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1 LE ROYAUME DE DIEU Selon Mt 4,17 (voir aussi Mc 1,14-15), Jésus commence son ministère public en annonçant : « Convertissez-vous, car le royaume de Dieu est proche. » Cette annonce de la venue du royaume constitue la trame dont sont tissés les trois évangiles synoptiques. Lévangile de Jean ne le mentionne quau chapitre 3, v. 3-5, mais on reconnaît quil le désigne sous la formule “la vie éternelle”. Dès les débuts de son ministère, Paul écrit aux fidèles de Thessalonique : « Nous vous avons [...] adjurés de mener une vie digne de Dieu qui vous appelle à son royaume et à sa gloire » (1 Th 2,12). Jacques fait remarquer à ceux qui méprisent les pauvres : « Dieu na-t-il pas choisi les pauvres selon le monde comme riches dans la foi et héritiers du royaume quil a promis à ceux qui laiment ? » (Jc 2,5). Pierre, dans sa seconde lettre (pour autant quelle soit de lui), conclut un développement parénétique en écrivant : « Cest ainsi que vous sera largement accordée par surcroît lentrée dans le royaume éternel de notre Seigneur Jésus Christ » (2 P 1,11). On peut donc laffirmer : tout le Nouveau Testament nous enseigne que les temps nouveaux sont constitués par la venue du royaume de Dieu. Mais comment concevait-on ce royaume ? Cest ce que la présente étude voudrait expliquer. DANS LANCIEN TESTAMENT Dieu et lancienne alliance. Après le passage de la mer Rouge et la débâcle de larmée égyptienne, les Hébreux entonnent un cantique daction de grâce qui se termine par ces mots : « Yahvé régnera pour toujours et à jamais » (Ex 15,18). Il règne sur lunivers entier quil a créé, mais plus spécialement sur le peuple dIsraël quil a choisi (Ex 19,6). Jérusalem est la cité de Yahvé, que l’on appelle “le grand roi” (Ps 48,2-3 ; voir aussi Jr 8,19). Inutile de multiplier les textes qui vont en ce sens. Mais pour que son peuple vive dans la paix, chacun en harmonie avec ceux qui lentourent, Dieu lui a donné une Loi, le Décalogue, les dix Paroles (Ex 20,12-17 ; voir aussi Dt 5,16-21) dont les sept derniers articles visent précisément les rapports de chacun avec son prochain :

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1

LE ROYAUME DE DIEU

Selon Mt 4,17 (voir aussi Mc 1,14-15), Jésus commence son ministère public

en annonçant : « Convertissez-vous, car le royaume de Dieu est proche. » Cette

annonce de la venue du royaume constitue la trame dont sont tissés les trois évangiles

synoptiques. L’évangile de Jean ne le mentionne qu’au chapitre 3, v. 3-5, mais on

reconnaît qu’il le désigne sous la formule “la vie éternelle”. Dès les débuts de son

ministère, Paul écrit aux fidèles de Thessalonique : « Nous vous avons [...] adjurés

de mener une vie digne de Dieu qui vous appelle à son royaume et à sa gloire » (1

Th 2,12). Jacques fait remarquer à ceux qui méprisent les pauvres : « Dieu n’a-t-il

pas choisi les pauvres selon le monde comme riches dans la foi et héritiers du

royaume qu’il a promis à ceux qui l’aiment ? » (Jc 2,5). Pierre, dans sa seconde lettre

(pour autant qu’elle soit de lui), conclut un développement parénétique en écrivant :

« C’est ainsi que vous sera largement accordée par surcroît l’entrée dans le royaume

éternel de notre Seigneur Jésus Christ » (2 P 1,11). On peut donc l’affirmer : tout le

Nouveau Testament nous enseigne que les temps nouveaux sont constitués par la

venue du royaume de Dieu. Mais comment concevait-on ce royaume ? C’est ce que

la présente étude voudrait expliquer.

DANS L’ANCIEN TESTAMENT

Dieu et l’ancienne alliance.

Après le passage de la mer Rouge et la débâcle de l’armée égyptienne, les

Hébreux entonnent un cantique d’action de grâce qui se termine par ces mots :

« Yahvé régnera pour toujours et à jamais » (Ex 15,18). Il règne sur l’univers entier

qu’il a créé, mais plus spécialement sur le peuple d’Israël qu’il a choisi (Ex 19,6).

Jérusalem est la cité de Yahvé, que l’on appelle “le grand roi” (Ps 48,2-3 ; voir aussi

Jr 8,19). Inutile de multiplier les textes qui vont en ce sens. Mais pour que son peuple

vive dans la paix, chacun en harmonie avec ceux qui l’entourent, Dieu lui a donné

une Loi, le Décalogue, les dix Paroles (Ex 20,12-17 ; voir aussi Dt 5,16-21) dont les

sept derniers articles visent précisément les rapports de chacun avec son prochain :

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12. Honore ton père et ta mère [...],

13. tu ne tueras pas,

14. tu ne commettras pas d’adultère,

15. tu ne voleras pas,

16. tu ne porteras pas de témoignage mensonger contre ton prochain,

17. tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain, tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son

serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, rien de ce qui est à ton prochain.

Dieu s’engage à protéger ce peuple dont il est le roi, à condition que le peuple

observe fidèlement la Loi qu’Il lui a donnée par l’intermédiaire de Moïse. C’est le

fondement même de l’ancienne alliance.

Mais le peuple de Dieu a rompu lui-même cette alliance en n’observant pas la

Loi que Dieu lui avait donnée. Au cours des siècles, les prophètes ne cesseront pas

de tonner contre ces manquements à la Loi. Et, comme on ne les écoute pas, ce sera

la catastrophe. Le royaume du Nord, le premier, sera détruit par les Assyriens. Puis

ce sera le tour du royaume du Sud. Arrêtons-nous plus spécialement à la situation

telle que la voit le prophète Jérémie à la veille de cette catastrophe. Jérusalem, sa

capitale, est dans un état moral déplorable : « Comme un puits qui fait sourdre son

eau, ainsi fait-elle sourdre sa méchanceté. Violence et dévastation, voilà ce qu’on y

entend ; devant moi, constamment, maladies et blessures » (Jr 6,7). « Car du plus

petit au plus grand, tous sont avides de rapine ; prophète comme prêtre, tous ils

pratiquent le mensonge » (6,13). La ville sera donc détruite : « Voici que j’amène un

malheur sur ce peuple-là : c’est le fruit de leurs pensées, car ils n’ont pas fait attention

à mes paroles et ils ont méprisé ma Loi » (6,19). Et le prophète décrit avec force

détails l’invasion qui va détruire Jérusalem et ses habitants.

L’annonce d’une nouvelle alliance.

Le prophète rêve alors de temps nouveaux, d’une alliance nouvelle selon

laquelle le peuple de Dieu observera fidèlement la Loi qu’il lui a donnée (Jr 31,31-

34) :

31. Voici venir des jours – oracle de Yahvé – où je conclurai avec la maison d’Israël (et la maison de Juda)

une alliance nouvelle.

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32. Non pas comme celle que j’ai conclue avec leurs pères, le jour où je les ai pris par la main pour les faire

sortir du pays d’Égypte – mon alliance qu’eux-mêmes ont rompue bien que je fusse leur Maître, oracle de

Yahvé !

33. Mais voici l’alliance que je conclurai avec la maison d’Israël après ces jours-là, oracle de Yahvé. Je

mettrai ma Loi au fond de leur être et je l’écrirai sur leur cœur. Alors je serai leur Dieu et eux seront mon

peuple.

34. Ils n’auront plus à instruire chacun son prochain, chacun son frère, en disant : « Ayez la connaissance

de Yahvé ! » Car tous me connaîtront, des plus petits jusqu’aux plus grands – oracle de Yahvé – parce que

je vais pardonner leur crime et ne plus me souvenir de leur péché.

La condition essentielle pour que la nouvelle alliance dure toujours, c’est que

le nouveau peuple de Dieu reste fidèle à la Loi divine. En ces jours futurs, Yahvé

rassemblera tous les dispersés d’Israël ; il les purifiera de toutes leurs souillures et

leur donnera un cœur nouveau afin qu’ils puissent observer et pratiquer les coutumes

que Dieu lui a données (Ez 36,24-27). L’idéal de l’alliance sera rétabli : « Vous serez

mon peuple et je serai votre Dieu » (v. 28).

Après le retour de l’exil, bien des prophètes rêveront de ce temps idéal, comme

ce lointain successeur du prophète Isaïe. Il décrit longuement la prospérité future du

nouveau peuple de Dieu (Is 60 - 62), mais il en donne la condition essentielle : le

peuple ne sera constitué que de justes (60,21), c’est-à-dire de gens qui observeront

fidèlement la Loi divine.

Au deuxième siècle, vers 167-164, la situation du peuple de Dieu ne s’est pas

améliorée. Il est sous la domination d’un roi étranger, Antiochus Épiphane, qui le

persécute. Le prophète Daniel annonce alors un renversement de situation : les

puissances mauvaises qui le persécutent seront anéanties, et Dieu va susciter un

personnage mystérieux, un Fils d’homme, à qui il va conférer l’investiture royale

(Dn 7,13-14). Même ceux qui sont morts pourront participer à ce royaume nouveau,

car ils ressusciteront de la poussière où ils sont comme endormis (12,2). Tous

bénéficieront alors d’une vie éternelle. Mais Daniel reste fidèle à l’idéal classique de

l’alliance : la Loi divine sera parfaitement respectée dans ce royaume nouveau :

« Les doctes resplendiront comme la splendeur du firmament, et ceux qui ont

enseigné la justice à un grand nombre, comme les étoiles, pour toute l’éternité »

(12,3). Si ceux qui enseignent la justice brilleront, c’est que leur enseignement sera

bien accueilli par tous.

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DANS LE NOUVEAU TESTAMENT

Une conception pessimiste du monde.

Déjà dans le judaïsme.

Au temps du Christ, le judaïsme avait une vue très pessimiste du monde.

Celui-ci était essentiellement mauvais, asservi aux puissances du Mal. On attendait

avec impatience l’événement eschatologique qui verrait l’avènement d’un monde

nouveau, dans lequel le bien triompherait. C’était “le monde à venir”, qui devait

succéder à “ce monde-ci”. (Ces deux expressions reviennent souvent dans les écrits

rabbiniques.)

Dans les milieux esséniens de Qumrân, les deux mondes coexistent : un

monde bon constitué par les fidèles de la secte, et un monde mauvais qui englobe le

reste de l’humanité. La Règle de la communauté décrit fort bien ce dualisme. (Les

traductions qui suivent sont reprises de A. DUPONT-SOMMER, Les Écrits

esséniens découverts près de le mer Morte, Paris, 1960, p. 94.) Le monde actuel est

sous la domination de Bélial (II,19). Mais il se divise en deux parties : les membres

de la secte et les autre (III,20-24) :

20. Dans la main du Prince des lumières est l’empire sur tous les fils de justice : dans des voies de lumière

ils marchent ; et dans la main de l’Ange

21. des ténèbres est tout l’empire sur les fils de perversion : et dans des voies de ténèbres ils marchent. Et

c’est à cause de l’Ange des ténèbres que s’égarent

22. tous les fils de justice ; et tout leur péché, toutes leurs iniquités, toute leur faute, toutes les rébellions de

leurs œuvres sont l’effet de son empire,

23. conformément aux Mystères de Dieu, jusqu’au terme fixé par Lui. Et tous les coups qui les frappent,

tous les moments de leurs détresses sont l’effet de l’empire de son hostilité.

24. Et tous les esprits de son lot font trébucher les fils de lumière. Mais le Dieu d’Israël, ainsi que son Ange

de vérité, viennent en aide à tous les fils de lumière.

Il existe donc deux mondes opposés : le monde des lumières et de vérité, ayant

à sa tête le Prince des lumières, appelé aussi Ange de vérité ; le monde des ténèbres

ayant à sa tête l’Ange des ténèbres. Tous les maux qui frappent les fils de lumière

viennent de l’hostilité de l’Ange des ténèbres et de ceux qu’il a à son service. Bien

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entendu, les fils de lumière se distinguent des autres en ce qu’ils observent

scrupuleusement la Loi divine. C’est ce que propose le début de la Règle (I,1-15).

Dans le Nouveau Testament.

Nouveau Testament tout entier baigne dans cette vue pessimiste du monde

présent, bien résumée dans cette phrase de Jean : « Le monde entier gît au pouvoir

du Mauvais » (1 Jn 5,19). Et le monde présent est mauvais parce qu’il est dominé

par un être essentiellement mauvais, que l’on nomme tantôt le diable, tantôt Satan,

ou encore, par analogie aux textes de Qumrân, “le Prince de ce monde” (Jn 12,31 ;

14,30 ; 16,11). Le monde présent est donc conçu comme si Satan en était le roi. Le

Christ lui-même adopte cette vue pessimiste du monde présent lorsque, discutant

avec les Pharisiens qui l’accusent de chasser les démons grâce au pouvoir du chef

des démons, il leur dit : « Si Satan chasse Satan, il est divisé contre lui-même et son

royaume ne pourra tenir » (Mt 12,26 ; voir aussi Mc 3,24.26 ; Lc 11,18). Satan est

donc le roi qui domine le monde présent et qui est à l’origine de tout le mal qui

l’affecte. Presque tous les auteurs du Nouveau Testament ont cette vue pessimiste

du monde. On la retrouve ailleurs dans les Synoptiques (Mt 13,39 ; 25,41 ; Mc 8,12 ;

Lc 13,16), dans la littérature johannique (Jn 8,44 ; 1 Jn 3,8.10 ; Ap 12,9.12 ; 20,2),

chez Paul (1 Th 2,18 ; 1 Co 7,5 ; 2 Co 2,11 ; 11,14 ; 12,7 ; Ep 4,27 ; 6,11), chez

Jacques (Jc 4,7), et chez Pierre (1 P 5,8).

Mais Jésus a été envoyé par Dieu pour rétablir son royaume sur la terre. Il est

le Christ, l’Oint par excellence, c’est-à-dire le roi du royaume nouveau. Durant toute

sa vie terrestre, il va donc devoir lutter contre Satan afin de le déposséder de son

royaume et d’établir le royaume de Dieu. Dès le lendemain de son baptême, aussitôt

après avoir reçu la puissance de l’Esprit, il est conduit par cet Esprit au désert afin

d’y engager une première escarmouche contre Satan (Mt 4,1-11 ; Lc 4,1-13 ; Mc

1,12-13). Les guérisons qu’il accomplit sont souvent présentées comme des

exorcismes puisque l’on tient les maladies comme des sortes de possessions

diaboliques. C’est ce que Pierre expliquera au centurion Corneille : « [...] Jésus de

Nazareth, comment Dieu l’a oint d’Esprit Saint et de puissance, lui qui a passé en

faisant le bien et en guérissant tous ceux qui étaient tombés au pouvoir du diable »

(Ac 10,38). Lorsque les soixante-douze disciples reviennent de leur expédition

missionnaire, ils s’émerveillent de ce que les démons leur étaient soumis au nom de

Jésus, et celui-ci leur déclare : « Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair ;

voici que je vous ai donné pouvoir de marcher sur les serpents et les scorpions, et

sur toute la puissance de l’Ennemi, et rien ne pourra vous nuire » (Lc 10,18-19). Si

Satan tombe, c’est que son règne prend fin. C’est ce que constate encore le Christ

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johannique : « Maintenant, c’est le jugement de ce monde ; maintenant le Prince de

ce monde sera jeté bas. (Mieux que “jeté dehors” ; nous suivons la tradition syro-

latine appuyée par le manuscrit grec Koridethi.) Et moi, une fois élevé de terre,

j’attirerai tout à moi » (Jn 12,31-32). Le Prince de ce monde va être détrôné, et c’est

Jésus qui va régner à sa place.

Un règne par la vérité.

Comment Satan régnait-il sur le monde, et comment Jésus va-t-il pouvoir le

détrôner ? C’est Jean qui, dans son évangile, l’explique le mieux. Jésus déclare aux

autorités juives qui veulent le mettre à mort : « Vous êtes du diable, votre père, et ce

sont le désirs de votre père que vous voulez accomplir. Il était homicide dès le

commencement et n’était pas établi dans la vérité, parce qu’il n’y a pas de vérité en

lui : quand il profère le mensonge, il parle de son propre fonds, parce qu’il est

menteur et père du mensonge » (Jn 8,44). Tout ceci renvoie évidemment au récit de

la chute de nos premiers parents tel qu’il se lit dans la Genèse. Dieu avait prescrit à

Adam : « Tu peux manger de tous les arbres du jardin. Mais de l’arbre de la

connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas, car, le jour où tu en mangeras,

tu deviendras passible de mort » (Gn 2,17). Le serpent (il faut comprendre qu’il

s’agit du diable) va déclarer à la femme qui lui rappelle cet ordre donné par Dieu :

« Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que, le jour où vous en

mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le

bien et le mal » (3,4-5). La femme se laisse convaincre, mange du fruit défendu, en

donne à Adam, et c’est la condamnation à mort portée par Dieu contre Adam : « À

la sueur de ton visage tu mangeras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes au sol,

puisque tu en fus tiré. Car tu es glaise et tu retourneras à la glaise » (3,19). Adam est

alors chassé du paradis terrestre afin qu’il ne puisse manger de l’arbre de vie et ne

vive pour toujours (3,22-24). Le serpent a donc menti en accusant Dieu de

mensonge. Il était “menteur et père du mensonge.” Et c’est par ce mensonge qu’il a

voué l’humanité à la mort ; il fut donc aussi “homicide dès le commencement”. En

voulant tuer Jésus, les autorités juives accomplissent les œuvres de leur père (Jn

8,41), ils sont fils du diable (8,44).

Satan règne donc sur le monde par le mensonge, en faisant croire aux hommes

qu’est bien ce qui est mal et mal ce qui est bien. Jésus va libérer l’humanité en lui

apportant la vérité : « Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes

disciples, et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous libérera » (8,31). La vérité

que Jésus apporte, c’est la vraie connaissance de la volonté de Dieu. Au lieu de

provoquer la mort, elle donne la vie : « Ce n’est pas de moi-même que j’ai parlé,

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mais le Père qui m’a envoyé m’a lui-même commandé ce que j’avais à dire et à faire

connaître ; et je sais que son commandement est vie éternelle » (12,49-50). « En

vérité, en vérité je vous le dis, celui qui écoute ma parole et croit à celui qui m’a

envoyé a la vie éternelle et ne vient pas en jugement, mais il est passé de la mort à

la vie » (5,24). La malédiction qui pesait sur l’humanité est levée, la mort est vaincue.

La tradition synoptique ne développe pas ce thème, mais elle le connaît. Dans

l’explication de la parabole du semeur, nous apprenons que la semence jetée par le

Christ est la parole de Dieu (Lc 8,11 ; aussi Mc 4,14). Les vrais disciples de Jésus

sont ceux qui écoutent la parole et la mettent en pratique (Lc 8,21). Or, pour

empêcher la diffusion de cette parole, le diable vient et l’enlève des cœurs où elle a

été semée (Lc 8,12 ; voir aussi Mc 4,15 ; Mt 13,18). Le diable sait donc que c’est

par cette parole semée dans le cœur des hommes que Jésus va le détrôner.

Ainsi, c’est en transmettant aux hommes la parole de Dieu que Jésus va régner

sur la terre. Il est à la fois roi et prophète, puisque le prophète est celui qui parle au

nom de Dieu. Et il est roi parce que prophète. C’est ce que signifie la voix céleste

qui s’adresse à lui lors de son baptême : « Tu es mon Fils, le bien-aimé, en toi je me

suis complu. » La première partie de cette déclaration est une citation de Ps 2,7, le

psaume royal par excellence. Au Christ qu’il vient d’instituer roi, Dieu déclare : « Tu

es mon Fils, moi, aujourd’hui je t’ai engendré » (voir Lc 3,22). Quant à la seconde

partie, elle fait écho au texte d’Is 42,1, tel qu’il se lit en Mt 12,18 : « Voici mon

serviteur que j’ai choisi, le bien-aimé en qui s’est complu mon âme. » Or, dans ce

texte d’Isaïe, Dieu précise le rôle qu’aura à jouer ce serviteur : « Fidèlement, il

présente le droit ; il ne faiblira ni ne cédera jusqu’à ce qu’il établisse le droit sur la

terre, et les îles attendent son enseignement » (Is 42,3-4). Le “droit” est le droit de

Dieu, la Loi qu’il a donnée à l’humanité. Ainsi, comme le note fort justement la

Bible de Jérusalem sur ce texte d’Isaïe (p. 1133) : « Dans ce poème, le serviteur est

présenté comme un prophète, objet d’une mission et d’une prédestination divine. »

Continuité entre les deux alliances.

Le sang de l’alliance.

La continuité entre les deux alliances a été soulignée par Jésus lui-même ; lors

du dernier repas qu’il prend avec ses disciples, il saisit une coupe de vin et leur

déclare : « Ceci est mon sang de l’alliance versé pour la multitude. » L’expression

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“sang de l’alliance” est reprise de Ex 24,8. Mais replaçons ce verset dans son

contexte :

5. Puis [Moïse] envoya de jeunes Israélites offrir des holocaustes et immoler à Yahvé de jeunes taureaux

en sacrifice de communion.

6. Moïse prit la moitié du sang et la mit dans des bassins, et l’autre moitié du sang il la répandit sur l’autel.

7. Il prit le livre de l’Alliance et il en fit la lecture au peuple qui déclara : « Tout ce que Yahvé dit, nous le

ferons et nous y obéirons. »

8. Moïse, ayant pris le sang, le répandit sur le peuple et dit : « Ceci est le sang de l’Alliance que Yahvé a

conclue avec vous moyennant toutes ces clauses. »

« Moïse, intermédiaire entre Yahvé et le peuple, les unit symboliquement en

répandant sur l’autel, qui représente Yahvé, puis sur le peuple, le sang d’une même

victime. Le pacte est ainsi ratifié par le sang » (Bible de Jérusalem, note sur Ex 24,8,

p. 110). De même, la nouvelle alliance va être ratifiée par le sang d’une même

victime : le Christ. On ne pouvait mieux marquer la continuité entre les deux

alliances.

On a souvent mis en doute l’authenticité de cette parole du Christ parce que,

dans le récit de Marc, elle fait l’effet d’un ajout. Ce récit devait se terminer, au verset

23, par les mots “et ils en buvaient tous”. La signification du sang, au verset 24, vient

trop tard. Même dans ce cas, il faudrait maintenir que le Christ lui-même a souligné

la continuité entre les deux alliances. Dans le texte de l’Exode, le rite du sang est

encadré par deux mentions de la Loi divine : Moïse en fait lecture avant d’asperger

le peuple avec le sang, et après cette aspersion, il la rappelle par les mots “moyennant

toutes ces clauses”. Or nous allons voir que Jésus, dans son enseignement, a souligné

que la loi du royaume nouveau se fondait sur les lois imposées par Dieu aux

Israélites.

Les commandements de Dieu.

L’ancienne alliance était un contrat entre Dieu et son peuple : Dieu s’engageait

à protéger son peuple, dont il était le roi, à condition que ce peuple lui restât fidèle

en observant sa Loi et ses préceptes. Il en va de même dans la nouvelle alliance.

Jésus ne peut régner sur le nouveau peuple de Dieu que pour autant que ce peuple

reçoive et accepte ses paroles, qui sont l’expression de la volonté divine. Or la

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volonté divine à l’égard de son peuple n’a jamais varié. Au Pharisien (ou au scribe)

qui lui demande quel est le premier commandement dans la Loi, Jésus répond : « Tu

aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et de toute ton âme et de tout ton

esprit ; tel est le premier et grand commandement. Mais le second lui est semblable :

Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt 22,34-40 ; voir aussi Mc 12,28-31 ;

Lc 10,25-28). Le premier commandement se lit dans le Deutéronome (6,4-5) et le

second dans le Lévitique (19,18). Matthieu commente très justement : « En ce deux

commandements tiennent toute la Loi et les prophètes. » Et Paul écrira de même :

« Par l’amour mettez-vous au service les uns des autres. Car une seule formule

contient toute la Loi en sa plénitude : Tu aimeras ton prochain comme toi-même »

(Ga 5,13-14 ; voir aussi Rm 13,8-10). Jacques se fait l’écho de ce thème lorsqu’il

écrit : « Si vous accomplissez la Loi royale suivant l’Écriture : Tu aimeras ton

prochain comme toi-même, vous faites bien » (Jc 2,8). Selon Jean, Jésus, dans son

discours d’adieux, aurait laissé comme testament à ses disciples : « En ceci tous

reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns envers les

autres » (Jn 13,35).

Matthieu a raison de montrer comment Jésus n’est pas venu abolir la Loi

ancienne, mais la perfectionner (5,17). Le Décalogue commandait : « Tu ne tueras

pas » (Ex 20,13), mais Jésus déclare : « Quiconque se fâche contre son frère en

répondra au tribunal » (Mt 5,21-22). Le Décalogue commandait : « Tu ne

commettras pas d’adultère » (Ex 20,14), mais Jésus déclare : « Quiconque regarde

une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle » (Mt

5,27-28). Le Lévitique commandait : « Tu aimeras ton prochain (et tu haïras ton

ennemi) » (Lv 19,18), mais Jésus déclare : « Aimez vos ennemis et priez pour ceux

qui vous persécutent » (Mt 5,43-44). Les commandements du Décalogue réglant les

rapports de chacun avec son prochain étaient exprimés de façon négative : il faut

éviter tout ce qui peut leur nuire. Cette loi négative était résumée dans ce conseil de

Tobie à son fils : « Ne fais à personne ce que tu n’aimerais pas subir », ou comme

traduit la Septante de façon plus énergique : « Ce que tu hais, ne le fais à personne »

(Tb 4,15). Jésus commande, de façon positive : « Ainsi, tout ce que vous voulez que

les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux : voilà la Loi et les

prophètes » (Mt 7,12 ; voir aussi Lc 6,31). II ne faut pas seulement éviter tout ce qui

peut nuire au prochain, il faut encore faire pour eux tout ce que l’on voudrait que

l’on nous fit, ce qui est beaucoup plus exigeant.

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Des commandements au service des hommes.

Dieu n’est pas un roi tyrannique qui impose à ses sujets des lois arbitraires.

S’il a promulgué le Décalogue par l’intermédiaire de Moïse, ce fut pour que son

peuple puisse vivre dans la paix, en bonne harmonie chacun avec son prochain. La

condition essentielle est de s’abstenir de tout ce qui peut nuire aux autres. Il en va

de même du Christ parlant au nom de Dieu. Tous les commandements qu’il nous

donne, toutes les consignes qu’il suggère, ont pour but de permettre aux humains de

vivre dans l’harmonie.

Expliquant aux disciples ce qui souille l’homme, et donc ce qu’il faut éviter

dans le royaume nouveau, le Christ donne une énumération qui reprend et complète

quelque peu plusieurs prescriptions négatives du Décalogue : « Ce qui sort de la

bouche procède du cœur, et c’est cela qui souille l’homme. Du cœur en effet

procèdent mauvais desseins, meurtres, adultères, débauches, vols, faux témoignages,

diffamations » (Mt 15,18-19). En reprenant ce texte, Marc va le compléter : « Car

c’est du dedans, du cœur des hommes que sortent les desseins pervers : les

débauches, vols, meurtres, adultères, cupidités, méchancetés, ruse, impudicité,

envie, diffamation, orgueil, déraison. Toutes ces mauvaises choses sortent du dedans

et souillent l’homme » (Mc 7,21-23). Paul va renchérir encore en noircissant le

monde païen : « [Ils sont] remplis de toute injustice, de perversité, de cupidité, de

malice ; ne respirant qu’envie, meurtre, dispute, fourberie, malignité ; diffamateurs,

détracteurs, ennemis de Dieu, insulteurs, orgueilleux, fanfarons, ingénieux au mal,

rebelles à leurs parents, insensés, déloyaux, sans cœur, sans pitié » (Rm 1,29-32). Il

peut arriver que des chrétiens se livrent à de tels vices, mais alors ils ne sont plus

chrétiens, il faut les éviter comme des païens : « Non, je vous ai écrit de n’avoir pas

de rapports avec celui qui, tout en portant le nom de frère, serait débauché, cupide,

idolâtre, insulteur, ivrogne ou rapace, et même, avec un tel homme, de ne point

prendre de repas » (1 Co 5,11). Un peu plus loin, Paul va déclarer : « Ne savez-vous

pas que les injustes n’hériteront pas du royaume de Dieu ? Ne vous y trompez pas !

Ni impudiques, ni idolâtres, ni adultères, ni dépravés, ni gens de mœurs infâmes, ni

voleurs, ni cupides, pas plus qu’ivrognes, insulteurs ou rapaces, n’hériteront du

royaume de Dieu » (1 Co 6,9-10).

Tout mal aura donc disparu du royaume de Dieu, à condition d’observer

fidèlement tout ce que le Christ nous aura prescrit.

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Un échec du plan divin ?

Le Christ pensait qu’il avait reçu de Dieu mission d’établir le royaume

nouveau sur la terre, comme l’avaient annoncé les prophètes de l’ancienne alliance.

Il ne faut pas se laisser égarer par certaines expressions que les évangélistes lui

prêtent. Si, selon Matthieu, il annonce “le royaume des cieux” (Mt 4,17 et passim),

il ne s’agit pas d’un royaume qui se réaliserait “dans les cieux”. Les Juifs évitaient

de prononcer le nom de Dieu, et ils le remplaçaient par diverses expressions dont

l’une était précisément ce terme de “cieux”. En fait, l’expression “royaume des

cieux” est l’équivalent exact de “royaume de Dieu” (Mc 1,15). De même, lorsque,

selon Jean, le Christ dit à Pilate : « Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jn 18,36),

cela veut dire que son royaume n’a pas l’esprit de ce monde. Aux disciples, qui sont

pourtant encore “dans ce monde” (17,11), Jésus déclare : « Si vous étiez du monde,

le monde aimerait son bien ; mais parce que vous n’êtes pas du monde, puisque mon

choix vous a tirés du monde, pour cette raison le monde vous hait » (15,19). Même

si le royaume du Christ n’est pas “de ce monde”, cela ne veut pas dire qu’il doit se

réaliser hors de ce monde. Si Jésus avait annoncé la venue d’un royaume devant se

réaliser “dans les cieux”, comment ses disciples, ayant vécu si longtemps avec lui,

pourraient-ils lui demander lorsqu’ils le voient ressuscité : « Seigneur, est-ce

maintenant le temps où tu vas restaurer la royauté en Israël ? » (Ac 1 ,6). Ils pensent

évidemment à une restauration qui va s’effectuer sur la terre. (La Bible de Jérusalem

note très justement (p. 1571) : « L’établissement du royaume messianique apparaît

encore aux apôtres comme une restauration temporelle de la royauté davidique. »)

Jésus pensait qu’il avait eu mission de restaurer le royaume de Dieu sur la terre, non

pas un royaume politique, mais un royaume où la Loi de Dieu serait parfaitement

observée. C’est ce qui expliquerait peut-être le cri de détresse, repris de Ps 22,2, qu’il

aurait poussé juste avant de mourir sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi

m’as-tu abandonné ? » (Mt 27,46 ; Mc 15,34). Jésus ne se plaint pas de ce que Dieu

le laisse mourir ; il avait prévu sa mort en constatant l’abandon des foules et

l’hostilité des grands prêtres. Mais il se plaint de ce que, selon les apparences, Dieu

ne lui a pas permis de réaliser sa mission. Les foules l’ont abandonné, les apôtres se

sont enfuis, tout semble crouler, sa mission ne se termine-t-elle pas par un échec ?

Cet échec apparent a posé un problème aux premiers chrétiens, et l’on s’est

efforcé de le pallier de plusieurs façons.

Le retour du Christ.

On s’est imaginé que le Christ ressuscité reviendrait sur la terre pour réaliser

cet idéal du royaume de Dieu, avec peut-être une connotation politique qui n’était

pas dans la pensée de Jésus. C’est le sens de la demande que font les apôtres au

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Christ ressuscité : « Seigneur, est-ce maintenant le temps où tu vas restaurer la

royauté en Israël ? » (Ac 1,6). C’est le sens aussi de la finale du discours

eschatologique que la tradition synoptique attribue au Christ (mais nombre de

commentateurs, avec raison, pensent que ce discours n’est pas du Christ lui-

même) en Mc 13,26-27 (voir aussi Mt 24,30-31) :

26. Et alors on verra le Fils de l’homme venant dans de nuée avec grande puissance et gloire.

27. Et alors il enverra les anges pour rassembler ses élus, des quatre vents, de l’extrémité de la terre à

l’extrémité du ciel.

C’est le thème classique chez les prophètes du rassemblement des dispersés

d’Israël pour former le nouveau peuple de Dieu. Les mots “des quatre vents” sont

repris de Zacharie (2,10) où il s’agit des dispersés d’Israël ; mais ils seront

rassemblés : « Ainsi parle Yahvé Sabaot : Voici que je sauve mon peuple des pays

d’orient et des pays du soleil couchant. Je les ramènerai pour qu’ils habitent au

milieu de Jérusalem. Ils seront mon peuple et moi je serai leur Dieu, dans la fidélité

et la justice » (8,7-8). Par ailleurs, les mots “rassembler… de l’extrémité de la terre

à l’extrémité du ciel” reprennent, légèrement modifiés, les expressions de Dt 30,4

(Septante) : « Même si ta dispersion est de l’extrémité du ciel à l’extrémité du ciel,

de là le Seigneur ton Dieu te rassemblera. » (Voir encore Is 43,5-7 ; Jr 19,14 ; 31,10 ;

Ez 34,13 ; 36,24 ; Mi 2,12). Dans tous ces textes, les dispersés se retrouvent dans la

Terre promise, et non dans les cieux. Il en va de même dans le texte de Mc 13,26-27

où rien ne dit qu’ils vont être emmenés au ciel.

Pour Paul aussi, le Christ doit revenir sur la terre pour y établir son royaume

(l Th 4, 13-18), mais sur une terre idéalisée et “spiritualisée” puisque ce retour sera

accompagné de la résurrection de tous ceux qui se sont “endormis dans le Christ”.

C’est la perspective de Dn 12,1-3 qui est reprise. Mais ce royaume n’aura qu’un

temps : un jour viendra où le Christ le remettra définitivement au Père (1 Co 15,22-

28). On rejoint le thème du royaume de mille ans (le “millénarisme” décrit en

Ap 19 - 21, thème qui aura tant de succès encore au deuxième siècle ; Irénée et

d’autres).

La venue de l’Esprit.

Mais le retour du Christ se faisant attendre, on a compris qu’il fallait expliquer

autrement la faillite apparente de la mission de Jésus. Les apôtres ont reçu son

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enseignement. Après sa mort, ils vont continuer à diffuser cet enseignement, grâce

à l’Esprit qui va venir en eux. La mission de Jésus n’a pas été un échec puisque la

parole libératrice qu’il a semée durant sa vie terrestre va être annoncée au monde par

les apôtres. C’est ce que Luc, dans son évangile, fait dire au Christ en 24,46-49 :

46. Ainsi est-il écrit que le Christ souffrirait et ressusciterait d’entre les morts le troisième jour,

47. et qu’en son Nom le repentir en vue de la rémission des péchés serait proclamé à toutes les nations, à

commencer par Jérusalem.

48. De cela vous êtes témoins.

49. Et voici que moi, je vais envoyer sur vous ce que mon Père a promis. Vous donc, demeurez dans la ville

jusqu’à ce que vous soyez revêtus de la force d’en haut.

Le repentir qui sera prêché à toutes les nations en vue de la rémission des

péchés, c’était bien le message du Christ demandant aux humains de changer de vie,

de la conformer à la volonté de Dieu.

En Ac 1,4-8, ce thème est repris, mais coupé en deux par le rappel de la

restauration du royaume.

4. Alors, au cours d’un repas qu’il partageait avec eux, il leur enjoignit de ne pas s’éloigner de Jérusalem,

mai d’y attendre ce que le père avait promis, « ce que, dit-il, vous avez entendu de ma bouche :

5. Jean, lui, a baptisé avec de l’eau, mais vous, c’est dans l’Esprit Saint que vous serez baptisés sous peu

de jours. »

6. Étant donc réunis, ils l’interrogeaient ainsi : « Seigneur, est-ce maintenant Je temps où tu vas restaurer

la royauté en Israël ? »

7. Il leur répondit : « Il ne vous appartient pas de connaître les temps et les moments que le Père a fixés de

sa seule autorité.

8. Mais vous allez recevoir l’Esprit Saint qui descendra sur vous. Vous serez mes témoins à Jérusalem, dans

toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre.

C’est donc bien par la venue de l’Esprit que va se réaliser le royaume. En

témoignant de la résurrection de Jésus, les apôtres vont prouver qu’il était bien le

Christ, le roi du royaume nouveau. Mais ils vont en même temps inciter les humains

au repentir, comme l’avait fait le Christ. Ils vont transmettre la parole qu’il avait

semée.

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C’est ce que Paul va expliquer en reprenant le thème de notre libération de la

servitude que nous imposait le péché. « Il n’y a donc plus de condamnation pour

ceux qui sont dans le Christ Jésus. La loi de l’Esprit qui donne la vie dans le Christ

t’a affranchi de la loi du péché et de la mort » (Rm 8,1-2). Ceux qui vivent selon la

chair ne peuvent pas accomplir la loi de Dieu (v. 6-7). Mais, ajoute Paul : « Vous,

vous n’êtes pas dans la chair mais dans l’esprit, puisque l’Esprit de Dieu habite en

vous. Qui n’a pas l’Esprit du Christ ne lui appartient pas, mais si le Christ est en

vous, bien que le corps soit mort déjà en raison du péché, l’Esprit est vie en raison

de la justice » (v. 9-10). C’est donc grâce à l’Esprit que nous pouvons maintenant

accomplir la loi de Dieu. Pour Paul, c’est l’Esprit de Dieu, mais c’est aussi l’Esprit

du Christ, le Christ lui-même, que nous avons revêtu au baptême et grâce auquel

nous sommes ressuscités à une vie nouvelle (6,2-4). Le Christ avait été envoyé par

Dieu pour nous délivrer du Mal. Malgré sa mort, il a réalisé sa mission puisque,

maintenant, c’est grâce à son Esprit que nous pouvons vivre d’une vie nouvelle,

conforme à la Loi divine, libérés de l’esclavage du péché. Ce n’est plus le péché qui

règne sur nous (5,21 ; 6,12.18.22), mais c’est le Christ par son Esprit.

On voit que la pensée de Paul a évolué par rapport à ses premières lettres. En

1 Th 4,13-18, il envisageait un futur relativement proche dans lequel le Christ

reviendrait pour effectuer la résurrection des morts. Il en va de même en 1 Co 15,45 :

lors de son retour, le Christ effectuera la résurrection des morts et la transformation

en gloire de tous, ceux qui vont ressusciter et ceux qui seront trouvés vivants. Il agira

alors comme “esprit vivifiant” (voir Gn 2,7). Ce sera une sorte de création nouvelle.

Mais en 2 Co 3,17-18, si le Christ est encore identifié à l’Esprit (v. 17), qui est (v. 6)

l’“Esprit vivifiant” de Gn 2,7, c’est dès maintenant que nous possédons en nous ce

Christ-Esprit qui nous transforme de gloire en gloire. L’eschatologie est déjà

réalisée. C’est ce que développent les passages de la lettre aux Romains que nous

venons d’analyser.

La pensée johannique.

La pensé johannique est très proche de celle que Paul exprime en 2 Co 3 et en

Rm 6 - 8. Le Christ ressuscité “insuffla” (enephusèsen) sur les apôtres l’Esprit Saint

(20,22), qui est aussi “Esprit vivifiant” (pneuma zôopoioun) tandis que la chair ne

sert à rien (6,63). Tout ceci renvoie au texte de Gn 2,7, concernant la création du

premier homme, lu selon la Septante : « Et Dieu forma l’homme poussière prise de

la terre, et il insuffla (enephusèsen) sur son visage un souffle de vie (pnoèn zôès) et

l’homme devint un être vivant. » La nouvelle création est déjà réalisée en nous, grâce

à l’Esprit. Celui qui écoute la parole du Christ et croit en celui qui l’a envoyé a déjà

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la vie éternelle, c’est-à-dire, pour Jean, est entré dans le royaume, et “il est passé de

la mort à la vie” (5,24 : voir 1 Jn 3,14). Il ne faut donc pas attendre sur cette terre un

monde à venir idéal. Au lieu de parler, comme dans la littérature rabbinique, d’un

monde à venir opposé à “ce monde-ci”, Jean oppose “ce monde-ci” au monde “d’en

haut” (8,23). Lorsqu’il va mourir, le Christ passera “de ce monde-ci vers le Père”

(13, 1). Il en va de même de nous : notre mort, qui n’est qu’“apparente” (Sg 3,2-4),

est un passage de ce monde-ci vers le Père. Notre âme, vivifiée par l’Esprit, ne

descend plus au shéol mais s’en va directement vers Dieu.

Le royaume de Dieu maintenant.

Le Mal existe et semble dominer le monde. Que l’on admette ou non qu’il soit

dû à une influence perverse de Satan, il est là. Et, mis à part les grandes catastrophes

cosmiques, il existe en grande partie parce que les hommes ont oublié la Loi divine,

la loi d’amour. C’est trop souvent l’égoïsme qui triomphe, soit dans les relations

d’individus à individus, soit dans les relations de peuples à peuples.

On a souvent reproché au christianisme d’anesthésier la conscience des

hommes en faisant miroiter devant leurs yeux un bonheur céleste, espérance qui leur

permettrait de supporter toutes les injustices du monde, sans se révolter. C’est vrai

que nous espérons vivre un jour auprès de Dieu une vie sans souffrances. Mais cela

veut-il dire que nous devons nous désintéresser des injustices dont souffre le monde

actuel ? Non, elles sont intolérables. Elles résultent du fait que, trop souvent, même

ceux qui se disent chrétiens n’obéissent pas aux ordres du Christ. Même s’il est

utopique de rêver d’un monde idéal sur cette terre, dont toute souffrance serait

bannie, nous devons nous efforcer de le rendre meilleur et plus supportable. Qu’on

le veuille ou non, le monde actuel est déjà le royaume du Christ. Chacun peut et doit

lutter pour que les égoïsmes particuliers ou collectifs soient vaincus par la loi

d’amour. Donnons un exemple typique. Le Christ nous a dit, et c’est un de ses

préceptes les plus actuels : « Nul ne peut servir deux maîtres : ou il haïra l’un et

aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir

Dieu et l’Argent » (Mt 6,24). L’argent est comme personnifié et considéré comme

un tyran qui nous domine. Que de querelles au sein des familles, que de disputes

entre familles, que d’injustices subies, que de conflits internationaux n’ont-ils pas

pour origine un amour immodéré de l’argent, ou de ce qui peut le procurer ?