30

Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,
Page 2: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

LES SCHULLER

LE SERMENT DES 4 RIVIÈRES

Page 3: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

DU MÊME AUTEUR

L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M., Lyon, 1983, poésie. Album avec interprétation au piano de

Violaine Vanoyeke. L'Harmonie et les Arts en poésie, Monaco, 1985, anthologie. Le Mythe en poésie, Monaco, 1986, anthologie. Cœur chromatique, R.E.M., Lyon, 1986, poésie. Album avec accompagnement

musical interprété au piano par Violaine Vanoyeke. Interprétation des textes avec Dominique Paturel.

Clair de symphonie, J. Picollec, 1987, roman. Messaline, Robert Laffont, 1988, roman. Traduit en espagnol, portugais, grec,

coréen, bulgare, polonais. Le Druide, Sand, 1989, roman. Au bord du Douro, Lizier, Luxembourg, 1989, poésie. Les Louves du Capitole, Robert Laffont, 1990, roman. Prix littéraire de l'été 1990.

Traduit en espagnol. Le Crottin du diable, Denoël, 1991, roman. Prix de l'association de l'assurance et

des banques 1992. Les Bonaparte, Critérion, 1991, histoire. La Prostitution en Grèce et à Rome, Belles Lettres, 1990, histoire. Traduit en espa-

gnol. La Naissance des jeux Olympiques et le sport dans l'Antiquité, Belles Lettres, 1992,

histoire. Les Grandes Heures de la Grèce antique, Perrin, 1992, histoire. Les Sévères, Critérion, 1993, histoire. Les Schuller, Presses de la cité, 1994, roman. Paul Éluard, Julliard, 1995, biographie Hannibal, France-Empire, 1995, histoire.

Discographie. Beethoven, Debussy, Chopin, R.E.M., Lyon, 1983, Violaine Vanoyeke, piano. Chopin, Debussy, Schumann, R.E.M., Lyon, 1986, Violaine Vanoyeke, piano.

Page 4: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

Violaine Vanoyeke

LE SERMENT DES 4 RIVIÈRES

Roman * *

Production Jeannine Balland

Page 5: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisa- tion collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d 'illus- tration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1 de l'article 40). Cette représenta- tion ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

© Presses de la Cité, 1995 ISBN 2-258-03916-9

Page 6: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

A ma mère A mon père

Pour Philippe

Page 7: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,
Page 8: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

Le véritable artiste n'a point d'or- gueil ; il sait, hélas, que l'art n'a point de limites ; il sent obscurément combien il est éloigné du but et, tandis que d'autres, peut-être, l'admirent, il déplore de ne pas être encore arrivé là- bas où un génie meilleur brille comme un soleil lointain.

BEETHOVEN

Page 9: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,
Page 10: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

CHAPITRE PREMIER

Strasbourg

Ce n'est pas sans émotion que Peter Schuller entra dans sa ville natale. Il avait quitté Strasbourg depuis si longtemps... Ce n'était pas tant le nombre d'années écoulées que les événements qui s'étaient succédé qui faisaient paraître la durée de son absence plus longue qu'elle ne l'avait été. Il était parti sous les feux de la Révolution, célibataire. Il revenait marié, avec un enfant en bas âge, dans une ville meurtrie, laissant derrière lui, à Londres, où il s'était exilé, une femme qu'il aimait. Caterina... Pourquoi n'avait-il pas osé lui dire plus tôt qu'il l'aimait? Pourquoi avoir attendu qu'elle se jetât dans ses bras et ce la veille même de son retour en France? Tant d'occasions leur avaient été données de se rapprocher pendant ces deux ans où il l'avait chaque jour côtoyée, où il avait travaillé avec son père, Stein, le facteur de pianos. Quelle bande ils faisaient avec Beethoven, Eckard et tous ces virtuoses amis avec lesquels ils se réunissaient presque chaque soir, échangeant leur point de vue sur l'utilisation de ces nouveaux instruments que l'on appelait mainte- nant pianofortes.

Admiré par les princes, invité par Louis XVI à la cour de Versailles, jalousé par ses rivaux, Peter avait quitté Strasbourg comme le roi du pianoforte, l 'inven- teur de ce nouvel instrument né du clavecin. Il en

Page 11: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

revenait avec des idées neuves après avoir mis au point à Londres un procédé révolutionnaire qui allait, il en était sûr, bouleverser le monde musical.

En arrivant au pied de la cathédrale, son cœur se serra. Tout près de là, à deux pas, se trouvait autrefois l'atelier de son père, celui que les Strasbourgeois appelaient le « père Schuller ». Avec une infinie nostal- gie, il se revit là, adolescent, devant la boutique de son père en train de contempler la cathédrale de Stras- bourg, sa cathédrale, celle qu'il admirait chaque jour en se levant le matin, celle qu'il venait saluer d'un regard entre deux phases de travail.

Son père lui avait tout appris des tendresses de son métier. L'amoureux du bois, l'ébéniste-luthier, lui avait même révélé son secret : en travaillant sur un clavecin, il avait découvert un nouveau système qui donnerait peut-être naissance à un nouvel instrument.

Peter avait pris naturellement la succession de son père. Il avait vu naître entre ses mains le pianoforte.

Quand la diligence tourna au coin de la rue, Peter ne put s'empêcher de grimacer.

- Que se passe-t-il? lui demanda Anna en riant. Il regarda son épouse, les yeux vides, sans répondre. - N'est-ce pas la maison de Filbermann? Elle est

dans un piteux état! Ce nom ne pouvait que lui être antipathique et

réveiller des souvenirs désagréables. L'organiste Fil- bermann avait été autrefois victime d'un vol. On lui avait pris son or et ses plans de travail. Un délit qui avait fait le tour de la ville et alimenté les discussions de salon pendant de nombreuses années. L'un des amis de Filbermann, un dénommé Gottfried Nieder- mann, également facteur, avait tout mis en œuvre pour faire accuser les Schuller et prendre leurs clients avant que les soupçons ne finissent par se reporter sur lui et qu'il soit emprisonné.

Mais la justice était loin de connaître le fin mot de

Page 12: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

l'affaire. Niedermann n'avait pu agir seul et il n'avait pas révélé le nom de ses complices, pensant sans doute récupérer une partie de l'or volé et caché à sa sortie de prison. Les fausses accusations, les malversa- tions avaient peu à peu tué le père Schuller. Le poing de Peter se crispa. Il venait de revoir le visage en larmes de son père lorsque des rivaux avaient mis le feu à son atelier, détruisant tous ses instruments, tout son travail. Niedermann n'avait jamais été étranger à leurs malheurs. Il le savait. Et bien qu'il fût incapable de haïr, la révolte alors s'emparait de son être.

Ils arrivaient maintenant dans un quartier presque détruit où les maisons étaient à moitié brûlées, où les boutiques aux enseignes de fer noir avaient été pour la plupart abandonnées. Peter redouta un instant de trouver son atelier dans le même état. Sa mère lui avait-elle menti en lui écrivant qu'il n'avait rien à craindre de ce côté ? Son cœur se mit à battre plus fort jusqu'à ce qu'il aperçût enfin l'enseigne en forme de luth se balançant légèrement sous le souffle du vent. Il en éprouva une vive émotion.

- Arrêtez-vous... Arrêtez-vous! cria-t-il au cocher. - Mais nous ne sommes pas arrivés, citoyen, lui

rétorqua le postillon en faisant claquer son fouet au- dessus des chevaux.

C'était un petit bonhomme juché sur l'un des che- vaux, qui avait déjà passé le printemps de la vie, avec un visage anguleux auquel le tabac et les vapeurs du vin avaient donné l'aspect poussiéreux du parchemin. Il portait une courte jaquette en velours vermillon, rehaussée d'un col rouge et ornée d'un galon en soie. Ses jambes en forme de tuyau de pipe étaient revêtues de culottes serrées en cuir jaune et avalées par une paire de lourdes bottes de bois et de fer armées d 'épe- rons éclatants qui devaient bien peser dix kilos. Sous le large bord de son haut chapeau verni, une sorte de queue de rat terminée par une petite boule de cheveux

Page 13: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

frisés tressautait au rythme de sa monture, dispersant autour d'elle d'infimes nuages de poudre blanche.

- Arrêtez, vous dis-je! cria Peter plus impérieuse- ment. Le court fouet du postillon retentit dans la rue

déserte, aussi sèchement qu'une détonation de pisto- let.

Comme Peter avait déjà ouvert la portière et qu'il s'apprêtait à descendre de voiture, le cocher glissa son long fouet dans la jambe de sa botte et jugea plus prudent d'arrêter ses chevaux. Il laissa aller son corps en arrière et tira de toutes ses forces sur les rênes soli- dement accrochées aux cornes de bois de la selle qui recouvraient les épaules des chevaux. Ceux-ci se cabrèrent en hennissant, agitant les glands bleus et les clochettes qui ornaient leur tête pour finalement se calmer, dociles, sous la pression des rênes raccourcies au moyen de nœuds qui leur imposa fermement de se mettre au repos.

Peter était déjà dans la rue. Il courut jusqu'à sa mère qu'il souleva de terre, l'embrassa mille fois en pleurant.

- Zieg, tu es là, toi aussi! - Et où veux-tu que je sois ? lui répondit Zieger en

riant. Ne m'avais-tu pas demandé de prendre soin de l'atelier et des clients en ton absence?

Peter abandonna les bras de sa mère pour se jeter dans ceux de Zieger.

- Mon ami! lui dit-il. Mon cher ami, qu'aurais-je fait sans toi ? J'aurais sans doute retrouvé notre atelier dans le même état que ces boutiques...

- Tu oublies que je n'étais pas seul ici. Un solide gaillard se tenait derrière Zieger, rougis-

sant. - Ton fils? Ton fils ! Comment te remercier, cher

associé! Comment? - Eh oui, Jean m'a beaucoup aidé.

Page 14: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

- Tu vois! Toi qui ne pensais jamais en faire un facteur !

Peter avait repris sa mère contre lui. - Viens, lui dit-il. J'ai hâte de te présenter ma

femme et mon fils. Marie Schuller, qui était pourtant une femme de

trempe, se montra légèrement intimidée devant Anna qui avait le regard direct, quelque peu effronté et sûr de soi. Elle préféra porter toute son attention sur son petit-fils.

- Nous avons reçu quelques-unes de vos lettres, lui dit Anna en ne cessant de la regarder. Nous avions ainsi des nouvelles de France. Parfois, les Stein en réclamaient la lecture. Nous nous réunissions alors chez eux et Peter nous les lisait. Puis Beethoven se mettait au piano et jouait. Dans le recueillement, nous tentions d'imaginer les horreurs que vous nous décri- viez. Cette ville a beaucoup souffert...

- Et nous aussi, lui dit Marie... Mais toute la France a souffert.

- Nous avions du mal à imaginer ces exécutions gratuites. Ces meurtres...

- La Terreur a été terrible. Marie sourit à son petit-fils et le prit dans ses bras. - Voilà la meilleure chose qui nous soit arrivée

depuis bien longtemps ! dit-elle en le berçant. Quand est-il né?

- Il y a deux mois et demi, le 6 juillet 1794 très exactement. Il s'appelle Stephen.

- Stephen? s'étonna Marie en cherchant des yeux une explication dans ceux de son fils.

- Oui, reconnut celui-ci qui avait prévu la réaction de sa mère. Stephen Francis Johann Christoph. Fran- cis comme père et Johann Christoph comme le père d'Anna.

- Et Stephen? - Comme personne. Ou plutôt si, comme un jeune

pianiste qui a joué pour notre mariage au nouvel an.

Page 15: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

- Un ami, sans doute? - Nullement, mais nous n'arrivions pas à nous

mettre d'accord sur le choix du prénom. Alors nous avons décidé le jour même de notre mariage que, si Anna attendait une fille, elle s'appellerait Marie puisque sa mère portait le même prénom que le tien et, s'il s'agissait d'un garçon, qu'il s'appellerait Ste- phen comme le pianiste qui était en train de jouer pour nous.

- Ta mère, pardon votre mère, n'est plus de ce monde? demanda Marie en se retournant vers Anna dont elle rencontra le regard peu engageant. Le tutoie- ment nous a été imposé pendant toute la Terreur sous peine d'une condamnation à mort. Nous devons reprendre nos anciennes habitudes...

- Non. Mon père est veuf. La réponse avait été laconique et ne souffrait

aucune autre explication. - Moi, ce petit, dit Marie en baissant les yeux sur

lui, je l'appellerai Francis, Franck... Freddy! Je l'appellerai Freddy!

- Nous avons pris l'habitude de l'appeler Steph, l'interrompit Anna. Freddy, il ne comprendrait pas.

Peter haussa les épaules, l'air navré. - Anna a raison, dit-il à sa mère comme pour

s'excuser. Si tu l'appelais Freddy, il ne saurait pas qu'il s'agit de lui.

- Mais un si petit, que comprend-il? Il s'y habi- tuera. Peter lui fit signe des yeux qu'il valait mieux ne pas

insister. - Allons, entrez visiter la maison, dit Marie un peu

surprise du manque de souplesse de sa bru. Après tout, n'êtes-vous pas ici chez vous?

- Bien, madame, lui répondit Anna en lui emboî- tant le pas.

- Appelez-moi mère, la pria Marie. - Mère... oui, peut-être. Je ne sais si j'y arriverai de suite.

Page 16: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

- Alors, Marie, tout simplement. Notre univers vous sera familier. Peter m'a écrit que votre père était également facteur de piano.

- Mon père, lui répondit Anna un peu froidement et avec orgueil, est le célèbre facteur Johann Christoph Slumpe. Dans notre pays, en Autriche, il est considéré comme le plus grand créateur de pianofortes.

- Vous voilà donc fille et femme de facteurs célèbres, Anna.

- Croyez-vous que ce soit un cadeau? demanda Anna un peu abruptement, à la stupéfaction de Marie.

- Reconnaissez que nous en retirons de grandes joies. Mais il est vrai que les créateurs ont des jardins secrets qu'il faut respecter et, à certains moments, nous qui en sommes exclues, avons l'impression d'être tenues à l'écart, de ne plus exister.

Anna se montra agacée d'être ainsi devinée. - Ce n'est pas ce que je voulais dire, crut-elle bon

de préciser. - Oh ! Ne vous excusez pas. J'ai eu un mari luthier

et facteur et j'ai un fils qui lui ressemble. - Tais-toi, mère, lui dit Peter en l'enveloppant de

ses bras. Tu vas lui faire regretter de m'avoir épousé ! Mais où est Jeanne?

La mine de Zieger s'assombrit. - Non! Ne me dis pas que... C'est impossible! - Mais non ! Elle est en pleine santé ! D'ailleurs la

voilà. Jeanne apparut, en effet, le visage éblouissant et

radieux. Elle avait forci depuis le départ de Peter, ce qui était à son avantage. Ses boucles rousses illumi- naient son regard vert et généreux. Elle alla aussitôt au-devant d'Anna.

- Quel bel enfant ! lui dit-elle. J'espère qu 'il s'entendra avec Ludwig. Ludwig est notre cadet. Il a quatre ans. J'avais hâte de vous connaître, mon mari et le vôtre sont tellement liés !

- Et même associés, lui répondit Anna sans grande

Page 17: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

chaleur. Je crois que nous sommes amenées à nous côtoyer, en effet... Il me paraît même difficile de faire autrement !

- Avant le départ de votre époux pour Londres, mon mari travaillait dans l'atelier contigu à celui-ci et Peter ici. Nos appartements respectifs se trouvent au- dessus, au premier étage. Mon mari ne savait s'il pourrait laisser les deux ateliers ouverts en l'absence de Peter. Finalement, tout a été pour le mieux. Mon fils Jean s'est installé ici... enfin, chez vous. La clien- tèle a pourtant diminué mais un seul atelier ne suffi- sait pas pour faire face aux commandes. Hélas, les concurrents se multiplient et ces derniers mois ont été difficiles...

- C'est inévitable en ces temps si troublés, répondit Anna poliment. Mais n'ayez crainte, comme il se doit, mon génial mari revient avec de nouvelles trouvailles propres à enrichir un clochard!

Le trait étonna et agaça Peter. Anna ne se montrait décidément guère chaleureuse. Pourquoi lui gâchait- elle ainsi le plaisir qu'il ressentait à se laisser envelop- per de cette douce tendresse maternelle qui avait bercé sa vie?

En entrant dans son atelier, où s'activaient sept ouvriers, ne décelait-elle pas son trouble et sa joie? Peter respira à pleins poumons l'odeur des multiples essences de bois et du vernis qui séchait sur les pia- nofortes alignés contre le mur. Au-dessus de leurs têtes, pendaient des violons attachés à une corde, qui, eux aussi, séchaient à l'air automnal se glissant par la porte du fond, grande ouverte, qui donnait sur la cour. Le soleil déclinant les teintait de reflets roux et auburn.

Peter caressa du bout des doigts ses outils suspen- dus au mur. Gouge, ciseaux, canifs, limes, ratissoirs, bédanes, lousses, pointe aux âmes, pinces, compas, tout était à sa place. Il en remercia Zieger.

- Personne n'a touché à tes outils. Mais je les ai

Page 18: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

entretenus pour qu'ils ne rouillent pas. J'étais le seul à les manipuler.

Peter regarda avec un pincement au cœur l'établi en orme de son père, sa presse et son âne qu'il avait faits siens, mais il n'en laissa rien paraître. C'était un jour de joie et les femmes étaient déjà montées à l'étage. Anna semblait avoir retrouver sa bonne humeur.

- Quel appartement clair et spacieux ! Nous allons être merveilleusement logés ici, dit-elle en redescen- dant l'escalier derrière Marie qui tenait toujours son petit-fils dans ses bras. Et quel mobilier! C'est tout simplement somptueux!

- Mon père était un talentueux ébéniste. C'est parce qu'il travaillait le bois mieux que personne et qu'il le connaissait par cœur qu'il s'est lancé dans la lutherie et la facture de piano.

- Toutefois... ajouta Anna comme si elle ne pouvait s'empêcher d'être désagréable ou comme si l'admira- tion de Peter pour son père la rendait jalouse. Toute- fois...

- Oui. Qu'y a-t-il? - J'ai toujours habité dans de luxueuses maisons et

je ne sais si je m'habituerai dans un appartement... - Notre maison n'était guère spacieuse à Londres. - Certes, mais je savais qu'elle n'était que provi-

soire. - Allons, ne t'inquiète pas. Nous arrangerons cela

si tu le souhaites vraiment, lui répondit calmement Peter.

- J'ai pensé qu'un bon repas vous serait agréable! leur dit Jeanne. Venez chez nous. J 'ai tout préparé !

Ils ressortirent dans la rue et pénétrèrent dans l 'ate- lier de Zieger qui embaumait des essences de bois les plus diverses.

Pendant que les femmes s'entretenaient a 1 etage, des tableaux de Zieger, qui était un collectionneur hors pair, Peter demanda discrètement à son ami comment marchaient leurs affaires.

Page 19: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

- Très moyen, ces derniers mois, lui glissa-t-il. Gottfried Niedermann est revenu et il n'a pas été le dernier à dénoncer dans la ville les partisans du roi ni à alimenter les listes de proscriptions. C'est un fâcheux concurrent.

- Qui ne saurait toutefois accaparer notre clientèle de prestige. Comment les princes et les ducs comman- deraient-ils des instruments à un escroc reconnu cou- pable de vol par le roi lui-même?

- C'est juste. Mais nous ne vivons pas à Versailles ou à Paris. Et des facteurs ambitieux se sont fait connaître dans la capitale. Je pense notamment à Pleyel. Pourquoi les princes nous passeraient-ils des commandes à Strasbourg s'ils peuvent être servis à Paris? Tu as ouvert la voie, Peter. Il était prévisible que de nombreux facteurs s'engouffreraient dans la brèche en copiant ton système de pianofortes. En outre, il ne reste plus beaucoup de nobles en France. Ils se sont tous enfuis quand ils le pouvaient encore.

Comme des éclats de voix leur parvenaient de l'étage, Peter s'apprêta à rejoindre Anna. Zieger le retint par le bras.

- Ne mésestime pas Niedermann, ajouta-t-il. Il s'en sort bien. D'ailleurs, les facteurs de la corporation Alberti s'en sont mieux sortis pendant cette Révolu- tion que ceux de notre corporation.

- Zieg, je dois t'avouer quelque chose... Slumpe, le père d'Anna, a fait partie de la corporation Alberti. Il n'approuve pas les théories de Eck et Guckeisen qu'il traite de menuisiers de pacotille.

- En voilà un qui se serait bien entendu avec ton père !

- Ne le dis pas à mère, elle en serait peut-être cha- grinée.

Après un instant de réflexion, Zieger ajouta : - C'est drôle, je n'aurais jamais pensé que tu épou-

serais une femme qui aurait eu un jour ou l'autre un lien avec la corporation Alberti.

Page 20: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

- Moi non plus. Mais, vois-tu, l'histoire ou le hasard l'emporte parfois sur les querelles de clocher. A Londres, j'étais si loin de ces guerres de clans...

Les deux hommes se jaugeaient mutuellement avec tendresse. Zieger trouvait Peter plus robuste qu'à son départ. Peter retrouvait de solides épaules sur les- quelles s'appuyer même s'il n'en avait guère besoin. Mais son ami n'avait-il pas toujours été là dans les coups durs? Quand l'atelier de son père avait brûlé n'avait-il pas fourni aux Schuller le bois nécessaire à la construction des instruments, un bois que Zieger avait pourtant choisi lui-même avec amour et qu'il avait ramené du Tyrol afin de réaliser de splendides créa- tions?

- Dans la corporation Alberti, il y a bien des escrocs, poursuivit Zieger. Le premier réflexe de celui qui retrouve dans son grenier un vieux violon aban- donné, les cordes cassées, le manche de travers, est de tourner le violon dans tous les sens pour voir s'il est signé d'un grand maître, s'il a une marque ! Imagine son émotion quand il découvre l'estampille d'un grand maître ! C'est un rêve ! Aussi, combien de nobles strasbourgeois viennent-ils dans l'espoir de posséder un vieil instrument de marque!

- Te voilà donc expert? - Et je leur dis en toute franchise ce que vaut leur

violon ou leur piano... Mais la plupart sont des faux ou des copies.

- Des faux? - Comme je te le dis ! Mais ils ne me croient pas

toujours. Pourtant je leur apprends que les instru- ments ont une âme, une tête, un corps, une façon d'être vêtus, qu'un stradivarius, ou un schuller, se reconnaît au premier coup d'œil à la couleur de son vernis, à la forme de sa volute, au dessin des ouïes, à la manière dont les coins du violon sont plus ou moins relevés.

- Et l'étiquette?

Page 21: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

- Oh! l'étiquette! Tiens, regarde ce violon... Peter jeta un œil dédaigneux sur l'instrument pour-

tant récent dont le vernis se craquelait. Il lut sur la petite bande de papier collée à l'intérieur du violon, sur le fond, sous l'ouïe gauche : « Stradivarius, Cre- mona, MLCCXV, élève de Niccolo Amati », le tout rédigé en latin, suivi d'un monogramme représentant la marque de fabrique et signé de la prétendue main même du luthier.

- Non! C'est impossible! Quel faux grotesque! - Et regarde, ajouta Zieger en ouvrant le violon. Le

nom de Stradivarius était également gravé à l'inté- rieur, à même le bois.

- Qui a collé cette étiquette ? Qui a gravé ce nom? Un luthier qui pensait sans doute que l'instrument était de Stradivarius. Il y a eu transfert de marque...

- ... pour ennoblir un violon médiocre. Eh oui! - Mais pourquoi le luthier n'a-t-il pas ajouté,

comme c'est l'usage, que le violon était fait « d'après le modèle » de Stradivarius ?

Zieger eut un sourire en coin. - Viens par ici. Regarde là... Peter plongea la tête à l'intérieur d'un pianoforte

tout neuf et lut la marque : - Niedermann... Gottfried Niedermann. - Et qui, à ton avis, est suffisamment sournois pour

réaliser des faux, sinon Niedermann? - Mais là, il ne s'agit pas d'un faux, il s'agit d'un

pianoforte qui sort de l'atelier... - ... que Niedermann a à peine dégrossi et remis

entre les mains de ses apprentis... - ... et qu'il vend... - Au même prix que les autres. - Et tu parlais de concurrence? - Hélas, oui, car rares sont les vrais musiciens

capables de reconnaître un bon piano ou un bon vio- lon d'un autre. Et puis c'est également la mode des instruments anciens. On préfère acheter un vieux vio-

Page 22: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

Ion fabriqué par un petit luthier inconnu au titre ron- flant et des pianofortes déjà utilisés plutôt que de se procurer du neuf.

- Notre précieuse clientèle de virtuoses demeure, insista Peter. Personne ne viendra nous concurrencer sur ce terrain.

- Si. Pleyel. Un silence se fit, pendant lequel Zieger imaginait

les questions que Peter était en train de se poser. Pleyel, dont son ami le virtuose Eckard lui avait déjà parlé à Londres?

- Ignace Pleyel ? s'étonna effectivement Peter. Je ne comprends pas... C'est un excellent virtuose. Il nous a même acheté deux pianofortes, mais pourquoi serait-il notre concurrent? Mon beau-père lui a vendu autre- fois un piano viennois. Il prenait des leçons de piano chez Jean-Baptiste Wanhall.

Comme Zieger ne répondait pas, Peter rassembla ses souvenirs.

- Je sais seulement qu'il a été l'élève de Haydn à Eisenstadt et qu'il est devenu à vingt ans le chef d'orchestre attitré du comte Erdôdy. Je connais ses voyages en Italie, son admiration pour la chanteuse Catarina Gabrielli et la passion que le roi de Naples éprouvait pour lui, ainsi que ses sonates et ses sym- phonies qui ont fait le tour du monde. Avec Mozart, Pleyel est sans doute le musicien qui a procuré à cette ville la renommée artistique qu'elle connaît aujourd'hui.

- Eh bien, Pleyel vend maintenant des pianos ! Et ce depuis qu'il s'est marié avec Françoise Gabrielle, tu sais, la fille Lefebvre, le fabricant de tapis...

- Que me racontes-tu là? Tu ne vas tout de même pas me dire qu'Ignace a laissé son poste de maître de chapelle à Strasbourg? Je l'ai vu moi-même diriger à Londres des concerts donnés par l 'organisation du Professionnal Concert. Et comme une autre société avait organisé des concerts dirigés par Haydn, les mélo-

Page 23: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

manes londoniens se sont délectés à comparer le maître et l'élève. Et tu le croiras si tu veux, notre ami Eckard leur a tenu la dragée haute ! Il a remporté un triomphe en Angleterre!

- Ce devait être un triomphe, en effet, car avec le bénéfice de son engagement à Londres, Pleyel a acquis le vieux château d'Itterswiller - ce qui n'est pas rien! - mais ce que tu ignores, c'est que sa qualité d'ancien fonctionnaire épiscopal et son origine autri- chienne l'ont rendu suspect. Il a été arrêté et interné au grand séminaire de Strasbourg.

- Ça alors! - Et pour prouver ses sentiments patriotiques, il a

dû composer la musique d'une œuvre célébrant l'anniversaire de la prise des Tuileries, le 10 août 1792. Pleyel a mis sept jours et huit nuits pour l'écrire. Il y avait peut-être un peu trop de cloches et de coups de canon... Je crois que tu n'aurais guère apprécié. Depuis, son but est de s'installer définitive- ment à Paris. Le succès commercial de ses composi- tions qui se vendent de mieux en mieux lui a donné l'idée d'y ouvrir un magasin et une imprimerie de musique. Il possède toujours ses propriétés ici mais il vit quasiment dans la capitale. Tout Paris se fournit chez lui. On y trouve, paraît-il, une variété d'articles extraordinaire et une qualité dans la gravure des notes exceptionnelle. Mais on y achète aussi de remar- quables pianos et ces pianos se vendent si bien qu'il n'est pas exclu que Pleyel envisage d'ouvrir une fabrique.

- Ce que tu me dis là est tout simplement incroyable !

- Oui mais il s'agit là de concurrence légale, tandis que Niedermann réussit à imiter si parfaitement d'anciens instruments qu'il est parfois difficile de reconnaître s'il s'agit de vrais ou de faux.

Comme Anna l'appelait, Peter manifesta de l'agace- ment et accéléra le débit de ses paroles. Le soleil cou-

Page 24: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

chant empourpra davantage encore le bois verni des instruments en réchauffant leurs couleurs et leurs odeurs. La pièce s'agrandit d'un éclat rougeoyant.

- Et les instruments que tu m'as montrés, com- ment te les es-tu appropriés? demanda Peter en se rapprochant de l'escalier qui conduisait à l'étage après avoir crié à Anna qu'ils arrivaient.

- Tout simplement parce que des clients de Nie- dermann peu soucieux de fidélité me demandent de les entretenir.

- Et que fais-tu? Leur dis-tu que ce sont des faux ou alors des instruments bâclés?

Zieger soupira profondément et s'assit sur un solide trépied en chêne en se prenant le visage à deux mains. Il savait que Peter lui poserait inévitablement la ques- tion sur un ton frisant le reproche.

- Tu refuses d'accomplir ce travail, n'est-ce pas? insista Schuller.

- Tu dois comprendre que les commandes n'affluent pas comme avant cette maudite révolution. Quelques-uns de nos clients ont été exécutés, d'autres sont ruinés, d'autres encore sont partis en exil. Ils vont sans doute revenir. Comme toi... Tous les musi- ciens se sont exilés. Le marché va repartir. Oh ! Nous n'avons pas à nous plaindre, loin de là ! Mais notre chiffre d'affaires n'est pas le même qu'il y a deux ans. Comment pourrait-il en être autrement alors que nous n'avons plus l'appui du roi ni la clientèle qu 'il nous envoyait et qu'avoir eu Louis XVI comme mécène est devenu une tare ? Je ne fais jamais avec les pianos de Niedermann que ce que je fais avec ceux qui nous arrivent d'Angleterre ou de Paris.

Peter haussa les sourcils. - Eh oui ! Je reçois d'Angleterre des instruments de

Loth et de Woller, qui refont des violons italiens du siècle précédent si fidèles aux vrais que certains luthiers s'y méprennent. J'ai même reçu hier un client qui m'a apporté un prétendu Guarnerius parfaitement

Page 25: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

imité. Mais c'est un faux ! Il a été acheté à Mirecourt chez Charles-François Vuillaume!

- La famille Vuillaume ! Comment est-ce possible ? Mon père était très lié à Charles-François et même à Claude-François et je sais que mes ancêtres ont fré- quenté à Mirecourt les mêmes cours de violon que les Vuillaume !

Zieger haussa les épaules pour signifier qu'il n'avait aucune explication à fournir.

- Je sais seulement que le client en question l'a acheté quatre louis d'or. J'ai également racheté douze de tes pianos confisqués à des condamnés à mort ainsi que trois Dambalt de 1784, un Péronnard de 1771, un Freudenthaler de 1789 et un Zimmermann construit pour la famille Lavoisier.

Peter était abasourdi. En deux ans, le milieu musi- cal français semblait bouleversé. Les chefs d'orchestre devenaient marchands de pianos, les facteurs ven- daient des faux et les pianos changeaient de main comme de vulgaires pièces de monnaie. Que Nieder- mann se complût dans ce trafic ne l'étonnait guère, mais qu'un illustre facteur ou un luthier de renom se laissât entraîner dans de pareilles escroqueries l'éton- nait. Il ne pouvait s'agir que d'accidents, d'instru- ments fabriqués par des faussaires qui avaient transité par d'honorables ateliers sans que personne s'en aper- çût.

De l'étonnement, Peter passa toutefois à l'hilarité. Il éclata de rire et donna une grande bourrade dans le dos de Zieger quelque peu interloqué.

- Bah! Qu'importe tout cela, conclut-il. Nous serons toujours les plus forts et les premiers... surtout les premiers, tu comprends?

- J'aimerais partager ton optimisme, dit Zieger en se levant.

- Écoute, mon père a commencé avec un apprenti. Et puis il en a eu six. Aujourd'hui, nous possédons deux immenses ateliers et trente ouvriers. Que

Page 26: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

demander de plus? Et surtout, poursuivit Peter, les yeux pleins de malice, j'ai poursuivi mes recherches à Londres. Anna ne mentait pas tout à l'heure lorsqu'elle vous disait que j'allais tout révolutionner. J'ai trouvé mieux, encore mieux que ce pianoforte qui a ébloui la Cour et le roi! Fais-moi confiance...

Le crépuscule ayant assombri l'atelier et les derniers ouvriers étant partis après avoir salué les deux asso- ciés, alors que venait de l'étage une forte odeur de lard, il sembla à Peter qu'il n'avait jamais quitté ces lieux, que l'intermède de son absence s'était soudain effacé. Les senteurs, le cadre, les objets, les voix fami- lières abolissaient subitement le temps. Comme Zie- ger s'apprêtait à allumer les lampes, Peter l'arrêta d'un geste.

- Attends, lui dit-il. Il faisait encore jour dans la cour et les ombres des

arbres voisins tutoyaient les fenêtres, menaçantes et fébriles. C'était signe d'orage. Un vent frais sifflait sous la porte que les ouvriers avaient fermée comme chaque soir avant de prendre congé. Les branches s'agitaient comme des bras de matelots en détresse. Peter ferma les paupières et respira profondément.

- Demain, dit-il en rouvrant les yeux, j'irai sur la tombe de mon père.

Le dîner fut joyeux mais, à l'heure de se séparer, Peter ressentit une profonde nostalgie. La soirée lui semblait incomplète, telle une œuvre inachevée, une œuvre à laquelle il manque un infime détail, l 'étincelle de l'artiste, l'éclat du génie ou simplement celui de la vie. C'était indéfinissable. Il entendit en imagination jouer Beethoven et il comprit qu'à cet instant il regret- tait l'absence de Stein, son ami, et de leurs soirées qui s'achevaient toujours par un concert intime.

Ce dîner avait été comme un repas sans dessert, comme des retrouvailles sans transcendance. Il était heureux sans être comblé. Alors, l'image de Caterina lui apparut, Caterina jouant sur son dernier piano.

Page 27: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

Quelle artiste elle était! «J'aime vous écouter jouer avec une allégresse sereine, lui avait-il avoué avant de lui dire adieu, vous possédez alors mon âme et mon corps... Jamais je n'ai ressenti une émotion aussi intense que celle que vous m'offrez lorsque vous êtes au piano et que vous donnez vie à une partition... » Ces mots étaient si clairs dans son esprit que le doux parfum de Caterina l'enveloppa tout entier de son indicible senteur, un parfum d'impalpable...

C'était précisément quand il faisait froid ou quand la pluie noircissait davantage encore l'opacité du ciel que l'intimité des musiciens devenait plus intense, que l'émotion les unissait dans la chaleur de l'amitié, par des nuits comme celle-ci, où le vent gémissait, où les arbres s'ébrouaient, où les chiens, affolés, aboyaient, où le ciel noir d'encre écrasait la terre, par des nuits sans étoiles.

Page 28: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

CHAPITRE DEUXIÈME

Les retrouvailles

Peter se réveilla à quatre heures du matin. Il faisait encore nuit mais la tempête avait cessé. Seul le silence régnait en maître. Était-ce le souvenir si présent de son père dans cette chambre noire qui le tourmentait - il lui avait fallu changer de pièce avec sa mère et échanger les lits. Le couple dormait donc dans l'ancienne chambre de ses parents, leur fils tout près d'eux dans un berceau en bois et en osier.

Peter n'osait bouger de peur de réveiller Anna. Il revit leur arrivée au Havre (ils n'avaient pu débarquer à Calais) avec ses maisons en schiste noir et son mar- ché aux étals chargés de fruits, de légumes et de fleurs automnales, ses habitants clapotant sur leurs sabots en bois dans les rues étroites et boueuses, ses cages de perroquets brailleurs pendant aux portes des magasins et aux fenêtres, ses ânes et ses carrioles à bras trans- portant d'énormes chargements et ses lavandières frottant et battant leur linge aux fontaines publiques.

Comme aucune diligence ne quittait Le Havre le soir même en direction de l'est, il avait fallu coucher faute de place dans une auberge de seconde classe crasseuse et infestée de moustiques, l'Hôtel d'Angle- terre.

Le lendemain, comme les diligences étaient prises d'assaut, les Schuller avaient décidé d'embarquer sur un bateau jusqu'à Rouen où on leur avait certifié

Page 29: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

Le facteur de pianos Peter Schuller revient en Alsace avec sa femme et son fils de Londres où il s'est exilé pendant la Révolution. Il rapporte au « pays des quatre rivières » sa nouvelle invention : le piano de concert.

A Strasbourg, comme il en a fait le serment à son père, Peter reprend en main l'atelier dont il a hérité. Grâce à son génie inventif, ses pianos vont bientôt séduire le monde entier. Il bénéficie d'un atout inestimable : l'amitié de Ludwig van Beethoven.

Peter Schuller ouvre parallèlement des manufactures en Alsace, à Paris et à Vienne. Mais la facture des pianos entre dans l'ère industrielle. Pleyel impose sa marque. Peter saura- t-il s'adapter aux nouvelles méthodes de vente et de fabrication ? Retrouvera-t-il la femme qu'il aime et qu'il a laissée à Londres? Parviendra-t-il à venir à bout d'un adversaire redoutable qui fut responsable de la mort de son père ?

Le roman de Violaine Vanoyeke plonge le lecteur en pleine époque romantique en Alsace, à Paris, en Lorraine et en Allemagne.

Un grand roman original où se mêlent passion, jalousie, vengeance et où s'affrontent amour et calcul, pouvoir et talent.

Professeur de littérature française, grecque et latine, linguiste, conférencière, Violaine Vanoyeke est aussi éditeur, directrice de collection et critique littéraire. Elle a publié une vingtaine de romans et d'ouvrages historiques. En tant que pianiste, elle a été l'invitée des plus grands chefs d'orchestre, notamment de Herbert von Karajan.

Page 30: Le Serment des quatre rivièresexcerpts.numilog.com/books/9782258039162.pdfDU MÊME AUTEUR L'Art aux yeux pers, Le Cherche-Midi, 1980, poésie. Prix Jean Christophe. Torrent, R.E.M.,

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement

sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original, qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒

dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.