30
Lean management et santé au travail : existe-t-il des configurations compatibles avec les deux exigences ? Arnaud Stimec IEP de Rennes [email protected] Résumé Dans un contexte international fortement compétitif, le lean management s’est imposé dans de nombreux domaines comme une démarche d’excellence productive. Mais cette démarche suscite de nombreuses inquiétudes et critiques quant à la préservation de la santé au travail. Il semble possible de distinguer deux formes de lean avec des effets différents en termes de santé. La première forme s’inscrit plutôt dans la continuité du taylorisme, tandis que la deuxième se positionne en rupture en privilégiant l’amélioration continue. La participation effective des salariés est l’un des marqueurs du lean de la deuxième catégorie. Mais cette participation apparaît difficile à mettre en place de manière non superficielle et durable. A partir d’études de cas menées au cours des dix dernières années, nous rendons compte de trajectoire d’échecs et de succès de la participation dans le cadre de dispositifs lean. Mots clefs Lean management, participation, amélioration continue, kaizen, santé au travail.

Lean management et santé au travail : existe-t-il des

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

Lean management et santé au travail :

existe-t-il des configurations compatibles avec les deux exigences ?

Arnaud Stimec

IEP de Rennes

[email protected]

Résumé

Dans un contexte international fortement compétitif, le lean management s’est imposé dans de

nombreux domaines comme une démarche d’excellence productive. Mais cette démarche

suscite de nombreuses inquiétudes et critiques quant à la préservation de la santé au travail. Il

semble possible de distinguer deux formes de lean avec des effets différents en termes de santé.

La première forme s’inscrit plutôt dans la continuité du taylorisme, tandis que la deuxième se

positionne en rupture en privilégiant l’amélioration continue. La participation effective des

salariés est l’un des marqueurs du lean de la deuxième catégorie. Mais cette participation

apparaît difficile à mettre en place de manière non superficielle et durable. A partir d’études de

cas menées au cours des dix dernières années, nous rendons compte de trajectoire d’échecs et

de succès de la participation dans le cadre de dispositifs lean.

Mots clefs

Lean management, participation, amélioration continue, kaizen, santé au travail.

Page 2: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

Lean management and occupational health:

in search of configurations meeting both requirements

Arnaud Stimec

IEP de Rennes

[email protected]

Abstract

In a highly competitive business context, lean management spread in many areas as

manufacturing excellence. But this approach raises many concerns regarding occupational

health. It seems possible to identify two forms of lean management with different impact on

occupational health. The first is rather step forward in the taylorist paradigm whereas the second

is rather in break with it while favouring continuous improvement. Effective participation is a

marker of this second type of lean. But participation reveals difficult to implement in a

sustainable and not superficial way. Based on case studies led during the last ten years, we

document failure and success of participation within a lean management framework.

Key words

Lean management, participation, continuous improvement, kaizen, occupational health.

Page 3: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

Introduction

Le travail aujourd’hui est confronté à de multiples changements, parfois brusques voire brutaux.

Les causes sont nombreuses et résident, selon différents auteurs, dans l’hyper compétition

(D’Aveni, 1995) ou les excès du capitalisme, dans l’hyper contrôle rendu possible par les

nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), l’idéologie de

l’excellence (Peters et Waterman, 1983) et son coût (Aubert et Gaulejac, 1991). D’une manière

générale, les pratiques managériales sont régulièrement pointées du doigt comme source de

trouble (Dejours 1993; Gaulejac, 2009). La thèse sous-jacente est que les formes modernes de

management permettent d’atteindre les replis laissés en friche par le taylorisme en réduisant

drastiquement les ressources (Hobfoll, 1989) des salariés, qu’ils soient ouvriers ou cadres.

Parmi les pratiques régulièrement incriminées, le lean management, une formalisation dérivée

du toyotisme, est régulièrement pointée du doigt1. Souvent qualifié de néo-taylorisme (par

exemple Niepce et Molleman, 1998), le lean management désigne un ensemble de principes

organisationnels difficiles à appréhender dans une définition courte. Indiquons pour le moment

qu’il s’agit d’élaguer dans le processus productif (et donc notamment le travail) tout ce qui n’a

pas de valeur pour le client final : le stockage et son coût, les usinages excessifs ou insuffisants

(pannes), le temps d’attente pour accéder au produit ou service désiré etc. Cette recherche de

sobriété peut conduire à l’intensification du travail, notamment parce que ce sont plus souvent

les outils du lean que la démarche qui sont repris. Ainsi, un certain nombre de principes et de

pratiques comme l’amélioration continue (kaizen) sont donc régulièrement mis de côté comme

une sorte de folklore dont on pourrait se passer.

Le lean management nous semble intéressant parce qu’il se prête à controverse et ne peut être

écarté aussi simplement comme une pratique toxique. L’élément central de la controverse

provient du fait qu’il n’y a pas consensus sur ce qu’il convient d’appeler lean management,

d’une part, et que parmi les principes du lean figurent des principes qui peuvent être un progrès

pour l’activité, d’autre part (par exemple Bruère, 2012).

Il y a en fait un consensus entre hérauts du lean et opposants pour dénoncer la médiocrité voire

la toxicité des pratiques communes du lean. Ce que les uns rejettent comme toxique en termes

de santé mais qu’ils identifient à du lean (Valeyre, 2006), est également rejeté par les autres

1 Par exemple, au moment où la série de suicide chez France Télécom conduit progressivement à une prise de

conscience sur les risques psychosociaux, un article du Monde du 22 avril 2008 : « Suicides sur le lieu de travail :

la faute au toyotisme ? »

Page 4: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

mais comme un lean dévoyé (Ballé et al., 2015). Cette situation conduit à un résultat paradoxal

et peu désirable : le terme « lean management » tend à être évité, car stigmatisé, ce qui conduit

à camoufler la démarche derrière d’autres noms (en général : « Entreprise X production

system »). Cela renforce un climat de suspicion généralisée dans les instances paritaires mais

aussi l’impossibilité de faire émerger des pratiques vertueuses, si elles existent.

Notre démarche est donc de prendre au mot les différentes parties prenantes d’une controverse

qui divise les ergonomes (Bruère, 2012) en cherchant à cerner de plus près les différentes

réalités du lean et leurs effets en termes de santé. Existe-t-il des pratiques effectives de lean

compatibles avec la santé ? Quelles sont les caractéristiques des formes de lean préservant, ou

non, la santé ? Pour essayer de répondre à ces questions, nous procédons tout d’abord à une

revue de littérature concernant le lien entre le lean, le travail et la santé (1), avant de nous

focaliser sur l’impact sur la santé des dispositifs participatifs prévus dans le lean (2). Nous

présentons ensuite la méthodologie générale d’investigations (3) puis des configurations

favorables et défavorables (4).

1. Le lean, le travail et la santé

1.1 Le lean, définition et origines

Le lean management ou lean manufacturing (lean) est l’une des nombreuses tentatives de

modélisation du modèle japonais (par exemple Ouchi, 1981 ; Pascale, 1990) et notamment de

son entreprise iconique, Toyota (Monden, 1983). Le terme et la modélisation « lean

management » a été introduit par Krafcik (1988) et popularisée par Womack et Jones (1992)

Le modèle est apparu comme une forme suffisamment concrète et déployable pour devenir

progressivement une référence. De l’automobile, le lean s’est diffusé dans d’autres industries

puis dans les services et les soins hospitaliers.

Il est difficile de définir le lean de manière courte mais il toutefois possible de poser que « le

lean est une approche qui comprend des principes et des pratiques managériales dont le but

est de réduire les gâchis et d’améliorer l’efficacité opérationnelle à travers l’ensemble de la

chaîne de valeur en s’appuyant une démarche d’amélioration continue sans répit » (Tortorella

et al., 2015). Les théoriciens du lean insistent sur la cohérence d’ensemble ou la dimension

systémique. Il y a une certaine convergence académique sur les piliers du lean (Shah et Ward,

2003) : le juste à temps, le management par la qualité totale, la maintenance préventive et des

pratiques spécifiques de gestion des ressources humaines.

Page 5: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

Le juste à temps ne doit pas être compris comme le zéro stock mais plutôt comme une démarche

sur les flux de productions consistant à optimiser mais aussi éviter les à-coups (et donc

potentiellement le stress associé). Après l’échec des cercles de qualité (Chevalier, 1987 ; Lawler

et Mohrman, 1987), les démarches qualités sont certainement celles ou les organisations

occidentales ont le plus avancé indépendamment du lean, mais au prix du renoncement aux

formes particulières de participation que l’on trouve dans le modèle d’origine. A ce titre, le

modèle théorique du lean connecte la démarche qualité à l’amélioration continue et au

management visuel (affichage et discussion de la qualité au niveau des ateliers). La maintenance

préventive implique des démarches de responsabilisation des opérateurs et de prévention de

manière là encore participative : ne pas attendre la panne. Enfin, les démarches de gestion des

ressources humaines peuvent inclure une attention à l’enrichissement des tâches ou à la rotation.

Les démarches de participation / amélioration continue ainsi que de formation en font partie

tout en étant partagées avec la qualité totale ou la maintenance préventive. Enfin, sans

nécessairement parler d’emploi à vie, la stabilité de la main d’œuvre est une condition de

confiance des opérateurs mais aussi de compétence collective.

La description qui précède montre que l’on peut osciller entre une dimension philosophique et

une dimension opérationnelle (par exemple Shah et Ward, 2003). Il y a là un élément qui a

longtemps été un obstacle des premières démarches de « copie » du modèle japonais : qu’est-

ce qui est spécifiquement culturel ? qu’est-ce qui est vraiment nécessaire ? De ce point de vue,

le lean incarne déjà un certain compromis (Lorino, 2014), c’est-à-dire un renoncement à

certains principes défendus par Deming ou Ohno et constitutifs du modèle Toyota. Mais dans

la mise en œuvre du lean, il est possible d’aller plus loin en se focalisant sur la dimension

opérationnelle aux dépens des principes. C’est ce que certains ont appelé le « lean outil » (par

exemple Pettersen, 2009) et qui est en fait très présent, peut-être majoritaire. La démarche

consiste à utiliser un certain nombre d’outils d’efficacité opérationnelle en abandonnant tout ce

qui ne fonctionne pas ou ne participe pas directement et rapidement à cet objectif. Le lean

devient alors une forme de taylorisation accrue ou néo-taylorisation avec la puissance des

moyens contemporains, notamment les nouvelles technologies. Les outils n’y sont donc pas co-

construits mais imposés. Globalement, le lean management peut se retrouver attiré par deux

polarités pourtant opposées que nous nommons polarité 1 et polarité 2. La polarité 1 est une

manière de penser l’organisation qui s’est construite en opposition radicale au taylorisme

(Lorino, 2014 ; Bruère 2012) tandis que la polarité 2 le prolonge. La polarité 1 privilégie le

Page 6: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

progrès continu, la réflexivité et la performance collective là où la polarité 2 privilégie

l’optimisation, les experts et la performance individuelle.

A un lean réflexif et participatif s’oppose donc un lean normatif et prescriptif où domine

l’expertise externe à l’atelier. La place donnée aux opérateurs y varie considérablement. Outre

une certaine vision du travail à diffuser, c’est par des dispositifs participatifs, principalement

l’amélioration continue ou kaizen (Imai, 1986), que la réflexivité propre à la polarité 1 est

parfois atteinte ou au moins approchée. Au contraire, la polarité 2 se traduit plutôt par la

diffusion d’outils ou bonnes pratiques (sic) dans une logique de gain de performance à court

terme. Pour la suite de notre propos, nous nous focalisons sur la démarche de mise en œuvre du

lean : participation ou prescription d’outils. Reste à explorer ce que cela peut changer pour les

personnes au travail.

1.2 Lean participatif ou lean outil : qu’est-ce que ça change pour les personnes au travail ?

A condition de rester démarche et non pas outils, l’amélioration continue apparaît comme la

démarche à la fois transversale et liante qui permet de distinguer un lean participatif ou lean

outil, c’est à dire horizontal ou vertical, adaptatif ou figé, connecté aux opérateurs on non (Imai,

1996 ; Tortorella et al., 2015). Différentes contributions de l’amélioration continue peuvent être

identifiées.

Le lean participatif peut favoriser l’apprentissage organisationnel

Différents travaux montrent que l’amélioration continue peut être un dispositif concret pour

favoriser l’apprentissage organisationnel (Stimec, 2018). Liker (2012), l’un des théoriciens du

lean, fait même de l’apprentissage organisationnel la finalité du lean.

Le lean participatif peut réduire l’hétéronomie et le lean outil l’accroît

Emprunté à Ivan Illich, la notion d’hétéronomie (Gorz, 1988) désigne un travail pensé et défini

ailleurs que par ceux qui l’exercent. Moins les opérateurs peuvent adapter ou faire évoluer ce

travail, plus l’hétéronomie est forte. La participation effective dans l’amélioration continue

permet de penser conjointement les outils et leur évolution.

Le lean participatif peut conférer du pouvoir d’agir

Page 7: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

Les empêchements et l’absence de pouvoir d’agir dans le sens de l’activité est l’un des sources

de souffrance au travail (notamment Clot, 2008 ; 2015). L’amélioration continue permet de se

saisir des contradictions, de l’absurde ou des blocages, si besoin complétée par d’autres

dispositifs comme l’Andon : le droit et devoir de tout opérateur de stopper la chaîne si il y a

constat d’un défaut récurrent (par exemple des pièces difficiles à assembler).

Le lean participatif tend à accroître la dimension sociale tandis que le lean outil tend à

accroitre l’individualisme

La participation permet à la fois de prendre conscience des interdépendances et de les faire

vivre. L’approche outil crée plutôt un rapport de conformité au prescrit ou aux objectifs, mieux

compatible avec les démarches d’évaluations individuelles. De nombreux auteurs soulignent

l’incompatibilité entre l’évaluation individuelle, qui crée une forme de compétition, et la

focalisation sur la participation, qui requiert la coopération, appelant plutôt une évaluation

collective (Collard, 2018).

Si l’on admet que le lean participatif se traduit par des rapports de travail différents, y-a-t-il

pour autant un impact différent en termes de santé des travailleurs entre le lean participatif et le

lean outil, justifiant de les distinguer ?

2. Succès et échecs de la participation dans le lean : impacts sur la santé

D’une manière générale, les démarches participatives sont autant une solution qu’un problème

(Thévenet, 1992). Une solution car elles peuvent permettre de donner du sens au travail et

favoriser l’intelligence collective comme nous venons de le montrer. Un problème car leur mise

en œuvre requiert beaucoup de ressources et de persistance. Il est très fréquent qu’après un

temps d’enthousiasme il y ait déclin (Lawler et Mohrman, 1987 ; Chevalier, 1987).

Le lean ne fait pas exception. De nombreuses démarches participatives sont prévues :

management visuel, prise de poste, amélioration continue etc. Les investigations de terrains

montrent que l’abandon ou le découragement vis-à-vis de ces démarches est très fréquent. Il y

a aussi un écart important entre le déclaratif ou l’intention affichée en la matière et ce qui est

observable (Longoni et al., 2013 ; Stimec et Grima, 2018).

2.1 Lean participatif et lean outil : quel impact en termes de santé

Les études de cas montrant un lien entre écroulement de la participation et dégradation de la

santé sont nombreuses (voir par exemple Betrand et Stimec, 2011 ou Bouville, 2013). Cela peut

Page 8: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

toucher tant le stress (Stimec et Grima, 2018) que la sécurité au travail (Longoni et al., 2013)

ou les troubles musculo-squelettiques (TMS) [Koukoulaki, 2014].

La santé au travail en général

Il y a beaucoup de raisons de penser qu’un lean imposé, centré sur la performance productive

et constitué d’outils (lean outil) ait un impact sur la santé différent d’un lean systémique et

participatif où le travail est en grande partie co-construit (Bourgeois et Gonon, 2010 ;

Bonnefond et Clot, 2018) avec une attention permanente à tout ce qui peut constituer des

empêchements (Clot, 2008 ; 2015 ; Ughetto, 2012). Avant de considérer les résultats des

recherches existantes, il importe de comprendre ce dont il retourne et en quoi le lean peut avoir

un impact sur la santé au travail. La santé au travail est définie par l’organisation mondiale de

la santé (OMS) comme un état complet de bien-être physique et psychologique. Aussi la santé

au travail couvre des compartiments aussi bien physiques ou physiologiques que

psychologiques, d’une part, et peut être appréhendée sous un angle positif (bien-être, qualité de

vie au travail) ou négatif (maladies professionnelles, accidents, stress, TMS voire atteintes

psychologiques).

Le lien entre le lean et la santé au travail a fait l’objet d’une abondante littérature sur la

soutenabilité du lean (Martinez-Jurado et Moyano-Fuantes, 2014) ou sur les différents

compartiments de la santé au travail. Les résultats sont globalement ambivalents à l’image de

la revue de littérature de Saurin et Ferreira (2009) qui comptabilise 52% d’articles montrant un

impact négatif sur la santé et 48% un impact positif. Beaucoup de ces travaux sont constitués

d’études de cas isolés ou d’échantillons réduits. C’est pourquoi des études sur des populations

plus vastes sont précieuses.

L’étude de Valeyre (2006), s’appuyant sur une vaste enquête européenne sur les conditions de

travail (21703 personnes en Europe) conclut que les conditions de travail sur tous les segments

considérés, et notamment le stress et les TMS, sont plus défavorables en lean comparées aux

organisations apprenantes ou même aux organisations tayloriennes. Des résultats similaires

(Bouville et Alis, 2014) sont obtenus à partir des données de l’enquête nationale française

SUMER (24486 salariés). Toutefois, la manière de catégoriser le lean recoupe ce que nous

avons défini plus haut comme le lean outil, tandis que le lean participatif, qui prétend s’inscrire

dans une démarche d’organisation apprenante (voir plus haut) n’est pas différencié. Or, dans

ces études les organisations apprenantes, que l’on peut apparenter au lean participatif sur le plan

théorique, apparaissent plus favorables à la santé des salariés. Peu de travaux distinguent le type

Page 9: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

de lean ou de maturité avant d’y associer des conséquences en termes de santé, ce qui revient à

considérer que toutes les mises en œuvres sont comparables. C’est pourquoi il nous semble

important de contraster l’impact santé en tenant compte des deux types de lean que nous avons

esquissés. Nous poursuivons dans ce sens en considérant les trois principales dimensions de la

santé au travail considérées : les accidents; les TMS et le stress.

Les accidents

La revue de littérature de Longoni et al. (2013) montre un effet toutes choses égales par ailleurs

négatif du lean sur les accidents, principalement dans le cadre des démarches de juste à temps

et dans la mesure où il n’y a pas des pratiques de participation et management des ressources

humaines suffisamment développées. L’investigation menée par ces auteurs montre que les

situations où l’amélioration continue est la plus développée présentent le plus faible niveau

d’accidents liés au travail.

Les TMS

Les TMS sont des atteintes couvrant les membres et les articulations et dont la douleur est la

principale caractéristique (Koukoulaki, 2014). Les TMS sont aujourd’hui en France (87% des

maladies professionnelles2) et au Canada (77%3) la maladie professionnelle la plus répandue.

La recherche d’un lien entre TMS et conditions organisationnelles du lean n’est pas nouveau

(Landsbergis et al., 1999). Si l’intensification ou les contraintes sur les gestes peuvent favoriser

les TMS, les recherches se sont progressivement orientées vers une approche

multidimensionnelle des TMS (Koukoulaki, 2014) intégrant à minima une dimension bio-

mécanique (effort, répétitivité, postures) mais aussi une dimension psychosociale et une

dimension personnelle. Ces trois dimensions sont elles-mêmes en grande partie conditionnées

par l’organisation et les conditions de travail.

Ainsi, le fait que les standards du lean soient co-construits dans le cadre de l’amélioration

continue ou imposés par des bureaux des méthodes peut avoir un impact important. C’est ici

que la question de la participation dans lean a une importance : est-ce qu’il existe un dispositif

effectif de prise en compte des empêchements (Clot, 2008), favorisant l’adoption de compromis

non compromettant pour la santé et les gestes adaptés (Bourgeois et Gonon, 2010) ou encore

2 Direction de l’Animation de la Recherche, des Etudes et des Statistiques (DARES), DARES résultats,

Décembre 2016 n°081.

3 CNESST, Statistiques 2013.

Page 10: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

les temps de repos ou marges de manœuvres (Niepce et Molleman, 1998). Koukoulaki (2014),

dans une imposante revue de littérature internationale, montre que le juste à temps est

particulièrement associé à des TMS mais que la capacité de régulation du système socio-

technique est déterminante. Ces résultats rejoignent ceux sur les accidents mentionnés plus haut

(Longoni et al., 2013). Qu’en est-il pour le stress ?

Le stress

Le stress est un état physiologique produit par l’écart ressenti entre l’exigence d’une situation

et les ressources pour y faire face (Karasek et Theorell, 1992). Cet état d’urgence produit, par

sa répétition, des troubles multiples en termes de santé tels que les maladies cardio-vasculaires

ou les troubles du sommeil.

Il est difficile de mesurer directement le stress en tant que tel (cela impliquerait des capteurs

individuels). En outre, deux personnes peuvent réagir différemment à une même situation,

notamment en fonction de leur expérience mais aussi des marges d’autonomie à leur disposition

ou du soutien disponible face à l’exigence de la situation. C’est ce qui conduit à mesurer le

déséquilibre entre stresseurs (exigences) et modérateurs (ressources) ressenti par chaque

individu plutôt que de vouloir qualifier une situation objective d’état de stress. Le modèle de

développé par Karasek et Theorell (1992) est largement utilisé dans des études

épidémiologiques, notamment l’enquête nationale française SUMER. Le lean peut être

générateur de stress du fait de l’intensification ressentie mais aussi de la diminution de

l’autonomie (latitudes) ou du soutien social mobilisable, notamment par le recours au juste à

temps et la standardisation des tâches (Bourgeois et Gonon, 2010 ; Koukoulaki, 2014). Quelle

réalité empirique ressort des études ? Conti et al. (2006) montrent un lien favorable (moins de

stress) lorsque le lean est mature et lorsque les programmes d’amélioration continue sont

pleinement déployés. Des travaux ultérieurs (Stimec et Grima, 2018) confirment ces résultats

et montrent qu’au-delà du déploiement, la qualité perçue des espaces participatifs a un impact

déterminant. Les dispositifs participatifs fortement déployés mais vécus comme inutiles sont

même contreproductifs en termes de santé. Reste à comprendre ce qui favorise un déploiement

durable ou le plus souvent non durable de la participation.

2.2 Les conditions d’une participation durable

Toutes les démarches participatives ont en commun la confrontation à un effet lune de miel

(Lawler et Mohrman, 1987 ; Chevalier, 1987) et posent des problèmes d’animation et de

Page 11: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

pérennité (Bertrand et Stimec, 2011) : après une phase d’enthousiasme plus ou moins partagé,

le dispositif s’épuise et régresse. Les dispositifs participatifs du lean atteignent rarement le

niveau de déploiement et satisfaction espéré. Dans une étude menée au stade encore émergent

du lean, Choi (1998) a effectué un suivi longitudinal de la mise en œuvre de l’amélioration

continue chez sept équipementiers automobiles. Au bout de deux ans, seulement trois

obtenaient des résultats qui n’étaient que partiellement satisfaisant. Une étude du département

des sciences de l’ingénieur de l’Université de Massey (Nouvelle Zélande) rend par ailleurs

compte de taux d’échec compris entre 75% et 90% (Goodyer, Grigg and Murti, 2011).

Comment expliquer un tel résultat ?

Il importe de souligner que ces démarches remettent en cause la centralisation du pouvoir dans

les organisations et exigent des organisations la capacité de s’emparer de l’élan participatif

éventuel. Garcia et al. (2013) montrent qu’un kaizen effectif peut conduire chaque travailleur à

formuler en moyenne 25 à 30 suggestions par an dont 90% seront mises en œuvre. Ainsi, afin

de ne pas heurter le management intermédiaire, de nombreuses entreprises appliquent un kaizen

très encadré voire bridé. Refuser ou ne pas réussi à redistribuer le pouvoir et ne pas être en

mesure de répondre à l’élan participatif produit ainsi rapidement de la déception et du

désengagement.

La bonne volonté ne suffit pas et l’épuisement de la participation peut venir tant du management

que des opérateurs. Les causes sont multiples (Garcia-Sabater et Marin-Garcia, 2011) : manque

de formation, manque de reconnaissance, déclin marginal des gains obtenus, manque de

valorisation des progrès peu quantifiables etc. Des facteurs de succès ont aussi été identifiés

(Garcia et al., 2014 ; Netland et al., 2015) parmi lesquels quelques-uns apparaissent

déterminants : implication du management, formation, information sur les décisions prise par

la hiérarchie en lien avec les propositions, formes de récompense ou reconnaissance. Un

dispositif d’amélioration continue a aussi besoin de temps pour franchir des stades de maturité.

Les dispositifs durables ont en commun la capacité à s’adapter en permanence, c’est-à-dire

d’apprendre de la manière dont on peut apprendre, ce qui renvoie à la notion d’apprentissage

organisationnel que nous avons déjà mentionnée.

Nous disposons à ce stade d’un ensemble de résultats suggérant qu’un lean effectivement

participatif a des effets bien plus favorables en termes de santé qu’un lean outils. Mais nous

avons vu aussi que la participation tend fréquemment à disparaître ou décliner. Un ensemble de

causes, souvent non spécifiques au contexte du lean, a depuis longtemps été identifié sans que

les acteurs du lean aient réussi à s’en emparer massivement comme le montrent les taux

Page 12: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

d’échecs restant très élevés. Nous cherchons pour la suite à approfondir cette question au-delà

de facteurs clefs parfois tautologiques. Nous recherchons pour cela des configurations et

trajectoires types dans des contextes plutôt favorables, c’est-à-dire où il y une intention de mise

œuvre avec des moyens alloués.

3. Méthodologie d’enquête et terrains d’étude

Pour répondre à la question posée (existe-t-elle des configurations de lean management -

participatives - compatibles avec la santé des salariés ?), nous sommes confrontés aux limites

de ce type de recherches. Soit on dispose d’une étude de cas approfondie (ou d’une comparaison

entre quelques cas) mais on risque de manquer de diversité et de capacité à généraliser. Soit on

dispose de données sur un nombre important de cas, mais on manque de profondeur pour

comprendre le pourquoi et le comment. En outre, il y a le risque de ne pas trouver ce que l’on

cherche car la nature et les effets du lean se révèlent progressivement.

3.1 Repousser les limites des études de cas par le nombre

Notre propos s’appuie sur un ensemble d’étude de cas approfondies portant sur les

conséquences du lean management sur la santé au travail (Bertrand et Stimec, 2011 ; Stimec

2018 ; Stimec et Grima, 2019). Les 11 sites de production investigués se déclinent en 28

collectifs de travail4 représentant 6181 salariés. Les entretiens ont impliqué 637 salariés entre

2006 et 2016. Des données quantitatives et documentaires ont aussi été collectées. Deux études

de cas sont longitudinales et se traduisent par des configurations différentes lors des phases 1

et 2 (identifiées distinctement). Les études de cas avaient pour but d’instruire le lien entre la

santé au travail et le système productif. Le financement des études de cas a été assuré par

l’agence nationale pour la recherche (ANR) pour la phase 1 (trois cas) et par les DIRRECTE

Bretagne et Pays de Loire pour la phase 2 (neuf cas dont un issu de la phase 1).

Notre étude s’inscrit dans la tradition des études qualitatives en associant notamment les

entretiens, l’observation, la collecte de données documentaire avec des restitutions auprès des

collectifs étudiés. Nous sommes ainsi en mesure de nous assurer de la saturation des trajectoires

et configurations observées. La triangulation des données est en outre complétée par la

constitution d’un groupe expert pour 22 des 24 collectifs de travail. Le groupe expert comporte

4 Nous faisons parfois référence à des noms de code d’entreprise et / ou d’ateliers sans avoir présenté

ici les cas en détails (ce qui occuperait beaucoup d’espace). Le lecteur peut retrouver des présentation

plus détaillée dans des publications présentes ou à venir, ce pourquoi nous indiquons le nom.

Page 13: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

les deux chercheurs, deux consultants spécialisés en performance des organisations et

ergonomie, deux consultants spécialisés en management et santé au travail, deux chargés de

mission de l’ARACT, deux référents de la DIRECCTE Bretagne. Le groupe expert a

notamment pour rôle de qualifier, en intersubjectivité, les situations de santé au travail difficile

comparables du fait de la multiplicité des indicateurs, des données manquantes (en général non

ou mal collectées par les services centraux) ou des situations propres à chaque métier / sites. Le

groupe expert peut s’appuyer sur des questionnaires reprenant les échelles de Karasek, sur les

accidents du travail ou l’absentéisme, ainsi que sur les nombreux entretiens. Des données

sectorielles et nationales (notamment enquête Sumer) facilitent la comparaison. La santé est

considérée comme préservée quand les indicateurs sont supérieurs aux données sectorielles

comparables et qu’il n’y a pas eu de recul. Elle est considérée comme menacée lorsque les

indicateurs de santé sont proches de la moyenne mais en recul où lorsque la situation initiale

était inférieure à la moyenne et n’a pas connu de dégradation (concerne un atelier). Enfin, elle

est considérée comme dégradée lorsque les indicateurs sont inférieurs à la moyenne et en recul.

Les données sur la santé sont incomplètes par nature. La santé est multidimensionnelle, il y a

des variations d’état, il y a des facteurs parasites et il y a des méthodes de calculs différentes ou

discutables (absentéisme). Le recours à une approche par intersubjectivité d’un groupe expert

traduit le renoncement à une mesure parfaite, compensée par le regard pluriel sur un même

« jeu » de données multiples mais nécessairement imparfait. Chaque expert s’exprime sans

connaître le niveau des autres puis les données sont agrégées (il s’agit d’éviter les effets

d’ancrage).

3.2 L’envie de « bien faire » pour chercher des configurations favorables

La phase 1 de notre recherche nous a permis de comparer trois cas contrastés (Bertrand et

Stimec, 2011) d’où il ressort que l’envie de bien faire est une condition nécessaire (mais non

suffisante) pour trouver une configuration favorable. L’envie de bien faire fait référence à un

ensemble d’indices et de comportements traduisant une attention particulière. Elle se manifeste

tout d’abord par la revendication d’un lean complet (qui ne se limite pas aux outils

immédiatement rentables), par une politique de santé sécurité qui va au-delà de la simple

application des règles impératives, la présence d’acteurs dédiés plus ou moins nombreux

Page 14: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

(responsables santé-sécurité, ergonomes, responsables QVT5 etc.) ou une enquête de terrain qui

est non seulement acceptée mais sollicitée comme occasion de progrès.

Cette envie de bien faire n’est évidemment pas la seule logique à l’œuvre ni distribuée

uniformément. Tel chef d’équipe se focalise de manière plus rigide sur les objectifs, tel

responsable de production fait des arbitrages aux dépens de la santé au travail. Notre propos est

notamment de comprendre comment cette attitude se traduit dans les faits par les

comportements attendus, ce qui crée des empêchements (Clot, 2015) ou au contraire facilite la

prise en compte de tout ce qui contribue à la santé au travail. Il s’agit donc de repérer les

configurations qui favorisent ou empêchent que la dynamique participative se déploie dans le

sens d’une responsabilisation des différents acteurs, responsabilisation source non seulement

de gains de performance mais d’une attention croisée favorisant la santé au travail.

Il va de soi que nos terrains, triés attentivement, n’ont pas vocation à être représentatif de ce

qui se passe en général mais de ce qui peut se passer lorsqu’il y a cette envie de bien faire qui

on le verra, apparaît nécessaire mais n’est pas suffisante.

4. De l’envie de bien faire aux constats empiriques : santé, participation, performance.

Première observation, les variations en termes de santé à l’intérieur d’une même entreprise sont

d’ampleur similaire aux variations d’une entreprise à une autre. C’est donc au niveau du

collectif de travail (en général l’atelier) que l’essentiel se joue lorsqu’une organisation est

globalement dans l’intention d’un lean participatif et d’une attention à la santé. Deuxième

observation, parmi les vingt-deux collectifs de travail de la phase 2, six collectifs sont dans une

situation de santé préservée apparaissant durable, huit sont dans une situation incertaine et huit

en dérochage (tableau 1 ci-dessous). Ces résultats sont à considérer en tenant compte de

l’exigence de la sélection des cas décrite ci-dessus.

Situation de santé (+ ; = ; -) ; Amélioration continue (+ ; = ; -) ; Performance

organisationnelle (+ ; = ; -)

Nombre

d’ateliers

Equilibre dynamique (+ ; + ; +) : la santé est à un niveau favorable et la

dynamique participative est forte. Le niveau de performance permet de préserver

les latitudes nécessaires à cette dynamique.

6 Situations

favorables :

6

5 QVT : Qualité de Vie au Travail

Page 15: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

Equilibre fragile (= ; = ; + ou =) : la santé est correcte mais la dynamique

participative repose sur des éléments précaires.

2

Elan favorable (- ↑ ; + ; +) : la santé reste à un niveau défavorable mais

progresse dans le cadre de la démarche, qui conduit par ailleurs à une

dynamique participative et à des performances satisfaisantes.

1

Qualité de vie au travail non tenable (+ ; + ; -) : la situation de santé et la

dynamique collective sont favorables mais le niveau de performance reste trop

faible pour envisager un maintien durable de cette situation

1

Situation entropique (= ↓ ; - ; =) : la santé reste correcte mais la situation s’est

dégradée et la dynamique participative ne s’installe pas.

4 Situations

incertaines :

8

Décrochage santé (- ; - ; =) : la situation de santé est significativement inférieure

aux autres environnements de travail comparables et la dynamique participative

ne fonctionne pas.

7

Décrochage santé et performance (- ; - ; -) : la situation de santé est

significativement inférieure aux autres environnements de travail comparables, la

dynamique participative ne fonctionne pas et la performance collective est

significativement inférieure aux autres environnements de travail comparables.

1 Situations

dégradées :

8

TOTAL 22 22

Tableau 1 – répartition des 22 ateliers de la phase 2 en termes de santé et performance

Tant la revue de littérature que ces premiers résultats agrégés suggèrent l’importance des

dispositifs participatifs comme lieu modérateur et régulateur du lean. Leur abandon ou déclin

fréquent conduit à un lean incomplet, déséquilibré, sans espace de proximité d’ajustement aux

réalités des opérateurs. Si ces espaces participatifs jouent un rôle aussi important pour la santé

ou pour la qualité voire l’innovation, pourquoi sont-ils aussi souvent en déclin, abandonnés ou

désertés ? L’analyse qualitative des 28 collectifs de travail (phase 1 et phase 2) nous a permis

d’identifier des configurations favorables ou défavorables à la mise en place d’espace

participatifs durables.

Nous n’avons pas rencontré, à travers toutes les situations étudiées depuis 10 ans, de cas où les

dispositifs participatifs seraient durables, c’est-à-dire au-delà de l’effet lune de miel, sans que

cela ne se traduise de manière concomitante par une responsabilisation croisée (attention portée

au travail, attention portée aux opérateurs). La santé au travail, et souvent aussi la performance,

y est meilleure que lorsque ces dispositifs sont absents ou insatisfaisants (Bertrand et Stimec,

2011 ; Stimec et Grima, 2018). Les dispositifs participatifs dont il est question, lorsqu’ils sont

efficients, favorisent l’apprentissage organisationnel (Liker, 2012 ; Stimec, 2018) impliquant

Page 16: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

cette attention croisée. C’est pourquoi, pour la suite de notre propos, nous ne justifions pas

systématiquement cet alignement qui sera discuté en conclusion.

4.1 Des configurations déresponsabilisantes

Nous rendons comptes ici de situations dont l’étude permet de documenter un processus

déresponsabilisant et une dégradation de la santé au travail dans un contexte généralement très

exigeant au niveau de la production. Ces situations se traduisent systématiquement, dans nos

études de cas, par une moindre prise en compte de la santé au travail. Tant les entretiens que les

indicateurs collectables montrent nettement une dégradation.

La bureaucratie aveuglante

La critique de la bureaucratie a fait l’objet d’une littérature abondante (Voir Rojot, 2005 pour

une synthèse) rendant compte de possibles dérives se traduisant notamment par une confusion

entre les finalités et les moyens. Par exemple, remplir un formulaire correctement devient alors

plus important que de rendre le service attendu. Mais ce qui fait de cette catégorisation une

configuration contemporaine pertinente fréquente dans nos études de terrain réside ailleurs :

l’exigence forte, simultanée, de réactivité et de reporting, rendue possible et amplifiée par les

nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC).

L’entreprise Equip (phase 1) a engagé une démarche industrielle favorisant la réactivité, à la

demande de son principal client, un constructeur automobile. La production en lean se

développe au niveau des usines dans un groupe qui se caractérise par une bureaucratie très

centralisée. Le directeur du site de 300 personnes ne peut engager un intérimaire (par exemple

pour remplacer un salarié en arrêt maladie) sans l’aval du siège. La jeune responsable des

ressources humaines (RRH) qui parvient un temps à conjuguer le traitement de l’imposante

exigence de reporting du groupe et une présence réactive sur le terrain est contrainte de faire un

choix au retour de son congé maternité, du fait de sa nouvelle situation familiale. Elle décide

alors de rentrer chaque matin par la porte arrière de l’usine pour pouvoir atteindre plus vite son

bureau. C’est ainsi un pan complet de son travail, invisible pour la hiérarchie centrale, qui

disparait. Que faisait-elle ?

Page 17: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

Chaque matin, elle avait à cœur de passer dans les différents ateliers pour saluer tout le monde.

Marque d’attention et de respect, il s’agit d’un point dont l’absence ressort fréquemment dans

les enquêtes de terrain comme irritant. Mais il s’agit aussi, comme le faisait la RRH, d’être

dépositaire de problèmes rencontrés sur le terrain, souvent des empêchements (Clot, 2008 et

2015) qui ne trouvent pas de résolution. C’est ainsi qu’elle se trouvait amenée à porter la parole

des opérateurs et chercher avec les décideurs des solutions, démarche qui un temps a permis de

contribuer à compenser l’aveuglement du système.

Des régulations par à coup subsistent mais ne sont même pas forcément gratifiantes. Exemple

idoine, la plainte d’une opératrice de petite taille qui doit travailler avec les coudes en hauteur.

Après plusieurs mois, un membre de l’équipe de direction s’en mêle et obtient un abaissement

de l’espace de travail qui est transformé en conséquence. Mais l’opérateur de l’après-midi, qui

mesure 40 cm de plus, se retrouve alors à travailler dans une position penchée inconfortable.

Ici, la différence entre une décision issue d’une démarche participative ou non fait toute la

différence.

Confrontés aux exigences cumulées de flux synchrones avec le principal client et aux lourdeurs

d’une bureaucratie très centralisée, les opérateurs plutôt jeunes de cette entreprise sont

rapidement confrontés à des problèmes de TMS et de charge mentale. En trois ans l’ensemble

des indicateurs de santé se dégrade (par exemple l’absentéisme total passe de 4 à 23%),

entraînant une désorganisation qui conduira à la fermeture du site.

Ce premier cas peut sembler quelque peu caricatural car les démarches de type « lean »,

« agile », « six sigma » ou autre prévoient des espaces fréquents et distribués d’ajustements,

régulation et participation. L’enjeu est alors que ces espaces fonctionnent effectivement et

durablement. Un nombre important de ces démarches aboutit pourtant à des formes de

participation dégradées comme l’approche mécaniste.

L’approche mécaniste de la participation

L’essence des démarches participatives est l’idée d’apporter une dimension organique (Burns

et Stalker, 1961) à la vision mécaniste ou bureaucratique des organisations. Les nombreux

échecs de la participation ainsi que les résistances de type bureaucratique peuvent conduire à

une approche formelle de la participation alors que ces espaces sont d’essence pragmatiste

(Lorino, 2014). En outre ce sont souvent des cadres de formation technique qui ont la charge

Page 18: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

des démarches participatives en milieu industriel. Il n’est donc guère surprenant qu’une

approche mécaniste de la participation y soit souvent reproduite.

Parmi les outils disponibles dans les pratiques du lean, le management visuel est l’une des

pratiques les plus courantes d’aide à la communication dans le lean (Pettersen, 2009 ; Marodin

et Saurin, 2013). Bien qu’il existe différentes formes, il y a en général un lieu proche de l’atelier

où figurent au moins un tableau de suivi des problèmes et un tableau d’information sur l’atelier

et l’entreprise. Selon les cas des « post-it » ou des fiches de suivi sont accrochés sur l’une des

parties du tableau. Des réunions périodiques ont lieu à cet endroit. Il s’agit de prises de poste

quotidiennes (5 à 10 minutes) mais aussi des temps plus longs pour traiter un point particulier.

Ici comme ailleurs, l’écart entre ce que vise le management visuel, ce qu’il devrait être et ce

qu’il est, peut être important.

Le management visuel existait aussi chez Equip sous une forme très appauvrie : prise de poste

avec le bruit des machines en arrière-plan rendant la compréhension très difficile, termes en

anglais et indicateurs de gestion incompréhensibles pour les opérateurs ou déconnectés de leur

travail etc. Les entretiens chez Equip permettent de comprendre que personne (ni les cadres ni

les opérateurs) ne croient l’intérêt du management visuel, notamment puisque la direction n’a

souvent pas le pouvoir d’en faire quelque chose. Le management visuel n’est alors rapidement

plus qu’un prescrit, exigé par le siège et appliqué à minima sur le site.

Terrine est une entreprise d’environ 550 salariés appartenant au secteur agro-alimentaire et qui

transforme de la viande de porc en produits de consommations destinés à la grande distribution.

Les ateliers de Terrine font l’objet d’une démarche structurée de management visuel visant à

accompagner le dialogue et la réactivité. Dans le cas présent, le tableau indique le niveau de

productivité de la ligne, les demandes d’amélioration des opérateurs (maintenance et sécurité)

et l’évolution des demandes antérieures.

Chez Terrine, le management visuel est une pratique fortement soutenue par la direction. La

comparaison entre trois ateliers permet de montrer comment la mise en œuvre par le

management de proximité induit un repli mécaniste (atelier salage) ou une évolution plus

organique (ateliers emballage et moulage / cuisson).

Dans l’atelier salage, les processus sont devenus procédures : « C'est qu’avant, on discutait sur

la façon de faire », « on pouvait discuter, négocier. Maintenant, on nous met une note, on doit

la signer, ça concerne que deux ou trois personnes, et puis le jour où l'erreur a été faite on te

Page 19: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

met la fiche sous les yeux », « on n’a pas le temps d'en parler » (Opérateurs). Loin de développer

l’agilité, les dispositifs d’aide à la résolution de problème sont vécus comme des freins et une

charge supplémentaire. Pire, ils se substituent à des processus spontanés de négociation

préexistants.

Cela affecte aussi le management au quotidien. « La communication est sur papier »

(Opérateur) avec l’utilisation des notes qui sont des messages en provenance de la hiérarchie,

que les opérateurs doivent lire et ratifier. Le management est perçu comme désincarné : « Moi

j'ai la sensation que la maitrise se décharge de sa responsabilité avec les notes, on s'en souvient

même pas nous ! » (Opérateur) ; « je n'ai plus de chef, la seule personne à qui je peux parler

c'est ce fameux tableaux blanc » (Opérateur parlant du tableau de management visuel).

Dans d’autres ateliers de la même entreprise, l’outil est pourtant utilisé avec davantage de

légèreté, comme un aide-mémoire et élément de suivi n’interdisant pas les contacts informels

Dans l’atelier moulage / cuisson, l’observation des réunions autour des tableaux de management

visuel rend compte d’une prise de parole importante (plus de la moitié des opérateurs

s’expriment à chaque fois). A titre d’exemple, le chef d’atelier attend la validation et les retours

de chacun avant de commander un nouvel équipement, ce qui est positivement ressenti par les

équipes : « Le moindre souci qu'on peut avoir est corrigé assez rapidement, ce n’est pas évident

non plus mais il y a eu un bon boulot de fait », « Y a du suivi on ne parle pas dans le vide »

(Opérateurs). Dans l’atelier emballage, la nouvelle configuration de l’espace de production rend

la communication en temps réelle plus difficile (cloisonnement) et pourtant 70% des opérateurs

s’estiment satisfait de la communication. Contrairement à l’atelier production, le management

visuel ne vient pas se substituer aux relations directes mais aide à la préserver.

La participation superficielle et la responsabilisation avortée

Il s’agit de la configuration la plus fréquente mais elle est polymorphe. D’une manière générale,

il s’agit de situations où des dispositifs participatifs d’amélioration continue (kaizen, incluant

le management visuel) ont été mis en place dans le cadre de la mise en œuvre du lean et où ces

dispositifs échouent d’une manière ou d’une autre. La frustration qui en résulte conduit à des

comportements de désengagements de la part des opérateurs et / ou de reprise en main

déresponsabilisante du côté du management. L’échec peut intervenir très tôt : manque

d’enthousiasme lié à l’histoire de l’entreprise ou animation d’emblée descendante. Elle peut

Page 20: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

aussi intervenir après un élan initial mais qui décline faute de retours suffisants. Le déclin

provient côté opérateur de la perception d’un manque de « feed-back » sur leurs contributions.

Plus rarement, c’est un problème de reconnaissance voire de rétribution ou de partage du

pouvoir des décisions qui est en cause. Côté management, cela peut venir de la conviction que

l’effort fourni pour animer et maintenir les espaces participatifs, qui se heurte éventuellement à

la résistance ou la déception des opérateurs que nous venons de souligner, n’en vaut pas la

peine. Le management retourne à la conviction que ça irait plus vite de traiter les situations

entre collègues experts.

La mise en œuvre de démarches participatives se traduit dans le lean par une courbe en U

inversé (Conti et al., 2006 ; Stimec et Grima, 2018 ): avant d’atteindre un certain stade de

maturité, la participation apporte plutôt des désagréments (notamment du stress) et de la

désorganisation (remises en question). Cela expliquerait pourquoi la démarche est mise en

veille prématurément dans beaucoup de cas. Nos études de terrains montrent en particulier

qu’au niveau du stade intermédiaire, ces démarches consomment des ressources (de temps et

cognitives) sans offrir des compensations immédiatement perceptibles. Franchir ce stade

intermédiaire suppose de l’endurance et la capacité à dépasser les obstacles.

L’échec des démarches participatives a souvent des effets collatéraux : repli sur soi ou sur le

collectif proche, désengagement voire cynisme. Dans l’atelier conditionnement de Rosette, une

entreprise de l’agro-alimentaire de transformation de la viande de porc de 340 salariés, il y a eu

un chantier participatif de transformation impliquant fortement les opérateurs. Il s’agissait de

revoir en profondeur l’organisation de l’atelier. Mais la participation ne garantit pas la

faisabilité (coût, normes etc.). La direction adopte finalement les préconisations de consultants

déployant une pratique de kaizen blitz6 et dont les honoraires sont fonction des gains de

productivité. Peu d’explications ont été données aux salariés avec des résultats très négatifs en

termes de santé au travail mais aussi de climat social : « on a eu une expérience il y a 2 ans, le

projet TOP, on s’est décarcassé pour un résultat nul pour nous, peut-être pas pour la Direction,

pas dans ce qu’on voulait améliorer, conditions de travail et tout, et la performance comme ils

veulent» [opérateur emballage]. Ou encore : « moi personnellement pour mon cas c’est nul, ils

ont privilégié la vitesse pour gagner du temps, mais les gestes…on est à l’envers [opérateur

6 Il convient de s’arrêter quelques instants sur le caractère abscon du terme kaizen blitz, associant le

terme japonais kaizen (idée d’une amélioration continue progressive, murie, participative) et le terme

allemand en référence à la Blitz Krieg, la guerre éclaire.

Page 21: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

emballage]. Dans cet atelier, le déni de participation est suivi d’un mirage productiviste mais

d’autres fois, la pression productiviste intervient très tôt en brisant d’emblée tout espace

participatif.

Le productivisme forcené

Difficile de faire une distinction objective entre gains de productivités durables ou non. Bien

que très fréquent, l’affichage d’objectifs chiffrés est contraire à la philosophie du lean (Liker,

2012) qui vise en principe à consolider les progrès dans des standards et non pas postuler

préalablement des gains. Le risque est que l’atteinte des objectifs devienne prioritaire et se fasse

par une accélération des cadences générant stress et mise en danger des opérateurs. De tels

objectifs créent ainsi une distorsion de la responsabilité de chaque opérateur (pour lui-même)

et de chaque manager d’assurer un équilibre entre l’économique et le social. Dans ce cadre,

beaucoup d’éléments qui peuvent être source de performance à long terme sont écartés à court

terme car perturbant le travail. Dans la démarche lean, l’Andon doit en principe permettre à tout

opérateur de stopper la chaine lorsqu’il y a une imperfection. Par exemple, plutôt que

d’emboutir une pièce en force, il est considéré qu’il convient de traiter ce qui rend l’assemblage

difficile.

Le Takt Time appliqué chez Appareil, au lieu d’être un outil de lissage de l’activité devient ainsi

plutôt un Task Time au sens de Taylor. La parcellisation du travail y est déresponsabilisante.

De même, la surfocalisation vis-à-vis des objectifs individuels limite les comportements

solidaires pourtant attendus de la démarche one piece flow d’un autre atelier de la même

entreprise. De même, la rémunération des consultants au prorata des gains de productivité

(démarche « kaizen blitz » évoquée plus haut) conduit chez Rosette à écarter la plupart des

propositions des salariés et à briser toute velléité ultérieure de participation de leur côté. Là

encore, on retombe alors dans des formes tayloriennes bien connues de travail hétéronome : le

bureau des méthodes. Le travail est pensé et imposé en dehors du cercle des opérateurs par des

intervenants qui ne s’appuient sur les opérateurs au mieux que pour aspirer leur connaissance

du terrain. Il arrive aussi que les démarches participatives se heurtent à des collectifs résistants,

soit du fait de leur histoire, soit du fait de leur identité.

Les collectifs défensifs et performants

Page 22: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

Nous faisons référence ici à des collectifs fortement soudés par une appartenance syndicale ou

à un métier forgeant une identité commune. Ces collectifs sont à la fois assez fermés à toute

forme d’injonction extérieure et défensifs. Ils perçoivent les dispositifs participatifs comme une

perturbation de leur mode opératoire et n’y participent pas volontiers. Lorsqu’ils le font, ils sont

très réactifs à toute forme d’incongruence (par exemple la mauvaise application par la direction

de ce qu’ils ont appris en formation sur le lean). Dans les cas que nous avons rencontrés, ces

collectifs sont toutefois fortement impliqués et attachés au travail bien fait (Clot, 2015). C’est

cette compétence reconnue, par la direction, qui leur permet de se maintenir quelque peu en

marge (il existe des collectifs qui puisent une telle posture dans leur statut, mais c’est assez rare

dans les entreprises privées).

Les salariés du chantier naval Mettalica sont les permanents d’entités qui accueillent beaucoup

de salariés temporaires. Les permanents sont à la fois soudés et disposent d’un pouvoir de

mémoire ainsi que de structuration de l’activité. Ils ont un sens aigu du travail bien fait mais

aussi de leur propre protection. Ils sont accueilli le lean avec prudence puis ont été plutôt

conquis par les formations qu’ils ont reçues. Paradoxalement, ils ont même suivi davantage de

formation que beaucoup de leurs cadres. Ils ont donc réagi vigoureusement contre l’utilisation

du lean de manière partielle ou détournée, principalement centrée sur des gains de productivité.

Les opérateurs de découpe de Terrine, une entreprise de transformation de viande porc, sont

des bouchers de formation. Bien que soumis à un cadre industriel et à des cadences, ils gardent

une certaine idée et fierté associée à leur métier. La découpe est un métier qui dans ce cadre a

résisté à la taylorisation : la compétence attendue nécessite un temps long de formation et

d’expérience. Selon une logique bien décrite dans la sociologie de l’acteur, les tours de main se

partagent entre pairs après un temps d’acculturation. Il n’est donc pas question d’avoir un regard

trop intrusif sur le réel de leur travail, ni d’imposer des cadence ou des façons de travailler sans

négociation. Le lean dans son ensemble se heurte ici à l’impossibilité pour les cadres d’accéder

à la dimension intime du travail réel. En conséquence, bien que la démarche participative du

lean soit en échec, les opérateurs de Mettalica et de Terrine (découpe) parviennent à préserver

leur bien-être tout en affichant des performances en phase avec le lean, mais en procédant à leur

façon. En dehors des collectifs défensifs et performants, l’échec des démarches participatives

dans le cadre du lean se traduit par une dégradation de la santé au travail et peut être associé à

des configurations déresponsabilisantes. Qu’en est-il pour les quelques ateliers vertueux

identifiés plus haut ?

Page 23: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

4.2 Des configurations responsabilisantes

Nous rendons comptes ici de situations de travail où la mise en œuvre de la participation se

traduit par des responsabilisations croisées durables. Toutes les situations de ce type que nous

avons rencontrées impliquent à des degrés divers au moins : une véritable place accordée à la

parole des opérateurs, des retours (feedbacks) régulier sur les fruits de la participation (ce que

ça devient et pourquoi), des effets tangibles de la participation du point de vue des opérateurs

sur leur quotidien de travail (disparition d’irritants ou d’incohérences par exemple), des effets

tangibles de la participation du point de vue de l’encadrement, un équilibre perçu par les salariés

quant aux arbitrages santé au travail / productivité. Ces conditions étant remplies, on assiste à

une dynamique participative pérenne et responsabilisante. Trois conditions sous-jacentes

émergent comme des conditions de réalisation : l’engagement d’une personne clef de proximité

parfois qualifiée de champion ou sponsor (Pollack et Algeo, 2016), l’engagement de la direction

générale et une ingénierie fondée sur le principe de subsidiarité. Les deux premières conditions

(la présence d’un champion et le soutien de la direction générale) sont communes à de

nombreuses démarches de changement ou transformation. La troisième est spécifique.

Un champion de la participation

Il peut s’agir d’un responsable amélioration continue, qualité (ou même qualité sécurité

environnement) ou encore d’un responsable d’un périmètre de production. Dans les situations

les plus dynamiques, cette personne dispose à la fois de l’oreille de la direction du site et de la

confiance des opérateurs comme du management de proximité (chefs d’équipe notamment).

L’engagement personnel vient du fait que cette personne est convaincue des vertus mais aussi

des difficultés de la participation, souvent après un parcours de formation, parfois simplement

du fait du parcours professionnel. Un manager isolé peut parvenir un temps à créer une

dynamique participative forte mais elle tend à décliner si il n’obtient pas de sa hiérarchie les

moyens pour l’accompagner. Nous disposons de deux cas où des managers isolés ont réussi à

mobiliser leurs équipes dans des transformations locales, obtenus des résultats remarqués, puis

utilisés ce « crédit » pour obtenir les moyens de poursuivre et prendre en compte un certain

nombre d’attentes des salariés. Dans les deux cas, l’investissement et l’exemplarité perçue par

l’équipe a joué un rôle déterminant. On assiste toutefois à des niveaux d’implication personnelle

qui peuvent ne pas être sans conséquence à terme pour les managers. Ces managers sont en

outre difficiles à remplacer lorsque leur carrière les conduit ailleurs.

Page 24: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

L’engagement de la direction générale

L’engagement de la direction générale apparaît comme une deuxième condition nécessaire

omniprésente tant dans nos études de cas que dans la littérature spécialisée. Il ne s’agit bien

évidemment pas que d’intention affichée ou de discours. Les latitudes accordées pour organiser

la participation sont des actes rapidement perçus tant par le champion que par les participants

comme un signal de la volonté en la matière. Cela suppose en pratique de convertir du temps

productif en temps participatif. L’expérience décevante des cercles de qualité dans les années

80 (Chevalier, 1987) rend compte de cette difficulté. Les opérateurs étaient souvent invités à

s’investir dans la démarche en dehors du temps de travail, ce qui a suscité des attentes

supérieures des participants, attentes de type « cogestion », alors même que cela traduisait du

côté de la direction une démarche plutôt prudente à coût minimal, c’est-à-dire un faible

engagement. La mise à disposition de lieux dédiés adaptés est un autre signal fort au stade du

lancement. Ultérieurement, c’est la prise en compte et la valorisation des contributions qui

traduit l’engagement. Encore faut-il que la direction générale ait ces moyens, ce qui n’est pas

le cas dans deux des entreprises étudiées (Equip et Poulet)

Cet engagement est nécessaire mais n’est pas suffisant. Sur les 11 entreprises étudiées,

l’engagement de la direction générale est fort dans cinq cas, évolutif dans trois cas (deux à la

hause, un à la baisse), faible dans trois cas. Parmi les huit entreprises ayant disposé d’un

engagement fort, les variations d’un atelier à un autre restent fortes. Cela peut venir du manager

de proximité (ce qui traduit un problème de régulation) ou du manque d’un champion (premier

critère examiné ci-dessus). Mais il y a toujours, dans l’enquête que nous avons menée, un

problème de susbsidiarité et d’ingénierie de la participation

La subsidiarité et l’ingénierie de la participation

Nous avons déjà souligné les difficultés et même l’ambiguité que la participation peut générer

entre les différentes parties prenantes d’une organisation. Les organisations étant pour la plupart

d’essence non démocratique (ou plus exactement non sociocratique), toute démarche pose la

question du pouvoir ou des contreparties. Le principe de subsidiarité, entendu comme le fait de

donner à chaque échelon toute l’autonomie qu’il peut assumer, apparaît comme une réponse

possible. La participation est alors légitimée par le fait qu’elle permet d’agir à l’intérieur d’un

cadre donné, rassurant tant pour les détenteurs du pouvoir que pour les participants. Au-delà du

Page 25: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

principe, il reste encore à en penser l’ingénierie, c’est-à-dire la structuration, la régulation, la

délimitation, la sécurisation etc. Des exemples de telles ingénieries existent dans le cadre

d’interventions (Detchessahar 2013). Mais il existe peu de travaux concernant les dispositifs

permanents, pourtant davantage soumis à l’usure.

Si dans les six ateliers que nous avons qualifiés de « favorables » tous disposaient d’une

dynamique communicationnelle et de régulation très fluide, elle reposait encore beaucoup sur

l’implication de quelques acteurs clefs, ce qui ne constitue pas une ingénierie pérenne. Deux

ateliers ont cependant construit une telle démarche en s’inspirant d’outils du lean (l’obeya et

l’animation à intervalle court), dont Electro est le plus abouti.

L’Obeya « maison » chez Electro

Electro est une entreprise d’électronique de pointe. Le lean y est implanté au niveau du groupe

depuis 2005 en ayant suivi une démarche progressive. Au moment de l’enquête, le site étudié

est confronté à un problème de tenue des délais client (seulement 45%). Une démarche de retour

d’expérience sur deux ilots de production permet de montrer que les délais auraient pu être tenu

à 100% si les signaux faibles avaient été pris en compte dans le cadre d’un système de prise de

décision réactif. Deux outils du lean (Obeya et Animation à Intervalle Court) servent

d’inspiration pour créer un dispositif « maison ».

En s’appuyant sur les réunions de prise de poste et les contacts informels (niveau 1), tous les

responsables d’ilots d’une même ligne se réunissent quotidiennement à 9H00 avec quelques les

autres acteurs clefs de la ligne (niveau 2). Les problèmes sont traités conjointement ou, lorsque

ce n’est pas possible, remontent à une réunion de niveau 3 qui a lieu à 13H30 impliquant la

direction de production, la direction des achats et le responsable de la maintenance. Si les

problèmes ne peuvent être traités au niveau 3, ils font l’objet d’un arbitrage en comité de

direction (niveau 4) le lendemain matin. La démarche a fait l’objet d’une appropriation

importante impliquant une adaptation progressive du dispositif et la construction d’outil

maisons (par exemple des « post-it » carbonés permettant la circulation tout en favorisant la

traçabilité). Des ateliers de retour d’expérience (REX) ont lieu en parallèle pour favoriser

l’apprentissage. Dix semaines après l’introduction de la démarche, le nombre de retards a été

divisé par deux. Ultérieurement, le service d’amélioration continue adopte la participation

effective plutôt que les gains de performance comme indicateur de pertinence du dispositif

[Repris et adapté de Stimec, 2018].

Page 26: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

Mieux encore, les entretiens de suivi avec l’entreprise Rosette, dont les ateliers étaient plutôt

des exemples à ne pas suivre, montrent qu’elle s’est engagée ultérieurement dans une remise

en cause profonde (en partie suite à la recherche action qui a été menée). L’un des principaux

éléments est l’adoption d’une démarche similaire à ce que nous venons de décrire.

Conclusion

Cette tentative de synthèse fondée sur 10 années d’étude de cas d’application du lean

management permet d’illustrer un certain nombre de configurations conduisant à l’échec des

démarches responsabilisantes par l’amélioration continue, avec des conséquences importantes

en termes de santé et qualité de vie au travail. La réussite repose sur deux conditions difficiles

à réunir : un engagement lucide des sphères de direction et la capacité à penser puis adapter une

ingénierie de la participation intégrant pleinement la discussion (Detchessahar, 2013) autour

des conflits de critères (Bonnefond et Clot, 2018). Cette ingénierie nous semble être la condition

de dispositifs qui peuvent se poursuivre, et évoluer, par-delà l’engagement de leurs initiateurs.

L’échec des démarches de responsabilisation par la participation peut créer, pour la santé au

travail, une forme de banalisation du mal (H. Arendt) ou une indifférence en situation collective

décrite dans de nombreux travaux en psychologie sociale. Outre la sous-estimation fréquente

de ces enjeux, la difficulté des organisations contemporaines à échapper à un temps d’horizon

court et réactif est l’un des freins structurels importants. Cela est d’autant plus vrai que la prise

en compte de la santé au travail suppose à un moment donné de se préoccuper de problèmes

qui ne se posent pas encore ou qui pourraient être externalisés. Cela interroge sur la

gouvernance des organisations et la possibilité de favoriser une attention sur un temps plus long

et avec du sens, qui, rappelons-le, est l’un des éléments de contexte de l’entreprise inspiratrice

du lean, Toyota.

Page 27: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

REFERENCES

Aubert, N, Gaulejac (de), V. (1991). Le coût de l’excellence, Seuil, Paris.

Ballé, M., Chaize J., Jones D. (2015). Inclusive versus exclusive learning: the secret ingredient

to creating a truly “lean” and “learning” culture. Development and Learning in Organizations :

An International Journal, 29(1), 20-23.

Bertrand, T. et Stimec A. (2011) « Voyage en pays de lean management », Revue Française de

Gestion, 214, pp.127-144.

Bonnefond, J.Y., Clot, Y. (2018). Clinique du travail et santé au travail : ouvertures,

perspectives et limites, Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé [En ligne], 20-

1.

Bourgeois, F., Gonon, O. (2010). lean et l’activité humaine. Quel positionnement de

l’ergonomie, convoquée par cette nouvelle doctrine de l’efficacité ? Activités, 7 (1), 136-142.

Bouville, G. (2013). Les effets de la lean production sur les tms et les arrêts maladie : les

résultats d'une étude de cas rétrospective dans une entreprise de maintenance ferroviaire.

Travailler, 29, 183-202.

Bouville, G., Alis, D. (2014). The effects of lean organizational practices on employees’

attitudes and workers’ health: Evidence from France. The International Journal of Human

Resources Management, 25: 21, 3016-3037.

Bruère, S. (2012). Travail d’organisation du lean manufacturing et santé : à la source des

risques. Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé [En ligne], 14-2, 2012.

Burns, T., Stalker, G.M., (1961). The Management of Innovation, Tavistock Publications,

London.

Chevalier, F. (1987). Les cercles de qualité à bout de souffle ? Gérer et Comprendre - Annales

des Mines, juin.

Choi, T. (1998). “The Successes and Failures of Implementing Continuous Improvement

Programs: Cases of Seven Automotive Parts Suppliers.” In Becoming Lean, edited by Jeffrey

Liker, 409-455, Portland (Oregon): Productivity Press.

Clot, Yves (2008). Travail et pouvoir d’agir. PUF, Paris 2008.

Clot,Y. (2015). Le travail à cœur : pour en finir avec les risques psychosociaux. La découverte,

Paris.

Page 28: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

Collard, D. (2018). Le travail au-delà de l’évaluation. Erès, Toulouse.

Conti, R., Angelis, J., Cooper, C., Faragher, B., Gill, C. (2006). The effects of lean production

on worker job stress. International journal of operations & production management, 26(9),

1013-1038.

Dejours, C. (1993). Travail: usure mentale. Paris, Le Centurion.

Detchessahar, M. (2013), Faire face aux risques psychosociaux : quelques éléments d’un

management par la discussion. Négociations, 1,19, 57-80.

D’Aveni. R. (1995), Hypercompétition, Paris, Vuibert.

García, J., Rivera, D., Iniesta ; A. (2013). Critical success factors for Kaizen implementation in

manufacturing industries in Mexico. International Journal of Advanced Manufacturing

Technology, 68.

Garcia-Sabater, J.J., Marin-Garcia, J.A. (2011). Can we still talk about continuous

improvement? Rethinking enablers and inhibitors for successful implementation. International

Journal of Technology Management, 55(1/2), 28-42.

Gaulejac (de) V. (2009). La société malade de la gestion: idéologie gestionnaire, pouvoir

managérial et harcèlement social. Paris, Le Seuil.

Goodyer, J., Grigg, N., Murti, Y. (2011). Sustaining lean manufacturing in New Zealand

organisations, Technical Report, Massey University.

Gorz A. (1988). Métamorphose du travail, quête du sens, Galilée, Paris.

Hobfoll, S. (1989). Conservation of Resources : A New Attempt at Conceptualizing Stress.

American Psychologist, vol. 44(3), 513-524.

Imai, M. (1986). Kaizen: The Key to Japan’s Competitive Success. Random House, New York.

Karasek, R., Theorell, T. (1992). Healthy work: stress, productivity, and the reconstruction of

working life, Basic books, New York.

Krafcik, J.F., (1988). Triumph of the lean production system. Sloan Management Review, 30(1),

41–52.

Koukoulaki, T. (2014). The impact of lean production on musculoskeletal and psychological

risks: an examination of sociotechnical trends over 20 years. Applied Ergonomics, 45, 198-212.

Page 29: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

Landsbergis, P., Cahill J., Schnall P. (1999). The impact of lean production and related new

systems of work organization on worker health. Journal of occupational health psychology,

4(2), 108.

Lawler E.E. et Mohrman S. (1987) “Quality Circles : After the Honeymoon”, Organizational

Dynamics, march.

Liker, J. (2012). Le modèle Toyota, 14 principes qui feront la réussite de votre entreprise.

Pearson, Paris.

Longoni, A., Pagell, M., Johnston, D., Veltri A. (2013). When does lean hurt ? – An exploration

of lean practices and worker health and safety outcomes, International Journal of Production

Research, 51-11, 3300-3320.

Lorino, P. (2014). Performance Management: The strange history of Lean, Management

Accounting Research Group Conference, Birmingham: Aston Business school.

Marodin, G., Saurin, T. (2013). Implementing lean production: research areas and future

opportunities”; International Journal of Production Research, 51(22), 6663–6680.

Martinez-Jurado, P.J., Moyano-Fuentes, J. (2014). Lean management, Supply-chain and

Sustainability. Journal of Cleaner Production, 85, 134-150.

Monden, Y. (1983). Toyota Production System. Institute of Industrial Engineering Press,

Norcross (USA).

Netland, T. H., Schloetzer, J. D. et Ferdows, K. (2015). Implementing corporate lean programs:

the effect of management control practices. Journal of Operations Management, 36, 90-102.

Niepce, W., & Molleman, E. (1998). Work design issues in lean production from a

sociotechnical systems perspective: Neo-Taylorism or the next step in sociotechnical design?

Human relations, 51(3), 259-87.

Ouchi, W. (1981). Theory Z: How American Business Can Meet the Japanese Challenge?

Addison-Wesley, Boston.

Pascale, R.T., Maguire, M.A. (1980). Comparison of selected work factors in Japan and the

United States. Human Relations, 33(7), 433-455.

Pascale, R.T. (1990), Managing on the edge: companies that use conflict to stay ahead. Simon

& Schuster, New York.

Peters, T., Waterman, R. (1983). Le prix de l’excellence. Interéditions, Paris.

Page 30: Lean management et santé au travail : existe-t-il des

Pettersen, J. (2009). Defining lean production: Some conceptual and practical issues. The TQM

Journal, 21(2), 127–42.

Pollack, J., Algeo, C. (2016). Project managers’and change managers’ contribution to success.

International Journal of Managing Projects in Business, vol. 9, issue 2, 451-465.

Rojot J. (2005). Théorie des organisations. Paris: Editions ESKA.

Saurin, T. A., Ferreira, C. F. (2009). The impacts of lean production on working conditions: A

case study of a harvester assembly line in Brazil. International Journal of Industrial

Ergonomics, 39(2), 403-12.

Stimec, A. (2018). Est-ce que le lean management est une demarche d’apprentissage

organisationnel ? L’impact de l’amélioration continue, Revue de Gestion des Ressources

Humaines, 108, 19-31.

Stimec, A., Grima, F. (2018). The impact of implementing continuous improvement upon stress

within a Lean production framework. International Journal of Production Research, DOI:

10.1080/00207543.2018.1494391.

Thevenet, M., (1992). Le management participatif : un problème plutôt qu’une solution. Revue

Française de Gestion, 2, 68–71.

Shah, R., Ward P.T. (2003). Lean manufacturing: context, practice bundles, and performance.

Journal of operations management, 21(2),129-149.

Tortorella, G. L., Marodin, G. A., Miorando, R., Seidel, A. (2015). The impact of contextual

variables on learning organization in firms that are implementing lean: a study in Southern

Brazil. The International Journal of Advanced Manufacturing Technology, 78(9-12), 1879-

1892.

Ughetto, P. (2012). Pensée et impensé d’une activité sans relâchement. Activités, 9(2), 148-

167.

Valeyre, A. (2006). Conditions de travail et santé des salariés de l'union européenne : des

situations contrastées selon les formes d'organisation., Cahier du Centre d'études de l'emploi,

73.

Womack, J., Jones, D. (2009). Système lean, Penser l'entreprise au plus juste, Pearson, Paris,

2ème édition.