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Pierre Michon Le roi vient quand il veut Propos sur la littérature Textes réunis et édités par Agnès Castiglione avec la participation de Pierre-Marc de Biasi Albin Michel

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Pierre Michon

Le roi vientquand il veutPropos sur la littérature

Textes réunis et édités par Agnès Castiglioneavec la participation de Pierre-Marc de Biasi

Albin Michel

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© Éditions Albin Michel, 2007

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Mais qu’est-ce qu’on va devenir ?

Vous dites que « Faulkner est le père du texte ». Qui enserait la mère ?

Ma mère peut-être… Enfin, non… C’est drôlementinattendu cette question !… Avez-vous lu L’Afrique fan-tôme de Leiris ? Il raconte que chez les Dogons, il existeun grand masque, un archimasque, qu’on ne sort pas pourles cérémonies : on l’appelle la Mère du Masque. Il estenterré dans une cache, parmi des crânes. Il veille dans lenoir. On n’y touche pas, on ne le sort pas, bien tropdangereux à manier… Je ne sais pas où elle est enterrée,ma Mère du texte. Quant au père… Quand je disais« Faulkner père du texte », cela aurait pu être bien d’autresauteurs, pas seulement Faulkner. J’ai inventé sa paternitépour La Quinzaine qui demandait de justifier la préférencepour tel ou tel écrivain… j’avais hésité et choisi Faulkner.Mais sa vraie paternité pour sa fille unique fut une catas-trophe : il paraît qu’elle le déteste encore maintenant.

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Vous avez eu les prix France-Culture et Décembre, vousaccordez beaucoup d’entretiens, les critiques parlent de votretravail… Êtes-vous un roi sorti du bois ?

Oui, je me sers beaucoup de la métaphore du roi pourla figure de l’écrivain… Et allons-y pour le roi sorti dubois.

Après la sortie de Vies minuscules, vendu à 1 918 exem-plaires seulement la première année, vous sembliez un peuamer…

Beaucoup ! J’en attendais tout. Il y a eu un grand papierdans Le Monde, c’était la une de la page Livres, ça s’estarrêté là. On raconte après coup que les V.M. ont étéencensées, pas du tout. Je croyais avoir tiré en l’air mesdernières cartouches. Pendant cinq, six ans… j’ai penséavoir raté définitivement mon coup. Gallimard ne merelançait pas, j’étais littérairement un homme mort. Je nevois que Bernard Wallet, alors commercial chez Gallimard,qui m’ait épaulé à ce moment-là. Ce qui m’a sortid’affaire, c’est la rencontre de Gérard Bobillier, l’éditeurde Verdier. Il avait lu le texte et m’avait téléphoné plu-sieurs fois, je n’avais pas donné suite. Un jour, je l’airencontré par hasard chez Catherine Martin-Zay, malibraire d’alors, et ça a été un feu d’artifice de sympathieet d’esprit. On s’est donné l’un à l’autre la force de conti-nuer, l’espérance.

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Est-ce à cause de la réception que vous avez ressenti dudécouragement ?

Oui, et c’est bien naturel. L’écrivain est double : on faitle texte en pensant peu à la réception, après la publicationon est un autre qui attend les lauriers et qui n’est pasvraiment celui qui a écrit. J’étais découragé, mais j’ai écritdeux ou trois trucs assez vite : presque tout Maîtres etserviteurs, et cette chose qui s’appelle L’Empereur d’Occi-dent, qui est un exercice de style…

Vous n’aimez pas ce texte.

Je ne le relis jamais. Je n’aime pas beaucoup non plus letexte sur Lorentino, le disciple de Piero della Francesca(Maîtres et serviteurs), je le trouve académique. La GrandeBeune, par exemple, je ne le relis pas mais je l’aime bien.

Qu’entendez-vous par académique ?

C’est trop poli pour être honnête, c’est trop beau pourêtre beau, trop fabriqué. C’est difficile d’échapper à larhétorique. Le texte que j’aime le mieux depuis Vies minus-cules, c’est le dernier récit de Corps du roi. C’est le seuldepuis longtemps qui ne me paraît pas relever de la seuledécision arbitraire d’écrire… J’ai jubilé en l’écrivant, et majoie n’était pas seulement due à mon amour pour Hugo :ça n’est pas un texte shooté à la littérature. Rimbaud le fils,c’est shooté à la littérature. C’est pas mal, mais c’est cequ’on appelle « littérature seconde » : des livres faits surd’autres livres. C’est trop simple. Dans Vies minuscules et

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dans le dernier texte de Corps du roi, j’ai l’impression d’êtrelibre, j’ai l’impression que ces deux textes m’ont ouvert desportes de liberté.

On peut voir des points communs entre les deux textes : laréférence à la mère, l’idée de se faire casser la gueule…

C’est vrai… Dans ces deux textes, un narrateur qui meressemble beaucoup se fait casser la gueule dans la rue unenuit de cuite. Un écrivain que je préfère ne pas nommera dit que j’incarnais la déchéance de la littérature, pourpreuve : on jette en ma personne l’écrivain dans la rue, ilfinit au caniveau.

Comment expliquez-vous la différence de style entre Viesminuscules et Corps du roi ?

Quand j’ai écrit les Vies minuscules, je croyais que lalittérature c’était Marcel Proust. Pour moi, la littératuren’était pas vivante, c’était un spectre, ce n’était pas unechose de mon temps, donc j’écrivais des phrases longuesavec des imparfaits du subjonctif, dans une langue morteet ressuscitée. C’était pourtant une chose du passé tout àfait présente et efficace, puisque ce livre a été fait en mêmetemps pour consoler ma mère, pour faire que ma mèremeure plus tranquille, je crois que ça a eu cet effet d’ail-leurs, et ça suffit bien. Alors qu’en écrivant Corps du roi,en particulier le dernier texte de ce livre, je ne les emploieplus, non pas que je les répudie, les subjonctifs imparfaits,je les aime d’amour, mais parce qu’il me semble qu’il fautêtre un peu lu. Or, il y a cent personnes à tout casser que

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l’emploi de l’imparfait du subjonctif amuse. Les masses enont une sainte trouille. Évidemment ça ne marche pasmieux sans eux, ma phrase brève est aussi peu lue que celleavec l’imparfait du subjonctif, mais je me dis : Au moinsj’aurai fait ce que je peux « pour rejoindre d’un pas martialles masses ».

Pouvez-vous préciser ce que vous voulez dire par « j’aiconsolé ma mère avec Vies minuscules » ?

Ça l’a consolée de son absolu échec à vivre, du mienaussi, mais c’est dans la même donne. Je crois que ma mèreet moi nous nous sommes aimés passionnément, malheu-reusement on n’a pas pu passer à l’acte, il y avait desinterdits, et donc à 15-20 ans j’ai été obligé de m’éloignerd’elle, de l’arracher de moi, de la faire souffrir. Je suis revenuvers elle bien plus tard.

Je cite souvent une très belle phrase, d’un poète tchou-vache dont je ne me rappelle plus le nom : « À la fin desfins, ce qu’on appelle le peuple n’était que la souffrancede ma mère. » Voilà la définition des Vies minuscules. Il nes’agit pas de petites gens, mais de ma mère, bien que je partede modèles masculins. Ma mère aimait bien l’abbé Bandyet aussi un meunier, et je me reproche maintenant de nepas avoir écrit l’histoire de ce meunier… Qui sait, elle apeut-être été amoureuse du curé et du meunier.

Je suis content de ce que nous avons dit là, je ne saispas pourquoi mais je suis content. En tout cas la question« qui est la mère du texte ? » est parfaite, même si je nesais pas y répondre.

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Vous n’avez peut-être pas consolé que votre mère avec Viesminuscules : des lecteurs aussi ?

Tous les lecteurs sont des menteurs… Mais qu’est-cequ’on va devenir ?

Revenons à la mère du texte. Est-ce elle qui vous a donnéla passion du livre, étant institutrice ?

Quand elle faisait son école, elle apprenait des poèmesaux enfants, mais elle n’avait pas la passion du livrequoiqu’elle m’ait dit encore peu de temps avant sa mort,perfusée dans un lit, un poème de Charles d’Orléans qu’elleconnaissait par cœur : « Avril qui rit malgré les averses… »,un truc sur les saisons. Elle souriait en le disant parmi sesperfusions. Ma mère était vraisemblablement, comme toutle monde, un grand auteur méconnu qui n’est jamais passéà l’acte. J’ai transformé ma vie en réhabilitation d’AndréeGayaudon, ma mère. Elle a passé sa vie dans un apparte-ment qui était un sinistre couloir, dans la Creuse, et toutça finalement pour que je sorte d’affaire. Elle m’a traînéjusqu’à 40 ans à ne rien foutre de mes dix doigts. Évidem-ment, il y avait les dames, mais vous savez comment c’est,les dames, il faut bien apporter un peu de blé, et moi leblé ça venait surtout du côté de ma mère…

Vos projets vont donc vous mener vers des textes plus auto-biographiques ?

Je n’ai pas de projets… Je fais des choses rhétoriquescomme le « Faulkner » dans Corps du roi, ou anecdotiques

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comme le « Beckett » ou l’histoire de l’oiseau… Ce quej’attends, c’est un texte nouveau qui me prenne par sur-prise : quand j’ai commencé le texte sur Hugo, je ne savaispas que ça allait tourner comme ça, je croyais que le début,qui raconte la mort de ma mère, allait être une simpleparenthèse… Mais ça n’a pas été le cas, ça a été le nœudcapital du texte. On ne choisit pas. Ça vient. Trop devolontarisme ou trop de préparation nuisent à la vérité del’écrit.

J’ai bien un projet, depuis trois ou quatre ans, autobio-graphique aussi. Il y a déjà trois carnets dessus : c’est trop,j’ai bien peur qu’il soit foutu. Je peux le faire, mais ça seracomme L’Empereur d’Occident ou L’Éléphant… Ça ne serapas de ces choses qui me surprennent, qui me prennent audépourvu, mais qui m’emportent, non pas à mon corpsdéfendant puisque j’y vais à fond les manettes, quim’emportent sans que je l’aie décidé la veille. Ça se meten marche. Je ne dis pas que Vies minuscules et Le Ciel estun très grand homme sont meilleurs littérairement, je disque pour moi ils font bouger, avancer quelque chose,quelle que soit la disproportion entre les deux. Mes autreslivres, moins.

Vies minuscules est autobiographique sans « contrat devérité » : le curé est mort d’un cancer du poumon tabagiqueet non pas d’une illumination franciscaine dans le bois. Etil n’était pas grand mais petit. Depuis les Vies minuscules,les gens de mon canton natal se le rappellent « grand belhomme » : c’était en fait un « petit bel homme ».

L’avantage, avec le texte autobiographique, c’est qu’onavoue et on masque à la fois. Ceux qui le font avec contratde vérité sont encore plus menteurs, l’ennui c’est qu’ils

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croient dire la vérité. Par exemple, je ne me suis pasretrouvé sur le trottoir à la fin de Corps du roi : j’ai seule-ment été viré manu militari de la brasserie. Il s’en est fallud’un cheveu. Mais d’autre part, on fait des aveux : le faitd’être parti acheter des bouquins pour ne pas voir mourirma mère a été dur à avouer, d’ailleurs je me demande si jele dis bien clairement.

Ne faudrait-il pas écrire sans carnet ?

Si, mais j’ai beaucoup de plaisir à tenir mes carnets. J’ymets tout : ce qui me passe par la tête, ce que j’aime lire,des souvenirs, parce qu’ils foutent le camp. Quand on serappelle quelque chose qu’on ne s’est pas rappelé depuissix mois, il faut stocker, surtout en vieillissant. Mais ce quiest embêtant, c’est qu’une fois stocké, le souvenir le sait etil s’en va définitivement. Nabokov dit que la mémoire nestocke que ce qu’elle sait n’être stocké nulle part ailleurs.Si elle sait que vous l’avez marqué quelque part, ellel’éponge.

Ça ne vous gêne pas qu’on vous parle surtout des Viesminuscules ?

J’ai mis le paquet sur Vies minuscules pour le serviceaprès-vente. J’ai toujours abondé dans le sens de ceux quiveulent en faire un livre mythique. Je ne sais pas où est lavérité. Peut-être que les Vies minuscules c’est mieux que lereste, je n’en suis pas si sûr. Gérard Bobillier me dit :« Arrête de parler tout le temps des Vies minuscules, tu as

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fait des trucs chez nous qui sont pas mal. » Ma fiction surWatteau par exemple est peut-être meilleure…

Si vous n’êtes pas romancier, comment vous définissez-vous ?

Tout prend une apparence idiote : prosateur ? Ça ne veutrien dire, prosateur. Il y a pourtant cette si belle réflexionde Michel Deguy : « Le roman cache la prose française. »Mais c’est quoi, la prose française ? Je n’ai d’ailleurs jamaisdit que je n’écrirais pas de roman.

Et La Grande Beune ?

C’est à peine un roman. C’était une commande deJacques Réda pour la N.R.F. J’ai voulu faire quelque chosequi plaise à Réda. Je me suis dit : il faut que ce soit à lacampagne, que ça se passe à une époque où existent déjàdes mobylettes (Réda fait de la mobylette dans les campa-gnes)… Le titre originel était L’Origine du monde, mais ilavait déjà été utilisé jusqu’à plus soif et je l’ai changé.Dans la première version, l’histoire commence un beaumois de septembre. Puis en quelques pages, il pleut : etc’est parti. Au départ, je voulais dans ce texte faire pourles peintres de Lascaux ce que j’avais fait pour Maîtres etserviteurs. Je croyais que le début, cette histoire d’institu-teur désirant avec fureur la buraliste, serait là seulementpour lancer mon histoire de peintres archaïques. Et là, dessouvenirs de jeunesse me sont revenus et j’ai transforméune situation vécue à l’école (ma mère étant institutrice,nous habitions l’école) en une situation que je n’avais pas

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vécue avec une dame… Enfin, si, je l’avais vécue : il y aeu réellement une belle dame que j’ai épiée dans les bois,vers 15 ans…

Pourquoi les grands écrivains n’écrivent-ils pas plus de poé-sie ?

La poésie ne se vend plus. C’est ce que disait Réda, undes plus grands écrivains de notre temps, qui vend au plustrois mille exemplaires. Vous devriez faire de la publicitépour Réda.

Qu’est-ce que vous pensez du poète Georges Perros ?

J’ai beaucoup lu Perros quand c’est sorti. Perros nous aconfortés dans nos aveuglements. Nous – moi qui ne tra-vaillais pas, qui étais post-soixante-huitard et qui ne foutaisrien – nous nous disions : Qu’est-ce qu’on va faire ? Écri-vain, je ne vois qu’écrivain pour m’en sortir. Il y avait unesorte de dévotion littéraire dans Perros, que j’ai aussi, maisplus bluffeuse que celle de Perros. Quoiqu’il lui arrive aussid’être bluffeur, il rigole de la littérature. Mais les Papierscollés sont quand même des choses outrecuidantes : toutpour l’écrivain, les autres peuvent crever. En tout cas, jesuis sûr d’une chose : Perros fait partie des gens qui m’ontaussi ancré dans l’idée que je devais écrire – qui m’ontappelé.

Dans Abbés, vous parlez d’un chroniqueur du Moyen Âgeet vous le présentez comme un « lettré exquis et ambitieux, un

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peu faussaire et limousin de naissance […] truqué, rusé etimparable… ». Vous reconnaissez-vous dans cette définition ?

« Un peu limousin de naissance »… oui, c’est bien moi.Mais qui ne truque pas en littérature ?

Est-ce pour cela que vous choisissez autant vos sujets pourMythologies d’hiver ou Abbés dans des chroniques médiéva-les, ce qui permet à la fois de parler de gens qui ont existé eten même temps d’avoir une certaine part de liberté ?

Vous savez, il y a autant de liberté avec Van Gogh ouRimbaud qui croulent sous la référence. Dès qu’on ditMoyen Âge, on entend le bruit des armures… il y a quelquechose de nocturne, de brûlant sous la glace, de très habilléet sanglant comme à la fin du Lancelot de Bresson avec cesbruits d’armures qui dégringolent… C’est le ressort duromantisme, le ressort hugolien. C’est aussi la force virilebrute : Duby racontait que, quand il voyait une bande demotards le doubler sur l’autoroute, il pensait à la batailled’Azincourt.

Plutôt que le Moyen Âge guerrier, c’est bien plutôt dans leMoyen Âge spirituel que vous avez choisi ces sujets, ces textesrenvoyant majoritairement aux fondations d’églises.

Ce christianisme me passionne : c’est une époque demensonge éhonté, de fabrication frauduleuse de vies desaints, mais qui porte tout de même une vérité plus sainepour le monde que l’horreur qui s’était installée entre lachute de l’Empire romain et le VIIIe siècle. Un mensonge

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civilisateur, pacifiant. Je le dis dans « Bertran », un destextes de Mythologies d’hiver que j’aime bien et où je parlede la façon dont on a inventé sainte Énimie, une saintepatronne très localisée, dans les Causses. Le type quil’invente finit par croire lui-même que c’est vrai. Il attendde trouver les os de la sainte, les garants, les grands réfé-rents. On appelait ça les reliques. Puis il cherche du textepour mettre autour. C’est ce qui se passait réellement dansces inventions de saints, comme dans l’invention de lapeinture que je raconte dans Maîtres et serviteurs. C’est ceque j’ai fait aussi en écrivant les V.M. : des os, et du texteautour.

Avez-vous des crises de foi ?

Je pense que nous mourrons et que Dieu existe.

Peut-on palper Dieu dans vos textes, sous la forme de lafoudre, de l’orage, du feu ?

Ce serait du paganisme, si c’était « sous la forme de »,c’est sous la forme de tout, c’est le langage. Dieu est lelangage. Le point de jonction de la langue et du monde.

Dans Vies minuscules, vous faites des « saints douteux »en partant de ces petites vies, vous montrez les deux corps duroi aussi. Pascal dit : « S’il se vante, je l’abaisse, s’il s’abaisse,je le vante. » Êtes-vous un lecteur de Pascal ?

Est-ce que j’ai l’air de ne pas être un lecteur de Pascal ?

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Revenons à ces « saints douteux » que vous mettez en scène.Faut-il que les héros de vos histoires soient un peu des saints ?

Ça dépend. Je pense à l’instant à mon Rimbaud le fils.Vous savez, je n’y parle pas de saint Rimbaud, celui deBreton, de Claudel et de leurs épigones. Le saint martyrde la littérature moderne. Je parle de Rimbaud dans le petitmoment où il fut écrivain. Saint Rimbaud, c’est peut-êtreaprès, sans écriture. Quand il a été confronté à l’aunegénérale de l’humanité, dans son sens le plus trivial : lecommerce, l’argent ; et aux hommes, qui valent ce que vautleur argent. On dit qu’il s’est planté, mais pas tant que ça :il faisait son métier de marchand comme tout le monde,il a fait une erreur en achetant de vieux fusils français qu’iln’a pas pu revendre, et son affaire ne s’en est jamais vrai-ment remise. Sinon, Rimbaud était un bon commerçant.Un saint des commerçants, peut-être. Il y a une très belleanecdote dans ce sens : sa dernière lettre, celle du délire del’agonie, qu’il a dictée à Isabelle, sa sœur, trois heures avantsa mort, est une liste de marchandises qu’il veut faireembarquer sur un cargo. Ces marchandises sont des lotsde « dents d’éléphants », textuellement. Ses dernières pen-sées ont été des dents d’éléphant. « Défenses », c’est unmot pour les profanes, pour les caves, pour ceux qui nefont pas de commerce. Pour les gens du métier, c’était :« une dent d’éléphant ».

Quand on lit cette dernière lettre de Rimbaud, la sidé-ration naît de notre admiration pour le fait que quelqu’unqui a maîtrisé parfaitement ce jargon qu’est la langue lit-téraire, tout à coup, soit passé au jargon commercial. C’esttellement beau, c’est comme la littérature. Ce n’est pas du

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prosaïsme, c’est au contraire très civilisé, c’est du grandcode, la « dent d’éléphant ».

Quand on lit l’épisode des frères Bakroot dans Vies minus-cules, on a l’impression que la littérature ne pèse pas lourdface à la réalité… Roland, qui vit le nez dans ses bouquins,s’en sort nettement moins bien que Rémi, qui privilégie laréalité, qui sort avec des filles…

Oui, il s’en sort moins bien, et c’est justice, parce quequiconque se réfugie dans les livres – moi – perd le contactavec les autres. Je crois vraiment que la macération parmiles livres coupe du monde. C’est une vieille erreur que j’aifaite dans ma jeunesse. Il est trop tard maintenant, les jeuxsont faits. Comme dit Macbeth, « le vin de la vie est tiré ».Il faut bien qu’il y ait des gens qui se retirent du mondepour faire mine de surplomber le monde, mais… je merappelle que ma mère était une femme qui aimait beaucouples gens (elle était toute seule, la pauvre), et moi, toutes lesfois que je voyais arriver des gens chez elle, je me planquaispour lire quelque chose. Pourquoi cette espèce de méprisdes autres ? Les autres ont sans doute autant à dire parleurs moindres gestes, par leurs moindres expressions, queles Mémoires d’outre-tombe. Mais, pour ceux qui font unpacte avec la littérature, il faut commettre cette erreur-là,il faut penser que la réalité se gagne hors du monde. Fina-lement, c’est la très vieille place du moine. Et que fait lemoine, quand il sort de sa cellule ? Il est paillard. Le moinene sait pas ce qu’est le monde. Ou bien il se gave de livresqu’il expectore en prières, ou bien il se gave de vin. Il nesait pas ce qu’est le simple rapport d’un homme à l’autre,

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il ne l’a jamais su, et c’est peut-être pour ça qu’il est moine,et qu’il est un bon moine !

Quant aux frères Bakroot, leur vrai nom s’écrivait« -rodt ». Je ne sais pas pourquoi j’ai mis deux « o », çasonne plus flamand, mais j’avais bien dans l’oreille ce sonde crotte quand j’ai écrit cette histoire, cette pesanteur etcette disgrâce de ces deux malheureux ploucs… Ils ontexisté. J’ai appris bien après que leur nom, en flamand,veut dire « face rouge », rougeaud. Parfait, donc.

Y avait-il vraiment ce combat entre la littérature et laréalité entre eux ?

Absolument pas. Leur modèle est un mélange des frèresBakerodt et des frères Riva. Les frères Riva, il y en a unqui a fait Saint-Cyr, comme mon Bakeroot. Les Bakerodtse battaient entre eux, mais ils se battaient entre eux parceque c’étaient des fils de prolos finis, et qu’ils étaient vrai-ment bruts de décoffrage, aucun des deux n’aimait Flau-bert, ça c’est de l’invention pure.

Littérature et vie sont-elles compatibles ?

Heureusement. Mais je repense à ma mère, qui est quandmême la femme que j’ai le mieux connue sur terre. Ellelisait de temps en temps, Le Vicomte de Bragelonne, Loti,Alain-Fournier, ou je ne sais quoi… Mais principalement,dans la vie, elle était contente de recevoir, de s’occuper desautres et des petits enfants, elle faisait des gâteaux, elleparlait longuement avec untel de je ne sais quoi, et moi,je m’emmerdais à mourir, et eux ne s’emmerdaient pas du

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tout. La vie, c’est ça. Ce n’est pas se glorifier de la lecturede Don Quichotte. C’est plus difficile que de s’enfermeravec des bouquins. C’est ce qui m’a échappé, ce que je n’aipas voulu comprendre. J’ai peu de goût pour la conversa-tion, pour l’humanité qui bavarde et se justifie. Pourl’humanité muette, oui… par exemple quand je n’ai pasbesoin de parler, dans le métro ou dans le bus, que jeregarde les autres et qu’ils m’apparaissent parfois merveil-leux, héroïques, extraordinaires. Mais la vie, ce n’est niexalter l’autre, ni le rabaisser, c’est le mettre à son aune etl’aimer comme ça. Et je ne sais pas bien le faire…

Vous n’aimez pas la figure traditionnelle de l’écrivain ?

Je n’aime rien tant que la figure de l’écrivain. Je ne diraispas que c’est mon fonds de commerce, mais on aime tou-jours ses saints patrons. Cependant, dès que ça marche untant soit peu pour un écrivain, la position de pouvoir luifait perdre les pédales.

Et la postérité ?

C’est maintenant que ça se fait, la postérité c’est nous.Ou comme disait Valéry : « c’est les cons comme nous ».

C’est nous qui trions ?

Nous trions au fur et à mesure en littérature ce quirestera. Ça n’existe guère, les incompris – ou alors ils lerestent. La postérité, c’est nous qui la faisons par un actevolontaire et démesuré. C’est étrange comme en fait, dans

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la postérité, les ennemis se réconcilient quand ils ont passél’épreuve du temps de leur vie, comme si ce temps n’étaitque broutilles. Ceux qui restent sont ceux qui en voulaientdans tous les sens du mot.

Au point de sacrifier leur vie ?

On sacrifie tous notre vie, le temps la sacrifie pour nous,la gnôle, le tabac.

Les femmes ?

Les femmes ? Non, les femmes, c’est parfait.

Diriez-vous, dix ans après, que vous êtes « un liseur doncun lecteur inefficace, boulimique et velléitaire » ?

Je suis un lecteur efficace, boulimique et volontaire. Ilfaut quand même remettre les choses au point. Très long-temps j’ai cru que la littérature ce n’était pas moi, main-tenant je pense que c’est moi.

Avez-vous besoin d’un milieu particulier pour écrire ? Lanature semble être plus présente que l’espace urbain dans votreœuvre.

Je n’ai besoin de rien. Je n’ai pas de croyance géogra-phique. Je vis où le hasard me pose. J’aime toute ville parcequ’on observe en douce les gens, on y est comme au musée.Les hommes y sont comme peints, ce sont des abstractionsd’hommes. La ville, l’urbain, épure les créatures jusqu’au

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concept. La campagne, jamais. La façon dont on a à yrendre des comptes à ses voisins me pèse.

Mais la nature est tout de même bien présente dans votreœuvre ?

Mon enfance s’est faite à la campagne. Mais la natureest aussi dans les villes. Pour faire miroiter le temps quipasse dans les livres, il faut qu’il y ait les saisons, la lune,il faut qu’on voie si les arbres ont des feuilles ou pas, oualors il faut dire d’entrée, ce qui est très beau aussi :« C’était l’hiver. » Sinon, on peut dire encore : « Les damesont remonté le boulevard avec leurs manteaux fermés… »Pourquoi je me sers tant de la nature ? C’est le vieux stocklittéraire qui remonte à Virgile.

Où en est votre livre sur la Révolution, Les Onze ?

Il a été commencé en 1993, il ne sera jamais fini.

Ce n’était pas assez autobiographique ?

C’était un peu rhétorique. Ça plaisait. Et puis il y abeaucoup de romans historiques en ce moment, des fres-ques… C’était un peu parti dans cette mauvaise direction,un peu téléfilm. Bref, d’abord ça ne me surprenait pas, cequi m’avait surpris, en revanche, c’est l’idée de départ quej’avais eue : cette assemblée si épique, le Grand Comité deSalut public qui a organisé la Terreur en 93, de Robespierreà Carnot, était composée de onze membres qui n’ontjamais été peints, dessinés ensemble. On a seulement le

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portrait de chacun séparément. Avec Les Onze, j’imaginaisun portrait collectif des onze. J’imaginais quelque chosecomme La Junte des Philippines de Goya, qui se trouve àCastres : cette junte, ce sont les marchands espagnols quitiennent le marché des Philippines, une assemblée denotables crapuleux. On entre dans ce tableau à trois côtéscomme dans un tribunal. On se retrouve devant le Pou-voir. J’imaginais un tableau un peu semblable. J’imaginaisque ce tableau, représentant une autre junte, celle des onzemembres du comité de la Terreur, avait été peint, qu’ilétait très célèbre et qu’il se trouvait tout au bout dupavillon de Flore au Louvre, en haut… J’imaginais unmonde où les Japonais passent devant La Joconde à touteallure sans la regarder et vont photographier Les Onze, letableau le plus célèbre du monde, de onze mètres surquatre, sous une vitre blindée de cinq pouces. Je ne l’aipas fini, mais je le publierai un jour. Dans le chapitre trois,je décris le tableau, je nomme les commissaires… C’étaitune belle idée. Cette période m’a toujours fasciné, à caused’un professeur d’histoire qui nous avait littéralementreprésenté la Terreur, jouant tous les rôles à lui tout seul.Y compris celui de la guillotine. Louée soit sa mémoire.Il s’appelait Paul Saillol.

Il y a donc un lien autobiographique…

Non. C’était une réflexion sur le pouvoir. Cette périodeest essentiellement politique.

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Est-il vrai que vous ayez écrit un Fausto Coppi ?

Non, c’est un canular. C’est en réalité une fiction deFrançois Bon. Mais j’avais pensé à l’écrire. Quand Pontalism’a commandé un livre pour sa collection « L’un etl’autre », j’ai réfléchi et j’ai proposé Rimbaud, Fausto Coppiou Joe Di Maggio. Il m’a dit : « Oh, tu comprends, DiMaggio, ça a déjà été fait cent fois, et puis ça ne m’intéressepas… Rimbaud ? » Dominique Viart est en train de faireun livre sur les Vies minuscules pour la collection « Folio-thèque » et m’a envoyé, pour que je le corrige, le petitpapier biographique qu’il a fait sur moi, où il y a marquépour je ne sais plus quelle année : « L’éditeur provincialqui a publié Fausto Coppi est ravagé par un incendie, leFausto Coppi de Michon n’est plus disponible. » C’est pasmal, j’y crois presque…

Pourriez-vous corriger un de vos textes déjà publiés en vued’une republication ?

En aucune façon.

Par paresse ?

Oui. Et par fétichisme.

Mais qu’est-ce qu’on va devenir ?

Je ne parlerai plus qu’en présence de mon avocat.

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18. Un Sade qu’on peut lire à l’école :Paru sous le titre : « Pierre Michon : “Le miracle d’un embrasement

de la langue” », propos recueillis par Pierre-Marc de Biasi, Le Magazinelittéraire, no 401, septembre 2001.

19. Le monde qui appelle :Paru sous le titre : « Une heure avec Pierre Michon », propos recueillis

par Alain Girard-Daudon, Encre de Loire, Revue trimestrielle des métiersdu livre en Pays de Loire, no 20, octobre 2001.

20. Liquider la réalité :Paru sous le titre : « Questions à Pierre Michon », propos recueillis

par Jean-Marc Huitorel, Les Passants immobiles, Nantes, Éditions JocaSeria, 2001.

21. Les Carnets inédits de La Grande Beune :Propos recueillis par Pierre-Marc de Biasi, Genesis, no 18, Éditions

Jean-Michel Place, 2002.

22. Boum, ça c’est du latin :Propos recueillis par Jean-Baptiste Harang, Libération, 10 octobre

2002.

23. Si Zhongwen joue du luth :Paru sous le titre : « Pierre Michon, écrivain majuscule », propos

recueillis par Didier Jacob, Le Nouvel Observateur, no 1981, du 24 au30 octobre 2002.

24. En attendant l’autodafé :Paru sous le titre : « Pierre Michon : écrire avant l’autodafé », propos

recueillis par Pierre-Marc de Biasi, Le Magazine littéraire, no 415, décem-bre 2002.

25. Mais qu’est-ce qu’on va devenir ? :Propos recueillis par J.-L. Bertini, C. Casaubon, S. Omont, et

L. Roux, La Femelle du requin, « Entre ciel et terre », no 22, hiver 2004.

26. La Bible est mon pays :Propos recueillis par Pierre-Marc de Biasi, Le Magazine littéraire,

no 448, décembre 2005.

27. Pirate au long cours :Paru sous le titre : « Pierre Michon, pirate au long cours », propos

Origine et références des textes

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