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La fortune de Machiavel a excité très tôt la curiosité de la critique et une importante littérature lui est consacrée. Nous avons puisé l'essentiel de notre information dans les ouvrages mentionnés ci-dessous. Leur liste ne prétend nullement à constituer la bibliographie exhaustive de la question. En outre, quelques autres ouvrages seront cités dans le cours de nos analyses, à l'occasion de points particuliers. Études d'ensemble : Artaud, Machiavel, son génie et son erreur, 2 vol., Paris, 1883; Ch. Benoist, Le Machiavélisme, vol. III Après Machiavel, Paris, 1936; L. A. Burd, Il Principe, Oxford, 1891 ; B. Croce, Storia dell'età barocca in Italia, Bari, 1929; L. Derôme, Histoire de la réputation de Machiavel, ses doctrines et sa mémoire d'après des documents nouveaux, in « Correspondant », C X X V I I , 8-9, 1882; F. Meinecke, Die Idee der Staatsräson in der neueren Geschichte, München — Berlin, 1924; A. Panella. Gli anlimachiavellici, Firenze, 1943; G. Procacci, Sludi sulla fortuna del Machiavelli, Borna, igG5 ; A. Sorrentino, Storia delV antimachiavellismo europeo, Napoli, 1934; 0. Tommasini, La vila e gli scrilli di JV. M. nella loro relazione col machiavellismo, 2 vol., Torino-Boma, 1882-1911; P. Vil- lari, N.M.e i suoi tempi, 3 vol., 1912. Études partielles : F. Alderisio, La critica slraniera su M. nell' ultimo quindicenio, « Nuova Bivista Storica », 1940, 24, 1-2; A. M. Eattista, La penetrazione del M. in Francia nel secolo XVI, in « Rassegna di politica e di storia », mai-juin 3960; G. M. Bertini, La fortuna de N. M. in Spagna, « Quaderni Ibero-Americani », Torino, nov. 1946-janv. 1947; J- R- Char- bonnel, La Pensée italienne au xvi e siècle et le courant libertin, Paris, 1919 (Slatkine Repr. Genève 1969); A. Chérel, La Pensée de M. en France, Paris, 1936; C. Curcio, M. nel Risorgimento, Milano, 1953; A. Elkan, Die Entdeckung M.s in Deutschland zu Beginn des ig Jahrh., in « Histo- rische Zeitschrift », C X I X , 1919; E. Meyer, M. and the Elizabethan drama, « Literarhistorische Forschungen », Weimar, 1897; M. Praz, M. e gl'inglese dell' epoca elisabettiana, « Quaderni di Civilta Moderna », 2, Firenze, 193o; E. Thuau, Raison d'État et pensée politique à l'époque de Richelieu, Paris, 1966; V. Waille, Machiavel en France, Paris, 1884. D'importantes indications bibliographiques sont en outre fournies par : A. Norsa, /( principio della forza nell' pensiero politico di N.M. (Appendice), Milano, 193G; G. Santonastasio, Machiavelli, Milano, 1947.

Lefort, Claude • Le machiavelisme (Le travail de l'œuvre, 1973)

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Page 1: Lefort, Claude • Le machiavelisme (Le travail de l'œuvre, 1973)

La fortune de Machiavel a excité très tô t la curiosité de la critique et une importante l i t téra ture lui est consacrée. Nous avons puisé l'essentiel de notre information dans les ouvrages mentionnés ci-dessous. Leur liste ne pré tend nullement à constituer la bibliographie exhaustive de la question. En outre, quelques autres ouvrages seront cités dans le cours de nos analyses, à l'occasion de points particuliers.

Études d'ensemble : Artaud, Machiavel, son génie et son erreur, 2 vol . , Paris, 1883; Ch. Benoist, Le Machiavélisme, vol . III Après Machiavel, Paris, 1936; L. A. Burd, Il Principe, Oxford, 1891 ; B. Croce, Storia dell'età barocca in Italia, Bari , 1929; L. Derôme, Histoire de la réputation de Machiavel, ses doctrines et sa mémoire d'après des documents nouveaux, in « Correspondant », C X X V I I , 8-9, 1 8 8 2 ; F. Meinecke, Die Idee der Staatsräson in der neueren Geschichte, München — Berlin, 1924; A. Panella. Gli anlimachiavellici, Firenze, 1943; G. Procacci, Sludi sulla fortuna del Machiavelli, Borna, igG5 ; A. Sorrentino, Storia delV antimachiavellismo europeo, Napoli, 1934; 0. Tommasini, La vila e gli scrilli di JV. M. nella loro relazione col machiavellismo, 2 vol. , Torino-Boma, 1882-1911; P. V i l -l a r i , N.M.e i suoi tempi, 3 vol . , 1912.

Études partielles : F. Alderisio, La critica slraniera su M. nell' ultimo quindicenio, « Nuova Bivis ta Storica », 1940, 24, 1-2; A. M. Eattista, La penetrazione del M. in Francia nel secolo XVI, in « Rassegna di politica e di storia », mai-juin 3 9 6 0 ; G . M . Bert ini , La fortuna de N. M. in Spagna, « Quaderni Ibero-Americani », Torino, nov. 1946-janv. 1947; J- R- Char-bonnel, La Pensée italienne au x v i e siècle et le courant libertin, Paris, 1919 (Slatkine Repr. Genève 1969); A. Chérel, La Pensée de M. en France, Paris, 1936; C. Curcio, M. nel Risorgimento, Milano, 1 9 5 3 ; A. Elkan, Die Entdeckung M.s in Deutschland zu Beginn des ig Jahrh., in « Histo­rische Zeitschrift », C X I X , 1919; E. Meyer, M. and the Elizabethan drama, « Literarhistorische Forschungen », Weimar, 1897; M. Praz, M. e gl'inglese dell' epoca elisabettiana, « Quaderni di Civi l ta Moderna », 2, Firenze, 193o; E. Thuau, Raison d'État et pensée politique à l'époque de Richelieu, Paris, 1 9 6 6 ; V. Waille, Machiavel en France, Paris, 1884.

D'importantes indications bibliographiques sont en outre fournies par : A. Norsa, /( principio della forza nell' pensiero politico di N.M. (Appendice), Milano, 193G; G. Santonastasio, Machiavelli, Milano, 1947.

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I

L E C O N C E P T D E M A C H I A V É L I S M E

Avant d'avoir lu Machiavel, nous avons une certaine notion du machiavélisme. Ignorons-nous tout de l 'homme et de son œuvre nous faisons usage du terme sans hésitation. Il désigne un caractère, un comportement ou une action aussi sûrement que le mot poubelle un objet : incrusté dans la langue, peu importe d'où il dérive, il sert. Ce que Guiraudet écrivait à la fin du xviii e siècle, il semble qu'on puisse encore le répéter : « Le nom de Machiavel paraît consacré dans tous les idiomes à rappeler ou même à exprimer les détours et les forfaits de la politique la plus astucieuse, la plus criminelle. La plupart de ceux qui l 'ont prononcé, comme tous les autres mots d'une langue, avant de savoir ce qu ' i l signifie et d'où il dérive... ont dû croire que ce fut celui d 'un tyran 1. » Que Machiavel mérite ou non cette réputation, qu'elle semble l'effet d'une tragique méprise ou le juste salaire d'une entreprise détes­table, chacun conviendra toutefois qu'on ne saurait faire coïn­cider le concept populaire de machiavélisme et l'idée de l 'œuvre. La notion a un sens qu'on peut tenter d'élucider, mais non pas du même ordre que celui que nous allons chercher à la lecture de l'œuvre. Nous l'entendons d'autant mieux que nous laissons opérer le langage, que nous rendons au terme le pouvoir d'expression qu ' i l a antérieurement à la réflexion, dans la pratique commune, dans la variété de ses acceptions. Te l que nous l'appréhendons alors, le machiavélisme est l ' indice d'une représentation collective : ce qu ' i l évoque, peu importe qu'on en impute l'origine à l'écrivain florentin, qu 'on l 'admette, le revendique, le déplore, le combatte, en conteste le fondement dans la réalité, cela concerne notre expérience de la

1. Toussaint Guiraudet, Œuvres de Machiavel, Paris, An V I I , préface.

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politique et plus généralement de la conduite humaine. Mais l'œuvre, celui-là même qui croit pouvoir en extraire la doctrine du machiavélisme se lie à elle par un travai l de connaissance; ce lien est singulier, et noué de telle sorte que nul autre peut-être ne partagera sa conviction; sa pensée s'exerce en raison d'une exigence de vérité; il veut savoir ce qui est vraiment d i t et si le vraiment dit est vrai ou non.

Les interprètes qui s'emploient, le plus sérieusement du monde semble-t-il, à démontrer que la doctrine de Machiavel n'était pas le machiavélisme, au sens vulgaire du terme, ou que l'usage de celui-ci dénote une trahison de l'œuvre, perdent donc leur temps. Ce terme, ils ne sauraient s'interdire de l 'utiliser, tant il est v r a i que son emploi est universellement consacré et qu'aucun autre ne se prête à la même fonction. Cependant, s ' i l ne dépend pas de nous d'abolir le concept populaire de machiavélisme, nous ne pouvons non plus feindre de l'ignorer : qu ' i l se soit formé et conserve durant plus de quatre siècles toute sa vitalité pose un problème dont on ne saurait faire l'économie puisqu'i l tient au préjugé de la lecture. Le tout est de le formuler sans équivoque, c'est-à-dire sans mêler au départ ce que nous pouvons apprendre de l 'examen d'une représentation et ce que nous pouvons apprendre de la lecture des textes. A considérer l'imago de Machiavel dans laquelle se trouvent condensées certaines croyances relatives à la politique, à la perversité du pouvoir et de l 'homme en général, nous demandons : en quoi cette imago nous renseigne-t-elle sur l'effet sociologique de l 'œuvre.

Qu'est-ce donc que cette imago? Qu'est-ce que le machia­vélisme dans le folklore de la mentalité moderne? Qu'est-ce qu'un personnage machiavélisant? Une entreprise ou un destin machiavélique? Bien qu ' i l entre dans le machiavélisme de la perfidie et de la mauvaise foi, comme écrit Littré, aucun de ces deux concepts ne l'épuisé : le perfide peut être lâche, l 'homme de mauvaise foi incertain de son propre but ; à l ' u n et à l'autre il manque, ou du moins il n'est pas nécessairement donné la volonté consciente d'user de la trahison ou du mensonge comme d'un moyen en vue d'une fin délibérément posée. Le machia­vélisme implique d'abord l'idée d'une maîtrise de la conduite. Es t machiavélique qui fait le mal volontairement, qui met son savoir au service d'un dessein essentiellement dommageable à autrui. On ne saurait donc l'être comme on est rusé ou trom­peur, par tempérament. S'i l comprend la ruse, celle-ci est métho­dique, s ' i l comprend le crime, celui-ci porte le signe d'une opé­ration rigoureusement ajustée à l ' intention de l'agent, ou trans­parente à soi.

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Le nom et la représentation de Machiavel 7 5

A i n s i se trouvent associés dans la représentation commune un certain nombre de traits qui l u i donnent son originalité, Au premier examen, apparaît le calcul des moyens destinés à atteindre une fin déterminée, la prévision des opérations dont l'enchaînement nécessaire assurera le succès d'une entre­prise, l 'anticipation de la conduite des adversaires et de ses parades. En bref, l 'homme machiavélique est considéré comme un stratège; mais ce stratège use toujours de stratagèmes. Il agit conformément à un plan de l u i seul connu, faisant en sorte que ses victimes tombent dans les pièges q u ' i l leur a astucieusement tendus. Avec le calcul et la ruse, le principe du secret commande son action. Il porte un masque qui dérobe aux regards d'autrui en toute occasion les mouvements de son âme. B i e n mieux, il ne cède pas à ces mouvements. Il est tout entier occupé à accomplir ses desseins et ne se laisse distraire ni par la haine, ni par le ressentiment, ni par aucun mobile qui risquerait de le placer sous l'emprise d'autrui. Ce dernier trait est essentiel : il est souverain. En face de l u i tous les hommes sont innocents, ignorants du rôle qui leur a été réservé dans l ' intrigue qu ' i l a conçue. Il paraît s'être donné pour maxime de traiter toujours autrui comme un moyen, manifestant ainsi qu ' i l est d'une autre essence que le vulgaire, éloigné de l u i de toute la distance qui sépare le sujet de l'objet. Encore devons-nous préciser que cette souveraineté ne découle pas seulement d'une intelligence et d'une méchanceté supérieures. Il la con­quiert par les procédés qui la font reconnaître par ses adver­saires. A i n s i le machiavélisme ne va-t- i l pas, croyons-nous, sans une mise en scène qui met en pleine lumière, au moment décisif, la maîtrise totale de l'acteur, et non seulement sa force ou son habileté en face de ses victimes. En ce sens, il fait plus que désigner une technique criminelle, il évoque un art, une activité vouée à se donner le spectacle de sa propre réussite, qui s'enchante de son propre résultat. Le Machiavel se complaît dans l ' intrigue compliquée q u ' i l a montée; quand il pourrait frapper sans attendre, atteindre le but sans détours, il choisit les voies obliques qui laisseront aux victimes le temps d'appré­cier l'étendue de son pouvoir et de goûter leur malheur. Il est celui qui joue volontiers avec son adversaire et, non content de le dominer le contraint encore à agir pour sa propre perte.

Logique malfaisante, ruses accumulées, perversité sereine, jouissance dans le crime, telles sont sans doute les composantes du concept de machiavélisme, ou tout au moins les résonances d'un terme auquel nous ont accoutumés la littérature, la presse ou l'usage quotidien du langage.

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Considérons donc cette représentation, comme nous l 'avions annoncé, sans nous soucier de ce que fut le Secrétaire florentin. Pourquoi, demandons-nous, le complexe de traits demeure-t-il stable au cours des siècles? Pourquoi touche-t-il si vivement l ' imagination des hommes dans des pays et des milieux sociaux divers? En vain répondrait-on que certaines conduites sont effectivement machiavéliques, que nous sommes en présence d'une catégorie qui subsume une expérience réelle. Les types humains sont innombrables et pourtant la stylisation des carac­tères par le truchement de la littérature n'a rien produit de comparable au type machiavélique. Si celui-ci fascine, au point qu'un mot soit venu en enraciner le symbole dans la nature du langage et en consacrer le pouvoir universel d'expression, c'est l ' indice que son sens se constitue à un niveau plus profond que celui d'une association typique de traits psychologiques, bref que la représentation s'alimente à un foyer qui en maintient et en renouvelle l'unité.

L'acception politique du terme s'impose aussitôt à notre réflexion. Apparemment, elle n'en est qu'une, privilégiée, parmi d'autres. Le machiavélisme caractérise-t-il de préférence une conduite politique, il semble toujours chargé d'un sens plus général. Si j 'entends dire d'un homme d ' E t a t qu ' i l est machiavélique, je comprends q u ' i l est dépourvu de scrupules, mystifie ses adversaires, ne recule devant l 'emploi d'aucun moyen pour atteindre à ses fins et se plaît à édifier son pouvoir sur la ruine d'autrui. L 'homme d ' E t a t est ainsi disqualifié par un terme dont use aussi bien le journaliste pour désigner un criminel astucieux ou le romancier pour suggérer la noirceur d'une femme ambitieuse. Machiavélique, Bismarck l'est, par exemple aux yeux de l 'historien comme à ceux de Balzac M m e de Marneffe, à qui sa virtuosité criminelle, ses ruses pré­méditées et l 'art avec lequel elle conduit le baron Hulot à la ruine valent le nom de Machiavel en j u p o n s 1 . Pourtant l'accusation de machiavélisme, aussitôt qu'elle vise un homme politique acquiert une portée singulière. Car ce n'est plus seulement un i n d i v i d u comme tel qui se trouve dénoncé : son comportement paraît dévoiler un rapport de l'homme à l 'homme essentiel, répondre à une vocation inscrite dans la nature de la politique, traduire un maléfice dont l'origine tient à la nature même du pouvoir. P e u de maîtres de l ' E t a t , sans doute, dans les régimes les plus divers, échappèrent à l'accusa­t ion. E l le fut portée contre Catherine de Médicis, Cromwell

1. Balzac, La Cousine Bette, in La Comédie humaine, Pléiade, V I , p. 265.

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et Henr i V I I I , Henri I I I et Henri I V , Mazarin et Richelieu, Louis X I V , Napoléon I e r , Louis-Philippe et Napoléon III , Gladstone, Cavour, Bismarck et nombre de nos contemporains. El le fut lancée même contre le gouvernement révolutionnaire en France, en 1 7 9 3 , personnifié dans sa fonction de détenteur du p o u v o i r 1 . C'est qu'en dépit de leur personnalité propre, les hommes d'État incarnent, aux yeux de leurs adversaires, au moins pendant un temps, la domination malfaisante de l 'homme sur l 'homme. Ils n'utilisent pas seulement des procédés condamnables qui allient la mauvaise foi, la violence et la ruse; ils paraissent les agents d'un mal qui transcende l'ordre des caractères et des conduites et tient à la fonction même du gou­vernant. Le machiavélisme est le nom de ce mal. Il est le nom donné à la politique en tant qu'elle est le mal ; il désigne ce que l ' imagination commune veut se représenter chaque fois que le pouvoir est perçu comme ce qui est absolument étranger, au principe d'actions inconnues et inconnaissables, cela qui , situé à une distance infranchissable, détermine contre son gré et pour son malheur l'existence commune. A l'image d'hommes gouvernés, voués à l'ignorance, à la soumission, à l'épreuve d'un destin dont le sens échappe vient ainsi répondre celle, construite symétriquement, de l 'homme qui gouverne, sait absolument ce qu ' i l fait et où il va , jouit de la possession intime de ses fins et trouve le plaisir du jeu dans le pouvoir qu ' i l a de disposer d'autrui.

Il n'est donc pas tout à fait exact de dire avec Guiraudet que Machiavel évoque aux yeux du vulgaire la figure du t y r a n ; ou bien, comme l'écrit un critique récent, après tant d'autres, qu ' i l est une « incarnation de l'immoralité », un « être diabo­lique échappé du monde des enfers pour la perdition du genre humain 2 ». Ses traits sont plus précis. Ne le seraient-ils pas, on ne comprendrait pas — ou l 'on devrait supposer des hasards miraculeusement répétés — pourquoi son nom a conservé à travers le temps l'efficacité symbolique que nous lu i connais­sons. Ce nom, le concept de machiavélisme à partir de l u i formé, nous confronte à une représentation différenciée qui fait partie de la mythologie intellectuelle de l'humanité moderne. C'est à ce titre qu ' i l retient notre attention, pour autant q u ' i l fait entrevoir une attitude collective durable à l'égard de cer­tains problèmes, ou, dirons-nous dans un langage plus neutre, d'une certaine région du réel auquel l'écrivain a touché. Le mythe du machiavélisme porte avec soi une mise en accusation

I. Tommasini, op. cit. 2. Panella, op. cit., p. 16.

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de la politique : tel est ce qui nous importe et laisse supposer q u ' i l entretient quelque rapport avec l'œuvre, puisque c'est la politique dont elle fait son objet.

Sans doute le concept ne se réduit-il pas à son acception polit ique; il a, venons-nous de dire, un usage polyvalent dont on pourrait penser que, s ' i l se maintient en raison de la vigueur de son symbolisme primitif , il le dégrade. Toutefois l 'extension du terme n'engendre pas une indétermination de sens; ce qu 'on peut considérer d'abord comme un abus, ou comme purement accidentel — que l 'on parle par exemple d'un amoureux machia­vélique —, ne paraît tel qu'à la pensée réflexive. La pensée mythique en revanche maintient à sa manière l'unité de la représentation. C'est dans la mesure où s'accroît son pouvoir d'expression que le symbole s'enracine dans sa fonction pre­mière au niveau le plus profond du sens. Appliqué à la politique seule, le terme de machiavélisme ne peut que désigner une conduite pernicieuse ou un certain système de traits carac­téristiques du mauvais gouvernant, mais dans l 'extension de son usage, qui apparemment le détourne de la signification politique, il gagne une dimension métaphysique : la perversité politique absorbe les autres modes de la perversité ; et le pouvoir qu'a la conduite politique machiavélique de signifier d'autres modes du comportement humain fait qu'elle cesse de figurer une conduite particulière pour s'inscrire dans l'être de l 'homme.

« Incarnation de l'immoralité », le machiavélisme l'est sans doute, dans tous les domaines, mais il change le sens de l ' immo­ralité : en lu i prêtant son visage, il suggère l ' identification de l'immoralité avec la politique.

La question que porte avec soi le mythe du machiavélisme, dont la politique est l'objet, mais un objet caché sous diverses images simultanément proposées, nous sommes mieux en mesure de l'entendre quand nous interrogeons le passé, l'époque où elle naît, avec le mythe lui-même, c'est-à-dire les temps qui suivent la publication et la première diffusion de l'œuvre. Sans doute est-on d'abord étonné de la fonction du machia­vélisme dans la lutte idéologique : lo in q u ' i l ait une valeur univoque, il ne se détermine qu'au sein de courants antago­nistes. Certes, ce qu'on appelle machiavélisme désigne la doctrine de Machiavel et celle-ci est une cible précise que ne se lassent pas de harceler aussi bien les hommes d'Eglise pré­occupés de restaurer l'autorité de Rome que les humanistes; aussi bien les protestants que les jésuites; mais cette cible n'excite les tireurs que dans la mesure où les traits qu'on l u i adresse viennent ricocher sur un ennemi bien v ivant auquel

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il importe de régler son compte. L'ennemi est Henri II ou Henr i I I I , accusés d'avoir fait du Principe leur livre de chevet, Henr i IV coupable d'avoir embrassé la religion de Machiavel dans le seul but de régner, Catherine de Médicis surtout, haïe pour avoir mis en pratique les maximes de celui qu'on nomme son maître florentin 1. Mais la puissance établie retourne l 'arme contre ses adversaires et, tandis qu'en France le machiavélisme est principalement le symbole d'une politique d'intolérance dont l 'objectif est d'assujettir la religion au service du gouver­nement, en Espagne il s'attache aux partisans de la tolérance, à ceux qu'on accuse de ruiner l'unité religieuse, à seule fin d'assurer le pouvoir de l ' E t a t 2. Tandis qu'aux yeux des jésuites le machiavélisme est le bréviaire de la Réforme, pour des protestants il se confond avec le jésuitisme s. Machiavel est lui-même l'objet d'une haine universelle, dénoncé comme hérétique, athée, mahométan 4, chargé de tous les crimes par ceux qui s'acharnent successivement à le réfuter (ne va-t-on pas jusqu'à juger sa doctrine plus pernicieuse que l'hérésie protestante 5?); mais les maux dont on lu i impute la paternité, ce sont d'autres, le plus souvent, qui les incarnent dans le présent. Le plus célèbre de ses contradicteurs, le huguenot Gentillet, l'accuse de « mépris de Dieu, de perfidie, de sodomie, tyrannie, cruauté, pilleries, usures étrangères et autres vices détestables 8 », mais son ouvrage, destiné à demeurer long­temps la source où viendront puiser les antimachiavélistes de tout genre, ne cache pas ses intentions politiques : au-delà de Machiavel, il vise le gouvernement; la condamnation de l 'auteur du Principe est celle des instigateurs de la Saint-Barthélémy 7 . Au cours du x v i e siècle, les mobiles de la polé­mique varient selon les circonstances, de sorte que le machia­vélisme se voit tour à tour confondu avec chacune des idéologies qui vient occuper la scène historique et mobiliser contre elle une partie de l 'opinion publique : il est l'anglicanisme, le calvi­nisme, l'athéisme, le tacitisme, le jésuitisme, le gallicanisme,

1. Charbonnel, op. cit., pp. 17-23 et 28 : Thuau, op. cit., pp. 55-56. 2. Tommasini, op. cit., p. 14 et p. 21. 3. Benoist, op. cit., III , p. 18. 4. Tommasini, op. cit., pp. 14 et 21 . « Turc » et « m a h o m é t a n » sont des

termes employés notamment par Gentillet et Possevin. 5. C'est, par exemple, l 'opinion de Ribadaneira (De religions et virtutibus

principis christiani: adversus Machiavellum) ; cf. Chérel op. cit. 6. I. Gentillet, Discours sur les moyens de bien gouverner et soutenir

en bonne paix un royaume ou autre principauté — Contre Machiavel, Genève, 1576 (rééd. aux soins d ' E . Ba thé , Droz, Genève, 1968, p. 37) .

7. Sur le rôle joué par Gentillet dans la formation des courants anti­machiavélistes, voir Burd, op. cit., p. 54 ; Panella, op. cit., p. 4 0 .

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l'averroïsme ; il est selon la formule de Tommasini « ce qu'en firent les événements et ce que voulurent les haines 1 ». Le personnage de Machiavel, tel qu ' i l est vu au kaléidoscope ténébreux du machiavélisme, dessine à volonté les figures monstrueuses du mal .

Q u ' i l serve toutes les haines, se métamorphose au gré des événements, le machiavélisme présente toujours en effet ce caractère singulier de fixer l ' imagination des hommes et d'incar­ner le mal . Telle est bien la fonction constante que laissent paraître les diverses acceptions du terme au x v i e siècle. Le machiavélisme est le mal comme l'est l'athéisme ou l'hérésie. 11 n'est pas seulement le nom d'une doctrine athée ou hérétique, redoutable parmi d'autres, voire plus redoutable que les autres : il figure un interdit qu'on ne saurait transgresser sans s'exposer à la damnation; il est le foyer d'où émanent les œuvres et les pratiques malfaisantes, bien plutôt qu'une œuvre du mal . Ne pas reconnaître cette fonction serait commettre l'erreur de ne voir en lu i qu'une séquelle de la mauvaise réputation de l 'auteur du Principe, et en celle-ci le seul effet de l'intolé­rance religieuse.

L'intolérance et la haine religieuse, assurément, on ne saurait les sous-estimer. Dénoncée comme athée, l'œuvre machiavé-lienne fournit au milieu du x v i e siècle l'occasion d'une sinistre émulation entre clans catholique et protestant qui se disputent le mérite de la condamner et s'en attribuent l ' u n à l'autre la honteuse parenté. Pour peu qu'on considère l 'accueil qu'elle reçoit lors de sa publication et les circonstances de son édition, la portée de la condamnation religieuse n'en apparaît que mieux. Pas de scandale, d'abord, semble-t-il. Le pape autorise l'impres­sion du Principe et des Discorsi par un Bref; un cardinal accorde sa protection, un autre accepte la dédicace de l'auteur *. C'est que Rome ne brûle pas encore du feu de se réformer. L'œuvre du Florentin n'est mise en accusation que lorsque l 'Eglise condamnant ses propres faiblesses, sous l'effet des progrès de l'hérésie, cherche à donner des signes éclatants de son pouvoir et de sa pureté. Alors, quinze ans après sa publi-

1. Tommasini, op. cit., p. 40 et p. 5. 2. Vo i r notamment Vi l l a r i , op. cit.. II, p. 4 o 5 . Panella note pour sa

part : « du caractère pernicieux de ses ouvrages, personne ne s 'aperçut ni alors, ni ensuite, pendant plusieurs années », op. cit., p. 21 . Rappelons que les Discorsi furent édités s imul tanément à Rome, par les soins d'Anto­nio Blado, et à Florence par les soins de Bernardo Giunta, en l 5 3 1 ; les deux éditeurs publièrent , chacun, le Principe et les Storie florentine en l 5 3 2 . Clément V I I accorda l'autorisation par un Bref à Blado; Mgr Gaddi accepta la dédicace de B. Giunta. Le cardinal Ridol l i encouragea l'entre­prise (cf. Panella, ibid.).

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cation, elle devient l'objet de premières attaques. C'est un Anglais le cardinal Reginald Pole, auquel Cromwell a ironique­ment recommandé de lire le Principe qui s'indigne en termes véhéments tout à la fois de ses propos diaboliques et des justi­fications qu'en fournissent ses interlocuteurs italiens. A peine a-t-il abordé l'ouvrage, il l 'a reconnu écrit de la main de Satan. Satan régnant sur terre ne laisserait pas d'autres préceptes à son fils avant de lu i transmettre son royaume 1. C'est un domi­nicain italien, au demeurant sensible à des idées modernes, Ambroise Catharin, qui dénonce l'athéisme des Discorsi et les met au rang des livres que les chrétiens doivent abhorrer. C'est un évêque portugais Girolamo Osorio, auquel le second chapitre du livre II des Discorsi apparaît comme une scan­daleuse apologie du paganisme 2. Trois attaques qui en l'espace de d ix ans, entre 154o et 155o, fixent les premiers traits de la doctrine maudite, que par la suite ne cesseront d'enjoliver les polémistes chrétiens et dont le premier résultat sera la condamnation du Concile de Trente. Mise à l ' index, l'œuvre machiavélienne sera lue désormais avec prévention. Comme l'écrit Antonio Panella : « Pole, P o l i t i , Osorio, l ' index de Paul IV compose une chaîne creusée dans le creuset de la Contre-Réforme 3 ». Machiavel paraît la victime d'un temps où se consument à la flamme de l'intolérance religieuse toutes les œuvres de pensée, d 'un temps qui n'est pas fait pour entendre, qui « veut croire », selon la formule de Lucien Febvre, et vocifère pour assurer sa foi.

Pourtant le machiavélisme n'est pas seulement le produit de cette intolérance. Avec combien d'autres l'œuvre de l'écri­vain florentin ne partage-t-elle pas le redoutable honneur de la proscription papale? Et quels sont ceux qui , dans la seconde moitié du x v i e siècle, échappent à l 'accusation d'athéisme, si lo in soient-ils de la mériter. El le est à la fois la plus violente qu'on puisse porter contre un adversaire et l'une des plus éculées, tant le dogmatisme et l'intolérance limitent les critères aux­quels on reconnaît la foi d'autrui 4. A se fier aux contemporains, Erasme est athée; et Rabelais et Luther lui-même — pour

1. E. Meyer, op. cit., p. 5, n. 3. 2. Ambrogio Caterino Poli t i , De libris a christiano detestandis et a

christianismo eliminandis, Rome, 1552; Girolamo Osorio, De nobilitate christiana, Lisbonne, 1542, cf. Panella, op. cit., pp. 26-27.

3. Panella, op. cit., p. 33. 4. L. Febvre, Le Problème de l'incroyance au XVIe siècle: la religion

de Rabelais, Paris, 1942, p. 138 et suiv. (« ce que vaut l'accusation d ' a thé ­isme au x v i e s. »). Voi r aussi, sur ce point, R. Lenoble, Mersenne ou la naissance du mécanisme, Paris, 1943, pp. 171-172.

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mentionner ceux-là seuls qui ont atteint à une renommée universelle. « Impies tous, écrit Luc ien Febvre, s ' i l faut les croire, mécréants et finalement athées du petit au grand 1 ». L ' u n des premiers qui lança le terme de machiavéliste, en l 'em­ployant dans le sens péjoratif qu ' i l garda ensuite, H e n r i Estienne, s'est particulièrement distingué par son zèle à précipiter dans l'enfer des athées les plus grands esprits de son temps, dont certains connus pour leur piété excessive *. Un jésuite à qui l 'on doit les imprécations les plus vives et les plus triviales contre Machiavel , le père Garasse, a soutenu froidement que Luther atteignait à la perfection de l'athéisme *. Qu'en conclure sinon que dans un tel climat de suspicion, l'œuvre de Machiavel ne pouvait être discréditée du seul fait qu'elle était condamnée par les coryphées du catholicisme ou du protestantisme?

Il est v r a i que pour apprécier la portée de l'hostilité rel i­gieuse, il faut en apercevoir les motifs, autrement sérieux, dans le cas de Machiavel, que ceux q u i inspirent ordinairement les condamnations des œuvres jugées impies ou athées. Des plus célèbres essais ou traités qui attaquent Machiavel, il ressort que celui-ci a commis le crime d'engager les princes à gouverner sans se soucier de Dieu, dans la conviction qu'ils n'ont à rendre compte qu'à eux-mêmes de leurs propres actes, qu'i ls ne doivent attendre d'autres sanctions ou d'autres récompenses que l'échec ou le succès de leurs entreprises tem­porelles. Attaques souvent liées à une critique de l'absolutisme : il paraît aller de soi que le souverain délié de tout devoir envers Dieu ne connaîtra plus de l imite à l'exercice du pouvoir; et, de même, à des considérations morales : indifférent à la religion, le prince ne saurait que négliger la vertu et trouver dans le vice la voie la plus sûre pour triompher. Mais ni la critique du despotisme, ni la défense de la vertu, ne sont à elles seules des motifs déterminants. La preuve en est que des jésuites antimachiavélistes ne se priveront pas de reprendre à leur compte les préceptes de gouvernement considérés par d'autres comme les plus pernicieux, en les réintroduisant dans l'enseignement chrétien, soucieux qu'ils sont seulement de conserver au prince sa fonction d'auxiliaire de la volonté divine 4. Pour peu que le nom de Dieu soit invoqué et que le

l . L . Febvre, op. cit., p . 149. 2. Ibid., p. 147. 3. Ibid., p. 149. Sur le père Garasse, Doctrine curieuse des beaux esprits

de ce temps, 1623, voir Charbonnel, op. cit., p. 3 5 . 4. Notamment Possevin, Ribadeneira, Bosio, Botero; voir Panella,

op. cit., p. 53 et suiv. ; Croce, op. cit.

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prince paraisse gouverner sous son regard, les plus grands accommodements peuvent être trouvés avec la morale chré­tienne. Machiavel, apparemment, est coupable d'avoir trans­gressé cette règle; il déchaîne le scandale comme tous ceux qui ont eu l'audace de violer un tabou.

Toutefois, ce tabou il ne le viole pas seulement aux yeux des prêtres, ou plus généralement des hommes qui ont la charge de défendre un dogme, protestant ou catholique : dénoncé par eux, son sacrilège mobilise contre l u i l 'opinion publique.

D'une manière générale, le scandale ne se produit que par l ' intervention d'un public, que dans la mesure où se trouve suscitée une réprobation collective qui entretient et justifie les attaques personnelles. Or un tel public antimachiavéliste se constitue, du moins en France, dès que l'œuvre commence d'être diffusée. Dès 1 5 3 3 , date du mariage de Catherine de Médicis et de Henr i d'Orléans, le Principe et les Discorsi sont répandus dans le royaume et lus tant à la Cour — où la langue toscane est couramment parlée — que dans les milieux cultivés; une dizaine d'années plus tard , nous le savons, la renommée de Machiavel est déjà solidement établie 1. A cette époque aucun des grands pamphlets antimachiavélistes n'est encore écrit. La Boétie rédige son Contr'un vers 1 5 5 o , qui restera inédit jusqu'en 1 5 7 6 ; c'est en cette même année que paraît l 'Anti-Machiavel de Gentillet dont le succès est bientôt consi­dérable. La légende noire de Machiavel naît donc, peut-on présumer, avant que le Principe ne soit solennellement con­damné par les idéologues, avant q u ' i l ne soit l'objet de savantes et pesantes réfutations; tout au moins elle se déploie paral­lèlement à l 'histoire de l'antimachiavélisme littéraire. Cette légende n'a pas seulement à son origine la haine envers un briseur d'idoles : le scandale que suscite l'image du prince, gouvernant à sa guise, indifférent aux préceptes chrétiens, tout occupé à user de ses sujets aux fins de sa gloire ou de son plaisir a d'autres résonances que strictement religieuses. Sa force vient de ce qu ' i l met en question une représentation traditionnelle de la société. Il n'est pas dépourvu de sens, en effet, que l'antimachiavélisme populaire soit lié en France à l 'aversion qu'éveillent Catherine de Médicis et son entourage

1. H. Hauser et A. Renaudet, Les Débuts de l'âge moderne, 3 e éd. , Paris, 1949, pp. 56i-562. Mario Praz écrit : « La légende noire de M. surgit en France a l 'époque de Catherine de Médicis, comme un couronnement de l'italophobie provoquée par le gouvernement de la souveraine », op. cit. Voir aussi Chabod, Del Principe di N. M., nuov. r iv . stor., I X , 1925 (republié avec d'autres essais dans Scritti su M., Torino, 1964, pp. 123-124).

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et, plus généralement, à l 'italophobie. Accusée d'avoir fait du Principe sa bible, d'en avoir transmis l'enseignement à ses enfants et d'avoir ainsi perverti le royaume de France, Cathe­rine paraît incarner un pouvoir étranger, infiniment distant de ses sujets, sans autre justification que l'intérêt du Souve­ra in . Peu importe que l'essor de l'absolutisme remonte à loin déjà : à part ir du moment où il se trouve privé du cortège de justifications que fournit la tradit ion nationale, le pouvoir est soudain perçu dans sa nudité, comme un appareil d'oppres­sion. Cependant, le nom de Machiavel ne symbolise pas seule­ment la domination immorale de l'étranger et au plus profond ce qu'i l y a d'étranger dans la domination. Il évoque plus géné­ralement l 'Ital ien tel que ses activités commerciales, financières et usuraires le désignent à la vindicte publique 1.

Sans doute est-il difficile de mesurer ce que doit la légende du machiavélisme aux sentiments d'hostilité qu'inspire l ' I ta­lien en Europe occidentale. Mais nous touchons ic i , croyons-nous, à l 'une des sources du mythe. L'antimachiavélisme charrie un anticapitalisme qu'alimente la haine de l 'Italie et des Ita­liens. Anticapitalisme rudimentaire, assurément, mais à l'image d'une époque où les bouleversements sociaux engendrés par l'essor du commerce et de la finance n'altèrent que partielle­ment la structure traditionnelle, où les modes de production et d'existence typiquement bourgeois coexistent avec des formes archaïques, où les expressions d'une mentalité moderne, si nettes soient-elles déjà, ne font qu'émerger de la gangue d'un langage essentiellement chrétien. Là où l 'homme d'affaires est encore perçu comme un accapareur, là où la recherche du profit a pour nom péché d'usure, là où les malheurs engendrés par le jeu nouveau du marché sont imputés à des pratiques individuelles immorales, l ' imagination est prompte à projeter dans un type humain singulier la responsabilité du mal 2 . Le marchand italien, deux fois coupable, comme étranger, et comme spéculateur, n'est qu 'un bouc émissaire; mais son image où se déposent et se cristallisent les traits de l'homme d'affaires moderne, implacable stratège dont les calculs pré­parent la ruine d'autrui, fixe à son tour la figure du machiavé-

1. Chabod, ibid.; Mario Praz, op. cit.; Gentillet exploite manifestement un argument déjà fort répandu et qui ne se justifie pas par son propos, quand il associe l'image du machiavélisme à celle de la rapaci té du mar­chand et du financier italiens : ... « nous voyons à l 'œil et touchons au doigt l'avarice des Italiens qui nous mine et ruine et qui succe toute nostre substance et ne nous laisse rien » (op. cit., p. 43) .

2. R. Tawney, Religion and the rise of capitalism, London, 1926, trad. fr. La Religion et l'essor du capitalisme, Paris, 1951, pp. 42 et suiv.

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liste, théoricien cynique de la ruse et de l 'exploitation. L'homme d 'Etat dépourvu de scrupules, le commerçant et le financier avides, l'idéologue orgueilleux du pouvoir, sont enveloppés d'une même réprobation, paraissent jouir d'un savoir également pervers et satisfaire un appétit de puissance sans limites dont les effets ravagent la société.

Les échos de cet antimachiavélisme populaire se répercutent dans la littérature critique : quand il met au rang des crimes de l 'auteur du Principe « usures étrangères et pilleries », Gentillet ne fait que répéter un thème familier au public, et que rien dans l'œuvre attaquée n'a pu lu i faire découvrir. Machiavel qui n'a pas craint d'écrire qu ' i l n'entendait rien à l 'art de la laine et à qui on reprochera plus tard son ignorance des choses de l ' industrie et du commerce n'est dénoncé comme un théori­cien des spéculateurs que parce que la pratique politique et la pratique économique, la recherche de la puissance et celle du profit se confondent dans une certaine mesure aux yeux du public, sont réduites également à un art de stratagèmes dont l 'homme de bien est la victime.

De cette représentation, le meilleur témoignage est offert par le théâtre élisabéthain; car plus encore que le livre écrit, la pièce donnée en spectacle exige du public, présent et rassem­blé, une complicité avec l'écrivain, une sensibilité commune à certaines situations psychologiques ou idéologiques. Évoqué près de quatre cents fois dans le théâtre de Marlowe, de Sha­kespeare, de Ben Jonson et d'écrivains mineurs, Machiavel est la source d'un thème à succès dont l ' imagination collective ne finit pas de se repaître 1. Son nom est devenu à ce point rentable au début du x v i i e siècle qu ' i l suffit de l'insérer dans un titre pour s'attirer les faveurs d'un éditeur 2. Or que symbolise alors le machiavélisme? L'athéisme et la théorie du meurtre politique, écrit Mario Praz ; l'appétit sauvage de puissance, l 'hypocrisie, l'assassinat délibéré, de préférence par le poison, l'égoïsme, la subtilité, l 'art de prévoir et l'habileté politique, précise E d w a r d Meyer ; la conscience de soi dans le crime avait déjà signalé Simpson. Cependant à ces divers aspects s'ajoute la rapacité et l 'avarice. Tous s'accordent à reconnaître dans le juif de Malte le personnage machiavélique par excellence 3.

1. E. Meyer relève 395 références à M. dans le théâ t re él isabéthain; M . Praz c o n f i r m e et complète son information et signale que « machia-vellian » est déjà employé dans un sens générique dans les Sempills Ballads, en i568.

2. Par exemple, M. and the devil, de Robert Daborne, cité par Meyer, op. cit., p. 129.

3. Praz, op. cit.

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Peut-être altérerait-on la figure du machiavélisme en donnant à ces traits anticapitalistes un relief exagéré. La satire de Machiavel que révèle la littérature élisabéthaine est une satire de la politique en tant que telle. Comme le remarque avec profondeur Mario Praz, les termes de politic, policy, politician sont pris par les écrivains de cette époque dans une acception régulièrement péjorative, tandis que s'avèrent interchangeables ceux de politician et de machiavellian 1. Le politique, tantôt impitoyablement raillé tel q u ' i l s'incarne dans Sir politik-would-Be, tantôt dépeint sous des couleurs tragiques, est la cible de la critique en même temps que la figure fascinante sur laquelle jouent les reflets du mal moderne 2. Mais cette image de la politique se fixe et acquiert sa signification en fonction d'une certaine représentation de la société et le mythe du machiavélisme condense ainsi tous les effets de l'angoisse que suscite la désagrégation de l'ordre ancien. Si la violence, la cruauté, la ruse paraissent aux yeux des hommes du temps les attributs du pouvoir, ce n'est pas que le spectacle de l'immoralité des princes soit nouveau. C'est plutôt qu'un tel spectacle n'étonnait pas tant que les rapports entre les hommes et la hiérarchie des statuts semblaient indépendants des initiatives et des actions des individus. La fonction de chacun paraissait une fois pour toutes établie, la société réglée comme un organisme; la violence du maître ne portait pas atteinte à la dignité de son rôle 3 ; le prince était cruel, comme le commerçant avare, mais ces vices étaient attachés à des conditions dont la légitimité n'était pas mise en doute. Le comportement du politique devient en revanche un objet de scandale, la politique elle-même menaçante, quand l'essor du capitalisme est assez sensible pour provoquer un boule­versement de l 'ordre social traditionnel. Alors les procédés qu'emploie le prince pour maintenir et étendre son pouvoir ne sont plus noyés dans la brume de l'idéalisation; ils paraissent soudain privés de la finalité q u i les justifiait, comme ressor­tissant à une activité sans contrepoint spirituel, aussi énig-matique que condamnable.

La critique du pouvoir s'exprime nécessairement dans un langage chrétien. Comment s'en étonner? Pendant des siècles, la vision de la société a été une vision religieuse; l'éthique

1. Praz, op. rit. 2. Praz, ibid., p. 4o : « le nom de M. et celui de Satan devinrent à ce

point équivalents que tandis que les ruses a t t r ibuées à M. étaient systé­matiquement appelées diaboliques, plus tard les ruses du diable devinrent machiavéliennes ».

3. R. H. Tawney, op. cit., pp. 3 o - 3 1 .

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chrétienne inspirait toutes les spéculations sur la vie sociale; les rapports entre les hommes et les classes n'étaient jamais conçus qu'en référence à un plan d i v i n de gouvernement de l'humanité. Quand le principe de cette ordonnance commence d'être contesté, c'est à travers les catégories anciennes qu'on perçoit d'abord les facteurs de bouleversement. Contre Machia­vel et son enseignement destructeur, les idéologues indignés s'empressent de formuler — et ne se lassent pas de reformuler — les devoirs du prince vertueux, dans le souci de concilier avec les commandements religieux les nouvelles exigences du pou­voir. Les antimachiavélistes de tout genre ne trouvent pas d'arme meilleure contre leur adversaire que l 'accusation d'athéisme, de satanisme ou d'hérésie. Mais le contenu rel i­gieux de la critique ne doit pas faire oublier sa portée sociale. Ce qui est intolérable, ce n'est pas seulement que les rapports sociaux semblent déliés de leur attache au sacré, c'est qu'ils soient eux-mêmes désacralisés, que le pouvoir apparaisse comme l'enjeu d'un conflit purement mondain, que l 'homme devienne étranger à l 'homme en même temps qu ' i l se rend étranger à Dieu.

Le machiavélisme tel qu'on l 'imagine désigne sans doute la négation du christianisme, mais bien davantage fournit-il le signe de la subversion de l'ordre social. Les invectives que lancent contre l'écrivain florentin les théologiens catholiques et réformés, les persécutions maniaques dont l'accablent les jésuites et qui se poursuivent plus d'un demi-siècle après sa mort (son effigie est brûlée à Ingoldstadt en 1 6 1 5 ) constituent bien la trame de l'antimachiavélisme officiel 1; mais celui-ci ne se répand que dans la mesure où dans de larges cercles on condamne tout à la fois la théorie de la raison d 'Etat 2, la recherche du profit, la rupture des anciens liens de dépendance dans le travai l . A u x yeux du plus grand nombre Machiavel est une incarnation de Satan. C'est que le mal ne peut que se nommer Satan. On répète donc qu ' i l s'est échappé des enfers pour la perdition du genre humain; on se plaît à le présenter comme un esprit qui erre de nation en nation pour semer la ruine ; on tourmente son nom pour lu i faire avouer son origine

1. L' inscription marquée à l'emplacement du bûcher porte : « quoniam fuerit homo vafer ac subdolus diabolicarum cogitationum faber optimus, cacodaemonis auxilialor ». Cf. Tommasini, I, p. 7 0 , n. 1.

2. Comme le signale Zuccolo au débu t du x v i i e s., la théorie de la Raison d ' É t a t est âprement discutée dans toutes les classes sociales : « ... non pure dai consigtieri nelle corti e dai dottori nelle scuole, ma dai barbieri exiando e dagli altri vili artéfici nelle botlighe e nei ritroyi loro », in Croce, op. cit., p. 77.

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démoniaque; en Angleterre on confond son prénom et un sobriquet donné au diable; on s'habitue à nommer machia­vélique ce qu'on appelait autrefois diabolique 1. Mais cette identification n'est pas seulement le signe de l'offense ressentie par la conscience religieuse. Sous les traits de Machiavel , Satan se métamorphose. Le mal devient l'œuvre de l 'homme, d'un homme nouveau qui, au sein de cette vie terrestre, met tout son art à tromper son semblable, à faire de lui sa propre créature, à jouir de son malheur à seule f i n d'exercer un pou­voir. Le mal devient l'œuvre d'une science humaine, qui dissout les règles établies et met sens dessus dessous l'ordre social. Tout ce qui paraît contribuer au renversement de cet ordre est machiavélique — et donc, comme nous l'avons v u , tous les courants idéologiques qui aux yeux de leurs adversaires détruisent l'unité spirituelle du monde ancien, et donc la conduite des individus chaque fois qu'elle est considérée comme corruptrice de la nature humaine.

Si, comme l'écrit Croce, le machiavélisme devient à la f i n du x v i e siècle dans toute l 'Europe occidentale, une référence rituelle sous la plume des idéologues, si le terme acquiert la valeur d'un signe conventionnel, apte à désigner tout ce qu ' i l y a d'odieux dans la domination de l 'homme sur l 'homme 2, c'est en définitive que se révèle un nouveau visage du mal , au niveau même des relations sociales, que s'éveille la conscience d'une situation tragique de l 'homme dans la société ou d'une trans­cendance maléfique du pouvoir, que se formule confusément une question relative à l'être de la société.

A défaut d'apercevoir dans le machiavélisme une représen­tation collective, on se condamne à ne trouver dans la fortune du terme que l'effet de la mauvaise réputation de l'œuvre, dans cette réputation que celui des persécutions religieuses. L'usage du terme, semble-t-il, est trop étendu pour qu'on s 'y arrête. E t , de fait, qu'un personnage de Ben Jonson murmure

1. On écrit, par exemple, Match-evill ou Matchivell, ou bien encore « Mach-evill that evill none can match », Praz, op. cit., pp. 42-43. On confond le prénom de Niccolô avec un sobriquet du diable, déjà répandu, Old Nick. L'accusation de satanisme va jusqu ' à inspirer une légende; si l 'on en croit Gaspar Amico, les paysans de San Casciano content que personne n'a voulu habiter la maison où M. avait écrit le Principe, sachant que le diable y avait vécu et y é ta i t mort : in Tommasini, op. cit., I, p. 7, n. i .

2. Croce, op. cit., p. 11 : « l'abominio délie dottrine e del nome del M divenne un attegiamento usuale e convenzionale e come di diritto ». Praz note pour sa part : « M. accenava a diventare una specie di comodo passe-partout per quanto v'era d'odioso nell'arte di governo, anzi addiritura nell'umana in génère », op. cit., p. II.

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à l'oreille d'une femme rusée : « Do you hear, sweet soul, sweet radamant, sweet machiavel », cela ne fournit guère d'enseigne­ments relatifs à l'œuvre. Le terme est, juge-t-on, greffé art i­ficiellement sur elle par des hommes dont on ne peut même assurer qu'ils l 'ont lue. La réputation de l'écrivain italien serait donc fabriquée par l 'Eglise dans une conjoncture où il lu i aurait importé de trouver un bouc émissaire, bref à des fins de pro­pagande. La preuve en serait qu'avant 1545 elle ignorait les vices du Principe et des Discorsi et ne les dénonça qu'une fois lancée l'offensive de la Contre-Réforme. Qu'importerait alors do chercher les premières manifestations d'antimachiavé-lisme? Pourtant une telle interprétation ne s'impose qu'à la condition de fixer son attention sur les écrits d'un certain nombre de théologiens, en l'absence de toute considération de l 'opinion publique. Si grande fût leur influence, si efficace la condamnation de l'œuvre par Rome, elle ne donne pas la clé de l'antimachiavélisme. En dépit des affirmations de certains historiens, il s'est exprimé très tôt en Italie même. Bernardo da Giunta dans la lettre qu ' i l adresse à Mgr Gaddi (placée en tête de la première édition des œuvres de Machiavel) fait clairement allusion à l'hostilité dont le Principe et les Discorsi sont l'objet et ne sollicite son appui qu'en offrant une interprétation qui désavoue déjà la représentation commune du machiavélisme 1. Le témoignage de Busini , quinze ans plus tard, est plus significatif encore : tout le monde, écrit-il, hait Machiavel, « les riches parce qu ' i l enseigne au prince à les dépouiller de leurs biens, les pauvres parce qu ' i l enseigne à les priver de leur liberté; les bigots parce qu ' i l est hérétique, les bons parce qu ' i l manque d'honnêteté, les méchants parce qu' i l est plus méchant et plus courageux qu'eux 2 ». Dans le complexe des sentiments antimachiavélistes l 'accusation d'héré­sie n'est mentionnée par Busini que parmi d'autres. A u x yeux du public italien, Machiavel est odieux parce qu ' i l fait la théorie d'un pouvoir qui s'affirme aux dépens de la richesse et de la liberté, de la religion et de la morale.

Mais par-delà le contenu de ces accusations ce qui mérite de retenir notre attention c'est la précocité d'une représentation qui certes ne cessera de s'enrichir et de circuler entre des agents divers à des fins déterminées, mais a d'emblée acquis une valeur générale. En elle s'investissent à une époque les expressions concrètes et multiples de l'agression collective;

I. Burd, op. cil. 2. Lettere di G. B. Busini à B. Varchi, rippublicate per cura di G. M i l a -

neni, Firenze, 1861, p. 84, cité par Panella, op. cit., p. 16.

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celles-ci réduites à un dénominateur commun sont la figure du machiavélisme. Cette opération montre que, suivant les lignes de clivage de l'espace social et idéologique, l'agression va à la quête d'une représentation qui à la fois produise et masque le principe de la division. En un sens, elle le produit avec l'image du pouvoir maléfique de l 'homme sur l 'homme : un pouvoir généralisé, à la fois conçu comme celui du prince sur l'ensemble de la société dont il est détaché et fait son objet, et un pouvoir inlocalisable, mais surgissant dans toute l'étendue de la société, pivot de la séparation du Sujet, maître de la richesse de la puissance ou du nouveau savoir — d 'un bien, quel qu ' i l soit, accaparé par la violation d'un interdit —, et des hommes qui sont à sa merci. E t , en un sens, il s'agit d'une dissimulation, puisque se trouve toujours assignée à quelqu'un l 'origine de la division. On est tenté de dire que la fiction du pouvoir machiavélique est au service d'une double intention, celle de nommer la perte de la substance de la société et de l 'homme, en donnant figure à la dissolution du lien qui unit le pouvoir avec la totalité de l'existence humaine, et celle de conjurer la menace de cette perte en donnant figure dans la société au Sujet dont la présence garantit par une action des­tructrice la croyance en son unité virtuelle.

Que la représentation du machiavélisme concerne non seule­ment le changement du statut de la politique à la naissance de la société moderne, mais le changement de statut du Sujet, ou, à plus rigoureusement parler, qu'elle montre que la question du statut de la politique et celle du statut du Sujet sont étroi­tement liées, peut-être doit-on en trouver le signe le plus sûr dans la fiction qui ouvre les Méditations cartésiennes. Ne faut-il pas en effet apprécier à la lumière du mythe politique l'hypothèse qui fonde le cogito? Qu'est-ce donc q u ' « un cer­tain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant qui a mis toute son industrie à me tromper 1 », sinon l 'ult ime métamorphose du maître machiavélique? Il en possède tous les traits, de détenir la toute-puissance par l'alliance du savoir et du mensonge et de monter l ' intrigue qui fait la ruine des hommes par un travai l qui est simultanément un jeu, puisque son seul effet est le spectacle du rêveur fasciné (« je penserais que le ciel, l 'a ir , la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons ne sont que des illusions et des tromperies dont il se sert pour surprendre ma

1. Première médi ta t ion.

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Le nom et la représentation de Machiavel 91

crédulité 1 »). Si l ' instauration du sujet de la science doit passer par la destitution du Grand Trompeur dont le pouvoir serait de dérober à l 'homme son lien avec l ' E t r e , n'est-ce pas un indice de l'enjeu du mythe? Sans doute le mauvais génie est-il une figure de la transcendance, tandis que le politique machiavé­lique représente l 'Autre dans la société, l 'homme retourné contre l 'homme. Mais le démon cartésien ne ressemble pas à celui de la tradition médiévale : il emprunte à une projection dans l'autre monde d'un rapport nouveau de l 'homme à l 'homme; en incarnant la pensée absurde que la souveraine puissance soit toute tromperie, il signale une contradiction rencontrée dans le réel. Et l 'on a trop peu remarqué que la défaite de l'hypothèse exige l ' identification de Descartes au mauvais génie, c'est-à-dire qu ' i l se retourne contre lui-même et se fasse l 'auteur de la division de la pensée et de l'Être : « ... si prenant un part i contraire j 'emploie tous mes soins à me tromper moi-même, feignant que toutes ces pensées sont fausses et imaginaires 2 ». Or il faut rappeler de quel pr ix se paye la fondation de la science. Avec l'impossibilité d'accom­plir la tromperie, avec l 'apparition de soi à soi, avec la mise hors jeu du malin génie, qui n'est pas aussitôt son annulation (« et qu ' i l me trompe tant qu ' i l voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai à être quelque chose 8 ») pensée et existence se joignent tandis que s'efface la différence de l'intérieur et de l'extérieur. Pouvoir et savoir n'accolent dans la lumière de la conscience à la condition que demeure dans l'ombre l'opération de cet effacement. La pensée absurde résiste ainsi à la destruction en portant trace de l'omission que recouvre la certitude du cogito. La science garde un lien secret avec la grande tromperie — un lien que ne cesse de retisser l ' imagination collective dans la mythologie moderne, vouée à la dichotomie du bon savoir et du bon pouvoir et du savoir et du pouvoir pervers, de la maîtrise de la nature et du machiavélisme contre nature. Mais si l 'on peut dire que la représentation du machiavélisme se voit ainsi liée à l'avène­ment du Sujet, au statut de la conscience dans les temps modernes, on ne saurait oublier que ce statut ne se définit réciproquement que de son rapport avec la politique. La question du pouvoir, comme pouvoir détaché de la société, et surgissant de l'intérieur d'elle-même pour lu i conférer une extériorité entière dans la représentation qu'elle acquiert

1. Ibid. 2. Ibid. 3. Seconde médi ta t ion.

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d'elle-même, cette question, sans être nommée soutient le mouvement q u i institue le garant dernier des opérations de connaissance et qui ne cesse de chercher sa légitimation en conjurant un maléfice.

Que la représentation du machiavélisme subsiste, alors que le premier scandale qui s'y attachait s'est éteint, mieux : que se soit engendré un terme, comme par une décapitation du nom propre, apte à opérer dans la neutralité de la langue une inflexion du sens du pouvoir, nous ne le pouvons comprendre qu'à mesurer tout ce qu'elle met en jeu du rapport de l 'homme avec la politique dans l'histoire des sociétés modernes.

A l 'entrevoir, nous devons convenir que la réflexion sur le mythe n'est pas indifférente à l'intelligence de l 'œuvre. N o n qu' i l y ait lieu de rechercher si Machiavel est ou non l 'auteur d'une doctrine dont le concept de machiavélisme condenserait l'enseignement; le mythe et l 'œuvre, avons-nous déjà observé, sont incommensurables. Mais l 'on peut présumer que celle-ci a levé des questions qui allaient inscrire leur effet dans une fissure de l'expérience sociale ou qui allaient toucher au point vif des croyances communes. Et l 'on peut aussi se demander qu elle emprise ces croyances continuent d'exercer sur ceux-là mêmes qui croient, par la seule vertu de la lecture, disposer librement des questions.