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Université du Luxembourg Institut d’études romanes, médias et arts Séminaire 2014-2016 Géopoétiques : les sens de l’espace conférences du 6 mars 2015 Le sens des choses n’est-il qu’en nous ? – de géopoétique en poétique de la Terre – Augustin Berque 1. La concrescence des choses L’un des genres qui ont présidé au classement des poèmes dans le Recueil des dix mille feuilles, le Man.yô-shû (milieu du VIII e siècle, première anthologie poétique conservée de la littérature japonaise), est appelé mono ni yosete omoi wo nobu 寄物陳思, c’est-à-dire « laisser les choses dire ce que l’on éprouve ». Dans l’introduction de son Histoire de la sensibilité japonaise, Karaki Junzô en écrit ce qui suit 1 : « Les Japonais ont une vive sensibilité, je l’ai écrit plus haut, mais on peut dire que ce qui l’indique le mieux, c’est leur sens des saisons 2 . Nous autres Japonais, nous ressentons les saisons, et le passage des saisons, par les yeux, par les oreilles, par le nez, par la langue 3 . Par la couleur et la forme des nuages, le bruit du vent ou de la pluie, par l’odeur des champignons 4 ou du poisson 5 que l’on fait griller, par l’air sec ou humide, par les aliments de saison, nous sentons les saisons. Comme le montre exemplairement le haïku de Sodô 6 Me ni wa aoba /yama hototogisu /hatsugatsuo 目には青葉 / 山ほととぎす/ 初鰹 Dans les yeux la verdure / le coucou dans les collines / première bonite , nous saisissons par les cinq sens le déroulement des saisons. Et de même qu’en disant que la vie ou la tendance de l’époque s’épanouissent comme le parfum d’une fleur qui s’ouvre, nous lui confions notre sentiment, dans les fleurs qui tombent nous avons chanté la décadence, et la solitude dans le crépuscule automnal. C’est dire que nous avons exprimé nos sentiments en les confiant aux saisons. Depuis le Man.yô-shû existe ce genre de poème qu’on appelle ‘laisser les choses dire ce que l’on éprouve’, où lesdites ‘choses’ sont souvent la neige, la lune et les fleurs, ou les fleurs, les oiseaux, le vent et la lune, ce qui était le setsu-getsu-ka 7 ou le ka-chô-fû-getsu 8 ». Ce qui étonnera d’abord dans ce passage, c’est que les Japonais – un Japonais ? – puissent considérer comme original d’avoir le sens des saisons. Qui donc ne l’aurait pas, le sens des saisons ? Mais le fait est qu’en comparaison, nous ne l’avons guère, et l’avons du reste de moins en moins. L’une des pièces à conviction, en l’affaire, est ce qui vient juste après : l’exemple du haïku de Sodô Dans les yeux la verdure… Ce poème à lui seul contient trois « mots de saison » (kigo 季語). Qu’est-ce qu’un mot de saison ? Un mot qui a un rapport dûment reconnu à la saison où l’on se trouve, et qui est obligatoire dans le haïku – genre poétique qui s’est codifié aux temps modernes, à partir des œuvres d’Ihara Saikaku (1642-1693) et de Matsuo Bashô (1644-1694), 1 KARAKI Junzô, Nihonjin no kokoro no rekishi, Tokyo, Chikuma shobô, 1976, vol. I, p. 3. 2 Kisetsukan 季節感. 3 Au sens de l’organe buccal. 4 Ici le matsutake 松茸, Tricholoma matsutake. 5 Ici le sanma 秋刀魚, Cololabis saira. 6 YAMAGUCHI Sodô (1642-1716), influencé par Bashô, ancêtre du genre Katsushika (du nom du quartier où il habitait, à Edo). Le poème cité montre que la saison (le début de l’été) est ressentie autant par les yeux (la verdure) que par les oreilles (le chant du coucou) et par le goût (la première bonite de l’année). 7 La neige, la lune et les fleurs, en prononciation on dérivée du chinois (en l’occurrence, d’un poème de Bo Juyi). 8 Les fleurs, les oiseaux, le vent et la lune, emblèmes du genre fûryû (cn fengliu 風流), « l’écoulement du vent », symbole de liberté pour l’érémitisme mandarinal dans la Chine des Six Dynasties (III e- VI e siècle). Sur ce courant et l’influence qu’il exerça au Japon, v. mon Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010.

Le sens des choses n’est-il qu’en nous ? / Augustin Berque

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Université du Luxembourg Institut d’études romanes, médias et arts

Séminaire 2014-2016 Géopoétiques : les sens de l’espace conférences du 6 mars 2015

Le sens des choses n’est-il qu’en nous ? – de géopoétique en poétique de la Terre –

Augustin Berque

1. La concrescence des choses L’un des genres qui ont présidé au classement des poèmes dans le Recueil des dix mille feuilles, le Man.yô-shû (milieu du VIIIe siècle, première anthologie poétique conservée de la littérature

japonaise), est appelé mono ni yosete omoi wo nobu寄物陳思, c’est-à-dire « laisser les choses dire ce

que l’on éprouve ». Dans l’introduction de son Histoire de la sensibilité japonaise, Karaki Junzô en écrit ce qui suit1 :

« Les Japonais ont une vive sensibilité, je l’ai écrit plus haut, mais on peut dire que ce qui l’indique le mieux, c’est leur sens des saisons2. Nous autres Japonais, nous ressentons les saisons, et le passage des saisons, par les yeux, par les oreilles, par le nez, par la langue3. Par la couleur et la forme des nuages, le bruit du vent ou de la pluie, par l’odeur des champignons4 ou du poisson5 que l’on fait griller, par l’air sec ou humide, par les aliments de saison, nous sentons les saisons. Comme le

montre exemplairement le haïku de Sodô6 Me ni wa aoba /yama hototogisu /hatsugatsuo 目には青葉 /

山ほととぎす/ 初鰹 Dans les yeux la verdure / le coucou dans les collines / première bonite, nous

saisissons par les cinq sens le déroulement des saisons. Et de même qu’en disant que la vie ou la tendance de l’époque s’épanouissent comme le parfum d’une fleur qui s’ouvre, nous lui confions notre sentiment, dans les fleurs qui tombent nous avons chanté la décadence, et la solitude dans le crépuscule automnal. C’est dire que nous avons exprimé nos sentiments en les confiant aux saisons. Depuis le Man.yô-shû existe ce genre de poème qu’on appelle ‘laisser les choses dire ce que l’on éprouve’, où lesdites ‘choses’ sont souvent la neige, la lune et les fleurs, ou les fleurs, les oiseaux, le vent et la lune, ce qui était le setsu-getsu-ka7 ou le ka-chô-fû-getsu8 ».

Ce qui étonnera d’abord dans ce passage, c’est que les Japonais – un Japonais ? – puissent considérer comme original d’avoir le sens des saisons. Qui donc ne l’aurait pas, le sens des saisons ? Mais le fait est qu’en comparaison, nous ne l’avons guère, et l’avons du reste de moins en moins. L’une des pièces à conviction, en l’affaire, est ce qui vient juste après : l’exemple du haïku de Sodô Dans les yeux la verdure… Ce poème à lui seul contient trois « mots de saison » (kigo

季語). Qu’est-ce qu’un mot de saison ? Un mot qui a un rapport dûment reconnu à la saison où

l’on se trouve, et qui est obligatoire dans le haïku – genre poétique qui s’est codifié aux temps modernes, à partir des œuvres d’Ihara Saikaku (1642-1693) et de Matsuo Bashô (1644-1694),

1 KARAKI Junzô, Nihonjin no kokoro no rekishi, Tokyo, Chikuma shobô, 1976, vol. I, p. 3. 2 Kisetsukan 季節感. 3 Au sens de l’organe buccal. 4 Ici le matsutake 松茸, Tricholoma matsutake. 5 Ici le sanma 秋刀魚, Cololabis saira. 6 YAMAGUCHI Sodô (1642-1716), influencé par Bashô, ancêtre du genre Katsushika (du nom du quartier où il habitait, à Edo). Le poème cité montre que la saison (le début de l’été) est ressentie autant par les yeux (la verdure) que par les oreilles (le chant du coucou) et par le goût (la première bonite de l’année). 7 La neige, la lune et les fleurs, en prononciation on dérivée du chinois (en l’occurrence, d’un poème de Bo Juyi). 8 Les fleurs, les oiseaux, le vent et la lune, emblèmes du genre fûryû (cn fengliu 風流), « l’écoulement du vent », symbole de liberté pour l’érémitisme mandarinal dans la Chine des Six Dynasties (IIIe-VIe siècle). Sur ce courant et l’influence qu’il exerça au Japon, v. mon Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010.

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jusqu’à Masaoka Shiki (1867-1902). Un petit manuel de grande diffusion définit ce genre comme suit9 :

« Le haiku est un poème de forme fixe (teikeishi 定型詩), comptant cinq-sept-cinq pieds, et

qui a pour règle (kimari 決まり) de contenir un mot de saison (kigo 季語). Les mots de

saison sont des mots qui expriment la saison, et qui sont inventoriés dans des livres d’un

genre nommé saijiki (歳時記, ‘annales des ans et des moments’, almanachs, saisonniers) ».

Le poème de Sodô cité plus haut ne contient comme on l’a vu pas moins de trois mots de saison, qui sont respectivement aoba (les jeunes feuilles du début de l’été) au premier vers, hototogisu (le coucou) au second, et hatsugatsuo (la première bonite de la saison) au troisième. Hatsugatsuo mérite une mention particulière, parce ce mot compose katsuo (bonite ou thon rose, Katsuwonus pelamis) et hatsu, épithète signifiant « premier, première ». Les saisonniers accordent une place éminente aux diverses « premières » de l’année, en toute saison mais tout particulièrement

au jour de l’An, tel le « premier paysage », hatsugeshiki 発景色, c’est-à-dire le premier paysage que

l’on contemple au matin du jour de l’An. La bonite étant au Japon un poisson saisonnier, la « première bonite », en l’occurrence, est la première que l’on aura goûtée dans l’année. Sur les côtes du Pacifique, la bonite remonte les eaux du Kuroshio vers le nord à la fin du printemps, et

les redescend vers le sud à l’automne. C’est donc traditionnellement au seuil de l’été (shoka 初夏)

que, vers la latitude de Tokyo (Edo avant Meiji), l’on commence à en pêcher et à en manger, sous

forme de sashimi (刺身, fines tranches de chair crue). À Edo, la première bonite était un mets très

recherché, qui se payait fort cher. C’est dire qu’on en appréciait le goût ! Ainsi, dans le haïku de Sodô, se mettent mutuellement en valeur le visuel (la verdure), le sonore (le coucou) et le gustatif (la bonite). Cette correspondance et cette exaltation réciproque de tous les sens, qui plus est raffinées et codifiées en un genre littéraire, c’est cela, le « sens des saisons » dont nous parle Karaki. À ce degré d’élaboration, un tel sens n’est effectivement pas donné à toutes les cultures. Les saisonniers du haïku répertorient les mots de saison par milliers (jusqu’à plus de sept mille dans les gros), tous dûment associés à un certain moment de l’année. Quant aux phénomènes naturels qui s’étalent sur plusieurs saisons, voire sur toute l’année, c’est justement leur association avec tel ou tel fait social qui permet d’en faire des mots de saison. Entre les deux jouent par exemple les « premières », comme la première bonite. Dans la région d’Edo, la bonite se pêchait à Kamakura pendant la moitié de l’année, mais c’était la première bonite, celle du début de l’été, qui était entre toutes un mot de saison. La bonite en elle-même est certes un mot associé à l’été, mais il vaut mieux la décliner en compagnie de certains faits et gestes du monde humain, associations dont le

saisonnier de Yamamoto Kenkichi10 donne les exemples suivants : yogatsuo 夜鰹 (bonite de nuit,

i.e transportée la nuit de Kamakura à Edo), Kamakuragatsuo 鎌倉鰹 (bonite de Kamakura),

Katsuozuri 鰹釣 (pêche à la bonite), Katsuobune 鰹舟 (thonier), Katsuo no tataki 鰹のたたき

(bonite battue, i.e. une sorte de sashimi), mizugatsuo 水鰹 (sauce à la bonite), katsuodoki 鰹時 (au

temps de la bonite), shôgyo松魚(« poisson-pin », autre nom de la bonite séchée katsuobushi 鰹節,

qui est comme le pin symbole d’inaltérabilité, et s’offre donc lors des mariages). Sodô lui-même accompagna son haïku du commentaire suivant11 :

9 TOKITA Tomoya, Rokujussai kara no tanoshii haiku nyûmon (Introduction aux plaisirs du haïku à partir de soixante ans), Tokyo, Jitsugyô no Nihon-sha, 2008, p. 20. 10 YAMAMOTO Kenkichi, Saishin haiku saijiki (Tout nouveau saisonnier du haïku), Tokyo, Bunshun bunko, vol. 2 : été, p. 103. 11 Source sur internet : Weblio kogojiten, Hatsugatsuo no imi, consulté le 3/3/15.

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« À Kamakura. Dans mes yeux se reflètent éblouissants les jeunes feuillages, dans mes oreilles résonne le chant du coucou de montagne, et de la bouche, je savoure le goût tout frais de la première bonite ».

Or le haïku, avec ses mots de saison, n’est pas une ancienneté, un héritage prémoderne. C’est une coutume vivante, toujours massivement pratiquée, et qui évolue au même pas que la vie quotidienne des Japonais. Dans les saisonniers, il n’y a pas que des motifs traditionnels, comme la bonite de Kamakura ! Par exemple, parmi les mots de saison recensés dans le volume « Hiver » du Nouveau grand saisonnier du Japon12, l’on trouvera p. 137 la motoneige – dite en japonais setsujôsha ou sunômôbiru (snowmobile), les deux étant reconnus comme mots de saison –, illustrée par le haïku suivant, de Wakaki Ichirô :

雪上車 Setsujôsha À la motoneige

丘のうねりの oka no uneri no par collines et vallons

なりに馳す nari ni hasu on y va à fond !

Le haïku accueille ainsi indéfiniment la nouveauté, mais selon des règles strictes, et dont les repères de base ne sont autres que le cadre naturel du milieu nippon, avec le déroulement saisonnier des scènes de la vie les plus diverses. Ce genre littéraire illustre, par dessus tout, la concrescence, le croître-ensemble des moments, des choses et des faits dans ce milieu-là, qu’il met en ordre (qu’il cosmise) en le mettant en scène. Les saisonniers sont ainsi de merveilleux manuels d’apprentissage de la nature, comme des coutumes anciennes et nouvelles qui vont avec. Ce sont des grammaires, des chorégraphies de tout ce qui fait un milieu. Cet aller-avec, ils le règlent bien au delà des mots ; ce sont de véritables codes de la réalité concrète, qu’ils recueillent comme le Grevisse recueille le bon usage de la langue française. Il sera évident que dans de telles conditions, le dualisme occidental moderne, qui sépare les mots des choses et le sujet de l’objet, n’est pas adapté à la réalité. Inadapté, il l’est du reste à toute réalité humaine. 2. De phénoménologie en mésologie de la perception Les choses dont il est question dans les saisonniers sont, de manière générale, souvent appelées

fûbutsu 風物. Ce mot est la lecture on (dérivée du chinois) du chinois mandarin fengwu, qui se

compose des deux caractères feng 風, le vent, et wu 物, qui veut dire chose. Le Grand dictionnaire

Ricci de la langue chinoise le définit comme « particularités, beauté (d’un paysage, d’un site) ». Le Xiandai hanyu cidian, équivalent chinois du Petit Larousse, donne « vue propre à un certain lieu »13. Quant au japonais, le Kôjien, équivalent du Petit Robert, donne de fûbutsu la définition suivante : « 1. Paysage, scènerie, ce qui entre dans la vue. 2. Choses des diverses saisons »14. L’on voit que les fûbutsu sont des choses particulières, concrètement situées dans l’espace et dans le temps, et supposant un certain regard. Ce n’est pas tout. Il y a complémentarité entre les deux termes « vent » et « chose ». Le second connote quelque chose de plutôt matériel, le

premier de plutôt immatériel. Cette structure est la même que dans le terme fûdo 風土 – un milieu

concrètement défini dans l’espace et dans le temps –, qui est composé des deux sinogrammes 風

(vent) et土 (terre). Ce couple est ordinairement glosé comme signifiant l’ensemble caractéristique

d’un certain climat (« le vent ») et d’une certaine contrée (« la terre »), avec son relief, son hydrographie etc., ainsi qu’avec ses us et coutumes.

12 IIDA Ryûta et al. (dir.) Shin Nihon dai saijiki, Tokyo, Kôdansha, 5 vol. (Jour de l’an, printemps, été, automne, hiver), 1999-2000. 13 Yige difang teyoude jingwu 一个地方特有的景物. 14 Fûkei, keshiki, nagame ni hairu mono. Kisetsu kisetsu no mono 風景、景色、眺めに入るもの。季節季節のもの.

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Si toutefois l’on entre dans une analyse plus poussée de ce mot fûdo風土, il apparaît que

structurellement, vu la syntaxe du japonais comme celle du chinois, le vent y est en position de

déterminant, et la terre en position de déterminé. Cela signifie en somme : « la terre (土) selon le

vent (風 ) ». Or, 風 est loin de ne signifier que le vent. Le Morohashi dai kanwa jiten (Grand

dictionnaire sino-japonais de Morohashi) en recense plus de vingt acceptions15, dont beaucoup relèvent des faits et gestes humains, autrement dit de la culture plutôt que de la nature. En japonais, fû signifie en particulier « à la (manière de) », comme par exemple dans Nihon fû, « à la japonaise »16. Structurellement donc, fûdo signifie qu’une certaine terre est saisie – perçue, exploitée et aménagée – d’une certaine manière par une certaine société. Autrement dit, c’est le rapport nature/culture qui est là en jeu, non pas dans une opposition dualiste et abstraite, mais au contraire dans une composition concrète : l’idiosyncrasie particulière à un certain milieu dans une certaine histoire, où les mots vont avec les choses. Le philosophe japonais Watsuji Tetsurô17 (1889-1960), dans son célèbre ouvrage Fûdo

(1935), a conceptualisé cette composition concrète avec le terme de fûdosei 風土性, que j’ai rendu

par médiance18, et que la première ligne de l’ouvrage définit comme « le moment structurel de

l’existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機) ; ce qui veut dire que

l’humain et son milieu sont existentiellement liés dans un couplage dynamique. La mésologie

(fûdoron 風土論)19 de Watsuji, toutefois, s’est contentée de décrire certains types de médiance (en

milieu de mousson, de désert, de prairie…), sans entrer dans une véritable analyse des processus en jeu, bien que la méthodologie de Fûdo se réclame de la phénoménologie herméneutique, et qu’on puisse lire dans le premier chapitre le passage suivant :

« Dans l’union de l’historicité et de la médiance, pour ainsi dire, l’histoire prend chair. Si ‘l’esprit’ est quelque chose d’opposé à la matière, l’histoire ne peut certainement pas être que l’auto-déploiement de l’esprit 20 . C’est seulement lorsque l’esprit est le sujet s’objectivant soi-même, et par suite seulement lorsqu’il est une chose comportant une chair subjective, qu’il produit l’histoire en tant qu’auto-déploiement. Cette qualité subjective qu’a la chair, disons que ce n’est autre que la médiance. (…) C’est que le milieu aussi était la chair de l’humain (fûdo mo mata ningen no nikutai de atta

風土もまた人間の肉体であった ). Cependant, de même que la chair de l’individu a été

considérée comme un simple corps (buttai 物体), de même on en est venu à ne considérer le milieu

qu’en tant qu’environnement physique, objectivement. À cet égard, au même titre qu’il convient de

rétablir la subjectité de la chair (nikutai no shutaisei 肉体の主体性), il faut rétablir la subjectité du

milieu (fûdo no shutaisei 風土の主体性) »21.

15 On en trouvera la liste et la traduction dans mon Histoire de l’habitat idéal, op. cit., p. 12. 16 Cette acception est rare ou absente en chinois. Au lieu de 風 comme en japonais, on aura un autre terme, par

exemple yang 樣 (sorte, manière, façon) comme dans buyao nayang xie 不要那樣寫 pour sô iu fû ni kakuna そういう

風に書くな, « n’écris pas de cette façon ». 17 Dans l’ordre normal de l’anthroponymie japonaise (comme dans toute l’Asie orientale) : patronyme avant le prénom. 18 V. mes ouvrages Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986, 1997 ; Médiance, de milieux en paysages, Paris, Belin/RECLUS, 1990, 2000 ; et plus généralement Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, poche 2008 ; ainsi que ma traduction du classique de Watsuji, Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu (Milieux. Étude de l’entrelien humain, Tokyo, Iwanami, 1935) : Fûdo, le milieu humain, Paris, CNRS, 2011. 19 Le terme mésologie a été introduit en 1848 par le médecin Charles Robin (1821-1885), au sens d’« étude des milieux ». Robin, disciple de Comte, entendait toutefois « milieu » dans un sens positiviste, alors que j’emploie ici ce terme dans le sens que lui ont donné l’Umweltlehre d’Uexküll (v. plus bas) et le fûdoron de Watsuji. Plus de précisions dans mon La mésologie, pourquoi et pourquoi faire ?, Nanterre La Défense, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014, ainsi que dans mon Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014. V. également le site mesologiques.fr. 20 (Note d’A. Berque) Allusion à Hegel, La phénoménologie de l’esprit, 1807. 21 Fûdo, op. cit., p. 51 et 52 dans la traduction.

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La médiance, moment structurel de l’existence humaine, allie donc la chair et le milieu en une subjectité ambivalente. Cette conception, qui récuse le dualisme sujet/objet, laisse préfigurer le thème de la corporéité dans la phénoménologie merleau-pontienne, mais le fait est que Watsuji n’a pas creusé cet aspect de la médiance. Qu’en est-il donc de Merleau-Ponty (1908-1961), dont la Phénoménologie de la perception (1945)22 ignorait aussi bien Watsuji que sa problématique des milieux et son concept de médiance ? Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) est aujourd’hui célébré en ces termes par les sciences cognitives, en l’occurrence par les auteurs de Philosophie dans la chair :

« Tout livre ayant dans son titre les mots de ‘philosophie’ et de ‘chair’ doit exprimer sa dette évidente à l’égard de Maurice Merleau-Ponty. Il a utilisé le mot ‘chair’ à propos de l’incarnation primordiale de notre expérience, et a cherché à focaliser l’attention de la philosophie sur ce qu’il a nommé ‘la chair du monde’, le monde tel que nous le sentons à vivre dedans »23.

Si, comme on vient de le voir, Merleau-Ponty n’est pas le premier à avoir évoqué cette unité charnelle du sujet humain avec les choses qui l’entourent – c’est trente ans après ce que l’on vient de lire de Watsuji qu’il écrira par exemple, dans Le visible et l’invisible, que mon corps « est fait de la même chair que le monde »24 –, il est bien le premier à avoir analyse cette carnalité en tant que telle. Toutefois, il n’a pas pensé le concept de médiance. Une complémentarité certaine se dessine donc de ce point de vue entre Merleau-Ponty et Watsuji, comme le prouveront amplement les quelques extraits de Phénoménologie de la perception qui suivent:

« [Les réflexes sont des] modalités d’une vue préobjective [qui] expriment notre orientation vers un ‘milieu de comportement’ » (p. 94).

« Notre corps comporte comme deux couches distinctes, celle du corps habituel et celle du corps actuel » (p. 97).

« L’homme concrètement pris n’est pas un psychisme joint à un organisme, mais ce va-et-vient de l’existence qui tantôt se laisse être corporelle et tantôt se porte aux actes personnels » (p. 104).

« Ce n’est jamais notre corps objectif que nous mouvons, mais notre corps phénoménal » (p. 123).

« La conscience est originairement non pas un « je pense que » mais un « je peux »25 (…) Mouvoir son corps c’est viser à travers lui les choses, c’est le laisser répondre à leur sollicitation qui s’exerce sur lui sans aucune représentation » (p. 161).

« [Le schéma corporel est un] invariant immédiatement donné par lequel les différentes tâches motrices sont instantanément transposables. [C’est l’] expérience de mon corps dans le monde […] qui donne un sens moteur aux consignes verbales » (p. 165).

« Le sens des gestes n’est pas donné mais compris, c’est-à-dire ressaisi par un acte du spectateur (p. 215). […] Il y a confirmation d’autrui par moi et de moi par autrui (p. 216). […] Il faut replacer le langage dans ce courant communicatif » (p. 218).

« […] la nature énigmatique du corps propre […] – il n’est pas où il est, il n’est pas ce qu’il est » (p. 230).

« Cette révélation d’un sens immanent ou naissant dans le corps vivant, elle s’étend […] à tout le monde sensible » (p. 230).

« [Le réel est] chargé de prédicats anthropologiques » (p. 370).

« Je ne vis jamais entièrement dans les espaces anthropologiques, je suis toujours attaché par mes racines à l’espace naturel et inhumain […] un monde naturel qui transparaît toujours sous l’autre » (p. 339).

22 Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945. Je me réfère ci-dessous à la réimpression dans la collection Tel. 23 George LAKOFF et Mark JOHNSON, Philosophy in the flesh. The embodied mind and its challenge to Western thought, New York, Basic Books, 1999, p. XI. 24 Maurice MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 303. 25 Merleau-Ponty se réfère ici à Husserl.

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ce qui n’est autre que la relation de l’être humain avec les choses de son milieu, ces fûbutsu où se noue la médiance. 3. La trajection de la Terre en monde La thèse que Merleau-Ponty a soutenue dans Phénoménologie de la perception s’appuyait, comme on le sait, sur un corpus énorme de données cliniques dans le domaine que l’on appelle aujourd’hui les neurosciences ou les sciences cognitives. Ce ne pouvait être le cas de Watsuji, dont la méthode est historique, et le champ bien plus vaste que les enceintes hospitalières. La corrélation des deux approches, néanmoins, s’articule dans un même rejet du dualisme moderne, en particulier pour ce qui concerne la perception. Les choses de notre milieu ne sont pas des objets, elles participent de la même structure existentielle – la médiance – qui fonde, concrètement, notre être même sur la Terre. Que veut donc dire ce « concrètement », qui fait du même pas que, dans un milieu humain, les mots vont avec les choses ? Et quelle est donc la nature de cette concrescence ? Une première évidence est que cet embrayage de l’être et de son milieu a nécessairement une base écologique. La mésologie rencontre ici, en particulier, ce que le psychologue américain James J. Gibson (1904-1979) a nommé l’approche écologique de la perception visuelle. Son livre-somme de 197926 permet de relire tant Fûdo que Phénoménologie de la perception avec un regard neuf. Il y met en avant le concept d’affordance, en se plaçant dans la lignée de la Gestalttheorie, mais en montrant qu’alors que celle-ci distingue le phénoménal du physique (la boîte aux lettres n’existe phénoménalement que si je la perçois), une affordance est invariante, et « toujours là pour être perçue » (p. 139). C’est ce qu’un environnement spécifique fournit (affords) à un observateur qui peut (affords) le percevoir parce que lui-même est spécifiquement adapté à cet environnement : « Les affordances sont des propriétés (de l’objet) prises en référence à l’observateur. Elles ne sont ni physiques ni phénoménales » (p. 143). De là vient la difficulté de traduire affordance en français, car notre langue n’a pas de verbe équivalent à l’anglais afford, dont l’ambivalence renvoie à la fois à l’objet (ce que les choses nous présentent) et au sujet (ce que nous pouvons faire avec les choses). Le terme de prise permet toutefois de rendre la même ambivalence ; car un milieu se manifeste justement comme un ensemble de prises avec lesquelles nous sommes en prise : ces ressources ou ces contraintes, ces risques ou ces agréments que la réalité comporte dans la mesure où elle nous comporte aussi, et où nous la prenons comme telle. Car en soi, l’environnement n’est pas une ressource, une contrainte, un risque ou un agrément ; cela, il ne peut le devenir qu’en fonction de nous-mêmes, c’est-à-dire en fonction d’une certaine culture et dans une certaine histoire. C’est bien cela qu’a montré l’école française de géographie avec son « possibilisme », comme le souligna l’historien Lucien Febvre (1878-1956)27. De ce point de vue, les choses de notre milieu ne sont pas des « en-soi », ce sont des « en-fonction-de-nous-mêmes ». Autrement dit, dans la concrescence de la réalité, les choses – les fûbutsu de notre milieu – ne sont ni purement des objets physiques, puisqu’elles n’existent comme telles qu’en fonction de nous-mêmes, ni purement des phénomènes subjectifs, puisqu’elles s’ancrent nécessairement dans leur en-soi d’objets physiques. Ni purement subjectives ni purement objectives, alors que sont-elles ? Et comment fonctionne donc ce « moment structurel », la médiance, par quoi leur existence embraye à la nôtre ? L’une des citations de Merleau-Ponty qui précèdent nous suggérera la clef : à savoir que ce que nous prenons pour le réel n’est en réalité pas un en-soi, il est « chargé de prédicats anthropologiques ». Or « prédicat », c’est un terme de logique… Merleau-Ponty, pourtant, n’a pas

26 James J. GIBSON, The ecological approach to visual perception, Boston, Houghton Mifflin, 1979. 27 Lucien FEBVRE, La Terre et l’évolution humaine. Introduction géographique à l’histoire, Paris, Albin Michel, 1922. Ce que l’on a appelé « l’école française de géographie » est le courant de pensée incarné par Paul Vidal de la Blache (1845-1918) et par ses disciples. Le principe de relativité impliqué dans la notion de « possibilisme » est au cœur aussi bien de ce que l’on a appelé l’« éco-géographie » (Jean TRICART et Jean KILIAN, L’éco-géographie, Paris, Maspéro, 1979) que de la mésologie telle que je l’entends ici, avec corrélativement le concept de prise, décliné en termes de ressources, contraintes, risques et agréments.

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développé la logique impliquée par cette prédicativité ; Watsuji non plus, d’ailleurs. C’est ce que nous permet en revanche la voie ouverte par Nishida Kitarô (1870-1945), le chef de file de l’école

philosophique dite de Kyôto (Kyôto gakuha 京都学派), dans sa recherche de ce qu’il a nommé

doublement « logique du prédicat » (jutsugo no ronri 述語の論理) et « logique du lieu » (basho no

ronri 場所の論理)28. J’écris bien « la voie ouverte », mais non pas jusqu’où cette voie menait dans

la perspective de Nishida lui-même, à savoir vers un simple culbutage de la logique aristotélicienne – fondée sur l’identité du sujet (au sens logique, ce dont il s’agit, et métaphysique, la substance) – en son envers, une absolutisation du prédicat (au sens logique, ce qui est dit du

sujet, et métaphysique, l’insubstance ou le néant : mu 無). Du point de vue qui nous intéressera ici,

la thèse centrale était de considérer le monde non point comme un objet, logiquement sujet et métaphysiquement substance, mais comme un prédicat logiquement, et comme un néant

métaphysiquement. C’était l’idée de « monde prédicat » (jutsugo sekai 述語世界). Pour l’école de

Kyôto, cela revenait à un « dépassement de la modernité » (kindai no chôkoku 近代の超克)29. En

réalité, cette absolutisation du monde comme prédicat ne fut qu’une absolutisation ethnocentrique du seul monde japonais, laquelle sombra dans l’ultranationalisme et se termina dans les cendres de Hiroshima ; cela non point par une conjoncture malheureuse, mais bien parce qu’une telle issue était inscrite dans la logique du prédicat en tant que telle30. C’est donc dans une autre perspective que celle de Nishida qu’il nous faut considérer l’idée que le monde est prédicatif. En effet, le monde, c’est l’ensemble des prédicats selon lesquels nous saisissons les données brutes de l’environnement à toute échelle, des particules aux galaxies, ou depuis le cèdre jusqu’à l’hysope. Ces données brutes – ces objets – sont là en position de sujet logique : ce dont il s’agit, S. Ce subjectum – ce soubassement, hupokeimenon –, c’est d’abord et en dernier ressort la Terre, qui nous porte. Par les sens, par l’action, par la pensée, par la parole, nous la saisissons en tant que quelque chose, qui sera là en position de prédicat, P. Et c’est cette saisie de S en tant que P qui en fait concrètement des choses particulières, autrement dit la réalité de notre milieu. La réalité, c’est S en tant que P, soit la formule r = S/P. Cette saisie de S en tant que P, qui des objets fait des choses, on le voit, est un processus bien plus général que ce que l’on appelle prédication en logique, et qui relève du seul verbal. De ce point de vue simplement verbal, les mots ne sont pas les choses ; ils ne sont qu’un système sémiologique tournant sur lui-même, et que l’on projette arbitrairement sur les objets de l’environnement, lesquels en eux-mêmes n’ont rien à y voir. Il en va tout autrement du point de vue de la médiance : alors il ne s’agit pas seulement de S (les objets de l’environnement), mais bien de S/P, les choses de notre milieu, lesquelles vont avec les mots parce que le milieu est en concrescence avec notre être même. Et ce croître-ensemble de ce que le dualisme a coupé en deux en abstrayant le sujet de l’objet, c’est la trajection qui des objets fait des choses, et de l’environnement fait notre milieu31. Concrètement, les choses ne sont pas soit des objets, soit des représentations ; toujours entre les deux, elles relèvent de la dimension trajective qui, en réalité, relie ces deux pôles abstraits au lieu de les dichotomiser.

28 En particulier dans Basho (Lieu, 1927) et dans Bashoteki ronri to shûkyôteki sekaikan (Logique du lieu et vision religieuse du monde, 1945), repris respectivement dans les vol. IV et XI des œuvres complètes : Nishida Kitarô zenshû, Tokyo, Iwanami, 1966. 29 Sur ce thème, v. Augustin BERQUE (dir.) Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2000, 2 vol. 30 C’est la thèse que je développe dans « La logique du lieu dépasse-t-elle la modernité ? », p. 41-52 et dans « Du prédicat sans base : entre mundus et baburu, la modernité », p. 53-62 dans Livia MONNET, Approches critiques de la pensée japonaise au XXe siècle, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 2002. 31 J’ai introduit le concept de trajection (ainsi que la terminologie corrélative : trajecter, trajectif, trajectivement…) dans Le sauvage et l’artifice, op. cit., qui en donne l’illustration concrète en détaillant la relation trajective de la culture japonaise avec la nature de l’arc insulaire nippon. Je n’ai toutefois utilisé la formule r = S/P qu’à partir de « Shizen to iu bunka (La culture comme nature) », p. 7-23 dans KIHEI Eisaku (dir.) Shizen to iu bunka no shatei, Kyôto, Kyôto Daigaku daigakuin bungaku kenkyûka, 2003.

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4. De géopoétique en poétique de la Terre Si l’on a pu discuter de la paternité du terme « géopoétique » – c’est incontestablement Kenneth White qui l’a fait connaître, à partir de 1979, mais c’est Michel Deguy qui l’a écrit le premier, en 1969 –, ces deux auteurs ont en commun d’être poètes, et leurs points de vue sont voisins au fond, comme l’écrit Laurence Dahan-Gaida :

« L’émergence de la géopoétique a marqué une étape importante dans cette nouvelle prise en compte de l’espace en littérature. Proposé en France par deux poètes, Michel Deguy et Kenneth White, le terme de géopoétique est susceptible de désigner à la fois une poétique et une poïétique. Ses créateurs voulaient, par ce terme, souligner l’existence d’une « pensée géographique » au sein de la création littéraire, d’une écriture investissant l’espace sur la base d’un rapport sensoriel au lieu. Ressortissant de la création peut-être plus encore que de la critique, la géopoétique se présente comme un projet englobant dont les enjeux sont multiples : protection de la biosphère, liens entre poésie et écologie ou entre écriture et biologie, refondation d’un lien supposé perdu entre l’homme

et le monde qu’il habite, etc. » 32 . Pour vaste que soit cette perspective, elle se ramène essentiellement à un dire humain, dans un langage poétique, à propos de la Terre. Or, comme le rappelle la proposition 3.221 du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, « Je ne puis que nommer les objets (Gegenstände). Les signes les représentent. Je ne puis qu’en parler, je ne peux pas les prononcer. Une proposition ne peut que dire comment est une chose (Ding), pas ce qu’elle est » 33. Effectivement, je ne puis que parler à propos des objets, grâce à des signes, et non pas dire les objets eux-mêmes, comme s’ils sortaient de moi. S’agissant a fortiori de la planète Terre, ce serait absurde. Or qu’en est-il dans la perspective mésologique esquissée plus haut ? Elle différera de ce point de vue à double titre ; car il en ressort non seulement que la réalité n’est pas seulement donnée, mais encore créée dans une certaine mesure par la trajectivité de l’être, et aussi qu’en outre, dans cette trajection, « nommer les objets » (die Gegenstände nennen), c’est bien aussi « les prononcer » (sie aussprechen) dans la mesure, fût-elle infinitésimale, où nommer les choses (die Dingen nennen), c’est participer au grand mouvement de trajection où la nature elle-même nous prononce (ausspricht), et qui n’est autre que la poétique de la Terre. Expliquons-nous. D’abord, du point de vue de la médiance et de la trajection, les choses (S/P) ne sont pas réductibles à des objets (S) ; tandis que Wittgenstein, on l’aura remarqué, ne fait pas ici la distinction entre Gegenstand (objet) et Ding (chose). Or, la trajection de S en P n’est pas seulement verbale ; c’est aussi l’affaire de nos sens, de nos actes et de nos pensées. Au delà d’une poétique, c’est bien une poïétique, qui crée des choses (S/P) à partir des objets (S), et des milieux humains (S/P) à partir de l’environnement terrestre (S). Cette perspective comprend certes la métaphore verbale, mais elle ne s’y limite pas. Les milieux humains ne sont pas seulement des systèmes symboliques, comme la poésie, ils sont éco-techno-symboliques, de même que les choses qui concrètement les composent ; et dans leur déploiement historique, où il y a à la fois humanisation symbolique et anthropisation technique de

la Terre, ces milieux (fûdo 風土) ne sont pas moins matériels (do 土) qu’immatériels (fû 風). En

effet, la trajection qui les crée à partir de l’environnement ne se limite pas à l’instantané de la formule r = S/P, où S est assumé en tant que P. Il s’agit en réalité d’une chaîne trajective, où, au fil de l’histoire, la réalité S/P ne cesse d’être replacée en position de sujet S’, S’’, S’’’ etc. par des prédicats ultérieurs P’, P’’, P’’’ etc.. Cet enchaînement peut se représenter par la formule (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’… et ainsi de suite, indéfiniment. Or comme, dans l’histoire de la pensée européenne, le rapport sujet/prédicat en logique est homologue au rapport substance/accident

32 Laurence DAHAN-GAIDA, « La géocritique au confluent du savoir et de l’imaginaire », éditorial, Épistémocritique – littérature et savoirs, vol. IX, automne 2011, consulté en ligne le 4 mars 2015. 33 Italiques de Wittgenstein, p. 20 dans l’édition 2003 (l’édition allemande initiale, Logisch-philosophische Abhandlung, est de 1921), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag : Die gegenstände kann ich nur nennen. Zeichen vertreten sie. Ich kann nur von ihnen sprechen, sie aussprechen kann ich nicht. Ein Satz kann nur sagen, wie ein Ding ist, nicht was es ist.

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en métaphysique, cela signifie que les prédicats insubstantiels du début de la chaîne sont peu à peu substantialisés. Ils sont hypostasiés, autrement dit naturalisés, gravés dans la Terre par l’histoire ; et telle est effectivement l’histoire des milieux humains, de l’Holocène à l’Anthropocène. Par exemple, le prédicat purement verbal qu’était initialement le mythe arcadien, par une hypostase progressive en jardins, puis en villas suburbaines, puis en banlieues, puis en périurbain, puis en urbain diffus, c’est-à-dire en un habitat dont l’empreinte écologique est insoutenable, en est ainsi venu à acquérir la dimension tellurique d’un dérèglement de l’homéostasie climatique d’une planète34. Ça, c’est de la substance, ce n’est plus du prédicat ! Or cette hypostase du prédicatif35, ou cette naturalisation de l’artifice, ne se borne pas à l’histoire humaine. À une autre échelle de temps, et à un autre niveau ontologique, c’est exactement le même principe de trajection qui vaut dans les milieux du vivant en général, c’est-à-dire en termes d’évolution des espèces. Comme l’a prouvé Jakob von Uexküll (1864-1944), l’un des pères de l’éthologie et le précurseur de la biosémiotique, les êtres vivants ne sont pas des machines, mais des « machinistes », qui interprètent activement le donné brut de l’environnement (Umgebung), et à partir de là élaborent leur milieu spécifique (Umwelt), qui est fonction d’eux-mêmes comme eux-mêmes en sont fonction36. Il y a une homologie évidente entre ces thèses et celles de Watsuji, et le fûdoron de l’un (Watsuji, au niveau ontologique de l’humain) comme l’Umweltlehre de l’autre (Uexküll, au niveau ontologique du vivant) relèvent bien d’une même mésologie généralisée ; autrement dit, du même principe de trajection. Certes, ni Uexküll ni Watsuji n’ont employé un tel concept ; mais outre que la médiance watsujienne en est logiquement indissociable, Uexküll emploie le concept de Tönung (tonation) , qui, en pratique, en est fort proche. La Tönung en effet, c’est l’opération par laquelle le vivant interprète les données (la Gebung) de l’environnement (S) pour en élaborer les prises (Gibson dirait les affordances) qui sont spécifiques à son propre milieu (S/P), et qu’Uexküll décline sous la catégorie (i.e. le prédicat P) 37 de Ton (tonalité, valeur). Or cela n’est autre que l’en-tant-que trajectif, qui assume S en tant que P : Esston (en tant qu’aliment), Wohnton (en tant qu’habitat), Hinderniston (en tant qu’obstacle), Schutzton (en tant que défense)… Bref, mutatis mutandis, ces choses-là sont bien les homologues des ressources, contraintes, risques et agréments qui composent les milieux humains (S/P) à partir des données brutes de l’environnement (S), auxquelles ces réalités (S/P) sont irréductibles – la chose est depuis longtemps prouvée par l’ethnologie et l’éthologie, et elle est même aujourd’hui quantifiée par les sciences cognitives38. Au niveau ontologique du vivant (la chair moins la parole), l’assomption de S en tant que P, puis l’hypostase de S/P en S’, cela relève du métabolisme plutôt que de la métaphore, et de l’épigénétique plutôt que de la poésie et de l’architecture. La trajection en reste donc là au stade de l’évolution, en deçà de l’histoire. Néanmoins, au niveau ontologique de l’humain aussi (comprenant donc la parole et l’histoire), la chair garde sa capacité interprétative et donc créatrice, quoique désormais indirectement. Lakoff et Johnson – un linguiste et un cogniticien –, dans leur Philosophy in the flesh, montrent que c’est non seulement la chair qui donne fondamentalement leur

34 C’est l’histoire que je retrace dans Histoire de l’habitat idéal, op. cit. 35 Tant pour Aristote que pour Nishida, le prédicat est insubstantiel. Cette position est anti-platonicienne. De là viendra au Moyen-Âge la querelle des universaux, qui n’a pas fini d’opposer les descendants des « réalistes » et des « nominalistes ». Sur ce problème du point de vue de la mésologie, v. Poétique de la Terre, op. cit., § 44. 36 Idées mises à la portée du non-spécialiste en 1934 dans Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (Incursions dans les mondes animaux et le monde humain), qui sera traduit en français sous les titres Mondes animaux et monde humain (Paris, Denoël, 1965) puis Milieu animal et milieu humain (Paris, Payot & Rivages, 2010). 37 Rappelons en passant que katêgoria signifie « prédicat » chez Aristote. 38 V. par exemple Marcus E. RAICHLE, Two views of brain function, Trends in cognitive sciences, XIV (2010), 4, p. 180-190, p. 181 : « Thus, of the unlimited information available from the environment, only about 1010 bits/sec are deposited in the retina. Because of a limited number of axons in the optic nerves (approximately 1 million axons in each) only_6x106 bits/sec leave the retina and only 104make it to layer IV of V1. These data clearly leave the impression that visual cortex receives an impoverished representation of the world, a subject of more than passing interest to those interested in the processing of visual information. Parenthetically, it should be noted that estimates of the bandwidth of conscious awareness itself (i.e. what we ‘see’) are in the range of 100 bits/sec or less ».

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sens aux représentations de l’esprit, en les casant, par « métaphores primaires », dans les « catégories » concrètes d’un « inconscient cognitif » telles que « affection est chaleur », « importance est grosseur », « heureux est vers le haut », « similarité est proximité », etc.39. Ces métaphores primaires vont dans un certain sens, d’une source qui est le domaine sensori-moteur, vers une cible qui est le domaine de l’expérience subjective ; sens dans lequel la source est en position de prédicat, c’est-à-dire cela en tant que quoi les données de l’esprit sont interprétées par la chair :

« (…) for example, [in] Similarity Is Proximity, the source domain [is] in predicate nominal position (Proximity), and the mapping [is] represented by the capitalized copula (Is). This takes the superficial form of an English sentence just to make it easier to read. But technically, it is intended not as a sentence in English, but as a name for a metaphorical mapping across conceptual domains. When we want to stress the structure of the mapping, we will use an alternative notation, for example, Proximity → Similarity, where the source domain (Proximity) is to the left of the arrow, the target domain (Similarity) is to the right of the arrow, and the arrow indicates the cross-domain mapping. In both cases, the notation is just a name for a mapping, that is, a name for a reality at

either the neural or conceptual level »40.

Du point de vue mésologique, l’encartage métaphorique (metaphorical mapping) dont parlent Lakoff et Johnson n’est autre que la trajection par laquelle S (ici les données de la conscience) est saisi en tant que P (ici une catégorie charnelle). Pour convaincante et novatrice qu’elle soit, cette thèse dérape en fin de parcours dans un holisme écologique fumeux, que je récuse41 car il minore à l’excès le fait qu’il y a en réalité une boucle chair/esprit, dans laquelle l’esprit (ici, à l’inverse, en position de P) lui aussi interprète la chair (ici en position de S), assomption qui n’est autre que la conscience. Dans l’humain, l’inconscient n’est pas tout, fût-il cognitif ! En revanche, la thèse de Lakoff et Johnson nous permet d’affermir la théorie mésologique en confirmant la validité de l’homologie trajective (cross-domain) établie ici entre le niveau ontologique de l’humain (dans le fûdoron watsujien) et celui du vivant en général (dans l’Umweltlehre uexküllienne). Il y a bien enchaînement trajectif aussi bien entre l’être individuel et son milieu qu’à l’intérieur même de l’être individuel, en tant qu’organisme, entre ses différents niveaux de conscience, autrement dit ses diverses strates ontologiques. D’un niveau à l’autre, d’une échelle à l’autre, il y a bien trajection : assomption de S en tant que P, hypostase de S/P en S’, et ainsi de suite, dans la complexité indéfiniment évolutive d’un enchevêtrement de chaînes trajectives42. Or pour indéfinie et complexe qu’elle soit, cette histoire a un sens : le sens de l’évolution créatrice de la Terre avec tout ce qu’elle comporte, de la matière à l’esprit en passant par la chair. Et en ce sens-là, que dans une nouvelle boucle trajective, tel le caminante de Machado, nous ne pouvons jamais saisir que rétrospectivement – al volver la vista atrás –, il n’est pas indifférent que l’humain dise et habite poétiquement la Terre ; car ce faisant, il porte plus loin la poétique de la Terre, qui elle-même le prononce.

Palaiseau, 5 mars 2015.

Augustin Berque, né en 1942, est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris), où il enseigne la mésologie. Membre de l’Academia europaea, il a été en 2009 le premier occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie.

39 V. la liste de ces métaphores primaires et de ces catégories dans Philosophy in the flesh, op. cit., p. 50-54. 40 Op. cit., p. 58. 41 En l’occurrence p. 194 dans Écoumène, op. cit. (éd. 2000), mais de manière plus générale dans Être humains sur la Terre. Principes d’éthique de l’écoumène, Paris, Gallimard, 1996. 42 Il ne s’agit donc en aucune manière d’un éternel retour : P ne revient pas à S, mais devient S’ : une nouvelle substance. Du point de vue de la mésologie, telle est la méso-logique de l’évolution des espèces comme de l’histoire humaine. Sur ce thème, v. Poétique de la Terre, op. cit.