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7 tome 35 > n° 1 > janvier 2006 > cahier 1 Éditorial Presse Med. 2006; 35: 7-8 © 2006, Masson, Paris en ligne sur / on line on www.masson.fr/revues/pm Le nouveau visage de la chirurgie réparatrice François Petit La première allotransplantation humaine de tissus composites vascularisés d’une partie de la face – désignée par les médias comme la première “greffe de visage” – a été réalisée à Amiens le 27 novembre 2005. L’essentiel n’est pas de savoir si l’équipe dirigée par les Professeurs Bernard Devauchelle et Jean-Michel Dubernard a eu raison ou tort, ni même si cette transplanta- tion sera un succès. Quoi qu’on en pense, par sa puissance symbolique, cette intervention appar- tient désormais à l’Histoire de l’Humanité. Si c’est un succès, elle entrera au Panthéon de la Médecine. Et comme le passé l’a si souvent montré, particulièrement dans le domaine de la trans- plantation, le temps convaincra les sceptiques et honorera les pionniers. Pour comprendre les enjeux de cette greffe, il faut connaître les difficultés de la pra- tique quotidienne de la chirurgie réparatrice. Plus difficile techniquement, redoutée par les patients pour sa morbidité et critiquée pour ses résultats parfois décevants, la chirurgie réparatrice, hier fierté de la chirurgie dite “plastique”, était devenue au fil des ans le parent pauvre de notre spécialité. Cette allogreffe partielle de la face, qui prolonge le succès des récentes allogreffes de mains, change le visage de la chirurgie réparatrice moderne [1]. La convergence de deux avancées médicales majeures Il y a 40 ans, la première replantation de membre avait indirectement initié le dévelop- pement de la microchirurgie et de la reconstruction par transfert de lambeaux libres auto- logues (transferés à partir d’une autre région anatomique du patient lui-même). Parallèlement, la mise au point d’agents immunosuppresseurs très puissants a permis le développement et les formidables succès de l’allo- (ou homo-) transplantation d’organes. L’allotransplantation de tissus composites (ATC), parmi lesquels la main, le larynx, la paroi abdominale, les genoux et désormais la face, représente aujourd’hui la convergence de la chirurgie reconstructrice microchirurgicale et de la transplantation inter-humaine. Cette Chirurgien plasticien, Paris (75) Correspondance: François Petit, 46 boulevard Saint-Jacques, 75014 Paris. Tél. : 01 47 07 54 59 [email protected] © DR

Le nouveau visage de la chirurgie réparatrice

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7tome 35 > n°1 > janvier 2006 > cahier 1

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Presse Med. 2006; 35: 7-8© 2006, Masson, Paris

en ligne sur/ on line on

www.masson.fr/revues/pm

Le nouveau visage de la chirurgie réparatrice

François Petit

La première allotransplantation humaine de tissus composites vascularisés d’une partie de laface – désignée par les médias comme la première “greffe de visage” – a été réalisée à Amiensle 27 novembre 2005. L’essentiel n’est pas de savoir si l’équipe dirigée par les ProfesseursBernard Devauchelle et Jean-Michel Dubernard a eu raison ou tort, ni même si cette transplanta-tion sera un succès. Quoi qu’on en pense, par sa puissance symbolique, cette intervention appar-tient désormais à l’Histoire de l’Humanité. Si c’est un succès, elle entrera au Panthéon de laMédecine. Et comme le passé l’a si souvent montré, particulièrement dans le domaine de la trans-

plantation, le temps convaincra les sceptiques et honorera les pionniers.Pour comprendre les enjeux de cette greffe, il faut connaître les difficultés de la pra-tique quotidienne de la chirurgie réparatrice. Plus difficile techniquement, redoutéepar les patients pour sa morbidité et critiquée pour ses résultats parfois décevants, lachirurgie réparatrice, hier fierté de la chirurgie dite “plastique”, était devenue au fildes ans le parent pauvre de notre spécialité. Cette allogreffe partielle de la face, quiprolonge le succès des récentes allogreffes de mains, change le visage de la chirurgieréparatrice moderne [1].

La convergence de deux avancées médicales majeures

Il y a 40 ans, la première replantation de membre avait indirectement initié le dévelop-pement de la microchirurgie et de la reconstruction par transfert de lambeaux libres auto-logues (transferés à partir d’une autre région anatomique du patient lui-même).Parallèlement, la mise au point d’agents immunosuppresseurs très puissants a permis ledéveloppement et les formidables succès de l’allo- (ou homo-) transplantation d’organes.L’allotransplantation de tissus composites (ATC), parmi lesquels la main, le larynx, la paroiabdominale, les genoux et désormais la face, représente aujourd’hui la convergence dela chirurgie reconstructrice microchirurgicale et de la transplantation inter-humaine. Cette

Chirurgien plasticien, Paris (75)

Correspondance:François Petit, 46 boulevard Saint-Jacques, 75014 Paris.Tél. : 01 47 07 54 [email protected]

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fructueuse association n’est pas nouvelle, les historiens de lamédecine se souviendront que Joseph Murray, Prix Nobel deMédecine pour la première transplantation rénale chez l’hommeen 1954, était aussi chirurgien plasticien…Par son ambition (la correction des handicaps physiques), parson objectif (la reconstruction à l’identique) et par sa technique(le transfert de tissus vascularisés), l’ATC est bien la quintessencede la chirurgie reconstructrice. D’un point de vue chirurgical, l’ATCoffre plusieurs avantages qui affranchissent le chirurgien desprincipales contraintes de la reconstruction traditionnelle. Avanttout, l’allotransplantation tissulaire satisfait à l’objectif suprêmede toute reconstruction tissulaire : la reconstruction “à l’iden-tique”, où le nez serait reconstruit par un nez plutôt que par lefront, et le pouce par un pouce plutôt que par un orteil. Larigueur sémantique suggère d’ailleurs que l’on qualifie cetteactivité de chirurgie de “remplacement” tissulaire plutôt que de“reconstruction” tissulaire. L’autre avantage majeur des allo-greffes est l’absence de morbidité liée au prélèvement tissulaireau site donneur, qui libère le chirurgien du dilemme de la des-truction de tissus sains, contrepartie de toute reconstruction partissus autologues. L’allotransplantation de tissus vascularisés agitsur les deux paramètres de l’équation fondamentale de toutereconstruction tissulaire: l’amélioration du résultat et la réduc-tion des morbidités liées au prélèvement tissulaire au site don-neur. Elle place ainsi le chirurgien reconstructeur dans les condi-tions techniques optimales pour obtenir le meilleur résultatphysique, fonctionnel, esthétique et psychologique d’unereconstruction tissulaire.

L’immunothérapie chronique, solution et problème

Cette comparaison réduite à l’aspect chirurgical ou “technique”de l’intervention ne tient pas compte d’une contrainte majeure,spécifique de la transplantation inter-humaine: le recours à untraitement immunosuppresseur définitif dont certains effetssecondaires limitent actuellement le développement de cettepratique à des situations exceptionnelles de handicap sans autresolution de reconstruction ou pour lesquels le rapport béné-fices/risques d’une allogreffe de tissus composites est favorable[2]. Le développement des allogreffes pour d’autres indicationsde chirurgie reconstructrice dépendra de notre capacité à pré-venir le rejet des greffons, à assurer une récupération fonction-nelle satisfaisante et à limiter les effets secondaires de l’immu-nosuppression thérapeutique [3, 4]. Stimulée par l’activitéclinique de transplantation d’organes, la recherche en immuno-thérapie est très active. Depuis 50 ans, les progrès réalisés ontdéjà été immenses. La mise sur le marché de la ciclosporine – ily a seulement 25 ans – a radicalement changé le pronostic desgreffes d’organes. Actuellement, le rejet aigu est un problèmemaîtrisé: un an après la transplantation, le taux de survie des

greffes d’organes est de plus de 90 %, avec peu d’effets secon-daires. Les objectifs de la recherche en immunothérapie sontdésormais de réduire les complications infectieuses, métabo-liques et carcinologiques de l’immunosuppression prolongée etd’éviter la dégradation progressive de la fonction des greffons,une évolution défavorable appelée “rejet chronique” qui atteint30 à 40 % des greffons (surtout le rein, le cœur, le pancréas)après 5 ans, mais qui semble épargner les allogreffes tissulaires.

La conquête de nouveaux territoires chirurgicaux

L’allotransplantation de tissus composites est une activité émer-gente. Nous n’avons jamais douté de son avenir, mais nousn’imaginions pas qu’il serait si proche [5]. Bien que son champd’application reste encore limité à des situations exceptionnellesde handicaps physiques ou fonctionnels, les premières applica-tions représentent un formidable espoir. La possibilité de réali-ser des reconstitutions anatomiques par des structures stricte-ment équivalentes aux structures déficientes – restitutio adintegrum – doit être reconnue pour ce quelle est : une révolu-tion en chirurgie réparatrice [6]. Le transfert interhumain des tis-sus de reconstruction rend théoriquement possibles certainesinterventions qui étaient jusqu’alors inconcevables comme lagreffe de face, mais la recherche expérimentale est indispen-sable pour maîtriser ces nouvelles techniques. La connaissancede l’anatomie et de la physiologie vasculaires, la maîtrise de lamicrochirurgie des plus petits vaisseaux sont les “pierres angu-laires” de l’innovation chirurgicale en ATC. Cet avenir est exal-tant pour nous, chirurgiens plasticiens, qui avons ici l’occasionde réveiller l’esprit de conquête chirurgicale de nos aînés, deredonner l’espoir et la confiance à nos patients et de rendre à lachirurgie réparatrice le panache qu’elle mérite.

Références1 Petit F, Minns AB, Hettiaratchy SP, Dubernard JM, Lee WP. Composite tissue

allotransplantation and reconstructive surgery: the first clinical applications.Ann Surg. 2003; 237: 19-25.

2 Petit F, Paraskevas A, Lantieri L. A surgeons’ perspective on the ethics of facetransplantation. Am J Bioethics. 2004; 4; 14-16.

3 Petit F, Minns AB, Hettiaratchy SP, Mathes DW, Randolph MA, Lee WP. Newtrends and future direction of research in composite tissue allotransplanta-tion. J Am Soc Surg Hand. 2003; 3: 170-4.

4 Petit F, Lantieri L, Randolph MA, Lee WP. Les voies de recherche en immu-nologie appliquée à l’allotransplantation de tissus composites. Ann Chir PlastEsthet. 2005; 50: in press.

5 Petit F, Paraskevas A, Lantieri L. Face transplantation: where do we stand?Plast Reconstr Surg. 2004; 113: 1429-33.

6 Petit F, Paraskevas A, Garrido I, Lantieri L. La transplantation est-elle l’avenirde la microchirurgie? Ann Chir Plast Esthet. 2005; 50: 76-9.