institutions inter-nationales ne sont pas respectés (lirel’encadré). L’Etat malien s’est engagé àlivrer des terres libres de tout titre depropriété et de toute entrave judiciaire.Les paysans qui exploitaient ces parcellesavant le projet n’ont aucun droit et peuventdonc être expulsés, moyennant parfoisune indemnisation. Le premier desprincipes édictés est donc bafoué.

De plus, pays importateur decéréales, la Libye visera d’abord à satis-faire ses propres besoins. Le projetrisque ainsi de mettre en danger lasécurité alimentaire du Mali, sanscompter que l’eau nécessaire à cescultures risque de manquer, au moinsen saison sèche, pour les terres irriguéesen zone Office du Niger et pour d’autresprojets d’irrigation au Mali. Le principe 2– sur la sécurité alimentaire – ne seradonc pas appliqué non plus.

Aucune des études réalisées dans lecadre du projet n’a été rendue publiqueet les procédures n’ont pas étérespectées : l’étude préliminaire pour laconstruction du canal ainsi que l’étuded’impact environnemental et social (EIES)n’ont été effectuées que fin 2008, soitaprès le démarrage des opérations. LesLibyens ont même lancé le chantier sansavoir obtenu le permis environnemental,qui aurait dû officialiser l’accord deBamako après analyse de l’EIES. Enoutre, leurs objectifs agricoles restentflous. Le principe 3 – la bonne gestion –n’est donc pas honoré…

Le droit malien prévoit par ailleursla consultation des populations. Celadoit permettre l’analyse du contextehumain et l’évaluation des répercussionséventuelles du projet. Or rien n’a été faiten ce sens. Des topographes, des

Topographeset géomètreschinois

Seize villagesà déplaceret à rebâtir

géomètres et l’entreprise chinoise chargéedes travaux se sont installés sans que leshabitants aient reçu la moindre infor-mation sur les actions envisagées. «LesChinois sont venus creuser le canal pourles Libyens. On avait peur pour nosenfants : les machines en ont écrasé.Personne ne sait ce que vont faire lesLibyens, mais moi je sais seulement quej’ai perdu le champ qui me permettait denourrir ma famille», témoigne un paysande Boky-Wèrè (2). Le principe 4 – parti-cipation locale – est ignoré.

Les derniers principes prônés par lesinstitutions internationales soulignent lanécessaire viabilité économique ainsique la durabilité sociale et environne-mentale des projets. Mais ces aspects nepeuvent pas être analysés, puisqueaucune information n’est disponible.

Les premières réalisations laissentcependant craindre que la durabilité,l’environnement ou la justice sociale nesoient pas au cœur des préoccupations.En effet, le projet a obtenu, à travers laconvention d’investissement, des droitsd’accès privilégié à l’eau. L’Etat maliendoit en fournir le volume nécessaire pourla mise en valeur de 100 000 hectares,soit environ les 130 mètres cubes parseconde (m3/s) que demande le projetlibyen. Comme l’avoue un responsablemalien sous couvert d’anonymat, « lesLibyens ont réclamé, à la suite del’étude technique, un débit de 130 m³/s,mais il n’est pas dit qu’on va le leurdonner, ça dépendra des projets et desbesoins en eau de l’ensemble de lazone ». Lorsque l’ambassadeur libyenl’appelle à ce sujet, notre homme pensesurtout à préserver les bonnes relationsentre les deux pays et reste évasif.L’Etat malien peine déjà à assurerl’approvisionnement des paysans. Eneffet, en saison sèche, l’eau du fleuveNiger disponible pour les irrigants n’est

LE MALI a besoin de développer etde moderniser son agriculture; mais, fautede moyens financiers, il doit faire appelaux investissements étrangers. La Libyea été l’un des premiers pays à proposerses services, avec le projet Malibya en2008. Les engagements des deux Etatssont fixés par une convention qui préciseles droits et les devoirs des parties, ainsique les avantages accordés aux opérateurs. Bamako fournit des terres(100000 hectares) dans la zone irrigablede l’Office du Niger (1). Tripoli apporte lescapitaux pour les aménager et les mettreen valeur. Le projet est financé par la LibyaAfrica Investment Portfolio (LAP), sociétéjusque-là pilotée par le directeur decabinet de M. Mouammar Kadhafi. Il estmis en œuvre par une société 100 %libyenne, Malibya, qui bénéficie d’avantages liés au code malien des inves-tis sements, mais qui n’ont pas étérendus publics.

Un premier déblocage de fonds de38 millions d’euros a pour objet la réali-sation des infrastructures, d’un canald’amenée de 40 kilomètres, de routes, etl’aménagement de 25000 hectares. L’eaudu canal, qui vient d’être construit, provientdu fleuve Niger, d’où elle est dérivée auniveau du barrage de Markala. Elle doitêtre partagée avec les agriculteurs irrigantsde l’Office du Niger, mais aussi avec lesautres utilisateurs situés en aval. Le Malise félicite de ce projet agricole, source dedéveloppement. La Libye, de son côté,renforce ses liens politiques avec l’Afriquesubsaharienne à travers un chantier quilui permettra aussi d’assurer sa propresécurité alimentaire.

PAR AMANDINE

ADAMCZEWSKI

ET JEAN-YVES JAMIN*

* Respectivement doctorante en géographie etchercheur spécialiste des périmètres irrigués, Centrede coopération internationale en recherche agro nomiquepour le développement (Cirad) à Montpellier.

Sept principes internationaux

Pour encadrer l’investissementfoncier, Banque mondiale, FAO,Cnuced et FIDA ont adopté desprincipes a minima :

Principe 1 : les droits fonciersexistants sont reconnuset respectés.

Principe 2 : les investissementsne mettent pas en danger la sécurité alimentaire,mais au contrairela renforcent.

Principe 3 : on veilleà la transparence, à la bonnegouvernance et à la créationd’un environnement propice.

Principe 4 : consultationet participation(des populations concernées).

Principe 5 : la viabilitééconomiqueet la responsabilitédes projets agricoles.

Principe 6 : la durabilitésociale (les investissementsgénèrent un impact socialpositif et distributif et n’augmentent pas la vulnérabilité).

Principe 7 : la durabilitéenvironnementale(quantificationet minimisation des impactsenvironnementaux).

Janvier 2010, www.responsibleagro-investment.org/rai

Agroécologie ou biotechnologies?TROIS ANS après la crise alimentairede 2008, la question de la faim resurgitdans la Corne de l’Afrique. Parmi lescauses de ce fléau se trouvent les inves-tissements fonciers à grande échelle visantà établir des cultures vivrières et énergé-tiques là où la terre arable demeure dispo-nible. Leur ampleur est inédite. Quarante-cinq millions d’hectares de terres, soitenviron dix fois plus que la moyenne desannées précédentes, auraient changé demains en 2009 (1). Certes, il est malaiséde distinguer les projets envisagés de ceuxdécidés ou plus ou moins engagés, tantles entreprises et les Etats rechignent àlivrer leurs chiffres. Même la Banquemondiale affirme avoir eu les plus grandesdifficultés à obtenir des informationsfiables, au point qu’elle s’est appuyée surles données – très alarmantes – diffusées

De la rhétorique du développement

(1) Lire Joan Baxter, «Ruée sur les terres africaines»,Le Monde diplomatique, janvier 2010.

(2) www.grain.org

(3) Banque mondiale, « Rising global interest infarmland. Can it yield sustainable and equitablebenefits ?», Washington, DC, septembre 2010.

(4) Banque mondiale, « Rapport sur le dévelop-pement dans le monde 2008. L’agriculture au servicedu développement», Washington, DC, septembre 2008.

(5) Banque mondiale, 2010, op. cit.

(6) Disponible sur www.farmlandgrab.org

(7) « Des droits de propriété sûrs et sans équivoque(...) permettent aux marchés de céder les terres pourdes utilisations et des exploitants plus pro -ductifs» (Banque mondiale, 2008, op. cit., p. 138).

(8) Cf. Olivier De Schutter, «Accès à la terre et droità l’alimentation », rapport devant la 65e session del’Assemblée générale des Nations unies, New York,août 2010.MAIS ces dynamiques embarrassent

aussi l’institution, et son récent rapport endresse un bilan édifiant, confirmant lesnombreuses dénonciations des ONG. Cescritiques portent d’abord sur l’argumentd’une exploitation plus rationnelle, et doncplus productive, de terres jusqu’alors sous-exploitées; à cette fin, un ensemble de tech-niques modernes devrait être mis en œuvre,qui combine recours aux engrais chimiques,motorisation, aménagements d’irrigation,cultures pures et variétés à haut rendementobtenues par hybridation ou, mieux, parmodification génétique. Mais l’applicationindifférenciée de ces techniques fragiliseles agroécosystèmes, qui ne doiventsouvent leur fertilité qu’aux pratiques agri-coles et pastorales de préservation.

C’est ensuite sur le plan social que seconcentre le feu des ONG, justifiant leterme d’accaparement. Trois cas types despoliation se dégagent : soit les investis-seurs soutenus par les pouvoirs publicsdéclarent les terres sous-exploitées parles populations, voire perdues pour l’agri-culture (cf. le mythe d’un jatropha faisantreverdir le désert) ; soit ils profitent duflou des règles foncières en immatriculantdes parcelles qui faisaient auparavantl’objet de « simples » droits coutumiers,avec la complicité des autorités locales ;soit on mobilise l’ancienne rhétoriquedes nécessités du développement et saviolence légitime. Il s’agit alors de passerd’une agriculture familiale « archaïque »à une agriculture modernisée, malgréquelques coûts sociaux à court terme.Pour les populations concernées, celasignifie pertes de moyens d’existence du

SI le lien entre concentration foncièreet pauvreté n’est plus à démontrer (8), lerôle positif des agricultures familiales estparadoxalement mis en exergue par laBanque mondiale elle-même : utilisationintensive du facteur travail limitant l’am-pleur du sous-emploi et donc l’exoderural ; moindre artificialisation des éco -systèmes, générant moins de pollution etde surexploitation ; ancrage territorial, tanten termes de débouchés (marchés vivriers,activités de transformation) qu’en termesd’approvisionnement (artisanat). En outre,en insistant sur la nécessité de la viabilitééconomique des projets (principe 5), l’ins-titution financière internationale prouve,s’il en était besoin, que beaucoup d’in-vestissements à grande échelle sont effec-tués dans une logique de court terme,fondée sur la motivation spéculative oul’arrangement politique, et non sur desvisions de long terme.

Une conclusion devrait alors logi quements’imposer : soutenir les petites et moyennesexploitations, leur accès au crédit, auxmarchés locaux, à des recherches fondéessur les principes de l’agroécologie plutôtque sur ceux de biotechnologies importées,les protéger vis-à-vis de marchés mondiauxaux effets concurrentiels destructeurs etvis-à-vis de ces investissements fonciersnon viables économiquement et insoute-nables aux niveaux écologique et social.Ce n’est pourtant pas ce que préconise laBanque mondiale, qui persiste à rechercherles conditions d’une meilleure articulation,«gagnant-gagnant», entre des agriculturesfamiliale et agro-industrielle que pourtanttout oppose. Cette articulation pourraitnotamment passer, dit-elle, par la contrac-tualisation des rapports entre le paysan etla société agro-industrielle. Le premierpourrait ainsi s’insérer dans les grandeschaînes internationales, sécuriser ses

RÉGIONS

23 LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

vénérer sans le lire, elle viole allègrementles principes qu’il a énoncés en matièrede réglementation financière.

Quelques années avant la parution desa célèbre Recherche sur la nature et lescauses de la richesse des nations (1776),le père de l’économie classique avaitassisté à l’éclatement d’une bulle finan-cière qui devait anéantir vingt-sept destrente banques d’Edimbourg. Smith savaitdonc que, livrée aux seules forces du

Dans un ouvrage expliquant «pourquoiles marchés échouent », John Cassidy,journaliste économique au New Yorker,voit dans cette idéologie non pas l’accom-plissement du libéralisme économiqueclassique, mais sa perversion. Il rappelleque « le concept de marchés financiersrationnels et autocorrecteurs est uneinvention des quarante dernièresannées (11) ». Si la profession financièrecherche à se situer dans la lignée d’AdamSmith, un auteur qu’on a tendance à

Son capital réunit le gratin de la finance :Instinet, filiale du japonais Nomura, qui aracheté les activités européennes deLehman Brothers; mais aussi GoldmanSachs, UBS, le Crédit suisse, BNPParibas, la Société générale et deux fondsspécialisés dans la spéculation à trèsgrande vitesse, l’américain Citadel et lenéerlandais Optiver. Face à cette concur-rence, les Bourses traditionnelles choientleurs principaux clients – ces banques etfonds qui constituent également leurspremiers concurrents – en réduisant lescommissions qu’elles prélèvent surchaque négociation. Elles reportent alorssur les plus petits opérateurs boursiers,ainsi que sur les sociétés cotées, une partcroissante de leurs dépenses statutairesde surveillance des transactions.

Pour reconquérir leur position privi-légiée, les Bourses grossissent : celle deLondres a tenté d’acheter son homologuecanadienne ; Deutsche Börse s’allie àNYSE Euronext, elle-même issue de lafusion des Bourses de New York et d’unaréopage réunissant Paris, Amsterdam,Bruxelles, Lisbonne, ainsi que le marchédes produits dérivés de Londres. LeLondon Stock Exchange a égalementacquis un MTF, et NYSE Euronext adéveloppé son propre dark pool. C’estdonc là le premier effet délétère de laconcurrence instituée par la directive MIF :elle brouille les frontières entre leséchanges de gré à gré et les Boursesréglementées. Lors de son auditiondevant la commission d’enquête parle-mentaire sur les mécanismes de la spécu-lation, M. Dominique Cerruti, directeurgénéral adjoint de NYSE Euronext, en estd’ailleurs convenu : «Notre objectif estde survivre (…). Alors, nous nousadaptons. Si la régulation autorise lesdark pools et les MTF, et si des petitsmalins veulent utiliser le système pournous attirer en enfer, nous jouerons aumême jeu qu’eux (2).»

La dispersion des transactions induitepar la concurrence entre les centaines dedispositifs d’exécution des ordres a, parailleurs, considérablement détérioré lesinformations disponibles pour les sociétéscotées, mais aussi pour les autorités de

marché, la finance faisait courir de gravesdangers à la société. Tout favorable qu’ilfût au principe de la « main invisible », ilstipula expressément que la logique d’unmarché libre et concurrentiel ne devaitpas s’étendre à la sphère financière. D’oùl’exception bancaire au principe de laliberté d’entreprendre et de commercer,et la nécessité d’un cadre réglementairestrict : «Ces règlements peuvent à certains

égards paraître une violation de la liberténaturelle de quelques individus, mais cetteliberté de quelques-uns pourrait compro-mettre la sécurité de toute la société.Comme pour l’obligation de construiredes murs pour empêcher la propagationdes incendies, les gouvernements, dansles pays libres comme dans les pays despo-tiques, sont tenus de réglementer lecommerce des services bancaires (12). »

régulation (3). M. Martin Bouygues,président de la société du même nom, aainsi déclaré à l’Autorité des marchésfinanciers (AMF) : «Je ne sais pas ce quise passe sur mes titres. (…) Il se fait tousles jours des opérations sur nos titres donton ne peut avoir de données claires (4).»Plus grave, le président de l’AMF, M. Jean-Pierre Jouyet, a reconnu devant desdéputés sidérés : «Depuis un an, nousnous sommes rendu compte que nous nesommes plus à même de remplir notretâche fondamentale de surveillance desmarchés financiers (5).»

En fait, seuls les plus grands opéra-teurs transnationaux peuvent investir dansles coûteux équipements informatiqueset rémunérer les professionnels – trèsgourmands – capables de traiter une infor-mation dispersée, condition préalable àla spéculation ultrarapide sur une myriadede systèmes d’échange (6). Comme leconstatait franchement un banquier, « lesmarchés actions ne financent plus l’éco-nomie. Ils sont faits pour permettre auxprofessionnels d’arbitrer les amateurs (7)».«Arbitrer les amateurs» signifie grossomodo les plumer : les professionnelsprofitent de leur surcroît d’information, liéà leur supériorité technologique, pour jouersur des écarts de cours qui échappentaux amateurs et même aux professionnelsde petite et moyenne tailles. L’une desmanipulations les plus simples rappellela pêche à l’appât vivant. En passant unegrande quantité d’ordres d’achat, vous«réveillez» le cours d’un titre dont vousvoulez vous défaire. Cela fait venir desacheteurs et là, en quelques fractions demicroseconde, vous annulez vos ordresd’achat et vendez vos titres aux gogos àun prix artificiellement gonflé. Outre lespossibilités décuplées de manipulationde cours, les transactions à hautefréquence accroissent le risque pourl’ensemble du système.

Le 6 mai 2010, aux Etats-Unis,l’indice Dow Jones plongea de plus de9 % en une seule séance, les actions dulessivier Procter & Gamble et du cabinetde conseil Accenture, notamment,s’effondrant en quelques minutes. Auterme de cinq mois d’investigation, lesdeux régulateurs boursiers américainsont reconstitué l’enchaînement desévénements. L’algorithme d’un opérateurdu Kansas a automatiquement générésoixante-quinze mille contrats à termesur les variations d’un indice boursier.

22

MAIS rien n’y fait. L’agence denotation Standard & Poor’s décide dedégrader la note de la dette américaine,qui passe de AAA à AA+. Même si ladécision est fondée sur des chiffres fantai-sistes (au déficit budgétaire sur dix ans,l’agence a ajouté par erreur 2000 milliardsde dollars, soit 1389 milliards d’euros), ladécision provoque un nouvel affolementdes marchés. Avec, dans le collimateur– c’est à n’y plus rien com prendre –, lesprincipales banques euro péennes qu’ondisait saines un mois plus tôt…

Le poids de la financiarisation est telqu’une inversion de tendance paraît

un plan combinant sacrifices de la part dela population et renflouement par lescontribuables européens. L’accord nedéclenchera pas le règlement des contratsde couverture contre le défaut de paiement,les fameux credit default swaps (CDS),ce qui aurait été désastreux pour lesbanques. Et, pour l’avenir, on fait sermentd’austérité, en promettant une «règle d’or»de rigueur budgétaire pour les dix-septpays de la zone euro. Aux Etats-Unis, uncompromis sur le plafond de la dette, signéin extremis, avant l’échéance du 2 août, parle président Barack Obama et l’oppositionrépublicaine, prévoit de sabrer dans lesdépenses sans augmenter les impôts.

zombies dans les films d’horreur, guidéespar leurs zélateurs, pour perpétrer denouveaux ravages (3).

Ceux qui étaient aux commandes en 2008contrôlent toujours le système, armés dumême arsenal idéologique. Les géants dela finance, sauvés parce qu’ils étaient «tropgros pour échouer» (« too big to fail »),sont plus gigantesques que jamais, ettoujours fragiles. L’économiste PaulKrugman le souligne : «Les leçons de lacrise financière de 2008 ont été oubliées àune vitesse vertigineuse, et ces mêmes idéesqui sont à l’origine de la crise – toute régle-mentation est nocive, ce qui est bon pour lesbanques est bon pour l’Amérique, les baissesd’impôt sont la panacée – dominent ànouveau le débat (4).»

A cet égard, le parcours des héros d’avantla crise est révélateur. MM.Alan Greenspan,Robert Rubin et Lawrence Summers,respectivement président de la Réservefédérale, secrétaire et secrétaire adjoint auTrésor en février 1999, lorsque l’hebdo-madaire Time, sur une couverture restéecélèbre, sacra le trio «comité pour sauverle monde», ont connu une trop brève éclipse.Le premier était républicain, les deux autresdémocrates ; tous trois symbolisaient lasuprématie incontestée de la sphère finan-cière sur le monde politique.

Peu après son élection, en 1992,M. William Clinton avait en effet choiside se plier aux diktats du marché obliga-taire. Le boom sans précédent quis’ensuivit semblait confirmer les vertusde la financiarisation, ce qui incita lesdeux partis à se livrer à une surenchèreeffrénée : c’était à qui récolterait le plusde contributions électorales de la part desgrandes institutions financières, et à quileur ferait le plus de cadeaux. C’est sousune administration démocrate que furentadoptées, en 1999 et 2000, les grandesréformes qui ouvrirent la voie à la créationdes « produits toxiques » à l’origine del’effondrement financier (5). L’adminis-tration républicaine de M. George W. Bush,plus proche encore de Wall Street,s’empressa de détruire ce qu’il restait decontrôles en nommant à des postes-clésdes «dérégulateurs» zélés. L’arrimage desgouvernements aux décisions des agencesde notation s’est opéré dans ce cadre (6).

le Conseil économique de la MaisonBlanche. Depuis sa démission, fin 2010, ila retrouvé sa chaire de professeur d’éco-nomie à Harvard. Même après l’effon-drement financier, explique le journalisteMichael Hirsh, «le régime antérieur et lesconstructions intellectuelles – mélange defriedmanisme [doctrine de l’économistelibéral Milton Friedman], de greenspanismeet de rubinisme – dominaient toujours, pardéfaut (9)».

Ainsi, alors même que, de par le monde(comme récemment en Grèce, ou aux Etats-Unis dans l’industrie automobile), gouver- nements et entreprises abro geaient sansétats d’âme le contrat social les liant à leurspopulations ou à leurs sala riés, M. Summers,alors conseiller de M. Obama, expliquaitque les bonus faramineux de la compagnied’assurance AIG (renflouée par l’Etat)seraient intouchables : «Nous sommes unpays de lois. Ce sont des contrats. Le gouver-nement n’est pas en mesure d’abroger toutsimplement des contrats (10).»

SEPTEMBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

Une contrition sans suite

Résultat : l’économie mondiale seretrouve à nouveau au bord du précipice.L’été 2011 rappelle à bien des égardsl’automne 2008. Il commence par quelquesbonnes nouvelles, pour les marchéss’entend. L’Autorité bancaire européenne(ABE), chargée d’évaluer la solidité dusecteur financier en cas de crise, rend unverdict rassurant : quatre-vingt-deuxétablissements européens sur quatre-vingt-dix, soumis à des tests de résistance, ontréussi haut la main. Quelques jours plustard, la Grèce est sauvée de la faillite par

S’aligner sur la colère des citoyens

impossible. D’une part, le rapport deforces entre Etats et marchés est plus quejamais défavorable aux premiers ; d’autrepart, les dogmes établis après plus de troisdécennies de déréglementation financièresemblent indestructibles. Presque toutesles interventions publiques cherchentd’abord à rassurer les marchés et àprotéger le secteur f inancier, lequelmalmène les Etats et leurs dettes.L’insuccès de ces stratégies n’empêchepas leur éternel recommencement. Carplutôt que de disparaître pour laisser laplace à d’autres, plus pertinentes, cesidées, qui auraient dû être mises horsd’état de nuire, resurgissent comme les

(Suite de la première page.)

par les autres membres de l’Union, est bienmoins hardie qu’il n’y paraît. Elle ne vise nià jeter un grain de sable dans les rouages dela spéculation financière, ni à générer desfonds pour l’aide au développement, mais,dans la meilleure des hypothèses, à fairepayer aux banques une part infime de leursrenflouements à venir.

Lesquels, nous le savons déjà, nemanqueront pas.

IBRAHIM WARDE.

européenne pour doper la spéculationUne directive

LUNDI 20 septembre 2010, Bruxelles.Rue de la Loi, bâtiment Charlemagne, salleAlcide-De-Gasperi, la foule des grandsjours se presse. Le commissaire chargé dumarché intérieur et des services, M. MichelBarnier, ouvre la réunion par «un souvenirpersonnel» : «Il y a quelques mois, lorsqueje me suis préparé à mes futuresfonctions de commissaire européen, j’aientrepris de longues séances de travailavec mes services. Le directeur généralm’a indiqué alors : “Il faudra réviser laMIF.” Oserai-je dire que cette affirmationne me parut pas totalement limpide?»Depuis, M. Barnier a bachoté.

La Commission européenne a doncentamé la révision de la directive Marchéd’instruments financiers (MIF), qui, depuisquatre ans, a dérégulé l’organisation desplaces boursières en Europe. Dans unepure logique néolibérale de constructiondu cadre de la concurrence, la directiveMIF institue une sorte de «marché pourles marchés» européens. Pour ce faire,elle abolit – dans les pays où elle existait,comme la France – la règle de concen-tration des ordres selon laquelle les tran -sactions s’effectuaient en Bourse. Adoptéeen 2004, cette directive entre en vigueur le1er novembre 2007. Ironie suprême, cetexte emblématique de la déréglemen-tation acquiert force de loi au momentmême où éclate la crise financière.

Historiquement, les Bourses ontpourtant été des instruments de régulation

institués par des marchands et desgouvernants soucieux de contrôler lamarche des affaires. Ainsi la Bourse deParis naît-elle officiellement en 1724, aprèsla faillite du système de Law, pourcontenir les opérations qui se négociaientauparavant dans le chahut de la rueQuincampoix. Ces lieux officiels d’échangeorganisaient donc l’égalité formelle desacheteurs et des vendeurs, leur mise enconcurrence réglée et la publicité desinformations relatives aux transactions,sous le contrôle d’une autorité et sur unterritoire donnés. En lieu et place de cemodèle classique, la directive MIF ainstauré la concurrence entre les Bourses(transformées au tournant du XXIe siècle enentreprises privées et souvent cotées…en Bourse) et d’autres dispositifs privésd’échange où les transactions se font degré à gré, de manière opaque, pour lebonheur des plus gros financiers.

Au premier rang de ces nouveautés,les bien nommés dark pools (« plates-formes opaques»). Développés par lesprincipales institutions financières dansles interstices de la réglementationeuropéenne, ceux-ci permettent deréaliser des transactions sans en dévoilerles conditions, c’est-à-dire les quantitéset le prix. Les crossing networks («mo -teurs d’appariement ») servent auxbanques à mettre directement en rapportles ordres de leurs clients. Quant auxplates-formes envisagées par la directiveMIF pour concurrencer les Bourses, ellespullulent. En Europe, il existe désormaisplus d’une centaine de systèmes multi-latéraux de négociation (multilateral tradefacilities, MTF). Autorisant des transac-tions dans des conditions de surveillancebien moins strictes, et donc à moindrecoût, ils ont largement entamé l’activitédes Bourses historiques. Sans doute lesprofessionnels désireux d’échangerdiscrètement de gros blocs de titres ont-ils toujours opéré en marge des Boursestraditionnelles ; mais, avec la directiveMIF, l’exception devient la règle : dès2010, moins de la moitié des transac-tions se font en Bourse (1).

Les banques trouvent là le moyende s’affranchir des marchés organisés.En Europe, la deuxième plate-formed’échange d’actions se nomme Chi-X.

Leur exécution automatique, sans limitede prix, a ensuite semé la panique surles autres ordinateurs surpuissants desbanques et des fonds d’investissement :en quatorze secondes, les contrats ontchangé de mains vingt-sept mille fois,précipitant l’effondrement des cours.

L’incident illustre, une fois de plus,l’échec de la coordination des marchéspar la généralisation de la concurrenceentre opérateurs financiers bardés d’infor-matique. Il n’a cependant pas provoquéde remise en cause du principe contem-porain d’organisation des activitésboursières : l’impératif de liquidité. Selonce principe, les détenteurs de capitaux,ou plus précisément ceux qui participentà leur maniement professionnel, devraientpouvoir investir et désinvestir instanta-nément au gré de leurs intérêts. Ce faisant,on impose l’immédiateté du marchécomme horizon temporel aux cycles del’entreprise, au temps de l’action publiqueet aux existences des populations.

Dans la perspective de la révision dela directive MIF, l’ancienne ministrefrançaise des finances Christine Lagardea mandaté M. Pierre Fleuriot, présidentdu Crédit suisse en France et ex-directeur général de la Commission desopérations de Bourse (COB), pour définirla position commune de la place finan-cière de Paris. Son rapport, rendu publicen février 2010, reprend la logique dela (dé)réglementation communautaire. ABruxelles, la situation n’est pas meilleure.Le rapport prélégislatif de Mme Kay

* Respectivement sociologue (Paris-Dauphine) etéconomiste (European Business School, Paris).

PAR PAUL

LAGNEAU-YMONET

ET ANGELO RIVA *

Depuis 2010, plus de la moitié des échangesboursiers européens s’effectuent via des systèmes opaques. Grâceà la déréglementationimpulsée par Bruxelles.

Gonfler les prix et vendre aux gogos

Swinburne énumère les conséquencesnéfastes de la directive MIF, sanstoutefois ébranler la croyance de sonauteure dans les bienfaits de la concur-rence (8). Faut-il rappeler que l’euro- députée conservatrice britannique avait,dans une vie antérieure, embrassé unecarrière financière dont l’interruption nefut due qu’à la misogynie caractériséede son supérieur hiérarchique?

PAUL LAGNEAU-YMONETET ANGELO RIVA.

UNE ascendance intellectuelle au fonda-mentalisme dénué de base empirique quirègne en ce moment pourrait être trouvéedu côté d’Ayn Rand (1905-1982) (13).Dogmatique et sectaire, prônant l’égoïsmecomme vertu suprême et fustigeant touteforme d’intervention des pouvoirs publics,la publiciste et romancière russo-améri-caine compta parmi ses disciples un certainGreenspan. En 1963, déjà, celui-ci rejetaitcomme un « mythe collectiviste » l’idéeselon laquelle, livrés à eux-mêmes, leshommes d’affaires vendraient des alimentsou des médicaments dangereux, des titresfrauduleux ou des bâtiments de mauvaisequalité : «Au contraire, il va de l’intérêtde chaque homme d’affaires d’avoir uneréputation d’honnêteté et de ne vendre quedes produits de qualité (...) L’interventionde l’Etat sape un système hautement moral.Car sous une pile de formulaires à remplir,il y a toujours la crainte du fusil. » Enmai 2005, peu avant la fin de son mandat

à la Réserve fédérale, il n’avait pas changéd’avis : «La réglementation prudentielleest beaucoup mieux assurée par le secteurprivé, à travers l’évaluation et le contrôledes contreparties, que par l’Etat » (14).Le raisonnement circulaire qui s’ensuitfait toujours recette : si le marché nefonctionne pas correctement, c’est qu’iln’y a pas suffisamment de marché.

Les discours ardents que l’on entendactuellement contre les «excès» de la financeoffrent aux politiques un moyen de s’alignerà bon compte sur la colère des citoyens; ilssonnent comme des constats d’impuissance.Le 17 août dernier, à la suite de leurminisommet consacré à la crise de la dette,M. Nicolas Sarkozy et Mme Angela Merkelont ainsi annoncé en termes sibyllinsl’adoption d’une taxe sur les transactionsfinancières, cette fameuse taxe Tobin quihorrifiait le secteur financier (15). Pourtant,la décision, qui doit d’abord être entérinéeLE CARAVAGE. – «David avec la tête de Goliath», 1607

Après la panique de l’automne 2008, lesélites financières ont assurément étémontrées du doigt, mais leur pouvoir effectifn’a pas été entamé pour autant. Enoctobre 2008, l’air accablé, M. Greenspan,le héros incontestable du boom économique,avoua devant une commission du Sénatqu’il venait de réaliser que ses croyanceséconomiques étaient fondées sur une«erreur». La contrition fut brève et sanssuite : deux ans et demi plus tard, il avaitretrouvé sa superbe, tirant à boulets rougessur la législation Dodd-Frank, qui cherchait– pourtant bien timidement – à ramener unpeu d’ordre dans le système (7). Quant àM. Rubin, il a conservé des liens étroits etlucratifs avec l’establishment financier, cequi ne l’empêche pas de dispenser via leFinancial Times des conseils économiquesà ses compatriotes (8). M. Summers, lui,n’a jamais véritablement quitté le devantde la scène. Lors de l’élection présiden-tielle de 2008, il fut l’un des principauxconseillers du candidat Obama ; puis, unefois ce dernier entré en fonction, il présida

(3) Lire Serge Halimi, « Quatre ans après… », Le Monde diplomatique, mai 2011. Cf. aussi JohnQuiggin, Zombie Economics : How Dead Ideas StillWalk Among Us, Princeton University Press, 2010.

(4) Paul Krugman, «Corporate cash con», The NewYork Times, 3 juillet 2011.

(5) En particulier l’abolition de la loi Glass-Steagall,en 1999, qui établissait des barrières entre banquescommerciales et banques d’investissement, et l’adoptionen 2000 du Commodity Futures Modernization Act,qui permettait aux produits dérivés les plus risquésd’échapper à toute réglementation.

(11) John Cassidy, How Markets Fail : The Logicof Economic Calamities, Farrar, Straus and Giroux,New York, 2010.

(12) Livre II, chapitre II.

(13) Lire François Flahault, «Ni dieu, ni maître, niimpôts» et «Parabole du génie entravé par des parasites»,Le Monde diplomatique, août 2008 et juin 2010.

(14) Cité par David Corn, «Alan shrugged», MotherJones, San Francisco, 24 octobre 2008.

(15) Lire « Le projet de taxe Tobin, bête noire desspéculateurs, cible des censeurs », Le Monde diplo-matique, février 1997.

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LE CARAVAGE.– «Méduse», vers 1596-1598

TROIS ANS APRÈS LE KRACH FINANCIER

Indétrônables fauteurs de crise

(6) Lire « Ces puissantes officines qui notent lesEtats», Le Monde diplomatique, février 1997.

(7) Alan Greenspan, «Dodd-Frank fails to meet testof our times», Financial Times, Londres, 30 mars 2011.

(8) Robert Rubin, «America’s dangerous budgettrack», Financial Times, 29 juillet 2011.

(9) Michael Hirsh, Capital Offense. How Washing-ton’s Wise Men Turned America’s Future Over to WallStreet, Wiley, New York, 2010.

(10) Alan Beattie et Julie Macintosh, « Summers“outrage” at AIG bonuses », Financial Times,15 mars 2009.

(1) « La structure, la régulation et la transparence desmarchés des actions européens dans le cadre de ladirective MIF», CFA Institute, janvier 2011.

(2) Audition de MM. Dominique Cerrutti et FabricePeresse par la commission d’enquête parlementaire surles mécanismes de spéculation affectant le fonction-nement des économies, Assemblée nationale, Paris,24 novembre 2010, www.assemblee-nationale.fr

(3) Laurent Grillet-Aubert, «Négociation d’actions :une revue de la littérature à l’usage des régulateurs demarché», Les Cahiers scientifiques, n° 9, Autorité desmarchés financiers (AMF), Paris, juin 2010.

(4) Les Echos, Paris, 17 décembre 2009.

(5) Audition par la commission d’enquête, op. cit.,8 septembre 2010.

(6) Environ deux cents intermédiaires opèrent danstoute l’Europe, mais les dix plus importants, anglo-saxons pour la plupart, concentrent les trois quartsdes transactions (Association française des marchésf inanciers, « Révision de la directive MIF »,7 janvier 2010).

(7) Le Figaro, Paris, 11 novembre 2010.

(8) Kay Swinburne, «Rapport sur une réglementationdes transactions sur les instruments financiers – plates-formes d’échanges anonymes», Commission des affaireséconomiques et monétaires, Parlement européen,16 novembre 2010.

LE CARAVAGE. – «David et Goliath», 1599

23 LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

vénérer sans le lire, elle viole allègrementles principes qu’il a énoncés en matièrede réglementation financière.

Quelques années avant la parution desa célèbre Recherche sur la nature et lescauses de la richesse des nations (1776),le père de l’économie classique avaitassisté à l’éclatement d’une bulle finan-cière qui devait anéantir vingt-sept destrente banques d’Edimbourg. Smith savaitdonc que, livrée aux seules forces du

Dans un ouvrage expliquant «pourquoiles marchés échouent », John Cassidy,journaliste économique au New Yorker,voit dans cette idéologie non pas l’accom-plissement du libéralisme économiqueclassique, mais sa perversion. Il rappelleque « le concept de marchés financiersrationnels et autocorrecteurs est uneinvention des quarante dernièresannées (11) ». Si la profession financièrecherche à se situer dans la lignée d’AdamSmith, un auteur qu’on a tendance à

Son capital réunit le gratin de la finance :Instinet, filiale du japonais Nomura, qui aracheté les activités européennes deLehman Brothers; mais aussi GoldmanSachs, UBS, le Crédit suisse, BNPParibas, la Société générale et deux fondsspécialisés dans la spéculation à trèsgrande vitesse, l’américain Citadel et lenéerlandais Optiver. Face à cette concur-rence, les Bourses traditionnelles choientleurs principaux clients – ces banques etfonds qui constituent également leurspremiers concurrents – en réduisant lescommissions qu’elles prélèvent surchaque négociation. Elles reportent alorssur les plus petits opérateurs boursiers,ainsi que sur les sociétés cotées, une partcroissante de leurs dépenses statutairesde surveillance des transactions.

Pour reconquérir leur position privi-légiée, les Bourses grossissent : celle deLondres a tenté d’acheter son homologuecanadienne ; Deutsche Börse s’allie àNYSE Euronext, elle-même issue de lafusion des Bourses de New York et d’unaréopage réunissant Paris, Amsterdam,Bruxelles, Lisbonne, ainsi que le marchédes produits dérivés de Londres. LeLondon Stock Exchange a égalementacquis un MTF, et NYSE Euronext adéveloppé son propre dark pool. C’estdonc là le premier effet délétère de laconcurrence instituée par la directive MIF :elle brouille les frontières entre leséchanges de gré à gré et les Boursesréglementées. Lors de son auditiondevant la commission d’enquête parle-mentaire sur les mécanismes de la spécu-lation, M. Dominique Cerruti, directeurgénéral adjoint de NYSE Euronext, en estd’ailleurs convenu : «Notre objectif estde survivre (…). Alors, nous nousadaptons. Si la régulation autorise lesdark pools et les MTF, et si des petitsmalins veulent utiliser le système pournous attirer en enfer, nous jouerons aumême jeu qu’eux (2).»

La dispersion des transactions induitepar la concurrence entre les centaines dedispositifs d’exécution des ordres a, parailleurs, considérablement détérioré lesinformations disponibles pour les sociétéscotées, mais aussi pour les autorités de

marché, la finance faisait courir de gravesdangers à la société. Tout favorable qu’ilfût au principe de la « main invisible », ilstipula expressément que la logique d’unmarché libre et concurrentiel ne devaitpas s’étendre à la sphère financière. D’oùl’exception bancaire au principe de laliberté d’entreprendre et de commercer,et la nécessité d’un cadre réglementairestrict : «Ces règlements peuvent à certains

égards paraître une violation de la liberténaturelle de quelques individus, mais cetteliberté de quelques-uns pourrait compro-mettre la sécurité de toute la société.Comme pour l’obligation de construiredes murs pour empêcher la propagationdes incendies, les gouvernements, dansles pays libres comme dans les pays despo-tiques, sont tenus de réglementer lecommerce des services bancaires (12). »

régulation (3). M. Martin Bouygues,président de la société du même nom, aainsi déclaré à l’Autorité des marchésfinanciers (AMF) : «Je ne sais pas ce quise passe sur mes titres. (…) Il se fait tousles jours des opérations sur nos titres donton ne peut avoir de données claires (4).»Plus grave, le président de l’AMF, M. Jean-Pierre Jouyet, a reconnu devant desdéputés sidérés : «Depuis un an, nousnous sommes rendu compte que nous nesommes plus à même de remplir notretâche fondamentale de surveillance desmarchés financiers (5).»

En fait, seuls les plus grands opéra-teurs transnationaux peuvent investir dansles coûteux équipements informatiqueset rémunérer les professionnels – trèsgourmands – capables de traiter une infor-mation dispersée, condition préalable àla spéculation ultrarapide sur une myriadede systèmes d’échange (6). Comme leconstatait franchement un banquier, « lesmarchés actions ne financent plus l’éco-nomie. Ils sont faits pour permettre auxprofessionnels d’arbitrer les amateurs (7)».«Arbitrer les amateurs» signifie grossomodo les plumer : les professionnelsprofitent de leur surcroît d’information, liéà leur supériorité technologique, pour jouersur des écarts de cours qui échappentaux amateurs et même aux professionnelsde petite et moyenne tailles. L’une desmanipulations les plus simples rappellela pêche à l’appât vivant. En passant unegrande quantité d’ordres d’achat, vous«réveillez» le cours d’un titre dont vousvoulez vous défaire. Cela fait venir desacheteurs et là, en quelques fractions demicroseconde, vous annulez vos ordresd’achat et vendez vos titres aux gogos àun prix artificiellement gonflé. Outre lespossibilités décuplées de manipulationde cours, les transactions à hautefréquence accroissent le risque pourl’ensemble du système.

Le 6 mai 2010, aux Etats-Unis,l’indice Dow Jones plongea de plus de9 % en une seule séance, les actions dulessivier Procter & Gamble et du cabinetde conseil Accenture, notamment,s’effondrant en quelques minutes. Auterme de cinq mois d’investigation, lesdeux régulateurs boursiers américainsont reconstitué l’enchaînement desévénements. L’algorithme d’un opérateurdu Kansas a automatiquement générésoixante-quinze mille contrats à termesur les variations d’un indice boursier.

22

MAIS rien n’y fait. L’agence denotation Standard & Poor’s décide dedégrader la note de la dette américaine,qui passe de AAA à AA+. Même si ladécision est fondée sur des chiffres fantai-sistes (au déficit budgétaire sur dix ans,l’agence a ajouté par erreur 2000 milliardsde dollars, soit 1389 milliards d’euros), ladécision provoque un nouvel affolementdes marchés. Avec, dans le collimateur– c’est à n’y plus rien com prendre –, lesprincipales banques euro péennes qu’ondisait saines un mois plus tôt…

Le poids de la financiarisation est telqu’une inversion de tendance paraît

un plan combinant sacrifices de la part dela population et renflouement par lescontribuables européens. L’accord nedéclenchera pas le règlement des contratsde couverture contre le défaut de paiement,les fameux credit default swaps (CDS),ce qui aurait été désastreux pour lesbanques. Et, pour l’avenir, on fait sermentd’austérité, en promettant une «règle d’or»de rigueur budgétaire pour les dix-septpays de la zone euro. Aux Etats-Unis, uncompromis sur le plafond de la dette, signéin extremis, avant l’échéance du 2 août, parle président Barack Obama et l’oppositionrépublicaine, prévoit de sabrer dans lesdépenses sans augmenter les impôts.

zombies dans les films d’horreur, guidéespar leurs zélateurs, pour perpétrer denouveaux ravages (3).

Ceux qui étaient aux commandes en 2008contrôlent toujours le système, armés dumême arsenal idéologique. Les géants dela finance, sauvés parce qu’ils étaient «tropgros pour échouer» (« too big to fail »),sont plus gigantesques que jamais, ettoujours fragiles. L’économiste PaulKrugman le souligne : «Les leçons de lacrise financière de 2008 ont été oubliées àune vitesse vertigineuse, et ces mêmes idéesqui sont à l’origine de la crise – toute régle-mentation est nocive, ce qui est bon pour lesbanques est bon pour l’Amérique, les baissesd’impôt sont la panacée – dominent ànouveau le débat (4).»

A cet égard, le parcours des héros d’avantla crise est révélateur. MM.Alan Greenspan,Robert Rubin et Lawrence Summers,respectivement président de la Réservefédérale, secrétaire et secrétaire adjoint auTrésor en février 1999, lorsque l’hebdo-madaire Time, sur une couverture restéecélèbre, sacra le trio «comité pour sauverle monde», ont connu une trop brève éclipse.Le premier était républicain, les deux autresdémocrates ; tous trois symbolisaient lasuprématie incontestée de la sphère finan-cière sur le monde politique.

Peu après son élection, en 1992,M. William Clinton avait en effet choiside se plier aux diktats du marché obliga-taire. Le boom sans précédent quis’ensuivit semblait confirmer les vertusde la financiarisation, ce qui incita lesdeux partis à se livrer à une surenchèreeffrénée : c’était à qui récolterait le plusde contributions électorales de la part desgrandes institutions financières, et à quileur ferait le plus de cadeaux. C’est sousune administration démocrate que furentadoptées, en 1999 et 2000, les grandesréformes qui ouvrirent la voie à la créationdes « produits toxiques » à l’origine del’effondrement financier (5). L’adminis-tration républicaine de M. George W. Bush,plus proche encore de Wall Street,s’empressa de détruire ce qu’il restait decontrôles en nommant à des postes-clésdes «dérégulateurs» zélés. L’arrimage desgouvernements aux décisions des agencesde notation s’est opéré dans ce cadre (6).

le Conseil économique de la MaisonBlanche. Depuis sa démission, fin 2010, ila retrouvé sa chaire de professeur d’éco-nomie à Harvard. Même après l’effon-drement financier, explique le journalisteMichael Hirsh, «le régime antérieur et lesconstructions intellectuelles – mélange defriedmanisme [doctrine de l’économistelibéral Milton Friedman], de greenspanismeet de rubinisme – dominaient toujours, pardéfaut (9)».

Ainsi, alors même que, de par le monde(comme récemment en Grèce, ou aux Etats-Unis dans l’industrie automobile), gouver- nements et entreprises abro geaient sansétats d’âme le contrat social les liant à leurspopulations ou à leurs sala riés, M. Summers,alors conseiller de M. Obama, expliquaitque les bonus faramineux de la compagnied’assurance AIG (renflouée par l’Etat)seraient intouchables : «Nous sommes unpays de lois. Ce sont des contrats. Le gouver-nement n’est pas en mesure d’abroger toutsimplement des contrats (10).»

SEPTEMBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

Une contrition sans suite

Résultat : l’économie mondiale seretrouve à nouveau au bord du précipice.L’été 2011 rappelle à bien des égardsl’automne 2008. Il commence par quelquesbonnes nouvelles, pour les marchéss’entend. L’Autorité bancaire européenne(ABE), chargée d’évaluer la solidité dusecteur financier en cas de crise, rend unverdict rassurant : quatre-vingt-deuxétablissements européens sur quatre-vingt-dix, soumis à des tests de résistance, ontréussi haut la main. Quelques jours plustard, la Grèce est sauvée de la faillite par

S’aligner sur la colère des citoyens

impossible. D’une part, le rapport deforces entre Etats et marchés est plus quejamais défavorable aux premiers ; d’autrepart, les dogmes établis après plus de troisdécennies de déréglementation financièresemblent indestructibles. Presque toutesles interventions publiques cherchentd’abord à rassurer les marchés et àprotéger le secteur f inancier, lequelmalmène les Etats et leurs dettes.L’insuccès de ces stratégies n’empêchepas leur éternel recommencement. Carplutôt que de disparaître pour laisser laplace à d’autres, plus pertinentes, cesidées, qui auraient dû être mises horsd’état de nuire, resurgissent comme les

(Suite de la première page.)

par les autres membres de l’Union, est bienmoins hardie qu’il n’y paraît. Elle ne vise nià jeter un grain de sable dans les rouages dela spéculation financière, ni à générer desfonds pour l’aide au développement, mais,dans la meilleure des hypothèses, à fairepayer aux banques une part infime de leursrenflouements à venir.

Lesquels, nous le savons déjà, nemanqueront pas.

IBRAHIM WARDE.

européenne pour doper la spéculationUne directive

LUNDI 20 septembre 2010, Bruxelles.Rue de la Loi, bâtiment Charlemagne, salleAlcide-De-Gasperi, la foule des grandsjours se presse. Le commissaire chargé dumarché intérieur et des services, M. MichelBarnier, ouvre la réunion par «un souvenirpersonnel» : «Il y a quelques mois, lorsqueje me suis préparé à mes futuresfonctions de commissaire européen, j’aientrepris de longues séances de travailavec mes services. Le directeur généralm’a indiqué alors : “Il faudra réviser laMIF.” Oserai-je dire que cette affirmationne me parut pas totalement limpide?»Depuis, M. Barnier a bachoté.

La Commission européenne a doncentamé la révision de la directive Marchéd’instruments financiers (MIF), qui, depuisquatre ans, a dérégulé l’organisation desplaces boursières en Europe. Dans unepure logique néolibérale de constructiondu cadre de la concurrence, la directiveMIF institue une sorte de «marché pourles marchés» européens. Pour ce faire,elle abolit – dans les pays où elle existait,comme la France – la règle de concen-tration des ordres selon laquelle les tran -sactions s’effectuaient en Bourse. Adoptéeen 2004, cette directive entre en vigueur le1er novembre 2007. Ironie suprême, cetexte emblématique de la déréglemen-tation acquiert force de loi au momentmême où éclate la crise financière.

Historiquement, les Bourses ontpourtant été des instruments de régulation

institués par des marchands et desgouvernants soucieux de contrôler lamarche des affaires. Ainsi la Bourse deParis naît-elle officiellement en 1724, aprèsla faillite du système de Law, pourcontenir les opérations qui se négociaientauparavant dans le chahut de la rueQuincampoix. Ces lieux officiels d’échangeorganisaient donc l’égalité formelle desacheteurs et des vendeurs, leur mise enconcurrence réglée et la publicité desinformations relatives aux transactions,sous le contrôle d’une autorité et sur unterritoire donnés. En lieu et place de cemodèle classique, la directive MIF ainstauré la concurrence entre les Bourses(transformées au tournant du XXIe siècle enentreprises privées et souvent cotées…en Bourse) et d’autres dispositifs privésd’échange où les transactions se font degré à gré, de manière opaque, pour lebonheur des plus gros financiers.

Au premier rang de ces nouveautés,les bien nommés dark pools (« plates-formes opaques»). Développés par lesprincipales institutions financières dansles interstices de la réglementationeuropéenne, ceux-ci permettent deréaliser des transactions sans en dévoilerles conditions, c’est-à-dire les quantitéset le prix. Les crossing networks («mo -teurs d’appariement ») servent auxbanques à mettre directement en rapportles ordres de leurs clients. Quant auxplates-formes envisagées par la directiveMIF pour concurrencer les Bourses, ellespullulent. En Europe, il existe désormaisplus d’une centaine de systèmes multi-latéraux de négociation (multilateral tradefacilities, MTF). Autorisant des transac-tions dans des conditions de surveillancebien moins strictes, et donc à moindrecoût, ils ont largement entamé l’activitédes Bourses historiques. Sans doute lesprofessionnels désireux d’échangerdiscrètement de gros blocs de titres ont-ils toujours opéré en marge des Boursestraditionnelles ; mais, avec la directiveMIF, l’exception devient la règle : dès2010, moins de la moitié des transac-tions se font en Bourse (1).

Les banques trouvent là le moyende s’affranchir des marchés organisés.En Europe, la deuxième plate-formed’échange d’actions se nomme Chi-X.

Leur exécution automatique, sans limitede prix, a ensuite semé la panique surles autres ordinateurs surpuissants desbanques et des fonds d’investissement :en quatorze secondes, les contrats ontchangé de mains vingt-sept mille fois,précipitant l’effondrement des cours.

L’incident illustre, une fois de plus,l’échec de la coordination des marchéspar la généralisation de la concurrenceentre opérateurs financiers bardés d’infor-matique. Il n’a cependant pas provoquéde remise en cause du principe contem-porain d’organisation des activitésboursières : l’impératif de liquidité. Selonce principe, les détenteurs de capitaux,ou plus précisément ceux qui participentà leur maniement professionnel, devraientpouvoir investir et désinvestir instanta-nément au gré de leurs intérêts. Ce faisant,on impose l’immédiateté du marchécomme horizon temporel aux cycles del’entreprise, au temps de l’action publiqueet aux existences des populations.

Dans la perspective de la révision dela directive MIF, l’ancienne ministrefrançaise des finances Christine Lagardea mandaté M. Pierre Fleuriot, présidentdu Crédit suisse en France et ex-directeur général de la Commission desopérations de Bourse (COB), pour définirla position commune de la place finan-cière de Paris. Son rapport, rendu publicen février 2010, reprend la logique dela (dé)réglementation communautaire. ABruxelles, la situation n’est pas meilleure.Le rapport prélégislatif de Mme Kay

* Respectivement sociologue (Paris-Dauphine) etéconomiste (European Business School, Paris).

PAR PAUL

LAGNEAU-YMONET

ET ANGELO RIVA *

Depuis 2010, plus de la moitié des échangesboursiers européens s’effectuent via des systèmes opaques. Grâceà la déréglementationimpulsée par Bruxelles.

Gonfler les prix et vendre aux gogos

Swinburne énumère les conséquencesnéfastes de la directive MIF, sanstoutefois ébranler la croyance de sonauteure dans les bienfaits de la concur-rence (8). Faut-il rappeler que l’euro- députée conservatrice britannique avait,dans une vie antérieure, embrassé unecarrière financière dont l’interruption nefut due qu’à la misogynie caractériséede son supérieur hiérarchique?

PAUL LAGNEAU-YMONETET ANGELO RIVA.

UNE ascendance intellectuelle au fonda-mentalisme dénué de base empirique quirègne en ce moment pourrait être trouvéedu côté d’Ayn Rand (1905-1982) (13).Dogmatique et sectaire, prônant l’égoïsmecomme vertu suprême et fustigeant touteforme d’intervention des pouvoirs publics,la publiciste et romancière russo-améri-caine compta parmi ses disciples un certainGreenspan. En 1963, déjà, celui-ci rejetaitcomme un « mythe collectiviste » l’idéeselon laquelle, livrés à eux-mêmes, leshommes d’affaires vendraient des alimentsou des médicaments dangereux, des titresfrauduleux ou des bâtiments de mauvaisequalité : «Au contraire, il va de l’intérêtde chaque homme d’affaires d’avoir uneréputation d’honnêteté et de ne vendre quedes produits de qualité (...) L’interventionde l’Etat sape un système hautement moral.Car sous une pile de formulaires à remplir,il y a toujours la crainte du fusil. » Enmai 2005, peu avant la fin de son mandat

à la Réserve fédérale, il n’avait pas changéd’avis : «La réglementation prudentielleest beaucoup mieux assurée par le secteurprivé, à travers l’évaluation et le contrôledes contreparties, que par l’Etat » (14).Le raisonnement circulaire qui s’ensuitfait toujours recette : si le marché nefonctionne pas correctement, c’est qu’iln’y a pas suffisamment de marché.

Les discours ardents que l’on entendactuellement contre les «excès» de la financeoffrent aux politiques un moyen de s’alignerà bon compte sur la colère des citoyens; ilssonnent comme des constats d’impuissance.Le 17 août dernier, à la suite de leurminisommet consacré à la crise de la dette,M. Nicolas Sarkozy et Mme Angela Merkelont ainsi annoncé en termes sibyllinsl’adoption d’une taxe sur les transactionsfinancières, cette fameuse taxe Tobin quihorrifiait le secteur financier (15). Pourtant,la décision, qui doit d’abord être entérinéeLE CARAVAGE. – «David avec la tête de Goliath», 1607

Après la panique de l’automne 2008, lesélites financières ont assurément étémontrées du doigt, mais leur pouvoir effectifn’a pas été entamé pour autant. Enoctobre 2008, l’air accablé, M. Greenspan,le héros incontestable du boom économique,avoua devant une commission du Sénatqu’il venait de réaliser que ses croyanceséconomiques étaient fondées sur une«erreur». La contrition fut brève et sanssuite : deux ans et demi plus tard, il avaitretrouvé sa superbe, tirant à boulets rougessur la législation Dodd-Frank, qui cherchait– pourtant bien timidement – à ramener unpeu d’ordre dans le système (7). Quant àM. Rubin, il a conservé des liens étroits etlucratifs avec l’establishment financier, cequi ne l’empêche pas de dispenser via leFinancial Times des conseils économiquesà ses compatriotes (8). M. Summers, lui,n’a jamais véritablement quitté le devantde la scène. Lors de l’élection présiden-tielle de 2008, il fut l’un des principauxconseillers du candidat Obama ; puis, unefois ce dernier entré en fonction, il présida

(3) Lire Serge Halimi, « Quatre ans après… », Le Monde diplomatique, mai 2011. Cf. aussi JohnQuiggin, Zombie Economics : How Dead Ideas StillWalk Among Us, Princeton University Press, 2010.

(4) Paul Krugman, «Corporate cash con», The NewYork Times, 3 juillet 2011.

(5) En particulier l’abolition de la loi Glass-Steagall,en 1999, qui établissait des barrières entre banquescommerciales et banques d’investissement, et l’adoptionen 2000 du Commodity Futures Modernization Act,qui permettait aux produits dérivés les plus risquésd’échapper à toute réglementation.

(11) John Cassidy, How Markets Fail : The Logicof Economic Calamities, Farrar, Straus and Giroux,New York, 2010.

(12) Livre II, chapitre II.

(13) Lire François Flahault, «Ni dieu, ni maître, niimpôts» et «Parabole du génie entravé par des parasites»,Le Monde diplomatique, août 2008 et juin 2010.

(14) Cité par David Corn, «Alan shrugged», MotherJones, San Francisco, 24 octobre 2008.

(15) Lire « Le projet de taxe Tobin, bête noire desspéculateurs, cible des censeurs », Le Monde diplo-matique, février 1997.

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LE CARAVAGE.– «Méduse», vers 1596-1598

TROIS ANS APRÈS LE KRACH FINANCIER

Indétrônables fauteurs de crise

(6) Lire « Ces puissantes officines qui notent lesEtats», Le Monde diplomatique, février 1997.

(7) Alan Greenspan, «Dodd-Frank fails to meet testof our times», Financial Times, Londres, 30 mars 2011.

(8) Robert Rubin, «America’s dangerous budgettrack», Financial Times, 29 juillet 2011.

(9) Michael Hirsh, Capital Offense. How Washing-ton’s Wise Men Turned America’s Future Over to WallStreet, Wiley, New York, 2010.

(10) Alan Beattie et Julie Macintosh, « Summers“outrage” at AIG bonuses », Financial Times,15 mars 2009.

(1) « La structure, la régulation et la transparence desmarchés des actions européens dans le cadre de ladirective MIF», CFA Institute, janvier 2011.

(2) Audition de MM. Dominique Cerrutti et FabricePeresse par la commission d’enquête parlementaire surles mécanismes de spéculation affectant le fonction-nement des économies, Assemblée nationale, Paris,24 novembre 2010, www.assemblee-nationale.fr

(3) Laurent Grillet-Aubert, «Négociation d’actions :une revue de la littérature à l’usage des régulateurs demarché», Les Cahiers scientifiques, n° 9, Autorité desmarchés financiers (AMF), Paris, juin 2010.

(4) Les Echos, Paris, 17 décembre 2009.

(5) Audition par la commission d’enquête, op. cit.,8 septembre 2010.

(6) Environ deux cents intermédiaires opèrent danstoute l’Europe, mais les dix plus importants, anglo-saxons pour la plupart, concentrent les trois quartsdes transactions (Association française des marchésf inanciers, « Révision de la directive MIF »,7 janvier 2010).

(7) Le Figaro, Paris, 11 novembre 2010.

(8) Kay Swinburne, «Rapport sur une réglementationdes transactions sur les instruments financiers – plates-formes d’échanges anonymes», Commission des affaireséconomiques et monétaires, Parlement européen,16 novembre 2010.

LE CARAVAGE. – «David et Goliath», 1599

La Carte de Guido. Un pèlerinage européen

de Kenneth White

Traduit de l’anglais par Marie-ClaudeWhite, Albin Michel, Paris, 2011,

211 pages, 19 euros.

EN TANT qu’auteur – poète,essayiste et voyageur –, Kenneth Whitenous abouche au monde quand d’autresl’ensevelissent sous la « culture ». Iln’est d’ailleurs pas de ceux qui s’enremettent à l’imagination, qualité « littéraire » s’il en est. « L’imagi-nation, écrit-il, est le résultat d’une existence en vase clos, elle n’ap-partient pas à l’ouvert, à la mer ou à la plaine, qui sont tellement remplisd’éléments intéressants, même si l’on ne possède que des rudiments debotanique, de géologie, d’ichtyologie. Ce qui est nécessaire aussi, cen’est pas la simple rêverie, mais la capacité d’“embrasser l’ensemble”,de prendre conscience des interconnexions et des rapports. »

Dans La Carte de Guido, une errance savamment organisée à partird’un document du XIIe siècle consulté à Bruxelles lui permet deparcourir l’Europe dans toute son épaisseur temporelle et physique.L’Europe, oui, car qui s’en soucie vraiment ? On songe à des philosophes :Massimo Cacciari, Jean-François Mattéi, dont les analyses plongent dansle mythe et l’Antiquité. A des écrivains et essayistes : le regretté RobertLafont, Eduardo Lourenço ou Predrag Matvejevitch. A ces derniers, avecqui il partage une grande érudition, nous pouvons ajouter un Européeninactuel : Kenneth White.

Le cheminement du fondateur de la « géopoétique », dans celivre, passe par des villes – Glasgow, Munich, Bruxelles, Dublin, Bilbao,Venise, Trieste, Belgrade, Podgorica, Pula, Stockholm, Edimbourg – etdes espaces naturels. Les uns et les autres ne s’opposent pas : sous la couchede civilisation, l’auteur fait affleurer le monde, lequel interroge à son tourle regard posé sur lui. Au fil des rencontres, des lectures et des chemins,White cherche à montrer qu’il est encore possible, sous l’Euroland dontla trivialité s’étale de Bilbao à Bruxelles et Belgrade, de trouver des pointscardinaux afin d’habiter l’Europe en toutes ses dimensions.

La singularité de cet ouvrage, dans l’œuvre construite depuis un demi-siècle et par laquelle White veut réconcilier l’homme et le monde, tient àl’enjeu personnel qui fait de ce livre de circulation un ouvrage circulaire (deGlasgow à la côte ouest de l’Ecosse). Explorateur des espaces physiqueset mentaux de son époque, White partage son temps entre le Dehors à lalarge figure (« jeune fille au large visage », tel est le sens étymologiquedu mot « Europe ») et son atelier atlantique à Trébeurden, en Bretagne.

La Carte de Guido, comme souvent les lieux chez White, fonctionneà la façon d’un mandala (1). Mais de la carte, dans le temps de l’écriturede ces voyages, on n’apercevra que les effets sur le narrateur. Pour le dessin,pour les motifs, chacun est renvoyé à soi. Il ne s’agit pas d’un guide devoyage (ou alors à l’usage de son auteur seulement) : il s’agit de lire cestraces d’un autre que nous-même évoluant au sein d’un paysage mentalet physique auquel nous ne sommes censément pas étrangers mais que nousméconnaissons pourtant. A chacun donc de dessiner sa carte de Guidocomme on habiterait poétiquement la Terre.

RÉGIS POULET.

(1) Le mot sanskrit mandala signifie « cercle » et sert, dans l’hindouisme et le bouddhisme,à représenter symboliquement le cosmos.

DANILO DOLCI, UNA RIVOLUZIONENONVIOLENTA. – Giuseppe Barone

Altreconomia, Milan, 2010, 198 pages, 14 euros.

Dans les années 1950, Danilo Dolci, surnomméle Gandhi italien, a permis à la vallée de Trap-peto – un petit village sicilien – de retrouver unesociété démocratique, des infrastructures et laconsidération des pouvoirs publics. Ce fut pardes méthodes nouvelles pour l’époque : la non-violence, l’utilisation de la maïeutique afin d’impliquer les citoyens en leur faisant prendreen main leur destin. L’ouvrage brosse le portraitd’un homme plein de bon sens et d’humanisme,à l’écoute d’autrui, et qui se refuse à accepter ladistinction entre le prêche et l’action. Dolci estle premier à mettre la main à la pâte. Commeprincipe d’action, il appliquait un précepte simple : voir de quelle façon un rêve pouvaitdevenir hypothèse pour ensuite se transformeren projet.

LIDIA FALCUCCI

KAL. Un abécédaire de l’Inde moderne. – Jean-Joseph et Flora Boillot

Buchet-Chastel, Paris, 2011, 275 pages, 23 euros.

Quand un économiste croise ses connaissancesavec celles d’une spécialiste du développementculturel, cela donne un ouvrage sympathique, toutà la fois savant et agréable à lire. Cet Abécédairepermet de découvrir l’Inde contemporaine, loindes clichés. On y revisite les grands récits épiquestels que Mahabharata ou Ramayana et les sériestélévisées qu’ils ont inspirés. On découvre des« avatars » très particuliers – du sanscrit avatara,qui désigne la « descente » sur Terre de divinitéspour y faire le bien –, tel Krishna, huitième avatarde Vichnou. On prend la mesure de la jeunesseindienne, des couches moyennes, mais aussi de lacorruption, du rôle de l’individu dans une sociétéhiérarchisée ; sans oublier les rapports tumul-tueux de New Delhi avec ses voisins, dont laChine. Le tout ponctué de contrepoints, souventextraits d’œuvres littéraires ou cinémato -graphiques. Au total, Flora et Jean-Joseph Boillot– la fille et le père – ont recensé quatre-vingt-troismots-clés, certains inattendus, peignant pro -gressivement une Inde multicultuelle et multiculturelle.

MARTINE BULARD

VARGAS LLOSA AND LATIN AMERICANPOLITICS. – Sous la direction de Juan E. DeCastro et Nicholas Birns

Palgrave Macmillan, New York, 2010, 248 pages, 85 dollars.

Publiée avant que l’écrivain péruvien Mario Var-gas Llosa ne reçoive le prix Nobel de littérature,en 2010, cette étude universitaire présente sonœuvre, son militantisme néolibéral et les rapportsentre ces deux activités qui structurent sa viedepuis le milieu des années 1950. L’ouvragedécortique le lien de ses personnages avec le mar-ché, examine l’influence de la culture française(qu’il admire) sur ses romans, et analyse son trai-tement de l’homosexualité, bien peu « libéral »selon les auteurs.

On (re)découvre également ses commentairessur les « dérives romantiques » du mouvementindigéniste : la description d’« un véritable para-dis perdu [inca] n’a rien d’historique », selonlui. « Elle implique l’excision de tout ce quiaurait pu enlaidir ou amoindrir la perfection decette société idéale. » Au passage, les auteursécornent un mythe : comme bien des repentisfiers de leur « maturation » politique, VargasLlosa porte ses convictions d’antan en sautoir.« Dans la légende qu’il élabore à son propresujet, à travers ses romans et ses Mémoires, ilfait grand cas de son passé d’homme de gauche,observe la chercheuse Fabiola Escárzaga. Dansla réalité, cette période n’a duré qu’à peine plusd’un an. »

RENAUD LAMBERT

WILL THE LAST REPORTER PLEASETURN OUT THE LIGHTS. The Collapse ofJournalism and What Can Be Done To Fix It. –Sous la direction de Robert W. McChesney etVictor Pickard

Free Press, New York, 2011, 372 pages, 19,95 dollars.

Baisse de la diffusion, diminution des revenuspublicitaires, licenciements dans les rédactions…La crise qui frappe la presse écrite aux Etats-Unis est profonde. Dans cet ouvrage collectif,Robert McChesney et Victor Pickard rassemblentdes suggestions pour sortir de l’ornière. « Il nes’agit pas aujourd’hui de savoir si l’Etat doitjouer un rôle ou pas, mais bien de définir le rôleexact qu’il va jouer », annoncent les deux uni-versitaires en introduction.

Pour la majorité des contributeurs, la nécessitéd’une intervention publique ne fait en effet aucundoute. Leurs propositions sont diverses, de lacréation d’une aide financière mensuelle aux jour-nalistes à la mise en place de bourses destinéesaux meilleurs reportages, en passant par la dimi-nution des tarifs postaux pour la distribution desjournaux. Mais, pour d’autres, l’idée d’une aidedirecte de l’Etat est à la fois irréaliste et anachro-nique : l’avenir se situe, selon eux, sur Internet. Leprofesseur de droit Yochai Benkler préconise ainsila création d’incitations fiscales facilitant les donsaux associations de presse à but non lucratif quifoisonnent sur la Toile, comme WikiLeaks ouProPublica.

ANGÈLE CHRISTIN

L’ARROGANCE CHINOISE. – Erik Izraele-wicz

Grasset, Paris, 2011, 254 pages, 18 euros.

Pour donner l’image d’une puissance pacifique etbienveillante, la diplomatie chinoise utilise deuxconcepts : la non-ingérence et le syndrome de ZhenHe. L’amiral Zhen He, un eunuque musulman, futenvoyé par Yongle, le troisième empereur de ladynastie Ming (1368-1644), conquérir le mondeavec une flotte de soixante-dix navires. Il n’a jamaisvoulu soumettre les pays « barbares » par la force.

Dans son second essai sur la Chine, Erik Izraele-wicz analyse cette approche, inspirée de la célè-bre phrase de Deng Xiaoping : « Garder la têtefroide et conserver un profil bas, ne jamais pré-tendre dominer », qu’il cite à plusieurs reprises.L’actuel directeur du Monde, qui ne croit pas au« consensus de Pékin », estime que le pays estentré dans un processus de transformation qui l’afait passer de puissance émergente à puissance« arrogante ». Pour prouver que le dragon a « lagrosse tête », Izraelewicz souligne que Pékin neveut plus recevoir de leçons de l’Occident (éco-nomie, environnement, relations internationales).Et de conclure : « L’éléphant est désormais dansle magasin, il reste à jouer avec lui. Jouer avecl’éléphant, c’est le connaître, le respecter, inven-ter aussi de nouveaux jeux. »

ANY BOURRIER

NO MONEY, NO HONEY. Economies intimesdu tourisme sexuel en Thaïlande. – SébastienRoux

La Découverte, Paris, 2011, 268 pages, 22 euros.

Difficile d’aborder l’étude du tourisme sexuel quandon est un homme, blanc, jeune et issu d’un paysriche. Les signes extérieurs de domination collent àla peau. Courageusement, le sociologue SébastienRoux s’est aventuré dans une longue enquête à Pat-pong, quartier « chaud » de Bangkok. « Plus qu’uneprostitution définie, standardisée, reproduite, cesont davantage des échanges qui s’observent. [Ils]ne peuvent se résumer à la seule rétribution moné-taire d’un service sexuel. » La relation tarifée peuten effet singer le couple, l’argent se travestissantalors en cadeaux, en repas, voire en mariage. Autantque l’écart de richesse avec les étrangers, c’est ladépendance financière et sociale des Thaïlandaisesqui permet le déploiement de cette « industrie dumalentendu » qui conduit les femmes de Patpong àvoir dans certains de leurs clients (euphémisés sousles appellations « Blanc », « copain », « petitami »...) une solution à leur situation.

XAVIER MONTHÉARD

RICOSTRUIRE IL PARTITO COMUNISTA.– Oliviero Diliberto, Vladimiro Giacché etFausto Sorini

Edizioni Simple, Macerata (Italie), 2011,288 pages, 346 euros.

« La disparition de l’Union soviétique n’a guèreamélioré le sort de la planète », selon les auteursde ce volume d’analyse politique. Après l’effon-drement de l’URSS et la défaite des socialismesen Europe, il n’est toutefois pas facile d’indiquerle chemin à suivre vers une autre voie. L’Italie enest un exemple : les recettes néolibérales ont pro-duit un modèle prédateur. « Peu nombreux, vain-cus, privés de guide et de points de repère, maistoujours insoumis », estiment les auteurs, lescommunistes savent qu’il est nécessaire de pas-ser un cap. Mais sur quelles bases et avec quelsinstruments ?

Entre histoire, économie et politique, le livrepropose à la réflexion collective un cadre dequestionnement. Ces « notes de discussionadressées surtout aux jeunes » puisent dans unmarxisme tout compte fait traditionnel, basé surce « renouvellement dans la continuité » qui aété celui du Parti communiste de PalmiroTogliatti et d’Enrico Berlinguer : une vision àtout le moins éloignée des expériences de lanouvelle gauche des années 1970.

GERALDINA COLOTTI

JIHADIST IDEOLOGY : The AnthropologicalPerspective. – Farhad Khosrokhavar

Centre for Studies in Islamism andRadicalisation, université d’Aarhus, 2011,

251 pages, 150 couronnes danoises.

Le sociologue libanais Farhad Khosrokhavar ana-lyse le djihadisme (chiite ou sunnite) comme uncourant minoritaire de l’islam, aux côtés du fon-damentalisme et du réformisme. Selon lui, unevision du phénomène limitée à sa dimension ter-roriste ne permet pas sa compréhension globale.L’approche anthropologique que privilégie Khos-rokhavar permet donc de combler un vide.

L’existence de l’Etat iranien prouve le réalismedes chiites et l’idéalisme des djihadistes sunnites,dont l’objectif est de créer un califat global. Cesmouvements partagent cependant l’ambitiond’instaurer un « ordre islamique international » etla croyance dans le caractère absolu des pres-criptions, ce qui les conduit à percevoir la démo-cratie comme une religion idolâtre. Enfin, leur lec-ture « fermée » du Coran se fonde sur uneherméneutique excluant toute ambiguïté. Le dji-hadisme constitue un contre-exemple criant pourles théories de la « fin des idéologies » ou de la« fin de l’histoire ».

CLÉMENT THERME

E U R O P E A S I E A M É R I Q U E S

P R O C H E - O R I E N T BANDE DESS INÉE

« Petite Histoire des colonies françaises »

ALA parution du premier tome de ce désopilant « essai graphique » qui retracel’histoire de la colonisation française, en 2006, les auteurs, facétieux, avaientprévenu : « Petite Histoire des colonies françaises passe en revue cinq siècles

de colonisation en rentrant bien dans les détails pour qu’on ne loupe pas un seulaspect positif. [C’]est un livre sain, qui remet bien les choses à leur place. En plus,il est distrayant et conviendra bien aux enfants, généralement mal renseignés surces questions. » Cinq ans plus tard, le résultat est là : quatre tomes – et plus de cinqcents pages – d’ironie cinglante et de coups de crayon ravageurs qui réduisent enpoussière les supposés « bienfaits » de l’« œuvre coloniale » (1).

Confiant la narration à un Charles de Gaulle étonnamment barbichu, puis àun François Mitterrand tout aussi mal rasé, Grégory Jarry (texte) et OttoT. (dessin) ne négligent aucun épisode de cette « glorieuse » épopée. Depuis ladécimation des Indiens d’Amérique, au XVIe siècle, jusqu’à l’instauration d’unvicieux système néocolonial en Afrique, au XXe, en passant par la conquête del’Algérie, la soumission des « indigènes » ou les quantités de sang versées pourfreiner la décolonisation, tout est raconté sur un ton badin et décalé. Lesgrincheux relèveront sans doute quelques approximations. C’est la loi du genre.

Mais l’objectif de cette série, aussi décapante que documentée, n’est pas de sesubstituer aux manuels scolaires défaillants. Il s’agit plutôt d’arracher parl’humour quelques couches de cette culture coloniale entretenue par les mysti-fications officielles.

THOMAS DELTOMBE.

(1) Grégory Jarry et Otto T., Petite Histoire des colonies françaises, tome 4, « La Françafrique »,Editions Flblb, Poitiers, 2011, 128 pages, 13 euros.

LITTÉRATURES

Exploration européenne

24SEPTEMBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

UNASUR. Un espacio de desarrollo y coopera-ción por construir. – Commission économiquedes Nations unies pour l’Amérique latine et lesCaraïbes (Cepal). (Mai 2011, Santiago du Chili,téléchargeable à www.eclac.cl) Ce rapport consa-cré à l’Union des nations sud-américaines (Una-sur) éclaire les défis de ce bloc politique consti-tué en mai 2008 et composé de douze pays(Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Colombie,Equateur, Guyana, Paraguay, Pérou, Surinam,Uruguay et Venezuela). Notamment : les inéga-lités, une charge fiscale limitée (22,9 % du pro-duit intérieur brut) et un risque de « reprimari-sation » d’économies tirées par les exportationsde matières premières.

L’EMPREINTE COMMUNISTE. PCF etsociété française, 1920-2010. – Roger Martelli

Les Editions sociales, Paris,260 pages, 2010, 12 euros.

Comment un parti qui a récolté jusqu’à 28,6 % desvoix aux élections législatives (en novembre 1946)a-t-il pu sombrer à 4,4 % (en 2007) ? L’« empreintecommuniste » sur la société française est-ellemorte ? C’est à ces questions – parmi d’autres –que répond l’historien Roger Martelli. Il retracel’histoire de l’influence du Parti communiste fran-çais (PCF), apporte un éclairage neuf sur ses liensavec le parti de Lénine et les traditions révolu-tionnaires, ses amours soviétiques et ses racinesfrançaises, ainsi que sur son implantation com-munale et son inévitable déclin. Il montre égale-ment le décrochage du PCF au sein des couchespopulaires, et notamment chez les ouvriers. Mar-telli fait le parallèle avec l’évolution du capita-lisme ; ce qui le conduit à penser que l’idée com-muniste n’est pas morte. Mais il se garde bien – etavec raison – de conclure à un renouveau…

MAUD PASCAL

SARKOZY M’A EXPULSÉ. – Réseau éduca-tion sans frontières. (Charlie Hebdo - Les Echap-pés, Paris, 2011, 160 pages, 10 euros.) L’ou-vrage reprend les récits, publiés depuis 2008dans Charlie Hebdo, d’hommes, de femmes etd’enfants « sans-papiers » venus du monde entierpour fuir la misère ou la guerre et qui sontconfrontés à la brutalité de l’administration fran-çaise et de sa politique des quotas.

tableau saisissant de ce mondeen marge de la grande ville, siproche, si loin, et viennentfaire déborder le rapportcomme un fleuve. Le vieuxflic laisse faire ; parfois, ils’introduit dans leurs discours,à l’improviste, sans senommer. Il sait qu’il est desleurs. Il écrit son rapport, et ilest aussi Antunes écrivant.Tous deux se commentent,raturent, tentent le coup– « au moment où je m’ap-prêtais à gagner la rue j’aientraperçu par la porte entre-bâillée / (j’ai entraperçu parla porte entrebâillée bravo

fallait la trouver celle-là) du salon / (change le verbe) j’aidistingué / (change le verbe) j’ai remarqué… »

Mais l’auteur, c’est aussi le lecteur, bien sûr, qui doit faireson chemin dans le labyrinthe. En 2000, Antunes déclarait auMagazine littéraire : « Je suis incapable de parler de moi et plusincapable encore de parler de mes livres : je ne les ai pas lus,je les ai seulement écrits. » Il faut le prendre au mot. L’auteurn’est pas un démiurge, il n’est propriétaire de rien ; son travailest de donner forme à l’immense bruit des êtres qui n’ont pasla parole, le bruit du monde d’en bas. Et, ce faisant, il inventeune langue neuve, une musique inouïe : un style. Comme seulsen sont capables les plus grands, William Faulkner ou MarcelProust ou Cormac McCarthy…

Son écriture proliférante, sans trace de ces bons sentimentsqui étouffent la littérature bien-pensante, déploie dans lalangue même les violences, les cocasseries, la vie matérielle etla mort des laissés-pour-compte, avec une hauteur poétiqueformidable, ici magnifiquement traduite. Au fil de ses échappées,on rêve longtemps – « C’était le bêlement d’un corbeau,c’était le vent dans les hêtres, c’était un chevreau qui n’hésitaitplus sur le chemin et libéré filait au trot en direction de la nuit. »

A la fin du rapport, quelqu’un s’en va dans une voiturevolée. On ne sait pas trop si c’est un enfant rescapé du carnage,le vieux flic, Antunes : comment savoir ? Quelqu’un, c’est tout,avec à son côté une vieille, morte depuis longtemps, qui l’ap-pelait « mon petit ».

MARIE-NOËL RIO.

La rumeur des orphelins

Mon nom est légion

d’António Lobo Antunes

Traduit du portugais par Dominique Nédellec,Christian Bourgois, Paris, 2011,

511 pages, 23 euros.

C’EST un gros rapport de police, rédigé par un flic àla fin d’une carrière pas bien brillante, à propos de huit sus-pects, tous issus du quartier du Premier-Mai, au nord-ouestde Lisbonne, un quartier « malheureusement connu pourson délabrement et les problèmes sociaux y afférents ». Sixmétis, un « nègre », un Blanc : huit jeunes de 12 à 19 ans,huit enfants. Ils sont bardés de fusils, de couteaux, ils sontignorants, ils n’ont d’autre avenir imaginable que celui deleurs parents – quand ils en ont –, ils s’ennuient. Parfois, ilsparlent avec les morts et les morts leur parlent. Et, de tempsen temps, ils partent en expédition. Ils n’ont rien, alors ilsprennent. Ils volent, violent, torturent, tuent avec une par-faite inhumanité. Il est vrai que personne ne leur a appris ceque pourrait être l’humanité. Depuis toujours, ils sontméprisés, condamnés. Parce que nègres, parce que pauvres.Ils sont les débris de l’histoire, de la guerre coloniale enAngola, les rejetons de ceux que la « révolution desœillets », trahissant ses promesses, a laissés dans le fossé.Ils sont la racaille de toutes les banlieues minables de toutesles grandes villes.

Le rapport, commencé dans les règles, dérape trèsvite : le policier vieillissant y consigne le désastre de sa vie.Et puis, alors que l’enquête commence à peine, la hiérarchieenvoie quelques jeunes flics pressés d’en découdre. Ils seplanquent dans les figuiers sauvages à l’orée du quartier, aumilieu des oiseaux, des belettes et des chiens maigres. Ilsabattent les enfants un par un et mettent le feu aux baraques,afin que tout cela n’ait jamais existé. Parallèlement aucarnage, les témoignages d’une foule de gens dressent un

AFRIQUE

Une arme pour le futur

QUI est cette femme blanche, une machette plantéedans la tête ? Et ces deux hommes, noirs, qui l’en-cadrent en rigolant ? Avec son grain crade, cela

pourrait être un snuff movie (1) surgi d’un enfer tropical.En fait, c’est l’une des pièces de la compilation In/Flux.Mediatrips From the African World, premier opus d’unesérie française consacrée aux vidéos et films expéri-mentaux issus du monde africain, à l’initiative du collectifcongolais Mowoso.

Les œuvres réunies dans ce DVD (2) – sud-africaines,mozambicaines, algériennes, camerounaises – « refusentd’être classées, étiquetées, expliquées ». Ce sont des« interzones », explique Dominique Malaquais, l’auteurdu livret. On y navigue d’un moment postcolonial à unautre, où « passé, présent et futur s’entrechoquent ».Cette femme blanche exhibée ne rappelle-t-elle pasPatrice Lumumba (3), sur le camion qui l’emmène versla mort ? Vocabulaires et grammaires visuelles s’em-mêlent aussi, tout comme les langues, jusqu’à l’hypnose.Le temps se courbe. L’Algérien Neil Beloufa filme unMali envahi par les vaches. Sur la Lune, l’ectoplasmedu réalisateur et plasticien camerounais récemmentdisparu Goddy Leye possède, lentement, le scaphandrede l’astronaute Neil Armstrong. L’Afrique du Sud yintervient en force, fidèle à sa réputation de plate-formede tous les possibles dans le domaine de la créationartistique. Dans un parking, la vidéaste Julia Raynhamconvoque Sade et Frantz Fanon autour d’un poème enlangue sepedi, glissant sur deux hommes, en tenue sadomasochiste, exhibant un faucon lui-mêmeencagoulé.

Ces films restent à la marge de la création grandpublic continentale. Pour autant, ils attestent quel’Afrique est en train de se réapproprier des thématiquesdont elle avait été expropriée, en premier lieu celle del’afrofuturisme. On pensait ce concept – brassantgeste historique, science-fiction, magie, afrocentrisme,égyptologie, technoculture – réservé à une bande degéniaux et fantasques musiciens afro-américains, dujazzman Sun Ra au DJ techno Derrick May en passantpar le maître funky George Clinton. Comment lesartistes du continent auraient-ils pu, en effet, dans l’antiutopie ambiante, s’offrir le luxe d’une telle cosamentale : fantasmer l’avenir ? Mais, désormais,l’Afrique commence elle aussi à inventer sa propre

mythologie futuriste, sa science-f iction/dictioncompressant l’espace temps.

Le compositeur franco-camerounais Franck Biyongacommencé à tirer le fil de la pulsation afro-beat, ce stylenigérian dont son grand propagateur, le défunt FelaKuti, voulait justement faire « l’arme du futur ». Le filest devenu pelote, jusqu’à ce que son collectif – hierMassak, aujourd’hui Afrolectric Orkestra – se mette luiaussi à parler en langues. Désormais, Biyong et son groupejouent des rythmes bikutsi, techno-assiko, afro-jazz,rap, soul, croisent Ornette Coleman et les Camerounaisdes Têtes brûlées, Frank Zappa et le Ghanéen K. Frimpong.L’univers du groupe de jazz-rock Magma n’est pas loin.Tout comme, bien sûr, les brûlots de Fela. C’est à l’oc-casion d’un retour au pays, à Douala, fin 2009, dans lestudio d’un autre alchimiste, le musicien Jean-MarieAhanda, que tout s’est définitivement mis en place. Leséjour fut en effet l’occasion d’« un vrai choc » pourBiyong. Il y découvrit un autre présent, apprit un autrepassé que celui qu’il connaissait en tant que « négro -politain », en premier lieu les arcanes de la guerre secrètefrançaise des années 1955-1971. Son disque Visions ofKamerun (4) est le fruit de cette transmutation. Lesfemmes y règnent, assurées, par les voix de GladysGambie et Sandra Nkake, de faire battre les… chœurs deces histoires retrouvées-passées, présentes, futures.

Vidéastes ou musiciens, ces afronautes composentl’équipage d’une station spatiale qui orbite souventautour de l’ovni sud-africain Chimurenga. Avec sonfestival de musiques de traverse au Cap, ses blogs – dontle Panafrican Space Station –, la revue fondée en 2002par le Camerounais Ntone Edjabe (5) est en train dedevenir le cap Canaveral de cette Afrique qui a repris goûtau(x) futur(s). Enfin !

ALAIN VICKY.

(1) Film, le plus souvent pornographique, mettant en scène torturesou meurtres (réels). L’authenticité des snuff movies est sujette à caution.

(2) In/Flux. Mediatrips From the African World, Lowave, Paris,2011, 25 euros.

(3) Ancien premier ministre du Congo-Kinshasa, assassiné en 1961.

(4) Franck Biyong et Massak, Visions of Kamerun, AkhetAtonRecords, 2010.

(5) www.chimurenga.co.za

SARKOBERLUSCONISME, LA CRISEFINALE ? – Pierre Musso

Editions de l’Aube, La Tour-d’Aigues, 2011, 170 pages, 8,50 euros.

On a relevé bien des similitudes entre MM. SilvioBerlusconi et Nicolas Sarkozy : narcissisme,proximité avec les milieux économiques, finan-ciers et médiatiques, conception autoritaire (etjouisseuse) de l’action politique. Mais ces res-semblances relèvent-elles du hasard ou définis-sent-elles une fonction structurelle dans l’ordrepolitique mondialisé ? Pour le chercheur PierreMusso, le « sarkoberlusconisme » constitue un« modèle politique néolibéral euro-méditerra-néen » caractérisé par une idéologie : l’exalta-tion de l’entreprise et du management. Les deuxdirigeants assurent la promotion de cet « azien-dalisme » (de l’italien azienda, « entreprise »)qu’ils déploient au sein des institutions et de l’es-pace public. Il ne s’agit plus uniquement de pro-mouvoir l’esprit d’entreprise, mais de procéder àla transformation de l’Etat, depuis l’Etat, afin dele façonner en acteur néolibéral de la guerre éco-nomique mondiale. Un thatchérisme « adapté àl’Europe du Sud latine et catholique », en quelquesorte. Affaibli, ce modèle pourrait se révéler rési-lient « tant que les centres-gauches n’auront pasconstruit une alternative (…) en dehors des sim-plistes fronts “anti-Sarkozy” ou “anti-Berlusconi”qui ne feraient que les conforter ».

CHRISTOPHE VENTURA

P O L I T I Q U E H I S T O I R E

25 LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

« MOI, JAURÈS, CANDIDAT EN 2012... »– Jean-Pierre Fourré

Editions de Matignon, Paris, 2011, 88 pages, 10 euros

Le titre pourrait passer pour une plaisanterie.Mais tous ceux qui, à gauche comme à droite, seréfèrent à Jean Jaurès connaissent-ils vraimentsa pensée ? Jean-Pierre Fourré, député socialistede 1981 à 1993, et désormais retiré de la vie poli-tique, propose d’en rappeler quelques élémentsfondamentaux.

Dans cet opuscule aussi bref que dense, il ras-semble sans commentaires des déclarations deJaurès qui sonnent comme autant de réponses à lacrise politique que traverse la France actuelle. Laprofessionnalisation de la politique serait inévi-table ? « Les députés ouvriers qui n’ont pas étéréélus ou qui n’ont pas demandé le renouvelle-ment de leur mandat ont donné un bel exemple :ils ont tout simplement repris leur métier. (…)Chauvin, le coiffeur Chauvin, comme disaientdédaigneusement les feuilles élégantes, a repris lepeigne et le rasoir. » Le suffrage universel estsujet à critique ? « Le pouvoir exécutif a une dou-ble fonction, exécuter les volontés de la Chambreet être le centre vivant qui coordonne les idéeséparses et fait aboutir l’œuvre législative. Parsuite, c’est de l’Assemblée que le pouvoir exécu-tif doit émaner. Et pour agir sur elle, avec elle, ilfaut qu’elle soit responsable… »

JÉRÉMY MERCIER

LA POINTE DU COUTEAU. Mémoires,tome I. – Gérard Chaliand

Robert Laffont, Paris, 2011, 460 pages, 21 euros.

Voici l’itinéraire d’un enfant du second XXe siè-cle. En 1952, l’auteur, adolescent, part sans sonbaccalauréat pour l’Algérie française. Il va décou-vrir le monde mais aussi l’injustice coloniale.D’abord exploration, le voyage deviendra pro-gressivement politisation. Sans se soucier des ana-lyses théoriques qui font les joies du Quartierlatin, à Paris, il rencontre les dirigeants et juge devisu les hommes, les méthodes et les organisations.S’interroger en 1964 sur le caractère socialiste del’Algérie indépendante, c’est briser l’image sacra-lisée d’un modèle de développement. Douter en1970 de la capacité organisationnelle de la résis-tance palestinienne, c’est avoir raison trop tôt.Ecrire dans Partisans, revue-phare du tiers-mon-disme, que les guérillas sud-américaines échoue-ront par machisme et défaut d’implantation pay-sanne, c’est se heurter au mythe guévariste. Sathèse de doctorat sur « les mythes révolutionnairesdu tiers-monde » est refusée par les éditeurs fran-çais et sera publiée d’abord aux Etats-Unis, où onreconnaît la valeur de ses travaux et lui proposed’enseigner dans des universités prestigieuses. Ilen garde une affection critique pour la civilisationaméricaine. La France, qui l’a adopté commeenfant de réfugié arménien, mettra beaucoup plusde temps. A 75 ans, Chaliand, toujours aussi vail-lant et aussi frugal, réinvestit encore ses droitsd’auteur dans ses voyages.

PIERRE CONESA

ON CHINA. – Henry Kissinger

The Penguin Press, New York, 2011, 586 pages, 36 dollars.

Conseiller à la sécurité nationale de RichardNixon, l’auteur avait organisé la venue histo-rique du président américain en Chine en 1972.Depuis cette date, il y a effectué une cinquantainede visites et rencontré à cinq reprises le « philo-sophe roi » Mao Zedong, ainsi que tous ses suc-cesseurs. Dans un ouvrage massif qui se veut à lafois livre d’histoire, de réflexion et de Mémoires,il entend expliquer les concepts stratégiques quiont guidé l’empire du Milieu depuis des millé-naires. La grille de lecture centrale oppose deuxconceptions : d’une part le wei qi (ou jeu de go),fondé sur une logique d’encerclement patient,privilégié par les Chinois ; d’autre part le jeud’échecs pratiqué par les Occidentaux, bâti surdes confrontations ponctuelles visant à une vic-toire totale, souvent éphémère.

Comprendre ces différences permettrait aux Etats-Unis de mieux gérer leurs relations avec la Chine.Car si leur rivalité ressemble à celle opposantl’Allemagne impériale à la Grande-Bretagneavant 1914, un modus vivendi serait possible avecun peu de realpolitik. On retrouve ici la complai-sance de l’auteur envers les violations des droitshumains, jugées nécessaires à la stabilité, et sondésintérêt pour les questions économiques – ilavait affirmé en 1972 que les échanges commer-ciaux entre les Etats-Unis et la Chine étaientvoués à rester « infinitésimaux ».

IBRAHIM WARDE

DU MONDE

FRANCOPHONIE ET MONDIALISATION.Histoire et institutions des origines à nosjours. – Trang Phan et Michel Guillou. (Belin -Agence universitaire de la francophonie,Paris, 2011, 472 pages, 37 euros.) Premiermanuel universitaire consacré à la francopho-nie, cet ouvrage en présente l’histoire, la phi-losophie et les institutions. L’analyse est agré-mentée de citations bien choisies, de cartes etde tableaux. Les auteurs soulignent égalementles enjeux politiques et économiques de lafrancophonie. Bien loin de la citadelle assié-gée qu’on décrit parfois, elle constitue unatout à la fois culturel et commercial sous-estimé, en particulier à Paris.

LES MISES EN SCÈNE DE LA GUERRE AUXXe SIÈCLE. Théâtre et cinéma. – Sous ladirection de David Lescot et Laurent Véray.(Nouveau Monde, Paris, 2011, 685 pages,49 euros.) Peut-on représenter la violence, lamort, la souffrance sans tomber dans le registreconvenu de la dénonciation et de l’indignation ?Cet ouvrage collectif analyse une « esthétique dela guerre » qui, naviguant entre spectacularisa-tion et distanciation, renvoie le cinéma et lethéâtre à leurs propres limites.

D A N S L E S R E V U E S

D V D

E N V I R O N N E M E N T

C’EST QUOI C’TARMAC ? Projet d’aéroportau nord de Nantes. Profits, mensonges et résis-tances. – Collectif Sudav

No Pasaran, Paris, 2011, 168 pages, 10 euros.

A Nantes, le projet d’un nouvel aéroport date desannées 1970. Suspendu en 1979, crise pétrolièreoblige, il réapparaît en 1998. Les arguments poursa construction à Notre-Dame-des-Landes « ontchangé avec le temps. Certains s’évanouissent,d’autres apparaissent ou resurgissent » : accueil-lir le Concorde, modifier le survol de la ville,prévenir la saturation… Toutefois, l’un d’euxretient l’attention : l’aéroport actuel « gêne ledéveloppement urbain », une partie du centre-ville étant classée en zone d’exposition au bruit.Si ce projet pharaonique, estimé à 4 milliardsd’euros, risque d’ensevelir sous le béton deuxmille hectares de terres agricoles – où l’on voit« le matin à cinq heures et demie, l’été, au pré, lesrenards qui sont parmi les vaches (…), à laper[les pertes de] lait » –, il est aussi un outil de réap-propriation de la cité par les classes dominantes.Pour les auteurs, l’objectif du député-maire socia-liste Jean-Marc Ayrault se résume à « propulserNantes dans le cercle restreint et convoité desvilles les plus attrayantes pour les marchés ».

FRANÇOIS MALIET

La Presse de la Commune de1871, DVD-ROM édité par l’asso -ciation Radar (Rassembler, diffuser lesarchives des révolutionnaires)

Surprenante recommandation du Journal off icielle 20 mars 1871 : « Les habitants limitrophes desgrandes voies de communication servant au transportdes vivres pour l’alimentation sont invités à disposerleurs barricades de manière à laisser la libre circu-lation des voitures. » Nouvelle annonce lelendemain : « Jusqu’à nouvel ordre, (…) les proprié-taires et les maîtres d’hôtel ne pourront congédierleurs locataires. » Réunis sur un DVD, classés etindexés, les plus importants titres de l’époque(Le Journal off iciel, Le Père Duchêne, Le Patriote, LeCri du peuple, Le Vengeur, La Sociale, etc.) offrentun voyage passionnant dans le quotidien de laCommune de Paris.

2011, 15 euros, www.association-radar.org

ASIE

Réfléchissez, les miroirs

QUAND la violence est-elle justifiée ? Cette questionobsède l’écrivain-reporter William T. Vollmann. Illa pose le plus souvent possible durant ses enquêtes

en Asie du Sud-Est (1). Un drôle d’oiseau, ce Vollmann.Le genre d’homme qui, lorsqu’un chef yakuza mi-menaçant, mi-maître zen lui demande « Quelle est votrevie ? », répond crânement « Je veux être bon. Je veux fairele bien. » Il prend ainsi de gros risques pour escamoter unegamine prisonnière dans un bordel thaïlandais « par unenuit humide et piquante dont les dangers frétillaientcomme les poils grouillants d’un litchi ». Hautementméritoire, à coup sûr. Mais, comme par ailleurs l’apologiede l’autodéfense voisine avec des considérations aussi peusubtiles que : « Les prostituées volontaires (...) peuvent nepas aimer leur profession en elle-même ; c’est égalementvrai de la plupart des concierges, des éboueurs et desdactylos », on hésite à lui décerner ne serait-ce qu’un brevetd’honorabilité. A quel système de valeurs se réfère donccet individualiste ambigu ?

Vollmann questionne l’auteur ou la victime desbrutalités (il ne s’intéresse pas aux violences qu’oncommet contre soi-même, comme le suicide ou la culpa-bilité) dans leur altérité même : il les perçoit moinscomme des êtres voués à l’échange que comme desfigures muettes – comment alors briser la glace ? Que noustrouvions justifié tel acte violent, ou qu’à l’inverse nousle considérions comme non fondé, sommes-nous sûrs d’êtrepassés de l’autre côté de la psyché ? « Il est si facile deprendre connaissance des atrocités, d’en voir les preuves,comme beaucoup de visiteurs à Phnom Penh ont vu lescrânes sur les étagères, et même d’en être ému, mais celane veut pas dire qu’elles sont comprises. » Faisant denécessité vertu, Vollmann se sert de l’extériorité del’étranger, une position qui permettrait de suspendre letemps du jugement et de promener partout un miroir, mêmedéformant. Et il restitue avec une grande force, indénia-blement, l’Asie du Sud-Est de toutes les marginalités – celledes tueurs assermentés ou non, avec ses totems comme PolPot et le roi de l’opium birman Khun Sa – par le cynismed’une écriture oscillant entre le véridique et le grotesque (àpropos des mutilés au Cambodge : « Tous voulaient desjambes en plastique ; celles de bois absorbaient trop l’eau

des rizières »), sans jamais chercher à en finir, surtout pasavec son damné problème – « Pour un esprit ouvert, toutequestion demeure ouverte. » Mais pour parvenir à quelleréponse ?

L’interrogation sur la violence parcourt également Le Maître des aveux, consacré au tortionnaire en chef desKhmers rouges, Douch. Le portrait, sobre et rigoureux,penche vers le document historique ; il en apprendrabeaucoup à l’honnête homme qu’émeuvent les massacresde masse. L’écriture clinique du journaliste ThierryCruvellier (2), spécialiste de la justice pénale internationale,bute cependant sur l’opacité de Douch, retranché derrièreles vitres en Plexiglas du tribunal de Phnom Penh et protégépar l’écran mental qui coupe du monde ce Grand Ratio-nalisateur.

Dans la même zone géographique, le politologue EricFrécon, quant à lui, a mené une étude fouillée sur les piratesindonésiens (3) avec une rafraîchissante absence de gravitéacadémique (« Salut à toi le sorcier, salut à toi le financier,salut aussi sacrés esprits et tous les amis de la nuit »).Quelles motivations animent ceux que notre si occidentaleimagination confondrait volontiers avec les descendants deschasseurs de têtes ? « Ni terroriste, ni guérillero, nimafieux remettant en cause le commerce régional, nihéros local aux pouvoirs surnaturels, le pirate-contrebandierdes côtes d’Insulinde (...) ôte l’écume de la globalisationqu’il voit défiler sous ses fenêtres. » Une telle conclusionautorisée élargit vers la dimension politique, que l’attentionportée à la figure de l’étranger peut paradoxalement faireoublier. Les réflexions des uns sur la vie des autres, entresurface et profondeur, ne diluent-elles pas en effet les respon-sabilités ? A Vollman la balle doit être renvoyée : desemblables odyssées, revient-on meilleur ?

XAVIER MONTHÉARD.

(1) William T. Vollmann, Le Roi de l’opium et autres enquêtes enAsie du Sud-Est, Tristram, Auch, 2011, 400 pages, 24 euros.

(2) Thierry Cruvellier, Le Maître des aveux, Gallimard, Paris , 2011,373 pages, 21 euros.

(3) Eric Frécon, Chez les pirates d’Indonésie, Fayard, Paris, 2011,384 pages, 20 euros.

POL IT IQUE

La démocratie en sursis ?

S’INQUIÉTER des risques qui pèsent sur la démocratieapparaissait, il y a peu, comme une sorte deblasphème. Ceux qui s’y essayaient passaient pour

farfelus, surtout s’ils questionnaient à ce propos laconstruction européenne. Aujourd’hui, au contraire, s’in-terroger sur ce qu’on appelle pudiquement le « déficitdémocratique » est devenu une banalité. Cet euphémismetente, mine de rien, d’amoindrir le problème : « Rien n’estparfait, bien sûr, mais en y travaillant, on devrait parvenirà une amélioration »…

Heureusement, la domination des litotes commence àêtre contestée. Il n’est plus question, pour un nombrecroissant d’auteurs, de demander des réformettes : ils’agit de dénoncer franchement ce qui n’est plus seulementune dérive, mais l’abandon (voire le rejet) de la démocratiecomme système politique par une partie des classes diri-geantes, de droite comme de gauche.

Ainsi, Salomé Zourabichvili présente (1), à travers sonexpérience de diplomate, la réalité de la démocratie,aussi bien aux Etats-Unis et en Europe (qui semblent neplus y croire) que dans les anciens pays du bloc soviétique.Dans ces derniers, des régimes parodiques, entre mafia etpaillettes, se sont installés, souvent avec le soutien des chan-celleries européennes et américaine. La démocratie au nomde laquelle les pays occidentaux n’hésitent pas à déclencherdes guerres, du Kosovo à la Libye, n’est souvent qu’unthéâtre d’ombres.

Le mal est profond et les pathologies générales, révéla-trices d’un moment historique. L’historien Antonio Gibellisort de la présentation caricaturale, mais bien pratique, quiest faite de M. Silvio Berlusconi pour montrer comment leprésident du conseil italien a façonné une société séduite parles modèles oligarchiques en jouant sur le besoin de chan-gement de ses concitoyens (2). Un cercle vicieux se met alorsen place : l’épouvantail qu’il représente simplifie les débatspolitiques (« pour ou contre Berlusconi »), justifiant descoalitions de circonstance qui empêchent toute refondationsérieuse de la démocratie. Un tel péril n’est pas sansguetter la France, où une dénonciation commode deM. Nicolas Sarkozy justifie la paresse intellectuelle de sesopposants, ainsi que leurs sempiternels jeux tactiques.

Quand le suffrage universel est marginalisé et lasouveraineté populaire bafouée – comme cela s’est produitaprès le vote du 29 mai 2005 sur le projet de Constitutioneuropéenne en France –, comment sortir de ce qui semblen’être plus qu’une impasse ? Alain Delcamp, Anne-Marie

Le Pourhiet, Bertrand Mathieu et Dominique Rousseau (3)passent au crible, au travers de petits chapitres synthétiques,les défis lancés à une démocratie qui ne peut se résumerau dépôt d’un bulletin dans l’urne : respect des droits fonda-mentaux, montée en puissance du juge, vote électronique,Internet, etc. Comment se recompose le corps social et àquel type de société politique cela conduit-il ? La critiqueest aiguë, même si certains des auteurs se sont montrésmoins lucides quant à la réforme constitutionnellecosmétique décidée par le gouvernement en 2008.

Georges Ferrebœuf questionne quant à lui la démocratieparticipative, dont il démontre qu’elle tient trop souventà l’écart les ouvriers, les salariés, les couples actifs avecenfants ou les jeunes (4). Il formule des propositions poursortir de ce qu’il qualifie d’« apartheid social ».

Mais c’est peut-être au-delà du continent européen qu’ilfaut aller chercher l’inspiration démocratique. Les boule-versements de la Tunisie sont présentés, de façon très vivante,par Olivier Piot (5), selon les méthodes du reportage. Sesdiscussions avec les témoins, sa rencontre avec la familledu jeune Mohamed Bouazizi, la rue, ses tensions avec despoliciers qui cherchaient la carte mémoire de son appareilphoto : autant d’épisodes vécus. Au-delà des anecdotes, onperçoit une société en ébullition qui cherche à inventer sadémocratie et qui, à cette fin, élira une Assemblée consti-tuante en octobre prochain. Manière de recréer des règlesdu jeu respectant, enfin, la volonté populaire.

Ces réflexions, dont on sent qu’elles n’en sont qu’à leursprémices, contribueront-elles à changer les us d’une droiteméprisante et d’une gauche française engoncée dans lespratiques institutionnelles léguées par François Mitterrand ?On pensait la démocratie acquise pour toujours. Pourtant,dans les soubresauts de notre monde, il faudra sans doutela réinventer, sans la trahir.

ANDRÉ BELLON.

(1) Salomé Zourabichvili, L’Exigence démocratique. Pour un nouvelidéal politique, Bourin, Paris, 2011, 134 pages, 19 euros.

(2) Antonio Gibelli, Berlusconi ou la démocratie autoritaire, Belin,Paris, 2011, 160 pages, 15 euros.

(3) Alain Delcamp, Anne-Marie Le Pourhiet, Bertrand Mathieu etDominique Rousseau (sous la dir. de), Nouvelles Questions sur ladémocratie, Dalloz, coll. « Thèmes », Paris, 2011, 162 pages, 35 euros.

(4) Georges Ferrebœuf, Participation citoyenne et ville, L’Harmattan,Paris, 2011, 152 pages, 14 euros.

(5) Olivier Piot, La Révolution tunisienne. Dix jours qui ébranlèrentle monde arabe, Les Petits Matins, Paris, 2011, 150 pages, 14 euros.

� THE NEWYORK REVIEW OF BOOKS. Rôlede l’abstention dans l’explication des électionsaméricaines ; le discours (fou) sur la nécessaireréduction de la dette des Etats-Unis ; commentGoogle nous domine et que faire ? (Vol. LVIII,n° 13, 18 août, bimensuel, 5,95 dollars. – PO Box23022, Jackson, MS 39225-3022, Etats-Unis.)

�COLUMBIA JOURNALISM REVIEW. Dans sondossier principal, la revue s’interroge sur l’avenirde la télévision publique américaine et conclutnotamment à la nécessité d’un service public del’information internationale. Voir aussi l’entretienavec Liz Cox Barrett : comment les journalistesdoivent-ils couvrir la course aux dollars électo-raux du prochain scrutin présidentiel ? ( Juillet-août, bimestriel, 4,95 dollars. – 2950 Broadway,Columbia University, New York, NY 10027,Etats-Unis.)

� EXTRA ! Aux Etats-Unis, les médias minimi-sent le rôle du changement climatique dans lescatastrophes naturelles ; les mirages de la « guerrehumanitaire » en Libye ; un portrait au vitriol durédacteur en chef du New York Times, Bill Kel-ler. (Vol. 24, n° 8, août, mensuel, 4,95 dollars. –104 West 27th Street, New York, NY 10001-6210, Etats-Unis.)

� MOTHER JONES. Un dossier sur le contre-terrorisme américain, particulièrement sur leFederal Bureau of Investigation (FBI). On ydécouvre un surprenant portrait de M. BrandonDarby, militant de la gauche radicale devenu infor-mateur du FBI. Lire aussi l’article de Tim Murphyqui dépeint Mme Michele Bachmann comme la favo-rite des primaires républicaines de l’Iowa en jan-vier prochain. (Septembre-octobre, bimestriel,3 dollars. – 222 Sutter St, Suite 600, San Francisco,CA 94108, Etats-Unis.)

� LES CARNETS DU CAP. Cette revue édi-tée par le ministère des affaires étrangères pro-pose un dossier « Vers un monde 2.0 ? », avecnotamment des textes de Samir Aita (économisteet directeur des éditions arabes du Monde diplo-matique), Yves Gonzalez-Quijano (animateurdu blog Culture et politique arabes), et un articlede l’universitaire Laurence Allard sur « Smartpower, philanthropocapitalisme et téléphoniemobile ». (N° 14, printemps-été, ni périodiciténi prix indiqués. – Ministère des affaires étrangères.)

� CULTURES & CONFLITS. Du Pays basqueà l’Italie, en passant par la Roumanie ou la Bul-garie, la question ethnolinguistique constitue unecomposante essentielle des mobilisations identitaires et politiques, dont ce numéro présenteune large palette. (N° 79-80, hiver, trimestriel,14,50 euros. – Université Paris-Ouest-Nanterre, bâtiment F, bureau 515, 200, avenue dela République, 92001 Nanterre.)

� DE L’AUTRE CÔTÉ. En Israël-Palestine, unEtat binational est-il possible ? « Rien n’est moinssûr », souligne la revue de l’Union juive françaisepour la paix (UJFP). Pour autant, l’idée « n’est pasdisqualifiée parce qu’elle serait utopique » et pour-rait même être « la seule issue dans un monde blo-qué ». (N° 7, été, trimestriel, 13 euros. – 21 ter,rue Voltaire, 75011 Paris.)

� MOYEN-ORIENT. Cette livraison dresse lebilan géopolitique et économique de la situationau Maghreb et au Proche-Orient, à la lumière dela vague révolutionnaire qui a marqué ces derniersmois, afin d’en présenter « les enjeux existants ouqui s’y dessinent » et de remettre en perspectiveles dynamiques qui traversent la région. (N° 11,juillet-septembre, bimestriel, 10,95 euros. –88, rue de Lille, 75007 Paris.)

� MONDE CHINOIS. Ce numéro interroge cequ’il est convenu d’appeler le « consensus dePékin » – une sorte de modèle de décollage pourles pays en voie de développement, participant aurayonnement chinois. A noter l’analyse de Jean-Pierre Cabestan sur « La Chine entre intégrationet affirmation de sa puissance ». (N° 25, prin-temps, trimestriel, 20 euros. – Editions Choiseul,28, rue Etienne-Marcel, 75002 Paris.)

� DÉMOCRATIE & SOCIALISME. Dix ques-tions (et dix réponses) relatives à la dettepublique : que représente-t-elle ? qui sont lescréanciers ? d’où vient-elle ? etc. Egalement ausommaire de cette publication animée par desmilitants du Parti socialiste : fusionner l’impôt surle revenu et la contribution sociale générali-sée (CSG), comme l’annonce l’engagement 17 duprojet socialiste, serait une « fausse bonneidée ». (N° 186, juin-août, mensuel, 3 euros. –85, rue Rambuteau, 75001 Paris.)

26SEPTEMBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

LARZAC. De la lutte paysanne à l’altermon-dialisme. – Pierre-Marie Terral

Privat, Toulouse, 2011, 432 pages, 25 euros.

En novembre 1971, le gouvernement françaisannonce l’extension d’un camp militaire situé aucœur du plateau du Larzac. L’expropriation desagriculteurs semble inévitable. Mais, très vite, unbras de fer s’engage : le plateau aveyronnaisdevient un haut lieu de la France militante, oùnaissent des formes de contestation originales.Dix années de lutte au cours desquelles le quotidien des Caussenards se teinte fortement depolitique.

1981 marque la fin du conflit : François Mitter-rand, élu président de la République, avait fait partde son engagement à sauvegarder le plateau. Maisl’activisme ne s’évapore pas pour autant. La nou-velle ère consacre les débuts de l’altermondia-lisme, avec pour figure de proue José Bové. Legroupe militant est sur tous les fronts, y comprisà l’international. Tout au long de l’ouvrage, laplace est largement donnée aux subjectivités, à lacristallisation des mémoires, desquelles se déga-gent idéalisation et nostalgie. En occitan, on répé-tait « Gardarem Io Larzac » (« Nous garderons leLarzac ») : « C’était la revendication d’une terre,d’une identité, d’une histoire, d’une tradition. »

ROMAIN ZLATANOVIC

LES SENTIERS DE L’UTOPIE. – Isabelle Fre-meaux et John Jordan

Zones, Paris, 2011, 256 pages, et DVD,109 minutes, 25 euros.

Sobre récit de voyage, ce livre-film au formatinsolite retrace plusieurs mois de pérégrinations enEurope et la visite, souvent fascinée, d’une dizainede lieux de vie « alternatifs ». Les auteurs vontvivre chacune de ces « utopies réalisées », ques-tionner inlassablement, s’enthousiasmer ou émet-tre des doutes. « Il n’est pas question d’atteindrel’autosuffisance pour vivre détaché du monde,mais de choisir ses propres réseaux d’interdépen-dance afin d’être autant que possible maître de seschoix et de sa vie. » Vivre autrement est un enga-gement politique, contre « la tendance grandis-sante à maintenir (de gré ou de force) une popu-lation dans son ensemble dans une conformitédont il est évident, malgré les discours pompeuxsur la démocratie et la liberté, qu’on n’a pas ledroit d’en contester les normes sans risquer unviolent rappel à l’ordre ». Un récit stimulant qui,avec l’appui de nombreuses références et d’unfilm illustratif, invite à soutenir ces expériences etcommunautés – comme l’école anarchiste Pai-deia, la ferme autogérée de Cravirola ou la « libreville » danoise Christiania – et même, pourquoipas, à s’y mettre soi-même, à l’instar des auteurs,qui ont quitté leur appartement de Londres pouracquérir des terres collectives en France.

BENJAMIN CALLE

S O C I É T É

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LAURENT MILLET. – « Nuée », 2008

IMAGE

Eloge du flouProposer au spectateur des imagesle plus nettes possible peut semblerle minimum que l’on soit en droitd’attendre d’un cinéaste.Par leur qualité comme dansleur enchaînement, elles doivent êtresans ambiguïté, propres, limpides,rassurantes. Mais est-on si sûr quecette approche soit la mieux à mêmede rendre fidèlement la vérité du réel ?

PAR GÉRARD MORDILLAT *

CE qui, dans le cinéma, dit le cinéma, c’estce qui échappe à la dramaturgie, à la machinerie ;c’est l’imprévu, le vague, le flou. C’est ce que lecinéaste ne cherche pas à montrer ; ce qui déserte lecadre, le dépasse, le déborde. C’est le territoireinexploré de l’image, ce qu’elle saisit par inad-vertance. Ce qui n’est ni au premier ni au deuxièmeplan, mais au loin : les fonds, les ciels, la figurationinvolontaire, la nature, le vide. Cette matière noire,impalpable, qui protège la part maudite des films, leurchair profonde, leur épaisseur. C’est « ce grandvoile de brume rouge (1) » qui nous fait voir avec lecœur ce que les yeux ne peuvent saisir.

Pourtant, le flou demeure un des tabous les pluspuissants du cinéma.

Concrètement, c’est l’exemple même de la fauteprofessionnelle grave. C’est le plan qu’il faut refaire,qui coûte cher à la production et contrarie lesacteurs. C’est, surtout, le plan qui dément l’infail-libilité technique à laquelle prétend la profession.Filmer flou, c’est apparaître vulnérable. Le flou estau cinéma ce que l’apostasie est à la religion. L’ac-cepter, c’est tout renier. Tout remettre en cause.

Malgré cela, devant une image floue de mafille, je suis ému. Comme si, en ne distinguant pasclairement ses traits, je saisissais quelque chose deplus intime, de plus secret. Peut-être aussi que ce« bougé » atteint à la sensation pure du véritable trem-blement de la vie. Le flou nous permet « d’atteindrela réalité dans ses profondeurs, de la rendre dans saviolence », disait le peintre Francis Bacon, dans sesentretiens avec David Sylvester.

Il existe un portrait médiocre d’Arthur Rimbaud,en Abyssinie, à Harar, en 1883. Les traits del’homme sont difficilement discernables. Est-ceRimbaud, n’est-ce pas lui ? Impossible d’avoir unecertitude. C’est ce qui fait la troublante beauté decette photographie. Le flou prononce l’éloge dudoute. Il ne propose rien d’autre que de s’interrogersur ce que l’on voit, que ce soit Rimbaud, quelqu’unou quelque chose d’autre. De s’interroger sur le réel,sur l’image, la société qui la produit, le monde quil’expose. Le flou, c’est la question, l’essence mêmede la philosophie, or c’est le net, son contraire, quiest sacralisé.

Le flou, c’est l’impur dans l’image. C’est aussila tare qui doit être éliminée du scénario par l’appli -cation inflexible de la loi de cause à effet. GeorgesFeydeau, en son temps, avait fait de cette règle lemoteur même du comique de ses pièces. AHollywood, pas question de rire, il faut qu’un planouvre toujours sur la compréhension du suivant etéclaire celui qui précède. Rien ne doit être flou, ilfaut que tout s’explique, que le scénario soit « aupoint ».

Un certain cinéma – américain en particulier –transmet un même message fondamentalementpolitique en direction du public supposé ignorantet débile : n’ayez pas peur, tout est sous contrôle,nous savons. Ceux qui écrivent savent, ceux quitournent savent, ceux qui financent savent. Dans laplus tempétueuse des aventures, dans la plushorrible affaire criminelle, dans la guerre la plusatroce, tout est clair, maîtrisé, expliqué. Tandis quela vie n’est faite que d’incertitudes, de doutes, d’angoisses, il n’y a ni ombres ni flous sur l’écran.Le spectateur paye sa place pour sortir rassuré. Lecinéma agit ainsi comme un formidable anxiolytiqueet un tout aussi formidable moyen de contrôledes masses.

27 LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

� REVUE POLITIQUE ET PARLEMENTAIRE.Comprendre les raisons de l’abstention, du réta-blissement du Front national et de la confirmationde l’influence des écologistes lors des électionscantonales françaises de mars 2011 ; le présidentde la commission des finances à l’Assemblée natio-nale expose ce que serait une « fiscalité juste, pro-gressive et simplifiée » ; un entretien avec M. AbdouDiouf sur la francophonie, qu’il juge en progres-sion. (N° 1059, avril-juin, trimestriel, 24 euros. –3, rue Bellini, 92800 Puteaux.)

� TÉMOINS CGT. La revue des journalistes duSNJ-CGT s’intéresse aux rédacteurs Web, jeuneset précaires, et relate l’enquête dans le Nord-Pas-de-Calais sur la souffrance au travail. Elle revientégalement sur la « guerre des chefs » qui aopposé Christine Ockrent et Alain de Pouzilhacà la tête de l’Audiovisuel extérieur de la France(AEF). (N° 44, avril-juin, trimestriel, 2,30 euros.– 263, rue de Paris, Case 570, 93514 MontreuilCedex.)

� ESPACES DE LIBERTÉ. Le magazine du Cen-tre d’action laïque de Belgique consacre un dos-sier au sport et à son rôle dans la constructiondu lien. Si le sujet est classique, les auteurs le met-tent à l’épreuve de nouveaux défis tels que la santépublique et le chômage. A signaler aussi, l’édito-rial de Pierre Galand qui souligne la présence crois-sante des Eglises chrétiennes dans les institutionseuropéennes. (N° 399, juillet, 11 numéros par an,2 euros. – Campus de la plaine, ULB, CP 236, ave-nue Arnaud-Fraiteur, 1050 Bruxelles, Belgique.)

� URBANISME. « Les villes inspirent inégalementles écrivains. Certaines sont peu poétiques et d’autrescrouleront sous les tonnes de livres écrits à leur gloire »,constate Thierry Paquot en ouverture du dossier.D’Emile Zola à Italo Calvino en passant par PierPaolo Pasolini, les multiples contributions mettenten lumière les liens étroits entre l’urbain et la lit-térature. (N° 379, juillet-août, bimestriel, 18 euros.– 176, rue du Temple, 75003 Paris.)

�SOCIÉTÉS CONTEMPORAINES. Ce numéropropose un questionnement sur la vocation,qu’il s’agisse de celle de footballeur professionnelou de petit rat de l’Opéra. Il publie également unecritique cinglante des déterminants « culturels »de la délinquance invoqués par le sociologueHugues Lagrange. (N° 82, avril-juin, trimestriel,16 euros. – 117, boulevard Saint-Germain,75006 Paris.)

� GÉOÉCONOMIE. Instrument de soft power, lecinéma refléterait la puissance d’une nation. Larevue analyse ainsi le déclin du septième art amé-ricain comme un reflet des difficultés écono-miques, sociales, etc., que traversent les Etats-Unis.A noter en particulier l’article de Nolwen Mingantsur les rapports historiques entre Washington etHollywood. (N° 58, été, trimestriel, 20 euros. –28, rue Etienne-Marcel, 75002 Paris.)

� ESPRIT. Dans ce numéro consacré à l’œuvrede Claude Lévi-Strauss, on retrouve également plu-sieurs articles portant sur l’usage du tirage au sorten politique : le hasard permet-il de lutter contrela confiscation du pouvoir ? Faut-il s’inspirer du sys-tème judiciaire, qui utilise cette pratique quoti-diennement ? (N° 8-9, août-septembre, mensuel,24 euros. – 212, rue Saint-Martin, 75003 Paris.)

� LE MATRICULE DES ANGES. Dans sonnuméro estival, le mensuel littéraire consacre undossier à l’auteur des Papiers collés, Georges Per-ros, disparu en 1978. Egalement un entretien avecle fondateur de 13e Note Editions et une doublepage sur Walter Benjamin, à l’occasion de la réédi-tion de cinq ouvrages du philosophe alle-mand. (N° 125, juillet-août, mensuel, 5,50 euros.– BP 20225, 34004 Montpellier Cedex 1.)

* Ecrivain et cinéaste. Dernier ouvrage paru : Rouge dans labrume, Calmann-Lévy, Paris, 2011.

La netteté technique se veut garante de la nettetémorale des œuvres. Et ce d’autant plus que le cinéma,né dans les cafés, les baraques foraines, les bordels,s’est dès l’origine senti le besoin de se purifier. Leflou, c’est sale, illégitime, bâtard ; le point, c’estpropre. Mieux, comme disent les Suisses, c’est« propre en ordre ».

L’image nette sait se tenir en société. Elle nes’essuie pas les pieds sur les tapis de l’imagination.Dans le champ de la représentation, elle intervienttoujours entre le « bon goût » bourgeois et l’éti-quette d’une cour royale. L’image au point ne touche– parfois avec talent – que la surface des choses et frôleles êtres sans chercher à les connaître. C’est une illus-tration sans affects. Plus exactement, ses affects sontdissimulés par sa netteté. Dans le double sens duterme : définition de l’image et « propreté » desvisages, des costumes, des décors, tous passés àl’eau de Javel de la distance respectueuse – qui va tenirdu même coup le spectateur en respect. Ce choix-là,de l’illusion manipulatrice, aide à maintenir l’ordreen place : le « focus » est rentable… D’ailleurs,lorsqu’il y a trois acteurs dans un plan et que l’opé-rateur hésite sur celui qu’il faut favoriser, lesAméricains ont une formule qui vaut sur tous lesplateaux du monde : « focus on money » – le point surl’acteur qui rapporte le plus…

Les cinéastes sentent bien pourtant que rienn’est « au point » dans le monde, qu’aucun effet nes’explique totalement par une cause. Que le « focus »,le point, n’est pas qu’homophoniquement un « fauxcul ».

La télévision aussi privilégie la netteté.

Mais celle-ci n’y joue pas exactement le même rôlequ’au cinéma.

Dans le monde entier, les journaux téléviséssont f ilmés pleins feux, avec une très grandeprofondeur de champ et une netteté parfaite. Ces choixtechniques portent un discours bien plus puissant quele babil du présentateur. Le message du dispositif estlimpide : ce qui s’expose ici en pleine lumière est uneparole de vérité. Dans tous les régimes du monde, lejournal télévisé parle la voix du pouvoir, dit la véritédu pouvoir.

LA TÉLÉVISION, cependant, n’ignore pas tota-lement l’image floue. Plus précisément l’image« floutée », c’est-à-dire rendue partiellement illisiblepour le spectateur au nom de la confidentialité, desbonnes mœurs, de la protection des mineurs ou despersonnes recherchées par la police. Le floutage,apparu d’abord pour cacher les nudités, sertdésormais à montrer ce qui ne devrait pas se montrermais doit quand même l’être, au nom de l’infor-mation, de la liberté d’expression, du débat démo-cratique, etc., tout en respectant la protection dessources, la sensibilité des spectateurs, etc. Unemerveilleuse hypocrisie ! Ce sont majoritairementles plus démunis, les marginaux, les exclus dont levisage est flouté, la télévision disqualifiant paravance leur parole puisque leur discours est « flou ».Que ne fait-on du floutage pour les hommes poli-tiques, dont chaque intervention mériterait d’être miseen doute ?

Image floutée, spectateur floué.

A la télévision comme au cinéma, les imagesdressent un mur d’illusions, derrière lequel la souf-france des vivants et la violence de l’histoire sontoccultées. Elles rabotent la réalité, la nient et fina-

lement l’effacent. Dans un imaginaire où désormaistout se vaut, les films deviennent inoffensifs. Ce quel’image a gagné en définition, elle le perd enprofondeur, en pugnacité, comme ces visagesremodelés par la chirurgie esthétique qui ne sont plusque « des trous d’ombre creusés en formed’hommes (2) ».

Les images qui dominent actuellement le cinémasont les héritières de l’art pompier du XIXe siècle dontErnst Gombrich écrivait : « L’image est d’une facilitéde lecture pénible et il est désagréable qu’on nousprenne pour de pareils nigauds. Nous trouvonspassablement insultant qu’on s’attende à ce que noussoyons abusés par un leurre d’une telle médiocrité,qui est tout juste bon, peut-être, à attirer le vulgaire,mais non point ces complices raffinés des secrets del’artiste que nous nous piquons d’être. Mais je suisd’avis que ce ressentiment masque un trouble plusprofond. Nous n’éprouverions un tel malaise si nousne pouvions opposer une certaine résistance auxméthodes de séduction qu’on a pratiquées à notreendroit (3). »

Quelle résistance les cinéastes peuvent-ils doncopposer à cet équarrissage hygiéniste, à cetteconvention collective de l’œil ?

IL SERAIT évidemment sot d’imaginer qu’il suffitde griffer la pellicule, de la blesser, de la salir pour,miraculeusement, lui rendre d’un coup sa puissancede pénétration du réel. Il s’agit bien plutôt, commele firent les impressionnistes, les fauves, les abstraits,de se poser la question de l’expressivité. De rompreavec la dimension religieuse du « net » (il n’y a pasde portrait flou de Jésus), avec la morale, l’idéologiequi la portent. De découvrir par quelles voies lecinéma peut s’affranchir des faux-semblants quil’étouffent.

Faux-semblant du point.

Faux-semblant de la cause à effet, dont lagrammaire obligatoire n’est qu’une illusion comique,un mensonge.

La vie n’est pas nette.

La vie n’est pas raccord.

Pourquoi faudrait-il que le cinéma le soit ?

Le vrai geste de l’artiste n’est pas le geste parfait,mais le geste unique. Ce qui est fondamentalementdifférent. Un geste périlleux. Du travail sans filet, sansgaranties bancaires ni professionnelles. Un saut dansle vide. « Je tombe. Je tombe mais je n’ai pas peur,écrivait Antonin Artaud. Je rends ma peur dans le cride la rage, dans un solennel barrissement (4). »Sauter dans le flou, dans le noir, dans la peur qui noushabitent, c’est faire le saut de l’ange. C’est déserterle rang des petits épargnants des salles obscures.Affronter cinématographiquement une image de soi,une image de l’autre, au pays des grands montreursd’ombres.

Une image parfaitement sensible.

Parfaitement douloureuse.

Où s’écorcher.

(1) Roger Gilbert-Lecomte, Testament, Gallimard, Paris, 1955.

(2) Ibid.

(3) Ernst Gombrich, L’Ecologie des images, Flammarion, Paris,1983.

(4) Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, suivi de Le Théâtrede Séraphin, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 1985.

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SEPTEMBRE 2011 – LE MONDE diplomatique

UNE VISION PARTICULIÈRE DU TERRORISME

Au nom des victimesPAR SÉBASTIEN FONTENELLE *

* Journaliste.

qui, énoncé comme cela, ne peut guère susciterqu’une pleine et entière adhésion.

Et pourtant, des voix s’élèvent pour s’étonnerd’oublis quelque peu troublants. De fait, le site del’AFVT retient par exemple, au nombre des tragé-dies qui ont jalonné depuis soixante ans l’histoiredu terrorisme, les « deux attentats conjoints » du30 septembre 1956 contre le Milk Bar et la Café-téria d’Alger, où des bombes déposées par le Frontde libération nationale (FLN) ont fait « cinq mortset une soixantaine de blessés », mais ne dit rien decelui, commis un mois et demi plus tôt par des parti-sans de l’Algérie française, qui avait quant à lui faitseize morts et cinquante-sept blessés dans la casbah,inaugurant un long et sanglant cycle de représailles.De même, l’association n’évoque nulle part la pour-tant longue série de crimes perpétrés par l’Organi-sation armée secrète (OAS), après que le peuplefrançais s’est massivement prononcé en faveur del’autodétermination de l’Algérie le 8 janvier 1961.

Qu’on se rassure, cependant.

Contrairement à ce que l’on pourait supputer – surla foi de hâtifs présupposés –, il n’y a rien de déli-béré, bien au contraire, dans cette apparente hémi-plégie mémorielle, qui s’explique très simplement,assure M. Denoix de Saint-Marc, par le mutisme decertains rescapés : lui-même connaît ainsi « desvictimes d’attentats de l’OAS », mais, regrette-t-il,« elles refusent de témoigner ».

DÈS LORS, on aurait mauvaise grâce de se forma-liser des apparentes insuffisances de l’associationlorsque, poursuivant son tri sélectif, elle néglige aussid’évoquer le terrorisme des Etats – pour la plusgrande satisfaction de certains supporteurs dugouvernement israélien, qui se réjouissent surInternet, et par anticipation, de la tenue du si promet-teur congrès de Paris.

Puisqu’en effet, loin de refléter une quelconquevolonté d’occulter des pans entiers d’une réalitécontrastée, ces impasses trahissent, comme M. Denoixde Saint-Marc le souligne avec un peu de persévé-rance, la pusillanimité de certaines victimes quand lemoment vient de rapporter publiquement ce qu’ellesont subi. Est-ce de sa faute si l’AFVT n’a ainsi trouvé,

SOMMAIRE Septembre 2011

JOHN KENNETH GALBRAITH

Prendre parti

L’Art d’ignorer les pauvres

L L L LES LIENS QUI LIBÈRENT

suivi de

Économistes en guerre contre les chômeursLAURENT CORDONNIER

Du bon usage du cannibalisme JONATHAN SWIFT

présente

L’Art d’ignorerles pauvresest le premier titrede la collection« Prendre parti » :une sélectionde textes marquants issusdes archivesdu Monde diplomatique, abordantles questionscrucialesd’aujourd’huiet de demain.

80 pages – 6 €

Le 7 septembre en librairie.Commander en ligne : www.monde-diplomatique.fr/prendreparti Le Monde diplomatique du mois d’août 2011 a été tiré à 231 176 exemplaires.

A ce numéro sont joints deux encarts destinés aux abonnés :« Rue des étudiants » et « Sortir du nucléaire ».

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jusqu’à présent, pour témoigner des complexités duProche-Orient, qu’une association de solidarité avecles victimes du « terrorisme palestinien » ?

D’ailleurs, ajoute son directeur général, l’impar-tialité de l’association se mesure non seulement à cequ’elle dit haut et clair sa « volonté de dépolitiser ledébat », mais également à ce qu’elle a reçu, pour l’organisation de ses journées de septembre, le soutiende personnalités venues de bords politiques variés.« A gauche », le maire socialiste de Paris, M. BertrandDelanoë, outre qu’il a apporté une appréciable « aidelogistique », a bien voulu se laisser inscrire, avec l’ex-premier ministre Lionel Jospin, au « comité d’hon-neur » du congrès (3) ; et l’ancienne ministre de lajustice Elisabeth Guigou a accepté de donner, le16 septembre, son « avis d’experte » sur l’« évolu-tion de la menace terroriste ». Cependant que, « àdroite, tout le gouvernement » se mobilisait pour laréussite de l’événement.

Cette admirable mixité, où trois socialistes derenom se mélangent donc à la droite gouvernemen-tale au grand complet, atteste que ces trois joursd’échanges seront bel et bien placés sous le signed’une parfaite « neutralité politique ».

Mais, par un surcroît de précaution où se devinetoute sa détermination à ne pas se laisser entraînersur le terrain d’une vaine controverse, M. Denoix deSaint-Marc tient également à certifier que le choix

CE SERA, d’après l’Association française desvictimes du terrorisme (AFVT), qui l’organise, l’undes plus importants rendez-vous (de « dimensioninternationale ») de la rentrée : Paris accueille, du15 au 17 septembre, dans le prestigieux cadre del’Ecole militaire et « sous le haut patronage deNicolas Sarkozy », le Congrès international desvictimes du terrorisme, septième du nom (1).

Les précédentes éditions, dont la première a eulieu en 2004, se sont pour la plupart tenues enEspagne – en présence, à chaque fois, d’éminentsreprésentants du très droitier Parti populaire, dontle moindre ne fut pas l’ancien chef du gouverne-ment espagnol, M. José María Aznar. Mais il estaussi arrivé par deux fois qu’elles se délocalisenten Colombie : à Bogotá, en 2005, puis à Medellín,en 2009. En ces deux occasions, les organisateurspurent compter sur l’amicale participation, lors descérémonies d’ouverture, d’un homme que nul nesaurait suspecter de n’avoir pas lutté de toutes sesforces contre le terrorisme, puisqu’il s’agit du prési-dent colombien de l’époque, M. Alvaro Uribe, surqui pèse le lourd soupçon d’avoir (dans le meilleurdes cas) toléré, durant son règne, que des escadronsd’assassins paramilitaires commettent impunément,et sous le sceau, précisément, de la guerre à laterreur, d’atroces tueries (2).

Mais de ces précédents, où des observateurs insuf-fisamment conciliants pourraient presque distinguerl’esquisse d’un parti pris idéologique chez les promo-teurs de ces colloques, M. Guillaume Denoix deSaint-Marc, directeur général et porte-parole del’AFVT, ne se sent pas comptable : il a, certes, parti-cipé il y a deux ans, en tant qu’invité, au congrès deMedellín – où il se rappelle d’ailleurs avoir « vu desvictimes des paramilitaires » –, mais n’a pris aucunepart dans son organisation. De sorte que les épisodescolombiens ne le « regardent pas ».

Au reste, il se prévaut, quant à lui, et pour ce quiconcerne le rassemblement parisien dont il souhaitemanifestement millimétrer l’organisation, d’unestricte « neutralité politique et religieuse ». Ilcomprendrait donc assez mal qu’on veuille « poli-tiser » la réception d’une manifestation qui a pourunique ambition de « dénoncer le terrorisme » enfaisant « parler ses victimes » – soit un programme

des « experts » retenus pouranimer débats et tables rondes (etdont il ne souhaite pas dévoilertrop tôt l’identité, car l’engage-ment a été pris de réserver à« certains médias » la primeur decertaines informations) vaut luiaussi gage d’une irréprochableobjectivité, en même temps quede la recherche d’un équilibreentre des sensibilités diverses.

Ainsi, deux magistrats antiter-roristes connus pour n’avoir quepeu d’affinités, puisqu’il s’agitde MM. Marc Trévidic et Jean-Louis Bruguière, s’exprimeront,nonobstant leurs possibles désac-cords, à quelques heures d’inter-valle : le premier sur « l’effica-cité de la collaboration entre lesEtats dans la lutte contre lesorganisations terroristes » et lesecond, le lendemain, sur « lerecrutement de la jeunesse » parde telles organisations.

Bien sûr, M. Denoix de Saint-Marc n’est pas sans parfaitementsavoir que les griefs souvent faitsau juge Bruguière – qui fut (entoute neutralité) un candidatmalheureux de l’Union pour unmouvement populaire (UMP) à derécentes élections – ne portent

point tant sur ses éventuels différends avec le jugeTrévidic que sur ses méthodes expéditives : il a ainsiorchestré, au mitan des années 1990, et au prétextede prévenir des attentats, ce qu’un reportage deCanal+ qualifiait de « rafles sans discernement »ayant « traumatisé des innocents » (4). Mais, là nonplus, le directeur général de l’AFVT ne souhaite pas« rentrer dans les polémiques ». Au demeurant, il« aime bien » M. Bruguière (qui est membre duconseil scientifique de l’association) et souhaite luiconserver toute l’attention des congressistes, car « saconnaissance des mouvements terroristes en généralest intéressante ».

Et d’ajouter encore, à l’adresse de qui s’obstine-rait, malgré ses explications, à ne pas vouloircomprendre qu’aucun préjugé n’entachera la confé-rence : « Vous verrez, parmi les victimes israéliennes,il y aura des victimes palestiniennes. »

Comment pourrait-on, après cela, qui est si ingé-nument dit, continuer de douter ?

(1) www.afvt.org

(2) Lire Laurence Mazure, « Dans l’inhumanité du conflitcolombien », Le Monde diplomatique, mai 2007.

(3) Où ils seront notamment en compagnie de « M. Nicolas Sarkozy,président de la République », et de l’incontournable « M. José Aznar,ancien président du gouvernement espagnol ».

(4) Canal+, 6 novembre 1999. Cité dans Thomas Deltombe, L’Islamimaginaire, La Découverte, Paris, 2005.

RENÉ MAGRITTE. – « Les Cicatrices de la mémoire », 1927

AD

AG

P

PAGE 2 :La raison du plus fou, par PIERRE RIMBERT. – Courrier des lecteurs.– Coupures de presse.

PAGE 3 :Les urnes et le peuple, par BLAISE MAGNIN.

PAGES 4 ET 5 :Controverses sur l’apprentissage de la lecture, par JEAN-PIERRETERRAIL. – Pourquoi veulent-ils casser l’école ?, par CHRISTIANLAVAL.

PAGE 6 :Patrons de presse en campagne, par MARIE BÉNILDE.

PAGES 7 À 12 :DOSSIER : MIRAGE DES SERVICES À LA PERSONNE. – La malé -diction du balai, par FRANÇOIS-XAVIER DEVETTER ET FRANÇOISHORN. – Syndicaliser les aides à domicile, un travail de fourmi, parPIERRE SOUCHON. – Profession, domestique, suite du reportage deJULIEN BRYGO. – Eternelles invisibles, par GENEVIÈVE FRAISSE.

PAGE 13 :L’ordre moral britannique contre la « racaille », par OWEN JONES.

PAGES 14 ET 15 :Indignation (sélective) dans les rues d’Israël, par YAËL LERER. – Cessoldats qui brisent la loi du silence, par MERON RAPOPORT.

PAGE 16 :Libye, les conditions de l’unité nationale, par PATRICK HAIMZADEH.

PAGE 17 :Le degré zéro de la patrie, par ALIA MAMDOUH.

PAGES 18 ET 19 :Bolivie, « les quatre contradictions de notre révolution », parALVARO GARCÍA LINERA.

PAGES 20 ET 21 :Quand la Banque mondiale encourage la razzia sur les terresagricoles, par BENOÎT LALLAU. – Investisseurs libyens, paysansmaliens, par AMANDINE ADAMCZEWSKI ET JEAN-YVES JAMIN.

PAGES 22 ET 23 :Indétrônables fauteurs de crise, suite de l’article d’IBRAHIM WARDE.– Une directive européenne pour doper la spéculation, par PAULLAGNEAU-YMONET ET ANGELO RIVA.

PAGES 24 À 26 :LES LIVRES DU MOIS : « La Carte de Guido », de Kenneth White,par RÉGIS POULET. – « Petite Histoire des colonies françaises », parTHOMAS DELTOMBE. – « Mon nom est légion », d’António LoboAntunes, par MARIE-NOËL RIO. – Une arme pour le futur, par ALAINVICKY. – Réfléchissez, les miroirs, par XAVIER MONTHÉARD. – Ladémocratie en sursis ?, par ANDRÉ BELLON. – Dans les revues.

PAGE 27 :Eloge du flou, par GÉRARD MORDILLAT.

Supplément Qatar, pages I à IV.

www.monde-diplomatique.fr