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Le cartable de Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire GDH n o 1 2001 C li o

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Lecartablede

Revue romande et tessinoise

sur les didactiques de l’histoire

GDH

no 1 2001

Clio

Cette revue est publiée sous la responsabilité éditoriale et scientifique du Groupe d’étude des didac-tiques de l’histoire de la Suisse romande et du Tessin (GDH), constitué dans le cadre du Centresuisse de formation continue des professeurs de l’enseignement secondaire (CPS) de Lucerne.

Elle comprend sept rubriques :• L’éditorial• L’actualité de l’histoire• Les usages publics de l’histoire• Les didactiques de l’histoire• La citoyenneté à l’école• L’histoire de l’enseignement• Les annonces, comptes rendus et notes de lecture

Comité de rédaction :• FRANÇOIS AUDIGIER, UNIVERSITÉ DE GENÈVE

• PIERRE-PHILIPPE BUGNARD, UNIVERSITÉ DE FRIBOURG

• CHARLES HEIMBERG, INSTITUT DE FORMATION DES MAÎTRES (IFMES), GENÈVE

• PATRICK DE LEONARDIS, SÉMINAIRE PÉDAGOGIQUE (SPES), LAUSANNE

Coordinateur:• CHARLES HEIMBERG

Réseau international de correspondants :• MARIE-CHRISTINE BAQUÈS, CLERMONT-FERRAND

• LUIGI CAJANI, ROME

• LANA MARA DE CASTRO SIMAN, BELO HORIZONTE

• ISSA CISSÉ, OUAGADOUGOU

• COLETTE CRÉMIEUX, PARIS

• MOSTAFA HASSANI IDRISS, RABAT

• CHRISTIAN LAVILLE, QUÉBEC

• CLAUDINE LELEUX, BRUXELLES

• ROBERT MARTINEAU, MONTRÉAL

• HENRI MONIOT, PARIS

• NICOLE TUTIAUX-GUILLON, LYON

• KAAT WILS, LOUVAIN

Maquette et mise en pages : MACGRAPH, YVES GABIOUD, PUIDOUX

Couverture : FRANÇOISE BRIDEL, GENÈVE

© Loisirs et Pédagogie, Lausanne, 2001ISBN 2-606-00961-4LEP 920135A1I 1101 1 C

TABLE DES MATIÈRES N° 1, 2001

L’éditorial |Une revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire ............................................................. 7

Ouvrons le débat : propositions pour une nouvelle histoire enseignéeLA RÉDACTION ..................................................................................................................................... 8

Manifeste pour une autre histoire enseignéePIERRE-PHILIPPE BUGNARD, UNIVERSITÉ DE FRIBOURG........................................................................ 10

Des recherches, la didactique de l’histoire a besoin de recherches…FRANÇOIS AUDIGIER, UNIVERSITÉ DE GENÈVE...................................................................................... 15

L’actualité de l’histoire |Le « mythe lacustre » et la construction de la Suisse au XIXe siècle. Les archéologueset l’historiographie

MARC-ANTOINE KAESER, MUSÉE NATIONAL SUISSE, ZURICH ................................................................ 21

Le rôle des sources photographiques dans le travail de l’historienADOLFO MIGNEMI, ISTITUTO STORICO DELLA RESISTENZA, NOVARA, TRAD. .......................................... 28

Et maintenant, mon pauvre historien ?GIOVANNI DE LUNA, UNIVERSITÀ DI TORINO, TRAD. ............................................................................ 34

Les usages publics de l’histoire |Usages publics de l’histoire, mémoire divisée et subjectivité : la réflexion des historiens italiens

CHARLES HEIMBERG, INSTITUT DE FORMATION DES MAÎTRES (IFMES), GENÈVE) ................................... 39

Les didactiques de l’histoire |Quelques questions à l’enseignement de l’histoire aujourd’hui et demain

FRANÇOIS AUDIGIER, UNIVERSITÉ DE GENÈVE...................................................................................... 55

Piaget, Vygotski et l’histoire enseignée : un rapport de Piaget et ses prolongementsCHARLES HEIMBERG, INSTITUT DE FORMATION DES MAÎTRES (IFMES), GENÈVE ..................................... 78

Le site de Châtillon-sur-Glâne (FR) : une métaphore de trois approches pédagogiques en histoirePIERRE-PHILIPPE BUGNARD, UNIVERSITÉ DE FRIBOURG........................................................................ 84

Mémoire et histoire. Enquête sur la mémorisation et l’enseignement de l’histoire en Suisse romandePIERRE-PHILIPPE BUGNARD, UNIVERSITÉ DE FRIBOURG........................................................................ 90

La Suisse et le IIIe Reich : pour un dispositif fonctionnel d’apprentissage de l’histoirePIERRE-PHILIPPE BUGNARD, UNIVERSITÉ DE FRIBOURG........................................................................ 99

L’évaluation en histoire dans le cadre d’un nouveau plan d’étudesCOMMISSION DE RÉFLEXION DU CYCLE D’ORIENTATION DE GENÈVE...................................................... 113

A propos de la mémoire des fusillés de 1917CHARLES HEIMBERG ET VALÉRIE OPÉRIOL, CYCLE D’ORIENTATION, GENÈVE ......................................... 123

Le sauvetage de la Suisse pendant la Seconde Guerre Mondiale : un miracle ?Comment différents films ont répondu à cette question

ELENA FERNANDEZ ET PATRICIA MORITZ, GENÈVE ............................................................................... 144

La question de l’autre en débats : jouer la controverse de Valladolid en classeSABINE BOURDIN, MARIE-NOËLLE LICOT, ANDREA CONTI ET CHRISTOPHE DUQUENNE, GENÈVE ........ 155

Curriculum de l’histoire enseignée : le débat italien .............................................................................. 162

La citoyenneté à l’école |Le rôle de l’éducation à la citoyenneté pour l’innovation scolaire

COLETTE CRÉMIEUX, PARIS .................................................................................................................. 169

Quale « educazione civica » nel XXI secolo ?SILVANO GILARDONI, VIGANELLO ......................................................................................................... 178

L’histoire de l’enseignement |Un document sur l’histoire enseignée telle qu’on la concevait vers 1920 à l’Ecole Ferrer ......................... 185

Le développement de la littérature pédagogique dans « L’Edition romande et ses acteurs 1850-1920 »PATRICK DE LEONARDIS, SÉMINAIRE PÉDAGOGIQUE (SPES), LAUSANNE .................................................. 193

Les annonces, comptes rendus et notes de lecture |L’annonce de la formation 2002 (La construction scolaire de l’histoire sociale) ................................. 203

Un compte rendu des journées de formation 2000 et 2001 au Tessin et en Gruyère........................... 205

DE ROBERT MARTINEAU : « L’histoire à l’école. Matière à penser… »......................................................... 208

DE MICHÈLE ROULLET : Les manuels pédagogiques ................................................................................... 211

DE MARIO CARRETERO ET JAMES F. VOSS : Cognitive and instructional processes in historyand the social sciences ........................................................................................................................ 214

DE CHRIS BRAZIER : Insegnare la storia come se i poveri, le donne e i bambini contassero qualcosa ........ 217

DE DOMINIQUE COMELLI : Comment on enseigne l’histoire à nos enfants ................................................ 218

DE JEROME BRUNER : L’éducation entrée dans la culture. Les problèmes de l’école à la lumièrede la psychologie culturelle ................................................................................................................. 219

DE EVELYNE HÉRY : Un siècle de leçons d’histoire. L’histoire enseignée au lycée 1870-1970...................... 222

Abonnement ............................................................................................................................................ 223

L’éditorial

Le cartable de Clio

Le cartable de Clio, n° 1 – Une revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire 7

UNE REVUE ROMANDE ET TESSINOISESUR LES DIDACTIQUES DE L’HISTOIRE

Pour quoi faire ?• Parce que l’enseignement de l’histoire est

un métier qui se construit et qui s’ap-prend, avec ses références et ses règles, sesconcepts et ses remises en question, d’oùla nécessité d’un vaste débat sur cettedimension didactique primordiale.

• Parce que l’histoire qui est enseignéedans une société démocratique doit sus-citer une réflexion sur le contexte et lesenjeux de sa production, puisqu’elle cor-respond à un usage public de l’histoirequi devrait être maîtrisé et réfléchi.

• Parce que l’histoire scolaire doit s’effor-cer d’associer des données factuelles àdes modes de pensée de l’histoire, descontenus pluriels à des modes de trans-mission diversifiés, afin de permettre auxélèves de se sensibiliser à la pensée histo-rique et de la développer.

Destinée à qui ?• Nous voulons interpeller les autorités sur la

nécessité de développer l’enseignement del’histoire pour tous les élèves dans uneperspective citoyenne, ainsi que la réflexionet la recherche sur ses didactiques.

• Nous voulons sensibiliser le monde deshistoriens universitaires à la nécessité deprendre en considération cet usage

public de l’histoire et toute la probléma-tique de la transmission des disciplineshistoriques.

• Nous voulons susciter la discussion etstimuler les remises en question parmiles enseignants d’histoire à partir d’uneanalyse de leurs pratiques habituelles.

• Nous voulons faire connaître à tous cespublics les réflexions, les recherches et lesdébats qui concernent les didactiques del’histoire. Et être partie prenante de leurdéveloppement.

Publiée par qui ?• La revue est éditée par les Editions LEP

(Lausanne) et le GDH (Groupe d’étudedes didactiques de l’histoire de la Suisseromande et du Tessin, constitué dans lecadre du CPS, Centre suisse de formationcontinue des professeurs de l’enseigne-ment secondaire de Lucerne). Elle estpubliée sous la responsabilité éditorialeet scientifique du GDH.

L’histoire enseignée n’a pas à choisir entre une réflexion prioritaire sur

ses contenus et une réflexion prioritaire sur ses modes d’appropriation :

ses didactiques devraient s’attaquer simultanément aux deux problèmes.

8 Le cartable de Clio, n° 1 – Ouvrons le débat : propositions pour une nouvelle histoire enseignée – 8-9

OUVRONS LE DÉBAT : PROPOSITIONS POUR UNE NOUVELLE HISTOIRE ENSEIGNÉE

Les sciences de l’éducation et les sciences histo-riques se sont profondément renouveléesdepuis quelques décennies. Mais s’il y a bienune « nouvelle éducation » et une « nouvellehistoire », une « nouvelle histoire enseignée »peine à émerger.

Afin d’en favoriser l’essor, le cadre des futursplans d’études d’histoire aux degrés secon-daires de la scolarité pourrait être discuté surla base suivante.

En général, pour le professeur d’histoire,il s’agit :1. d’aider les élèves à progresser avec plai-

sir et intérêt en histoire, telle que lessciences historiques et les sciences del’éducation (en particulier les didac-tiques de l’histoire) contribuent à l’éta-blir, tout en veillant à ce que la disciplineprenne du sens pour les élèves ;

2. de transformer la logique d’expositiondes savoirs en une logique de leur exa-men, en fonction des aptitudes et des inté-rêts de chacun, grâce à une documentationouverte et des démarches diversifiées, entravaillant la comparaison, l’énigme, l’en-quête, etc.; en proposant différentes formesd’informations (documents écrits, images,conférences, etc.) pour servir de matériauxaux multiples apprentissages (connais-sances, compréhension, analyse, etc.) ;

3. d’écarter les formes normatives d’éva-luation (visant à la réussite scolaire surdes présupposés culturels ou sociaux), auprofit des modes critériés, en fonctiond’aspects explicites, dans une perspectivede maîtrise disciplinaire, comme le per-met notamment la pratique des portfo-lios, attestant les réalisations, la progres-sion dans la discipline et la capacité às’auto-évaluer de chaque élève.

Et en particulier :4. de suivre l’évolution des sciences histo-

riques par la lecture d’ouvrages histo-riques ou de revues de vulgarisation ; derester au contact de la recherche queconduisent les sciences de l’éducation,spécialement dans le domaine des didac-tiques de l’histoire, de façon à pouvoirenrichir et diversifier les transpositions(manuels, dossiers, fiches, etc.) conçuespour l’enseignement de l’histoire ; departiciper aux formations complémen-taires ou continues.

5. de recourir à des ressources documen-taires qui placent les élèves au contactdes données historiques et au cœur despédagogies du problème (situations-problèmes, questions ouvertes, enquêtes,etc.), en perspectives diachroniques etsynchroniques, aussi bien régressivesque comparatives ou rémanentes, et

L’éditorial 9

non exclusivement en fonction d’undécoupage linéaire ;

6. d’ouvrir les élèves à la réflexion sur l’histoire par l’examen des modes depensée de la discipline (mises à distance,périodisations et comparaisons appli-quées à des typologies politiques, écono-miques, culturelles ou sociales), de sesconcepts intégrateurs (permanence–rupture, mythe–histoire, mémoire vive–mémoire historienne, événement–conjoncture–structure, etc.) ;

7. d’apprendre aux élèves à distinguer,avec une distance critique, les diversusages publics de l’histoire dans lescommémorations officielles, les médias,ou les expositions ; à différencier les

genres du récit historique, de la chro-nique à l’enquête, de la fiction historiqueau documentaire, en passant par lalégende, le mythe ou le rapport officiel ;

8. de former les élèves à la lecture del’image (en particulier des médias liésaux propagandes), et des outils de repré-sentation (graphes, tableaux, organi-grammes, cartes, etc.), ainsi qu’à stimulerun usage critique des technologies etdes ressources de l’informatique ;

9. de collaborer avec des collègues de ladiscipline et des disciplines voisinesdans une visée globale de programma-tions et de projets.

La rédaction

10 Le cartable de Clio, n° 1 – Manifeste pour une nouvelle histoire enseignée – 10-14

MANIFESTE POUR UNE NOUVELLE HISTOIRE ENSEIGNÉE*

Les habitus de l’histoire enseignéePratiquer l’histoire enseignée sans préten-tions didactiques ni ouverture sur la nou-velle histoire, c’est en particulier :• « faire tout le programme » en veillant

surtout à bien l’exposer, à bien « toutexpliquer », si possible avec brio, pourque la classe le « sache » ;

• le découper en séquences closes selon leprincipe de causalité linéaire : « ce quivient immédiatement avant provoque cequi vient immédiatement après » ;

• faire prendre en notes le discours magis-tral pour restitution à l’examen ;

• réclamer d’« apprendre » les pages tant àtant du manuel pour l’examen ;

• soumettre la classe à des questions, enphases dialoguées, par apartés ;

• évaluer les copies en fonction de normesimplicites : par rapport à la « meilleure » ;sur un barème induisant une moyenne-cible dont la valeur est inculquée par laculture ambiante… ;

• prendre l’évaluation formative pour uneépreuve sans notes, « à blanc » ;

• croire qu’« analyser » équivaut à pêcher lacause d’un phénomène dans le manuelou à décrire un document, « synthétiser »

à faire un résumé, « rechercher » à puiserun renseignement dans une encyclopédieou sur Internet, « mettre en commun » àquestionner ses élèves…

Pour cela, nul besoin de formation profes-sionnelle. Chacun peut le faire moyennantune reproduction des habitus de sa scolaritéet un travail sur les contenus de façon à avoir« une leçon d’avance sur les élèves ». Fortesde cette conviction, maintes institutionsconfient d’ailleurs l’histoire à des ensei-gnants sans formation spécifique, prouvantque l’idée selon laquelle cette discipline n’apas besoin de didactique est une représenta-tion socialement agréée.

* Version légèrement remaniée d’un article paru dans :Éducateur, Revue du Syndicat des enseignants romandsMartigny 3/2001, pp. 14-17.

Une nouvelle histoire enseignéea-t-elle sa raison d’être ?

Comment faire démarrer la réflexionpour un chantier de cinq à dix ans,

dans une logique deperfectionnement professionnel.

Ni les Lumières, ni l’Education nouvelle,ni la nouvelle histoire n’ont eu de prise

sur les présupposés des plansd’études d’histoire. Un misonéisme

occulté par des réformes cosmétiques :la quadrichromie pour le manuel,

le rétroprojecteur pour la présentation,Internet pour la transposition,

la suppression des notes pour l’évaluation…

PIERRE-PHILIPPE BUGNARD, UNIVERSITÉ DE FRIBOURG

L’éditorial 11

Sans didactique, l’histoire est une tâchelourde… pour pas grand-chose !« Qu’est-ce que le Tiers Etat ? C’est un payscomme la France où la majorité des genssont pauvres ». En répondant cela en 1997,un élève du 8e degré a obtenu 1 point sur 2 :la moitié ! Telle est la valeur accordée à lareprésentation d’une notion abordée enleçon dialoguée, donnée « à apprendre » ducahier à l’examen. Pour du faux, la« moyenne » n’est pas loin. 50 % des pointsfont en effet 3.5, tout près du 4 qui est encoreà 40 % du sommet de l’échelle 1 – 6 : unniveau d’exigence non significatif, bien quela branche puisse représenter, souvent, unetâche lourde pour l’élève… et pour l’ensei-gnant. C’est pourquoi on « réussit » en his-toire, sans forcément « apprendre », et ilserait mal vu qu’une classe n’y obtienne pasune « bonne » moyenne. On peut – on pouvait – ainsi « rattraper » une branche« éliminatoire » à l’aide de deux branches« secondaires ».

En fait, notre élève devrait recevoir un 6 delogique formelle : « Bien sûr, le tiers c’est lamajorité et puisque le prof a dit qu’un« Etat » c’est un pays et qu’en France la majo-rité des gens étaient pauvres, donc… » !C.Q.F.D. moyennant une confusion supplé-mentaire en mathématique entre « tiers » et« majorité ». Toute erreur a sa logique propreet l’élève réclamera au moins quelque chosepour ça. La « faute» lui est donc à moitié par-donnée ! L’histoire enseignée qui en reste làn’est pas même dotée de la didactique la plusélémentaire puisque la représentation estsanctionnée (notée) au lieu d’être traitée : lesavoir est transposé en un rudiment promisà l’accessit, fût-il restitué aléatoirement.Ainsi fonctionne, souvent, l’enseignement del’histoire. Dès lors, la recherche a beau jeu de

conclure que la didactique de l’histoire soit àce point « sinistrée » !

Certes, toute histoire enseignée utilise un fildu temps grossièrement conceptualisé sousles étiquettes de la frise dite des « cinqvieilles », fabriquée au XIXe siècle, inculquéedès le primaire. Mais elle postule un progrèsinéluctable, tout juste ralenti pour le tempsd’un «Moyen Age» : le monde est l’Occident,les autres civilisations récoltant de l’admira-tion pour leurs grandes réalisations… dansleur lointaine antiquité. Une programma-tion linéaire relègue aussi la Préhistoire,l’Antiquité ou le Moyen Age au primaire etaux premières années du secondaire où ilssont investis d’une connotation d’èresattrayantes, tandis que l’Epoque contempo-raine reste dévolue aux aînés aguerris pour laconfrontation aux « problèmes de notretemps ». Et plus on « avance », plus le pro-gramme court le risque d’être saturé d’évé-nements obstruant la vision historienne desgrandes mutations de la condition humaine.

Les concepts de la nouvelle histoire enseignée« Apprendre » les participes passés, les équa-tions… chacun reconnaîtra que c’est biens’exercer à en maîtriser les règles pour le plusde cas possible, non à en restituer une sérieaccordée, résolue… d’avance. « Apprendre »la chimie, la physique… on admettra égale-ment que c’est comprendre Lavoisier, New-ton… afin de les dépasser. Ainsi fonctionneune discipline en phase avec l’avancée de sonchamp de connaissances et ouvrant à lacompréhension de situations inconnues.Telle est la condition que réclame aussi ladidactique de l’histoire, en toute considéra-tion des limites de la conceptualisation ensciences humaines et en histoire nouvelle :

12 Le cartable de Clio, n° 1

un outil de pensée universel, sans communemesure avec l’inculcation aléatoire de notions.

Bâtir un programme sur une périodisationstructurale, c’est donc approcher le tempssans le réduire à une vulgate découpée pourêtre « apprise », mais en mettant à disposi-tion de la classe une série de concepts pourqu’elle puisse le construire et l’interpréter :dès lors, partout, dans le présent et le passédu monde, l’agencement de l’espace-tempsest servi pour repérer changements etcontinuités, examiner les caractères dessociétés afin d’en distinguer les états entrearchaïsme, tradition ou modernité, d’unchamp historique à l’autre. Périodiser, c’estalors localiser une rupture (révolution…)une continuité, une phase de transition, endater les termes, en caractériser les élémentsdéclencheurs. On peut ainsi rapprocher desphénomènes analogues se déroulant dansdes temps différents (asynchronisme) oudes phénomènes différents se déroulantsimultanément (contemporanéité du noncontemporain), localiser un effet dont lacause est oubliée (rémanence), enquêterdans le temps sur l’origine d’attitudescontemporaines (régressivité), etc.

Prenons un cas : la réforme de l’évaluationDans le canton de Vaud, deux initiativesréclament le rétablissement des notes àl’école (2001), l’une sans la moyenne. Cetévénement réagit aux effets d’une conjonc-ture scolaire qui est de l’ordre de la généra-tion et qui vise à dépasser la logique d’éva-luation normative traditionnelle. Mais lanote n’est qu’un élément de l’ensemble dusystème « classe ». Remonter à sa naissance,au XVIIe siècle, c’est traiter le niveau incons-cient des structures qui requiert la mobilisa-tion du concept de rémanence : est réma-

nent tout effet encore visible (la « classe », lesnotes, la moyenne, le redoublement, la sélec-tion…) dont le sens originel, la genèse, estoublié (le besoin de hiérarchie, de sur-veillance… donc de notes, donc demoyennes…). Sous l’Ancien Régime, la« classe » projetait dans la pédagogie lesconditions de la ségrégation sociale dessociétés d’ordres : une volée d’élèves sélec-tionnée, rassemblée en un lieu d’application(la salle de classe) de programmes annuels,accomplis sous forme d’exercices exécutéssimultanément par tous les élèves, soumisaux mêmes examens. La moyenne entrenotes des branches « éliminatoires » et« secondaires » sanctionne alors une réussite(promotion) ou un échec (redoublement),en fonction d’une norme sociale : chacun àson rang en fonction de sa condition, sansavoir à user de violences physiques. Telle estla grande modernité de la « classe », unemodernité aujourd’hui dépassée.

L’utilisation d’une périodisation historienne,ici sous les aspects de conjoncture (la com-préhension des enjeux de l’éducation nou-velle) et de structure (l’écart du systèmeclasse par rapport aux aspirations de lasociété contemporaine), permettrait à uneclasse d’évaluer la pertinence des deux initia-tives et, parallèlement, de mesurer l’adéqua-tion des réformes en cours avec les visées del’éducation aujourd’hui.

Faire de l’histoire enseignée une sciencehumaine au service d’une telle compréhen-sion de l’environnement, ce serait pratiquerune discipline porteuse de sens et citoyenne.

Dépasser les représentations surannéesLa programmation structurale permet dedépasser la centration sur le contemporain

b i b l i o

L’éditorial 13

événementiel des plans d’études de la « nou-velle » maturité, par exemple, qui, sur cepoint, tournent le dos aux acquis dessciences historiques. Elle rend aussi possiblel’allégement nécessaire des programmes enles recentrant sur un fundamentum concep-tualisé dans un temps (long) et un espace(large) signifiants. La logique structuralepousse à une intelligence globale du monde,contre la fragilité des savoirs qui ne sont pasconstruits. Un étudiant en licence d’histoiremaîtrise en moyenne 4 à 5 % des items d’untest portant sur les programmes qu’il a suivisau secondaire !

Contre une telle prise de risques didactiques(à juguler par l’analyse des pratiques), il y ale frein des mentalités. Traditionnellement,c’est à l’histoire qu’incombait la missionpatrimoniale de transmission de mémoiresnationales. Si l’on ne traque plus vraimentun Dufour casé à la Médiation, la concep-tualisation peine toutefois à renverser l’habi-tus de l’événementiel-linéaire. Faire entrer ladidactique de l’histoire dans une majoritédes classes, ce serait contribuer à cette « ins-truction publique » réclamée par les péda-gogues de la Renaissance, les lumières, l’Edu-cation nouvelle et enfin, aujourd’hui, par lesplans d’études européens. En vain ?

REPÈRES BIBLIOGRAPHIQUES

POUR UNE NOUVELLE HISTOIRE ENSEIGNÉE

• ALLIEU Nicole, « De l’Histoire des chercheurs àl’Histoire scolaire », in Savoirs scolaires et didac-tiques des disciplines : une encyclopédie pouraujourd’hui (DEVELAY Michel, dir.), Paris, ESF,« Collection Pédagogies », 1995, pp. 123-162.

• AUDIGIER François, « Histoire et Géographie :des savoirs scolaires en question entre les défini-tions officielles et les constructions scolaires »,in « Les savoirs scolaires (2) », Spirale. Revue derecherches en éducation, Lille, n° 15/1995,pp. 61-90.

• AUDIGIER François, « Histoire, géographie,sciences économiques et sociales » (Repères histo-riques, bibliographiques ; revues), in Guide biblio-graphique des didactiques. Des ressources pour lesenseignants et les formateurs, Paris, INRP, 1993,pp. 117-139.

• « Enseigner le présent, le passé et le possible ».In BRUNER Jerome, L’éducation entrée dans laculture. Les problèmes de l’école à la lumière de lapsychologie culturelle (The Culture of Education,Harvard College, 1996, traduit de l’anglais parYves Bonvin), Paris, Retz, 1996, pp. 111-126.

• HERY Evelyne, Un siècle de leçons d’histoire. L’his-toire enseignée au lycée, 1870-1970, Rennes, PUR,« Histoire », 1999.

• HEIMBERG Charles, « Vers une histoire scolairerenouvelée qui éduque à la citoyenneté et réflé-chisse aux usages publics de l’histoire », in His-toire de manuels et manuels d’histoire dans le can-ton de Vaud (XIXe-XXe siècles). Revue HistoriqueVaudoise, Lausanne, Société Vaudoise d’Histoireet d’Archéologie, 1997, pp. 5-18.

• JOUTARD Philippe, « L’enseignement de l’his-toire », in L’histoire et le métier d’historien enFrance 1945-1995, Paris, Editions de la Maisondes sciences de l’homme, 1995, pp. 45-55.

• LAUTIER Nicole, A la rencontre de l’histoire,Villeneuve d’Ascq, PU du Septentrion, « éduca-tion et didactiques », 1997.

• MARTINEAU Robert, L’histoire à l’école. Matièreà penser…, Paris – Montréal, L’Harmattan, 1999.

• WALCH Jean, Historiographie structurale, Paris,Masson, 1990.

14 Le cartable de Clio, n° 1

Les domaines évoqués dansl’article concernent le secon-daire, essentiellement, sur unebase d’expériences conduitesen Suisse romande dans lecadre de la formation conti-nue du cycle d’orientationgenevois et de la formationinitiale du secondaire supé-rieur fribourgeois.

Au primaire, une réflexion surdes moyens préparant à lanouvelle histoire enseignées’est ouverte avec Connais-sance de l’environnement(COROME, 2000).

La recherche a montré quedepuis son insertion dans lesprogrammes, l’enseignementde l’histoire au secondaire, enparticulier supérieur, n’a guèredéveloppé de didactique :

« La corporation croit produireune connaissance de sociétéspassées auréolée du statut devérité (…). Cette conceptionexplique (son) rôle de premierplan dans le maintien d’unehistoire qui (…) conduisaitdavantage les élèves des lycées etdes collèges à se situer dans unecontinuité de civilisation quedans une société en mutation.(…) Elle a épousé le mouve-ment d’une société qui (…) nese tourne guère vers son passéque pour y chercher un peu dedépaysement et d’exotisme, ceque la télévision excelle à luioffrir. » (HERY, 1999).

Leçon magistrale dans une académie en 1612…Histoire mondiale de l’éducation (MIALARET G. ; VIAL J. dir.), Paris, PUF, 1981, t. 1, p. 225.

… et dans un lycée en 1980Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France

(PARIAS L.-H. dir.), Paris, NLF, 1981, t. IV, p. 332.

Le cartable de Clio, n° 1 – Des recherches, la didactique de l’histoire a besoin de recherches – 15-17 15

DES RECHERCHES, LA DIDACTIQUE DE L’HISTOIRE A BESOIN DE RECHERCHES...

Le terme de didactique s’est introduit dans laréflexion sur l’enseignement et l’apprentis-sage de l’histoire depuis à peine plus de deuxdécennies. Sous cette désignation et en cor-respondance avec les autres disciplines sco-laires, cette réflexion qui a toujours existé,s’est profondément transformée. Elle a placéla spécificité des savoirs au centre de sonapproche, posant d’abord, à la différence dela pédagogie, que l’enseignement et l’ap-prentissage d’un domaine de savoir, d’unediscipline scolaire particulière, ne relevaientpas des mêmes logiques que celles qui sont àl’œuvre dans une autre discipline. L’affirma-tion de l’importance de cette spécificitérequiert un solide appui du côté de l’épisté-mologie de l’histoire-science. Mais, cettemême histoire-science, sauf travaux très pré-cisément axés sur ces intentions, ne dit pascomment elle est produite et consomméedans l’espace social, enseignée et apprisedans l’espace scolaire, comment chacun laconstruit et la comprend ; elle ne dit rien nonplus sur la manière dont elle circule, ni surses usages et ses fonctions dans la société.

La didactique de l’histoire doit doncconstruire ses propres interrogations, sesproblèmes, ses objets, ses méthodologies. Ellea emprunté certains concepts à d’autresdidactiques, tels que transposition didac-tique, contrat didactique, pratique sociale deréférence ou situation didactique, par

exemple. Elle a importé des nouvelles problé-matiques telles les représentations socialesqui relèvent de la psychologie sociale. Elle aaussi travaillé sur les logiques propres del’histoire à l’Ecole, montrant les différencesessentielles qu’il convient de poser entre l’his-toire-science et l’histoire scolaire.

Deux décennies, cela est peu, très peu. Aussiles travaux accumulés sont-ils encore mincestandis que l’urgence et l’ampleur des pro-blèmes rencontrés dans le quotidien de l’en-seignement expliquent à la fois les attentes etles rejets dont elle est l’objet. Attentes car lademande est forte en termes d’aides aux pra-tiques enseignantes, rejets car il y a toujoursune distance, un écart entre les résultatsd’une recherche et l’action. La didactique estun domaine en plein chantier, celle de l’his-toire sans doute encore plus que dansd’autres disciplines comme les mathéma-tiques ou les langues, qui bénéficient à la foisd’un intérêt plus grand dans les Ecoles, pluslargement dans la société, dont les didac-tiques ont pu s’appuyer sur des travaux depsychologues étudiant le développement duraisonnement, de la pensée formelle ou dulangage, qui ont rassemblé et rassemblent unnombre important de chercheurs.

Rien de tel pour la didactique de l’histoire.Lors d’une réunion tenue en 2000 à Paris,Christian Laville, professeur à l’Université

FRANÇOIS AUDIGIER, UNIVERSITÉ DE GENÈVE

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Laval à Québec, a présenté une synthèse destravaux de didactique de l’histoire, incluantdans son propos des travaux anglo-saxonsqui, sans porter le terme de didactique,expriment des préoccupations proches. Cebilan doit paraître dans un prochain numérode la Revue Perspectives Documentairespubliée par l’INRP. Il est léger. Cette légèretépourrait inciter à en rester là et à se dire,comme le pensent une très grande majoritéd’historiens universitaires et professionnels,que la didactique est inutile puisqu’un bonenseignant est d’abord, voire exclusivement,quelqu’un qui sait bien son histoire. On peutaussi penser le contraire. Après tout, deuxdécennies avec si peu de chercheurs et tantde résistances, c’est beaucoup trop courtpour décider de l’inutilité d’un nouveaudomaine ; dès que l’on s’interroge sur l’en-seignement de l’histoire, dès que l’ondépasse le sens commun et les opinionsd’évidence, il y a tant et tant de questions quidemandent à être travaillées que cela vaut lapeine de faire tout ce qui est possible pourdévelopper ce champ de recherches.

Ceci acquis, mille questions se posent. Aprèstout, les enseignants ne sont-ils pas les mieuxplacés pour parler de l’enseignement del’histoire ? Ancien débat qui est loin d’êtreclos ! Si, dans le champ des sciences sociales,donc dans les didactiques, on assiste au‹retour de l’acteur›, cela ne signifie nulle-ment que seul l’acteur a quelque chose depertinent à dire sur son action. Reconnaîtrel’importance de ce que celui qui vit uneexpérience dit de cette expérience, neconduit pas à enfermer cette expérience dansce seul discours. Pour être un peu polé-mique, les marins de Christophe Colombn’avaient pas vraiment l’idée qu’ils étaient entrain de découvrir l’Amérique et Fabrice, le

héros de La Chartreuse de Parme, erre sur lechamp de bataille de Waterloo sans com-prendre grand-chose. Ce sont évidemmentlà des exemples extrêmes ! Quoi qu’il en soit,la didactique de l’histoire ne peut exister etdes recherches se développer que si l’onaccepte deux axiomes : l’action n’est pastransparente aux acteurs et l’enseignement-apprentissage de l’histoire mérite bien quel’on s’y intéresse de façon raisonnée, rigou-reuse et systématique. Pourquoi les histo-riens soumettraient-ils à une critique raison-née les sources qu’ils rassemblent sur tel outel événement et refuseraient-ils cetterigueur et cette exigence pour parler de leurmétier et l’étudier ?

Ces convictions rapidement posées, l’exis-tence du cartable de Clio est une invitation àmettre en place des recherches en didactiquede l’histoire. Il y a des équipes à construire ;le travail collectif, la collaboration entreenseignants et chercheurs, dans le respect descompétences et des rôles de chacun, leséchanges entre équipes de recherche, aussibien en Suisse romande, que dans le mondefrancophone et plus largement, sont desnécessités 1. Les thèmes de recherche, lesobjets à construire sont extrêmement nom-breux, les méthodes à mettre en œuvre sontdiverses, les problématiques plurielles. Lesrecherches peuvent être directement aux

1 Correspondance ? Une collègue de l’Université de Barcelone met en place une revue de Didactiques dessciences sociales. Le terme de sciences sociales est uneappellation en vigueur en Espagne et je n’ouvre pas ici ledébat sur ce terme et ce qu’il recouvre. Elle souhaite axerfortement cette revue sur la recherche, recherche et sur-tout recherches liées aux situations d’enseignement etd’apprentissage, qui sont, à ses yeux, trop peu dévelop-pées dans le monde hispanique. Comme quoi, à l’échelledu monde, il y a quelques corrélations temporelles quiont sans doute du sens ! La revue paraîtra en 2002.

L’éditorial 17

prises avec l’action, d’autres se tenir plus àdistance et proposer des modélisations. Cen’est pas l’objet de ce bref appel que de pro-poser quelques exemples. Nombre d’articlesde ce numéro et quelques-uns des ouvragesrecensés en indiquent clairement plusieurs.Je me limite à formuler un espoir : que Lecartable de Clio et la mise en place des HEPs’allient pour créer une conjoncture favo-rable à la mise en place et au développementd’équipes de recherche en didactique del’histoire entre Arve et Sarine, entre Jura etlac de Lugano.

L’actualité de l’histoire

Le cartable de Clio

Le cartable de Clio, n° 1 – Le mythe lacustre et la construction de la Suisse au XIXe siècle – 21-27 21

LE «MYTHE LACUSTRE» ET LA CONSTRUCTION DE LA SUISSE AU XIXE SIÈCLE – LES ARCHÉOLOGUES ET L’HISTORIOGRAPHIE*

De la « civilisation lacustre » aux recherches modernes sur le « phénomène palafittique »Au début de l’année 1854, des écoliers mettentau jour de curieux matériaux à Obermeilen,sur les rives asséchées du lac de Zurich. Dansles mois suivants, des découvertes analoguesse multiplient un peu partout en Suisse.Conscient de l’importance de ces trouvaillesqu’il a aussitôt reconnues comme préhisto-riques, Ferdinand Keller propose alors uneinterprétation audacieuse de tous ces sites :selon lui, il s’agirait des vestiges de villages éri-gés au-dessus des lacs, qui auraient constitué,après les hordes primitives des hommes del’âge de la pierre taillée, la première civilisa-tion de l’histoire de l’humanité.

L’interprétation de Keller rencontrera unsuccès considérable auprès de ses contempo-rains et marquera la recherche archéolo-gique suisse de son empreinte. Abondam-ment médiatisée, inspirant quantitéd’artistes et de littérateurs, la « civilisationlacustre » que Keller avait inventée populari-sera par ailleurs la notion, alors nouvelle, des« temps préhistoriques ». Dans ces circons-tances, on ne s’étonnera guère que cetteinterprétation soit demeurée inquestionnée

jusqu’à la fin des années 1920. Et les pre-mières critiques devaient encore se heurter àla résistance farouche de la communautéarchéologique suisse ; puisqu’elles venaientd’Allemagne, on y voyait une tentativedéloyale de nier la spécificité du passé helvé-tique. Cette résistance s’accentuera évidem-ment avec l’accession du parti national-socialiste au pouvoir en Allemagne, de tellesorte qu’il faudra attendre le début desannées 1950 pour voir se développer, enSuisse, une approche plus sereine du pro-blème palafittique.

Après de longs débats, la «question lacustre»a pu être considérée comme résolue, vers lafin des années 1970. L’ensemble de la com-munauté archéologique reconnaît désormaisle caractère erroné de l’interprétation tradi-tionnelle. Tous les villages palafittiques ontété érigés sur les rives exondées ; et si parfois,les planchers étaient surélevés, c’était pourpréserver l’habitat dans le cas de crues sai-sonnières exceptionnelles.

La recherche préhistorique suisse dans la seconde moitié du XIXe sièclePour affronter la persistance de l’ancienneimagerie « lacustre» dans l’opinion publique,la communauté archéologique modernes’est évertuée à dénoncer le caractère jugéfantaisiste de l’interprétation traditionnelle.Or, un examen attentif de l’histoire de

* Ce texte est une version légèrement remaniée d’unarticle à paraître dans le 2e volume des Cahiers de la Mai-son de l’Ethnologie et de l’Archéologie (Paris/Nanterre).

MARC-ANTOINE KAESER, MUSÉE NATIONAL SUISSE, ZURICH

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l’archéologie nationale contraint à tempérer(ou à relativiser) ces critiques. On observe eneffet que l’interprétation de Keller n’avait pasété lancée à la légère : elle était fondée sur unraisonnement parfaitement rationnel. Et lesarguments archéologiques, ethnographiques,historiques et géologiques qu’elle faisaitintervenir étaient tout à fait conformes auxconnaissances et aux savoirs contemporains.

Pour ce qui touche au contexte général del’archéologie à l’époque de Keller, il apparaîtmême que la recherche suisse se distinguaitpar un dynamisme auquel les études palafit-tiques n’étaient pas étrangères. De fait, pourdes raisons qui tiennent autant à l’organisa-tion de la recherche qu’aux conditions parti-culières de la conservation des élémentsorganiques sur les sites palafittiques, lesreprésentants des sciences physiques et natu-relles se sont intéressés de très près auxétudes préhistoriques. Complétant idéale-ment les approches ethnicistes et histori-cistes des « antiquaires », ils y ont défini desdémarches et des problématiques très nova-trices. Ainsi, les analyses technologiques etl’« archéologie expérimentale » étaient cou-ramment pratiquées ; et surtout, on s’estengagé dans les premières études systéma-tiques de paléobotanique, d’archéozoologieet de paléométallurgie.

Une réalité séduisanteBref, il serait trop facile de discréditer la «théo-rie lacustre» en arguant de l’incompétence etde la désinvolture de Keller et de ses contem-porains. Si les acteurs de la recherche préhisto-rique passée ont succombé à l’interprétationde Keller, c’est tout d’abord parce que celle-ciparaissait fondée scientifiquement. Mais c’estaussi, bien évidemment, parce qu’elle avaitpour eux un attrait qui dépassait très large-

ment la simple « séduction romantique »qu’on lui reconnaît usuellement.

Tels que la science semblait les ressusciter, lesLacustres flattaient effectivement certainshorizons d’attente de l’imaginaire collectif :la fascination pour les mondes engloutis (cf.Atlantide, légende d’Ys), réputés, comme lesgrottes ou le ventre maternel, donner accèsau passé. D’autre part (et contrairement auxréalités habituelles de l’archéologie de cetteépoque, qui s’occupait presque exclusive-ment de tombes et de sites jugés militaires),les villages lacustres donnaient accès, nonplus aux domaines de la mort et de la guerre,mais à celui de la vie quotidienne. Du fait deleur conservation exceptionnelle, on s’yretrouvait plongé dans la banalité la plustouchante du passé : en définitive, cesLacustres se révélaient étrangement prochesde leurs descendants.

Mais à cette séduction « naturelle » s’ajou-taient d’autres causes au succès de la « théo-rie lacustre » : des causes de nature politiqueet idéologique. En vertu de certaines caracté-ristiques intrinsèques, les villages lacustrespouvaient remplir une fonction identitaire.

Les causes politiques du succès de l’interprétation de KellerPour appréhender le rôle politique qu’a jouéla représentation lacustre du passé national,il faut tenir compte de la situation intérieurede la Suisse, et de sa position dans le concertdes nations européennes. Lors de l’« inven-tion » de la civilisation lacustre, la Suisse sorttout juste de la guerre civile du Sonderbund,qui a permis, avec la nouvelle Constitutionde 1848, l’unification du pays sur un pro-gramme démocrate et progressiste imposé àune minorité sécessionniste de cantons

L’actualité de l’histoire 23

conservateurs, catholiques et montagnards.Ce nouvel Etat fédératif, qui remplaçait uneconfédération d’états assez lâche, se trouvepar ailleurs isolé : face à l’impérialisme fran-çais, confronté de plus à l’émergence desnationalismes allemand et italien, la Confé-dération suisse constitue alors la seuledémocratie sur le continent européen. Pourpanser les plaies encore vives de la guerrecivile et assurer sa cohésion face auxmenaces extérieures, la Suisse doit donc seconstruire une identité nationale.

En raison du caractère plurilinguistique, plu-riculturel, pluriethnique et pluriconfession-nel de la Suisse, son identité nationale nepeut se fonder que sur l’affirmation d’unpassé et d’un paysage communs. Or, en 1848,l’exploitation des anciennes références s’avé-rait problématique. Le développement de lacritique historique venait en effet de démon-trer le caractère légendaire des anciens récitsfondateurs médiévaux. Par ailleurs, l’invoca-tion du paysage alpin était désormais malve-nue, puisque c’était au cœur de ces mêmesvallées montagnardes que résidait alors l’op-position réactionnaire à l’unification du pays.

Dans ces circonstances, la découverte d’unnouveau passé, antérieur à l’histoire alorsconnue et disponible, constituait pour le dis-cours identitaire une opportunité tout à faitbienvenue : les Lacustres se verront investispour combler en quelque sorte une lacuneidentitaire. Et de fait, tels que l’archéologieles mettait au jour, ces Lacustres présentaientun certain nombre de caractéristiquesintrinsèques qui s’adaptaient idéalement àcette récupération.

Tout d’abord, il s’agissait d’habitants du Pla-teau: face aux anciennes références identitaires

montagnardes, ils représentaient déjà mieux laSuisse moderne, industrielle et progressiste.Ensuite, on n’y observait aucune différence destatut entre les différentes habitations. De plus,dans leur très grande majorité, les vestiges serapportaient au monde de l’artisanat et del’agriculture, et non pas au domaine militaire.Conformes à l’image que les Suisses progres-sistes voulaient se donner d’eux-mêmes, lesLacustres apparaissaient donc comme unesociété égalitaire et pacifique. Du point de vuesymbolique, on remarquera enfin que la plate-forme sur laquelle les Lacustres avaient érigéleurs villages pour s’abstraire des dangers exté-rieurs constituait une métaphore transparentede l’image que les Suisses ont de leur proprepays : un Sonderfall, un cas particulier, uneoasis de tranquillité dans un monde réputéviolent et déchiré, dont la Suisse se protège parsa neutralité.

Bref, on pouvait estimer que depuis l’originede l’organisation sociale, les gens qui occu-paient notre pays présentaient les caractéris-tiques des Suisses modernes : c’étaient doncdéjà des Suisses avant la lettre. Depuis la nuitdes temps, les Suisses connaissaient ainsi undestin particulier, qui les avait unis à traversles millénaires. Au regard de ces millénairesd’unité, les facteurs modernes de divisiondevaient dès lors apparaître comme desdétails infimes et négligeables.

La civilisation lacustre : un mythe historique à part entièreOn s’est souvent complu à qualifier de« mythique » la représentation traditionnellede l’univers lacustre ; par-là, on n’entendaitdénoncer que son caractère fantaisiste. Il setrouve cependant que l’imaginaire lacustrese conforme très strictement à la définitionanthropologique du «mythe historique» : un

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récit sur le passé exprimant une vérité inté-rieure, entre conscient et inconscient, et qui,en jouant sur les ambiguïtés, permet deménager des interprétations contradictoiresqui, selon la logique rationnelle, devraients’opposer.

D’un côté, le passé lacustre était en effetinvesti idéologiquement pour affirmer lecaractère inéluctable du progrès : le dévelop-pement des civilisations préhistoriques devaitdémontrer que le progrès était la force activede l’histoire. De manière radicalement oppo-sée, d’autres voyaient dans le même passél’image d’un âge d’or d’inspiration nettementrousseauiste. Frappés de nostalgie passéiste,ces derniers estimaient ainsi que le passélacustre figurait le « bon vieux temps », untemps antérieur à la perte des valeurs moraleset à l’éclatement des structures sociales entraî-nées par la Révolution industrielle.

Le mythe lacustre autorisait à concilier cesdeux visions antagonistes : selon une lecture«œcuménique», les Lacustres démontraientbien la « loi du Progrès » ; ils confirmaientl’optimisme du radicalisme progressiste. Maisils figuraient aussi un exemple à suivre. Carl’évolution du monde est porteuse de dangersmoraux; pour les éviter, il fallait donc demeu-rer fidèle à l’héritage des anciens Lacustres, etentretenir leurs vertus ancestrales. En un mot,c’était seulement en respectant le passé quel’on pouvait progresser vers cet âge d’or placédans un avenir prometteur.

Quelles étaient ces vertus ancestrales ? Toutd’abord, la simplicité, l’indépendance et laneutralité. Mais c’était surtout l’ardeur autravail. Cette ardeur au travail, constammentsoulignée par les analystes, transparaissaitdéjà dans les efforts considérables que les

ancêtres lacustres avaient dû consentir pourériger, avec leurs faibles moyens, la plate-forme qui garantissait leur indépendance etleur neutralité. Mais elle apparaissait demanière encore plus évidente lorsque l’onconsidérait le mobilier palafittique. Contrai-rement aux mobiliers préhistoriques usuelsdes fouilles archéologiques du XIXe siècle,qui consistaient en objets de culte, enoffrandes funéraires, en armes et en parures(des trophées de la vanité humaine…), lessites palafittiques ne livraient presque quedes ustensiles et des outils, ou des outils des-tinés à fabriquer d’autres outils. Par lafouille, le Lacustre se présentait fondamenta-lement comme un artisan, un travailleur.

Or, selon la lecture « œcuménique », c’étaitprécisément cette ardeur au travail desanciens Lacustres qui leur avait permis depasser d’un âge à l’autre, de porter la civilisa-tion occidentale sur les rails du progrès. Acet égard, les peuples « primitifs » modernes,dont on soulignait complaisamment laparesse et la vanité, constituaient le repous-soir idéal. Si ces peuples étaient des « fossilesvivants», s’ils étaient demeurés stationnaires,c’est parce qu’ils n’avaient pas les vertusmorales des anciens Lacustres. Dans ces cir-constances, si les Suisses modernes voulaientcontinuer à alimenter le progrès pouratteindre cet idéal futur, il leur fallait conti-nuer à travailler dur, à se contenter de peu, àdédaigner les plaisirs faciles et ne pas semêler de querelles inutiles.

Une vaine instrumentalisation de l’histoire de la recherchePrès de 150 ans après la découverte d’Ober-meilen, il est assurément temps de jeter unregard réflexif sur l’historiographie de la« question lacustre ». On observe en effet que

L’actualité de l’histoire 25

depuis cinquante ans, cette question a faitl’objet d’une vaste production historiogra-phique, dont l’efficacité demeure pourtantsujette à caution. Dans une perspectivefurieusement présentiste, l’objectif desauteurs consistait en effet à définir lesanciennes « erreurs » pour mieux affirmer lavalidité de leurs propres interprétations.L’histoire était donc instrumentalisée pourrégler des problèmes épistémologiques ausein de la communauté scientifique.

Peu désireux de comprendre le passé selonses propres termes, ces historiens improvisésne se sont dès lors pas mis dans les conditionsd’une distance critique. Trop soucieux dedénoncer l’ancienne interprétation de la«question lacustre», ils ne pouvaient réaliserque cette «question lacustre» elle-même étaitune construction historique, un artefact de larecherche. Comme le montre la dendrochro-nologie (la datation par les bois), les occupa-tions attestées sur les rives des lacs et desmarais sont extrêmement épisodiques. Tousces villages appartiennent à des univers cul-turels extrêmement différents, et ne parta-gent en définitive que la similitude des condi-tions de conservation en milieu humide.

D’une certaine manière, la position présen-tiste des archéologues-historiographes les amaintenus prisonniers d’une question dontles termes eux-mêmes étaient conditionnéshistoriquement : le « phénomène palafit-tique » des archéologues de la dernière géné-ration est donc demeuré prisonnier du cadretrompeur établi par la prétendue « civilisa-tion lacustre » de Keller.

Le mythe et la scienceS’ils avaient reconnu la nature proprementmythique de la représentation traditionnelle

du village lacustre, ces archéologues seseraient assurément épargné beaucoup defrustrations. Car en dépit de leurs effortsd’endoctrinement, cette représentation aencore perduré durant plusieurs décenniesdans l’imaginaire collectif. A cet égard, ilétait pourtant illusoire d’incriminer laparesse intellectuelle du public ou les défi-ciences du système scolaire. Cette perpétua-tion procède en effet de la nature même dumythe : par essence, celui-ci est irréductibleau discours savant. Le mythe historique nesert en effet pas à comprendre le passé, maisà donner du sens au présent. Dès lors, lesremises en question du savoir ne peuvent l’at-teindre : s’il est amené à évoluer, c’est unique-ment en fonction des vicissitudes du présent.

De fait, depuis une dizaine d’années, l’an-cienne représentation de villages érigés surl’eau n’a presque plus cours dans la popula-tion. Mais les archéologues auraient tort des’en féliciter outre mesure ; car il ne s’agit paslà du résultat, longuement reporté, de leursefforts pédagogiques. Le mythe s’est simple-ment adapté à l’évolution des préoccupa-tions de la société. Ainsi, si la plate-formelacustre s’est évanouie, d’autres aspects dumythe connaissent désormais un regain defaveur. Depuis la chute du Mur de Berlin,c’est l’écologie qui constitue la préoccupa-tion centrale des Suisses. Dans l’entreprise derecyclage conceptuel qui lui est propre, lemythe s’est donc approprié les nouvellesorientations environnementales de larecherche préhistorique. L’idéalisation dupassé « lacustre » se fonde sur d’autres carac-téristiques : celles de petites communautésharmonieuses qui se seraient installées aubord des lacs, à l’intersection entre différentsécosystèmes, de manière à faire raisonnable-ment et modérément usage de toutes les res-

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sources généreusement offertes par un envi-ronnement fragile, encore préservé desatteintes de l’homme.

Ainsi, le mythe lacustre n’est pas mort : il estsimplement plus conforme aux données del’archéologie moderne — parce que les pré-occupations écologiques de la société ontrejoint les préoccupations environnemen-tales qui sont celles, depuis quelques décen-nies, de la communauté scientifique.

En substance, rien n’a donc changé depuis leXIXe siècle. A l’époque, le mythe lacustre estné indépendamment de la science ; mais ils’est nourri de la coïncidence entre certainesaffirmations savantes et les obsessions de lasociété contemporaine. Et aujourd’hui, lesarchéologues ne sont pas plus les auteurs dela nouvelle signification conférée à l’imagi-naire lacustre. Pourtant, en insistant sur cer-tains aspects sensibles qui préoccupent leurscontemporains, on peut dire que les archéo-logues ont contribué à revivifier l’ancienmythe lacustre.

b i b l i oÉLÉMENTS BIBLIOGRAPHIQUES

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L’actualité de l’histoire 27

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«C’est [ainsi] que sont nées les cités si nom-breuses en ce coin solitaire, qui semble créé pourl’union, la grande union humaine, et qu’onnomme encore aujourd’hui la Confédération descantons libres. La Suisse moderne a gardé de nosjours, de cette occupation primitive, le cachet per-sonnel qui la distingue et la marque au milieu detoutes les nations européennes. Elle est encore, enplein XIXe siècle, la vieille patrie des Lacustres.

« Renfermée en elle-même, dit Edgar Quinet, dansles bassins de ses lacs, elle met son ambition à vivreà l’écart, en dehors de la mêlée des choses humainescomme à l’époque des Palafittes. Sa neutralité est lacondition de sa vie » (Création, t. II, p. 14).

Dès l’origine, elle fonda la République, ce gouver-nement essentiellement de droit humain, sa forceet sa gloire, qui a résisté à tous les chocs et prouvépar sa stabilité même qu’il est l’idéal, auquelreviendront nécessairement quand ils serontdébarrassés de toutes les superfétations royalesimplantées de force dans leurs mœurs, les peuplesaffranchis. La République basée sur l’unique loiqui devrait régir le monde, la loi de la nature.»

Henri Du CLEUZIOU, La création de l’homme et les premiersâges de l’humanité. Paris, Marpon & Flammarion

(Bibliothèque scientifique et populaire), 1887, pp. 306-307.

«Les espoirs les plus optimistes pour le futursont justifiés par l’ensemble de notre expériencedu passé. Il est certainement déraisonnable desupposer qu’un processus à l’œuvre depuis tantde milliers d’années aurait maintenant soudaine-ment cessé ; et en vérité, il doit être aveugle, celuiqui imagine que notre civilisation n’est pas sus-ceptible d’amélioration, ou que nous-mêmessoyons dans l’état le plus élevé atteignable parl’homme.»

John LUBBOCK, Pre-historic times, as illustrated by ancientremains, and the manners and customs of modern savages.

London / Edinburgh, Williams & Norgate, 1865 [trad. MAK].

28 Le cartable de Clio, n° 1 – Le rôle des sources photographiques dans le travail de l’historien – 28-33

LE RÔLE DES SOURCES PHOTOGRAPHIQUES DANS LE TRAVAIL DEL’HISTORIEN – PARTICULARITÉS DES SOURCES, USAGE LIMITÉ DE LADOCUMENTATION, MODALITÉS DE L’ÉCRITURE HISTORIOGRAPHIQUE*

Les sources de l’histoire des deux dernierssiècles comprennent un type de matériel qui,par nature, ne peut pas être négligé par larecherche historique ; toutefois, dans lemême temps, ces nouvelles sources posentdes problèmes particuliers d’accumulation –et par conséquent de conservation et d’orga-nisation archivistique – et de « durée de vie »,parce qu’elles sont réalisées sur des supportsmatériels fragiles qui peuvent se détériorerfacilement et irrémédiablement.

Parmi ces sources, on trouve assurément laphotographie, avec sa dimension écono-mique forte (les photographies sont desmarchandises !) et une spécificité technolo-gique qui expliquent que les critères dedépôt et d’accès immédiat à la documenta-tion ne correspondent absolument pas auxlogiques traditionnelles de conservation desdocuments-papier.

Cela dit, ne vaut-il pas la peine de s’interro-ger sur la manière dont les historiens se com-portent face à la photographie ?

En général, au-delà des informations deprincipe, ils la considèrent avec un sentimentd’étrangeté et en même temps de fascina-tion. Il est vrai qu’ils disposent pour la plu-

part d’un niveau de connaissance du proces-sus de production de l’image qui se limite àpeu près à la célèbre formule de MonsieurEastman : « Appuyez sur le bouton, nous nousoccuperons du reste ! » Mais en même temps,ces dernières années, le nombre des travauxhistoriques comprenant un vaste matérielphotographique – ou, plus simplement, aux-quels l’auteur ou l’éditeur ont imposé la pré-sence d’illustrations – n’a pas cessé de croître.

Finalement, cette acceptation passive, pourainsi dire, du fait d’être exclu des méca-nismes de production – qui a été fort bienexprimée dans le slogan cité ci-dessus quiservit, dans les Etats-Unis de la fin duXIXe siècle, à promouvoir et imposer sur lemarché le premier appareil avec pellicule àrouleau qui a permis la fortune de Kodak etl’émergence d’une consommation de massede la photographie – pourrait bien, si elleétait adoptée par l’historien, reléguer ce typede documentation historique parmi ceuxdéfinis de moindre importance, « d’usagevéritablement limité », et cela par incompé-tence ou paresse épistémologique.

Pourtant, il nous faut bien constater aussiqu’aucun historien n’oserait exclure de sacaisse à outils la connaissance des mécanismesde production d’un document manuscrit ouimprimé! D’où vient alors ce manque d’at-tention pour la photographie? Et en amont,

* Paru dans Scuola Ticinese, n° 242, avril-mai 2001.Traduit par Charles Heimberg.

ADOLFO MIGNEMI, ISTITUTO STORICO DELLA RESISTENZA, NOVARA, TRAD.

L’actualité de l’histoire 29

quel intérêt particulier présente-t-elle pourl’étude de l’histoire contemporaine?

Deux questions au moins devraient nousmener à considérer avec une attention soute-nue une source aussi typique de l’histoirecontemporaine que la photographie.

La première concerne ce que nous pourrionsappeler sa matrice idéologique. L’image pho-tographique est « d’abord un mode de pensée,un trait caractéristique de la figuration occi-dentale ». Il trouve indubitablement sa pre-mière origine dans le passage de la représen-tation conceptuelle à l’imitation de la naturetel qu’on l’observe dans la Grèce du Ve siècleavant Jésus-Christ : «c’est alors que commencel’histoire de l’illusionnisme occidental ».

Sans ce passage fondamental – a-t-il été sou-vent relevé – la photographie aurait été toutsimplement inconcevable et nous paraîtraitridicule. Et cet illusionnisme a encore étérenforcé au moment de la Renaissance.

Loin d’être seulement une acquisition tech-nique – a souligné Erwin Panofsky dans sonfameux essai sur La perspective comme« forme symbolique » – la perspective a cor-respondu au besoin d’une représentationfigurative qui permette de voir convenable-ment le monde et ses objets.

«Avec la naissance et l’affirmation d’une repré-sentation de la perspective selon des critèresmathématiques – écrit Diego Mormorio dansUna invenzione fatale – quelque chose s’est défi-nitivement constitué que nous pourrions dési-gner comme «l’idéologie de l’instantané»».

On reconnaîtra ici l’amorce de l’un des plusgrands mythes de l’humanité. De fait,

l’histoire de la perspective s’inscrit dansl’histoire de l’idée d’une image parfaite, d’unmoment cueilli au vol, dans le feu de l’ac-tion. Et ce rêve d’un miroir fidèle allait deve-nir un appareil au XIXe siècle, l’appareil des« images absolument fidèles ».

La seconde question concerne le caractèretoujours plus spectaculaire de la politiquetelle qu’elle s’est manifestée dans la sociétécontemporaine dès, et surtout après, le pre-mier conflit mondial.

L’atomisation, la dissolution des liens com-munautaires du passé, la perte de statutsocial, la liquidation de l’identité ont induitune véritable « appréhension d’un mondefictif » ; les masses – écrit Mosse – ne croientplus à la réalité du monde visible, de leurpropre expérience ; elles ne se fient plus àleurs yeux, ni à leurs oreilles, mais seulementà leur imagination.

Par conséquent, le spectacle n’est plus niébauché ni mis en œuvre par le pouvoir, aumoyen de manœuvres et de transformationsintentionnelles qui le mèneraient finalementà se représenter lui-même. Au contraire, c’estla réalité qui devient intrinsèquement spec-taculaire puisque toute l’expérience, dansson essence même, est rendue radicalementartificielle et déréalisée.

La signification et la valeur qui sont attri-buées dans un tel contexte à la constitutionde sources documentaires comme la photo-graphie sont donc susceptibles de renforcer,comme nous le soulignions déjà au début deces réflexions, la ferme conviction qu’elleconstituera toujours davantage, pour l’histo-rien contemporain, et au même titre que laproduction audiovisuelle, non pas tout

30 Le cartable de Clio, n° 1

bonnement une simple source supplémen-taire, mais une source dont il lui faudra tenircompte de toute manière dans la plupart deses recherches.

Mais cela implique aussi de prendre enconsidération les éléments constitutifs dudocument et, dans ce cas, de l’image photo-graphique.

Bien que cela n’ait guère été pratiqué jusque-là, il n’est pas impensable d’analyser le docu-ment photographique comme s’il s’agissaitd’un document traditionnel pour lequel lesmanuels de diplomatique distinguent descaractéristiques extrinsèques et intrinsèques.Les premières se réfèrent à la dimensionmatérielle du document et à son aspectexterne ; les secondes au contenu du docu-ment qui est représenté.

Pour chaque type de document, ces caracté-ristiques dépendent des modalités de sa pro-duction.

Dans le cas de la photographie, ces modali-tés sont à identifier dans les mécanismes deproduction de l’image et à l’intérieur del’appareil photographique, en tenantcompte de l’optique, de la mécanique et dela photochimie.

Chacun de ces aspects de la prise de vue rendcompte de la définition spécifique de l’imagequi va être réalisée, indépendamment de lavolonté du photographe, et fait pleinementpartie du processus photographique.

C’est là, dans un certain sens, une partie del’ambiguïté de l’image, de sa capacité dereconstruire, parfois même au-delà desintentions de celui qui la produit.

Il n’est pas dans mon intention d’illustrer icile fonctionnement d’un appareillage etd’une procédure photographiques. Il suffira,selon moi, de souligner l’importance d’élé-ments comme la composition de l’image, ladéfinition du sujet, la profondeur de champ,la déformation de la perspective, l’éventuelrecours à des effets spéciaux (flou, grain,etc.). Sans oublier, quand on ne dispose pasde toute la documentation relative à la pro-duction photographique – c’est-à-dire lenégatif et le tirage –, les choix effectués aumoment de passer de l’un à l’autre (coupes,réglages de contrastes, introduction d’expé-dients techniques, textures, etc.).

Il paraît tout aussi important de relever quiest l’auteur de la photographie, c’est-à-direqui a enclenché l’appareil et qui s’est chargéde tirer le négatif. On touche là, en effet, àune question méthodologique fondamen-tale : le négatif et le tirage constituent deuxtypes de documentation qui ont leur propreautonomie.

De la même manière – même si nousentrons là dans le champ d’un autre usagede l’image photographique – la photogra-phie et sa reproduction polygraphique ontleur propre autonomie. Des compétencestechniques particulières paraissent doncindispensables pour permettre une identifi-cation correcte de l’authenticité du docu-ment (pour savoir, par exemple, s’il s’agitd’une photographie produite à une époquedéterminée et attribuable à un auteur déter-miné, s’il n’y a pas eu contrefaçon au servicede tiers, etc.).

Cela dit, il s’agit dans une large mesure decompétences qui ne sont pas excessivementspécialisées : elles sont plus ou moins équiva-

L’actualité de l’histoire 31

lentes à celles qui sont indispensables pourune quelconque source-papier traditionnelle.La nécessité de répondre à des exigencescomme l’identification de l’auteur ou du stu-dio photographique qui a produit l’image estsans doute évidente, mais elle n’en conduitpas moins à de sérieuses difficultés.

Enfin, il est aussi nécessaire d’éclairer suffi-samment le rapport que l’on peut établirentre la photographie et la documentationd’une autre nature qui l’accompagne parfoisen expliquant sa raison d’être (un rapporttechnique dont la photographie constitue-rait une annexe documentaire) ou les condi-tions de sa production (une documentationdu studio photographique, une lettre d’ac-compagnement, etc.).

Mais nous sommes là en train de glisser versle thème de l’analyse critique de l’usage quiest souvent fait de certains documents pho-tographiques, ainsi que de son contextevisible.

C’est volontairement que je n’insiste pas surun autre énorme problème : l’évolution et lamodification progressive des modèles dereprésentation visuelle et de perception desimages.

L’ambiguïté objective de la photographie atoujours mené à un usage très arbitraire dumatériel photographique.

Citons brièvement un exemple : le cas dumatériel produit pendant la résistance arméeau nazi-fascisme qui a sévi en Italie. Préci-sons tout de suite que si, d’une manièregénérale, on peut indiscutablement pré-tendre que la volonté de fixer des événe-ments riches en émotions et de construire

leur mémoire d’une manière incontestable amarqué la naissance et l’évolution de l’appa-reil photographique, on peut alors affirmertranquillement que depuis 150 ans, chaqueévénement public, chaque bouleversementsocial, chaque changement politique a euson propre interprète photographique.

Ainsi en fut-il de la lutte de résistance armée.Elle fut documentée et interprétée très diffé-remment d’un acteur à l’autre du conflit : lesfascistes et les Allemands enclins à diaboliserl’adversaire par une comptabilité macabre deleurs représailles ; les Alliés – à l’exceptiondes Soviétiques qui avaient fait eux-mêmesl’expérience de la résistance armée à l’occu-pant – soucieux de mettre en évidence leuraide à la Résistance et saisissant plus volon-tiers les aspects un peu « folkloriques » decette « guerre civile » tellement incompré-hensible à leurs yeux ; enfin, les résistants.Pour ces derniers, une méfiance compréhen-sible envers ce moyen qui n’entrait guèredans la logique de la discrétion et de la clan-destinité prévalut tout d’abord.

Cette attitude changea quand le groupedevint une formation, puis une armée,même s’il subsistait une impréparation defond à l’emploi de la documentation photo-graphique, à l’usage instrumentalisé del’image.

L’Insurrection et la Libération constituentnaturellement le sujet quantitativementdominant des images que les partisans ontproduites pour eux, pour leurs camarades oupour leur propre formation.

D’une manière générale, autant la produc-tion préinsurrectionnelle que celle de laLibération issues directement des partisans

32 Le cartable de Clio, n° 1

apparaissent comme un matériel extrême-ment intéressant, riche d’informations lesplus disparates et permettant mille sugges-tions qui attendent toutefois une étude sys-tématique pour mettre en évidence descaractéristiques d’ensemble et des variableslocales. Ajoutons que ce matériel n’aura uneréelle valeur documentaire que si l’on prendla peine, pour chaque image, de reconstruirenon seulement le parcours de sa production(comme nous l’avons déjà rappelé : qui l’afaite ? pourquoi ? etc.), mais aussi celui deson usage (quand, où et comment a-t-elle étépubliée ? etc.). Un autre problème est encoreposé par l’usage de ces images dans l’après-guerre, si l’on pense par exemple aux mani-pulations (voir les photographies de« reconstruction » d’un événement), auxidentifications erronées (de lieux, de temps,de rôle des personnages, etc.). Un tel usagebiaisé était tellement entré dans les mœursque lorsque je publiai pour la première fois,en 1995, dans la Storia fotografica della Resis-tenza, une réflexion critique fondée sur unereconstruction de l’histoire d’une image tel-lement célèbre qu’elle faisait figure de « sym-bole », il y eut encore, malgré les preuvesdocumentaires que la recherche avait misesen évidence, des réactions continuant à affir-mer que la réalité était tout autre. Pour ledire autrement, le rapport qui existe entrel’événement qui est produit par le documentet l’usage de la photographie est plus oumoins équivalent à celui qui s’établit généra-lement entre un événement et sa propremémoire : comme le dirait Alessandro Por-telli, le souvenir de l’événement n’est pas« que le miroir de ce qui s’est passé ». Sa narra-tion « ne nous dit pas simplement ce que lespersonnes ont fait, mais aussi ce qu’elles vou-laient faire, ce qu’elles croyaient faire et cequ’elles pensent aujourd’hui avoir fait » : par

conséquent, « elle est elle-même une donnéefactuelle qui mérite d’être étudiée ».

Nous sommes ainsi revenus à des considéra-tions générales sur la photographie commesource documentaire.Demandons-nous alors ce qu’il est utile etindispensable de faire lorsque l’on veut étu-dier cette nouvelle catégorie de sourcesdocumentaires.

Nous avons réfléchi jusque-là autour d’unecertaine catégorie d’images et d’une formeparticulière d’écriture. Mais l’acte photogra-phique – comme l’a défini Philippe Dubois –peut aussi se manifester, à l’instar de l’acted’écriture, sous des formes diverses, toutesconditionnées par la nature des supports etdes techniques d’écriture. On peut penserici, par exemple, aux daguerréotypes, auxdivers procédés négatif/positif, aux diaposi-tives, aux tirages Polaroid, à la photographiedigitale : c’est-à-dire à des formes d’écriturequi sont toutes autonomes les unes par rap-port aux autres, mais qui sont réunies par leseul fait d’être chacune le résultat d’un évé-nement photographique. En termes de com-munication, il en va de même de tout ce quirelie et distingue des formes d’écriturecomme les graffitis, les papyrus, les parche-mins et, pour arriver jusqu’à nos jours, desdocuments informatiques. Il est donc indis-pensable, quand on traite une catégorie par-ticulière de documents, de posséder toutesles connaissances que leur analyse requiert,mais surtout de recourir à des critères d’édi-tion de la source qui soient standardisés etscientifiques.

Cette dernière affirmation est d’autant plusessentielle si l’on pense à l’impressionnantdéveloppement technologique dont la pho-

L’actualité de l’histoire 33

tographie a fait récemment l’objet. Il s’agitdonc de bien prendre en considération lanouvelle culture de consommation del’image et non plus seulement les conditionsde sa production. Un exemple récent estd’ailleurs révélateur, c’est celui des imagesrelatives aux affrontements entre Juifs etPalestiniens au moment de l’aggravation dela crise en automne 2000. Une des imagesutilisées, coupée et retouchée sans en modi-fier les contenus communicatifs, a étépubliée par le quotidien italien Il Manifesto,non sans déclencher une violente polémiqueentre ceux qui défendaient l’idée classique« que l’image photographique est un fragmentde la réalité passée, figé pour la mémoirefuture » et ceux qui pensaient – et dans ce casla rédaction du journal – qu’«à l’époque de laphotographie digitale, il faudrait en finir aveccette présomption de vérité et apprendre à lireet à se méfier de chaque image » parce que « lerisque majeur n’est pas tant la manipulation,mais plutôt le fait de faire semblant que celasoit vrai ». Cela dit, si l’on peut évidemmentapprouver sans réserve cette dernière affir-mation, qui reste assez générale, la questionde la pertinence de la publication d’uneimage manipulée sans que cela soit claire-ment signalé ou expliqué reste posée. Elle aété justifiée en évoquant le fait que « le sys-tème de communication visuelle n’a pas encoreinventé un système de signalisation compa-rable à celui des citations textuelles ».

Au-delà de ce cas particulier de manipula-tion de l’image, il faut bien reconnaître quele problème du rapport entre l’écriture etl’image est sûrement parmi les plus com-plexes que l’historien doive affronter. Et qu’ilnécessiterait des réflexions approfondies ;nous nous limiterons ici à évoquer une ques-tion essentielle : la « nouvelle frontière » de

l’écriture historiographique fondée sur dessources non traditionnelles – et parmi elles,en premier lieu, les images – pose le pro-blème de la rigueur épistémologique, et nonpas tant celui des nouvelles technologies,même si celles-ci nous permettent d’accéder,avec les liens hypertexte, à des résultats quiétaient encore inimaginables il y a quelquesannées. Aujourd’hui, pour donner un der-nier exemple, Internet propose une multi-tude de documents photographiques auxusagers de la toile ; il s’agit en réalité d’unesorte de Tour de Babel colossale et particu-lièrement suggestive dont la gestion esttoutefois très difficile. Ce matériel est en effettoujours tiré d’un ensemble de sources donton ne prend même pas la peine, d’habitude,de décrire le contenu et la dimension. Aussidevons-nous prendre acte, avec humilité,que nous sommes encore assez loin d’unetelle rigueur.

34 Le cartable de Clio, n° 1 – Et maintenant, mon pauvre historien ? – 34-36

LES MOUVEMENTS DE JEUNES COMMUNIQUENT PAR INTERNET : UN NOUVEAU PROBLÈME MÉTHODOLOGIQUE EST POSÉ AUX HISTORIENS

ET MAINTENANT, MON PAUVRE HISTORIEN ?*

GIOVANNI DE LUNA

A la fin des années 80, une partie des mouve-ments de jeunes des centres sociaux alterna-tifs se lièrent à quelques figures montantesdes nouvelles technologies électroniques(informaticiens, techniciens spécialisés,consultants et petits entrepreneurs indépen-dants, voire même jeunes ou très jeunes étu-diants) qui n’étaient pas encore insérées dansle monde du travail, mais qui savaient déjàparfaitement utiliser un ordinateur. Cettehistoire a été racontée par Luca Perrone dansun mémoire de licence très suggestif ; c’estalors qu’apparurent les premières tentativesd’apprendre à gérer ces instruments tout àfait nouveaux pour donner force et vitalité àdes revendications politiques et sociales. Laprésence d’enregistreurs vidéo, d’instru-ments audio-digitaux et autre matériel high-tech se fit toujours plus fréquente dans cer-tains centres sociaux alternatifs ; et dans lemême temps, des espaces de débat sur desquestions politiques et sociales commencè-rent à se développer sur Internet, en lieu etplace des discussions techniques très sophis-tiquées des premiers temps.

Deux réseaux émergèrent alors en particulier,l’ECN (European Counter Network) et Area

Cyberpunk de Fidonet : l’ECN, lié aux groupesautonomes, se définissait comme un « sys-tème de circulation de l’information parordinateur, fax ou téléphone, à disposition dumouvement» ; Cybernet était liée à Decoder,une revue cyber punk née à Milan en 1987qui souhaitait disposer de son propre espacetélématique pour discuter de thèmes commela liberté de communication, le droit à l’in-formation, la protection de la sphère privée,le copyright à l’ère informatique, l’accès auxinstruments technologiques et aux réseauxinternationaux. Le véritable réseau Cybernetdémarra vraiment au début de 1993 en seproposant de créer une série d’archives élec-troniques avec des textes et de la documenta-tion spécifique (accessibles à toute personnemunie d’un ordinateur et d’un modem) afinde devenir une référence pour quiconques’intéressait, en Italie, aux thèmes de la tech-nologie « sociale».

Instrument de communication, Internet seprésenta aussi comme un modèle alternatifd’organisation fort différent de ceux quiavaient été traditionnellement adoptés dansle passé par les mouvements de jeunescontestataires : disposé en lignes horizontales,organisé à partir d’unités placées toutes surun même plan, ce nouveau modèle « poly-centrique» représenta une nette rupture parrapport aux habituelles structures pyrami-dales et hiérarchiques des années 70. Des

* Paru dans La Stampa du 17 avril 2001. Traduit parCharles Heimberg. Cette problématique est aussi déve-loppée dans le derrnier ouvrage de Giovanni De Luna :La passione e la ragione. Fonti e metodi dello storicocontemporaneo, Florence, La Nuova Italia, 2001.

L’actualité de l’histoire 35

secteurs entiers de la jeunesse établirent ainsileur propre identité à travers une documen-tation présentée sur Internet et un réseauélectronique capable de leur assurer une visi-bilité. Contrairement à ce qu’il en était pourles groupes politiques extra-parlementaires,cette documentation n’a cependant jamaisété figée sur papier, ni imprimée, ni polyco-piée, ni diffusée dans un journal. Ainsi les filesn’ont-ils jamais été accueillis dans des biblio-thèques ou des archives pouvant les conser-ver comme des sources utiles pour lesrecherches historiques à venir.

Les archives télématiques d’Internet devaientdès lors reproduire la même configurationque celle du modèle d’organisation corres-pondant : elles étaient donc d’un accès facile,libre et gratuit, autant dans le domaine desfiles que dans celui des messages : alors que lepremier recueillait des documents exprimantdes réalités collectives et organisées, le secondvoyait converger les débats sur des argumentsparticuliers que lançaient des individus. Toutce matériel était évidemment instable, provi-soire, en constant mouvement dans le mondedigital d’Internet. La perte de stabilité desdocuments électroniques (dont la présencesur Internet est souvent brève) a toutefois euun effet bien concret : des secteurs significa-tifs des mouvements de jeunesse d’aujour-d’hui risquent en effet d’être réduits à néant,condamnés à l’oubli par la technologie qu’ilsont choisi d’employer pour témoigner deleur propre existence.

L’histoire des centres sociaux alternatifsconstitue donc un exemple significatif desproblèmes méthodologiques que les histo-riens devront affronter à l’avenir. Commentétudier ce matériel ? Qui sont ceux qui écri-vent ou émettent des files ou des messages ?

dans quel but ? quels sont les effets sur le lan-gage et sur les contenus de la médiation télé-matique effectuée par le sysop, l’opérateurd’Internet qui filtre les files (mais pas les mes-sages)? L’apport fondamental d’une méthodehistorique potentiellement efficace pour étudier de telles sources devrait justementconsister en l’identification des sujets quiproduisent les documents. Or, nous noustrouvons face à une technologie qui est par-faitement capable d’annuler l’identité per-sonnelle de l’émetteur, ou de la confondre :quel sens cela aurait-il – s’est demandé LucaPerrone – de se définir homme ou femme,noir ou blanc au sein d’une conférence télé-matique dans laquelle ces données, si ellesétaient fausses, ne seraient de toute façon pasvérifiables ? Dans ce jeu de communicationoù chaque interlocuteur, notamment, utiliseun pseudonyme, l’usager ne cherche pas seu-lement à se donner une nouvelle identité,mais il profite aussi de son masque pouradopter un autre comportement social.

La certitude de pouvoir établir l’identité del’auteur du document, de ses intentions, lavérification de l’authenticité et de l’exacti-tude des données fournies, tous ces piliers dela critique traditionnelle des sources histo-riques s’écroulent en somme dans ce que Ste-fano Vitali a désigné comme « le monde platd’Internet », un monde qui « tend à rendreopaque le contexte d’origine et de référence del’information en le réduisant en général à unesorte de bruit de fond ». L’exemple des centressociaux alternatifs et des mouvements dejeunes témoigne donc des difficultés et desréticences avec lesquelles l’histoire affronteces problèmes. On a ainsi l’impression d’as-sister à une course toujours plus fébrile ; avecle temps, les documents produits par lecinéma, par la télévision, par la photographie

36 Le cartable de Clio, n° 1

et par la radio avaient enfin fini par entrerdans le laboratoire de l’historien. Mais c’estdésormais une nouvelle course qui est enga-gée et les historiens vont devoir inventer une«philologie du document électronique» quileur permette bien de l’identifier, de le véri-fier, de le citer, et surtout de l’inscrire d’unemanière adéquate dans la chair des hommesou des institutions qui l’ont produit.

Alors que toute notre attention se porte surles thèmes de la polémique révisionniste quepropage l’«usage public de l’histoire», un défisilencieux, mais tout plein d’incertitudes,émerge justement de cette expérience de lasimultanéité qui caractérise aujourd’hui letemps historique. Capturée par Internet,l’histoire risque de succomber face à uneorganisation du savoir qui est complètementdifférente de celle sur laquelle elle avaitmodelé son propre statut scientifique et sesméthodes de recherche.

Les usages publics de l’histoire

Le cartable de Clio

Le cartable de Clio, n° 1 – Usages publics de l’histoire, mémoire divisée et subjectivité – 39-51 39

USAGES PUBLICS DE L’HISTOIRE, MÉMOIRE DIVISÉE ET SUBJECTIVITÉ :LA RÉFLEXION DES HISTORIENS ITALIENS

CHARLES HEIMBERG, INSTITUT DE FORMATION DES MAÎTRES (IFMES), GENÈVE

L’Italie des années quatre-vingt-dix, avecl’opération Mani pulite, a connu un profondbouleversement politique en voyant dispa-raître ses partis de masse historiques. Saclasse dirigeante a été renouvelée et on amême parlé de la fondation d’une nouvelleRépublique. Cependant, au sein de cet édi-fice formé juste après-guerre sous l’égide del’antifascisme, un vaste débat oppose deshommes politiques, des journalistes et deshistoriens sur l’actualité et la pertinence dece paradigme fondateur. Il donne lieu audéveloppement d’un révisionnisme à l’ita-lienne, à propos de la Seconde Guerre mon-diale, de la guerre de libération (Résistance)et de la Constitution de 1948, qui n’est passans signification pour le présent.

Face à ces remises en cause qui produisentdes incertitudes, et dans un pays dont lesactes fondateurs relèvent d’une mémoire bio-graphique et communicative 1 encore nourriedes souvenirs contrastés de ses acteurs, leshistoriens italiens sont tout particulièrementamenés à interroger les politiques de la

mémoire 2 dans l’espace public. Ils sont atten-tifs à la parole des témoins et développentune histoire de la subjectivité des groupeshumains qui ont été confrontés au passéqu’ils reconstruisent. De ce point de vue,leurs réflexions peuvent être instructives.

Usages publics de l’histoire, mémoire divisée,prise en compte de la subjectivité des acteurs :ces tendances développées en Italie valent-elles aussi ailleurs ? Elles ont sans doute uneportée universelle même si elles sont bieninscrites dans un contexte national. Dès lorsn’est-il pas étonnant qu’elles se soient parti-culièrement affirmées dans un pays commel’Italie dont l’espace public se nourrit en per-manence de discours historiques.

Usages publics et « vérités » de l’histoireC’est pourtant dans un tout autre contexteque le philosophe allemand Jürgen Haber-mas avait introduit la notion d’usage publicde l’histoire. Dans un article publié le7 novembre 1986 par Die Zeit, il réaffirma eneffet la singularité des crimes du nazisme.S’exprimant dans le cadre de la querelle deshistoriens allemands sur l’interprétation dela période hitlérienne, il prétendait parler àla première personne. Or, ajoutait-il, « il ne

2 Terme que certains d’entre eux ont eux-mêmesadopté : Politiche della memoria, Rome, Manifestolibri,1993.

1 Voir à ce sujet Jan Assmann, Das kulturelle Gedächtnis.Schrift, Erinnerung und politische Identität im frühenHochkulturen, Munich, C.H. Beck’sche Verlagsbuch-handkung, 1992. Il distingue la mémoire collective bio-graphique des quelque quatre-vingt années qui suiventun événement et une mémoire culturelle, réélaboréeaprès coup, qui concerne des faits beaucoup plusanciens.

40 Le cartable de Clio, n° 1

faut pas confondre cette arène dans laquellenul, parmi nous, ne peut prétendre à la neu-tralité, avec un débat entre chercheurs tenusd’adopter, au cours de leur travail, le point devue de l’observateur qui parle à la troisièmepersonne » 3.

L’usage public de l’histoire désigne juste-ment les situations, fort diverses où cette dis-cipline est invoquée dans la société, endehors des structures académiques. C’est entout cas en ces termes qu’elle a intéressé,quelque temps plus tard, des historiens ita-liens qui étaient préoccupés par les politiquesde la mémoire. Nicola Gallerano 4 a en effetcoordonné un ouvrage issu d’un colloqueremontant à 1993 5. Un riche débat s’est ainsidéveloppé, et il est à souhaiter qu’il puissedésormais s’élargir à d’autres réalités natio-nales, enrichissant par là le champ de nosconnaissances sur la mémoire collective, letravail de mémoire et la dimension citoyennede l’histoire.

Trois éléments sont à l’origine de la présencede ce débat en Italie, soit la fonction directede la mémoire dans la légitimation politiquede la République, la présence très régulièrede l’histoire et des historiens dans les médias– surtout la télévision – et enfin l’utilisationmassive de références historiques dans le

débat politique quotidien. L’histoire et l’ac-tualité sont en effet discutées tous les jourssur les plateaux de télévision et dans lescolonnes des journaux italiens, et l’on peutobserver dans ce cadre une forte tendance àfaire croire abusivement à la nouveauté et àla révélation 6.

Précisons ici que pour Gallerano 7, la sépa-ration entre l’histoire et l’usage public del’histoire ne devrait pas être aussi rigide-ment considérée que chez Habermas. L’his-torien italien a en effet fait valoir que l’his-toire relevait d’une certaine dimensionaffective et que l’historien ne saurait séparercomplètement son identité de citoyen etson regard de chercheur. Il a surtout souli-gné avec pertinence que ledit usage publicde l’histoire ne saurait être toujours diabo-lisé et qu’il peut aussi bien favoriser uneparticipation active des citoyens à desdébats essentiels que susciter, dans certainscas, des abus et manipulations qui ne per-mettent guère de faire avancer nos connais-sances. Les historiens devraient donc mieuxdistinguer, de cas en cas, ce qui peut êtrepositif dans une partie des situations oùl’histoire dialogue avec la société. Et fairel’effort de clarifier leur propre posture en semontrant transparents à l’égard de ceux quiles lisent.

Enfin, soulignons que ce concept d’usagepublic de l’histoire provient d’une série de

6 A propos des quotidiens, voir Giovanni De Luna, «Lastoria sempre «nuova» dei quotidiani e la costruzione delsenso comune», Passato e Presente, n° 44, 1998, pp. 5-14.7 L’introduction de Nicola Gallerano au colloque de1993 a été publiée en français : « Histoire et usage publicde l’histoire », Diogène, n° 168, 1994 (un dossier spécialy est consacré au thème de la responsabilité sociale del’historien), pp. 87-106.

3 Jürgen Habermas, « De l’usage public de l’histoire », inEcrits politiques. Culture, droit, histoire, Paris, Cerf, 1990,p. 194.4 Nicola Gallerano est décédé prématurément au prin-temps 1996. Voir l’hommage qui lui a été rendu dansPassato e presente, n° 39, 1996, pp. 105-133 et dans Italiacontemporanea, n° 204, 1996, pp. 421-441.5 L’uso pubblico della storia, sous la direction de NicolaGallerano, Milan FrancoAngeli, 1995, [il s’agit des actesd’un colloque de l’Institut romain pour l’histoire del’Italie du fascisme à la Résistance – Irsifar – qui s’esttenu à Rome du 1er au 3 mars 1993].

Les usages publics de l’histoire 41

débats entre chercheurs et qu’il n’est pasétonnant que le principal ouvrage à lui avoirété consacré ait été une publication collectiveissue d’un colloque. Dans un autre ouvrage,posthume, de Gallerano 8, cette probléma-tique est abordée à travers des articles depresse qui en illustrent l’utilité et constituenteux-mêmes un signe de l’activité publique del’historien. Mais il n’existe pas, en l’état, unouvrage d’envergure qui puisse être consi-déré comme la référence académique duconcept d’usage public de l’histoire.

Parmi les différentes catégories de ces usagespublics de l’histoire – que nous préféronsdésigner au pluriel afin de souligner leurdiversité – on peut penser à diverses expres-sions culturelles et à tout ce qui se dérouledans les médias. D’autres expressions del’histoire relèvent de la construction de lamémoire collective et de ses rituels de célé-bration ; voire même des pratiques de l’appa-reil judiciaire. Enfin, et ce n’est pas sansimportance, l’histoire enseignée fait pleine-ment partie de ces usages publics puisquel’école, au même titre par exemple que lesmusées, est un des lieux privilégiés de leurdéveloppement. Dans les contributions aucolloque de 1993, ces différentes catégoriesapparaissent tour à tour, des médias à l’école,de même qu’une série de thèmes ayant sus-cité un travail de mémoire, notamment ence qui concerne les Juifs, la Guerre d’Espagneou le communisme.

L’article de Vittoria Gallina sur le savoir his-torique comme instrument didactique et

processus de construction identitaire àl’école 9 est particulièrement important. Iltouche ce thème crucial de l’histoire scolairequi, malheureusement, reste relativementpeu traité dans le volume. Cela n’estd’ailleurs pas étonnant puisque l’enseigne-ment de l’histoire est sans doute l’usagepublic de cette discipline qui préoccupe lemoins les milieux académiques. Or, lacontribution de Vittoria Gallina montre bienles problèmes qu’il pose, notamment pour laformulation des programmes scolaires, etrévèle autant les incohérences du systèmeque les contradictions que les enseignantsdoivent affronter. Cependant, pour fairejouer le potentiel émancipateur de cetteimbrication de l’histoire et de tous lesrouages de la société, il faudrait se donner lesmoyens de concevoir une histoire scolairequi ne soit ni une sorte de catéchisme pré-tendant dire le vrai, ni une accumulationlinéaire de connaissances factuelles. Il yaurait donc lieu de réfléchir à des pratiquespédagogiques renouvelées qui, en partant duregard particulier que l’histoire porte sur lemonde, mettraient les élèves en situation des’approprier eux-mêmes des savoirs cri-tiques et une capacité de se situer avec luci-dité parmi les points de vue pluriels, et par-fois opposés, des historiens 10. Mais cetobjectif est complexe, notamment parce qu’ils’agit en même temps d’éviter l’écueil d’unrelativisme qui serait particulièrement inac-ceptable en histoire. Attentive à la pluralitédes points de vue et des identités, l’histoire

9 Vittoria Gallina, « Il sapere storico come strumentodidattico : processi di costruzione di identità a scuola »,in Nicola Gallerano (a cura di), L’uso pubblico…, op. cit.,1995, pp. 103-112.10 Voir notre article, «Vers une histoire scolaire renouveléequi éduque à la citoyenneté et réfléchisse aux usages publicsde l’histoire», Revue historique vaudoise, 1997, pp. 5-16.

8 Le verità della storia. Scritti sull’uso pubblico del pas-sato, Rome, Manifestolibri, 1999, [il s’agit d’un recueild’articles introduits par Tommaso Detti et MarcelloFlores].

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enseignée devrait donc intéresser davantageles chercheurs et les enseignants universitaires– qui passent tout de même une grande partde leur temps à former les futurs enseignantsde la discipline.

Quelle posture des historiens entre citoyen-neté et distance critique ?Comme nous l’avons vu, un autre de cesusages publics, qui est bien présent dans lespréoccupations des historiens, concerne lamémoire. Au colloque de 1993, l’interventionconsacrée au nouveau féminisme des annéessoixante-dix 11 et aux débuts difficiles de l’his-toire des femmes a notamment permis debien distinguer la mémoire et l’histoire. Elle amontré que ce mouvement, a priori peuenclin à écrire son histoire, était d’abordpassé par une longue phase durant laquelle iln’avait guère laissé de lui-même que de ladocumentation, sans procéder aux analysesqu’une véritable histoire aurait réclamées. Onretrouve par conséquent une distinction clas-sique entre la mémoire et l’histoire, entrecette construction préalable qui permet d’af-firmer une identité, en faisant par exempleresurgir des faits occultés, et cette lentereconstruction de la complexité des faits oùdevraient se mêler une distance critique etune mise en perspective temporelle 12.

Mais il existe en réalité une pluralité demémoires et la question se pose de savoir ceque peuvent devenir les mémoires particu-

lières de catégories marginales ou dominéesd’être humains sans une action des milieuxqui les représentent ou les défendent 13. Apropos de la Shoah, Anna Rossi-Doria a parailleurs montré les tensions qui opposentinévitablement la mémoire et l’histoire, demême que les différences de perception entremilieux juifs et non-juifs 14. Dans un essaiultérieur sur la mémoire de la déportation 15,elle a aussi fait valoir qu’il vaudrait mieuxparvenir à concilier et à faire se rejoindreautant que possible la mémoire et l’histoire.Pour cela, il serait alors nécessaire de déve-lopper la dimension critique de l’une et del’autre, la mémoire ne servant pas seulementà construire une identité, mais mobilisant, àtravers tous les faits tragiques de l’histoire,une dimension de responsabilité et d’éthique.Il s’agit donc d’en tenir compte, mais sansoublier que ces manifestations de la mémoiresont des constructions sociales 16.

L’histoire n’a peut-être jamais été aussiimportante dans la société. On ne cesse d’enparler, les médias répercutent les grandesquerelles publiques qu’elle suscite ou la pra-tiquent même directement, d’une manièresouvent discutable. Dans le domaine de lamémoire, les travaux de Pierre Nora ont misen évidence une accélération du fait commé-

13 Charles Heimberg, « Les problématiques de lamémoire et l’histoire du mouvement ouvrier », Cahiersd’histoire du mouvement ouvrier, Lausanne, n° 14, 1998,pp. 9-24.14 Anna Rossi-Doria, « Il difficile uso della memoriaebraica : la Shoah», in Nicola Gallerano (a cura di), L’usopubblico…, op. cit., 1995, pp. 118-134.15 Id., Memoria e storia : il caso della deportazione, Sove-ria Mannelli (Catanzaro), Rubbettino Editore, 1998.16 Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire,Paris, Albin Michel, 1994 (1re éd. 1925). Et La mémoirecollective, Paris, Presses universitaires de France, 1968(1re éd. 1950).

11 Michi Staderini, « Lo spazio pubblico del femmi-nismo. Emancipazione e liberazione nella riflessione delfemminismo degli anni Settanta », in Nicola Gallerano(a cura di), L’uso pubblico…, op. cit., 1995, pp. 205-222.12 Pierre Vidal-Naquet, « Europe et Méditerranée. Lamémoire et le présent », entretien recueilli par NathalieGalesne, Rive. Revue de politique et de culture méditerra-néennes, n° 4, 1997, p. 5.

Les usages publics de l’histoire 43

moratif qui peut sans doute être constatéeau-delà de la situation française 17. Elle peutmener à bien des abus 18, mais elle ne sauraitêtre stigmatisée globalement tant est grandela diversité des mémoires exprimées. Il n’estpar ailleurs pas étonnant que les usagespublics de l’histoire aient pris une telle inten-sité depuis la fin de la Guerre froide dès lorsque les certitudes d’hier pouvaient être plusfacilement remises en question. On se rap-pellera pourtant qu’ils ont été développés àpartir de l’émergence des Etats-nation, à lafaveur de cette « invention de la tradition » 19

qui s’est nourrie de toutes sortes de représen-tations mythiques. Et qui servait à octroyer àces Etats un passé prestigieux et les fonde-ments de leur existence, justifiant par là lelien social qui leur assurait une cohésion.

La prise en considération des usages publics del’histoire dans sa propre pratique de rechercheou d’enseignement est délicate, elle peutmener à des dérives en s’éloignant d’une véri-table démarche critique. Certes, pour les évi-ter, il serait préférable que ces usages publicsne soient qu’un objet d’étude des historiens etnon pas une pratique qui les implique 20. Maisil n’est pas sûr que cela soit vraiment possible,d’une part parce que ces usages comprennent

l’enseignement de l’histoire, d’autre partparce que la tendance actuelle à la domina-tion du présent doit être affrontée en tant quetelle et qu’il faut bien que les historiens entiennent compte pour tenter de la dépasser àpartir de leurs propres apports.

L’une des principales compétences des his-toriens devrait consister à savoir prendre durecul et à inscrire leurs réflexions dansl’épaisseur des temps et des durées ; à intro-duire aussi le doute et la diversité des pointsde vue possibles. Mais ils restent cependantdes êtres sociaux et ne peuvent donc échap-per à leur implication personnelle dans lacité. Leur travail se déroule en effet dans uncadre social déterminé, et les questions qu’ilsse posent sur le passé des hommes dépen-dent du contexte de leur formulation.Reconnaître cette implication, dans sesdimensions affective et éthique, y comprispour analyser les contextes dans lesquelss’inscrivent les recherches 21, est donc unenécessité. Un moyen, en tout cas, de conce-voir un usage de l’histoire qui, pour reprendreles termes de Gallerano, soit «conscient et cri-tique, capable de remettre en question l’opacitéet l’éternité du passé pour l’affranchir de latyrannie du présent » 22.

Cette posture de l’historien qui renonce às’enfermer dans sa tour d’ivoire n’est certespas aisée. Soumise constamment à une ten-sion entre l’engagement citoyen et la distance

21 C’était une préoccupation forte de Nicola Galleranoqui, s’exprimant par exemple sur les Essais d’ego-histoire(sous la direction de Pierre Nora, Paris, Gallimard,1987), avait estimé que « dans ces témoignages d’histo-riens, les pages les plus décevantes ont été celles spéciale-ment dédiées à illustrer leurs propres recherches ». VoirNicola Gallerano, Le verità della storia…, op. cit., p. 253.22 Nicola Gallerano, Diogène, op. cit., p. 106.

17 Pierre Nora (sous la direction de), Les Lieux demémoire, Paris, Gallimard, 1997, 3 vol. (1re éd. en 7 vol.,1984-1992).18 Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, Paris, Arléa,1995.19 Eric John Hobsbawm et Terence Ranger (sous ladirection de), L’invenzione della tradizione, Turin,Einaudi, 1994 (1re éd. 1983). Sur cette question de la tra-dition et de ses rapports avec la mémoire, voir aussi Ber-trand Müller, « Le passé au présent. Tradition, mémoireet histoire dans les sciences sociales », Les Annuelles,Lausanne, n° 8/1997, pp. 173-190.20 C’est en tout cas ce que semble souhaiter MauroMoretti, « La responsabilità dello storico e il caso ita-liano », Passato e presente, n° 44, 1998, pp. 95-111.

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critique, elle implique une certaine transpa-rence par laquelle l’auteur devrait expliciter sapropre position. Dans l’une des premièrescontributions où Gallerano avait évoquél’usage public de l’histoire, une analyse àchaud de la Guerre du Golfe 23, il précisait quela réaction des Alliés à l’agression irakienneau Koweït lui paraissait disproportionnée,que les règles de l’ONU ne semblaient guèrerespectées et qu’il ne voyait pas à quelle issuepositive tout cela pouvait mener. En outre,ajoutait-il, l’argumentation des opposants à laguerre était elle aussi pauvre et discutable. Cesprécisions faites, l’auteur développait ses ana-lyses autour de deux éléments : une critiquedes analogies historiques, orientées en prio-rité vers la Seconde Guerre mondiale, quin’avaient cessé de nourrir le débat sur l’inter-vention alliée et une analyse de la reproduc-tion des stéréotypes de la guerre (les prouessestechnologiques qui permettaient de nier laréalité des victimes, la diabolisation de l’ad-versaire, etc.). En définitive, montrait-il, c’esten multipliant les références historiques quel’on a cherché à cacher un élément dramatiquede continuité, celui des horreurs de la guerremoderne; mais c’est aussi en recourant à destraditions figées que la culture pacifiste quis’est exprimée a montré combien elle devaitse renouveler. On voit donc que la critique desusages publics de l’histoire favorise une cer-taine indépendance d’esprit dans la manièrede comprendre le monde et la société.

La fin d’une époque commencée avec la findes fascismesL’ouvrage collectif présenté par LeonardoPaggi sur la mémoire du nazisme dans

l’Europe d’aujourd’hui 24 propose pour sapart, et sur une large échelle, le bilan histo-rique d’une époque qui semble désormaisterminée. Après avoir évoqué quelques cas demassacres nazis, il traite de diverses situationscontemporaines de mémoire et d’oubli.

Dans son introduction 25, l’auteur rappelleque la mémoire du nazisme était fixéejusque-là dans l’opinion publique par deuxgrands récits, l’approche légaliste américainequi interprétait les crimes nazis en termes dedélits et de responsabilités individuelles, etl’approche politique soviétique qui se réfé-rait surtout à l’antifascisme. Mais ces deuxrécits ont eu un point commun, celui deconstituer des mémoires favorables au déve-loppement économique.

On connaît les conséquences désastreuses deces constructions mémorielles, tout particu-lièrement dans les pays communistes où lamémoire des exactions staliniennes est entrain de supplanter celle du nazisme aprèsl’implosion du discours antifasciste carica-tural qui s’était si longtemps imposé. Reliantles facteurs économiques aux manifestationsde la mémoire, Paggi note donc que la glo-balisation économique de ces dernièresannées s’était accompagnée en Europe d’uneexplosion des nationalismes, avec chacunleur construction identitaire et mémorielle.

L’horreur des massacres évoqués dans l’ou-vrage – Civitella, Putten, Oradour – est tout

24 Leonardo Paggi a cura di, La memoria del nazismonell’Europa di oggi, Scandicci (Florence), La Nuova Italia,1997, [colloque international In memory: per una memo-ria europea dei crimini nazisti, Arezzo, du 22 au 24 juin 1994, à l’exception de deux textes de LeonardoPaggi et Michael Geyer consacrés à Civitella della Chiana].25 «La violenza, le comunità, la memoria», pp. IX-XXXVII.

23 Id., « Guerre del Golfo e uso pubblico della storia », inLe Verità…, op. cit., pp. 116-132 (l’article était paru dansVentisemo secolo, 1991, n° 1, 1991).

Les usages publics de l’histoire 45

à fait évidente même si ces événementsposent des problèmes d’interprétation. Leurmémoire a par contre mis longtemps à seconstruire, tout comme celle des victimes dela Shoah. Le fait qu’il ait été si difficile d’éla-borer la mémoire de ces événements trau-matiques est certes bien connu et l’utilitéd’une prise de distance temporelle peut êtreinvoquée. Mais Pieter Lagrou fait aussi valoirque si des mémoires ont été bloquées, c’estavant tout parce qu’elles n’avaient aucuneutilité politique immédiate 26. Dès l’après-guerre, la mémoire héroïque des résistants apar exemple émergé dans les pays qui avaientété occupés.

En revanche, d’autres situations où les poli-tiques de la mémoire ont débouché sur desmanifestations d’amnésie collective sontaussi impressionnantes qu’inquiétantes.C’est le cas notamment en Russie, et MariaFerretti 27 a bien montré que ce phénomènene découle pas seulement d’une volonté deslibéraux au pouvoir de dénoncer en prioritéles exactions staliniennes En effet, lamémoire du nazisme et de la Shoah s’étaitdéjà pervertie à l’époque stalinienne dans lamesure où le récit antifasciste, et héroïque,promulgué par le régime soviétique avaitcomplètement occulté la question juive.

Dans l’introduction à un ouvrage collectifqu’il a lui-même coordonné 28, Franco DeFelice propose encore une autre réflexion surl’antifascisme et les résistances européennes.

Elle se base sur le mélange entre un mouve-ment de résistance spontané, venu du bas, aucours de la crise finale des fascismes, et l’an-tifascisme historique et politique de l’entre-deux-guerres. Ainsi l’auteur considère-t-ill’antifascisme, qu’il distingue des résistances,comme une tentative de réponse à une crisemajeure des sociétés européennes, une tenta-tive dont il s’agirait aussi de montrer la vali-dité contemporaine.

Ce recueil de textes permet également à Leo-nardo Paggi 29 de développer ses analyses surla remise en cause actuelle de la mémoire del’antifascisme. Montrant la diversité desforces de l’antifascisme italien, il dresse eneffet les contours d’un compromis socialnouveau, celui de l’après-guerre, hérité enquelque sorte de l’antifascisme. Il s’agissaitalors de construire une société qui reliaitétroitement la démocratie et l’accès du plusgrand nombre à des biens de consommationdurables, c’est-à-dire à une forme de prospé-rité. Cette dimension sociale de la citoyen-neté, dont on retrouve les traces dans lesréflexions d’Albert Hirschman sur la rhéto-rique réactionnaire 30, aura donc marquécette période de l’après-guerre. Pour Paggi, lamémoire de l’antifascisme devrait prendre

26 Pieter Lagrou, « L’amnesia del genocidio nelle memo-rie nazionali europee (Francia, Belgio e Olanda) », inLeonardo Paggi (a cura di), La memoria…, op. cit., 1997,pp. 327-355.27 Maria Ferretti, « Politiche della memoria nella Russiacontemporanea : il tabù del nazismo e la rimozionedello stalinismo », in ibid, pp. 357-381.

28 Franco De Felice (a cura di), Antifascismi e Resistenze,Rome, La Nuova Italia Scientifica, 1997 [colloque inter-national de la Fondation Institut Gramsci, sous le patro-nage du Comité national pour la Célébration du Cin-quantenaire de la Résistance et de la Guerre deLibération, Rome, les 5 et 6 octobre 1995].29 Voir ses deux contributions, « L’antifascismo e laricostruzione del consenso democratico in Italia dopo il1945 » et « Le ragioni politiche del revisionismo storio-grafico », in ibid, pp. 449-459 et 517-526.30 Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réac-tionnaire, Paris, Fayard – L’Espace du Politique, 1991.L’auteur se réfère ici à une conférence donnée en 1949par le sociologue anglais T.H. Marshall dans laquelleétait introduite cette notion de citoyenneté sociale.

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en considération la nouvelle société surgie dela défaite des fascismes. L’antifascisme del’époque n’avait en effet pas seulement aidé àformuler une nouvelle Constitution, il avaitaussi contribué à l’émergence de nouveauxmodes de vie, qui allaient d’ailleurs réduirede manière drastique le poids du mondepaysan. Aussi l’auteur exprime-t-il l’idéed’un rapport étroit entre les spectaculairesremises en question de la mémoire antifas-ciste et le contexte économique contempo-rain marqué par la crise des modèles dedéveloppement qui avaient triomphé après1945 et le caractère prévalent des concep-tions néolibérales.

La mémoire divisée et la pluralité des expériences humainesLa mémoire du nazisme reste intrinsèque-ment liée à l’expérience tragique denombre d’individus. Du point de vue deshistoriens, elle ne peut donc pas dépendred’une procédure judiciaire froide aboutis-sant à des sentences individuelles, ni d’unrapport au temps qui ferait qu’elle doivepar exemple être banalisée parce que réins-crite dans une continuité de la chronologieet une logique d’archivage rendue possiblepar la distance. Paggi et Contini introdui-sent donc une nouvelle fonction positivedes usages publics de l’histoire, celle de l’in-teraction nécessaire entre les victimes et leshistoriens qui inciterait fortement à mesu-rer l’expérience de la violence non plusseulement à partir des faits, mais aussi àpartir de leur signification subjective 31.Reste alors à savoir ce qu’il en adviendraquand témoins et survivants auront dis-paru, la mémoire de cette période drama-

tique devant dès lors être réélaborée entermes de mémoire culturelle 32.

L’ouvrage qui a introduit le terme de« mémoire divisée » 33 n’est pas constitué parles actes d’un colloque mais par une étude decas bien précise. Il s’agit d’une enquête d’his-toire orale, une pratique dont GiovanniContini est un spécialiste 34. Consacré aumassacre de Civitella della Chiana, com-mune toscane dont 244 habitants ont étésauvagement tués par des nazis en déroute le29 juin 1944 35, il restitue tout d’abord lesfaits, puis évoque les conflits de mémoireauxquels ils ont durablement donné lieu. Sareconstitution du massacre est basée sur lestémoignages des survivants, mais l’auteur autilisé aussi bien ses propres enregistrementsque les dépositions qui avaient été faites àl’époque aux enquêteurs anglais.

Cet acte barbare avait été précédé, quelquesjours auparavant, par une action partisaneayant tué trois Allemands dans un lieupublic. La population locale en avait donctiré l’idée, et parfois la conviction, qu’il s’étaitagi en réalité d’un acte de représailles, mêmesi onze jours ont quand même séparé lesdeux événements. Une grande partie des sur-vivants ont ainsi reproché aux partisans

31 In Leonardo Paggi (a cura di), La memoria…, op. cit.,1997.

32 Jan Assmann, Das kulturelle Gedächtnis…, op. cit.33 Giovanni Contini, La memoria divisa, Milan, Rizzoli,1997.34 Responsable des sources orales aux Archives de larégion toscane, Giovanni Contini a notamment publié,avec Alfredo Martini, Verba manent. L’uso delle fontiorali per la storia contemporanea, Rome, La Nuova ItaliaScientifica, 1993.35 Il est également question de cette journée noire dansun autre ouvrage collectif dirigé par Leonardo Paggi,Storia e memoria di un massacro ordinario, Rome, Mani-festolibri, 1996 (accompagné d’un document vidéocomprenant des interviews réalisés par Contini).

Les usages publics de l’histoire 47

d’avoir agi avec légèreté. Dans ces conditions,on peut aisément imaginer que la mémoirede la Résistance n’ait guère pu rencontrer desuccès dans la commune toscane. Mais Civi-tella est un cas singulier dans la mesure où cephénomène assez courant s’est révélé excep-tionnellement durable. En effet, des commé-morations ont encore été troublées au coursdes années soixante par la communauté dessurvivants. Les polémiques autour de cedrame ont ainsi mis en évidence des contra-dictions fortes entre les constructions demémoire et le vécu des témoins. Elles ontsurtout souligné, au-delà de tout jugementde valeur, que la perception des faits tra-giques de ce 29 juin 1944 pouvait légitime-ment varier d’un point de vue à l’autre,d’une échelle à l’autre. Un contraste s’estdonc dessiné entre le sentiment d’avoir étémêlé, sans l’avoir voulu, à un combat ressenticomme extérieur à son environnement quo-tidien 36 et la conviction que les actions par-tisanes aient pu contribuer, malgré tout etglobalement, à la défaite de l’occupant et dela barbarie. Ainsi la mémoire divisée n’est-ellepas seulement une affaire de choix idéolo-giques, mais peut être aussi le résultat delégitimités contradictoires qui s’affrontent.

Dans sa reconstruction, Giovanni Continimet en évidence les deux mémoires, celle dessurvivants pour qui tout a été provoqué parles partisans et celle de la Résistance quiconsidère que le massacre aurait eu lieu dansles mêmes conditions en l’absence de touteaction préalable dans la commune. Se basant

sur les documents disponibles, il montre quecette violence nazie avait des causes plusgénérales – l’impunité accordée aux combat-tants, leur réaction aux bombardements quel’Allemagne était en train de subir, etc. – etque la commune de Civitella se trouvait dansune position géographique stratégique. Ainsiles causes du massacre se révèlent-elles pluscomplexes que les explications généralementadoptées par les uns et les autres.

En réalité, à partir de vécus individuels, lacommunauté de Civitella a construit un récitcollectif de mémoire qui paraît solide et cohé-rent, beaucoup plus en tout cas que les récitsdes partisans. Les témoignages sont contra-dictoires sur les circonstances de la fusilladedu 18 juin, élément-clé de l’hypothèse desreprésailles allemandes. Précisons cependantque le massacre nazi du 29 juin a anéantipresque totalement la population masculined’une petite communauté paysanne très reti-rée. Cela explique probablement la trèsgrande unité de cette mémoire collective àlaquelle le poids de la douleur et du deuil ontbeaucoup contribué. Enfin, le fait de se référerà l’action partisane du 18 juin comme pointde départ d’une chaîne de causalités redon-nait en quelque sorte un semblant de rationa-lité à ce terrible moment du point de vue de lamémoire communautaire.

Fort de la pluralité de ses sources, Continimontre que les causes du massacre ont étémultiples et plus complexes que cela n’appa-raît dans les récits. L’ouvrage se termine surles propos désolés d’un chef partisan quireconnaît que l’action préalable avait été uneerreur inscrite dans la logique de la guerre.Dans cette confrontation des mémoires, laprise en compte de différentes échelles estessentielle. Une action partisane, un attentat,

36 Cette volonté illusoire de ne pas se trouver mêlé auxcombats correspondrait à une « zone grise » (partie de lapopulation ne se considérant ni collaboratrice, ni parti-sane). Voir Claudio Pavone, « Caratteri ed eredità della« zona grigia » », Passato e presente, n° 43/1998, pp. 5-12.

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un massacre, n’auront forcément pas lemême sens, ne susciteront pas la même per-ception à l’échelle d’une petite communauté,ou à celle d’une région, voire d’une nation.Alors que la mémoire des survivants de Civi-tella était interne, celle des partisans venaitau contraire de l’extérieur. Et même si le chefdes partisans est parvenu à se faire éliremaire de la commune en 1951, avec un résul-tat mitigé que Contini qualifie de victoire àla Pyrrhus, cela ne peut se comprendre quepar le caractère externe d’une élection poli-tique. Il n’est en effet pas possible d’appré-hender les querelles qui n’ont cessé de mar-quer cette bourgade sans tenir compte de cesdiverses échelles et de la nature différente deces mémoires. Par son caractère exception-nel, la tragédie de Civitella nous permetdonc de considérer la pluralité possible desconstructions de mémoire et la nécessité devarier nos focales d’observation. Même si lasociabilité relativement homogène de cettecommunauté de survivants ne semble pasl’avoir mis en évidence, une telle approchepourrait aussi nous permettre de mieux dis-tinguer la pluralité des expériences et desactions qui peuvent marquer un individu 37,une pluralité qui joue forcément un rôledans ces mécanismes de constitution de lamémoire divisée.

A propos de Civitella, Leonardo Paggi sou-haite pour sa part que la mémoire reste« divisée dans une certaine mesure afin que ladiscussion et la recherche sur l’origine de cesévénements restent ouvertes », mais qu’ellecesse « par contre d’être un facteur de déchire-ment dans les rapports personnels » 38. Il tente

d’établir une synthèse entre la prise encompte des sentiments intimes des survi-vants et l’analyse des historiens, synthèse quile concerne très directement puisqu’il est unsurvivant et un très jeune témoin direct de cedrame 39. Dans un autre ouvrage 40, il évoqueà ce propos, avec une certaine lucidité, les« effets thérapeutiques » des réflexions surcette mémoire plurielle et divisée. Et ilincarne ici, en quelque sorte, cette doubledimension, cognitive et affective, de l’histoirequi rend ses travaux si intéressants.

Pour une histoire de la subjectivité des populationsLa prise en considération des différentescomposantes de la mémoire divisée ne mènepas seulement à la construction d’une his-toire qui soit attentive à la pluralité deséchelles de l’organisation collective deshommes. Elle ouvre aussi la voie à une véri-table histoire de la subjectivité quant à la per-ception des événements du passé. C’est làsans doute un point fort de l’historiographieitalienne qui remonte à quelques dizainesd’années, notamment sous l’influence del’ethnologue et historien du sacré Ernesto deMartino 41.

Dans le domaine de l’histoire du mouvementouvrier, Gianni Bosio avait par exempledéveloppé l’histoire orale et l’étude des

37 Bernard Lahire, L’homme pluriel. Les ressorts de l’ac-tion, Paris, Nathan – Essais & Recherches, 1998.38 Cité dans le livre de Giovanni Contini, p. 257.

39 Leonardo Paggi, devenu professeur d’histoire contem-poraine à l’Université de Modène, a en effet assisté toutjeune au massacre de Civitella, son village d’origine, aucours duquel il a perdu son propre père.40 Leonardo Paggi (a cura di), Storia e memoria…,op. cit., 1996, p. 12.41 Les textes les plus importants de cet auteur, disparu en1965, viennent d’être publiés en français en troisvolumes : Le monde magique ; Italie du Sud et magie ; etLa terre du remords, Paris, Institut d’édition Sanofi-Synthélabo, 1999.

Les usages publics de l’histoire 49

chants populaires pour mieux tenir comptede cette subjectivité au niveau de ce qu’ilappelait les « classes subalternes » 42. Or, lestravaux plus récents que nous venons d’évo-quer se situent dans la continuité de cesenquêtes. En effet, cette manière de conce-voir l’histoire à l’échelle des individuscomme à celle des collectivités permet defaire prendre la parole à ceux qui, comptetenu de leur position sociale et culturelle,avaient fort peu de chances de se faireentendre. Elle élargit en outre le champ dessources disponibles puisqu’elle consistenotamment à créer des documents oraux.

Mais l’histoire orale ne permet pas seule-ment d’échapper aux discours dominantsdans l’histoire, elle est aussi un moyen deréfléchir à la notion de « vérité » en histoire,c’est-à-dire à la pluralité des vérités possibles– comme le rappelle le titre d’un livre post-hume de Nicola Gallerano, Les vérités del’histoire. Ainsi qu’à la nature complexe deces vérités et de leur expression. Dans unautre ouvrage d’histoire orale 43 qui porteaussi sur un massacre nazi et sa mémoire,celui des Fosses Ardéatines romaines du24 mars 1944, Alessandro Portelli analysejustement cette question du statut de lavérité. Il s’est en effet trouvé confronté à unrécit collectif qui ne correspondait guère à laréalité des faits telle qu’elle pouvait être établieà partir de la documentation disponible, un

récit gênant qui ne permettait plus très biende désigner les vrais coupables entre lesoccupants nazis et les résistants commu-nistes responsables de l’attentat qui avaitprécédé le massacre. Il s’est aussi interrogésur cette question dans un article de presseoù il défendait la valeur d’un livre autobio-graphique du Prix Nobel de la Paix Rigo-berta Menchù 44. A ses yeux, en effet, « l’his-toire orale ne s’occupe pas seulement desévénements, mais aussi des structures narra-tives et symboliques : si certains récits ne sontpas précis, doit-on se limiter à les écarter, doit-on les utiliser pour ne plus croire à tout le resteou en tirer un autre type d’analyse ? » En réa-lité, « la découverte qu’un récit s’écarte des faits(certifiés ou plausibles) ou d’autres versionsdes faits n’est que le début du problème ; ellen’en est pas la solution ». Elle doit en tout casmener à s’interroger sur d’éventuelles struc-tures narratives qui le détermineraient ousur le fait que ce récit pourrait être expriméau nom d’une communauté ou d’une tradi-tion qu’il faudrait identifier.

Le recours à l’histoire orale et l’intérêt pourla subjectivité des milieux populaires permet-tent donc d’explorer des champs particuliersde l’histoire en matière de culture, de repré-sentations collectives ou de traditions. C’estune manière d’inscrire pleinement larecherche historique dans la complexité deson contexte, tout comme la prise en comptedes usages publics de l’histoire devraitconfronter l’historien et ses travaux auxinteractions qu’ils développent avec leurpropre environnement.

42 De Gianni Bosio (1923-1971), voir la récente réédi-tion d’un recueil de textes : L’intellettuale rovesciato.Interventi e ricerche sulla emergenza d’interesse vero leforme di espressione e di organizzazione « spontanee » nelmondo popolare e proletario (gennaio 1963 – agosto1971), a cura di Cesare Bermani, Milan, Editoriale JacaBook/Istituto Ernesto de Martino, 1998.43 Alessandro Portelli, L’ordine è già stato eseguito. Roma, leFosse Ardeatine, la memoria, Rome, Donzelli editore, 1999.

44 Cet article d’Alessandro Portelli se trouve dans Aliasn° 15, supplément à Il Manifesto, 10 avril 1999.

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ConclusionUn autre historien, Mario Isnenghi, reprendcette expression de mémoire divisée pourl’appliquer à l’ensemble de la communauténationale italienne 45. Dès lors, à ses yeux, leconflit de mémoire ne concerne plus leséchelles auxquelles on a pu considérer telévénement du passé mais relève tout simple-ment de points de vue idéologiques diver-gents. La conscience nationale de l’Italietourne aujourd’hui encore autour de cesannées cruciales de 1943-1945.

Alors même que la génération des acteurs etdes témoins de cette époque a commencé àdisparaître, le monde des médias et de lapolitique s’est mis à contester la validité desfondements antifascistes de la Constitutionrépublicaine. Isnenghi souligne donc à justetitre l’inaboutissement de cette symétrieentre les dépassements affirmés du fascismeet de l’antifascisme, du communisme et del’anticommunisme.

Il regrette par ailleurs, sans qu’il faille néces-sairement le suivre, que la désignation de laguerre antifasciste comme une guerre civilesoit venue de l’historien Claudio Pavone, unhonorable représentant du camp progres-siste et de la Résistance 46. Cesare Bermani atoutefois montré que la référence à la notionde guerre civile avait d’abord été adoptée parles milieux antifascistes 47. Et que c’est seule-ment dans les années soixante qu’elle a été

investie par les conservateurs italiens pours’en prendre à l’image de combattants d’uneguerre de libération nationale revendiquéepar les acteurs de la Résistance. Cela dit, lelivre de Pavone sur la moralité de la Résis-tance et la guerre civile représente une œuvremajeure de l’historiographie italienne la plusrécente. Faut-il dès lors lui imputer lesusages abusifs qui ont pu en être faits alorsmême que sa référence à la notion de guerrecivile, certes mal acceptée par des survivantsantifascistes qui se sentaient déligitimés, per-met d’affiner notre compréhension de cetteépoque tragique ? Par ailleurs, ce n’est pass’attaquer à la légitimité de l’antifascismeque d’affronter le problème de sa proprerelation à la violence et à l’éthique 48.

Mario Isnenghi évoque en revanche avec per-tinence la figure de l’antifascisme italien,cette part du passé restée réfractaire à tous lesrepositionnements et à toutes les révisions.Alors qu’une offensive conservatrice est dansl’air du temps, y compris par le dénigrementdes partisans de 1943-1945, comme l’ontmontré les travaux de Paggi, on peut consta-ter que les valeurs de l’antifascisme restentd’actualité et sont revendiquées par une par-tie significative du pays et de ses intellectuels.Certains d’entre eux se sont d’ailleurs effor-cés d’en proposer une réaffirmation à partird’une pleine conscience des défaites passéesde la démocratie et en mettant l’accent surl’engagement, le débat contradictoire et la

45 Mario Isnenghi, « La mémoire divisée des Italiens »,Hérodote, n° 89, 2e trimestre 1998, pp. 39-54.46 Claudio Pavone, Una guerra civile, saggio storico sullamoralità nella resistenza, Turin, Bollati Boringhieri, 1991.47 Cesare Bermani, Il nemico interno. Guerra civile e lottedi classe in Italia (1943-1976), Rome, Odradek, 1997,pp. 1-80. Cet auteur élargit la chronologie de la guerrecivile italienne en insistant sur des éléments de conti-nuité entre Etat fasciste et République d’après-guerre.

48 A ce propos, Isnenghi se réfère lui-même à GabrieleRanzato, Il linciaggio di Carretta, Roma 1944, Milan, IlSaggiatore, 1997 ; et Gianpaolo Valdvet (sous la direc-tion de), Foibe. Il peso del passato. Venezia Giulia 1943-1945, Venise, Marsilio, 1997. Nous pourrions encoreajouter l’ouvrage plus récent de Massimo Storchi, Com-battere si può, vincere bisogna. La scelta della violenza fraResistenza e dopoguerra (Reggio Emilia 1943-1946),Venise, Marsilio, 1998.

Les usages publics de l’histoire 51

pluralité plutôt que sur la délégation et larecherche effrénée du consensus 49.

En matière de division de la mémoire, laquestion nationale se pose avec une acuitéparticulière en Italie. Aussi Isnenghi exprime-t-il un point de vue critique en rappelant cequ’ont été les fondements de la nation ita-lienne, ceux-là mêmes qu’il a largementcontribué à faire connaître dans un récentouvrage collectif 50. Or, l’un des récents déve-loppements du révisionnisme italien contestejustement le caractère national de la Résis-tance. Il considère en effet le 8 septembre1943, puis la période de la présence des Alliésau Sud et du régime de Salò au Nord, commeune défaite de la patrie italienne qui aurait eupour conséquence que la Résistance n’ait eud’autre choix que de s’allier aux vainqueurs,laissant ainsi la nouvelle République en proieaux appétits des partis politiques à la suited’une victoire passive 51.

L’auteur déplore vivement cette multiplica-tion des utilisations de l’histoire, et des dis-cours révisionnistes très marqués idéologi-

quement, qui parcourent les médias ou lemonde politique. Mais faut-il pour autantque les historiens condamnent sans autrel’ensemble de ces manifestations dont lamaîtrise leur échappe ? Ce serait oublier quebeaucoup d’entre eux, et non des moindres,participent sans réserve à ces usages publicsde l’histoire, et qu’ils sont ainsi concernésdirectement par les réalités de la mémoiredivisée.

En fin de compte, l’originalité de ces débatssur les usages publics de l’histoire et lamémoire divisée réside bien dans la volontéde développer une histoire de la subjectivitédes acteurs et des témoins, quels qu’ilssoient. Dépasser les illusions de l’objecti-visme en affrontant les difficultés d’une his-toire critique, plurielle et attentive à la mul-tiplicité des expériences humaines, sepréoccuper des implications de la recherchepour le contexte dans lequel elle se situe, toutcela peut sans doute nous aider à développerune pratique de l’histoire et de son enseigne-ment qui serve à relever les défis citoyensd’un avenir préoccupant 52.

49 Giovanni De Luna et Marco Revelli, Fascismo. Antifas-cismo. Le idee, le identità, Scandicci (Florence), LaNuova Italia, 1995, pp. 14-34. Signalons que Nicola Gal-lerano, de son côté, s’était montré réservé à l’égard decette thèse dont il souhaitait vérifier la cohérence sur leplan historiographique.50 I luoghi della memoria, a cura di Mario Isnenghi,3 volumes : Simboli e miti dell’Italia unita, Rome et Bari,Laterza, 1996 ; Strutture ed eventi dell’Italia unita, Romeet Bari, Laterza, 1997 ; Personaggi e date dell’Italia unita,Rome et Bari, Laterza, 1997.51 Voir Ernesto Galli della Loggia, La morte della patria.La crisi dell’idea di nazione tra Resistenza, antifascismo eRepubblica, Rome et Bari, Laterza, 1996. Cette thèse estdiscutée dans un contexte plus large par Fulvio DeGiorgi, « Pubblica educazione e morte della patria.L’identità nazionale come identità passiva », Contempo-ranea. Rivista di storia del’800 e del’900, n° 2, 1998,pp. 227-251.

52 Tous ces thèmes ont été récemment repris, et appro-fondis, dans un ouvrage de Giovanni De Luna : La pas-sione e la ragione. Fonti e metodi dello storico contempo-raneo, Florence, La Nuova Italia, 2001. Nous en avonsrendu compte dans les Cahiers d’histoire du mouvementouvrier, Lausanne, n° 17, 2001. Et l’article de cet auteurque nous avons traduit dans ce volume évoque l’un desthèmes développés dans son livre : les problèmes nou-veaux que la communication électronique par Internetva poser aux historiens d’aujourd’hui et de demain.

Les didactiques de l’histoire

Le cartable de Clio

Le cartable de Clio, n° 1 – Quelques questions à l’enseignement de l’histoire – 55-77 55

QUELQUES QUESTIONS À L’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE,AUJOURD’HUI ET DEMAIN

FRANÇOIS AUDIGIER, UNIVERSITÉ DE GENÈVE

Pour cette première livraison du cartable deClio, j’ai choisi de proposer deux textes écritsil y a déjà quelque temps à la suite de deuxinterventions orales faites dans le cadre deséminaires organisés par le Conseil de l’Eu-rope. L’un traite des différentes logiques quiprésident à la construction des programmes,curricula et plans d’études, et se poursuit surun questionnement à propos de la place qu’il convient d’accorder à l’avenir dans laconstruction de ces mêmes curricula.L’autre, après avoir rappelé cette même idée,réfléchit la relation entre l’enseignement del’histoire et la diversité culturelle, dans laperspective ou la finalité d’une éducation à lacitoyenneté. Il y a deux raisons pour les-quelles je propose ces textes tels qu’ils ont étéécrits et que je n’en recompose pas un nou-veau pour cette première livraison : d’unepart, ces textes n’ont jamais été publiés etn’ont connu qu’une diffusion restreinte dansle cadre des séminaires concernés, d’autrepart et plus encore, les thèmes qu’ils explo-rent et les idées qu’ils expriment conservent,à mes yeux, toute leur actualité. A les relireaprès quelques années, je n’ai pas grand-chose ou rien à leur ôter ; ce serait plutôt ducôté des ajouts et des développements néces-saires qu’il conviendrait de regarder. Le lec-teur en jugera. Il est vrai que le point de vuequi les anime est évidemment marqué parl’univers politique et culturel dans lequel jesuis né et par les fonctions que j’occupais

alors. Mes nouvelles charges me font parta-ger de plus près un autre système éducatif etune autre culture politique ; mais derrière lesdifférences, je persiste à penser que les ques-tions de fond, pour reprendre un terme plusà la mode, les défis, que nos sociétés et nosEcoles rencontrent et auxquels elles doiventrépondre, sont très largement communs. Lepartage, la comparaison, la mise en évidencede ce qui est commun et différent, la prise encompte des contextes et des spécificités res-tent à faire.

J’ai conservé la forme semi-orale danslaquelle ils ont été rédigés. Prononcés dansdes cadres différents, ils reprennent des idéesproches, ce qui occasionne quelques répéti-tions que le lecteur voudra bien excuser. Jeles prolonge par une très rapide réflexioncomplémentaire. Celle-ci est directementprovoquée par la lecture de l’ouvrage d’unespécialiste anglaise de l’enseignement del’histoire (Hilary Cooper, The teaching ofHistory en Primary Schools, Implementingthe Revised National Curriculum, London,David Fulton Publishers, 2000), par celled’un premier volume dirigé par Mario Car-retero et James F. Voss dont Nadine Fink faitci-après une présentation, par le compterendu d’un second volume des mêmesauteurs paru dans la revue History andTheory, enfin, par celle d’un bref opuscule deChristopher Lasch paru en 1981 et qui vient

56 Le cartable de Clio, n° 1

d’être publié en francais (Culture de masse ouculture populaire, éditions Climats, 2001).Tous ces éléments font rebondir avec force laquestion du sens, à la fois direction et signi-fication, de l’histoire enseignée.

PREMIÈRE PARTIE :LES PROGRAMMES D’HISTOIRE ENTREDES LOGIQUES DIFFÉRENTES ET DESFINALITÉS COMPLEXES 1

Construire un programme n’a pas le mêmesens dans toutes nos Ecoles, mais partoutnous observons un certain nombre delogiques à l’œuvre. Le poids différent qu’onaccorde à ces logiques est susceptible demodifier les conceptions et l’architecture denos programmes. Avant de présenterquelques-unes de ces logiques, je m’autoriseen préalable quelques remarques sur nosmots, car ceux-ci, même semblables ou trèsproches à la traduction, désignent desmondes variés et recouvrent des expériencesmultiples. Il est essentiel d’en prendre lamesure pour nous comprendre.

Je me limite à l’idée même de programme età ce qui est rangé sous ce terme. Je viens, vousle savez, d’un Etat où l’enseignement est régipar des programmes nationaux qui définis-sent plus ou moins précisément les objetsd’enseignement, les titres des chapitres, entermes de contenus, auxquels s’ajoutentquelques indications pédagogiques. Celles-cisont souvent brèves puisque, si les contenus

sont définis par le pouvoir, les méthodes sontréputées être au choix des enseignants. Al’opposé, nous avons des Etats où les conte-nus d’enseignement sont définis de façon trèsdécentralisée, voire au niveau des établisse-ments. Même si l’on constate aujourd’hui undouble mouvement – les uns recherchentune plus grande autonomie des acteurs (maispas en France pour ce qui nous concerne), lesautres s’efforcent d’établir des références etdes règles communes – les différences restentimportantes et traduisent des phénomènestrès profonds. J’en relève deux, qui, commebeaucoup d’éléments de mon intervention,demanderaient de longues explicitations. Jeles énonce selon des polarités extrêmes, laréalité étant évidemment plus nuancée :

– d’un côté, une citoyenneté qui met enavant l’importance accordée aux droitspolitiques et à ce qu’implique le fait d’êtretitulaire d’une partie de la souveraineténationale et, de l’autre, une citoyennetéqui accorde la première place à une inser-tion de proximité, à la participation deshabitants aux affaires locales, aux activitéssociales au sens le plus large ;

– d’un côté, une Ecole qui est très prochedes familles et, très souvent également, deleurs insertions ou de leurs traditionsreligieuses et, de l’autre, une Ecole quimet au contraire les élèves à distance deces insertions, parce que ces insertionssont jugées trop particulières ; cette mise àdistance a pour but de transmettre auxélèves une connaissance considéréecomme un moyen d’accéder à l’universel.

Ceci a évidemment des conséquences sur ceque l’on entend par mémoire collective, surla place accordée aux différents groupes

1 Intervention en tant que chercheur à l’Institut nationalde Recherche pédagogique (INRP), et dans le cadre duConseil de l’Europe, au Séminaire sur l’enseignementde l’histoire dans la nouvelle Europe, Chisinau, Molda-vie, 30 juin - 2 juillet 1997.

Les didactiques de l’histoire 57

servant à définir les appartenances, etc. Jerappelle ces évidences car nos choix enmatière d’enseignement de l’histoire y sont,en très grande partie, inscrits. La définitionet la délimitation spatiale et temporelle dugroupe auquel nous estimons qu’il est le plusimportant que les élèves s’identifient sontdéterminantes pour la construction des pro-grammes ou des curricula.

Enfin, au terme de programme, beaucouppréfèrent celui de curriculum. Cela n’est pasquerelle de mots mais affaire de contenus :Que mettre dans un texte destiné à dire auxenseignants ce qu’il convient d’enseigner ?De manière très générale, programme estplutôt utilisé là où les contenus sont privilé-giés, curriculum là où l’on met en avant ledéveloppement de compétences, notam-ment de savoir-faire et d’attitudes. Cela nesignifie pas que les savoir-faire et les attitudessont refusés par les premiers, mais qu’ils etelles sont attendus comme prolongement,comme accompagnement normal, ‹naturel›,de la maîtrise des connaissances. Cela nesignifie pas que les seconds sont hostiles auxconnaissances, mais que celles-ci sont, avanttout, mises au service de la construction decompétences plus générales, compétencesque l’on espère transférables, c’est-à-direréutilisables pour d’autres objets d’étude,voire dans la vie. La définition des curriculas’appuie généralement, non seulement surl’histoire comme ‹science›, mais égalementsur la spécificité des âges des élèves selon cer-tains apports de la psychologie cognitive, surles travaux de la pédagogie par les objectifs etsur les classifications de compétences avecparfois l’énoncé d’un référentiel de ces com-pétences, sur les méthodes actives et lesconséquences que leur affirmation a pour ladéfinition du travail scolaire, etc.

En énonçant ainsi ces différences, j’entredirectement dans l’objet qui nous occupe.Reprenons le problème autrement : l’enjeude l’enseignement de l’histoire est de faireentrer les élèves dans le monde de l’histoire(Geschichte), de faire se rencontrer le mondedes élèves et le monde de l’histoire ; ajoutonsque c’est évidemment le monde de l’élèvequi est appelé à se transformer et non celuide l’histoire. Le professeur est celui qui faci-lite la rencontre du monde du texte, le textede l’histoire, et du monde de l’élève. D’uncertain point de vue, si l’on considérait letexte de l’histoire comme directement etimmédiatement abordable, il suffirait demettre l’élève devant le livre d’histoire et del’inviter à le lire. C’est parce que l’on consi-dère cela comme peu possible ou peu effi-cace qu’il y a un professeur qui dissèque cetexte, le met en pièce, l’illustre, mobilisetoutes sortes d’auxiliaires, documents etmoyens variés, pour que les élèves s’appro-prient ce texte et, de plus, le croient vrai. Cefaisant, il construit un texte particulier, texteétabli à fin d’enseignement, celui de l’histoireeffectivement enseignée. Les programmes neconcernent pas directement ce texte ultimemais s’efforcent d’en indiquer les grandesorientations, les principaux points d’appuien tenant compte des conditions de l’ensei-gnement. Cette situation se complique dèslors que l’on considère qu’un des moyens lesplus efficaces d’apprentissage de l’histoire estde faire produire, de faire écrire de l’histoirepar les élèves. Je laisse cette question en sus-pens ; elle revêt bien d’autres aspects. Pro-grammes ou curricula se situent à la croiséede logiques différentes. Dans un premiertemps, je brosse un rapide inventaire de ceslogiques, inventaire sûrement incomplet,autour de trois ensembles : les logiques dumonde de l’histoire, les logiques des élèves,

58 Le cartable de Clio, n° 1

les logiques scolaires. Dans un second temps,j’examine, également de façon très brève, laquestion des finalités.

1. LES PROGRAMMES AUX PRISESAVEC DES LOGIQUES DIFFÉRENTES :UN BREF TOUR D’HORIZON

1.1. LOGIQUES DU MONDE DE L’HISTOIRE

Pour traiter des logiques de ce monde, jeprends pour point de départ les caractèresque Ricoeur 2 (article dans la Revue Diogène,n° 168, 1994, p. 17) énonce comme caracté-ristiques de « …la coupure épistémologiquequi sépare l’histoire savante du récit tradition-nel ». Ces trois caractères sont 3 :

« – l’énorme travail de conceptualisationappliquée aux universaux que l’histoireconstruit (servage, révolution industrielle,etc.)…

– la décomposition d’une tranche de passé enniveaux (économique, social, politique,intellectuel, etc.) qu’il s’agit ensuite derecomposer sous l’idée-limite d’histoiretotale ;

– la pluralisation des temps de l’histoire… »

A ces trois caractères, Ricoeur ajoute l’argu-ment suivant : « De toutes ces façons, un écartest instauré entre le niveau naïvement narratifdes histoires racontées (stories) et le niveau cri-tique de l’explication compréhensive des histo-riens de métier. » A ces trois caractères, choi-sis pour distinguer deux régimes del’histoire, naïve et savante, j’ajoute de moncôté la construction de problématiques etl’usage de schèmes explicatifs dont certainssont empruntés aux autres sciences sociales.Enfin, je ne fais que rappeler pour mémoire,la force des découpages spatiaux qui produi-sent des territoires dont l’affirmation etl’identification jouent un rôle considérabledans la construction de la mémoire et desidentités collectives. Sans aller plus loin, celasuffit déjà à notre bonheur entre l’horizond’une histoire totale – à l’échelle 1, comme lacarte de Borgès, échelle 1 du temps et desmilliards de vies et d’actions que le monde aconnues – et une production historienne etun enseignement de l’histoire qui sontnécessairement dans le partiel, le découpé, lelimité.

A ce stade, je distingue :

1.1.1. UNE LOGIQUE DU TRAVAIL DE L’HISTORIEN

J’isole ici cette logique afin de mettre en évi-dence sa spécificité, spécificité qui rend sus-pecte toute analogie entre le travail de l’his-torien et le travail que les élèves peuvent faireen classe. Cela ne veut pas dire qu’il ne soitpas intéressant de mettre les élèves en situa-tion de ‹mimer› certains gestes du travail del’historien, mais que cette analogie ou cetteréduction demande à être considérée avecune grande prudence. Les différences entre letravail de l’historien qui produit, en prin-cipe, de la connaissance nouvelle et ce quel’élève est susceptible de réaliser, d’écrire,

2 En prenant Ricoeur comme référence, je me situe ducôté d’une conception qui affirme la dimension néces-sairement narrative de l’histoire. Il semble que depuis lamagistrale synthèse de Temps et Récit, le lien entre his-toire et récit ne soit plus guère contesté. Plus largement,si l’on suit par exemple Bruner (…car la culture donneforme à l’esprit, trad., Paris, Eshel, 1991), le récit est laforme première de notre expérience du monde lorsquenous l’énonçons et la communiquons ; c’est aussi parelle que nous avons accès à l’expérience que les autresont du monde. Voir aussi ci-après, pp. 221-224.3 Le découpage et la présentation sous trois tirets sont denotre fait.

Les didactiques de l’histoire 59

sont trop évidentes pour être développées.Aussi, je ne retiens qu’un aspect, celui dumaniement du temps. Au cours de son tra-vail, l’historien effectue sans cesse des allers-retours dans le temps, construit des décou-pages, des périodisations, les met à l’épreuveet les modifie s’il y a lieu, etc. Il n’y a aucunelinéarité chronologique dans son travail ; lesmaniements du temps et ce qu’il produitavec ces maniements sont un des facteursd’intelligibilité privilégié de l’histoire. Aucunhistorien qui étudie un objet x entre telle outelle date, ne commence à l’étudier durantl’année 1, puis passe à l’année 2, etc., enchaî-nant par là les événements et les évolutionsles uns aux autres. Mais, lorsque l’on passe àla présentation du travail achevé, on passe à

1.1.2. UNE LOGIQUE D’EXPOSITION,

qui présente ces enchaînements commequelque chose de tout à fait naturel, commeétant le récit argumenté et raisonné des événe-ments et des évolutions. L’histoire utilise lalangue naturelle et s’efforce de faire croire quele récit qu’elle construit est au plus près de laréalité ; dans sa forme même les mots devien-nent les choses dont on parle. Cela se fait pourl’essentiel dans la continuité et la successionchronologiques. Dans son exposé, écrit ouoral, le respect du déroulement chronologiqueest un impératif pour l’historien, même si lacomplexité des situations autorise évidem-ment certains écarts et notamment la juxtapo-sition de différents récits correspondant auxdécoupages en niveaux ou selon les lieux, parexemple. Ceci est sans doute évident, maisn’oublions pas que les élèves sont soumis àune présentation de l’histoire qui s’appuie surcette logique d’exposition et qui les laisse trèsloin, très très loin, du travail que l’historieneffectue sur le temps. On ne lui présente que lerésultat et lorsqu’il est mis en situation d’écrire

lui-même, il est rare que ce travail sur le tempssoit l’objet d’un véritable travail, hormis le respect de l’ordre chronologique.

On pourrait imaginer que d’autres aspectsdu texte de l’histoire soient mis en avant : desconcepts jugés centraux, des niveaux dupassé, des interprétations, etc. Mais noussavons que, dans la communauté histo-rienne, il n’y a guère d’accords sur lesconcepts ou les interprétations et, lorsquel’on construit un programme qui met enavant un aspect important d’un niveau dupassé, cela est fortement contesté. Alors, quefaire ? Il reste un possible accord surquelques objets de notre mémoire collective,passages obligés pour l’enseignement maisdont la signification n’est pas obligatoire-ment partagée ; la seule solution pour mettreen œuvre cet accord est de réaffirmer la pri-mauté de la succession chronologique etd’énoncer de la façon la moins engagée pos-sible la liste de ces objets.

1.1.3. UNE LOGIQUE CHRONOLOGIQUE

La logique chronologique est évidemment lapremière qui s’impose. L’ordre temporel estun principe organisateur obligatoire du textede l’histoire ; tout historien travaille avec etsur le temps ; il en découle pour l’enseigne-ment qu’il ne saurait y avoir d’enseignementde l’histoire digne de ce nom que celui quirespecte ce principe. Mais cet accord ou ceprincipe rappelé, la prééminence de lalogique chronologique ne dit pas comment,précisément, choisir et organiser les conte-nus. Elle indique qu’il convient de commen-cer par le début et de terminer par la fin. Jelaisse à chacun le soin de déterminer ce quel’on peut entendre par début ou par fin etajoute brièvement que rien, mais rien, nelaisse supposer que les temps anciens soient

60 Le cartable de Clio, n° 1

plus aisés à étudier, à comprendre et àapprendre que les temps actuels. La distancetemps réduit peut-être, mais pas toujours !,l’implication, favorise un regard plus cri-tique mais elle établit aussi une étrangetéplus grande ; comment nos élèves des villesimaginent-ils des sociétés avant tout ruralessans électricité et sans pétrole ?

Mais, en sachant que cet ordre du temps necorrespond pas à l’ordre du travail historien etque l’exposition mêle en permanence desobjets aux temporalités différentes, mini-récitset mini-tableaux enchâssés les uns aux autres,nous dessinons un monde bien complexe danslequel faire entrer les élèves. Enonçant lesobjets historiques de façon très générale, lesprogrammes privilégient l’ordre chronolo-gique, laissant aux enseignants le soin de gérerle reste sans toujours dire à quel point ce resteest souvent la partie la plus décisive.

Si cette logique s’impose avec force, soyonsprudents sur les résultats qu’elle donne !Rappelons que la succession chronologique,qu’elle prétende embrasser la diversité et lacomplexité d’une époque ou qu’elle soit thé-matique, est toujours pleine de trous, deblancs, de vides.

1.2. LE MONDE DES ÉLÈVES

Ce monde des élèves est appréhendé ici dedeux façons : d’une part la relation entre lemonde de l’élève et celui du texte de l’his-toire, d’autre part ce qui est lié au processusmême de l’apprentissage.

1.2.1 LE MONDE DE L’ÉLÈVE

Me référant à nouveau à Ricoeur (Temps etRécit, tome I, 1983), celui-ci pose que «…toutrécit présuppose de la part du narrateur et de

son auditoire une familiarité avec des termestels qu’agent, but, moyen, circonstance, secours,hostilité, coopération, conflit, succès, échec,etc.». Autrement dit, même si ces termes sontrarement employés comme tels en classe, cequ’ils recouvrent est constamment présentdans le récit de l’histoire. Le problème perma-nent pour le professeur est de s’assurer quecette ‹précompréhension› est déjà présente. Sice n’est pas le cas ou si cette précompréhen-sion est insuffisante, le professeur s’efforce dela mettre en place ; il le fait dans le mouve-ment même où il étudie, où il fait étudier, telobjet d’histoire à ses élèves. En étudiant lesRévolutions de 1848, il faut, par exemple,introduire les élèves dans la pensée que deshommes peuvent, au nom d’idées qualifiéesde nationales et au nom de leur conception dela liberté, construire des barricades, prendreles armes, faire face à des pouvoirs autori-taires, chercher à communiquer au-delà desfrontières, risquer leur vie, etc. Ce simple ettrivial exemple montre aussi qu’il est ardu defixer arbitrairement les limites et les caractèresde cette précompréhension. Cela a souventpour résultat que le professeur fait comme si,un minimum étant rappelé, c’est l’enseigne-ment des événements lui-même qui va, enquelque sorte, auto-produire les conditionsde sa compréhension. Le risque est alors devoir réduire cet événement aux schémas d’ac-tion, aux précompréhensions antérieurementprésents dans l’esprit des élèves.

S’ouvrent ici de nombreux thèmes: le premierse réfère à quelque chose d’assez répandudans la conscience des professeurs mais beau-coup plus délicat à prendre vraiment enconsidération, à savoir ce qui est communé-ment rangé sous le terme de représentationssociales ; le second aux relations entre le passéet le présent. Je ne m’intéresse dans cette

Les didactiques de l’histoire 61

partie qu’aux représentations ; les relationspassé-présent sont abordées plus longuementavec les finalités.

L’idée que l’élève n’est ni un verre vide qu’ilconvient de remplir avec le miel de laconnaissance ni une page blanche surlaquelle inscrire le texte du savoir a fait sonchemin. Parmi les outils utilisés pour tra-vailler le ‹déjà-là›, la théorie des représenta-tions sociales, plus ou moins rigoureuse-ment rattachée à son origine, s’est largementrépandue. Je prends deux exemples pour enillustrer l’intérêt et ne considère que la seuledimension affective des représentationssociales. Lors d’entretiens avec des élèves surla Révolution française, nous avons observéque, quel que soit leur âge, ils éprouventbeaucoup de difficultés à parler de la Terreur,à mettre cette période quelque part dans ladécennie révolutionnaire et surtout à luidonner du sens. Nous avons interprété cesdifficultés comme un effet de la conceptiondominante qui leur sert à donner du sensaux événements de cette période ; cetteconception, qui s’exprime à d’autresmoments de ces entretiens, se résume parl’idée d’un progrès politique autour desdroits de l’homme et de la République. Dansce schéma, la Terreur est proprement‹impensable›. Elle nous sépare de notre his-toire, de notre identité. A contrario, lapériode de la Collaboration se présente toutautrement puisque l’on pouvait être résis-tant ; un ‹vrai Français› était, d’une façon oud’une autre, un résistant, alors que, dans lecas de la Terreur, être opposant revient à êtreanti-révolutionnaire et donc contre lesconquêtes légitimes de la Révolution.

Second exemple : dans des textes écrits pareux, les élèves montrent leur propension à

désigner l’Allemagne comme cause de laPremière Guerre mondiale ; pourtant, cetteexplication-responsabilité-culpabilité n’estni enseignée par les professeurs (nous avonsassisté à leurs cours ou écouté l’enregistre-ment de ces cours), ni présente dans lesmanuels. Tout se passe comme si, pour laplupart des élèves, dire et expliquer les causesde cette guerre (c’était la consigne de ce tra-vail écrit) revenait à chercher des responsa-bilités, et comme si dans cette quête, ce qu’ilssavent de la Seconde Guerre était ‹rabattu›sur la Première. Il faut bien donner un peude cohérence à la vision de l’histoire, à notreidentité dans son rapport à l’autre. Ce qui estaffectivement le plus fort et cognitivement leplus simple recouvre tout. Notre identités’établit et s’argumente peut-être sur desinformations historiques reconnues et rai-sonnées, mais sans doute plus encore sur desattitudes beaucoup plus profondes.

1.2.2. UNE LOGIQUE DES APPRENTISSAGES

Je devrais commencer par mettre ‹logique›au pluriel, car, en ce domaine, plusieurslogiques ou plus exactement plusieursconceptions de l’apprentissage sont fré-quemment invoquées pour justifier l’organi-sation de l’enseignement. Ceci tient à l’ab-sence de théorie unifiée de l’apprentissage,théorie qui soit partagée et acceptée. Si toutle monde aujourd’hui se réfère au construc-tivisme, au sens piagétien du terme, lesrameaux en sont fort diversifiés ; surtout, lesconséquences d’une prise au sérieux duconstructivisme sont loin d’être claires etimmédiates aussi bien dans la conduite de laclasse que dans la confection des pro-grammes. On observe certains effets sur lesprogrammes ou les curricula à l’école élé-mentaire mais dès le secondaire, d’autreslogiques reprennent le dessus, notamment

62 Le cartable de Clio, n° 1

celle de l’exposition chronologique dusavoir. Quelques accords, plus ou moins opé-rationnels, autour de l’idée d’activité desélèves ne font pas une référence suffisante.L’absence d’accord plus fondamental et lelien difficile entre ce que nous savons d’unepart, de la construction des connaissances etdes apprentissages et d’autre part, de l’ensei-gnement de l’histoire font perdurer unesorte de modèle spontané. Ce modèle reposesur la croyance en un passage continu d’unesphère où dominent le concret, le facile, lesimple, le singulier, le particulier, voire lelocal vers une sphère où s’épanouissentl’abstrait, le difficile, le complexe, l’universel,le général, le global… Trop de travaux et deréflexions montrent qu’un tel modèle n’aguère de sens et pourtant, il a la vie dure.

Que signifierait une logique des apprentis-sages ? La possibilité de déterminer à la foisdes étapes dans les apprentissages, étapessuffisamment nécessaires et contraignantespour appeler un certain ordre dans l’ensei-gnement, et des méthodes, des dispositifs detravail. Mais nous retrouvons alors les ques-tions précédentes sur ce qui compose le textede l’histoire, en particulier son hétérogénéitéprofonde.

1.3. DES LOGIQUES LIÉES

AUX CONTRAINTES SCOLAIRES

Enfin, il y a les logiques produites par les ins-titutions scolaires et leur fonctionnement.L’enseignement de l’histoire, à l’égal detoutes les autres disciplines scolaires, se faitdans une institution qui a ses règles de fonc-tionnement, ses contraintes, ses principes,ses habitudes. On peut ou non en tenircompte dans l’établissement des programmeset curricula. En tenir compte de façon trop

précise revient à enfermer l’enseignant dansdes déterminations contraignantes et sur-tout trop éloignées des conditions réellesd’exercice de son métier. Ne pas en tenircompte nous invite à une certaine prudencedans ce que nous disons ou espérons de l’en-seignement en ne considérant que les pro-grammes. Les études disponibles montrentque l’histoire des programmes et l’histoireeffectivement enseignée sont deux mondesdifférents.

Parmi les contraintes propres à nos institu-tions scolaires, j’en cite quelques-unes qui, àma connaissance, sont largement répandues.Une analyse plus développée rendraitcompte du rôle qu’elles jouent dans laconstruction de l’histoire scolaire. Il en estainsi :

– du découpage et de l’organisation dutemps. Notre enseignement fonctionnetrès majoritairement sur le mode d’unesuccession de séquences, de trois-quartsd’heure à une heure, centrées sur unediscipline. Découpage du temps, décou-page du savoir, découpage des objetsenseignés vont de pair. Si le professeur,spécialiste de sa discipline, fait aisémentle lien entre des moments d’enseigne-ment séparés dans le temps, cela n’est pasnécessairement aussi facile pour lesélèves. Ce découpage est aussi limitationdu temps disponible. Consacrer deuxheures ou huit heures à étudier les consé-quences de la Seconde Guerre mondialeen Europe ne produit pas le même savoirsur cet objet ;

– du groupe classe qui impose un ensei-gnement qui est destiné à une collectivitéet non à des individus. Le professeur

Les didactiques de l’histoire 63

s’adresse à, et organise le travail pour unesorte de ‹classe moyenne›, évidemmentvariable selon les lieux et les âges. Celasignifie également qu’il est à peu prèsimpossible de prendre la pleine mesuredu ‹monde des élèves› dont j’ai soulignéprécédemment l’importance. Ce monderecouvre en fait des mondes puisque nosélèves sont loin d’appartenir à une cul-ture identique, ne disposent pas desmêmes schémas de précompréhension,n’ont pas les mêmes stratégies cognitives,ni les mêmes attentes à l’égard de l’Ecoleen général et de l’histoire en particulier,etc. Leur diversité est à l’image de celle dela société ;

– de l’existence d’un livre, d’un manuel quiconstitue une référence pour l’élève. Celivre traduit aussi les conceptions diffé-rentes que nous avons de l’enseignement.Il se présente souvent comme un état dusavoir disant ce que l’on sait de tel ou telévénement, période, etc. Il est aussi par-fois plutôt un ensemble d’exercices oud’outils destinés à être utilisés en classe. Ilmêle ces deux aspects selon des règleséditoriales qui renvoient aux jeux dumarché. Quel qu’il soit, il est un élémentqui intervient pour construire l’histoireenseignée; il n’en est qu’un parmi d’autres.

Enfin, de façon plus générale, aussi bien lesprogrammes et les curricula que les profes-seurs construisent un savoir historien quirépond à trois contraintes : être enseignable,être apprenable, être évaluable. Enseignable,c’est être mis et énoncé dans une forme quicorresponde aux contraintes de l’enseigne-ment, par exemple celles qui ont été précé-demment énoncées ; apprenable, c’est lechoisir et le mettre en forme pour que les

élèves puissent l’apprendre, apprendre aveclui connaissances, savoir-faire et attitudes ;évaluable, parce que si notre discipline estune discipline de culture générale, elle entreaussi dans le jeu habituel de tout systèmescolaire qui implique l’évaluation. Noussavons par exemple le poids considérableque jouent les évaluations lors des examens,surtout lorsque ces examens sont nationaux.

C’est de tout cela qu’un enseignant doit tenircompte. Certes ce ne sont pas les préoccupa-tions immédiates des auteurs des pro-grammes et curricula, mais ce sont des élé-ments qui donnent forme et contenu autravail auquel se livre le professeur quand il‹fait cours› et que les auteurs des dits pro-grammes et curricula feraient mieux de nepas ignorer.

1.4. AUTANT DE LOGIQUES SOUMISES AUX

FINALITÉS

Logiques des savoirs historiens, logiques desélèves, logiques scolaires pèsent de manièredirecte ou indirecte sur la confection de nosprogrammes et de nos curricula. Mais, ceslogiques sont elles-mêmes soumises auxfinalités. L’ancrage principal de mon proposest le suivant : l’histoire a été installée, dans saforme actuelle, dans les écoles, dans l’Ecole,pour participer à la transmission d’uneconception partagée de la mémoire collec-tive et par là de l’identité collective. Il s’agitde transmettre et de développer un senti-ment d’appartenance. Je tiens les pièces àconviction à la disposition de chacun. Lors-qu’elle se réfère à des entités politiques suffi-samment stables et anciennes la dimensionhistorienne de l’identité collective appellespontanément la succession chronologiquedont nous avons dit la prééminence ; cette

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succession privilégie les phénomènes, événe-ments et évolutions étudiés d’abord dans cecadre spatial, celui des Etats. Cette approches’efforce de lier le ‹je› de l’élève au ‹nous› duprésent et du passé par distinction avec lesautres et l’autre, c’est-à-dire ceux et celui quine se reconnaissent pas dans cette apparte-nance, ou qu’il s’agit de mettre à l’extérieur.

Croisées avec les logiques précédentes, etnotamment celles qui relèvent du fonction-nement de l’Ecole, les finalités poussent à ceque l’enseignement de l’histoire privilégie,pour ne pas dire plus, la transmission d’unevulgate, refuse ce qui divise et notammenttoute mise à la question du texte de l’histoireet s’appuie, au contraire, sur tout ce qui estpropre à développer un sentiment commundont on attend qu’il contribue à la cohésionsociale. Les autres logiques que nous avonsmises en évidence et notamment celles liéesau fonctionnement de nos Ecoles accentuentces tendances.

Mais, sentiment d’appartenance et identitécollective sont aujourd’hui l’objet de nou-velles approches. Dès lors, la question del’enseignement de l’histoire exige de réexa-miner à nouveaux frais la question des rela-tions entre le passé, domaine d’étude del’histoire, le présent et l’avenir.

C’est sur ces trois dimensions du temps queje me propose de construire ma seconde par-tie tout en sachant que je n’aborde que trèspartiellement et très modestement un sujetcomplexe, délicat et conflictuel. Mais, n’est-ce pas une des exigences de nos démocratiesque de mettre en débat de tels sujets ?

2. L’HISTOIRE ? ÇA SERT A INVENTERL’AVENIR POUR AGIR AU PRÉSENT

Sous ce titre, je l’espère un peu provocant, jepose quelques jalons pour analyser, mainte-nant, les relations de notre enseignementavec les trois dimensions du temps. Certes,dès lors que l’on parle de finalités, l’avenirest en jeu puisque ce qui est attendu de l’en-seignement est bien dans le futur de l’élève.Mais ce futur s’inscrit totalement dans nosattentes collectives et ne peut donc êtreréduit à la seule dimension du sujet, de l’in-dividu. Cette brève exploration commencepar une présentation des relations entrepassé et présent avant de s’élargir à l’avenir.

2.1. PASSÉ-PRÉSENT : DES RAPPORTS VARIÉS

Poursuivant mon parcours sinueux entre despréoccupations très générales et les pratiquesd’enseignement, je reviens pour commenceraux relations entre le passé et le présent.L’importance de ces relations est évidem-ment constamment affirmée ; à lire les texteset les études sur notre enseignement, on yrelève différentes manières de les envisager,manières où se mêlent des objectifs de for-mation très divers :

– le passé est un répertoire d’actions, d’at-titudes, d’exemples qui sont à la disposi-tion de chacun pour réfléchir sur ce quefont les hommes. La dimension moraleest ici explicitement affirmée ;

– le passé est au fondement du présent, ilen constitue les racines. Selon des conti-nuités variées où les circonstances pèsentd’un poids plus lourd que les décisionsdes hommes et que le hasard (pourreprendre trois grandes catégories expli-

Les didactiques de l’histoire 65

catives), le présent découle du passé defaçon la plus logique possible. On parlealors de visée téléologique de l’enseigne-ment de l’histoire où le choix de ce quiest enseigné est entièrement déterminépar la situation actuelle. Plus encore, ils’agit parfois de légitimer le présent etdonc de montrer que le passé a pour sensla mise en place du présent ; le passé sertalors à montrer que le présent, et parti-culièrement les découpages politiques,étaient déjà… présents dans le passé,éventuellement de lutter pour que le pré-sent retrouve le passé, etc. Ainsi, le dérou-lement de l’histoire a pour sens de prou-ver l’inéluctabilité du présent, réel ousouhaité ;

– le passé est enjeu de mémoire, pas tout lepassé évidemment, mais certains faits,événements, phénomènes dont on jugebon, utile, nécessaire… que la connais-sance soit transmise aux générationsfutures. La continuité est ici moins affir-mée et la comparaison souvent suggérée.La dimension morale est aussi très sou-vent présente. La mémoire se mue aisé-ment en commémoration ;

– selon les uns, le présent porte des tracesdu passé, selon les autres, il est du passéaccumulé ; quoi qu’il en soit, il est iciquestion de faire prendre conscience auxélèves qu’ils arrivent dans un monde déjàlà où l’épaisseur du temps a laissé denombreuses traces. Parmi les diversesfaçons de considérer ces traces, il sembleque la problématique du patrimoine soitaujourd’hui très en vogue. Elle se faitparfois inventaire un peu statique.

Quittons à présent ces propos généraux quidemanderaient de plus amples développe-ments et pénétrons un moment dans laclasse d’histoire. J’ai dit précédemment l’im-portance du travail de décomposition, demise en pièces du texte de l’histoire, de l’ap-pui sur de nombreux auxiliaires – textes,images, cartes, etc. – pendant le cours, autantde procédés destinés à rapprocher le mondedu texte et le monde de l’élève. Parmi cesprocédés, il y a l’invitation fréquente du pré-sent, de ce qui est supposé être une expé-rience partagée par et avec les élèves, pourcomparer avec le passé, pour rendre ce passémoins lointain. C’est aussi le moyen d’asso-cier les élèves à la production du texte ensei-gné. L’observation et l’analyse d’un certainnombre de cours permettent d’étudier cetteprésence très fréquente du présent supposécommun 4, mais cette présence opère unesorte de renversement par rapport aux rela-tions affirmées entre passé et présent. Dansnos discours, c’est le passé qui est supposécontribuer à l’explication et à la compréhen-sion du présent, dans les cours une inversions’opère. Le passé est réduit au présent, que cesoit sur un plan factuel ou sur un plan plusexplicatif. Par exemple, exemple hélas cari-catural !, l’étude des causes de la PremièreGuerre mondiale demande de parler des Bal-kans ; les Balkans au début du siècle ? C’estcomme les Balkans aujourd’hui, un vastethéâtre de violences et de haines… analogiequi laisse totalement de côté les modifica-tions qu’a connues cette région de l’Europeet suggère des permanences comportemen-tales dont je ne développe pas ici les pos-sibles effets. Un autre exemple est l’appel à

4 Voir Tutiaux-Guillon, N., Influence du modèle pédago-gique sur l’explicatif, in Eléments sur la causalité dansl’enseignement de l’histoire et de la géographie, Paris,INRP, 1997.

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des éléments d’économie ‹spontanée› lors del’étude de la Révolution industrielle ; pours’imaginer l’essor de la production et de laconsommation au XIXe siècle, il est fait appelà l’expérience que les élèves ont aujourd’huide l’argent, de la publicité, etc. De tellesrecherches soulignent l’importance de cesanalogies, de ces renvois au sens communcomme éléments destinés à aider la compré-hension des élèves. Analogies et renvois nesont pas la source d’un travail explicite etrigoureux de comparaison, dont le but seraitd’identifier ce qui est commun et ce qui estdifférent, de traduire un processus, une évo-lution, de rendre la singularité et la familia-rité d’événements et de phénomènes rangéssous des mots, sous des concepts similaires,etc. ; un tel travail est en quelque sorte inter-dit par la logique chronologique ; c’est untravail de réduction d’une situation lointaineà une situation supposée connue. C’est lasituation connue, ou du moins ce que l’onconnaît du temps présent qui sert de filtre,réduisant le passé, soumettant le passé à lacompréhension que l’on croit avoir du présent.

Les relations présent-passé sont ainsi encause dans tous les lieux qui concernentnotre enseignement, jusque dans les pro-grammes. Un dernier exemple illustre lacomplexité de ces relations. Au milieu desannées soixante-dix, il a été demandé dansles programmes français de la classe de cin-quième (deuxième année du collège, 12-13ans) d’insister plus fortement qu’auparavantsur l’étude de l’Islam et de la civilisationarabo-musulmane. La prise de consciencequ’une partie, désormais assez nombreuse,des élèves était de culture arabo-musulmane,demandait cette étude pour favoriser la tolé-rance. Mais, comme le programme de

cinquième obéissait pour l’essentiel à lalogique chronologique, il s’arrêtait auXVIe siècle ; l’étude de la civilisation arabo-musulmane restait donc en suspens, sansrelation autre que celle dont nous avons pré-cédemment parlé, c’est-à-dire l’analogie pré-sent-passé. Par exemple, pour illustrer l’im-portance des villes dans ce contexte, nombrede manuels comportaient des photographiesde villes ‹arabes› aujourd’hui. Je laisse cha-cun méditer sur ce que signifient alors nosaffirmations sur la contribution de l’histoireà la formation des jeunes.

2.2. …ET SI L’ON AJOUTAIT L’AVENIR ?

Intégrer la dimension de l’avenir n’est pasune idée nouvelle. J’extrais une brève cita-tion du texte officiel de 1890 régissant l’en-seignement de l’histoire dans le secondaireen France : « Il faut que l’éducateur étudie lagénération qu’il doit élever et se fasse une théo-rie des devoirs de cette génération, afin que,connaissant le but à atteindre, il y conduisel’écolier par les moyens les mieux appropriés ».Cette position fait dépendre les contenus etméthodes de l’enseignement de l’histoired’une anticipation de l’avenir et non de laconnaissance historienne elle-même. Cetteanticipation oriente et légitime les choixdans ce qu’il est bon, juste, utile d’enseignerpuisqu’on ne saurait tout enseigner. Rappe-lons que dans les sociétés marquées par lesRévolutions économiques et politiques duXIXe siècle, l’histoire vécue par les hommessemblait, à la fin de ce siècle, avoir un sens,pour faire bref le sens du progrès, un pro-grès matériel et moral, que le développementindustriel, les transformations sociales et,pour la France, la République incarnaientchacun à leur manière. Le cadre privilégiéétait simple ; l’Etat-nation était la forme

Les didactiques de l’histoire 67

raisonnée et imaginée comme étant presqueuniverselle, de l’appartenance, le cadre del’identité collective. Il n’est pas besoin d’unelongue argumentation pour dire à quel pointcet horizon n’est plus le même. Nous avons àfaire à un ensemble de changements qui peu-vent aisément se ranger autour des idées depluralisme et de diversité : diversification desdiscours historiens, diversification desapproches, des interprétations, des probléma-tiques, des objets, etc. ; diversification desélèves et plus largement des références cultu-relles dans nos sociétés ; diversités de nossociétés où les appartenances sont multiples.Pluralisme affirmé, revendiqué ou craint maisqui ne peut laisser indifférent notre discipline.

Autrement dit, en réfléchissant dès aujour-d’hui aux programmes d’histoire pour pré-parer le XXIe siècle, nous avons à affronter laquestion suivante : que convient-il d’ensei-gner à des jeunes qui auront le monde encharge entre… 2010-2020 et 2050-2060 ? Cen’est sûrement pas en regardant dans unrétroviseur que nous aurons des réponses ;cependant, je reconnais aisément que ledébat est difficile, non seulement à conclure,mais tout simplement à engager. Quelquesidées : est-il pertinent, et si oui possible,

– de partir des problèmes que la sociétédevra gérer, et si possible résoudre, aucours du prochain siècle : la santé, le tra-vail, l’environnement, l’aménagementdes territoires, la pollution urbaine, laviolence, le chômage, etc. ?

– de nous interroger sur ce qui constituerale facteur d’unité et d’identité collectives ?Comment se noueront les liens civique,politique et social ? Comment se cons-truiront l’identité de chacun, l’identité

collective, leurs relations ? Beaucoupd’auteurs insistent aujourd’hui sur le faitque chacun constitue son identité à partirde références multiples et mobiles. Com-ment dès lors choisir et combiner entreles différentes échelles et les différentsgroupes, celles et ceux qui sont les plusimportants ? Quelle identité politiqueconcevoir et comment lier les dimensionslocales, régionales, nationales et euro-péennes? Là où nos sociétés sont résolu-ment plurielles, pluralisme de langue, deculture, de religion, d’imaginaire, etc.,n’est-ce pas une chance, une anticipation,pour inventer de nouvelles manières depenser et de vivre le lien collectif, le vivre-ensemble, les formes de vie politique etsociale, l’organisation des pouvoirs, desrelations entre les personnes et ces pou-voirs dans le respect des droits del’homme et des principes démocratiqueset, par là, de porter un nouveau regard surle passé plutôt que de nous crisper, voirede nous déchirer sur nos identités d’hier ?

La réflexion que nous avons à développer etles choix que nous avons à faire dépendentdu monde que l’on veut bâtir et de la placeque l’on attribue à l’histoire dans la construc-tion de la mémoire collective, de l’imaginairecollectif au sein de ce monde. Nous nesommes probablement pas d’accord sur lesmanières précises d’organiser ce monde,mais peut-être serons-nous d’accord sur lesvaleurs et principes essentiels. L’histoire etson enseignement ont évidemment à voir detrès près avec les valeurs ; ces valeurs sont enjeu aussi bien dans les contenus enseignés,dans les choix que nous faisons parmi l’im-mensité de connaissances et de compétencesaccumulées, que dans les manières dont seconduisent les enseignements. Contenus et

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méthodes, savoir-faire et connaissances sontà nouveau totalement liés.

Parmi les multiples directions que prend laréflexion, je choisis, pour terminer monintervention, une de celles que je crois parti-culièrement importantes et urgentes à consi-dérer : la place de l’« autre ». Cette place est àréfléchir autour des relations ‹je›, ‹nous›, les‹autres›, l’‹autre›. Pour ne prendre qu’un seulaspect, nous sommes actuellement dans uneEurope où les pouvoirs politiques s’organi-sent de façon prioritaire au niveau des Etats.C’est autour des Etats que se construitl’identité politique et donc une certainecompréhension de l’autre. Celui-ci est à lafois intérieur et extérieur.

Intérieur, c’est l’autre chez nous, l’autre quiconstruit le nous. Extérieur c’est l’autre avecqui construire une nouvelle référence quisoit suffisamment commune pour penserensemble un nous. L’horizon n’est ni laréduction de l’autre à un nous soi-disantstable, ni la dissolution du nous, mais defaire place à la pluralité. Jusqu’à présent, l’en-seignement de l’histoire adopte presque tou-jours un point de vue unique. Il dit ce qu’ilfaut savoir et comment il faut comprendre ; ilne fait guère de place à la pluralité des pointsde vue et des interprétations. Par exemple,construire un enseignement qui fasse place àla dimension européenne ce n’est sans doutepas construire un enseignement qui s’ap-puierait sur un point de vue qui serait ‹le›point de vue européen. Ne remplaçons pas lepoint de vue dominant qui est celui de nospouvoirs d’Etats, par un nouveau point devue dominant qui serait celui de l’Europe. Ilest beaucoup plus formateur de faire placeau point de vue de l’autre et à la confronta-tion des points de vue, à la prise en compte

positive de la diversité, des conflits demémoire. L’idée même de démocratie et laréférence aux droits de l’homme appellentcette mise en dialogue toujours renouvelée.

CONCLUSION

Thématique ou chronologique ? Approfon-dissement ou survol ? Savoir-faire ouconnaissances ? Les dilemmes sont nom-breux pour réfléchir sur les manières deconstruire nos programmes et curricula. Aucours de cet exposé, je n’ai guère réaffirmédes accords qui apparaissent très massifsdans tous les textes officiels et les déclara-tions (voir l’étude de Robert Stardling pourle Conseil de l’Europe), l’histoire sert, doitservir, à la tolérance, être ouverte aux autres,à la compréhension mutuelle, lutter contreles discriminations, etc. De telles affirma-tions demandent à être considérées avec pru-dence, car peut-on ainsi enrôler ce qui seréclame de la science ? inversement, susciternotre accord si l’on raisonne en terme deformation ? Il est alors important de fairetoute sa place à la dimension des valeurs,dimension qui est présente dans tout dis-cours qui parle des hommes et de leursactions. Aucune science humaine n’échappeà une dimension axiologique.

Alors ? Je ne sais comment précisémentagencer tant d’impératifs apparemmentcontradictoires pour construire nos pro-grammes et curricula. Mais, je suis certainque nous avons à inventer, à faire du présentle ‹temps de l’initiative› pour construirel’avenir. Ce temps de l’initiative n’est possibleque si nous avons dégagé quelques traitsmajeurs de notre horizon d’attente, de notrefutur. Je pourrai continuer à citer études et

Les didactiques de l’histoire 69

enquêtes qui toutes convergent pour obser-ver une sorte de fossé entre l’histoire ensei-gnée à l’Ecole et l’expérience du monde queles élèves ont. Non que notre histoire ne lesintéresse pas, mais ils ont souvent bien dumal sinon à la considérer comme la leur, dumoins à la lier à la leur. Je connais, nousconnaissons tous, des expériences passion-nantes où des professeurs de grande qualitéréussissent à tisser ces liens entre ces deuxmondes ; mais si ces exemples maintiennentnotre espoir et notre attente pour continuerd’affirmer l’importance de l’enseignementde l’histoire, ils ne sauraient masquer tous leslieux, toutes les situations où ces mondescohabitent, se juxtaposent, s’ignorent voireentrent en conflit.

Réaffirmer l’importance de l’enseignementde l’histoire, c’est donc surtout réfléchir à lafaçon d’introduire les générations qui vien-nent dans une pensée du monde et d’eux-mêmes qui inscrit le temps comme une deses composantes majeures et lutter ainsicontre ce que certains auteurs appellent le‹présentisme›, le culte du présent et de l’im-médiat. C’est aussi, avec les élèves, travaillercette pensée du temps, travailler sur ce quesignifie notre et leur inscription dans la suc-cession des générations, dans un déjà-là por-teur de valeurs, de conceptions, de mentali-tés, de mythes, etc., travailler avec eux sur lemonde présent où nous sommes tous descontemporains, et sur le monde à venir,monde dont ils auront la charge.

DEUXIÈME PARTIE :ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE ET DIVERSITÉ CULTURELLE 5

Une première approche du thème proposéappelle une affirmation d’évidence : considé-rant que l’histoire reconstruit le passé, d’unepart sous des formes multiples et variées etavec des procédures critiques et raisonnées,d’autre part selon les questions que nousposons et les significations que nous don-nons aujourd’hui à ce passé, considérantégalement que toute personne est libre de sesappartenances et que l’identité de chacun anécessairement une dimension mémorielle,il en résulte que l’enseignement de l’histoire,dans des sociétés plurielles et mobilescomme les nôtres, se doit de faire place à ladiversité culturelle.

Mais, comme toute évidence, celle-cidemande à être examinée de façon rigou-reuse et critique. Dans cette contributionnécessairement brève et partielle, je conduiscet examen du point de vue de la citoyen-neté, de l’éducation à la citoyenneté. En effet,je pose comme point de vue l’idée selonlaquelle l’histoire est présente dans les pro-grammes scolaires pour transmettre unereprésentation partagée du passé, pourconstruire une mémoire collective et, par là,contribuer à la transmission, au maintien età la transformation de l’identité collective, denos identités collectives. Autrement dit, dansnos sociétés démocratiques, l’enseignementde l’histoire contribue à établir un espace

5 Intervention en tant que chercheur à l’Institut nationalde Recherche pédagogique (INRP), et dans le cadre duConseil de l’Europe, au Séminaire de diffusion du pro-jet « Démocratie, droits de l’homme, minorités : lesaspects éducatifs et culturels », Athènes, Grèce, 22-24octobre 1998.

70 Le cartable de Clio, n° 1

civique et politique commun, c’est-à-dire unespace où les citoyens puissent débattrelibrement des questions qui les concernent,choisir et contrôler les pouvoirs, participersous différentes manières à l’élaboration dela loi. Ce n’est pas dans le berceau de ladémocratie qu’il est nécessaire de dévelop-per cette idée.

L’enseignement de l’histoire et la prise encompte de la diversité culturelle dépendentdonc pour l’essentiel de la conception de lacitoyenneté. Ils dépendent également de laplace que tiennent l’Etat et les institutionsqui lui sont liées, dans la définition descontenus et des méthodes d’enseignement.Plus fondamental, c’est la thèse centrale queje soumets au débat, l’enseignement de l’his-toire ne dépend pas principalement dupassé, il dépend avant tout du projet civiqueet politique que les citoyens d’un Etat bâtis-sent et mettent en œuvre ensemble. C’estdonc notre avenir qui conduit notre regardsur le passé.

Enfin, devant les mutations culturelles quenous connaissons, en particulier devant lepoids du présent, de l’immédiateté, et les dif-ficultés de la mémoire, il est important demettre au premier plan des préoccupationsde l’enseignement de l’histoire l’objectifd’« historiciser », et de rendre civiques, lesconsciences des jeunes générations ; nospropres consciences d’adultes auraient, ellesaussi, très souvent besoin d’un tel traite-ment. Développer la « conscience histo-rique », c’est développer la capacité à sesituer, individuellement et collectivement,par rapport à un passé et à un futur et doncpar rapport à un présent, par rapport égale-ment à un ailleurs et à un autrement. Un jeutrès complexe s’établit alors entre le ‹je› de la

personne, le ‹nous› du groupe d’apparte-nance privilégié, le ‹eux› des autres, entrel’aujourd’hui temps d’initiative et temps del’exercice de nos libertés, l’hier commeespace d’expériences, et le demain commehorizon d’attente 6.

Dans un premier temps, je soumets à laquestion la relation histoire et formation à lacitoyenneté. Dans un second temps, je nousinvite à reprendre et à reconstruire le lienhistoire, civisme et politique à partir des exi-gences citoyennes d’aujourd’hui sous l’hypo-thèse que le monde a profondément changé.

1. LA CAUSE EST ENTENDUE :L’HISTOIRE 7 SCOLAIRE EST FORMATION À LA CITOYENNETÉ,MAIS…

Je m’appuie sur l’expérience que je connais lemoins mal, c’est-à-dire l’enseignement del’histoire en France depuis plus d’un siècle ;chacun entendra ces caractères selon sonexpérience propre. L’examen très général desprincipes, intentions, légitimations sociales etintellectuelles qui inspirent cet enseignementmontre les constantes et les convergences. Lesuns et les autres ne préjugent pas de ce qu’ilen est dans la réalité des classes, ni de l’effica-cité de cet enseignement. Nous sommes dansl’ordre du projet et des justifications.

6 Espace d’expérience, temps de l’initiative et horizond’attente, sont des expressions introduites par l’histo-riographe allemand Reinhard Koselleck et reprises parle philosophe français Paul Ricoeur.7 Il conviendrait de distinguer ici, comme le fait lalangue allemande avec Historie et Geschichte, l’Histoirevécue par les humains, et l’histoire qui est reconstruiteet racontée. J’utiliserai la majuscule pour la première etla minuscule pour la seconde.

Les didactiques de l’histoire 71

L’enseignement de l’histoire est civique :

– dans son projet, puisqu’il s’agit de déve-lopper un sentiment d’appartenance àune collectivité politique nationale for-mée de citoyens ;

– dans son contenu, puisque l’histoire deFrance, comme celle de nombreux payseuropéens, est pédagogie du citoyen ence qu’elle rassemble dans une mêmeidentité un peuple, une mémoire, un ter-ritoire et un régime politique, en l’occur-rence la République ; cette histoire estpédagogie du citoyen lorsqu’elle met l’ac-cent sur une histoire de la conquête deslibertés 8, du suffrage universel, etc. ;

– dans le sens, à la fois direction et signifi-cation, qu’il porte et donne à l’Histoire,avec l’idée de progrès si liée à la concep-tion occidentale de la modernité ;

– dans sa manière, puisqu’il contribue à laformation intellectuelle, d’une part entransmettant un récit considéré commevrai car fondé en raison puisqu’il estréputé inspiré par les meilleurs travauxscientifiques, d’autre part en développantl’esprit critique en particulier par l’initia-tion à la méthode historique et l’usagequ’il est censé faire des documents.

Cette histoire enseignée n’est pas referméesur elle-même ; elle est ouverte à l’histoiredes autres ; l’Europe a toujours été un conti-nent d’intenses circulations, d’intenses colla-

borations, échanges et relations, d’intensesconflits et combats. Cependant, elle privilé-gie une collectivité d’appartenance, lanation, un cadre et une échelle d’oùconstruire l’histoire, l’Etat et le territoirequ’il contrôle. Ainsi se définit un ‹nous› etdes ‹autres›, un nous dans lequel s’agglomè-rent tous les ‹je› pour définir cet espace poli-tique commun attendu. Un passé communintroduit, annonce, explique… un présentcommun qui lui-même… un avenir com-mun. Cette conjonction d’éléments a forte-ment marqué l’enseignement de l’histoire enFrance, mais il ne lui est pas spécifique ; uneapproche comparative montre que, sous lesévidentes différences liées à nos Histoiresspécifiques et à nos conceptions variées de lanation et de la collectivité d’appartenance, ceschéma est très largement partagé. L’enjeucivique et politique de l’enseignement del’histoire est partout aussi présent que sonenjeu identitaire, l’un recouvrant l’autre.

A cette figure assez largement répandue del’histoire se joint, selon des arrangements etsous des dénominations variables, de l’édu-cation à la citoyenneté. Généralement, celle-ci combine, à nouveau selon les conceptionset de la citoyenneté et de l’Ecole propres àchaque Etat, une initiation aux institutionspolitiques à différentes échelles allant dulocal au national, un travail sur l’expériencesociale et scolaire des élèves, une dimensionrattachée explicitement à quelques valeursjugées centrales. Le tout s’accompagne derecommandations en faveur de méthodesactives, plus ou moins liées à la participationdes élèves à la vie des établissements scolaires.

Le ménage serait ainsi solide, mais…

– l’histoire se réclame d’un projet scienti-

8 Cette conquête fut très souvent un combat, un combatintérieur et un combat extérieur. Un des acquis de ladémocratie est de mettre en place des dispositifs paci-fiques de résolution de conflits que ce soit à l’intérieurdes Etats ou entre ceux-ci.

72 Le cartable de Clio, n° 1

fique et n’a donc pas à être embrigadée auservice d’une cause, si noble soit-elle, alorsque l’éducation à la citoyenneté enrégi-mente les savoirs, sans réserve, au nom devaleurs qui sont censées la fonder ;

– l’histoire est principalement sur le registrede l’imaginaire, de représentations collec-tives, l’éducation à la citoyenneté se veutaussi, voire surtout, formation à l’action, àla responsabilité active, tournée vers la viesociale, vers la pratique;

– l’histoire étudie le passé, la citoyennetéest d’aujourd’hui et de demain, d’unmonde en mouvement ; celle-ci mobilisedes savoirs instables, elle introduit àl’Ecole les problèmes de société qui nousdivisent et font débat…

Pour préciser ces analyses, il conviendrait defaire ici état de quelques enquêtes auprès desenseignants eux-mêmes et des élèves. Disonssimplement que si l’enseignement de l’his-toire et la formation civique sont très fré-quemment associés dans les propos des unset des autres, le contenu de cette associationest très flou et laisse souvent de côté lesdimensions politiques. L’histoire trouverefuge dans une consommation personnelleet privée, l’éducation à la citoyenneté selimite à l’acquisition de quelques valeurs etcomportements qui tournent autour de latolérance, de la liberté et du respect desautres, valeurs dont on ne sait plus très biensi elles sont reconnaissances positives desdifférences ou mises à distance et protection.Une conception trop ‹molle› de la citoyen-neté s’accommode aisément d’une recon-naissance tout aussi ‹molle› de la diversitéculturelle. Le risque est évidemment le « àchacun sa mémoire », éclatement tout aussi

opposé à une citoyenneté multiculturelleque la négation de la diversité. L’équilibre estfort délicat, mais la négation de mémoiresplurielles ne saurait être remplacée par unesorte de vaste désert de communicationhabité par des tribus identitaires et hostiles.

2. REPRENDRE ET RECONSTRUIRE LE LIEN ENTRE HISTOIRE ET CITOYENNETÉ

Les quelques tensions et risques qui viennentd’être très rapidement évoqués nous invitentà reprendre à nouveaux frais l’examen desrelations entre histoire et citoyenneté. Cetexamen est d’autant plus délicat et nécessaireque nous n’avons guère de certitudes sur ceque sera la citoyenneté d’ici dix ou vingt ans.

2.1. LES ÉVOLUTIONS DE NOS SOCIÉTÉS

ET NOTRE CONTEXTE, QUELQUES

RAPPELS AUSSI BANALS ET PARTIELS

QUE NÉCESSAIRES :

– la mondialisation, notamment celle desindustries de l’information et de la cul-ture, et la mobilité croissante des per-sonnes et des biens, rendent encore plusdifficiles la construction et la transmissiond’une référence collective et territorialeprivilégiée ; le ‹nous› devient celui de l’hu-manité, mais n’est-il pas tellement vastequ’il est trop vague pour construire nosidentités, appelant tous les replis sur desentités plus chaudes et plus rassurantes?

– la fin des grandes constructions idéolo-giques, notamment de celles qui dessi-naient un horizon de changement trèsprofond, accompagne la difficulté dedonner sens à l’Histoire ;

Les didactiques de l’histoire 73

– l’explosion des connaissances sur lesmondes présents et passés produit unefragmentation et une hétérogénéitécroissante dans les savoirs censés inspirerl’histoire scolaire ;

– on parle beaucoup aujourd’hui de ‹devoirde mémoire› avec toutes les ambiguïtésque contient cette formule ; les relationsentre mémoire et histoire sont nécessaire-ment conflictuelles et les historiens préfè-rent souvent parler de ‹devoir d’histoire›redoutant le côté très affectif et insuffi-samment raisonné de la mémoire. Nousappelons constamment à un examenrigoureux de notre mémoire, mais la tra-duction opérationnelle d’un tel appel estplus complexe que sa formulation. Ajou-tons enfin que le passé est aussi souventun passé libérateur qu’un passé encom-brant ou un refuge rassurant ;

– le passage d’un monde où une référencecollective dominait et était assumée,notamment par l’Ecole, où une référencecollective définissait une appartenanceprioritaire, même si d’autres apparte-nances existaient aussi, à un monde oùl’on évoque constamment les identitésmultiples, multiscalaires, pluriréféren-tielles et mobiles, sans oublier le droit dene pas appartenir.

2.2. EFFETS SUR L’ÉCOLE, CONTRADICTIONS

ET DILEMMES POUR L’HISTOIRE

ENSEIGNÉE

Dans une grande partie des Etats démocra-tiques, nous sommes passés d’un monde oùl’histoire scolaire privilégiait une ‹histoirenationale›, laissant les groupes particulierstransmettre leurs mémoires et leurs rapports

au passé comme ils l’entendaient, pourvuque cela ne porte pas atteinte à l’ordre publicdémocratique, à un monde où s’affirme lademande de voir reconnue la diversité cultu-relle. Alors, l’Ecole, sauf à n’être qu’une insti-tution au service de groupes particuliers, nesait plus que choisir pour construire cetespace public nécessaire à la démocratie,pour transmettre suffisamment de culturecommune pour s’entendre, se comprendre etdébattre entre citoyens libres et égaux.

Il nous faut donc reprendre et reconstruire lelien entre enseignement de l’histoire etcitoyenneté à partir des exigences d’aujour-d’hui et plus encore du projet politique com-mun, projet fondé sur la démocratie et lesdroits de l’homme. Plusieurs thèmes sont ici àtravailler et à débattre. Sans prétention à unequelconque exhaustivité, en voici quelquesexemples :

– la reconnaissance de la dimension cultu-relle des identités personnelles et collec-tives requiert de faire plus de place à ladiversité. Ecraser les mémoires et lesidentités particulières conduit à nourrirle ressentiment et à préparer les révoltes,empêche, de fait, les personnes présentesdans le même Etat démocratique de secomprendre aussi comme citoyen et dese comporter comme tel. Mais la recon-naissance de cette diversité doit faireplace à l’exigence de vérité et à la dimen-sion critique que porte l’histoire dansnotre tradition occidentale. Cela ne veutpas dire qu’il y aurait une histoire vraie etune histoire fausse ; cela signifie que touténoncé historien est construit selon desprincipes de critique et de raison et estsoumis au débat public. L’histoire dans sadimension scientifique s’oppose en cela

74 Le cartable de Clio, n° 1

à la mémoire, elle soumet celle-ci à l’ana-lyse la plus rigoureuse possible ;

– l’expression même de la diversité cultu-relle recouvre une grande… diversité desituations, de conceptions et d’expé-riences historiques. Citons pour exemple :• les immigrations massives vers les pays

de l’Ouest européen depuis de trèsnombreuses décennies. Pendant long-temps, ces populations immigrantesn’ont pas eu de revendications particu-lières ; les projets étaient variés, soitd’intégration dans le pays d’accueil etdonc d’acceptation de ses normes cul-turelles, soit de désir de retour et lespersonnes se mettaient en situationd’attente. La montée des exclusions etde la violence, les difficultés écono-miques et sociales conduisent certainespersonnes et certains groupes à réaffir-mer leur appartenance culturellecomme un moyen de rétablir du liensocial. Mais ici à nouveau, les situa-tions sont très variées ; le rapport àl’histoire et la fonction qu’il jouedemande des analyses précises au caspar cas pour ne pas enfermer qui quece soit dans nos imaginaires,

• de nombreuses situations, plutôt à l’Estet au Centre de l’Europe qu’à l’Ouest,sont caractérisées par une non corres-pondance entre peuple et territoire ;discontinuités, imbrications, mobilitésdessinent des configurations très variées.Rechercher la correspondance revientassez vite à une alternative ignoble :génocide ou purification ethnique.Pacifier l’espace public demande dereconstruire la notion même de peupleet de le concevoir comme culturelle-ment pluriel ;

• une réaffirmation des diversités inté-rieures, notamment dans les grandsEtats qui ont pris figure d’Etats-nations. Ceux-ci se sont constitués,comme les autres, par agglomérations,conquêtes, fusions, sans toujoursreconnaître l’existence de ceux quiétaient minoritaires à chaque expan-sion. Ainsi les Cathares, les Bretons, lesCatalans… à nouveau les cas de figuressont très nombreux, à nouveau lareconnaissance des histoires et desmémoires singulières est à examinerdu point de vue d’une citoyenneté àconstruire et à développer, à nouveauaussi l’anachronisme menace dans l’in-terprétation du passé ;

• d’autres figures de la diversité culturelles’affirment aussi à travers desdemandes d’histoire : histoire de classesou de groupes sociaux, ouvriers, agri-culteurs, chômeurs, exclus, etc. ; his-toire des genres avec l’histoire desfemmes ; histoire de certains peuples ennomadisme plus ou moins intense ; etc.Mais jusqu’où diviser, fragmenter, spé-cifier? Comment reconnaître la légiti-mité de ces appels et de ces paroles ?

• enfin, il y a les ‹autres› extérieurs, cesautres avec qui nous coopérons, avecqui nous sommes en relations et quidemandent une petite place dans notrehistoire-mémoire. Les constructionseuropéennes nous invitent à faire placeà ces autres si proches, voisins directsou plus lointains, mais tous partiesprenantes d’une identité européenneque certains voudraient établir.

Si ces diversités ont toutes, à leur manière,leur légitimité et ainsi le droit à l’existence, laplace à leur faire dans les institutions scolaires

Les didactiques de l’histoire 75

ne va pas de soi. Il n’y a guère qu’une à deuxheures par semaine d’enseignement de l’his-toire dans la plupart de nos écoles obliga-toires, alors il faut choisir et,

– qui a en charge la définition même de cequ’il est juste, bon, légitime d’enseigneren histoire ? Certainement pas les seulshistoriens professionnels, certainementpas les seuls responsables de l’adminis-tration de l’Ecole, certainement pas lesseuls professeurs d’histoire, sûrementtous les citoyens ; affirmer cela ne nousdit pas comment organiser la réflexion etle débat ;

– cette exigence d’analyse et de distancia-tion critique concerne aussi l’histoirecomme soutien très fréquent à nos confi-gurations politico-territoriales. Ainsi,pendant longtemps et dans beaucoupd’Etats, l’histoire privilégiée a été celleconstruite, y compris de façon scienti-fique, de ce point de vue. Elle a donc peuou prou ignoré la diversité intérieure.Nous avons à faire face à une doubledemande, qui est autant une demande detravail scientifique qu’une demandeéthique, faire place dans nos programmeset dans nos esprits à l’histoire des autres(je dis bien histoire et non mémoire) queces autres soient ici, dans notre Etat, queces autres soient à côté, dans d’autresEtats. Tout en se jouant à des échelles dif-férentes, la raison est la même ; si nousavons un avenir à partager, une Europecommune à bâtir, il faut nous re-connaître dans nos différences pourconstruire ce nécessaire projet commun.A nouveau, je m’autorise un bref arrêtpour mettre en valeur la rupture, quenous ne pouvons espérer que durable, qui

s’est produite après la Seconde Guerremondiale en Europe de l’Ouest d’abord,plus largement depuis une dizaine d’an-nées. ‹Plus jamais cela !›, cela n’est pasnouveau ; déjà la Première Guerre devaitêtre la ‹der des der› et régulièrement desinitiatives étaient prises pour une paixdurable ; ce qui est nouveau est un refusmassif et la recherche, jusqu’à présentpresque efficace, de dispositifs et d’insti-tutions de coopération, de négociation,de compromis. Historiciser la pensée,c’est aussi mettre en valeur cette ‹nou-veauté› et cette quête constamment activequi veut qu’un compromis (raisonnable)vaille mieux qu’une destruction. Celademande notamment de ne pas nier laviolence constamment à l’œuvre, pro-blème jamais clos auquel il faut faire uneplace dans l’enseignement, notammentpour mettre en valeur la liberté d’initia-tive que les hommes ont à cet égard. Lesdroits de l’homme ne s’attrapent pascomme la grippe…

– terminons cet inventaire par quelqueséléments plus spécifiquement scolaires :• si nous reconnaissons la diversité et la

mobilité des appartenances, il convientde mettre les élèves en situation deconstruire les outils nécessaires pourcomprendre et raisonner ces apparte-nances, d’acquérir et de construire unminimum de culture pour avoir lesrepères nécessaires dans ce champinfini toujours ouvert à l’invention deshommes ;

• la délimitation et la définition des objetsenseignés en histoire sont en jeu, lesméthodes également. Ainsi, convient-ilde faire plus de place à l’étude de pro-blèmes ouverts, à la décision des acteurs,

76 Le cartable de Clio, n° 1

à l’existence des désaccords, des conflits,des compromis. Lier histoire et citoyen-neté, faire place à la diversité culturelle,c’est aussi introduire une culture dudébat, développer des capacités d’ana-lyse et d’argumentation;

• enfin, au cœur de ce lien et desapproches nouvelles à développer setiennent les valeurs. Liberté, égalité,dignité, solidarité (je n’ose écrire fra-ternité, cela ferait trop franco-français,pourtant… l’idée de fraternité figuredans l’article 1 de la Déclaration uni-verselle de 1948 et… elle est si belle !),il est de notre responsabilité d’ensei-gnant et d’éducateur de les dire et deles travailler avec les élèves.

CONCLUSION

Ma conclusion sera une brève reprise dequelques craintes et espoirs qui courent toutau long du texte. La crainte majeure est celled’un déplacement du politique vers le cultu-rel, d’une affirmation trop peu examinée dela diversité culturelle à prendre en charge etd’un oubli de la dimension politique detoute ‹vie ensemble›. Le déficit du projetpolitique dans nombre de nos Etats, lesmises en cause de l’Etat qui n’apparaît plussuffisamment protecteur et garant des droitset libertés, tout cela est connu, disséqué, ana-lysé. Le déficit de politique nous conduit versdes identités d’un autre type, à l’extrême unindividualisme de groupe ou de tribu. L’in-dispensable reconnaissance de la diversitéculturelle doit s’accompagner d’une réaffir-mation du politique et du civisme. L’attentedes grandes entreprises qui dominent lemarché mondial est pour les uns d’un Etatrégulateur, pour les autres de la suppression

de tout Etat qui ne leur soit dévoué. Seloncette logique, la personne n’est pas intéres-sante comme citoyen, elle n’est intéressanteque comme producteur de plus-value,comme consommateur avant tout.

Pour qu’il en soit autrement, que les valeursdes droits de l’homme aient encore un sens,que la référence à des citoyens libres et égauxcontinue d’être active, tout cela relève de laresponsabilité de chacun, de notre capacitéindividuelle et collective de reconstruire etde faire vivre un projet politique démocra-tique commun. C’est à ce prix qu’histoire etcitoyenneté affirmeront leur convergence etleur soutien mutuel dans l’enseignement.

* * *

BRÈVE RÉFLEXION COMPLÉMENTAIRE

Entre les apprentissages factuels et lesapprentissages plus intellectuels et critiquesdans l’enseignement de l’histoire, la ten-dance est aujourd’hui de privilégier lesseconds. Je n’examine pas ici le sens d’unedistinction qui, pour répandue qu’elle soit,n’est ni pertinente ni opératoire. J’entendsbien les réductions dont l’histoire enseignéeest l’objet lorsqu’elle sombre dans desapprentissages systématiques de dates et defaits présentés comme des vérités essen-tielles. Toutefois, il conviendrait de ne pasoublier que depuis plus d’un siècle et dans laplupart des Etats européens, les recomman-dations officielles privilégient les seconds,que les enseignants d’histoire légitiment leurdiscipline par la formation intellectuellequ’elle est censée assurer et placent connais-sances factuelles et dates au service de lacompréhension du passé et du présent, et dela formation du citoyen. La première tâche

Les didactiques de l’histoire 77

critique serait de se demander pourquoi detelles ambitions semblent parfois si éloignéesde l’image donnée par l’enseignement del’histoire. Là encore, je reste prudent comptetenu de la diversité des situations et des sou-venirs que chacun garde de l’histoire qui luia été enseignée.

Il semble, je dis bien il semble compte tenude l’absence d’études systématiques et del’aspect très fragmentaires des données dontje dispose, qu’une certaine tendance à privi-légier l’examen par les élèves de sourcesdocumentaires, à susciter chez eux un ques-tionnement dit spontané ou personnel, à seméfier d’un enseignement organisé selonune succession temporelle qui porte trop enelle des relents d’histoire des pouvoirs, desEtats ou de mythes liés à l’évolution et auprogrès…, à susciter des comparaisons entreles sociétés étudiées ou observées et celles oùles élèves vivent, etc., modifie profondémentl’enseignement de l’histoire et le sens qu’ilporte. Avant d’apprendre, au sens plus tradi-tionnel du terme, les élèves sont mis ensituation de construire des compétencesintellectuelles, de développer leur autono-mie, etc. Une appréciation immédiate nepeut qu’être positive ; les méthodes actives nesont-elles pas enfin prises au sérieux ? L’af-faire demande un examen très attentif. Ilsemble que cela se traduise, parfois ? sou-vent ?, par un laminage de l’épaisseur tem-porelle, par une absence de l’étude du chan-gement, de cette dialectique continuités-ruptures, qui selon maints auteurs est aucœur des sciences historiques telles quenotre culture les a construites depuisquelques siècles. Ce mouvement ne risque-t-il pas d’aboutir à la fois à une sorte de tolé-rance molle, à la certitude qu’aujourd’huic’est tout de même mieux qu’hier et ici

qu’ailleurs, au renforcement de tendancesqui font glisser la recherche de l’autonomiede la personne comme processus etconstruction dans le temps, voire dans ladurée d’une vie, vers l’affirmation d’un indi-vidualisme plus consumériste que citoyen ?

Il ne s’agit nullement de revenir à desmodèles ou à des conceptions qui ont faitleur temps. Les textes qui précèdent le disentsuffisamment, on ne construit pas l’aveniravec un rétroviseur ! Ceci posé, je livre briè-vement une autre question au débat surl’histoire et son enseignement : peut-onenseigner l’histoire sans un minimum d’ac-cord et de conviction sur le devenir humainet sa signification ? Le rôle de l’histoire n’estpas de répondre aux questions ultimesposées par le sens de la vie ou toute autreinterrogation métaphysique, mais il est bien,aussi, d’aider les jeunes générations et lespersonnes qui les composent, délicate arti-culation de l’individuel et du collectif, às’inscrire dans la continuité des générations.De nombreux essayistes, spécialistes ou nonde tel ou tel champ des sciences sociales,nous ont avertis de la fin des grands récits.L’enseignement de l’histoire peut-il vraimentavoir du sens si, d’une manière ou d’uneautre, il n’affronte pas cette question ?

78 Le cartable de Clio, n° 1 – Piaget, Vygotski et l’histoire enseignée – 78-83

PIAGET, VYGOTSKI ET L’HISTOIRE ENSEIGNÉE :UN RAPPORT DE PIAGET ET SES PROLONGEMENTS 1

CHARLES HEIMBERG, INSTITUT DE FORMATION DES MAÎTRES (IFMES), GENÈVE

Dans son œuvre majeure de 1934, Pensée etlangage 2, le psychologue russe Lev Sémiono-vitch Vygotski (1896-1934) avait critiqué lamanière dont Jean Piaget concevait les inter-actions entre les concepts spontanés desélèves et les concepts scientifiques, nonspontanés, qu’ils devaient construire ensituation scolaire. Or, pour présenter sonpoint de vue et se démarquer de son col-lègue, Vygotski s’était référé tout particuliè-rement à un rapport sur l’enseignement del’histoire que Piaget venait de présenter àune Conférence internationale tenue àLa Haye en 1933 3.

Voyons tout d’abord ce que disait ce fameuxrapport. Se fondant sur une observation de laperception de l’histoire chez des petits Gene-vois, Jean Piaget émit surtout trois observa-tions. Tout d’abord, à propos de la représenta-tion que l’enfant se faisait du passé, et enutilisant les exemples de l’Escalade et deGuillaume Tell, il put établir que pour l’enfant,le passé paraissait «conçu en fonction du pré-sent et non pas le contraire. Or, ajouta-t-il –c’est précisément en ce renversement des pers-pectives que consiste la compréhension du deve-nir historique». Deuxième question, à proposd’éventuelles représentations spontanées del’enfant quant à l’histoire de la civilisation :pour notre chercheur, elles n’existaient toutsimplement pas. «Tout a commencé à peu prèsen même temps. Le dernier mot est significatif :c’est un résumé de l’histoire de la civilisationtelle que la conçoit spontanément l’enfant ».Enfin, Piaget s’est encore demandé dans quellemesure les jugements historiques des enfantsdépendaient de leur groupe social d’apparte-nance. Ainsi a-t-il mis en évidence une sorted’égocentrisme qui pousse les enfants à jugerl’histoire à partir de leur propre identité. « Lepassé enfantin n’est ni lointain, ni ordonné enépoques distinctes. Il n’est pas qualitativementdifférent du présent. L’humanité demeureidentique à elle-même, dans sa civilisationcomme dans ses attitudes morales. Et surtoutl’univers est centré sur le pays ou même sur laville auxquels appartient le sujet ».

1 Cette présentation doit beaucoup à BernardSchneuwly qui avait signalé le rapport de Piaget surl’enseignement de l’histoire lors d’un séminaire de for-mation destiné à des maîtres d’histoire genevois en sep-tembre 1996. Il en a aussi parlé dans son article « Psy-chologie et pédagogie : le paradigme psychopédagogiqueet son contraire », Skohlê, n° 7, 1997, pp. 27-45.2 Lev Vygotski, Pensée et langage, Paris, La Dispute/SNEDIT, 1997. Cette édition a été complétée par lescommentaires de Jean Piaget aux remarques critiquesde Vygotski.3 « Psychologie de l’Enfant et Enseignement de l’His-toire », Rapport présenté à la Conférence de La Haye parM. J. Piaget, Directeur du Bureau International d’Edu-cation, Genève (tiré du Bulletin trimestriel de la Confé-rence internationale pour l’enseignement de l’histoire,Paris, 1933, n° 2, pp. 8-13 [référence : bibliothèque de laFaculté de Psychologie et des Sciences de l’Education,Université de Genève, cote : Br. ISE 174]. Ce texte de Piaget a été récemment réédité dans : Jean Piaget, De lapédagogie, introduction de Silvia Parrat-Dayan et Anastasia Tryphon, Paris, Odile Jacob, 1998).

Les didactiques de l’histoire 79

« Gardons-nous bien, cela va de soi, de tirer deces quelques coups de sonde toute une pédolo-gie et toute une pédagogie – concluait JeanPiaget. Mais si vraiment, comme nous l’avonssoutenu ailleurs à propos de la révision desmanuels scolaires, l’éducation du sens histo-rique de l’enfant suppose celle de l’esprit cri-tique ou objectif, celle de la réciprocité intellec-tuelle et celle du sens des relations ou deséchelles, rien ne semble plus propre à déter-miner la technique de l’enseignement del’histoire qu’une étude psychologique desattitudes intellectuelles spontanées de l’en-fant, si naïves et négligeables qu’elles puissentparaître au premier abord. »

Nés la même année, Vygotski et Piaget ontétudié en parallèle une problématique com-mune, mais sans avoir jamais pu dialoguerdirectement. En réalité, seul Vygotski avaitalors connaissance des travaux de son col-lègue. Et Piaget ne devait répondre à ses cri-tiques que beaucoup plus tard, au début desannées soixante, bien après la disparition deVygotski.

Les deux chercheurs avaient beaucoup depoints communs en ce sens qu’ils cher-chaient l’un et l’autre à décrire la complexitédu développement psychologique et cognitifde l’enfant conçu comme le résultat d’uneconstruction complexe de catégories men-tales successives, en interaction avec l’envi-ronnement. Mais deux éléments les sépa-raient a priori par rapport aux pratiquesenseignantes. D’une part, l’idée que l’ap-prentissage consisterait en une activité d’ap-propriation profondément et doublementsociale parce qu’elle se déroulerait en inter-action avec d’autres et porterait sur desobjets sociaux. Ce qui a mené les chercheursd’aujourd’hui à considérer que Vygotski

avait remplacé une approche purementconstructiviste par une approche socio-constructiviste. D’autre part, la question desavoir si l’apprentissage devait ou non précé-der le développement, un postulat qui était àl’origine du concept vygotskien de zone deproche développement et au cœur de sesremarques critiques à l’égard du rapport dePiaget sur l’histoire enseignée.

Les critiques adressées à Piaget par son col-lègue russe consistaient en effet à lui repro-cher les points de vue suivants :

– les concepts non spontanés de l’enfant,formés sous l’influence de l’adulte, nerelèveraient chez Piaget que d’une assi-milation des idées des adultes, mais pasdu tout d’une réélaboration par l’enfanten situation d’apprentissage de sespropres concepts spontanés de départ ;

– il y aurait une limite infranchissableentre les concepts spontanés et nonspontanés, ce qui exclurait une influenceréciproque et impliquerait une construc-tion mécanique selon deux processusséparés ;

– l’apprentissage scolaire, c’est-à-dire lasocialisation de la pensée, serait ainsiindépendant du processus interne dedéveloppement intellectuel.

En d’autres termes, Vygotski critiquait laconception piagétienne parce qu’elle luiparaissait considérer que «le développement seramène au fond à un déclin. Ce qui est nouveaudans le développement vient de l’extérieur. Lesparticularités de l’enfant lui-même ne jouentaucun rôle constructif, positif, formateur, nesont pas un facteur de progrès dans l’histoire de

80 Le cartable de Clio, n° 1

son développement mental. Elles ne sont pas lasource d’où émergent les formes supérieures dela pensée. Ces formes supérieures prennent sim-plement la place des anciennes» 4.

Fort de ces constats, Vygotski estimait alorsque le point de vue de Piaget ramenait toutle processus de développement à un rapportantagonique entre deux formes de pensée. Etque cela l’empêchait d’appliquer les résultatsde l’étude des concepts spontanés de l’enfantau processus de développement de sesconcepts non spontanés. C’est la raison pourlaquelle il mettait en exergue la dernièrephrase du fameux rapport de 1933 – « rienne semble plus propre à déterminer la tech-nique de l’enseignement de l’histoire qu’uneétude psychologique des attitudes intellec-tuelles spontanées de l’enfant [souligné parPiaget] si naïves et négligeables qu’elles puis-sent paraître au premier abord ». Et relevaitqu’elle lui paraissait conduire à une impassedans la mesure où son auteur en concluaitpar ailleurs que ce qui était étranger à la pen-sée enfantine devait justement fonder l’en-seignement de l’histoire.

Vygotski opposait ensuite trois affirmationsaux objections qu’il venait de formuler :

– le développement des concepts scienti-fiques chez l’élève, qui ne se forment paspar une mémorisation mais par une véri-table mise en activité de la pensée, devaitprésenter toutes les caractéristiques fonda-mentales propres à la pensée enfantine deson âge et de son stade de développement;

– les concepts scientifiques de l’élève étantà la fois proches et différents de ses

concepts spontanés, il fallait considérerleur développement comme étroitementmêlé à celui desdits concepts spontanés ;l’apparition des concepts scientifiquesn’était en effet possible qu’à partir dumoment où les concepts spontanésétaient arrivés à un certain niveau dematuration ; mais elle influençait à sontour le développement de ces conceptsspontanés ; ce qui signifie qu’il s’agissaitlà d’un processus unique de formationdes concepts ;

– de même, il devait exister des rapportspositifs entre le processus d’apprentis-sage scolaire et celui du développementinterne de l’élève dans la mesure où lesconcepts scientifiques supérieurs ne pou-vaient nullement être apportés de l’exté-rieur dans la conscience de l’enfant.

Il faudrait alors se demander quels étaient lesenjeux réels de ces quelques remarques. Etquelle peut être leur actualité aujourd’huipour l’histoire enseignée.

Ces propos de Vygotski consistaient notam-ment à affirmer clairement la dimensionsociale de l’enseignement-apprentissage et lerôle fondamental de la scolarisation pour ledéveloppement psychologique et cognitif.Mais leur apport majeur concernait la natureet le niveau de complexité des apprentissagesscolaires. Ce qui ne saurait être sans consé-quence pour une histoire enseignée dont ladéfinition et la nature dépendent assez étroi-tement de ces problèmes.

L’une des questions les plus importantes étaitde savoir si l’apprentissage scolaire devait ounon précéder le développement personnel. Età quel niveau il devait se situer pour permettre4 Lev Vygotski, op. cit., p. 286.

Les didactiques de l’histoire 81

un progrès cognitif réel. Le concept vygotskiende zone de proche développement suggère jus-tement à chaque enseignant d’adopter uneposture le conduisant à ne se placer ni auniveau de développement de ses élèves, ni à unniveau qui en soit trop éloigné, donc trop dif-ficilement atteignable. On pourrait traduireaujourd’hui cette idée par le terme de conflitcognitif. L’enseignant devrait donc s’assurerque ses élèves soient bien confrontés à un telconflit et qu’ils puissent le dépasser en s’y atte-lant ensemble, mais aussi en interaction aveclui. Ce qui impliquerait alors d’adopter unepédagogie active proposant des situationsd’apprentissage scolaire qui privilégient autantl’appropriation que la découverte, ainsi quedes contenus d’histoire susceptibles de déve-lopper une pensée historique5.

Répondant beaucoup plus tard aux critiquesde Vygotski, Piaget allait pourtant faire valoirqu’il avait été mal compris, en particulierparce qu’il ne considérait pas le développe-ment personnel et l’apprentissage scolairecomme séparés et qu’il reprochait justementà l’école d’ignorer tout le parti à tirer dudéveloppement spontané des élèves. Maissurtout parce qu’il estimait n’avoir jamaisaffirmé que la pensée adulte remplaçait petità petit la pensée enfantine sans que celle-cijoue un rôle dans tout le processus de déve-loppement. Pour lui, les rapports entreconcepts spontanés et concepts scientifiquesétaient encore plus complexes que le préten-dait Vygotski : les transmissions éducativespouvaient certes venir prolonger desconstructions spontanées, mais elles pou-vaient aussi intervenir trop tôt ou trop tard,

se présenter comme inassimilables à partirdes constructions spontanées et constituerainsi un frein au développement. C’est la rai-son pour laquelle, contrairement à son col-lègue, Jean Piaget affirmait ne pas pouvoirconsidérer que l’acquisition de conceptsnouveaux résultât toujours de l’interventiondidactique d’un adulte 6.

A ce propos, relevons que la notion deconcept scientifique devrait être utiliséeavec précision en matière d’histoire puisquecette discipline emprunte beaucoup deconcepts à d’autres disciplines de scienceshumaines en les traitant du point de vue deses propres problématiques (liées au temps,aux durées, aux changements, ruptures etcontinuités, etc.). Par exemple, la monar-chie est d’abord une notion de science poli-tique qui varie avec le temps et d’une situa-tion à l’autre, d’un contexte à l’autre.S’agissant d’histoire enseignée, il vaudraitdonc mieux considérer que lesdits conceptsscientifiques qui sont à faire construire auxélèves correspondent aux modes de penséespécifiques de la discipline historique –autour d’activités intellectuelles comme lacomparaison, la périodisation ou la distinc-tion de l’histoire et de ses usages sociaux.Ces modes de pensée forment le regard par-ticulier que l’histoire porte sur le monde etil est souhaitable qu’ils puissent constituerles fondements d’une histoire enseignéerenouvelée 7.

5 Voir à ce propos Robert Martineau, L’histoire à l’école.Matière à penser…, Paris et Montréal, L’Harmattan,1999.

6 Ces commentaires ultérieurs de Jean Piaget ont étépubliés in Lev Vygotski, Pensée et langage, Paris, La Dis-pute/SNEDIT, 1997, pp. 501-516.7 Charles Heimberg, « Vers une histoire scolaire renou-velée qui éduque à la citoyenneté et réfléchisse auxusages publics de l’histoire », Revue historique vaudoise,1997, pp. 5-16. Et « L’enseignement de l’histoire, unusage public de la discipline à mieux définir et à renou-veler », Revue suisse d’histoire, n° 3, 2001, pp. 345-353.

82 Le cartable de Clio, n° 1

Les psychologues et les didacticiens ontredécouvert assez récemment Vygotsky et lapertinence de ses travaux pour faire face auxproblèmes pédagogiques contemporains 8.La notion de socio-constructivisme estdésormais au cœur des réflexions, notam-ment en matière d’histoire scolaire, parcequ’elle devrait mener à un enseignementplus heuristique et plus coopératif. Et aussiparce qu’elle favoriserait des apprentissagespermettant vraiment à tous les élèves d’en-trer dans les modes de pensée disciplinaires,ce qui viendrait renforcer la construction deleur sens critique et de leur intelligence 9. Laquestion des rapports et des interactionsentre les représentations spontanées desélèves et leur entrée dans les modes de pen-sée de chaque discipline reste toutefoisposée, au cœur notamment de la reconstruc-tion didactique de l’histoire scolaire. Ledéveloppement tel qu’il est décrit dans Pen-sée et langage, soit à la fin de la vie et desréflexions de Vygotski, va plutôt dans le sensde situer les apprentissages à un moment oùils peuvent encore réorienter le développe-ment. En d’autres termes, comme pour Pia-get, ils ne devraient être proposés ni trop tôt,ni trop tard. Mais Vygotski insiste bien sur lanécessité de les faire intervenir assez tôt. Pré-cisons à ce propos que la recherche didac-tique montre bien que les élèves peuvent eneffet entrer assez vite dans les modes de pen-sée disciplinaires. Ce qui revient à dire que

les conceptions de Vygotski sur le développe-ment de l’enfant, parce qu’elles sont soupleset dynamiques, paraissent très utiles pourenvisager un enseignement-apprentissage del’histoire qui permette vraiment aux élèvesde construire une pensée historique.

« Tout apprentissage, selon Vygotski, est com-parable à un voyage au cours duquel le voya-geur traverserait deux contrées bien différentes[nous dit Michel Brossard 10]. Dans la pre-mière contrée, le paysage est visible, tout sepasse à l’air libre. C’est la période des interac-tions entre un adulte et des enfants, un maîtreet des élèves. Dans la seconde contrée, le voyagese poursuit, mais à l’insu de l’observateur carle paysage est plongé dans l’obscurité. Ce qui aété appris dans la classe poursuit son chemin,cette fois-ci dans la tête de l’enfant.» Ce travailintrapsychique, qui pourrait être favorisé enincitant les élèves à formuler des constats à lafin de leurs apprentissages, vient compléterleur appropriation des faits de l’histoire et deleur éclairage par la pensée historique. Lamanière de présenter l’histoire en classe, deproposer des activités pédagogiques et d’éva-luer les élèves devrait par conséquent êtrerepensée pour tenir compte de ce doubleprocessus. Aller de plus en plus vers une his-toire scolaire qui affronte des problèmes etfavorise la réflexion au lieu d’accumuler desnotions factuelles d’une manière linéaire,favoriser l’entrée des élèves dans les modesde pensée de l’histoire, c’est là tout l’intérêtde la prise en compte des conceptionsvygotskiennes du développement.

Il vaut cependant la peine de relire le fameuxrapport de Jean Piaget, en relation avec lescommentaires qu’il a inspirés à Vygotski.

10 Avec Vygotski, op. cit., p. 210.

8 Voir par exemple Bernard Schneuwly et Jean-PaulBronckart (dir.), Vygotski aujourd’hui, Neuchâtel etParis, Delachaux et Niestlé (Textes de base en psycholo-gie), 1985 ; Yves Clot (dir.), Avec Vygotski, Paris, La Dis-pute/SNEDIT, 1999 ; Lisbeth Dixon-Krauss, Vygotskijnella classe. Potenziale di sviluppo e mediazione didattica,Trente, Erickson, 1998 (trad.).9 Voir Bernard Schneuwly, « De l’importance de l’ensei-gnement pour le développement. Vygotski et l’école »,Psychologie et Education, n° 21, 1995, pp. 25-37.

Les didactiques de l’histoire 83

Ceci non pas pour rendre compte d’une que-relle d’experts qui n’a pas eu lieu, ni pourinterroger la réalité sans doute très complexede leurs convergences et de leurs divergences,mais pour bien montrer l’intérêt que cesréflexions revêtent encore aujourd’hui dansla perspective d’un renouvellement de l’en-seignement de l’histoire. En dehors de consi-dérations générales sur la manière dont lesenfants percevaient les notions d’histoire quileur étaient proposées en classe, et malgré uncertain décalage avec les connaissancesactuelles des historiens, notamment quant àla figure mythique – et non pas historique –de Guillaume Tell, on trouvera en effet dansles propos de Piaget une fine description desconcepts spontanés des plus jeunes élèves, enparticulier de leur égocentrisme. Ce quipourrait déjà nous faire réfléchir à la ques-tion des contenus de cette histoire scolaire, àla décentration qu’ils devraient absolumentproposer et à la nécessité qu’ils prennentbien en considération l’histoire de tous, àune échelle planétaire et du point de vue detoutes les catégories sociales. Les points devue de ces deux chercheurs restent donc trèsutiles aujourd’hui, chacun à leur manière,pour aider au renouvellement de l’histoireenseignée.

84 Le cartable de Clio, n° 1 – Le site de Châtillon-sur-Glâne – 84-89

LE SITE DE CHÂTILLON-SUR-GLÂNE (FR)UNE MÉTAPHORE DE TROIS APPROCHES PÉDAGOGIQUES EN HISTOIRE

PIERRE-PHILIPPE BUGNARD, UNIVERSITÉ DE FRIBOURG

Ces trois scénarios correspondent, pour unmême champ notionnel, à trois grandesfamilles de méthodes prises chacune commeun type pédagogique épuré, idéal. Bienentendu, une phase d’enseignement ne peutincarner à elle seule toutes les caractéris-tiques d’une méthode.

1. SOCIO-CONSTRUCTIVISTE :le maître confie l’examen d’un concept(concret, ici) à la classe

– Mise en situation. Les élèves explorent lepromontoire, du chemin longeant letertre au confluent, arpentent le site.

– Incapables de classer un tel site, ils posentune problématique (questions sur uncontexte énigmatique). Ils décrivent(plan, coupe, croquis), examinent (trameinitiale : hypothèses), confrontent leursreprésentations spontanées (trame d’éla-boration). Après discussion (éliminationdes hypothèses invraisemblables), uneidée émerge : il devrait s’agir d’une sortede fortification protégeant quelque choseplacé « derrière », à l’est, dans l’anse dupromontoire. Reste une interrogation :l’époque de la construction. Il y a bienquelques vestiges de pierre, sous l’humusau sommet du tertre, mis au jour récem-ment semble-t-il. Certains pensent qu’ils’agit d’un dispositif de défense médiévaldont la muraille a disparu.

– Le professeur présente les outils de tra-vail (dictionnaires, ouvrages, articles…)consacrés aux sites fortifiés de la région.Certains établissent qu’il s’agit bien d’unefortification médiévale (attestée par lessources savantes: DGS, 1903; DHBS, 1926,cf. bibliographie, p. 87), voire romaine(DE VEVEY, 1978). Satisfaits d’être enaccord avec les historiens, ils s’efforcentde convaincre les autres. Pourtant, un desgroupes résiste : il a examiné avec atten-tion la typologie réalisée plus récemmentpar un médiéviste (MORGAN, 1993).L’hypothèse d’une construction médié-vale ne tient pas : ici le terrain est plat,d’où le fossé et le tertre. Une telle confi-guration n’existe pour aucun des sites decette époque dans la région. La classe estconfrontée à un obstacle épistémologique:« ce qu’on croyait vrai apparaît faux », unecertitude s’envole… tout s’écroule !

– En fonction de la programmation, soit lemaître fournit le dossier scientifique com-plet pour boucler la problématique : lafausse représentation a été cernée, l’évi-dence remise en question et c’est déjà beau-coup; soit il confie à un groupe (ou à laclasse) la tâche de franchir l’obstacle et depoursuivre la recherche en responsabilité(rapport d’enquête) jusqu’à validation auniveau d’une véracité scientifique de la pro-blématique, en fonction des données dis-ponibles en 2001 (évaluation formative).

Les didactiques de l’histoire 85

2. TRANSMISSIVE :le maître enseigne en cicérone(transmet des connaissances)

Explication magistrale. «Longtemps, les his-toriens ont dit : “On aperçoit encore quelquesvestiges des murs de l’antique château de lanoble famille de Glâne et du fossé qui allaitd’un précipice à l’autre ; c’était une positionimprenable, comme on savait les choisir autemps de la féodalité” (DGS, 1903). En fait, cesvestiges sont constitués d’un tertre (vallum) etd’un fossé de 190 m de longueur et de 14 m dehauteur – par rapport au fond du fossé – bar-rant le promontoire du confluent de la Glâne etde la Sarine, protégeant une cité érigée sur unerivière navigable, près d’un gué. Edifié àl’époque celtique de Hallstatt (VIe-Ve siècles av.J.-C.), ce monumental rempart de terre futcertes réutilisé à l’époque romaine puis médié-vale. Des fouilles sommaires ont récemmentmis en évidence les soubassements d’un mur,sur la crête. On a donc réhabilité à bon compteune fortification peut-être surmontée à l’ori-gine d’une palissade, dispositif qui n’entreguère dans la typologie médiévale des sites for-tifiés isolés. A l’ouest et dans les environs, destumulus communs et princiers complètent unensemble d’importance européenne.»

– Les élèves prennent des notes pourl’examen où ils devront restituer, le jourdit, certains éléments de connaissance.

3. BÉHAVIORISTE :le maître suscite un comportementobservable (l’analyse) chez ses élèves

– Information. « Le fossé qui va d’un préci-pice à l’autre, ainsi que le tertre aménagéavec la terre du fossé – et sur lequel

quelques pans de muraille étaient encorevisibles au XIXe siècle – ont été établis enterrain plat pour barrer un promontoire. »Consigne. « En étudiant l’emplacementdes châteaux féodaux édifiés hors bourgs,tels ceux de Chillon, Champvent, Illens ouEverdes, etc. Châtillon est-il un site médié-val comme l’affirme le DGS (1903) : “Onaperçoit encore quelques vestiges des mursde l’antique château de la noble famille deGlâne et du fossé qui allait d’un précipice àl’autre ; c’était une position imprenable,comme on savait les choisir au temps de laféodalité” ? ».

– Les élèves comparent Châtillon aux sitesd’une typologie régionale récente(MORGAN, 1993). Le comportementintellectuel visé réside dans la confronta-tion d’un cas particulier à un système. Lemaître peut observer ses élèves travaillantl’induction, au moyen d’une fiche de tra-vail, et les amener pas à pas au résultatescompté. Lors d’une mise en commun,il homologue (valide / invalide) lesréponses en fonction des derniers acquisde l’archéologie : site celtique du VIe-Ve

siècle avant J.-C., tête de pont d’une voieeuropéenne NO-SE…

– Le professeur fixe les modalités d’uneévaluation visant à vérifier le degré demaîtrise de la compétence exercée : « uti-liser une typologie, comparer les élé-ments de divers sites historiques », objec-tif de niveau analyse : pour attester leurcapacité à l’analyse, moyennant d’éven-tuelles remédiations, les élèves devronten faire la démonstration dans une situa-tion nouvelle, à partir des données d’unsite différent, par rapport à une autretypologie.

86 Le cartable de Clio, n° 1

A partir de ces trois scénarios, que peut-on dire que les élèves « apprennent »en fonction de telle ou telle méthode d’enseignement ?

Une vingtaine d’étudiants en didactique de l’histoire (cours-séminaire de didactique de l’his-toire du secondaire II, UNIFR, Sciences de l’éducation, 2001) se sont demandé ce que lesélèves « apprenaient » confrontés à telle ou telle approche pédagogique, dans l’absolu. Voici lesdifférents apprentissages qu’ils ont listés.

Certes, l’inventaire des apprentissages possibles est loin d’être exhaustif. Pourtant, mêmeréduite à ses caractéristiques les plus élémentaires, chaque méthode apparaît à sa place : 1. cen-trée sur l’élève (inséré dans un groupe), 2. sur le maître, 3. sur le savoir (procédural).

Les finalités du système scolaire et les compétences professionnelles du professeur seront doncdéterminantes en ce qui concerne la nature des apprentissages. Par ailleurs, et quelle que soitl’approche tentée, sans didactique il y aura toujours un risque de biais empêchant les effetsescomptés de se produire : le problème est traité par un leader, les connaissances restituées àl’examen se révèlent aléatoires, la compétence visée n’est guère transférée, etc.

1. Approche socio-constructiviste

– Critiquer la théorie d’un manuel, d’une source…

– Utiliser une documentation, des outils de travail…

– Observer, rendre compte, comparer, raisonner…

– Confronter ses idées, les mettre en question, réfuter/accep-

ter celles des autres, se passer des explications magistrales…

– Evaluer soi-même le résultat de son travail…

– Accéder à la diversité des versions de l’histoire…

– Valider un raisonnement, auto-évaluer une démarche…

2. Approche transmissive

– Prendre des notes (développer « l’esprit de synthèse » : écou-

ter en écrivant, cerner « l’important »)… Voir : Remarques

à la page suivante.

– Retenir des informations…

– Suivre une explication, un fil rouge…

– Restituer des faits dans un examen écrit…

3. Approche béhavioriste

– Comparer, induire (analyser)…

– Examiner une version de l’historiographie, une source…

– Utiliser une typologie…

– Respecter une consigne, répondre à des questions…

– Attester d’une compétence en situation nouvelle

(à l’évaluation)…

Rôles de l’élève (dans l’idéal)

Travailler conceptuellement, cerner ses

erreurs pour les corriger, assumer en groupe

la résolution d’une question ou d’un pro-

blème ouverts, valider un savoir en autono-

mie et en responsabilité…

Suivre une explication, transcrire, transpo-

ser, réviser, assimiler, passer un examen,

enregistrer des corrections…

Accomplir une tâche complexe, développer

une compétence, par étapes, sous forme de

questions dirigées (fiches), afficher un com-

portement observable…

Les didactiques de l’histoire 87

Remarques

– En réalité, tâche réputée noble de l’ap-proche transmissive (en référence aumodèle ex cathedra académique), l’exer-cice de la prise de notes se situe au niveaude la « compréhension » : on atteste, cefaisant, d’un certain degré d’entende-ment (sanctionné à l’examen) du dis-cours magistral. Le niveau intellectuel dela « synthèse » correspond, lui, à une acti-vité cognitive très différente : celle quiconsiste à rédiger un rapport, parexemple, validant ou invalidant une séried’hypothèses, après examen et vérifica-tion. « L’esprit de synthèse » procède paranalyse (en induction ou en déduction)et ne peut donc en aucune manière êtreassocié à l’opération consistant à résu-mer des propos, c’est-à-dire à énoncer cequi est tenu pour « important » dans uneexplication fournie.

– Dans l’approche constructiviste, onconsidère que les connaissances de l’élèvese révèlent insuffisantes ou erronées, sescompétences inadaptées, au moins par-tiellement, pour résoudre la situation-problème à laquelle il se trouveconfronté. Il apprend « contre » ce qu’ilsait et cherche à surmonter les obstacles,construire de nouvelle(s) connaissance(s)et de nouvelle(s) compétence(s). Dans unproblème ouvert, il s’agit plutôt de déve-lopper des compétences d’organisation etd’enquête en amenant l’élève à ordonnerles matériaux à sa disposition pour géné-raliser, élaborer un principe, une loi. C’estplutôt l’occasion de s’entraîner à larecherche que de construire une nouvelleconnaissance ou une nouvelle compé-tence. Dans le dispositif socio-constructi-viste sur Châtillon, situation-problème et

problème ouvert présentent des aspectscomplémentaires.

– Souvent, l’approche transmissive s’inscritdans le cadre d’une leçon dialoguée : leprofesseur questionne incessamment sesélèves, émiettant le savoir en micro-élé-ments qu’il passe en revue par le biais dequestions-réponses fermées (on a relevé,momentanément, des fréquences de l’ordrede 1000 échanges maître-élèves à l’heure).Par apartés successifs, il amène la classe aumot « juste » qu’il détient et qu’il faut«trouver». Ce type de maïeutique vide faitdes ravages dans l’enseignement du secon-daire où elle passe indûment pour uneforme de pédagogie non magistrale. A laquestion: «qu’apprennent les élèves avecune telle méthode?», la réponse de tousceux qui ont pu en analyser les effets estunanime: «à deviner le mot que cherche àfaire dire le professeur»!

b i b l i oBIBLIOGRAPHIE

• « Glâne (château de) » et « Glâne, de (famille) », inDictionnaire géographique de la Suisse (DGS),1903 et Dictionnaire historique et biographique dela Suisse, 1926.

• DE VEVEY Bernard, « Château et maisons fortesdu canton de Fribourg », in ASHF t. XXIV, Fri-bourg, Fragnière, 1978, pp. 161-163 (« XXVIIGlâne »).

• MORGAN Stuart, « Le système de défense desvilles médiévales : vers un classement raisonné »,in Paysages découverts II, GREAT, 1993, pp. 147-172.

• RAMSEYER Denis, « Châtillon-sur-Glâne (FR),Un habitat de hauteur du Hallstatt final. Synthèsede huit années de fouilles (1974-1981) », inASSPA, 66/1983, pp. 161-187.

• SCHNIEPER Claudia ; FAURE Nicolas, La Suissepréhistorique,Vevey, Mondo, 1993, pp. 52-53, p. 142.

• SCHWAB Hanni, « La fortezza di Châtillon-sur-Glâne», in I Celti, Milano, Bompiani, 1991, p. 123.

88 Le cartable de Clio, n° 1

Châtillon-sur-GlâneD’après : SCHNIEPER Claudia ; FAURE Nicolas,

La Suisse préhistorique,Vevey, Mondo, 1993, pp. 52-53, 142.

Châtillon-sur-Glâne (FR)Coordonnées CN : 576.200 / 181.400

Situé au sud de Fribourg, au confluent de la Sarineet de la Glâne, cet éperon fut habité au néolithique,à l’âge du fer et à l’époque romaine, mais la plupartdes découvertes remontent à l’âge du fer tardif(Hallstatt), soit entre 530 et 480 av. J.-C. environ,alors que Châtillon était un site princier celte.

Sur le chemin qui part du domaine de Châtillon ettraverse la forêt, on trouve de nombreux petitstumulus, souvent écroulés ; on suppose qu’il s’agis-sait de sépultures de gens « du commun ». Lagrande butte du bois de Moncor qui s’élève à 8 mau-dessus du niveau de la forêt (10 m à l’origine),près de Villars-sur-Glâne (575.280 / 182.920), enrevanche, est un exemple de tumulus princier.

Non loin de là, au sud-est du bois de Moncor, dans laforêt de Belle-Croix, on trouve, entre le site princieret la sépulture seigneuriale, les restes d’une enceintecelte quadrangulaire (125 � 148 m). Le rempart etles fossés ne se reconnaissent qu’avec peine.

Entre la nécropole commune et le site du promon-toire se dresse un imposant rempart de 190 m delong et 8 m de haut, précédé d’un fossé (14 m dehauteur au total en comptant depuis le fond dufossé). Le site a été partiellement fouillé. Certains tes-sons de céramique trouvés ici proviennent de réci-pients précieux, importés du Sud méditerranéen.

Les didactiques de l’histoire 89

Châtillon a été découvert comme site cel-tique par hasard, en 1973, lorsqu’uncueilleur de champignons éclairé remuades tessons de céramique antique qu’ilapporta au Service archéologique cantonal.Des fouilles sommaires montrent qu’uncentre de commerce florissant avait été éta-bli au confluent de la Sarine et de la Glâne,à proximité d’un gué, à un endroit propiceà l’embarquement et au débarquement,bien avant l’époque médiévale (grandephoto).

Les tumulus de toutes tailles disséminésalentour témoignent de l’ancienneté, del’importance et de la durabilité du site. Lepromontoire du confluent est verrouillépar un tertre (photo du haut) et un fossé.

A droite : pierres du rempart celtique coif-fant le tertre.

90 Le cartable de Clio, n° 1 – Enquête sur la mémorisation et l’enseignement de l’histoire – 90-98

MÉMOIRE ET HISTOIRE – ENQUÊTE SUR LA MÉMORISATION ET L’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE EN SUISSE ROMANDE (1997) 1

PIERRE-PHILIPPE BUGNARD, UNIVERSITÉ DE FRIBOURG

L’enquête a été réalisée dans le cadre du pre-mier cours de perfectionnement organisépar le Groupe des didactiques de l’histoire deSuisse romande et du Tessin (GDH), auxGeneveys-sur-Coffrane (NE), du 24 au26 septembre 1997.

Le GDH avait choisi le thème « Mémoire ethistoire », saisissant l’occurrence des com-mémorations suscitées autant par l’année1998 que par le cinquantenaire de la fin duSecond conflit mondial. Des commémora-tions liées à la fois au « devoir de mémoire »que réclament les représentations com-munes, à la fois au « travail sur la mémoire »que requièrent les enquêtes historiennes.

Celles-là revendiquent le souvenir spontané,vécu, au titre d’histoire à perpétuer, celles-ciplaident pour une « politique de la justemémoire ». 1 Le maître d’histoire est évidem-ment tout désigné pour promouvoir uneconfrontation de ces niveaux de mémoire,complémentaires. Une finalité essentielle del’enseignement de l’histoire n’est-elle pasd’ouvrir les élèves aux diverses significationsde la mémoire collective, considérée au titredes usages publics que l’on peut en faire ?

Sur le plan didactique, il nous paraissaitintéressant de réfléchir au fonctionnementde la mémoire. D’où une réflexion sur lesdifférents types de mémoire et de mémori-sation, ainsi que sur l’apport des neuro-sciences à la pédagogie. Comment enfinentraîner et évaluer cette mémoire, quelleplace lui confier dans l’appréciation du tra-vail de l’élève ?

Les buts poursuivis durant le cours n’ontpas exactement constitué la teneur de l’en-quête. En fait, le questionnement généralqui a nourri la base de données pourraitêtre formulé ainsi, en fonction de sept axesprincipaux :

1. Dans l’ensemble des disciplines scolaires,quelle est la réputation de l’histoireenseignée en matière d’exigence demémorisation, notamment par rapportaux langues ?

2. Un trait permanent de l’enseignement del’histoire est celui de la mémorisation desdates. Comment les élèves ressentent-ilsune telle exigence ?

3. Que subsiste-t-il des savoirs mémorisés,évalués, au terme d’une année scolaire ?

4. Que «retient» le mieux l’élève : le rôle desgrandes figures, certaines notions… ?

1 Protocole d’enquête : Jacques Ramseyer. Dépouille-ment: Jacques Ramseyer, Philippe Heubi, Pierre-PhilippeBugnard. Analyse : Pierre-Philippe Bugnard (avec leconcours de Jacques Ramseyer).2 RICOEUR Paul, La mémoire, l’histoire, Paris Seuil 2000.

Les didactiques de l’histoire 91

5. Où va la préférence des élèves dans ledomaine des formes de questionnementsécrits : aux restitutions fermées, auxréponses ouvertes… ?

6. Quels modes d’apprentissage et de mémo-risation pratiquent les élèves ?

7. L’effort de mémorisation consenti par lesélèves a-t-il un impact sur l’image qu’ilsse font de la discipline ou du professeurd’histoire ?

Un questionnaire destiné aux enseignantsdoublait le questionnaire réservé aux élèves.Rempli par un nombre restreint de per-sonnes concernées, il ne fournit pas de résul-tats vraiment significatifs.

Les niveaux sondés recouvrent les courssupérieurs du primaire (5-6 P), ainsi quel’ensemble du secondaire (I et II), pour untotal de 530 dossiers individuels dépouillés.Voici l’analyse tirée des réponses aux septquestions formulées autour des axes de réfé-rence de l’enquête.

92 Le cartable de Clio, n° 1

allemand

français

histoire

histoire

allemand

français

allemand

histoire

latin

0%

10%

20%

30%

40%

50%

60%

5-6 P

SEC. I

SEC. II

145 R

205 R

180 R

1. Les 3 disciplines faisantle plus appel à la mémoire*

* Réponses plaçant les 3 disciplines les plus exigeantes enpremière position. (En ordre décroissant, en % du totaldes disciplines représentées par degrés)

Cite dans l’ordre décroissantles 3 disciplines qui font leplus appel à la mémoire.

Q1

• Aux trois degrés sondés, l’histoire apparaît relativement exigeante dans l’effort de mémorisationqu’elle réclame des élèves, en particulier au secondaire I, et dans la mesure où les opérations évaluées se limiteraient à la restitution de connaissances

• Au secondaire I, à l’âge de l’éclosion des opérations formelles, la discipline par excellence de la pensée hypothético-déductive (que les Grecs appelaient justement « enquête »), supplante mêmel’allemand, langue seconde dont on sait la prédilection, lorsqu’elle reste confinée aux stratégies traditionnelles, pour les dispositifs de reproduction par mémorisation / restitution.

La géographie n’est pas citée : le temps où cette

discipline était confinée à la nomenclature serait-il

révolu ?

La biologie ne fait pas partie du trio de tête : un

signe que son enseignement ne privilégie plus la

connaissance (vocabulaire spécifique, notions) sur

l’expérimentation ?

Les didactiques de l’histoire 93

1 2 3 4 5 67

12

34

56

71a

23

45

67

0%

5%

10%

15%

20%

25%

30%

35%

40%

5-6 P

SEC. I

SEC. II

145 R

205 R

180 R

57

172

72

2. Difficultés de mémorisation*

* Nombre de réponses placées en premières positions,par item (en % des disciplines représentées par degrés).

Qu’est-ce qui est le plus difficileà mémoriser ?

1. règles grammaire1a. règles grammaire langues étrangères2. orthographe3. vocabulaire allemand4. poésie5. livret6. dates histoire7. nomenclature géographie

Q2

• L’exigence de mémorisation est ici corroborée et affinée : retenir les dates historiques constituepartout une source de difficulté importante, et particulièrement, encore, au secondaire I. Simpleeffet des représentations traditionnelles sur l’histoire enseignée (associée spontanément à laconnaissance de dates) ?

• Les méthodes socio-constructivistes introduites récemment au primaire peuvent expliquer le faiblescore obtenu sur ce critère à ce niveau.

94 Le cartable de Clio, n° 1

12

34

51

23

45

12

34

5

0%

5%

10%

15%

20%

25%

30%

5-6 P

SEC. I

SEC. II

145 R

205 R

180 R

36

14

78

39

96

61

3. Principaux faits mémoriséspendant une année scolaire*

* En ordre décroissant, en % du total des 5 faits men-tionnés prioritairement, par degrés.Nombre de faits différents mentionnés :• 5-6 P : 57 • SEC. I : 58 • SEC. II : 72

Quelles sont les datesapprises l’an passé dont tu te souviens ? (5 possibilités)

Q3

• 5-6 P : les deux tiers des élèves ne répondent pas à la question.• SEC. I : 75 dates sont erronées (les élèves d’une classe entière, notamment, donnent 1879 pour la

Révolution Française, erreur sans doute transmise par l’enseignant).• Les événements et dates mémorisés prioritairement se rapportent exclusivement à l’histoire poli-

tique et militaire. Les deux G.M., dissociées dans les réponses, font en réalité appel au mêmeschème de mémoire. Il serait donc plus exact de parler ici de quatre faits mémorisés dominants.

• Le taux de renouvellement des items reste faible : 4 items sur 5 se maintiennent d’un degré àl’autre, depuis le primaire qui installe donc déjà une mémoire stéréotypée des faits d’histoire géné-rale, à long terme (au-delà de l’aspect : « dates apprises l’an passé »).

• L’Escalade illustre l’attention portée à l’histoire locale par les classes genevoises qui ont rempli lequestionnaire.

• Maints élèves (avec de 57 à 72 faits différents mentionnés, selon les degrés) auront confondu : « l’an passé » avec : « pendant l’année scolaire ».Les 5 faits qui émergent statistiquement témoi-gnent d’une mémoire stéréotypée, installée dura-blement autour des faits datés les plus généraux.

• 1291 mis à part, on relèvera la rareté des événementsconstitutifs d’une mémoire nationale-mythique. Parailleurs, le Sonderbund et 1848 ne rencontrent pas lemême écho que la Prise de la Bastille !

• Plus les élèves avancent dans le cursus, plus ils ont ten-dance à constituer un palmarès de hauts faits mémo-rables en fonction de la capacité qu’ils confèrent àl’événement d’entraîner le changement, de le créer.(Voir à ce sujet : LAUTIER Nicole, A la rencontre del’histoire, Villeneuve-d’Ascq 1997, pp. 61 ss.)

5-6 P1. Deuxième G.M.2. Première G.M.3. Escalade4. Découverte de l’Amérique5. Prise de la Bastille

SEC I1. Prise de la Bastille2. Première G.M.3. Découverte de l’Amérique4. Naissance de la Confédération5. Deuxième G.M.

SEC II1. Première G.M.2. Deuxième G.M.3. Prise de la Bastille4. Naissance de la Confédération5. Marignan

Les didactiques de l’histoire 95

COLOMBLUCY

DUNANDHITLER

STOCKALPER

NAPOLÉON

LOUIS XIVCOLOMB

CÉSAR

LOUIS XVI

HITLERNAPOLÉON

LOUIS XIVSTALINE

MUSSOLINI

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5%

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30%

35%

5-6 P 145 R

SEC. I 205 R

SEC. II180 R

23

45 43

52

110 100

4. Principaux personnages mémoriséspendant une année scolaire (5)*

* En ordre décroissant, en % des personnages majeursreprésentés par degrés.

Quels sont les personnageshistoriques, rencontrés l’anpassé, dont tu te souviens ?(5 possibilités)

Q4

• Les personnages historiques semblent évoluer avec davantage de mobilité, dans le mémorial indi-viduel, que les faits datés. Sauf au primaire où l’attention est centrée sur l’histoire locale (Dunand,Stockalper) ou la préhistoire (Lucy), les personnages émergeants appartiennent eux aussi à lasphère de l’histoire politique.

• Hitler, installé dès le primaire, prend l’ascendant au secondaire II après une éclipse au degré précédent ; le champion du panthéon primaire, Colomb, cède finalement la place à Staline ouMussolini au secondaire II, tandis que les héros locaux du primaire s’effacent devant Napoléon,Louis XIV ou César, parachevant le triomphe du politico-militaire.

• De l’école primaire à la fin de la scolarité obligatoire, le besoin d’identification à des figures exem-plaires se fait pressant. Au besoin, il y a donc urgence de sortir la pédagogie des grands personnagesqui « font l’histoire », de sa centration sur le politico-militaire.

On peut suggérer ici une remarque analogue à

celle faite pour la question précédente : les 5 per-

sonnages principaux émergent (statistiquement)

d’une masse de noms cités en référence aux cha-

pitres récemment étudiés.

96 Le cartable de Clio, n° 1

17%

50%

33%

40%

28%

31%

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5-6 P145 R

SEC. I205 R

SEC. II180 R

restitution de mémoire

réflexion / recherche d’informationsmixte

restitution de mémoire

réflexion / recherche d’informationsmixte

restitution de mémoire

réflexion / recherche d’informationsmixte

5. Mode d’évaluation écritepréféré*

* En % des 3 modes représentés par degrés.

Que préfères-tu entre les 3 modes d’évaluation suivants ?

Q5

• La catégorie « mixte » permet sans doute de mieux faire émerger le couple dichotomique « restitu-tion de mémoire » / «réflexion », par neutralisation des opinions indécises.

• Apparemment, la restitution de mémoire a les faveurs des élèves du secondaire I. L’abstraction,sans doute trop peu pratiquée, est redoutée. Il y aurait toutefois à expliquer ce paradoxe apparententre aveu de facilité et reconnaissance exprimée aux questions 1 et 2 d’une certaine difficulté demémorisation en histoire enseignée.

• Parmi les principaux arguments avancés, on peut noter un besoin de sécurisation (la mémorisa-tion permet une restitution sur laquelle les élèves s’estiment correctement « payés », en terme denotation) et de facilité (ils disent la réflexion plus pénible à exercer), double attente que résumebien ce témoignage :« c’est plus simple d’apprendre par cœur que de devoir réfléchir sur une phrase ».

• Mais quelle est donc la nature de cette « réflexion » tant redoutée ? Restituer le manuel, le cahier, lediscours magistral… sans donner l’impression d’avoir « appris par cœur » ?

On mesure ici l’impact des nouvelles méthodes

introduites au primaire et accordant la priorité aux

savoirs procéduraux sur les savoirs de référence.

Les didactiques de l’histoire 97

39%

9%7%

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5-6 P145 R

SEC. I205 R

SEC. II 180 R

lectures répétéesécriture

audition / répétition avec un tiers

mémorisation immédiate au cours

récitation à un tiers

comme une poésie, une chanson

lectures répétées silencieusement (81) ou à voix haute (98)

écriture / résumé

audition / répétition avec un tiers

mémorisation immédiate au cours

récitation à un tiers

comme une poésie, une chanson

lectures répétées silencieusement (72) ou à voix haute (57)

écriture / résumé

audition / répétition avec un tiers

mémorisation immédiate au cours

récitation à un tiers

comme une poésie, une chanson

6. Méthodes demémorisation*

* En % des items représentés par degrés.

Si tu dois mémoriser des dates, desévénements, des faits historiques,comment t’y prends-tu ?Tu peux cocher plusieurs réponses.

Q6

• La lecture constitue une méthode privilégiée à tous les degrés.• La récitation à un tiers, technique apparentée à l’apprentissage de la poésie, cède peu à peu le pas

à l’écriture du savoir à mémoriser, tandis que ressasser en lisant reste une méthode attrayante toutau long du cursus scolaire.

• Mais combien d’élèves ne parviennent pas à associer une image mentale au phénomène qu’ils doi-vent mémoriser, cherchant leur salut dans un apprentissage mécanique, peu efficace à long terme ?

98 Le cartable de Clio, n° 1

1. caractère abstrait, ardu des sujets

2. manque d’actualisation

3. pas de liens avec préoccupations personnelles

4. effort de mémorisation

5. personnalité du maître

6. monotonie des sujets

44

4149 51

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36

0

20

40

60

80

100

SEC. II180 R

7. Facteur de rejet de l’histoireenseignée au gymnase

* En % du total des 6 facteurs représentés.

Diverses raisons peuvent expliquerque l’on n’apprécie pas l’histoireenseignée. (Marquez une croix àcôté des facteurs qui sont à votreavis déterminants dans un éventuelrejet de cette discipline. Vous pouvezdonc cocher plusieurs réponses.)

Q7

• Au secondaire supérieur, la pratique de la mémorisation apparaît en deuxième position dans lesfacteurs de rejet de l’histoire enseignée, quasiment au même niveau que les autres critères exami-nés et loin derrière la personnalité du maître à laquelle les jeunes adultes semblent particulièrementsensibles.

• N’y aurait-il pas, aussi, à lancer une enquête sur l’impact de la présence magistrale dans la moti-vation disciplinaire ? Les motivations extrinsèques entrent pour beaucoup dans l’image que lesélèves se font des disciplines reposant sur l’exposé magistral, telle l’histoire souvent. Dans cetteperspective, si un bon prof de maths est celui qui « explique » bien, le bon prof d’histoire est celuiqui sait se montrer « intéressant » ! Dans l’enseignement centré sur les apprentissages des élèves, enrevanche, le bon prof est celui qui place ses élèves en confrontation directe aux problèmes de la discipline enseignée, là où résident les motivations intrinsèques.

Le cartable de Clio, n° 1 – La Suisse et le IIIe Reich – 99-108 99

LA SUISSE ET LE IIIE REICH : POUR UN DISPOSITIF FONCTIONNELD’APPRENTISSAGE DE L’HISTOIRE

PIERRE-PHILIPPE BUGNARD, UNIVERSITÉ DE FRIBOURG

Faut-il le rappeler, un historien « fait del’histoire », examine l’économie du passédans le présent, publie le résultat auquel ilest parvenu, c’est-à-dire procède à uneenquête, rédige le rapport de cette enquête(étymologiquement, du grec : « historia »).Or ce travail n’est guère entrepris dans uneperspective didactique et les historienssavants, autant que les professeurs d’his-toire, souvent, récusent aux élèves du secon-daire l’accès aux conclusions ainsi obtenueset aux méthodes qui les ont produites : toutjuste sont-ils conviés à prendre en notes desdigests à régurgiter le jour de l’examen.

De Braudel au rapport Bergier : l’utopie didactiqueFernand Braudel est un des rares historienssavants qui se soit risqué sur le terrain de l’his-toire enseignée, partant du postulat que«Même si la recherche est là pour la stimuler,la vivifier, la renouveler, l’histoire est d’abordfaite pour être enseignée ». Grammaire descivilisations 1 prétendait ainsi enseigner l’his-toire savante avec un manuel. Belle pétitionde principe, car en prônant qu’enseigner c’estintéresser des élèves à une histoire exigeanteécrite avec brio – on ne trouvera pas meilleure

définition de l’histoire enseignée tradition-nelle – l’essai mettait les classes dans l’embar-ras : que faire d’un savoir dévoilant le passé enfonction de la dernière approche censéerenouveler une discipline scolaire en crise,«l’histoire des civilisations», qu’un découpageen forme de questions-réponses devraitrendre automatiquement «didactique»? Ima-ginons que le professeur confie une tellesomme à ses élèves, alternant discours et exer-cices, et qu’il cherche à en mesurer l’assimila-tion: impossible à évaluer d’un point de vuedocimologique, le savoir «appris» ainsi trans-crit sur la copie s’estomperait sans garantie deformation intellectuelle.

Dans ces conditions, accorder à un manuelrationnel la vertu de déclencher l’apprentis-sage de la discipline qu’il dévoile, c’est croirequ’il suffit à celle-ci d’être confinée pour êtretransmise. Une telle croyance, liée à celle del’opérationalisation du discours magistral,constitue un habitus extraordinairementrésistant de l’histoire enseignée, jusqu’à nosjours 2. Or justement, Jean-François Bergierpense que « l’aboutissement normal et heu-reux » de son rapport serait que « l’enseigne-ment scolaire (en) tienne compte (…). De

1 BRAUDEL Fernand, Grammaire des civilisations, ParisArthaud 1987 (1re édition Belin 1963, ouvrage collectifsous le titre : Le Monde actuel, histoire et civilisations).Voir l’avant-propos de Maurice AYMARD, « Braudelenseigne l’histoire».

2 Voir notamment les thèses récentes de : HERY Evelyne,Un siècle de leçons d’histoire. L’histoire enseignée au lycée,1870-1970, Rennes PUR «Histoire» 1999; MARTINEAURobert, L’histoire à l’école. Matière à penser…, Paris –Montréal L’Harmattan 1999.

100 Le cartable de Clio, n° 1

manière durable : que cela passe dans lesmanuels ». 3

L’histoire de manuel ne garantit pas de formation disciplinairePourtant, tout en précisant que la plupartdes collections suisses de manuels d’histoiren’ont pas attendu le rapport Bergier pourlivrer aux classes des versions de l’historio-graphie honnêtes et récentes sur ces ques-tions (voir : Tableau II), on sait bien que latransmission de connaissances et de notions– magistralement ou par le biais d’unmanuel dont il faut « apprendre » les pagestant à tant pour l’examen – aboutit à depiètres résultats en matière de formation dis-ciplinaire : les tests passés par des étudiantsen licence d’histoire sur les têtes de chapitredes programmes du secondaire donnent destaux de réussite de l’ordre de 5 %. Quant auxconcepts élémentaires, maints élèves pen-sent, après enseignement, par exemple que leTiers Etat est un pays où les gens sontpauvres et la démocratie le contraire de lamonarchie ! Quant aux explications magis-trales qui interfèrent sur les conceptionsspontanées que se font les élèves de l’his-toire… ? Dès lors, pourquoi ne pas traiterl’histoire en partant des questions qui fontsens pour la classe, corrélativement à la com-préhension de l’environnement présent,conceptuellement plutôt que par tranchesnon significatives dans la durée, sommaire-ment présentées, bientôt oubliées ? Heureu-sement, d’ailleurs !

En fait, le monde qui fabrique l’histoiredédaigne celui qui l’enseigne. L’idéalisationcompensatrice du temps béni de l’école

conforte les certitudes du savant insouciantdes effets de la science qu’il distille d’articles encolloques, d’ouvrages en conférences, pourson cénacle. Qui donc se soucie de transposerdidactiquement Âge de pierre, âge d’abon-dance, Tristes Tropiques, Le Temps des cathé-drales, Le Village des cannibales ou L’Inventionde l’Europe? L’université des cicérones s’effor-çant de faire avancer l’histoire et l’écoleessuyant périodiquement le reproche de trahirsa mission de transmission de la mémoirenationale, patrimoniale, citoyenne… se tour-nent le dos.

Le « Chevallaz » : une version surannée entoute impunitéEn conséquence, l’histoire enseignée peutfort bien proposer une vulgate surannée entoute impunité. Sur la question brûlante desrelations de la Suisse avec le IIIe Reich durantle Second conflit mondial par exemple, le« Chevallaz » a multiplié pendant près d’undemi-siècle les versions rassérénantes ethéroïques, trahissant le devoir sacré de tra-vail historien sur la mémoire auprès desjeunes générations. 4

En ne se préoccupant pas de l’enseignementde la discipline qu’il construit, l’historienfonctionne comme un clerc, attitude couranteen sciences humaines. Verrait-on un poly-technicien produire une théorie sans l’espoird’une application ? Evidemment, l’historienne se pose pas non plus la question, plus cru-ciale encore, de l’apprentissage des sciences

3 Interview conjointe de : Le Temps et Aargauer Zeitung,lundi 3 septembre 2001.

4 Voir : BUGNARD Pierre-Philippe, «La Suisse et le IIIe

Reich pendant la Deuxième Guerre mondiale. Recherchehistorique et contenus de manuels en usage dans lesecondaire helvétique en 1997», in Histoire de manuels etmanuels d’histoire dans le canton de Vaud (XIXe-XXe

siècles). Revue Historique Vaudoise, Lausanne SociétéVaudoise d’Histoire et d’Archéologie 1997, pp. 125-147.

Les didactiques de l’histoire 101

historiques. Il sera même surpris qu’on puissedissocier «enseigner» et «apprendre»!

Voici l’histoire : retenez-la !Vérifier la pertinence d’apprentissagesnotionnels et méthodologiques ? Un « pro-blème domestique» pour Marc Ferro, au col-loque romand Histoire 95 ! Là, trône enmajesté le principe de commodité, aux ver-tus quasi bibliques : voici l’histoire, dans cemanuel, dans ce rapport… retenez-la ! Or larecherche psychopédagogique montre plutôtque pour acquérir une culture (historienne),il faut une construction systémique desavoirs évalués en responsabilité par l’appre-nant. 5 Et dire que les historiens universi-taires se scandalisent des acquis des bache-liers qu’ils accueillent… avant de reproduireeux-mêmes un système dont ils ne mesurentles limites que chez ceux qui les précèdent !

Dans une démarche d’apprentissage, uneclasse d’histoire respectueuse des finalitésd’aujourd’hui se lancera sur la voie d’unevéritable formation intellectuelle et affective.La recherche des composantes et des étapesde la fabrication historienne lui est dévolue entoute responsabilité, sur la base d’une docu-mentation ressource qui tient lieu de manuelfonctionnel. On ne lui fait donc pas lire d’em-blée, avant apprentissage, la conclusionpéremptoire d’un manuel ou d’un rapport.Ses élèves s’emploient d’abord à confronterleurs représentations spontanées, à les exami-ner, à les comparer avec celles de l’historio-graphie, à les évaluer. Ils apprennent à réduirela distance entre les notions du sens communet les concepts de la discipline enseignée, à

circonscrire l’erreur, l’amalgame, l’approxi-mation, à pénétrer la construction d’unevéracité historienne. On voit déjà qu’un texterationnel – manuel scolaire, rapport, précis,mémento… – fût-il respectueux des règles del’argumentation, ne saurait assurer inélucta-blement l’exercice de l’intelligence critique. Iln’y a guère de formation intellectuelle façon-née au seul contact d’un corpus transposé dela science homonyme. Il n’y en a d’ailleurs pasdavantage construite à l’écoute exclusive,même attentive, d’une démonstration magis-trale. On s’illusionnerait à escompter de tellespraxis autre chose qu’une mémorisation aléa-toire ou qu’une reproduction approximative.Peut-être une forme d’éducation à référencenormative. Tout au plus, « l’histoire demanuel », en particulier nationale, parvien-dra-t-elle à amalgamer aux représentationsalternatives des élèves les schémas d’un savoirapprêté, sans garantie que la résistance detelles représentations ne cède jamais. 6

L’histoire enseignée doit prétendre à la formation intellectuelleEn revanche, en confrontant la classe à l’hé-térogénéité des versions de l’historiographiescolaire – la transcription héroïque du« Chevallaz » face aux transpositions plushistoriennes du LEP ou des manuels aléma-niques, par exemple – avec pour tâche d’endétecter les niveaux de mémoire 7, les élèvesexerceraient un jugement critique en inter-

5 Voir par exemple : BACHELARD Gaston, La formationde l’esprit scientifique, Paris Vrin 1993 (1938) ; BRUNERJerome, The Culture of Education, Harward College1996.

6 Voir: BUGNARD Pierre-Philippe, «Rapports, mémen-tos, manuels… “Et bien, apprenez maintenant!”», RevueSuisse d’Histoire, Basel, Schwabe, 3, 2001, pp. 354-363.7 Par exemple, sur la question des relations économiqueshelvético-allemandes durant le Second conflit mondial,une classe pourrait déterminer certains niveaux de récitdans les manuels suisses de la fin des années 1990: rassu-rant / héroïsant… (Payot); laconique… (Fragnière); cri-tique / accusateur… (ILZ-AG) ; critique / laconique…(LEP); critique / circonstancié… (LKZ). Voir: tableau II.

102 Le cartable de Clio, n° 1

action avec leurs camarades et en référenceaux savoirs historiens que pourrait leuropposer leur professeur. C’est précisémentcette exigence de formation qui implique lerecours à des ressources d’enseignementfonctionnelles, propices au travail concep-tuel, ressources que certaines collections demanuels proposent de plus en plus, mainte-nant, en annexe ou dans le livre dit « dumaître ».

Avant d’engager le pari, encore faut-il seconvaincre de la nécessité d’un tel labora-toire. Si l’on examine l’économie rhétoriqueet éditoriale de la collection Payot parexemple, dont les rééditions s’échelonnentde 1958 à 1994, on s’aperçoit qu’elle areporté pour le thème des relations helvé-tico-allemandes sous le IIIe Reich, pendant35 ans, un état historiographique quasiimmobile. A condition qu’elles se limitent àce support, les classes sont confinées auxcontours d’une version épique empruntée àdes chroniqueurs qui font alors autoritépour cadenasser l’image de l’héroïsme mili-taire ou du modèle d’asile. 8 Dans les catégo-ries usuelles de l’usage social du passé, etsans augurer des conclusions auxquellesaboutirait une analyse plus générale, le«Chevallaz» sacrifie bien, sur ce point précis,à ce que Jacinthe Ruel appelle « l’émula-tion». 9 Le procédé, très utilisé par les jésuites

dans leur pédagogie de la préservation del’ordre, consiste à inscrire le thème traitédans la droite ligne d’un « fil de l’histoire »,avec la garantie d’une transmission descaractères permanents du passé examiné (laneutralité armée, la tradition d’accueil…),face à l’hostilité de l’environnement (lamenace d’invasion…), comme argumenthistorique implicite, quitte à mentir surl’évolution historiographique, par manipu-lation et par omission, afin de ne pas se déju-ger, en verrouillant une version rassérénante.

Certes, les grandes collections helvétiqueséchappent désormais au travers de l’émula-tion en livrant aux classes des récits intégrantune différenciation historiographique. 10 Maisil s’agit toujours, pour l’essentiel, de «récitsvrais» dont l’univocité récuse tout apprentis-sage à la pensée autonome, occultant à laclasse les conditions de leur élaboration. Dèslors, mesurant le risque que fait courir uneversion close à la formation historienne, quirépudierait encore le postulat de l’accès del’histoire enseignée aux pédagogies du pro-blème par un fundamentum fonctionnel?

Les tableaux annexés proposent sous formede ressources brutes propice aux apprentis-sages heuristiques, les diverses versions del’historiographie scolaire et de leurs savoirsde référence sur le thème des relations de laSuisse avec le IIIe Reich durant le Secondconflit mondial.

8 Voir : BUGNARD Pierre-Philippe, « La Suisse et le IIIe

Reich pendant la Deuxième Guerre mondiale. Recher-che historique et contenus de manuels… », op. cit.,pp. 128-137.9 RUEL Jacinthe, « Entre la rhétorique et la mémoire :usages du passé dans les mémoires déposés devant la com-mission sur l’avenir politique et constitutionnel du Qué-bec», in L’histoire en partage, Usages et mises en discours dupassé, (BOGUMIL Jewsiewicki ; LÉTOURNEAU Jocelyn,dir.), Paris, L’Harmattan, 1996, pp. 71-101.

10 Sur un point précis, le procédé de l’émulation peutsans doute être attribué également au manuel Fragnière(Histoire de la Suisse, 1984), qui fait de la tradition mili-taire helvétique un facteur exclusif de la non-invasion.Voir : BUGNARD Pierre-Philippe, « La Suisse et le IIIe

Reich pendant la Deuxième Guerre mondiale. Recher-che historique et contenus de manuels… », op. cit.,pp. 137-140.

Les didactiques de l’histoire 103

Le professeur aura donc tout loisir, à partird’un tel socle, de pousser sa classe à confronterses propres représentations, initiales, aveccelles des transpositions proposées par lescollections suisses des années 1990 (tableau II)afin d’établir une hiérarchie des niveaux per-ceptibles. Les élèves partiront ensuite à laquête des sources (historiennes, communes,mythiques…) du tableau I qui ont contribuéà façonner les manuels, avant, finalement, decorriger peut-être celles qu’ils avaient émisesspontanément.

Les versions du rapport Bergier, non dispo-nibles au moment où cet article a été rédigé,pourront donc être greffées sur ce dispositifau niveau des savoirs enseignables, au titre derapport (ou de mémento, annoncé pour lesclasses et les ménages du pays), 11 émanantd’une historiographie commanditée parl’état, donc de nature institutionnelle.

11 BERGIER Jean-François, « Sur le rôle de la Commis-sion indépendante d’experts Suisse-Seconde Guerremondiale », in Revue Suisse d’Histoire « La Suisse et laSeconde Guerre Mondiale », 47/1997 n° 4, p. 803.

104 Le cartable de Clio, n° 1

TABLEAU I. Savoirs de référence / savoirs enseignables La Suisse face au IIIe Reich

1. La dissuasion financière

« Les transactions financières et monétaires ardues se poursui-virent durant toute la guerre avec les deux camps. A la fin duconflit, une commission anglo-franco-américaine (…) constataque la Confédération – les circonstances étant ce qu’elles étaient– ne s’était pas départie de sa neutralité. (…) (La) cohésion, unevolonté de défense clairement arrêtée, les sacrifices de tous, ontpermis à la Suisse de rester hors de la guerre. »

(Manuel Payot, 1991)

« War es also geraubtes Geld, das Deutschland der Schweiz ver-kaufte ? Machte sich die Schweiz der Hehlerdienste schuldig,wenn sie nicht ernsthaft nach dessen Ursprung fragte ? DieDirektion der Schweizerischen Nationalbank stellte keine Fra-gen. Trodzdem hätte man allgemein wissen können, dass dieGestapo in Deutschland und den besetzen Gebieten die Leuteauspresste. (…) Es war einfacher, keine Fragen zu stellen ; dennDeutschland erwies sich dankbar für die Umwandlung, diesesGoldes in eine unverdächtige Währung. » (Manuel ILZ/AG, 1989)

En 1980, la nouvelle édition du « William Martin » conclut à unepolitique économique « non point glorieuse, mais correcte », 12

tandis que trois ans plus tard, la première grande histoire éco-nomique nationale publiée dans le pays, sans développer le sujet,argue que l’essentiel réside bien, finalement, dans le « maintienintact de l’appareil de production ».13

« Notre situation économique et monétaire est un élément d’in-térêt susceptible d’assurer le respect par l’Allemagne de notreindépendance nationale. »

(Conseiller fédéral Stampfli, chef du DEP, 1942)

« Les Allemands attachent beaucoup de prix à l’existence d’uneSuisse neutre par l’intermédiaire de laquelle ils puissent conti-nuer les opérations financières internationales, ce désir étantpeut-être pour plus qu’on ne croit dans le fait que la Suisse ait puéchapper à la guerre ». (BNS, 1944) 14

Savoir enseignables (manuels), références voir: tableau II Savoirs de référence (sources directes ou savantes, indirectes)

12 BEGUIN Pierre, «L’histoire récente», in MARTIN William, Histoire de la Suisse, 1980, 399.13 «La saison des orages», in Histoire économique de la Suisse, BERGIER Jean-François, 1984 (1983 pour l’éd. en allemand).14 Cités par : PERRENOUD Marc, « L’intervention de la Confédération dans les relations financières internationalesde la Suisse (1936-1946)», in La Suisse dans l’économie mondiale (P. BAIROCH; M. KÖRNER éd.) 1990, pp. 380-381.15 SIEGFRIED André, La Suisse, démocratie témoin, réédition revue et augmentée 1956 (1re éd., 1947/4e, 1969), pp. 213-214.16 de ROUGEMONT Denis, La Confédération helvétique (avec une introduction de Lucien Febvre), 1953, p. 50.17 de ROUGEMONT Denis, La Suisse ou l’histoire d’un peuple heureux, 1965, p. 75 ; 1989, p. 83.18 URNER Klaus, Il faut encore avaler la Suisse. Les plans d’invasion d’Hitler, 1996, p. 175, p. 184.

2. La dissuasion militaire, substitut de la dissuasion économico-financière

« (Les forces de l’Axe) s’attendaient à la résistance des Suisses,qui eût distrait des forces notables dont on envisageait l’engage-ment contre l’Angleterre, en Afrique et, déjà, vers l’Est. (…) “Lehérisson helvétique”, barricadé dans ses montagnes, restait isoléet libre dans une Europe mise au pas. » (Manuel Payot, 1991)

«Le réduit alpin et la bonne préparation de l’armée à repousser uneattaque ont joué un rôle suffisamment dissuasif. En plus de l’ar-mée,des “gardes locales”formées de jeunes gens et d’hommes âgéssont prêtes à résister à l’envahisseur.» (Manuel Fragnière, 1984)

« Quelques hommes, efficacement postés, peuvent en effet (dansdes gorges étroites) arrêter des divisions entières. » 15

« Cependant qu’autour du Gothard (…) les divisions (…)veillaient nuit et jour. 16 Ce qui a sauvé la Suisse à ce moment-là,c’est son armée (…) contrôlant le passage du Gothard, vitalpour l’Axe. Pour en venir à bout, il eût fallu payer un prix (…)que les maréchaux du Führer, tout calcul fait, jugèrent tropélevé. » 17

Un des projets d’attaque contre la Suisse d’août 1940, parexemple, fait état d’une prise des villes du plateau « possible auplus tard dans le courant du 2e jour », ainsi que d’une « arméeseulement propre à la défensive, totalement inférieure à l’alle-mande. » 18

Savoir enseignables (manuels) Savoirs de référence (sources directes ou savantes, indirectes)

Les didactiques de l’histoire 105

19 BONJOUR Edgar, Histoire de la neutralité suisse. Trois siècles de politique extérieure fédérale, 1949 (1946 pour l’éditionen allemand), pp. 362-363, p. 368.20 BONJOUR Edgar, La neutralité suisse. Synthèse de son histoire, 1979, p. 181.

3. La politique d’asile

« La Suisse accueillit par dizaines de milliers des réfugiés civils, poli-tiques, des israélites et des internés militaires de toutes nations belli-gérantes. (…) Elle eût pu faire davantage encore ; mais le ConseilFédéral jugea bon pour des raisons économiques – le ravitaillementprécaire – et politiques – la pression de nos voisins – de limiter lenombre des réfugiés et d’en refouler à la frontière. (…) On déploreraque la police fédérale ait admis, pour des raisons pratiques, que la lettre J figurât en tête des passeports des personnes d’origine israélite. » (Manuel Payot, 1995)

« (…) La Suisse a refoulé, en nombre difficile à estimer, des fugitifsjuifs. Et pourtant, les autorités étaient informées du sort réservé auxvictimes du nazisme. (…) Depuis 1938, le J, tamponné sur proposi-tion des autorités suisses dans les passeports des juifs allemands, per-met de refouler les “émigrants” (en réalité fugitifs) indésirables. »

(Manuel Fragnière 1984)

« Solche Schicksale (wie Heinz Laufer, ein zurückdrängter und verga-ster Jude) waren den Behörden nicht unbekannt ; bereits im Frühling1942 lagen dem Bundesrat zuverlässige Berichte von Schweizer Augen-zeugen über die Massenvernichtungen vor. (…) Ende des Jahren 1942verkraftete die Schweiz ungefähr 28’000 Flüchtlinge,Ende 1943 74’000und bei Kriegsende 115’000. Aber 8’000 waren allein in diesen weni-gen Monaten des Jahres 1942 an der Schweizer Grenze zurückgewie-sen worden. Ein Mehrfaches von dieser Zahl hatte gar nicht mehr ver-sucht, an die Schweizer Grenze zu flüchten – wie Heinz Laufer. »

(Manuel ILZ/AG, 1989)

« Pour éviter tout heurt avec les belligérants, et surtout avec l’Alle-magne, (…) la Suisse, qui, dans un premier temps, a accueilliquelques dizaines de milliers de juifs, refoule par la suite les fugitifs.Des Suisses s’en émeuvent et font entrer clandestinement des réfugiésdans le pays. Toutefois, notre pays s’est montré plus accueillant àl’égard d’autres catégories (…).» (Manuel LEP, 1995)

« Au cours de la Seconde Guerre mondiale, la Suisse a accueilli – pourdes périodes plus ou moins longues – (…) 295 000 étrangers, dont19 000 juifs. Pour certains, l’image bien connue “La barque est pleine”s’impose comme une évidence. (…) Avec 10, 12 ou 16 000 réfugiés(en 1942), la barque n’était pas pleine. (…) Il est difficile de croire quele Suisse moyen n’ait rien su. Peut-être n’y a-t-il pas cru, à cause del’énormité de la chose. Ou peut-être n’a-t-il pas voulu y croire, parégoïsme. » (Manuel LEP, Livre du maître 1996)

1949 (1946) :« La population n’eût pas demandé mieux que d’ouvrirtoutes grandes les frontières du pays (…). Mais les autori-tés ne tardèrent pas à mettre le pays en garde, en parlant de“la barque surchargée” (…). Quoiqu’il en soit, la Suissehébergea plus de 100’000 émigrés, aux jours les plus durs eten dépit des menaces des autorités allemandes. » 19

1979 (1978):«Les autorités ont édicté leurs dispositions plus sévèresalors même qu’elles possédaient des informations sur lesexécutions en masse et le gazage de juifs et savaient quelsort horrible attendait les fugitifs refoulés. » 20

Savoir enseignables (manuels)Savoirs de référence

(un exemple d’évolution historiographique (Bonjour)

106 Le cartable de Clio, n° 1

TABLEAU II. Contenus de manuels dans les collections suisses en usage en 1997

1. Les relations économiques helvético-allemandes durant la Seconde Guerre Mondiale

Manuel

Payot* 1995 (1962)Histoire généralede 1919 à nos jours*Lausanne

La Suisse encerclée « (Les forces de l’Axe) s’attendaient à la résistance des Suisses, qui eût distrait desforces notables dont on envisageait l’engagement contre l’Angleterre, en Afriqueet, déjà, vers l’Est. (…) “Le hérisson helvétique”, barricadé dans ses montagnes,restait isolé et libre dans une Europe mise au pas. » (G.-A. Chevallaz, 251, 253, 254)

« En échange de fournitures industrielles et d’armements qu’elle obtenait partiel-lement à crédit, l’Allemagne livrait le charbon et le fer qui permettaient à la Suissede poursuivre ses activités industrielles (…). Mais au plus fort de la guerre, endépit des difficultés d’acheminement, la Suisse expédiait 15 % de ses exportations(…) dans les pays anglo-américains (…). Les transactions financières et moné-taires ardues se poursuivirent durant toute la guerre avec les deux camps. A la findu conflit, une commission anglo-franco-américaine (…) constata que la Confé-dération – les circonstances étant ce qu’elles étaient – ne s’était pas départie de saneutralité. (…) (La) cohésion, une volonté de défense clairement arrêtée, lessacrifices de tous, ont permis à la Suisse de rester hors de la guerre. » (Id.)

Fragnière* 1984Histoire de la Suisse*Fribourg

L’épreuve des guerres mondiales

« Le réduit alpin et la bonne préparation de l’armée à repousser une attaque ontjoué un rôle suffisamment dissuasif. En plus de l’armée, des “gardes locales” for-mées de jeunes gens et d’hommes âgés sont prêtes à résister à l’envahisseur (…)».

(J.-P. Dorand, 196)

« Dépendante du bon vouloir d’Hitler, la Suisse doit faire des concessions : ellelivre à l’Allemagne des produits industriels en échange du charbon, ressourceénergétique indispensable. » (F. Walter, 132)

ILZ/AG* 1989/1996Weltgeschichte im Bild 9*Interkantonale Lehrmittel-zentrale/Lehrsmittelverlag des Kantons Aargau

ILZ/BS-LU* 1989 Das Werden der modernen Schweiz Recueil de sources directes / indirectes.*Interkantonale Lehrmittelzentrale/Lehrsmittelverlag des Kantons Basel-Stadt/Kantonaler Lehrmittelverlag Luzern

Die wirtschaftlicheKrise

Anpassung zum Überleben

Der Goldhandel

« Jetzt war alles gefährdet : Arbeitslosigkeit drohte, Baumaterial für die umfang-reichen Befestigungsbauten (…) konnte nicht mehr hergestellt werden. Dazu kamdie drohende Blockierung des schweizerischen Goldes durch die Vereinigten Staa-ten. (…) Also : Ohne Deckung der Währung, ohne genügend Energie, Teilweiseohne Rohstoffe – wie sollte das weitergehen ? In dieser Zwangslage musste dieRegierung einlenken (…). Die Schweiz wurde wirtschaftlich von Deutschlandabhängig. » (H. Bühler ; H. Utz ; und vier Mitarbeiter, 117)

« Wie weit diese wirtschaftlich verständliche Beziehung mit einem skrupellosenRegime führen konnte, musste die Schweizer Bevölkerung in den letzten Jahrenzur Kenntnis nehmen. Geschichtsforscher entdeckten nämlich, dass nicht nurMaschinen und Kohle, sondern auch Gold geliefert wurde. » (Id., 118)

« War es also geraubtes Geld, das Deutschland der Schweiz verkaufte ? Machte sichdie Schweiz der Hehlerdienste schuldig, wenn sie nicht ernsthaft nach dessenUrsprung fragte ? Die Direktion der Schweizerischen Nationalbank stellte keineFragen. Trodzdem hätte man allgemein wissen können, dass die Gestapo inDeutschland und den besetzen Gebieten die Leute auspresste. (…) Es war einfa-cher, keine Fragen zu stellen ; denn Deutschland erwies sich dankbar für dieUmwandlung, dieses Goldes in eine unverdächtige Währung. » (Id., 119)

Titre de la séquence Extraits significatifs 1

Les didactiques de l’histoire 107

LKZ* 1993 (1991)Durch Geschichte zurGegenwart 3*Lehrmittelverlagdes Kantons Zürich

Die Schweiz :Wirtschaftspartnerder Achsenmächte

« Die Schweiz durfte zwar auch mit den Westmächten Handel treiben, aber nur mitdeutscher Genehmigung. Dies führte dazu, dass die von der Schweiz hergestelltenkriegswichtigen Produkte nun überwiegend an die Achsenmächte verkauft wurden. (…) Ein etwas übertreibender Witz sagte, die Schweizer arbeiteten amWerktag für die Achsenmächte, um am Sonntag für den Sieg der Alliierten zubeten. (…) (H. Meyer ; P. Schneebeli, 152)

Auch die verkehrspolitischen und finanziellen Beziehungen zwischen der Schweizund dem Deutschen Reich waren eng. Die Gotthardbahn stand den Achsenmäch-ten als gut ausgebaute und keinen feindlichen Bombardierungen ausgesetzteNachschublinie nach Italien weitgehend zur Verfügung. (…) Die SchweizerischeNationalbank nahm deutsches Gold an Zahlung an oder wechselte es gegenSchweizer Franken. Dies war für das Deutsche Reich wichtig, weil andere Staatendeutsches Gold nicht akzeptierten, da es zum grossen Teil Kriegsbeute war. Aufdiesem Weg kam Gold im Wert von 1,6 Milliarden Franken in die Schweiz. » (Id.)

LEP* 1995/1996Histoire générale

L’époque contemporaine(1770-1990)

(Version A)

*Loisirs et Pédagogie,Lausanne

La Suisse et la guerre

À propos des fondsjuifs et de l’or nazidéposés en Suisse pendant la guerre

« Certaines entreprises suisses participent de plein gré à l’effort de guerre alle-mand, parce qu’elles croient en la victoire finale des puissances de l’Axe. La Suissesert aussi de marché financier à l’Allemagne : celle-ci y échange son or, dont unebonne partie provient de la confiscation des biens juifs, contre les devises néces-saires à l’achat de marchandises. » (J.-C. Bourquin ; Alain Clavien ; Laurent Tissot, 341)

« Ce sujet délicat, vieux d’un demi-siècle, a retrouvé une nouvelle jeunesse (…).Pour essayer de rendre plus présentable une image peu glorieuse de notre histoireet de celle de la BNS (…), le Conseil fédéral a décidé de demander au Conseilnational d’adopter un arrêté “qui ouvrira la porte à des recherches historiques etjuridiques de grande envergure”. » (C. Bourgeois ; D. Rouyet, Livre du maître, 54/4)

2. La politique d’asile à l’égard des juifs en Suisse durant la Seconde Guerre Mondiale

Manuel

Manuel

Payot 1995 (1962)Histoire généralede 1919 à nos jours

Solidaritéinternationale

« La Suisse accueillit par dizaines de milliers des réfugiés civils, politiques, desisraélites et des internés militaires de toutes nations belligérantes. (…) Elle eût pufaire davantage encore ; mais le Conseil Fédéral jugea bon pour des raisons économiques – le ravitaillement précaire – et politiques – la pression de nos voi-sins – de limiter le nombre des réfugiés et d’en refouler à la frontière. (…) Ondéplorera que la police fédérale ait admis, pour des raisons pratiques, que la lettre J figurât en tête des passeports des personnes d’origine israélite. »

(G.-A. Chevallaz, 254, 255)

Titre de la séquence

Titre de la séquence

Extraits significatifs 1

Extraits significatifs 1

1 Une telle sélection facilite l’approche comparative sur un thème étroitement circonscrit. Seule une consultation des chapitres inextenso est de nature à fournir qualitativement et quantitativement la véritable dimension des transpositions proposées pour lesmanuels, sur l’ensemble des thèmes relatifs à la Suisse pendant la Deuxième Guerre mondiale.

108 Le cartable de Clio, n° 1

Fragnière 1984Histoire de la Suisse

ILZ/AG 1989/1996Weltgeschichteim Bild 9

LKZ 1993 (1991)Durch Geschichte (…)

L’épreuve des deuxguerres mondiales

Une initiativepeu glorieuse del’administration

fédérale

La deuxième grandeépreuve pour l’armée

fédérale

Widerstand – auch fürdie Flüchtlinge ? /

Heinz Laufer – nichtim Rettungsboot

Die Flüchtlingspolitik

Flüchtlinge

«Ces excuses ne doivent toutefois pas faire oublier que la Suisse a refoulé,en nombredifficile à estimer, des fugitifs juifs. Et pourtant, les autorités étaient informées dusort réservé aux victimes du nazisme.» (F. Walter, 132, 133, Livre du maître 116)

«Depuis 1938, le J, tamponné sur proposition des autorités suisses dans les passe-ports des juifs allemands, permet de refouler les “émigrants” (en réalité fugitifs)indésirables.» (Commentaire d’une reproduction d’un passeport frappé du J). (Id.)

« Inquiète devant la perspective d’un afflux en Suisse de populations considéréescomme peu assimilables (les juifs dont l’Allemagne encourage alors l’émigration),la police fédérale des étrangers suggère à Berlin d’apposer une marque spécialesur les passeports des non aryens. (…) lorsque la Conseil Fédéral demande auxcantons, en février 1943, s’ils sont disposés d’accueillir des réfugiés, seuls (six)répondent positivement. » (Id.)

« (…): jusqu’en 1943, (les autorités) n’accueillaient que les réfugiés politiques, lesmilitaires internés et les déserteurs, repoussant ainsi de nombreux juifs. Dès quedisparaît la possibilité d’une victoire allemande, ces mesures sévères sont assouplies. » (J.-P. Dorand, 208)

« Solche Schicksale (wie Heinz Laufer, ein zurückdrängter und vergaster Jude)waren den Behörden nicht unbekannt ; bereits im Frühling 1942 lagen dem Bun-desrat zuverlässige Berichte von Schweizer Augenzeugen über die Massenvernich-tungen vor. Im November 1942 wurde zwar die Grenzsperre wieder gelockert, weilzahlreiche Menschen gegen diese verhängnissvolle Massnahme protestiert hatten.Ende des Jahren 1942 verkraftete die Schweiz ungefähr 28’000 Flüchtlinge, Ende1943 74’000 und bei Kriegsende 115’000. Aber 8’000 waren allein in diesen weni-gen Monaten des Jahres 1942 an der Schweizer Grenze zurückgewiesen worden.Ein Mehrfaches von dieser Zahl hatte gar nicht mehr versucht, an die SchweizerGrenze zu flüchten – wie Heinz Laufer ». (H. Bühler ; H. Utz ; ud vier Mitarbeiter, 122)

« Der Bundesrat fragte sich 1942, wie viele Flüchtlinge die Schweiz verkraftenkonnte – er konnte sich gar nicht fragen, wie viele Flüchtlinge ein Asyl in derSchweiz gebraucht hätten. » (Id., Lehrerband, 230)

« So galten Juden nicht als “politisch verfolgt”, auch dann nicht, als immer deutli-cher wurde, dass ihnen die Vernichtung in den Konzentrationslagern drohte. Inder Praxis war man grosszügiger, solange nicht sehr viele Flüchtlinge eintrafen.Als 1942 der Flüchtlingsstrom zunahm, beschloss der Bundesrat, die Bestim-mungen hart anzuwenden. » (H. Meyer ; P. Schneebeli, 156)

LEP* 1995/1996Histoire générale

L’époque contemporaine

(Version A)

L’attitude de la Suisseet des Suisses

La Suisse et les réfugiés

«Pour éviter tout heurt avec les belligérants, et surtout avec l’Allemagne, (…) laSuisse,qui,dans un premier temps,a accueilli quelques dizaines de milliers de juifs,refoule par la suite les fugitifs. Des Suisses s’en émeuvent et font entrer clandestine-ment des réfugiés dans le pays. Toutefois, notre pays s’est montré plus accueillant àl’égard d’autres catégories (…)» (J.-C. Bourquin ; Alain Clavien ; Laurent Tissot, 341)

« Au cours de la Seconde Guerre mondiale, la Suisse a accueilli – pour des périodesplus ou moins longues – (…) 295’000 étrangers, dont 19’000 juifs. Pour certains,l’image bien connue “La barque est pleine” s’impose comme une évidence. (…)Avec 10, 12 ou 16’000 réfugiés (en 1942), la barque n’était pas pleine. (…) Il estdifficile de croire que le Suisse moyen n’ait rien su. Peut-être n’y a-t-il pas cru, àcause de l’énormité de la chose. Ou peut-être n’a-t-il pas voulu y croire, parégoïsme. » (C. Bourgeois ; D. Rouyet, Livre du maître, 54/1, 5-8)(Suivent trois pages circonstanciées sur la question -citations, commentaires et analyses- : La barque était-elle pleine ? Ceux qui pensaient que non. L’attitude des uns et des autres : Les cantons, L’armée,Les citoyens suisses. Faut-il conclure ? Peut-on juger ?)

Manuel Titre de la séquence Extraits significatifs

ILZ/BS-LU* 1989 Das Werden der modernen Schweiz Recueil de sources directes / indirectes.

Les didactiques de l’histoire 109

Poste-frontière. Photo Musée de l’Elysée, Lausanne, H. Steiner

110 Le cartable de Clio, n° 1

Fête de la jeunesse à Daillens (Vaud) en 1944. Photo Ringier SA, RDB, Zurich, J.-P. Grisel

Les didactiques de l’histoire 111

Italiens du val d’Ossola chassés par le reflux des armées Photo Ringier SA, RDB, Zurich, J.-P. Grisel

allemandes et réfugiés en Suisse, à Gondo en 1944.

112 Le cartable de Clio, n° 1

Après plusieurs violations de l’espace aérien suisse, les autorités Photo Ringier SA, RDB, Zurich, J.-P. Grisel

font marquer la frontière dans le Jura (ici sur le toit de l’église de Porrentruy.

Le texte ci-dessous et ses annexes émanentdes auteurs du plan d’études d’histoire quiest entré en vigueur au Cycle d’orientationde Genève (au secondaire I, soit les trois der-nières années de la scolarité obligatoire). Leprincipe organisateur essentiel de ce pland’études consiste à faire étudier, au moinsune fois chaque année, les sept objectifsd’apprentissage de l’histoire enseignée. Pource faire, chaque séquence pédagogique asso-cie un thème factuel de l’histoire à l’un deces objectifs d’apprentissage.

La question de l’évaluation revêt une grandeimportance pour l’histoire enseignée dans lamesure où il dépend d’elle que l’on puisseassurer jusqu’au bout la cohérence d’en-semble de la démarche de renouvellementpédagogique qui est en cours. L’évaluation sesitue en effet à l’intersection des attentes del’enseignant et des constructions réelles deses élèves. En d’autres termes, une évaluationtraditionnelle qui ne serait pas assez critériéerisquerait de négliger, voire d’invalider, lesapprentissages accomplis par les élèves. Or, lacritériation de l’évaluation implique forcé-ment que l’on soit très au clair sur les conte-nus et les finalités de l’enseignement-appren-tissage, ainsi que sur la nature des modes depensée disciplinaires dont il est question.

Par ailleurs, dans une école démocratique,un autre problème nous est posé au niveau

de l’évaluation. En effet, pour l’histoireenseignée comme pour les autres disciplines,une pédagogie de la compréhension axée surdes activités heuristiques et des séquences denature socio-constructiviste pourrait débou-cher sur une évaluation plus sélective, et parconséquent sur un renforcement des inégali-tés. Les élèves issus des couches les plus défa-vorisées de la société n’ont-ils pas toutes leschances d’être les plus mal préparés culturel-lement à cette évolution de l’école ? Ne pour-raient-ils pas être particulièrement déstabili-sés par de telles pratiques scolaires ? Poser cesquestions ne devrait pas mener à l’abandonde toute innovation tant sont grands, parailleurs, leurs enjeux citoyens dans la pers-pective d’une école publique qui se donne lesmoyens de faire construire un sens critique.Mais nous devrions sérieusement nousdemander comment prévenir ce risque.

Pour ce faire, nous devrions d’abord adopterune posture particulière qui aille dans le sensd’une démocratisation de l’évaluation à par-tir de quelques principes généraux.

• L’esprit dans lequel développer l’évalua-tion en histoire devrait être de constaterce qui est acquis et non pas de sélection-ner les élèves.

• Les modalités de l’évaluation et les conte-nus de ce qui est évalué devraient êtrediversifiés.

Le cartable de Clio, n° 1 – L’évaluation en histoire dans le cadre du nouveau plan d’études – 113-122 113

L’ÉVALUATION EN HISTOIRE DANS LE CADRE DU NOUVEAU PLAN D’ÉTUDES

COMMISSION DE RÉFLEXION DU CYCLE D’ORIENTATION DE GENÈVE

114 Le cartable de Clio, n° 1

• L’évaluation devrait s’intéresser auxdémarches autant qu’aux résultats (d’oùl’intérêt des brouillons).

• Elle devrait être démocratique par satransparence, ses critères étant bien défi-nis et toujours annoncés à l’avance ; etpouvoir être toujours discutée avec lesélèves.

• Elle devrait être formative en ce sensnotamment qu’elle devrait toujours don-ner lieu à des possibilités de remédiationet comprendre une part d’autoévaluationeffectuée par l’élève.

Les pratiques d’évaluation en histoiredevraient distinguer deux types d’évaluation,d’une part l’évaluation formative qui a lieuau moment de la construction de l’apprentis-sage, d’autre part l’évaluation certificative quia lieu après (nous reprenons ici, très libre-ment, les conceptions développées parCharles Hadji dans L’évaluation, règles du jeu,Paris, ESF, 1991).

L’évaluation formative est centrée sur lesprocessus et non sur les produits. Elle devraitêtre conçue en quelque sorte comme unespace de liberté intermédiaire qui permettede réguler et de faciliter l’enseignement-apprentissage.

L’évaluation formative est une piste intéres-sante qui n’est toutefois pas facilement utili-sable en histoire. Le temps dont nous dispo-sons pour cette discipline étant en effet trèslimité, il nous faut surtout imaginer des pra-tiques d’évaluation clairement situées dansl’ordre du possible. En histoire, l’introductiond’une part substantielle d’évaluation forma-tive devrait donc clairement consister à fairevaloir les capacités et les performances del’élève observées dans le feu de l’action, c’est-à-

dire face à des tâches ou à des problèmes énig-matiques. Dans l’idéal, soit dans les cas où lemaître d’histoire ne serait officiellementastreint à fournir une évaluation chiffrée quedeux fois l’an, cette évaluation formative nedevrait pas être notée. Mais tant que subsiste-ront dans l’institution scolaire des exigencesde notes trois à quatre fois l’an, il sera inévi-table de noter aussi l’évaluation dite formative,développée au moment même de la construc-tion de l’apprentissage. Cela signifie que dansces cas-là, et contrairement à ce qu’il en est del’évaluation sommative, il ne devrait pas êtrepossible de noter négativement les élèves.

L’évaluation formative exerce encore uneautre fonction importante, celle de per-mettre aux élèves de prendre mieuxconscience de la nature et des contenus deleurs apprentissages. Par exemple, en histoireenseignée, elle devrait accompagner et sti-muler la construction par les élèves, aumoment même où ils effectuent leursapprentissages, de constats relatifs aux don-nées factuelles et aux modes de penséemobilisés dans une séquence pédagogique.Ainsi constituerait-elle un élément facilita-teur pour faire aboutir lesdites séquences àdes résultats consistants et cohérents. Enpermettant de mieux expliciter auprès desélèves le sens réel des activités et des appren-tissages qui leur sont proposés, cette évalua-tion formative en viendrait donc à jouer unrôle très significatif pour le développementde la pensée historique.

Quant à l’évaluation certificative, appeléeaussi sommative, qui intervient après lesapprentissages, il est fondamental qu’elle soittransparente et critériée. Aussi diversifiéeque possible, elle doit également porter surplusieurs niveaux taxonomiques :

Les didactiques de l’histoire 115

• La restitution : l’élève reconnaît uneinformation et la répète.

• La compréhension : l’élève saisit le sensd’une information et en conçoit plus lar-gement les implications.

• L’application: l’élève applique les connais-sances acquises et les transpose dans unesituation nouvelle.

• L’analyse : l’élève saisit les différents élé-ments d’un message, les met en relation,les structure.

• La synthèse : l’élève produit un travailpersonnel qui reformule le message dansune chaîne de corrélations.

• L’évaluation : l’étudiant pratique les critiques interne et externe, porte unjugement.

Seuls les trois ou quatre premiers de cesniveaux taxonomiques peuvent évidemmentêtre mobilisés dans le cadre de la scolaritéobligatoire, le plus important étant surtoutde ne pas s’en tenir seulement au premierd’entre eux. En d’autres termes, il serait doncpertinent de concevoir l’évaluation somma-tive en mettant bien l’accent sur des ques-tions qui permettent davantage aux élèves demanifester leur compréhension d’un pro-blème que leur capacité à fournir uneréponse apprise par cœur. Et aussi sur desexercices qui leur donnent l’occasion demobiliser la pensée historique déjà abordéeen classe, mais à propos de situations ou dethèmes qui soient inédits. Le fait de donnerl’occasion aux élèves d’appliquer ou detransposer leurs connaissances sur d’autrescontextes constitue en effet un moyen devérifier la solidité de leurs constats relatifs àla pensée historique.

Dans tous les cas, une évaluation renouveléeet démocratique devrait permettre aux

élèves de se situer dans leur progression et, lecas échéant, de s’améliorer à travers desoffres de remédiation. A cet effet, l’explicita-tion des critères de l’évaluation revêtira évi-demment une grande importance. Ellepourrait donner lieu, dans la mesure où letemps le permet, à des évaluations qualita-tives basées sur de grilles de critériationsimples qui seraient en même temps unmoyen de donner à voir aux élèves le sens deleurs apprentissages et les fonctions socialesde l’exercice de la pensée historique. Maissurtout, faisant en sorte qu’une éventuelleinsuffisance en histoire constitue un vraiproblème à résoudre et non plus un faitbanal de la vie scolaire, cela permettraitd’éviter à l’histoire enseignée d’être une dis-cipline sélective.

Par ailleurs, l’évaluation devrait aussi êtreune occasion de donner à voir ce que l’onsait, et d’en être bien conscient. Dans ce sens,une autoévaluation récapitulative autour desmodes de pensée de l’histoire et des thèmesqui les ont successivement illustrés pourraitêtre utilement développée. Il en va de mêmepour les pratiques relatives au portfolio quirelèvent de la même logique et des mêmesobjectifs. Ce portfolio contiendrait non seu-lement les éléments déclencheurs, les docu-ments de travail et tous les brouillons relatifsà chaque séquence, mais aussi les différentsconstats – factuels et relatifs à la pensée his-torique – qui auront été formulés par lesélèves et discutés en classe à la fin de leursapprentissages. Il aiderait en particulier lespublics scolaires à tisser des liens entre les dif-férentes séquences pédagogiques abordées enhistoire. Et constituerait un utile levier pourladite autoévaluation récapitulative, sous laforme de constats relatifs à leurs propresdémarches et résultats. En donnant ainsi l’oc-

116 Le cartable de Clio, n° 1

casion aux élèves de réfléchir aux contenusde leurs apprentissages, l’autoévaluation leurpermettrait d’être beaucoup plus partie prenante de leur propre construction d’unepensée historique et de mieux s’initier ausens du cours d’histoire.

Pour conclure, il importe que l’évaluation del’histoire soit bien sûr démocratique et crité-riée, ce qui signifie que les élèves devraientsavoir exactement ce qui les attend et surquoi ils sont évalués. Mais il faut aussi qu’elleporte sur des contenus qui relèvent de l’es-prit du nouveau plan d’études du Cycled’orientation. Il s’agit donc bien de parvenirà évaluer, en plus des connaissances fac-tuelles, les objectifs d’apprentissage, ou lesmodes de pensée, de l’histoire qui devraientêtre travaillés dans le cadre de chaqueséquence pédagogique.

Les didactiques de l’histoire 117

A partir des nouveaux objectifs d’apprentissage introduits progressivement depuis 1999au Cycle d’orientation, la raison d’être de l’enseignement de l’histoire peut être présentéedirectement aux élèves. Les exemples de formulation qui suivent comprennent sept objec-tifs d’apprentissage en gras et autant de séries d’objectifs intermédiaires. Ils peuvent servir de fil conducteur, pour chaque séquence pédagogique, à une autoévaluation récapi-tulative présentée à partir du formulaire qui est reproduit ci-après dans l’annexe 2.

Au cours de tes années au cycle d’orientation, les cours d’histoire te permettront d’at-teindre plusieurs objectifs d’apprentissage :

1. Tu seras capable de comprendre un document historique (source) et son utilité pourles historiens. Tu sauras le situer dans une époque et dans un lieu. Tu pourras l’ana-lyser, mais tu en connaîtras aussi les limites.

• Tu prendras conscience de la diversité de la documentation historique : nombreuxtypes de sources, rôle de l’image, documents primaires et secondaires, provenances,sources qui ont disparu, etc.

• Tu comprendras, à partir d’exemples concrets (de contradictions ou de manipula-tions) que les sources peuvent nous tromper et ne détiennent pas forcément la vérité.

• Tu sauras raisonner sur le fait que certains types de sources concernent plutôt telle outelle époque, telle ou telle approche historique, etc.

• Tu seras sensible à la nécessité de la conservation et de l’archivage de tout ce qui per-mettra aux historiens de demain d’étudier notre époque.

• Tu pourras situer dans le temps et commenter dans leurs grandes lignes des exemplesde sources historiques présentées en classe.

2. Tu seras capable de mieux comprendre notre époque et le monde dans lequel nousvivons en te posant des questions sur le passé (lien entre passé et présent).

• Tu prendras conscience des particularités et des valeurs de notre société d’aujourd’huien les comparant avec des situations du passé.

• Tu identifieras l’origine de principes sociaux ou de phénomènes de société qui sontobservables aujourd’hui.

A N N E X E 1

118 Le cartable de Clio, n° 1

• Tu utiliseras les ressources de l’histoire pour mieux prendre en compte l’origineancienne et la complexité de certains faits d’aujourd’hui.

• Tu prendras en considération quelques exemples de la manière dont les hommes dupassé ont eux-mêmes écrit l’histoire et considéré leur propre passé.

• Tu sauras reconnaître des exemples simples d’anachronismes et de récits sur le passéqui sont manifestement surconditionnés par le présent.

3. Tu auras la curiosité d’aller à la rencontre d’autres peuples de culture ou d’époquedifférentes des tiennes. T’intéressant à leur manière de penser et de vivre, tu perce-vras l’originalité du passé.

• Tu prendras conscience des particularités et des valeurs de notre société d’aujourd’huien les comparant avec des situations du passé.

• Tu identifieras les caractères originaux et la richesse de sociétés anciennes et malconnues.

• Tu seras capable de te décentrer en percevant l’existence de points de vue et d’universmentaux différents.

• Tu seras sensible à la nécessité d’inscrire tous les faits de l’histoire dans leur contextepolitique, social et culturel, c’est-à-dire dans l’univers mental et la vision du monde dechaque époque.

• Tu sauras reconnaître des exemples simples d’anachronismes et de récits sur le passéqui sont manifestement surconditionnés par le présent.

4. Tu seras sensible au fait que le passé de l’humanité est rempli de durées variables (chan-gements brutaux,mais aussi réalités plus stables qui n’évoluent qu’à très long terme).Tuconstateras qu’il existe plusieurs manières de concevoir le temps et la chronologie.

• Tu constateras l’existence, dans l’histoire des hommes, de plusieurs conceptions de l’organisation du temps (calendriers) dont le cadre de référence culturel varie.

• Tu seras sensible au fait que les grandes périodes auxquelles les historiens ont l’habi-tude de se référer sont des constructions qui sont discutables.

Les didactiques de l’histoire 119

• Tu prendras conscience de la présence, dans toute société humaine, de phénomènesdont l’apparition ou l’évolution relèvent de durées qui sont courtes ou longues (pério-disation).

• Tu sauras distinguer, à travers des exemples simples, ce qui relève d’un temps relative-ment bref et ce qui relève d’une plus longue durée (périodisation).

• Tu parviendras à repérer, à partir d’exemples significatifs des contrastes que cela peutprovoquer, la coprésence dans une même société d’univers mentaux différents se référant à des époques distinctes.

5. Tu t’apercevras que la mémoire n’est pas l’équivalent de l’histoire et que seuls certains événements historiques sont rappelés à notre mémoire. Tu chercheras àcomprendre pourquoi il en est ainsi.

• Tu sauras identifier dans la société les diverses manifestations de la mémoire : commé-morations, expositions, associations, etc.

• Tu prendras en considération la mémoire biographique, basée sur des témoignagesdirects, et la mémoire culturelle, portant sur des faits plus anciens.

• Tu prendras conscience de l’intérêt de préserver la mémoire et des conséquences deson extinction éventuelle pour des peuples, des minorités, des métiers, etc., ainsi quepour les victimes des faits les plus tragiques de l’histoire humaine.

• Tu sauras faire la différence, à partir d’exemples significatifs, entre la mémoire nourriede légendes et de mythes et la mémoire fondée sur des événements bien établis.

• Tu te sensibiliseras à l’existence possible d’abus de la mémoire : manipulations àcaractère nationaliste ou identitaire, oublis délibérés, négationnisme, etc.

• Tu comprendras la nécessité d’un travail de mémoire fondé sur l’histoire et la pluralitédes points de vue.

120 Le cartable de Clio, n° 1

6. Tu pourras te rendre compte que l’histoire est présente dans la culture (livres, films,tableaux…) et les médias. Tu apprendras à apprécier ces œuvres, mais aussi desdocumentaires d’histoire, en te demandant ce qu’ils apportent à notre connaissancede l’histoire.

• Tu sauras identifier et apprécier la présence de références à l’histoire dans les œuvresculturelles ou dans les médias.

• Tu sauras faire la différence entre l’histoire telle qu’elle est présentée dans une fiction,dans un documentaire ou dans une étude historique proprement dite.

• Tu seras capable d’identifier les différentes composantes d’un documentaire d’histoire(archives, reconstitutions, interviews de témoins, interventions d’historiens, etc.).

• Tu sauras utiliser tes connaissances en histoire et les ressources disponibles pour vérifierdes affirmations relatives à l’histoire que tu aurais rencontrées dans une œuvre culturelleou dans les médias.

7. Peu à peu, tu te construiras des points de repère sur l’histoire de l’humanité qui te per-mettront de tisser des liens entre des événements, des époques ou des civilisations.

• Tu auras l’occasion de travailler sur des thèmes très importants ou des connaissancesessentielles pour l’histoire des sociétés humaines.

• Tu construiras progressivement, à partir de tout ce que tu auras vu en classe, une chro-nologie et une vision d’ensemble inscrites sur une ligne du temps et dans les grandespériodes que les historiens utilisent généralement.

• Tu élaboreras au fur et à mesure de tes travaux un glossaire personnel dans lequel tuinscriras la signification des termes historiques qui t’ont paru importants.

Les didactiques de l’histoire 121

L’autoévaluation récapitulative

Pour chacun de ces objectifs intermédiaires de l’histoire enseignée, l’élève indique toutd’abord à partir de quels thèmes d’histoire il les a travaillés. Après avoir résumé les constatsauxquels il a abouti dans ce domaine, il lui est également demandé de se situer à l’un desniveaux de compréhension proposés. Enfin, il peut ajouter librement un commentaire, cequi est aussi le cas de l’enseignant.

Thème de la séquence : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Objectif de la séquence : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ce que j’ai appris sur les faits de l’histoire : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ce que j’ai compris ou su faire : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . A propos de cet objectif : ❏ Je suis au clair

❏ J’ai encore un peu de difficulté❏ J’ai passablement de difficulté❏ Je ne le comprends pas

Commentaire personnel : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Commentaire de l’enseignant : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Prenons un exemple concret, celui d’une séquence pédagogique consacrée à la mémoire del’esclavagisme qui interviendrait après une présentation générale du commerce triangu-laire. Un élève pourrait, dans ce cas, répondre très succinctement de la manière suivante.

Thème de la séquenceL’esclavagisme et le commerce triangulaire dans les Temps modernes.

Objectif de la séquenceComprendre la nécessité d’une mémoire fondée sur plusieurs opinions. Distinguer l’histoire etla mémoire.

Ce que j’ai appris en particulier sur les faits de l’histoire ; notammentLa traite négrière s’est déroulée avec le concours d’Africains qui en tiraient parfois profit.

Ce que j’ai compris ou su faireBien que la mémoire africaine n’en tienne guère compte, l’histoire montre que le phénomènede la traite a été plus complexe qu’on pouvait le penser de prime abord, notamment parce quedes Africains en ont profité. L’histoire est donc parfois plus complexe que la mémoire.

A propos de cet objectif ❏ J’ai encore un peu de difficulté

A N N E X E 2

122 Le cartable de Clio, n° 1

Nom : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Prénom : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Thème de la séquence : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Objectif de la séquence : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Ce que j’ai appris sur les faits de l’histoire : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Ce que j’ai compris ou su faire : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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A propos de cet objectif : ❏ Je suis au clair❏ J’ai encore un peu de difficulté❏ J’ai passablement de difficulté❏ Je ne le comprends pas

Commentaire personnel : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Commentaire de l’enseignant : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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A N N E X E 3

Le cartable de Clio, n° 1 – A propos de la mémoire des fusillés de 1917 – 123-143 123

À PROPOS DE LA MÉMOIRE DES FUSILLÉS DE 1917

CHARLES HEIMBERG ET VALÉRIE OPÉRIOL, CYCLE D’ORIENTATION, GENÈVE

L’un des aspects les plus essentiels de la dis-tinction entre histoire et mémoire concerneles effets sur notre connaissance du passé dela mémoire dite biographique, c’est-à-direde tout ce qui concerne les témoins, les sur-vivants et leurs descendants directs. Cettedimension particulière de la pensée histo-rique s’applique naturellement à des faitsplutôt récents, inscrits dans le vingtièmesiècle. Elle relève le plus souvent d’une his-toire « chaude », sujette à des passions et àdes controverses. Ce qui ne devrait pas nousempêcher de l’aborder en classe et de per-mettre aux élèves de s’y confronter.

La mémoire collective est une constructiondont les manifestations ne doivent pas occul-ter tout ce qu’elles taisent ou négligent. L’ou-bli est en effet partie prenante de la mémoire.Or, nous pouvons aujourd’hui étudier avecles élèves des exemples d’oublis qui ont fina-lement débouché sur une sorte de «retour demémoire». Mais il n’en reste pas moins qued’autres aspects, d’autres faits marquants del’histoire humaine sont sans doute encoreniés et occultés.

L’actualité de ces dernières années nous atoutefois fourni plusieurs exemples de cesmémoires qui resurgissent en confrontantles sociétés contemporaines à de très intéres-sants dilemmes en termes de réhabilitationsou d’amnisties, de mémoire ou d’oubli.

Nous avons pris ci-dessous un cas de figurefrançais, les fusillés du Chemin des Damesen 1917 – auquel nous avons ajouté, pourune évaluation ultérieure de la constructionde l’apprentissage centrée sur un autrethème factuel, la répression sanglante demanifestants algériens du 17 octobre 1961 àParis – afin de proposer une séquence péda-gogique. Cette séquence donne l’occasionaux élèves de comprendre à la fois ce quipeut expliquer l’oubli et l’effet du temps surles manifestations de la mémoire.

Thème : la Grande Guerre et les fusillés de 1917

Objectif d’apprentissage : distinguer l’histoire et la mémoireL’objectif visé à travers ce thème est une sen-sibilisation aux abus possibles de lamémoire, et en particulier aux oublis délibé-rés dont peuvent faire l’objet certains faitshistoriques, ainsi qu’au poids de la mémoirebiographique dans ce phénomène.

• Tu prendras en considération la mémoirebiographique, basée sur des témoignagesdirects, et la mémoire culturelle, portantsur des faits plus anciens.

• Tu prendras conscience de l’intérêt de pré-server la mémoire et des conséquences de

124 Le cartable de Clio, n° 1

son extinction éventuelle pour des peuples,des minorités, des métiers, etc., ainsi quepour les victimes des faits les plus tragiquesde l’histoire humaine.

PrérequisLes élèves devraient avoir préalablementapproché les grandes caractéristiques de laPremière Guerre mondiale et les notions suivantes devraient avoir été brièvementdéfinies avec eux :• les forces en présence• les tranchées, les Poilus• l’hécatombe, Verdun, la Somme• Nivelle, Craonne

Déroulement1. Dans une première phase, les élèves s’infor-

ment des faits décrits dans les documentsqu’ils reçoivent. Ils cherchent à com-prendre qui sont les fusillés, combien ilssont, de quels crimes ils sont accusés, parqui ils sont condamnés, dans quel but, etc.

Documents distribués :• pp. 50, 51, 52 de la bande dessinée de Tardi, 1914-

1918. C’était la guerre des tranchées [doc. 1]

• pp. 104-107 de M. Isnenghi, La Première Guerre

mondiale [doc. 2]

• lettre du caporal Henry Floch, p. 87 de Paroles de

Poilus [doc. 3]

• la Chanson de Craonne [doc. 4]

2. Une deuxième étape fait réfléchir les élèvessur le silence qui a entouré les fusillés pen-dant 80 ans. Ce questionnement peutprendre la forme d’une sorte d’énigme.

En guise d’élément déclencheur, l’enseignantmontre aux élèves la photo d’un monumentaux morts d’un village français sur lequel laquantité de morts par famille et le jeune âge

des soldats sont particulièrement frappants(cf. pp. 126-127). La question suivante estalors posée :

Pourquoi n’a-t-il été question de la réhabilita-tion des fusillés qu’en 1998 ? Quelles personnesimpliquées dans cette histoire ont-elles préféréne pas en parler durant plus de 80 ans et pourquelles raisons ?

Les élèves doivent alors formuler quelqueshypothèses, qu’ils mettent par écrit.

3. Dans un troisième temps, après que lesélèves aient pris connaissance d’unedocumentation complémentaire, on passeau débat :

Documents distribués :• lettre du soldat Waterlot, pp. 267-269 du même

ouvrage [doc. 5]

• les articles du Monde du 7 novembre 1998, « Lionel

Jospin réhabilite la mémoire des mutins de 1917 »

et « La République honore les mutins de 1917 »

[doc. 6]

• p. 187 de N. Offenstadt, Les fusillés de la Grande

Guerre et la mémoire collective (1914-1999) [doc. 7]

Question pour le débat :

Le premier ministre Jospin a-t-il eu raison deréintégrer les fusillés dans la mémoire collec-tive ? Aujourd’hui, au XXIe siècle, faut-il réha-biliter les fusillés de 1917 ?

Les élèves convoquent alors les différentspoints de vue qu’ils ont repérés dans lesdocuments étudiés lors de la première étape.Un débat se déroule en classe à la suiteduquel ils inscrivent chacun leurs conclu-sions personnelles.

Les didactiques de l’histoire 125

EvaluationCe type de séquence pourrait se prêter à uneévaluation qui ne consiste pas en une restitu-tion mais porte sur un niveau taxonomiquerelativement élevé. Ainsi pourrions-nousdemander aux élèves d’appliquer les connais-sances acquises et de les transposer dans unesituation nouvelle.

Il pourrait s’agir par exemple de l’affaire deces travailleurs algériens tués, ou noyés dansla Seine, à la suite d’une manifestation àParis le 17 octobre 1961, un massacre quiallait être nié et oublié par la conscience col-lective française pendant plus de trente ans.

L’évaluation porterait alors sur la capacité desélèves à formuler des hypothèses expliquantcette autre occultation de la mémoire, et nonpas seulement sur les faits liés à cette affaire.

Cette forme d’évaluation impliquerait queles élèves aient étudié, au moins dans leursgrandes lignes, la Guerre d’Algérie et ladécolonisation. Ils seraient ainsi interrogéssur le silence qui a régné pendant trente ansautour de cette affaire et sur ses causes pro-bables. Mais aussi sur les conséquences quedevrait entraîner la prise en compte de cesévénements dramatiques dans la mémoirecollective.

Documents distribués :• p. 189 de Jean-Luc Einaudi, La bataille de Paris,

témoignage du gardien de la paix Claude Toulouse

[doc. 8]

• pp. 308-309 du même ouvrage, intervention de

Claude Bourdet au conseil municipal de Paris

[doc. 9]

• article de Claude Liauzu, Le Monde Diplomatique,

février 1999 [doc. 10]

b i b l i oBIBLIOGRAPHIE

Les fusillés de 1917

• AUDOIN-ROUZEAU Stéphane, La guerre desenfants, 1914-1918. Essai d’histoire culturelle,Paris, Armand Colin, 1993 ;

• BLOCH Marc, Réflexions d’un historien sur lesfausses nouvelles de la guerre, Paris, Allia, 1999(1914-1918) ;

• CENTRE DE RECHERCHE DE L’HISTORIALDE PÉRONNE, 14-18, la très grande guerre, Paris,Le monde, 1994 ;

• DAENNINCKX-TARDI, Varlot Soldat, Paris,L’Association, 1999 ;

• Guerre et cultures, 1914-1918, Paris, ArmandColin, 1994 ;

• ISNENGHI Mario, La Première Guerre mondiale,Florence, Casterman-Giunti (XXe siècle), 1993 ;

• NORTON CRU Jean, Du témoignage, Paris, Allia,1997 (1929) ;

• OFFENSTADT Nicolas, Les fusillés de la GrandeGuerre et la mémoire collective (1914-1999), Paris,Odile Jacob, 1999 ;

• Paroles de poilus. Lettres et carnets du front. 1914-1918, Paris, Librio-Radio France, 1998 ;

• POURCHER Yves, Les jours de guerre. La vie desFrançais au jour le jour entre 1914 et 1918, Paris,Plon, 1994 ;

• RAJFUS Maurice, La censure militaire et policière.1914-1918, Paris, Le Cherche Midi, 1999 ;

• ROUSSEAU Frédéric, La guerre censurée. Une his-toire des combattants européens de 14-18, Paris,Seuil, 1999 ;

• TARDI, 1914-1918. C’était la guerre des tranchées,Paris, Casterman, 1993.

17 octobre 1961

• PÉJU Paulette, Ratonnades à Paris, Paris, Mas-pero, 1961 ;

• LEVINE Michel, Les Ratonnades d’octobre, Paris,Ramsay, 1985 ;

• EINAUDI Jean-Luc, La bataille de Paris. 17 octobre1961, Paris, Seuil, 1991 ;

• TRISTAN Anne, Le Silence du fleuve, Paris, Syros,1991 ;

• Dans un registre différent (il s’agit d’un romanpolicier) : DAENINCKX Didier, Meurtres pourmémoire, Gallimard, « Folio », Paris, 1988.

• Le 17 octobre 1961. Un crime d’Etat à Paris, Paris,La Dispute/SNEDIT, 2001.

126 Le cartable de Clio, n° 1

Photos Valérie Opériol

Les didactiques de l’histoire 127

Ce que l’on peut lire sur le monument qui est photographié :

A la MEMOIRE des ENFANTS de la COMMUNE MORTSpour la FRANCE PENDANT la GUERRE 1914 à 1918

Année 1914BOTTOLLIER-VEVAZ René 18 Août KONESBERG AlsaceTRONCHET Jacques Alfred 19 Août FLAXLANDEN AlsaceBOTTOLLIER-DEPOIS Tobie 7 Septembre Col du haut du bois VosgesBLONDET Joseph 26 Août FONTENELLE VosgesPUGNAT Gaston 28 Août GERBEVILLER Meurthe & MoselleISOUX Antoine Alexandre 17 Septembre Hôpital de BOURGBOTTOLLIER-DEPOIS Eugène 19 Octobre St Benoit VosgesBURNIER-FRAMBORET Ernest 25 Octobre Hôpital de St VALERYPUGNAT Jacques Alfred 29 Décembre FREVIN CAPELLE Pas de Calais

Année 1915PUGNAT Jules 25 Février LUSSE VosgesBURNIER-FRAMBORETJoseph 12 Juin LOUVENCOURT SommeBOTTOLLIER-DEPOIS Léon 5 Juillet METZERAL AlsaceBAZ Joseph 25 Septembre PERTHESISOUX Dominique 29 Septembre St HILAIRE le GRAND MarneBOTTOLLIER-DEPOIS Ernest 12 Décembre Bateau Hôpital SPHINX

Année 1916BAZ Elie 12 Février CORDONBOTTOLLIER-VEVAZ Joseph 1er Mai BOIS MARVE MeusePUGNAT Benoit 25 Mai Bois d’HAUDROMONTBURNIER-MARMILLAT Jean-Marie 17 Juin MOUDROS Ile de LEMNOSCART Jean-Marin 23 Juin Froide terre VERDUN

Année 1917TRONCHET Emile Ulysse 27 Avril Hôpital d’HERICOURTBAZ François 11 Juillet BRENELLE AisneBOTTOLLIER-CURTET Michel 4 Août Les DIABLERETS SuisseBOTTOLLIER-LEMALLAZ François 27 Août GLORIEUX Meuse

Année 1918CHESNEY François 11 Juin FAVEROLLES AisneBOTTOLLIER-DEPOIS Alfred Auguste 25 Septembre COINCY AisnePUGNAT Alfred 16 Décembre LINEMAS île de THASOS

DisparusBOTTOLLIER-LEMALLAZ Gaston 22 Août 1914 ROTHAU AlsaceBOTTOLLIER-LEMALLAZ Placide 1er Sept. 1914 BOURG BRUCHEBOTTOLLIER-DEPOIS Gaston 28 Août 1914 SAINT DIEBOTTOLLIER-LEMALLAZ Jean 1er Sept. 1914 MANDRAY VosgesBLONDET Placide 24 Sept. 1914 FOUCAUCOURT SommePORRET Jean 23 Juin 1915 BAN de SAPT VosgesGERFAUD-VALENTIN Félicien François 20 Juil. 1916 BARLEUX Somme

Rénové le 11 Novembre 2000 avec la participation :du souvenir français, du conseil général, de la commune de Cordon.

128 Le cartable de Clio, n° 1

A N N E X E – D O C U M E N T 1

Extrait de l’ouvrage 1914-1918. C’était la guerre des tranchées, Tardi, © Casterman SA

Les didactiques de l’histoire 129

Extrait de l’ouvrage 1914-1918. C’était la guerre des tranchées, Tardi, © Casterman SA

130 Le cartable de Clio, n° 1

Extrait de l’ouvrage 1914-1918. C’était la guerre des tranchées, Tardi, © Casterman SA

Les didactiques de l’histoire 131

A N N E X E – D O C U M E N T 2

Le mécontentement des troupes s’exprime d’abord dans les tentatives répétées defuites individuelles, à haut risque, avant de prendre la forme des abandons de tran-

chées par les soldats russes ou – dans des proportions moindres – italiens à Caporetto.«S’embusquer », se mutiler en se tirant un coup de feu dans la main ou le pied, se rendremalade, même gravement, en ingurgitant potions et mixtures, dans l’espoir que les méde-cins militaires vous déclarent inapte à la guerre, feindre la folie, se constituer prisonnier,déserter, ne pas rentrer de permission, etc. sont autant de tentatives de fuites.

La casuistique du sauvetage individuel, réussi ou raté, est imaginative et prolixe. Enretour, la médecine et la justice militaire se font plus défiantes et inquisitrices et, ne vou-lant pas se laisser tromper, punissent avec rigueur tous les types de délits militaires. Entreles juges et les accusés se développe une guerre paradoxale. Quelle peine peut être consi-dérée comme plus grave que le fait de rester sous le feu?

On invente alors des expédients judiciaires : parmi eux, la prononciation de la condam-nation avec report de l’application à la fin du conflit et le maintien en ligne jusque-là.

C’est une duperie réciproque, car, à peine quelques mois plus tard, une fois sorti duclimat de guerre, le délit est ramené à ses véritables proportions, un acte modeste : unchant subversif, un mot de trop, un geste d’insubordination, un retard de quelques heuresou de quelques jours au retour de permission ont été grossis, perçus comme potentielle-ment dangereux dans ces circonstances, évalués comme révélateurs. Ils seront rapide-ment annulés par des amnisties et des régularisations générales.

Mais il y a aussi ceux qu’on fusille, avec ou sans procès. Des unités entières ont étésoumises au rite cruel de la décimation – exécution d’un dixième des soldats d’une unitérebelle –, qui ne feint même pas de vouloir chercher les coupables. Cette pratique ne dis-simule pas le hasard absolu de la peine infligée et met en scène un acte exemplaire quin’a qu’un seul but : terroriser.

La législation de guerre permet en outre aux officiers de jeter hors des tranchées le sol-dat qui hésite ou se couche au moment de l’assaut et, s’il n’obéit pas, de le passer parles armes sur place. La législation le demande explicitement aux officiers et les tient pourresponsables, en cas d’omission.

En France, les études sur les formes d’insubordination, individuelles et collectives, etsur les procès qui suivirent ont pu être étayées depuis quelques années par la consulta-tion de documents officiels jusqu’alors interdits. Pendant cinquante ans, le secret sur l’am-pleur des mutineries a été bien gardé, en particulier dans la zone du Chemin des Dameset de la Champagne, en mai-juin 1917.

On a pu ainsi constater que, dans la période qui va de juin à décembre 1917, seconcentrent plus de condamnations à mort exécutées (au nombre de 629) que pendanttoute la période précédente, pourtant quatre fois plus longue.

Tiré de La Première Guerre mondiale, Mario Isnenghi, © Casterman, 1993

132 Le cartable de Clio, n° 1

A N N E X E – D O C U M E N T 3

Lettre du caporal Henry Floch, l’un des six « Martyrs de Vingré »

Ma bien chère Lucie,

Quand cette lettre te parviendra, je serai mort fusillé.

Voici pourquoi :

Le 27 novembre, vers 5 heures du soir, après un violent bombardement de deux heures,dans une tranchée de première ligne, et alors que nous finissions la soupe, des Allemandsse sont amenés dans la tranchée, m’ont fait prisonnier avec deux autres camarades. J’aiprofité d’un moment de bousculade pour m’échapper des mains des Allemands. J’ai suivimes camarades, et ensuite, j’ai été accusé d’abandon de poste en présence de l’ennemi.Nous sommes passés vingt-quatre hier soir au Conseil de Guerre. Six ont été condamnésà mort dont moi. Je ne suis pas plus coupable que les autres, mais il faut un exemple. Monportefeuille te parviendra et ce qu’il y a dedans.

Je te fais mes derniers adieux à la hâte, les larmes aux yeux, l’âme en peine. Je tedemande à genoux humblement pardon pour toute la peine que je vais te causer et l’em-barras dans lequel je vais te mettre…

Ma petite Lucie, encore une fois, pardon.

Je vais me confesser à l’instant, et espère te revoir dans un monde meilleur.

Je meurs innocent du crime d’abandon de poste qui m’est reproché. Si au lieu de m’échap-per des Allemands, j’étais resté prisonnier, j’aurais encore la vie sauve. C’est la fatalité.

Ma dernière pensée, à toi, jusqu’au bout.

Henry Floch

Tiré de Paroles de Poilus, 1998

Les didactiques de l’histoire 133

A N N E X E – D O C U M E N T 4

La chanson de Craonne

Quand au bout de huit jours le repos terminéOn va reprendre les tranchées,Notre place est si utileQue sans nous on prend la pile.Mais c’est bien fini, on en a assez,Personne ne veut plus marcher.Et le cœur bien gros, comm’ dans un sanglot,On dit adieu aux civelots 1.Mais sans tambour et sans trompetteOn s’en va là-bas en baissant la tête.

Refrain

Adieu la vie, adieu l’amour,Adieu toutes les femmes.C’est bien fini, c’est pour toujoursDe cette guerre infâme.C’est à Craonne sur le plateauQu’on doit laisser sa peauCar nous sommes tous des condamnésNous sommes les sacrifiés.

Huit jours de tranchée, huit jours de souffrance,Pourtant on a l’espéranceQue ce soir viendra la relèveQue nous attendons sans trêve.Soudain dans la nuit et le silence,On voit quelqu’un qui s’avanceC’est un officier de chasseurs à pied 2

Doucement dans l’ombre sous la pluie qui tombeNos pauv’ remplaçants vont chercher leurs tombes.

(Au refrain)

1 Les civelots : les civils qu’on quitte après 8 jours passés au repos.

2 Les chasseurs à pied : des soldats de l’infanterie.3 Les embusqués : des hommes qui se débrouillent

pour ne pas aller au front en sefaisant nommer à l’arrière.

4 Les purotins : les pauvres, ceux qui n’ont rien.5 Les trouffions : les simples soldats (mot de l’argot

militaire).

C’est malheureux de voir sur les grands boulevardsTous ces gros qui font la foire,Si pour eux la vie est rose,Pour nous c’est pas la même choseAu lieu de s’ cacher tous ces embusqués 3

Devraient bien monter aux tranchéesPour défendre leur bien, car nous on n’a rien.Nous autres les pauvres purotins 4.Et les camarades sont étendus làPour défendr’ les biens de ces messieurs-là.

Ceux qu’ont le pognon, ceux-là reviendrontCar c’est pour eux qu’on crèveMais c’est fini, nous les trouffions 5

On va se mettr’ en grèveCe sera votre tour messieurs les grosDe monter sur l’ plateauSi vous voulez encore la guerrePayez-la d’ votre peau.

La chanson de Craonne, telle que

nous la livre Henri POULAILLE dans Pain de soldat,

Paris, Grasset, 1995.

Source : www.ac-amiens.fr/college02/wajsfelner_cuffies/

134 Le cartable de Clio, n° 1

A N N E X E – D O C U M E N T 5

Lettre du soldat Waterlot (327e RI) 1, document d’Yves Waterlot,Saint-Leu d’Esserent

Lundi 11 août 1915

Cher Cousin,

J’ai reçue ta lettre et j’ai vu avec plaisir que tu étais en bonne santé tant qu’à moi il en estde même. Je vais te raconter le tour qui m’est arrivé il y a 4 mois. C’était le 6 septembreà huit heures du soir. À cette heure là nous avons arrivé près d’un bois situé entre Lachieet Les Essarts dans la Marne et l’on s’apprête pour y coucher le long du bois. L’on va cher-cher du foin et des bottes d’avoine qui étaient à proximité puis l’on se couche. En avantde nous nous avions comme avant postes le 25ème Bon de chasseurs et le 270ème d’infrie.

Vers 11 heures arrive une auto-canon allemande qui lance une dizaine d’obus et le 270ème

qui était en avant de nous fout le camp et passe en débandade à côté de nous en criant«Sauve qui peut ». Nous nous réveillons en sursaut nous nous équipons à la hâte et l’onen fait autant. Il y en a qui se sauvèrent à droite d’autres à gauche.

En me sauvant je me mélangeai avec le 270ème qui avait passé à notre droite et quand jevis mon erreur je commençai à chercher après le 327ème. En cherchant de groupe engroupe j’eus la malchance de me foutre dans les mains du général de division avec sixautres. Il nous demanda à quel régiment nous appartenions, nous lui dimes que nousétions du 327ème. Il fit appeler un sergent du 3ème génie et nous dit de le suivre. Celui-cinous emmena dans une grange et nous dit de déposer nos armes dans un coin et de nouscoucher sur la paille. Nous fîmes comme il nous dit et aussitôt que nous fûmes couchés ilfit enlever nos fusils et fit placer une sentinelle à la porte. Nous nous demandions ce quecela voulait dire. Cinq minutes après arrive l’aumonier militaire qui nous dit de faire nosprières avec lui. Nous lui demandons pourquoi. Il nous dit qu’ayant appris qu’il se trouvaitdes soldats dans la grange il était venu pour leur donner la bénédiction et que cela il le fai-sait partout où il passait. Mais cela ne nous disait pas ce que l’on nous réservait. Le len-demain matin nous partimes encadrés par 8 hommes du génie baionnette au canon et l’onnous conduisit au quartier général et un moment après arrivait le colonel du 327ème quiavait été appelé par le général. Ils s’expliquerent ensemble pendant au moins un quartd’heure puis le général ordonna à notre colonel de nous emmener. C’était pour nous

1 La ponctuation et l’orthographe de l’auteur sont respectêes.

Les didactiques de l’histoire 135

fusiller et c’était nous qui aillions payer pour le 270ème. L’on nous emmena en face d’unemeule l’on nous banda les yeux et l’on plaça une section environ 39 hommes à 12 m denous. J’étais placé à droite et nous nous étions donné la main à l’un l’autre. À la 1re

décharge je me laissai tomber mais je n’avais rien, puis l’on fit retirer une fraction du pelo-ton sur ceux qui bougeaient encore. Ensuite l’adjudant qui était là vint pour nous donner lecoup de grâce en nous logeant une balle dans la cervelle. Il commença par la gauche etquand il eût tiré sur les 2 premiers il dit au capitaine qui commandait qu’il ne pouvait pluscontinuer que ça lui faisait trop de peine. Le capitaine lui dit de s’assurer si nous étionsbien morts et en passant il nous fit bouger en nous pressant par les épaules. ce n’était pasle moment de bouger. Quand il eût passé d’un bout à l’autre il dit au capitaine que nousétions tous morts et le capitaine emmena le peloton. Nous étions encore à deux de vivantun de St Amand qui avait la jambe cassée et moi qui n’avait rien. Je restai encore là aumoins 2 heures et ensuite je me suis sauvé avec le 233ème et le lendemain je retrouvai le327ème vers 11h du matin. En arrivant j’ai cherché après le Commandant de notre bataillonet je suis allé le trouver. Je lui racontai ce qui s’est passé et je lui dis que j’étai revenu memettre à sa disposition et que je demandai à partir en première ligne. Il me dit qu’il allaitréférer mon cas au Colonel et qu’en attendant je pouvai rentrer à ma compagnie. Ensuiteil alla trouver le Colonel et tous deux ils allèrent trouver le général. Une 1/2 heure aprèsils revinrent et me firent (après raturé) appeler ainsi que le lieutenant commandant notreCie. Le Colonel me dit que j’étais grâcié et qu’il ne fallait plus y penser, qu’il avait son pos-sible auprès du général pour empêcher que l’on nous fusille mais que le général voulait unexemple et s’était montré inflexible dans sa décision. Et ce fut de cette manière que l’onnous tua sans nous dire quoi que ce soit et sans faire d’enquête. Depuis j’ai été cité àl’ordre du jour pour avoir demandé à repartir au feu après avoir été blessé au dos le15 octobre dans une attaque que nous fimes pour reprendre un pont en avant de Reimsentre La Neuvillette et Courchy. Le principal est que je suis toujours en bonne santé […].

Nicolas Offenstadt, Les Fusillés de la Grande Guerre

et la mémoire collective (1914-1999), Odile Jacob, 1999

136 Le cartable de Clio, n° 1

A N N E X E – D O C U M E N T 6

Lionel Jospin réhabilite la mémoire des mutins de 1917

Le premier ministre a demandé, lors d’un déplacement à Craonne, dans l’Aisne, jeudi 5 novembre, que les

« fusillés pour l’exemple» après l’offensive de Nivelle « réintègrent pleinement notre mémoire collective».

Lors d’un déplacement à Craonne (Aisne), jeudi 5 novembre, le premier ministre a réhabilité les soldats

qui s’étaient mutinés, au début de l’année 1917, au plus fort de l’offensive calamiteuse lancée contre

l’armée allemande par le général Nivelle. Il a souhaité que ces soldats « fusillés pour l’exemple » « réin-

tègrent aujourd’hui, pleinement, notre mémoire collective nationale ». C’est la première fois depuis

quatre-vingts ans qu’un responsable français accomplit un tel geste. Cette initiative a été mûrement

préparée et réfléchie depuis plusieurs semaines. La mémoire des mutinés de 1917 est un épisode que

les autorités françaises avaient toujours écarté des commémorations de la guerre de 1914-1918. La

censure a empêché pendant dix-huit ans la diffusion en France du film de Stanley Kubrick, Les Sentiers

de la gloire, consacré à ces mutineries.

CRAONNE (Aisne) de notre envoyé spécial

Le soleil d’automne était radieux, le maire de Craonne aussi : Noël Genteur (divers droite)a engrangé, jeudi 5 novembre, ce qu’il a appelé sa «moisson en novembre ». Pour la pre-mière fois, un chef de gouvernement est venu à Craonne, l’un des nombreux villages mar-tyrs de la Grande Guerre, mais aussi symbole de la révolte des poilus contre les sanglantesoffensives sans espoir. Et Lionel Jospin à Craonne, au nom de la France, a réintégré lesmutins dans la mémoire républicaine : M. Genteur attendait depuis vingt ans l’hommage dûà ces hommes qui, a-t-il dit, « ne ressemblaient ni à des anges ni à des héros » et font par-tie, à jamais, de l’histoire de sa commune.

Longtemps, Craonne et le Chemin des dames ont été boudés par les pouvoirs publics. quipréféraient Verdun, exemple d’héroïsme sans nuance. Le Chemin des dames, au contraire,réveillait de mauvais souvenirs : l’inconscience du commandement responsable, en la per-sonne de Nivelle, d’une offensive qui se voulait « décisive » et qui a consisté à envoyer desvagues d’assaut au massacre pour des gains territoriaux minimes : les mutineries ensuite,qui suivirent et qu’aucun gouvernement n’aime à se remémorer ; les fusillés de Pétainenfin, puisque, nommé commandant en chef, il incomba au vainqueur de Verdun de réta-blir l’ordre et le moral, en améliorant la vie quotidienne des soldats, en se montrant éco-nome de leur sang, mais aussi en ordonnant des exécutions – en nombre jugé cependantrelativement «modéré ».

Cette longue réticence est sensible y compris dans ce paysage dont la terre rejette encoreles vestiges du massacre. Le Chemin des dames est borné de stèles individuelles,

Les didactiques de l’histoire 137

touchantes, élevées par des familles à leur mort. Mais l’aménagement « officiel », réaliséà Verdun depuis des décennies, est, ici, seulement en cours.

M. Jospin a donc évoqué ce qui, jusqu’à maintenant, était tu dans la mémoire officielle.Certes, il a laissé M. Genteur et Jean-Pierre Balligand, député PS et président du conseilgénéral de l’Aisne, glisser dans leurs discours des bribes de la chanson de Craonne,expression de la tragique révolte des mutins : « C’est à Craonne. sur le plateau…», a com-mencé le maire. « Adieu la vie…», a dit le député. Le premier ministre s’en est tenu àquelques phrases sobres, mais nettes : « Craonne est cet endroit où une armée d’élite, quiavait déjà durement et glorieusement combattu (…), fut projetée sur un obstacle infran-chissable – 200 mètres de buttes et de crêtes, balayées par le souffle mortel de l’artille-rie et des mitrailleuses. Certains de ces soldats, épuisés par des attaques condamnées àl’avance, glissant dans une boue trempée de sang, plongés dans un désespoir sans fond,refusèrent d’être sacrifiés. Que ces soldats, « fusillés pour l’exemple » au nom d’une dis-cipline dont la rigueur n’avait d’égale que la dureté des combats, réintègrent aujourd’hui,pleinement, notre mémoire collective nationale. » Cet hommage aux fusillés était sansdoute plus facile à prononcer pour un premier ministre issu d’une gauche longtemps anti-militariste. Mais dans la mairie reconstruite après la guerre, les mutins de Craonne trans-cendaient les clivages politiques : « La dignité que vous leur redonnez ce jour est à lamesure de votre humanisme ! », a lancé M. Genteur à l’adresse de M. Jospin.

Il est vrai que l’armée, elle aussi, a beaucoup changé. Sans doute, lors de l’inaugurationde la sculpture d’Haïm Kern, la musique militaire n’est-elle pas allée jusqu’à jouer la Chan-son de Craonne : après La Marseillaise et La Sonnerie aux morts, ce fut un Roses de Picar-die un peu décalé. Mais après les cérémonies, loin des caméras, un général à quatreétoiles est venu longuement serrer la main du maire, lui dire que ses deux grands-pèresétaient morts à Verdun et qu’il avait « beaucoup apprécié » son discours ; un discours oùM. Genteur soulignait que l’offensive Nivelle avait été « le premier grand crime contre l’humanité »…

M. Jospin, de son côté, a redescendu l’escalier de la mairie avec, à la main, le foulard bleuhorizon offert par le maire : un foulard usé, un peu troué, le bleu viré au gris terne, qui sem-blait porter toute la lassitude des poilus. Le maire, lui, garde un regret : que l’auteur de laChanson de Craonne soit anonyme parce qu’on n’a pas voulu savoir : « Pour moi, le monu-ment inauguré aujourd’hui, c’est un monument au poète inconnu. »

Jean-Louis Andreani, Le Monde, 7 novembre 1998

138 Le cartable de Clio, n° 1

La République honore les mutins de 1917

L’hommage de Lionel Jospin au Chemin des Dames : « Que ces soldats, fusillés pour l’exemple, réintè-

grent pleinement notre mémoire collective ! » Ces mutineries sont longtemps restées un sujet tabou,

frappé par la censure 49 soldats furent exécutés sur ordre de Philippe Pétain.

LES COMBATS de la guerre de 1914-1918, quatre-vingts ans après la fin du premier conflitmondial, qui fit entre quinze et vingt millions de morts, ont été commémorés par Lionel Jos-pin, jeudi 5 novembre, sous la forme d’un hommage rendu aux mutins de Craonne, sur leChemin des Dames, en 1917. C’est la première fois qu’un dirigeant français célèbre lamémoire de ceux qui avaient refusé, après la tuerie de l’offensive Nivelle, en avril 1917,de marcher au combat pour de nouveaux assauts inutiles et meurtriers. « Certains de cessoldats, épuisés par des attaques condamnées à l’avance, glissant dans une boue trem-pée de sang, plongés dans un désespoir sans fond, refusèrent d’être sacrifiés. Que cessoldats, fusillés pour l’exemple au nom d’une discipline dont la rigueur n’avait d’égale quela dureté des combats, réintègrent aujourd’hui, pleinement, notre mémoire collective natio-nale », a déclaré le premier ministre.

Les cérémonies officielles avaient toujours évité, jusqu’à maintenant, le Chemin desDames, en raison du souvenir des échecs de l’état-major et des mutineries. Nommé com-mandant en chef en remplacement de Nivelle, Philippe Pétain avait fait procéder à l’exé-cution de quarante-neuf des quelques centaines de condamnations à mort prononcées parles tribunaux militaires. Ces événements avaient été longtemps occultés, même si les paci-fistes des années 20 et 30 en avaient gardé la mémoire. La censure s’était exercée pen-dant près de cinquante ans sur le cinéma, en France, le film de l’Américain Stanley Kubrick,Les sentiers de la gloire, réalisé en 1958, étant resté interdit jusqu’en 1976.

Président des Gueules cassées, assocation fondée en 1921, le général Jean Salvan adéclaré au Monde : « Il est assez incohérent de réhabiliter des mutins alors qu’on s’estélevé contre des révoltes militaires à d’autres moments, comme en Algérie. »

Le Monde, 7 novembre 1998

Les didactiques de l’histoire 139

A N N E X E – D O C U M E N T 7

Le troisième registre d’attaque procède par décalage. Il oppose les bons soldats, ceux quiont tenu, aux mutins. Le président de la République fournit le modèle discursif dans l’in-tervention qui suit le discours de Craonne. Il sépare les mutins des autres combattants :« Au moment où la nation commémore le sacrifice de plus d’un million de soldats françaisqui ont donné leur vie entre 1914 et 1918 pour défendre la patrie envahie, l’Élysée trouveinopportune toute déclaration publique pouvant être interprétée comme la réhabilitation demutins. » La droite extrême tient le même discours. Philippe de Villiers constate que le Pre-mier ministre « a choisi de saluer l’insoumission au lieu d’honorer la grande masse de ceuxqui accomplirent leur devoir jusqu’au bout, quelles que soient les épreuves et les souf-frances ». Bruno Mégret s’exprime selon la même logique : « Ce n’est pas le rôle du chef dugouvernement de la France que de placer sur le même plan ceux qui ont failli et ceux quiont accompli leur devoir. » Nicolas Sarkozy glose sur le discours de la présidence : «Mettreen valeur ceux qui ont été fusillés, sans doute très cruellement, parce qu’ils s’étaient muti-nés, alors que des millions d’autres se sont sacrifiés […] je ne suis pas sûr que ce soit lemeilleur exemple à donner. » Une veuve de guerre (Indochine) écrit au Premier ministre pourdire son « indignation face à l’intolérable insulte faite aux millions de “Morts pour la France”– Eux sont morts dans l’honneur et la dignité ».

Nicolas Offenstadt, Les Fusillés de la Grande Guerre

et la mémoire collective (1914-1999), Odile Jacob, 1999

N.B. Aujourd’hui, la mémoire collective évoque surtout les fusillés de 1917. Mais il y a eu desexécutions dès le début de la guerre comme le montrent les exemples de Floch (1914) etWaterlot (1915).

140 Le cartable de Clio, n° 1

A N N E X E – D O C U M E N T 8

C’est en écoutant la radio, ce matin, que le gardien de la paix Claude Toulouse a apprisqu’il y a eu des manifestations hier soir. Quand il prend son service au poste de policed’Auteuil, dans le 16e arrondissement, il est affecté dans un car de police-secours qui apour mission de se rendre au stade de Coubertin et de conduire les blessés les plus gra-vement atteints à l’hôpital Corentin-Celton. Certains collègues de sa brigade ont participéà la répression. « J’en ai mal dans la main…», dit l’un d’eux, rigolard. Certains se vantentd’avoir jeté des Algériens dans la Seine. « Tu ne sais pas nager ? On va t’apprendre !…» Larumeur dit qu’à la Cité le préfet de police serait descendu pour tenter de faire cesser desviolences contre des Algériens. Il se serait fait rabrouer et aurait dû partir… On s’en vante,on se sent fort.

Quand Claude Toulouse arrive au stade de Coubertin, il est effrayé. Il a l’impression atrocede se trouver devant un tas de viande humaine… Les détenus, blessés, n’ont reçu aucunsoin ; ils ont été purement et simplement entassés. Des Algériens désignent les plus gra-vement blessés d’entre eux. Ces derniers sont emmenés inconscients à l’hôpital Corentin-Celton, deux ou trois à chaque voyage. Il constate de nombreuses blessures au visage, aucrâne. Les infirmières traitent les policiers de salauds, d’assassins. Claude Toulouse ahonte.

Alors que son car vient d’effectuer un transport de blessés et qu’il arrive à nouveau austade, des collègues lui apprennent qu’un Algérien vient d’être tué. Tout au long de la jour-née, il transportera une centaine de blessés graves 1.

1 Témoignage de Claude Toulouse, le 7 avril 1986.

Tiré de La Bataille de Paris, 17 octobre 1961, Jean-Luc Einaudi, © Editions du Seuil, 1991

Les didactiques de l’histoire 141

A N N E X E – D O C U M E N T 9

27 octobre 1961. Extraits de l’intervention de Claude Bourdet au Conseil municipal de Paris

« […] Vous me direz encore qu’il y a eu dès le début de la guerre des règlements decomptes entre Algériens, des liquidations de dénonciateurs, etc. C’est-à-dire des crimesque la police ne pouvait pas tolérer, quelle que fût sa politique. Oui, mais il y a pour lapolice bien des façons d’agir et dans les premiers temps on n’a pas vu se produire du côtépolicier ces extrêmes violences qui ont été employées ultérieurement.

Ce que je dis, c’est qu’à un certain moment on a estimé que cette action de la police nesuffisait pas. On a estimé qu’il fallait qu’à la guerre à outrance menée contre le FLN enAlgérie répondît la guerre à outrance menée contre le FLN en métropole. Cela s’est traduitpar une terrible aggravation de la répression, par la recherche par tous les moyens du ren-seignement, par la terreur organisée contre tous les suspects, par des camps de concen-tration, les sévices les plus inimaginables, la « chasse au raton ».

Je dis, nonsieur le préfet de police, que vous-même avez particulièrement contribué à créerainsi, au sein d’une population misérable, épouvantée, une situation où le réflexe de sécu-rité ne joue plus. Je dis que les consignes d’attentats contre la police étaient plus facilesà donner dans un pareil climat de désespoir. Je dis que, même si de telles consignesn’existaient pas, le désespoir et l’indignation suffisaient souvent à provoquer des attentatsspontanés, en même temps qu’à encourager ceux qui, au sein du FLN, voulaient en orga-niser. Je dis qu’on a alimenté ainsi un enchaînement auquel on n’est plus capable demettre fin.

C’est bien ce danger qu’un haut fonctionnaire craignait quand il cherchait à s’opposer àl’installation des harkis à Paris et en banlieue, sachant que ce n’était pas seulement surces harkis eux-mêmes que leurs exactions retomberaient, mais aussi sur les policiers fran-çais et sur la population métropolitaine. C’est très bien de s’incliner devant les policiers quitombent, mais il me semble que les exposer un peu moins au danger vaudrait mieux !

[…] Je pense, nonsieur le préfet de police, que vous avez agi dans toute cette affaire exac-tement comme ces chefs militaires qui considèrent que leur propre succès et leurs propresmérites se mesurent à la violence des combats, à leur caractère meurtrier, à la dureté dela guerre ; c’était la conception du général Nivelle pendant l’offensive du Chemin-des-Dames, et vous savez que l’histoire ne lui a pas été favorable. C’est cette conception quia été aussi la vôtre à Constantine et c’est elle que vous avez voulu importer dans la régionparisienne, avec les résultats que l’on sait […]. »

Tiré de La Bataille de Paris, 17 octobre 1961, Jean-Luc Einaudi, © Editions du Seuil, 1991

142 Le cartable de Clio, n° 1

A N N E X E – D O C U M E N T 1 0

CES PAGES ARRACHÉES DE L’HISTOIRE

Les archives bâillonnées de la guerre d’Algérie

Par Claude Liauzu

« […][…] [L]e massacre du 17 octobre 1961, qui a eu lieu au cœur de Paris et demeure couvertpar l’amnésie d’Etat, pèse lourd. On peut en mesurer les effets pervers quand, s’estimantdiffamé, M. Maurice Papon porte plainte contre cette phrase de Jean-Luc Einaudi dans LeMonde du 20 mai 1998 : « En octobre 1961, il y eut un massacre perpétré par des forcesde police agissant sous les ordres de Maurice Papon. »

Les délits et crimes liés à la guerre d’Algérie ont été amnistiés pour l’essentiel dès lasignature des accords d’Evian. Aucun autre événement de l’histoire de France n’a bénéfi-cié d’une mesure aussi rapide et systématique. La nécessité de terminer une guerre qui aété aussi une guerre civile franco-française peut l’expliquer, mais on ne saurait sous-esti-mer les aspects politiciens, les intérêts électoraux de cette décision. On ne peut non plusen négliger les conséquences inquiétantes : un tortionnaire aurait la possibilité de fairecondamner en diffamation sa victime si elle l’accusait ! Car l’amnistie est assortie d’uneobligation d’amnésie.

Une telle situation empêche de mener dans des conditions normales toute étude desannées 1954-1962. Ce problème n’intéresse pas que les historiens. L’établissement dela vérité est nécessaire par fidélité aux valeurs républicaines, qui sont le recours contre leracisme hérité des décolonisations, et pour lutter contre l’un des obstacles à la socialisa-tion des jeunes issus de l’immigration : leur exclusion de l’histoire nationale.

Les archives appelées nationales, donc en principe propriété des citoyens, restent le plussouvent interdites d’accès. Selon les interprétations plus ou moins restrictives de la loi du3 janvier 1979 qui les régit, celles de la guerre d’Algérie risquent de le demeurer au moinsjusqu’à l’horizon 2020 ou plus. Et encore faudrait-il qu’elles existent ! Une enquête effec-tuée sous l’égide du ministre de l’intérieur et confiée à M. Dieudonné Mandelkern,conseiller d’Etat, a révélé que des pièces essentielles pour la connaissance des événe-ments du 17 octobre, des fonds entiers, ont disparu de la préfecture de police. Citons : lesfichiers du centre d’identification des Algériens, installé à Vincennes ; les arrêtés d’assi-gnation à résidence ou à éloignement ; les documents des services de renseignement etde lutte créés contre le FLN et accumulés pendant quatre ans. Même le rapport sur le17 octobre que le préfet de police a adressé au gouvernement et à la présidence de laRépublique n’a pas été retrouvé !

Les didactiques de l’histoire 143

Un constat s’impose : ont disparu des documents nécessaires pour établir les responsa-bilités ainsi que le nombre exact des victimes. Deux conclusions également : la nécessitéd’une enquête sur les conditions de disparitions d’une ampleur telle qu’elles semblentavoir été systématiquement organisées pour empêcher de faire la vérité ; la nécessité demettre fin au statut particulier des archives de la préfecture de police et de leur appliquerles règles communes aux archives nationales.[…] »

Paru dans Le Monde Diplomatique de février 1999

144 Le cartable de Clio, n° 1 – Le sauvetage de la Suisse pendant la Seconde Guerre Mondiale – 144-154

LE SAUVETAGE DE LA SUISSE PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE:UN MIRACLE?COMMENT DIFFÉRENTS FILMS ONT RÉPONDU À CETTE QUESTION 1.

ELENA FERNANDEZ ET PATRICIA MORITZ, GENÈVE

INTRODUCTION

Le nouveau plan d’études d’histoire du Cycled’orientation de Genève prévoit d’atteindreavec les élèves 7 objectifs d’apprentissagespécifiquement liés à cette discipline. Parmices objectifs, il y en a deux qui mettent parti-culièrement en évidence les liens que l’his-toire entretient avec la société. Il s’agit ducinquième (« une approche critique de lamémoire ») et du sixième (« une approchecritique du discours historique dans la cul-ture et les médias »). Le thème de la séquenceque nous avons élaborée se trouve à la jonc-tion de ces deux objectifs. Il s’agit de la Suissedans la Seconde Guerre mondiale, dont il aeffectivement été question lors de l’année deformation continue 1999-2000, à l’occasiondes deux journées consacrées à ces deuxobjectifs d’apprentissage.

Récemment, la Suisse a connu une profonderemise en question sur son passé à propos dela Seconde Guerre mondiale. Son image,celle d’un pays qui aurait cherché par tous

les moyens à rester en accord avec ses prin-cipes démocratiques et qui aurait eu uncomportement exemplaire malgré lesmenaces extérieures, a été vivement contes-tée. Cette remise en question a brutalementmis en évidence les liens que l’histoire avaitavec la société en montrant que, loin d’êtreneutre, elle dépendait souvent étroitementdu contexte social et culturel dans lequel elleétait produite. Comme nous pensions qu’ilétait important de mettre en évidence cesliens auprès des élèves, nous avons choisi debaser notre travail de fin de formation sur cesujet. D’autant plus que l’on hésite souvent àparler en classe de thèmes d’actualité susci-tant des polémiques. Cependant, nous avonschoisi de ne pas l’aborder sous l’angle de lacritique de la mémoire (cinquième objectifd’apprentissage) mais sous l’angle dusixième objectif d’apprentissage en nousproposant d’étudier à travers les documen-taires historiques la question de la non inva-sion de la Suisse durant la Seconde Guerremondiale.

Les différents angles d’approche du sixièmeobjectif d’apprentissage (« une approchecritique du discours historique dans la cul-ture et les médias ») sont multiples et variés.L’histoire est effectivement très présentedans l’ensemble des médias que ce soit aucinéma, à la télévision, à la radio, dans lapresse écrite et la littérature ainsi que dans

1 Cette présentation est une version abrégée d’un travailde recherche effectué en didactique de l’histoire (travailde fin de formation initiale à l’Institut de Formation desMaîtres et Maîtresses de l’Enseignement secondaire –IFMES). Le texte original comprend en plus le descrip-tif détaillé et l’analyse du déroulement de la séquencedans plusieurs classes, ainsi que des propositions deremédiation.

Les didactiques de l’histoire 145

différentes publications qui s’adressent auxenfants ou aux adolescents (bandes dessi-nées par exemple). Cette présence a desaspects positifs : elle tend à encourager, voiremême à susciter dans certains cas, l’intérêtdes élèves pour cette discipline. Mais ilarrive aussi que cette présence soulève uncertain nombre de problèmes. En effet, lesréalisateurs de films, les journalistes, lesauteurs de romans ou de bandes dessinéesne sont pas des historiens. Leurs méthodeset leurs objectifs ne sont pas les mêmes queceux des spécialistes. Ils doivent le plus sou-vent plaire au public et le distraire quitte àl’occasion à ne pas être très respectueux desfaits. Le plus souvent, ils n’ont pas le tempsde se documenter comme le ferait un histo-rien et le contenu de leurs œuvres s’en res-sent parfois. Les inconvénients de la pré-sence de l’histoire dans les médias neconcernent pas uniquement la qualité desœuvres produites mais également parfoisl’apparente contingence du choix des sujetsabordés. Ainsi, certains thèmes, à l’occasionde la sortie d’un film par exemple, font l’ob-jet d’un intérêt considérable des médiasalors que d’autres sont complètement igno-rés. Cette surexposition influence énormé-ment la perception que le grand public a decertains événements ou de certainespériodes historiques et tend à en occulterd’autres.

L’utilisation des médias en classe noussemble être particulièrement importanteparce que ceux-ci influencent de plus en plusl’univers des élèves sans qu’ils n’y soient pré-parés et l’histoire est très présente dans lemédia qui touche probablement le plus l’en-semble d’entre eux : la télévision. Que ce soitpar le biais de films de fiction, de feuilletonsou de séries télévisées, de reportages et de

documentaires, les adolescents sont confron-tés régulièrement à la présence de l’histoiredans ce média.

Nous avons choisi de nous intéresser toutparticulièrement aux documentaires histo-riques. Ceux-ci sont diffusés assez régulière-ment sur les différentes chaînes de télévision.Parfois, ils sont présentés également en classedurant les cours d’histoire, probablementparce que certains de ces documentaires sontde bonne qualité. Ils permettent aux ensei-gnants de diversifier les sources d’informa-tion en classe et d’intéresser les élèves quisont le plus souvent contents de voir arriverun poste de télévision dans la salle de classe.

Or, l’utilisation de ces documentaires dansl’enseignement soulève un certain nombrede problèmes pédagogiques. En effet, cesfilms sont le plus souvent composés d’élé-ments très divers : documents d’archives,témoignages, interventions d’historiens,extraits de films de fiction, reconstitutions,etc. On peut se demander si les élèves sonttoujours capables de distinguer les différentsniveaux de construction de ces films docu-mentaires. Ces niveaux sont non seulementextrêmement nombreux mais aussi étroite-ment imbriqués les uns dans les autres. Lesélèves sont-ils toujours capables de distin-guer une reconstitution d’une image réelle,savent-ils faire la différence entre un histo-rien et un témoin ?

Les films que nous avons choisi d’analyseravec les élèves devraient nous permettre demettre en évidence cette construction. Leurstructure est en effet très différente. Parailleurs, ils présentent des thèses radicale-ment opposées sur la Suisse et la SecondeGuerre mondiale. Ces films sont les suivants :

146 Le cartable de Clio, n° 1

– Le film officiel de l’opération commémo-rative Diamant de 1989. Il s’agit d’unfilm réalisé sur mandat dans le cadre dela commémoration des 50 ans de la Mob[sic] que l’on peut aussi considérer commeun document de propagande réalisé enpleine campagne contre une initiativevoulant supprimer l’armée.

– Le reportage de Daniel Monnat, L’hon-neur perdu de la Suisse, diffusé dans lecadre d’un Temps Présent en mars 1997.Ce film a fait l’objet après sa diffusiond’une condamnation de l’Autorité indé-pendante d’examen des plaintes enmatière de radio et de télévision (AIEP), àla suite, notamment, d’une plainte dépo-sée par un membre de l’UDC genevoise.

Ces deux films sont tous deux construitscomme des documentaires historiques. Lepremier présente une vision longtempsconsidérée comme officielle, en prolongeantcertains mythes, notamment celui de l’im-portance cruciale de l’armée suisse durantcette période, et en insistant sur l’esprit derésistance du peuple helvétique. L’autreémane quant à lui d’un journaliste qui a euune formation historique (licencié d’histoireen SES). Son propos était de répondre aubesoin d’information du public romand àl’époque de sa diffusion. Il avait pour ambi-tion de révéler des faits occultés depuis long-temps dans la version officielle (et qui étaientdéjà connus depuis plusieurs années par leshistoriens) : par exemple, la sympathie desélites suisses pour le régime nazi, l’inféoda-tion de l’économie helvétique à l’effort deguerre allemand, le refoulement de nom-breux réfugiés juifs aux frontières ou encorel’achat par la Suisse d’importantes quantitésd’or nazi.

Avec cette séquence d’enseignement, nousavons essentiellement deux objectifs. Lesélèves après l’avoir effectuée devraient êtrecapables de :

– Confronter différentes versions de laréponse à la question de départ et sesituer par rapport à elles. En effet, il nes’agit pas de remplacer une « vérité » offi-cielle par une autre, en privilégiant uneexplication au détriment de l’autre. Ilnous semble important que les élèvespuissent se faire leur propre opinion.

– Avoir compris que tout documentairehistorique est construit et pouvoir distin-guer les principaux éléments de cetteconstruction.

Pour atteindre ces objectifs qui concernentaussi bien le thème historique étudié que lesixième objectif d’apprentissage nous avonsdécidé de faire remplir aux élèves, à la fin del’étude des deux documentaires, une fiche-bilan (sous la forme d’un questionnaire surle contenu) permettant d’apporter une ouplusieurs réponses à la question de la noninvasion de la Suisse pendant la SecondeGuerre mondiale et une seconde fiche-bilanqui permettrait d’établir un constat quant àl’objectif d’apprentissage. Cette fiche se pré-sente sous la forme d’une grille d’analyseportant sur l’image (repérage de la prove-nance des images : archives, interviews,extraits de films de fiction…, mise en scènede ces images) et le son (repérage des diffé-rents intervenants : commentateur, histo-riens, témoins…, étude des prises de paroleet mise en évidence du rôle de chacun) deces films. Cette fiche a pour but de mettre enévidence les différents niveaux de construc-tion des documentaires historiques, de leur

Les didactiques de l’histoire 147

faire comprendre que ceux-ci ont fait l’objetd’un montage. Elle devrait également per-mettre de comparer la construction des deuxfilms, afin d’en tirer certaines hypothèses.

PRÉSENTATION DE LA DÉMARCHE ENVISAGÉE

Peut-être serait-il souhaitable de préciserque la démarche que nous allons proposers’adresse essentiellement à des élèves de 9e

année, toutes sections confondues (ils ontdonc une quinzaine d’années et suivent ladernière année de scolarité obligatoire), quiappartiennent à la dernière volée du Cycled’orientation ne pratiquant pas encore lenouveau plan d’étude d’histoire. Ces élèvesne sont donc, pour la plupart, pas habitués àaborder des thèmes historiques sous l’éclai-rage particulier d’un objectif d’apprentis-sage. Leur capacité à entrer dans le type dedémarche que nous allons leur proposer estpour nous difficile à évaluer.

Relevons encore que, dans un souci didac-tique, nous avons tenu à diversifier lesapproches. Ainsi, la première partie de laséquence est prévue en classe entière(magistral dialogué) alors que pour la suite,nous avons souhaité appliquer les recom-mandations pédagogiques liées aux apportsdu socio-constructivisme. En travaillantd’une part en groupe, puis en communi-quant ensuite le fruit de leur travail à leurscamarades, tous les élèves devraient ainsipouvoir trouver un mode de fonctionne-ment qui leur convienne. Quant aux sup-ports, ils sont aussi différenciés, puisquenotre séquence comprend des étapes devisionnage, de travail écrit, de lecture et deprésentation orale.

Pré requisLes élèves auront acquis, lors de cours précé-dents, des bases factuelles sur les élémentsprincipaux de la Seconde Guerre mondiale(notamment l’Europe sous domination alle-mande et la Shoah).

A) L’élément déclencheur

1) Ecrire au tableau (ou au rétroprojecteur)une phrase qui reprend une partie de laconclusion du film Diamant, sur lequelnous allons travailler : « Le sauvetage de laSuisse est un miracle. »

2) Poser la question suivante : « Comment sefait-il que la Suisse n’ait pas été envahiependant la Seconde Guerre mondiale ? »

A ce stade, nous désirons recueillir les repré-sentations des élèves. Or, nous imaginonsque si trois ou quatre d’entre eux donnentune réponse à haute voix, le reste de la classese ralliera aux opinions déjà exprimées, res-tant ainsi passif. C’est pourquoi nousdemandons aux élèves de répondre dans unpremier temps par écrit à cette question.

Les élèves n’ont pas besoin d’indiquer leurnom, mais afin que nous puissions vérifier sicela a ou non une incidence sur leur réponse,nous leur demandons de préciser sur lafeuille de réponse que nous allons récupérers’ils ont déjà abordé ce sujet à la maison.

Dans un second temps, nous distribuons auxélèves un tableau dans lequel ils noteront lesreprésentations de la classe, échangées orale-ment cette fois-ci.

3) Poser ensuite la question suivante, quiintroduit l’objectif d’apprentissage :

148 Le cartable de Clio, n° 1

« Comment a-t-on répondu à cette ques-tion dans des films lors d’époques diffé-rentes ? »

B) Travail sur le premier documentaire (enclasse entière)

1) Le contenu– Visionnage de Diamant.– Distribution d’un questionnaire relatif

au contenu que les élèves essaient de réa-liser.

– Deuxième visionnage de Diamant pourcompléter les réponses.

– Correction collective du questionnaire.Discussion autour d’une réponse pos-sible à la question de la non invasion dela Suisse pendant la deuxième guerremondiale.

– A ce moment, nous donnons aux élèvesdes éléments permettant de connaître lecontexte de la sortie du film.

– Puis nous lisons avec eux un extrait dumanuel d’histoire générale de Georges-André Chevallaz, pour leur montrer quece point de vue a longtemps constituél’histoire enseignée. Il s’agissait, dans lediscours officiel, d’« imposer une tripleimage mythique de la Suisse au cours de laguerre :1. L’image d’une Suisse ayant été unani-

mement et continuellement résistante.2. L’image d’une Suisse restée vertueuse et

démocratique.3. L’image d’une Suisse ayant été bienfai-

trice et généreuse. » 2

2) L’objectif d’apprentissage

– Nous demandons dans un premiertemps oralement aux élèves de nous diretout ce qu’ils ont remarqué sur le montagedu documentaire (images, mouvement,intervenants, …). Cela devrait nous per-mettre de vérifier s’il était utile ou nonde prévoir une grille d’analyse qui leurbalise autant le travail.

– Distribution de la grille d’analyse quenous commentons au besoin.

– Visionnage de l’extrait de Diamant choisipour cette partie du travail.

– Moment pour compléter la grille.– Deuxième visionnage. Même travail,

puis correction collective.

C) Travail sur le second documentaire(socio-constructivisme)

Par groupes de quatre ou cinq personnes, lesélèves vont travailler, à partir d’un extrait dudeuxième documentaire, les mêmes pointsque ceux qui ont été abordés en classe entièreautour du premier documentaire, c’est-à-direun questionnaire relatif au contenu et unegrille d’analyse identique, relative à la forme.

Chaque groupe travaille sur un thème diffé-rent, abordé dans le reportage de DanielMonnat, et permettant de répondre partiel-lement à la question de départ (non invasionde la Suisse pendant la Seconde Guerremondiale). Les thèmes sont les suivants :– La sensibilité des élites helvétiques avant

la Seconde Guerre mondiale.– L’antisémitisme en Suisse et la question

du « J » dans les passeports.– Le refoulement des réfugiés juifs.– La Suisse partenaire économique du Reich.– L’or nazi.

2 Compte rendu de la journée de formation continue du20 janvier 2000 avec Luc Van Dongen sur la distinctionentre histoire et mémoire, in Formation Continue enHistoire et Education Citoyenne, Comptes rendus et Bilan,juin 2000, Cycle d’orientation.

Les didactiques de l’histoire 149

Installer cinq vidéos dans une classe nousparaissait difficile, aussi avons-nous opté pourun support des extraits du documentaire sousforme de CD-Rom. Ainsi, nous pouvons tra-vailler avec les élèves en salle d’informatique.Pensant aux élèves qui ont besoin d’un sup-port textuel, nous distribuons à chaquegroupe un document écrit en appui, qui nedoit toutefois pas servir de référence pourremplir le questionnaire thématique.

A partir de là, les élèves gèrent eux-mêmes (ils’agira de voir si cela entraîne des difficultés)le remplissage du questionnaire thématiqueainsi que celui de la grille d’analyse. La tâchefinale de leurs travaux de groupes est la pré-paration, puis la présentation à toute laclasse de deux éléments :

1. Une acétate (qui sera photocopiée par nossoins puis distribuée à la classe entière)qui résume le contenu de leur extrait. Cerésumé peut être une «compilation» desréponses aux questions posées.

2. Une acétate qui reprend un point de la grilled’analyse qui leur a semblé intéressant.

Le contenu de ces acétates, ainsi que la qua-lité de leur présentation feront l’objet d’uneévaluation par groupe.

D) Conclusion de la séquence

Si l’on reprend avec les élèves la questionposée en A) 2. sur les raisons de la non inva-sion de la Suisse pendant la Seconde Guerremondiale, il serait intéressant, après tous cesexposés qui constituent la fin de la séquence,de confronter leurs représentations dedépart avec ce qu’ils auront appris en tra-vaillant sur les films. Pour cela, on reprend le

tableau sur lequel avaient été notées lesreprésentations de la classe, et on laisse auxélèves le soin de compléter la deuxièmecolonne.

Il faut aussi faire un bilan par rapport à l’ob-jectif d’apprentissage. Nous pourrions pourcela demander aux élèves de répondre auxtrois questions suivantes :

1. Toutes les images se valent-elles? Justifiez.2. A l’avenir, en quoi regarderez-vous diffé-

remment des documentaires historiques?3. A quoi essayerez-vous d’être particuliè-

rement attentifs ?

Nous pouvons également très bien imaginerde passer un extrait de documentaire histo-rique dans la classe quelques semaines plustard, sur un autre thème, et évaluer la capa-cité des élèves à compléter, à partir de cenouvel extrait, la grille d’analyse utilisée ci-dessus (et reproduite pp. 152-154).

BILAN

Il s’agit d’évaluer, en bilan, si tout le travail quenous avons investi dans la préparation de cetteséquence en valait la peine au regard des résul-tats obtenus. Nous aborderons également laquestion des prolongements envisagés.

A la fin de cette séquence, nous avons ététoutes deux assez satisfaites du chemin par-couru par les élèves par rapport à la questionde fond. Ils ont pris connaissance des deuxversions expliquant la non invasion de laSuisse pendant la Seconde Guerre mondialeet se situent désormais par rapport à elles.Ceci correspondait au but que nous nousétions fixé en terme de contenu historique.

150 Le cartable de Clio, n° 1

Pour apprécier les résultats obtenus en termed’objectif d’apprentissage, cette fois, il fautrappeler les points suivants :– L’objectif particulier annoncé était de

faire comprendre aux élèves que toutdocumentaire historique est construit etêtre capable de distinguer les principauxéléments de cette construction.

– Les élèves ont travaillé à partir de deuxdocumentaires.

Compte tenu des extraits analysés, en étu-diant leurs commentaires en fin de séquence,nous pouvons être satisfaites du résultatobtenu. Les élèves arrivent, en effet, à déga-ger des éléments intéressants en lien avec letravail effectué en classe. C’est d’autant plusremarquable que nous avons pu constaterlors du test de la séquence par un tiers et dediscussions informelles avec des collèguesinformés de notre démarche que la maîtrisedu vocabulaire de l’image était loin d’êtreacquise par un certain nombre d’entre eux.

Toutefois, si les élèves ont parfaitement suutiliser la grille d’analyse plusieurs semainesaprès la fin de notre travail en commun àpartir d’un autre extrait de documentairehistorique, il faut reconnaître que lesconstats formulés par les élèves prégymna-siaux dans leurs réponses aux 3 questions debilan posées ne sont pas généralisables.

En effet, ils ont été très frappés par l’aspectcommandité et propagandiste de Diamant,alors qu’ils n’ont vu, travaillant par petitsgroupes sur les CD-Rom, qu’un extrait dehuit minutes environ du reportage de DanielMonnat. Du coup, pour eux, ce dernier s’estinscrit comme un exemple d’objectivité (pluralité des points de vue exposés, confron-tation de témoignages et d’images…) par

rapport à Diamant. Or c’est précisément lefilm du journaliste de Temps présent qui a étécondamné pour «avoir violé l’obligation deprésenter fidèlement les événements », cedont les élèves ont été informés.

Quelle que soit l’opinion que l’on peutémettre par rapport à cette décision, celamontre que les élèves ont encore du chemin àfaire en matière d’analyse de documentaires.

En prolongement, il s’agirait de leur faireprendre conscience, par exemple, qu’undocumentaire défend souvent une thèse, quefaire des choix ne revient pas forcément àmanipuler, que le montage d’un filmimplique un certain nombre de coupures ouencore qu’interroger plusieurs témoins negarantit pas l’objectivité (notamment si leurspropos vont tous dans le même sens…).

Mais pour atteindre ce but, qui va bien au-delà de celui que nous nous étions fixé, ilfaudrait pouvoir, dans le souci de continuerà adopter une démarche constructiviste, tra-vailler avec les élèves sur d’autres extraits dedocumentaires historiques. Or, nous savonsbien que s’oppose à ce projet une questionde temps. L’histoire n’a, en effet, qu’unedotation horaire faible et le plan d’étudecontient six autres objectifs d’apprentissage àtraiter chaque année. D’où l’intérêt qu’il yaurait à pouvoir collaborer avec l’enseignantde critique de l’information. Plusieurs expé-riences dans le domaine valent en effetmieux qu’une. La séquence que nous avonsréalisée constitue en tout état de cause unebase indispensable à tout travail critique surles documentaires historiques. C’est pour-quoi nous comptons à l’avenir adopter uneapproche semblable dans nos différentesclasses.

Les didactiques de l’histoire 151

b i b l i oBIBLIOGRAPHIE

• BOURGEOIS Daniel, Business helvétique et troi-sième Reich, Editions Page deux – Quotidien LeCourrier, Lausanne, 1998.

• FERRO Marc et PLANCHAIS Jean, Les médias etl’histoire. Le poids du passé dans le chaos de l’ac-tualité, Paris, Centre de Formation et de Perfec-tionnement des Journalistes, 1997.

• Formation continue en Histoire et Educationcitoyenne. Comptes rendus et bilan, 4 brochuresannuelles, Cycle d’Orientation, 1998-2001, rédac-tion : Charles Heimberg (en particulier pour lesannées 1998 et 2000).

• JOST Hans Ulrich, « Menace et repliement », inNouvelle histoire de la Suisse et des Suisses, Lau-sanne, Payot, 1986.

• JOST Hans Ulrich, Le salaire des neutres : Suisse1938-1948, Paris, Denoël, 1999.

• LAUTIER Nicole, Enseigner l’histoire au lycée,Paris, Armand Colin, 1997.

• LAUTIER Nicole, A la rencontre de l’histoire,Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1997.

• Le rapport Bergier à l’usage des élèves. La questiondes réfugiés en Suisse à l’époque du national-socia-lisme, Cycle d’Orientation de Genève, mars 2000,documentation présentée par Charles Heimberg.

• MARTINEAU Robert, L’histoire à l’école, matièreà penser…, Paris et Montréal, L’Harmattan, 1999.

152 Le cartable de Clio, n° 1

ANALYSE D’UN DOCUMENTAIRE

A) Repérage des images

1. De quel type d’images est composé l’extrait de documentaire suivant ?

Provenance

Film d’archive(s)

Sources écrites(textes, journaux,…)

Photos d’époque

Témoignages,interviews

Autres imagesactuelles

Extrait de film defiction

Dessins

Schémas

Cartes, …

Affiches d’époque

Est-ce que vous avez repéré d’autres types d’images?

Est-ce que vous pourriez en imaginer d’autres? Si oui, de quel type?

Oui Non Exemple(s)

Les didactiques de l’histoire 153

2. Mise en scène des images

3. Traitement des images

Procédé(s) utilisé(s)

Images en mouvement

Images fixes (pho-tos ou textes) quise succèdent

Plusieurs imagesapparaissent àl’écran.Si oui, sous quelleforme?– incrustration– écran divisé

Il y a des imagesde décors à l’arrière-plan

Y a-t-il desdessins?Si oui, quelle place occupent-ilsà l’écran?

Y a-t-il dans votre séquence des images en noir et blanc qui étaient vraisemblablement àl’origine en couleurs?

Inversement, y a-t-il des images en couleurs qui étaient à l’origine en noir et blanc?

Avez-vous remarqué autre chose en ce qui concerne les images?

Oui Non Exemple(s)

154 Le cartable de Clio, n° 1

B) Repérage des intervenants

1. Quelles sont les différentes personnes qui s’expriment dans votre séquence?

Oui Non

Commentateur (voix off)

Historien(s)

Témoin(s) ayant vécu à l’époque des faits

Acteur(s) (films de fictions)

Personnes dont la voix a été enregistrée à l’époque des faits

Autres

S’il y a plusieurs intervenants, lequel vous semble être le plus convaincant ?

Connaissons-nous la fonction ou le métier des différents intervenants?

Si oui, de quelle façon?

2. Prise de parole

Combien de personnes prennent la parole ?

S’il y en a plusieurs, la parole est-elle distribuée également ?

Qui s’exprime le plus?

Lors des interviews, a-t-on connaissance des questions posées aux témoins et autres inter-venants?

Quand des témoins s’expriment, quelles sont les images ou les commentaires qui suiventleur intervention?

Quel effet cela a-t-il ? Leurs paroles sont-elles ainsi confirmées ou infirmées (contredites) ?

Le cartable de Clio, n° 1 – Jouer la controverse de Valladolid en classe – 155-161 155

Depuis de nombreuses années, le jeu de rôleest pratiqué en classe d’histoire par des ensei-gnants qui, sensibles à ses potentialités derenouvellement pédagogique, en ont proposédes applications didactiques séduisantes.

En dépit de l’intérêt qu’elle génère, cette acti-vité continue pourtant de susciter de mul-tiples réserves, sur un plan à la fois épistémo-logique – ne risque-t-on pas, à recréer unesituation du passé, d’aboutir à une inven-tion/réinvention de l’histoire? – et didactique– tout à son plaisir de jouer, l’élève pourra-t-il en même temps percevoir la dimension his-torique et les enjeux du sujet étudié ? Pournombre d’enseignants, ces interrogationss’accompagnent en outre de la crainte diffusede perdre le contrôle de l’apprentissage desélèves et de ne pouvoir, in fine, évaluer cequ’ils auront réellement construit.

Le nouveau plan d’études du Cycle d’Orien-tation du canton de Genève peut fournir aujeu de rôle une assise théorique permettantde répondre à ces objections. En effet, sesrédacteurs se sont interrogés sur les finalitésde l’enseignement de l’histoire : s’agit-il uni-quement de faire assimiler aux élèves tel outel contenu, ou plutôt de leur fournir lesmoyens de donner du sens à ces contenus,afin qu’ils puissent véritablement se lesapproprier ? L’option prise dans ce nouveauplan d’études est claire : faire en sorte que les

élèves puissent développer un certain nombrede modes de pensée propres à l’histoire àpartir desquels ils pourront alors élaborerdes savoirs factuels.

C’est à l’intérieur de ce cadre conceptuel quenous avons voulu repenser la problématiquerelative à l’utilité et à la pertinence du jeu derôle en classe d’histoire. La question qui sepose alors est la suivante : le jeu de rôle permet-il aux élèves de construire un savoirhistorique tout en se familiarisant avec unmode de pensée historien ?

Les réflexions qui suivent reposent sur uneséquence que nous avons créée et expéri-mentée dans le cadre d’un travail de fin deformation initiale à l’IFMES (Institut de For-mation des Maîtres).

Cette séquence s’articule autour du mode depensée relatif à l’étrangeté du passé et porte surla rencontre entre les civilisations européenneset amérindiennes au moment des grandesdécouvertes. L’épisode historique connu sousle nom de Controverse de Valladolid cristallisel’ensemble des débats soulevés par cette ren-contre. C’est pourquoi notre jeu de rôle s’eninspire dans sa forme et son contenu.

Il s’agit en effet de jouer en classe une adapta-tion du procès auquel la controverse a donnélieu. Rappelons la question qu’il s’agissait alors

LA QUESTION DE L’AUTRE EN DÉBATS : JOUER LA CONTROVERSE DE VALLADOLID EN CLASSE

SABINE BOURDIN, MARIE-NOËLLE LICOT, ANDREA CONTI ET CHRISTOPHE DUQUENNE, GENÈVE

156 Le cartable de Clio, n° 1

de trancher : «Aujourd’hui, le Saint-Père m’aenvoyé jusqu’à vous pour décider une fois pourtoutes, avec votre aide, si ces indigènes sont desêtres humains achevés et véritables, des créaturesde Dieu et nos frères dans la descendanced’Adam. Ou si au contraire, comme on l’a sou-tenu, ils sont des êtres d’une catégorie distincte,ou même les sujets de l’empire du diable.»1

Avec les élèves, la question a été reformuléeen termes simplifiés : « Les Indiens ont-ilsune âme ? Sont-ils des êtres humains sem-blables à nous ? »

Pour jouer ce procès, les élèves seront répar-tis en quatre groupes défendant chacun despoints de vue divergents : conquistadores etcolons, théologiens et philosophes hostilesaux Indiens ainsi que ceux qui, à l’instar deLas Casas, leur étaient favorables, enfin, lesIndiens eux-mêmes (Aztèques) 2. Le maître,quant à lui, tiendra le rôle du légat afin deréguler le déroulement du débat sans que sesinterventions n’interrompent le jeu.

A partir d’un dossier spécifique à chaquegroupe, les élèves auront préparé un argu-mentaire qui leur permettra de soutenir leurposition durant le débat. A la suite du pro-cès, un travail personnel donnera à chacunl’occasion d’établir un bilan écrit de l’en-semble des arguments produits.

Le thème de la rencontre, que nous avonschoisi d’aborder en classe, est particulière-ment adapté au mode de pensée que nous

souhaitons travailler avec les élèves, puisqu’ilpose très explicitement la question de l’alté-rité : cet autre qui est devant moi, m’est-ilfinalement très proche ou, au contraire, radi-calement étranger ?

L’étrangeté à laquelle vont être confrontés lesélèves est double : étrangeté de la civilisationaztèque, mais aussi étrangeté de la sociétéeuropéenne du XVIe siècle qui se traduitdans l’étrangeté de cette question aujour-d’hui si surprenante et, à bien des égards,incompréhensible.

La prise en compte de l’étrangeté du passé nedoit pas conduire à faire naître ou à renfor-cer chez les élèves un sentiment de supério-rité qu’ils pourraient éprouver à double titre :en tant qu’Européens vis-à-vis de la cultureexotique des Aztèques d’une part, et, d’autrepart, en tant que contemporains du XXIe

siècle jugeant une société du passé. Le pro-cessus mental qui permet de dépasser ces a priori – et qui est au cœur du mode de pen-sée défini par le plan d’études sous l’expres-sion « Etrangeté du passé » – est ce que l’onappelle la décentration, faculté essentiellemais difficile à développer.

Or, le jeu de rôle peut se révéler à cet égardun précieux auxiliaire. Dans le cadre de cetteactivité, en effet, les élèves vont endosserl’identité d’un autre et, afin de défendre aumieux sa position, ils vont devoir véritable-ment faire l’effort de se mettre à sa place, enadoptant son regard sur le monde, enessayant de comprendre la manière dont cetautre pouvait percevoir les enjeux de lacontroverse de Valladolid.

La dimension ludique du jeu de rôle favoriseincontestablement l’investissement des

1 Telle est, selon Jean-Claude Carrière, La controverse deValladolid, 1999, p. 9, la manière dont le légat du papeformule l’objet de la controverse.2 Les Indiens n’ont pas eu la parole lors de la contro-verse, mais nous avons choisi de faire entendre leur voixpour des raisons relatives à l’objectif d’apprentissage.

Les didactiques de l’histoire 157

élèves. D’abord, la question posée, en raisonde son étrangeté, se présente comme uneénigme qu’il va leur falloir résoudre. Ellecomporte en outre un enjeu, source d’ému-lation, puisque chacun voudra naturelle-ment construire l’argumentaire le plus effi-cace, le plus à même de peser sur la décisiondu légat, afin de sortir, en quelque sorte,vainqueur de la controverse. Enfin, le jeudécoule aussi du plaisir que génère le recoursà l’imaginaire lorsque les élèves doivent seconstruire une identité fictive.

L’énergie déployée à s’amuser (car, souli-gnons-le, en jouant, les élèves s’amusent) esttoutefois mise au service d’un travail véri-table : pour élucider l’énigme de la questionposée, pour élaborer leur argumentaire,pour se bâtir une identité fictive, les élèvess’investissent pleinement, ils se plongentdans les sources du dossier documentaire,essaient de les comprendre, de leur donnerdu sens, d’en extraire des arguments ; bref,ils construisent un savoir historique concretet entrent de plain-pied dans le mode depensée visé par la séquence.

Ce savoir n’est pas limité au seul rôle qu’ilsvont devoir jouer : en effet, sachant qu’ils vontdevoir débattre face à des adversaires aussidéterminés qu’eux-mêmes à emporter laconviction du légat, ils intériorisent, au coursde la lecture des documents, les argumentsadverses pour pouvoir y répondre. Le mêmeprocessus se répétera lors du jeu de rôle.

Pour nous résumer, le dispositif mis enplace, dont le jeu de rôle constitue l’élémentfondamental, vise à ce que l’élève acquière :

– des connaissances factuelles ;– un mode de pensée propre à l’histoire ;

– un mode de fonctionnement essentielpour l’histoire : extraire les informationscontenues dans les sources et leur donnerdu sens.

Au-delà de ses compétences propres à l’his-toire, un pari sous-tendait notre séquence :l’élève aurait intérêt et plaisir à prendre unepart active dans la construction du savoir parl’intermédiaire, tout particulièrement, du jeude rôle, même si celui-ci allait de pair avecune évaluation.

Ces attentes ont-elles été satisfaites ? Avantd’en venir aux constats que nous avons pufaire au moyen, notamment, de l’évaluation,voyons ce qu’en pensent les élèves eux-mêmes. Un questionnaire portant sur l’acti-vité proposée leur a en effet donné l’occasionde s’exprimer. Sa lecture nous a permis dedéfinir :

– si les élèves ont éprouvé plaisir et intérêtlors de la séquence ;

– si les élèves ont estimé que la pratique dujeu de rôle exerçait une influence béné-fique sur leur apprentissage ;

– si les élèves pensaient avoir acquis desconnaissances historiques, tant du pointde vue factuel que du point de vue del’objectif d’apprentissage 3.

Les élèves ont-ils éprouvé plaisir et intérêtlors de cette activité ?Une très forte majorité (92 %, cycle et col-lège confondus) a été sensible à l’aspectludique de l’activité, considérée comme«amusante», «marrante», «intéressante», etc.

3 Les résultats présentés ici concernent une classe duCycle d’orientation (19 élèves) et une classe de l’ensei-gnement post-obligatoire de niveau gymnasial (19élèves), soit un total de trente-huit élèves.

158 Le cartable de Clio, n° 1

C’est tout particulièrement l’aspect extraor-dinaire, peu banal de la séquence, qui sembleici avoir séduit les élèves. « C’était une bonneexpérience qui sortait des habitudes habi-tuelles de tous les jours de l’année. »(Edmond, 8e). D’aucuns vont même jusqu’àprétendre qu’il s’agissait du travail le plusintéressant de l’année 4 : « J’ai trouvé quec’était le truc le plus intéressant depuis le débutde l’année. C’était SUPER !!!, plus vivant queles autres cours. » (Jennifer, 8e).

Les élèves ont-ils estimé que le jeu de rôleavait eu une influence bénéfique sur leurapprentissage ?Indéniablement oui : 74 % en soulignentl’utilité dans la construction du savoir. Lejeu de rôle agit comme un moteur de l’ap-prentissage à titres divers : par son côtéludique, bien sûr, mais également par laconfrontation à l’autre qu’il engendre etl’aspect de vie, de direct qui le caractérise etqui permet à l’élève de voir l’histoire : « Oncomprend mieux les choses ainsi. J’ai l’im-pression d’avoir appris quelque chose quej’arrivais mal à me représenter, tout enm’amusant. C’est une méthode qui fait beau-coup mieux rentrer les choses. » (Olivier, 1re

ORRM). L’intérêt pour le sujet historiqueest grandissant et l’attention de l’élève àl’égard de ses camarades soutenue : « C’estune manière très utile d’apprendre, peut-êtremême plus utile que d’écouter pendant45 minutes un prof qui lit ses notes et que l’ondoit écouter. D’ailleurs, en temps normal,c’est difficile de rester attentive pendant45 minutes lorsque qu’un prof déballe sesnotes. Tandis que le procès était amusant et

on ne voit pas le temps passer. » (Magali, 1re

ORRM). Relevons, de surcroît, que les com-pétences développées par le jeu de rôle neconcernent pas uniquement la matière his-torique. Les élèves mentionnent égalementce que l’activité leur a apporté du point del’argumentation et de la pratique de l’oral :« Grâce à ce débat, nous avons pu mettre enavant le point de vue de chacun. J’ai l’im-pression d’avoir appris à écouter les argu-ments de chacun et à les prendre en compte. »(Julien, 1re ORRM).

Et sur le plan historique, d’un point de vuefactuel, les élèves pensent-ils avoir apprisquelque chose ?76 % d’entre eux considèrent que leursconnaissances se sont enrichies. Si cette pro-gression concerne à la fois Indiens et Espa-gnols, les élèves insistent particulièrementsur leur découverte de la civilisation aztèque.

« Ça m’a appris plein de trucs comme, parexemple : comment on traitait les Indiensavant, ce que pensaient les gens des Indiens, cequ’on leur faisait subir et ce qu’ils nous fai-saient subir. » (Justine, 8e)

«J’ai le sentiment d’avoir appris quelque chosecar je ne connaissais pas très bien le mondeaztèque ; cela m’a permis de voir que ce peupleétait très avancé avec certes des croyancesbizarres mais une religion tout de même. »(Almir, 1re ORRM).

Rappelons que ce questionnaire avait pourbut de faire émerger le ressenti des élèvesface à l’ensemble des activités ; il ne s’agissaitdonc pas d’interroger l’état de leursconnaissances à l’issue de la séquence, rôledévolu à l’évaluation finale sur laquelle nousreviendrons.

4 Précisons tout de même que nous avons réalisé cetteséquence au mois d’avril, soit quasiment au terme del’année scolaire.

Les didactiques de l’histoire 159

Le jeu de rôle favorise-t-il la décentration ?La grande majorité des élèves a appréciéd’endosser l’identité d’individus du XVIe

siècle (on pourrait parler de décentrationtemporelle), acte ressenti comme favorisantl’apprentissage : « J’ai appris plus de chosesque les autres sujets car on a dû se mettre dansla peau des personnages. » (Coralie, 8e). Cer-tains d’entre eux soulignent toutefois la dif-ficulté de l’empathie : il leur a paru toutd’abord insupportable d’avoir à défendreune position totalement opposée à leursvaleurs (on pourrait parler, à ce propos, dedécentration éthique) : « Ce qui a été le plusdur, c’est de se mettre dans la peau de quel-qu’un qui n’est pas du même avis que nous(colon). Mais j’ai pu voir qu’il y avait pleind’arguments auxquels, en restant dans monopinion, je n’aurais jamais songé. » (Leila, 1re

ORRM). Leurs premières réticences sur-montées, ces élèves sont entrés de plain-pieddans le processus de décentration. Ils fontainsi partie des 68 % à en relever la richesseet l’intérêt : « Nous avons beaucoup aimé cettecontroverse, car on est rejeté dans le passé etl’on peut un peu voir comment cela se passait.C’était très intéressant de se mettre dans lapeau du personnage, même si c’est très dur.Tout le monde (la classe) était très concentrédans son personnage. » (Marisol et Marie-Claire, 1re ORRM).

D’une manière générale, les élèves estimentdonc avoir progressé dans leur apprentis-sage. Les constats que nous avons pu fairerejoignent-ils ces impressions ? Deux instru-ments nous ont permis de mesurer la pro-gression cognitive des élèves, tant factuelleque liée au mode de pensée :

– les représentations avant et après appren-tissage ;

– une évaluation finale qui consistait à faireimaginer par les élèves, sur la base d’ar-guments, la décision prise par le légat àl’issue de la controverse.

Les représentations avant apprentissage met-taient en évidence que, dans la grande majo-rité des cas, les élèves disposaient dequelques connaissances factuelles sur le sujetmais qu’elles étaient floues, souvent ponc-tuées de « je crois », « je pense », « si je me sou-viens bien ». Dans ces représentations, cer-tains traits dominaient :

– des images fortes, celle de ChristopheColomb découvrant l’Amérique, celled’Espagnols se livrant à toutes sortes deviolence mus par la soif de l’or et desrichesses. Précisons qu’au Cycle d’orien-tation, les Indiens sont généralementperçus comme sauvages et primitifs.

– une connaissance plus approfondie desEspagnols que des Indiens.

– des connaissances portant essentielle-ment sur l’aspect événementiel, géogra-phique et technique des grandes décou-vertes, sans que soient prises en compteleurs conséquences (conquête, colonisa-tion, etc.).

Tant l’évaluation finale que les représenta-tions après apprentissage révèlent un netenrichissement de ces connaissances. Lesélèves ont d’abord pris conscience que leterme « Indiens » recouvrait une réalité mul-tiple constituée de diverses civilisationsparmi lesquelles ils auront plus particulière-ment pu découvrir celle des Aztèques. Cer-tains éléments de cette prise de conscience(le sacrifice rituel, les guerres de dominationcontre les Mayas et les Toltèques ou certainesréactions indigènes à la conquête espagnole)

160 Le cartable de Clio, n° 1

les ont conduits à une vision moins mani-chéenne de l’histoire. Par ailleurs, les élèvesont pu comprendre qu’à la suite des grandesdécouvertes s’est mis en place un processusde colonisation qu’ils ont pu explorer danstoutes ses dimensions, politique, écono-mique, culturelle, religieuse, sociale. Enfin,ils savent désormais que dès le XVIe siècle,les modalités de la conquête ont soulevéd’âpres débats en Europe.

Le processus de décentration, quant à lui,semblait mal maîtrisé si l’on en croit lesreprésentations avant apprentissage. Lesélèves avaient une vision européocentriste dela rencontre. Tout en reconnaissant la vio-lence des conquérants espagnols, ils sem-blaient admettre comme évidente la supério-rité de la civilisation européenne par rapportau monde indien. La manière dont lesIndiens avaient vécu la rencontre semblaitmoins maîtrisée et donnait lieu à des repré-sentations très diverses (peur, curiosité, rejet,acceptation plus ou moins chaleureuse,enthousiasme, divinisation). Ces représenta-tions reflètent dans une large mesure « lavision des vainqueurs ».

Les élèves sont entrés dans le processus dedécentration avec une aisance presquedéconcertante, ce que nous avons pu consta-ter tout au long de l’activité. Dans la phase depréparation du jeu de rôle, nous avons puobserver la manière dont les élèves s’appro-priaient peu à peu l’univers mental de leurpersonnage en reléguant à l’arrière-plan leurspropres catégories mentales et leurs valeurs :progressivement, cet étranger radicalementautre leur devenait non pas exactement plusproche, mais plus familier. Sur plusieursfiches d’arguments, d’une ligne à l’autre, onpasse ainsi de « il » à « je», alors que le langage

utilisé se dépouille de tout vocabulaire reflé-tant les préjugés du XXIe siècle : tel élève cessede se présenter comme un Indien, mais sedésigne simplement comme Axotloc, paysande telle ou telle province de l’Empire aztèque,Mexico retrouve son nom aztèque deTenochtitlàn, l’océan Atlantique devient lamer de l’Ouest, etc.

Durant le jeu de rôle, c’est à une véritableeffervescence que nous avons assisté, chaquegroupe s’évertuant à défendre son point devue comme si le sort de chacun dépendait del’issue de la controverse. De plus, chaque élèveadoptait, de manière remarquable, un langageet une attitude appropriés à son rôle ainsi quela manière de penser et les valeurs de son per-sonnage. Les arguments produits étaient enparfaite cohérence avec la position défendue.

Dans la mesure où l’élève a été amené à s’im-merger dans un rôle bien précis ne risque-t-il pas de construire une vision limitée et par-tielle de la question ? L’évaluation finale nousa prouvé le contraire. Elle consistait, sousforme écrite, à demander aux élèves d’imagi-ner la décision prise par le légat à l’issue de lacontroverse. Pour ce faire, ils devaient four-nir des arguments, extraits de leur dossier ouentendus au cours du débat, et en formulerd’autres qui auraient pu faire hésiter le légat.La lecture de ces travaux nous a montré queles élèves pouvaient développer des argu-ments contraires à la position qu’ils avaienteux-mêmes défendue, signe que leur facultéde décentration ne se limitait pas au rôle quileur avait été assigné, mais qu’elle les rendaitcapables d’appréhender une pluralité depoints de vue.

Alors, les Indiens ont-ils une âme semblableà la nôtre ? Nombre d’élèves, de prime abord,

Les didactiques de l’histoire 161

considéraient cette question comme dénuéede sens ; qu’ont-ils finalement répondu ? Lesavis sont très partagés quant à la décisionqu’aurait pu prendre le légat. Quelle qu’ellesoit, leur réponse ne correspond pas tou-jours à la position soutenue lors du jeu derôle. La décentration s’est donc effectuée àdeux niveaux : dans un premier temps, lesélèves ont adopté le point de vue d’un per-sonnage ; ils sont ensuite parvenus à prendreen compte ceux des autres acteurs de lacontroverse.

Enfin, on peut parler d’un troisième niveaude décentration puisque la décision du légatne dépend pas de leurs valeurs d’aujour-d’hui, mais repose bien sur les référencesculturelles et religieuses d’un prélat duXVIe siècle. Certains élèves, prêtant au légatune décision défavorable aux Indiens,disent explicitement qu’elle va à l’encontrede leurs propres convictions. D’autres, enrevanche, imaginant une sentence établis-sant l’humanité des Indiens ne la fondentpas sur des références absentes de l’universmental de l’époque, telles que les Droits del’Homme.

Au terme de l’activité, nous avons donc pumesurer le chemin parcouru par nos élèves.D’une part, ils ont enrichi et complexifiéleurs représentations. D’autre part, la décen-tration dont ils ont fait preuve n’est pas limi-tée au seul contexte de cette séquence, maisdevient une véritable faculté transposable,nous pouvons l’espérer, dans d’autres situa-tions. Il ne s’agit donc plus de s’interrogersur la pertinence du jeu de rôle en classed’histoire, mais sur la place qu’il convient delui réserver. A nos yeux, cette techniquepédagogique reste légitime, puisqu’elle per-met d’accompagner les élèves non seulement

dans la construction d’un savoir historique,mais aussi dans l’appropriation d’un modede pensée historien.

162 Le cartable de Clio, n° 1 – Curriculum de l’histoire enseignée : le débat italien – 162-165

CURRICULUM DE L’HISTOIRE ENSEIGNÉE : LE DÉBAT ITALIEN*

En février 2001, le ministre italien de l’édu-cation, Tullio de Mauro, a présenté les nou-veaux curricula scolaires verticaux dudomaine historique, géographique et socialqui devaient entrer progressivement enapplication dans le cadre de l’introductiond’une loi réorganisant les cycles d’apprentis-sage. Fruit d’un très long travail auquel denombreux chercheurs et praticiens ont étéassociés, le curriculum de l’histoire a étél’objet d’une controverse publique et de laconstitution de deux groupes antagonistesd’historiens, selon un clivage transversal oùles sensibilités de droite et de gauche se sontmélangées. Deux propositions ont été parti-culièrement contestées, celle de ne plusenseigner qu’une seule et unique fois, pen-dant une période de 5 ans, l’histoire chrono-logique générale de l’humanité ; et celle demettre l’accent sur toutes les échelles spa-tiales en développant notamment la perspec-tive d’une histoire mondiale. Depuis lors, lamajorité politique a changé en Italie, laréforme a été gelée pour une année aumoins, et nul ne sait ce qui sera effective-ment appliqué. Il nous a néanmoins paruintéressant de publier des extraits d’undocument qui défendait ce projet, ainsi queles textes des deux pétitions d’historiens quecette affaire a suscitées.

Quelques points forts en faveur du document sur les nouveaux curricula dudomaine historique, géographique et social

Extraits d’un document du 19 février 2001émanant du Directoire de l’IRIS (Insegna-mento e Ricerca Interdisciplinare di Storia) etde l’Association des enseignants membresdu LANDIS (Laboratorio Nazionale per laDidattica della Storia).

« […]Malgré quelques défauts qui pourraient êtrecorrigés par des clarifications, des ajouts oudes amendements, le document final [de laCommission d’études pour la réorganisationdes programmes] représente, parmi toutes lesprises de position qui ont été renduespubliques jusque-là, celle qui est la moinséloignée de tout ce qui a émergé de dizainesd’années de recherches didactiques conduitespar des enseignants et des associations quis’occupent de didactique des disciplines his-torique, géographique et sociales, ainsi quede formation des maîtres d’histoire des écolesde tous les degrés.

Quelques contenus de ce document nousparaissent en particulier de la plus hauteimportance.

1. La proposition, tout au long des études,d’une formation historique, géographique* Documents traduits par Charles Heimberg.

Les didactiques de l’histoire 163

et sociale fondée sur un équilibre entredes sensibilisations prédisciplinaires, desapprofondissements disciplinaires et desdéveloppements pluri- ou interdiscipli-naires (le domaine historique, géogra-phique et social ; l’historicité, la géogra-phicité et l’éducation civico-socialecomme dimensions qui traversent aussid’autres domaines disciplinaires, etc.).

2. Un équilibre, au sein du domaine etparmi les matières qui le composent,entre :

• l’attention aux sujets concrets des pro-cessus historiques ou de la formation his-torique (en tenant compte en particulierde la différence de genre) et la quêted’objectivité (méthodologie de la recher-che fondée, par exemple, sur la critiquedes sources, etc.) ;

• les objectifs cognitifs (opérations cogni-tives, thématisations de contenus, etc.) etceux de nature socioaffective et relation-nelle (par exemple, l’éducation civique,interculturelle, etc.) ;

• les diverses échelles spatiales (locales,régionales, nationales, planétaires), tem-porelles (brèves durées des événements,moyennes durées des cycles ou conjonc-tures, longues durées des structures oudes persistances, grandes transforma-tions) et sociales (individus, groupessociaux primaires et secondaires, mouve-ments, institutions, sociétés) ;

• les dimensions synchronique et diachro-nique.

3. Un curriculum d’histoire unitaire quiprévoit :

• pour chaque grande étape, une formedifférente d’équilibre entre la construc-tion de divers types de points de repères

et les approfondissements concrets quisont nécessaires ;

• un passage graduel des expériences et desconcepts spontanés des élèves dans ledomaine spatial, temporel et social à unepremière réélaboration socio-affective-relationnelle et cognitive (deux pre-mières années du cycle de base, étroite-ment reliées à l’école enfantine) ;

• une première approche, aux mailleslarges, des principales caractéristiques dela société (troisième et quatrièmeannées), suivie d’un cycle unique de« nouvelle histoire générale », suffisam-ment long et se terminant à la fin de lascolarité obligatoire (trois dernièresannées du cycle de base et deux premièresannées du secondaire supérieur), puisd’une approche qui, tout en consolidantles points de repères de l’histoire générale,permette des approfondissements théma-tiques, problématiques et historiogra-phiques d’intensité progressive en passantdes deux premières aux trois dernièresannées du secondaire supérieur.

Cette articulation du curriculum rappro-chera l’Italie de l’Europe où l’on a renoncédepuis longtemps à cette répétition cycliquede l’histoire générale de l’humanité qui, enItalie, non seulement n’a jamais assuré uneformation historique adéquate, y comprisd’un point de vue universitaire, mais consti-tue en plus l’un des facteurs de la perte desens, pour les jeunes générations, de l’ensei-gnement-apprentissage de l’histoire ; et desdifficultés rencontrées par les enseignants,en particulier ceux du second cycle élémen-taire et de l’école moyenne, qui doiventenseigner une histoire générale compriméeen seulement trois années à des enfants etadolescents. »

164 Le cartable de Clio, n° 1

Le document des 33 historiens : ENSEIGNE-MENT DE L’HISTOIRE ET IDENTITÉEUROPÉENNE

Annoncé dans le Corriere della Sera du25 février 2001

« Nous prenons acte avec satisfaction de laprise en considération par le ministre DeMauro de la grave gêne exprimée par desenseignants d’histoire, de l’école moyennecomme de l’université, face au curriculumdu domaine historique, géographique etsocial élaboré par la Commission d’étudepour le programme de réorganisation descycles d’instruction. Nous devons toutefoissouligner encore une fois la nécessité d’in-troduire deux parcours d’étude de l’histoire,de cinq années chacun : le premier coïnci-dant avec les dernières années de l’école debase (de la troisième à la septième année), lesecond pour les cinq années du second cycle.L’enseignement ainsi organisé ne serait paspurement répétitif puisque l’étude, à chaquefois, serait en rapport avec les potentialitéscognitives des différents âges, et donc situéeà un niveau différent d’approfondissement.Au cours du premier cycle, en fait, on devrasurtout viser l’acquisition des instrumentsconceptuels et des données chronologiques,alors qu’avec le second, on approfondira lecaractère problématique de l’histoire enreparcourant les situations et les thèmes, destemps antiques aux temps contemporains,tout en réservant la dernière année au ving-tième siècle.

En ce qui concerne les élèves qui suivront lecanal de la formation professionnelle auterme des deux premières années du secon-daire – une minorité d’environ 25 % qui estappelée à disparaître avec l’élévation de

l’obligation scolaire à 18 ans – il faudra trou-ver une solution particulière sans pourautant désorganiser tout l’enseignement del’histoire. Une possibilité pourrait consister àlier l’étude des mondes antique et médiéval,au cours des deux premières années dusecond cycle, à des cours intégrés d’éduca-tion civique permettant d’approfondir, ycompris dans une perspective historique, desthèmes liés à notre temps comme les institu-tions parlementaires italiennes et euro-péennes, la Communauté européenne, lesinstitutions internationales (l’ONU, la FAO,l’UNESCO, etc.), ainsi que l’acquisition d’unvocabulaire politique et social.

En relation avec le principe de ces deux par-cours de formation historique coordonnésavec les deux cycles scolaires, nous affirmonsavec force la nécessité d’une redéfinitiongénérale du curriculum du premier cycle afind’éviter le risque qu’une vision mondiale dudéveloppement historique, même si elle estnécessaire, ne vienne empêcher la pleinevalorisation de l’identité culturelle italienneet européenne, aplatissant ainsi les diversitésde valeurs et de conquêtes civiles.»

Les didactiques de l’histoire 165

Le document des 50 historiens

Publié dans le Corriere della Sera du26 février 2001

« Monsieur le ministre,

Nous sommes sincèrement préoccupés parl’évolution du débat autour des nouveauxcurricula d’histoire parce que beaucoupd’interventions ne vont pas au-delà devagues énonciations de principes, tousincontestables, pour soutenir la nécessitéd’une présence suffisante de l’histoire dansles parcours scolaires, mais sans découlerpour autant d’une lecture attentive des pro-positions de la Commission. Une réflexionsérieuse et dénuée d’a priori est pourtantindispensable au moment où se discutentdes options aussi cruciales pour la formationculturelle des citoyens italiens.

Nous sommes convaincus que le monde del’école se doit de trouver de nouveauxmoyens d’enseignement efficaces et adaptésà l’évolution de la société italienne. Et quecet objectif rend absolument nécessaires l’as-sociation et la confrontation des compé-tences très variées qui émanent des mondesde l’école, de l’université et de la culture.

Nous reconnaissons qu’il est surtout néces-saire de discuter sereinement et sur l’essen-tiel les diverses propositions de la Commis-sion que vous avez instituée dans le but deproposer un curriculum qui garantisse àtous les futurs citoyens italiens, y comprisceux qui ne poursuivront pas d’études aprèsla fin de la scolarité obligatoire, une forma-tion historique susceptible de leur fournir lesinstruments fondamentaux pour com-prendre la réalité historique passée et pré-

sente. Et pour former ainsi une consciencecitoyenne ouverte à la dimension mondiale,et en même temps attentive aux diversesdimensions de l’identité : individuelle, ita-lienne et européenne.

Nous relevons que les propositions avancéespar la Commission ministérielle devrontencore être discutées et approfondies avec lesenseignants et les chercheurs, même si nousavons la conviction que le curriculum del’histoire, qui se conforme aux exigencesépistémologiques de la discipline, se déve-loppera régulièrement autour d’un chemi-nement chronologique tout en répondantpleinement aux exigences de formation desdifférentes classes d’âge grâce à la progres-sion méthodologique : formation des catégo-ries historiographiques fondamentales et dusens du temps, au cours des premièresannées d’étude ; connaissance approfondiede l’histoire générale dans la partie centraledu parcours scolaire ; et, dans sa partie finale,développement d’une approche critique dela discipline.

Nous sommes convaincus que les proposi-tions discutées jusque-là par la Commissionpourraient être un point de départ pour ladéfinition d’un curriculum conçu demanière à répondre aux exigences actuellesde la société italienne ; nous apprécions lefait que le curriculum proposé par la Com-mission puisse faire l’objet d’expérimenta-tions triennales, une période qui permettrad’en évaluer l’efficacité. Enfin, nous rete-nons qu’un solide engagement sera néces-saire pour la réforme d’un système scolairequi ne peut plus s’accrocher à des pratiqueset à des modèles d’enseignement qui sontmême antérieurs aux programmes de 1985et de 1979. »

La citoyenneté à l’école

Le cartable de Clio

Le cartable de Clio, n° 1 – Le rôle de l’éducation à la citoyenneté pour l’innovation scolaire – 169-177 169

LE RÔLE DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ POUR L’INNOVATION SCOLAIRE

L’expression «éducation à la citoyenneté» acheminé parmi les responsables des systèmeséducatifs et les enseignants depuis une dizained’années et a donné lieu à diverses modifica-tions. Ainsi, l’éducation «citoyenne» s’imposecomme discipline nouvelle au Cycle d’orien-tation de l’enseignement secondaire dans lecanton de Genève. En France, l’éducationcivique, juridique et sociale (ECJS) figuredans le curriculum de tous les lycéens françaisdepuis janvier 2001 en continuité avec l’en-seignement d’éducation civique reçu par tousles élèves des collèges 1.

Notons que l’expression « éducation à lacitoyenneté » n’a pas été retenue pour dési-gner les disciplines nouvellement mises enplace. Celles-ci englobent des contenus rele-vant de divers champs : institutionnel avecl’étude du fonctionnement des institutionsgouvernementales et administratives, juri-dique en étudiant les droits et devoirs despersonnes et des citoyens, environnemental,patrimonial… mais les textes qui accompa-gnent les curricula reprennent de façonassociée ou dissociée les deux termes d’édu-

cation et de citoyenneté et font de « l’éduca-tion à la citoyenneté » l’objectif principal deces disciplines.

En même temps, dans le cas français que jeconnais mieux, mais aussi dans le cas gene-vois, cet objectif est assigné à chaque disci-pline à travers ses propres démarches etcontenus et à l’ensemble de l’institution sco-laire. L’école doit donc tout en assurant latransmission des savoirs disciplinaires, «édu-quer à la citoyenneté» à la fois par une disci-pline spécifique et par le biais de la vie scolairedans les classes et dans les établissements.

Nouveaux contenus et nouvelles approchesobligent les professeurs à réfléchir à leursobjectifs et à leur démarche disciplinaire, cequi est le cas lors de toute modification deprogramme dans quelque discipline que cesoit, mais éduquer à la citoyenneté devraitaussi les conduire à se questionner sur lespossibilités données aux élèves de s’éduqueret de montrer qu’ils sont « bien éduqués ».Pour cela force est de préciser ce que l’insti-tution scolaire peut assumer dans cette édu-cation à la citoyenneté qui n’est pas de sonseul ressort mais concerne tous les acteurscontribuant à la formation des jeunes. Quelsattributs du concept de citoyenneté l’écolepeut-elle et doit-elle privilégier ? Dans quellemesure la construction de ces conceptsremet-elle en question les contenus et

1 Le collège, en France, accueille tous les adolescents deonze à quinze ans. Depuis 1996, les programmes de col-lège privilégient une approche conceptuelle centrée surdes concepts tels qu’identité, nationalité… et compor-tent une initiation au droit. Voir le Bulletin Officiel horssérie, CNDP, 1996 pour la classe de sixième, 1997 pourle cycle central (5e-4e), 1998 3e.

COLETTE CRÉMIEUX, PARIS

170 Le cartable de Clio, n° 1

méthodes des diverses disciplines et l’organi-sation de la vie scolaire contribuant à, ouimposant, une rénovation de l’école ?

Quel sens donner au concept « citoyenneté »dans l’école ?L’expression est née à partir de demandessociales et politiques complexes, complé-mentaires ou divergentes 2. Parfois, l’école estmise en demeure d’apporter une réponseaux inquiétudes et au malaise suscités par dejeunes adolescents ou de jeunes adultes dontles actes de violence menacent la tranquillitédes villes et s’exercent dans l’école au détri-ment des enseignants. Professeurs et chefsd’établissement sont fortement motivés parces violences internes qui rendent le travailscolaire difficile, voire impossible, qui mena-cent la sécurité des personnels et des élèves etqui mettent en jeu la responsabilité des chefsd’établissement.

Parfois, l’accent est mis sur le rejet du poli-tique, l’importance des abstentions lors desconsultations électorales, les progrès de l’indi-vidualisme au détriment de l’intérêt collectif.

Ces sollicitations ne sont ni originales ni nou-velles. L’école a toujours eu pour mission defaire respecter les règles propices à un bondéroulement du travail et de prendre toutemesure pour assurer la protection des élèves etdes enseignants. Les textes officiels, les règle-ments de chaque école en attestent. A les relire,on ne peut que constater que le monde del’école ne manque ni de règles ni de moyenspour punir. Assimiler citoyenneté à civilitéconduit à renforcer les dispositifs répressifssans forcément «éduquer à la citoyenneté».

Dans tous les pays occidentaux, sous desformes diverses, la formation à l’exercice desdroits et devoirs liés à la qualité de citoyend’un Etat fait partie de façon plus ou moinsexplicite des objectifs d’enseignement. Danscette deuxième perspective davantage tour-née vers le politique, les programmes sco-laires, sous des intitulés divers, retiennent desconnaissances portant sur les lois et règle-ments qui disent les droits et devoirs ducitoyen ainsi que le fonctionnement desstructures gouvernementales et administra-tives. L’école, institution chargée de trans-mettre des savoirs et des savoir-faire, fournitdes outils pour une utilisation ultérieure,hors de ses murs, puisqu’elle n’est pas ungouvernement ouvert à des enjeux politiques.

Par contre, l’école est une structure sociale, lapremière dans laquelle l’enfant pénètre, où ilapprend et expérimente les plaisirs et lescontraintes d’un « vivre et apprendreensemble », hors du milieu familial, sous ladirection d’adultes non choisis avec lesquelsil n’y a pas d’obligation de liens affectifs.Long apprentissage puisqu’il dure jusqu’à lafin de la scolarité, soit une quinzaine d’an-nées pour une majorité de jeunes qui doi-vent alors être armés pour devenir acteursdans la vie professionnelle et sociale. Lacitoyenneté est alors entendue dans le sensde citoyenneté sociale, celle-ci étant l’exer-cice du pouvoir dans la sphère sociale où ilexiste une multitude de micro-pouvoirs, derelations, de relais. Le pouvoir dans ungroupe social ne se limite pas à la prise dedécision et à la répression mais, si l’on seréfère à Hannah Arendt 3, repose davantagesur la capacité à produire des pensées

2 Réussir l’éducation civique au collège, Martine Cham-peaux, Loïc Doléans, CNDP de Créteil, 2000.

3 Hannah Arendt, La crise de la culture, Folio essai,1996.

La citoyenneté à l’école 171

conduisant à des stratégies et des tactiquespermettant d’agir.

L’école permet-elle cette éducation à l’exer-cice d’un pouvoir social ? Bien peu ou pas dutout car l’école est davantage influencée parune citoyenneté politique de type décision-nel et répressif aux mains des adultes consi-dérés comme seuls « majeurs », c’est-à-direcomme seuls détenteurs des capacités néces-saires à l’exercice du pouvoir.

Eduquer à la citoyenneté sociale à l’écolec’est donc amener l’élève à prendre du pou-voir dans l’école. Prendre du pouvoir et nonpas le pouvoir qui reste entre les mains desadultes qui disposent du savoir et ont la res-ponsabilité entière de mener à bien la tâcheéducative dont ils sont chargés y compris dedéfinir les sphères dans lesquelles les élèvesdoivent exercer leur pouvoir et en assumerles conséquences.

Comment faire pour que la phrase devenueslogan : « On ne naît pas citoyen, on ledevient 4 » s’applique au sein de l’école ? C’esttout l’ensemble du système éducatif, ses pra-tiques et ses savoirs qui sont à interroger.

Vers un autre type d’écoleDans nos sociétés de culture latine, l’écoles’organise par rapport aux disciplines et lapédagogie est largement orientée par le soucide transmettre des savoirs. Pour parler bref,il s’agit davantage que l’élève apprenne plu-tôt que de l’aider à apprendre. L’aide vientaprès, sous forme d’intervention familiale,cours particulier ou dans l’institution sous

forme de cours de soutien, remédiation,mise à niveau, etc.

Le modèle dominant retient peu les théoriesconstructivistes et les pédagogies actives.L’élève est considéré comme un individu quidoit à tout moment prouver qu’il a acquis lesconnaissances requises pour poursuivre l’ap-prentissage selon un rythme et des critèresfixés de façon plus ou moins occulte par l’ins-titution ou le professeur. Les manquesconduisent à une orientation, façon sournoisede désigner échec et élimination de nom-breux jeunes du courant principal qui petit àpetit, par orientations successives, ne conserveplus que ceux destinés à devenir les élites.Dans ce contexte, les jeunes et leur familleappartenant aux groupes socioculturels lesplus à même de décrypter les dynamiques encours valorisent la réussite individuelle, ce quientraîne de la compétitivité et l’éliminationdes moins performants accusés de ralentir lesprogressions. La citoyenneté sociale ne peuttrouver place dans un tel système sauf à sou-haiter une société organisée pour l’exclusionet la marginalisation, société peu compatibleavec les valeurs dont se réclament les démo-craties occidentales. Tout professeur et touteécole souhaitant introduire une éducation à lacitoyenneté doivent se pencher sur les valeursqui sous-tendent et justifient le projet com-mun au niveau de l’école, des groupes de tra-vail et de la société qui commandite le sys-tème éducatif et accueille les formés. Au nomde quelles valeurs et de quels idéaux les choixsont-ils faits ? Par exemple, dans nos démo-craties les droits de l’homme et les droits del’enfant, formalisés dans des déclarationssignées par nos gouvernements imposent undroit à l’éducation pour tous les enfants. Cedroit est-il respecté lorsque les orientationsparfois précoces de certains enfants les empê-

4 Les cycles à l’école élémentaire, collection une écolepour l’enfant, des outils pour les maîtres, CNDP,Hachette, 1994.

172 Le cartable de Clio, n° 1

chent de fait de jamais accéder à une éduca-tion ouvrant à des postes socialement valori-sés et valorisants?

Quelle place est faite à la « personne élève »dans la relation éducative qui s’établit lorsdes apprentissages ou lors des diverses acti-vités qui se déroulent dans le temps scolaire ?Comment développer un sentiment d’ap-partenance des adultes et des jeunes à telleécole ou tel groupe de travail pour un projetcommun ? Autour de quel projet les activitésproposées aux élèves se structurent-elles ? Enquoi les adultes et les élèves sont-ils concer-nés par le projet ? Questions qui conduisentà ouvrir des discussions, à rechercher descollaborations pour un travail en équipe, àdéfinir les responsabilités et, pour parlerbref, à créer un esprit maison tourné vers laréussite de tous les élèves. Notons qu’enFrance un certain esprit maison existe dansles écoles confessionnelles et les écoles éli-tistes. L’école laïque et républicaine hésitedavantage à entrer dans le champ des valeurssous-jacentes aux Droits de l’Homme.

L’inadaptation de l’institution scolaire pourapporter une réponse à ces questions mesemble symbolisée par l’échec relatif, enFrance, des projets d’établissement. Depuis1991, le Ministère de l’éducation nationaleexige que tout lycée établisse un « projetd’établissement », toute école élémentaire un« projet d’école », projets devant associer lesparents, les professeurs, les membres del’équipe de direction et les représentants desélèves lycéens. Dix ans après, les projets sontloin de l’avoir emporté sur l’individualismedes divers acteurs concernés.

Or si chaque école ne se préoccupe pas de seconstruire en tant que groupe social, l’édu-

cation à la citoyenneté ne pourra y trouverun terrain d’exercice. Appartenir à l’écolepour y réussir au mieux des capacités de cha-cun est donc un préalable tant pour lesadultes que pour les jeunes.

Appartenir à l’écoleLe projet commun doit se préoccuper dedéfinir les conditions de l’appartenance.L’institution est claire sur les conditions for-melles : âge, qui crée un droit mais aussi uneobligation, domicile qui régit la répartitiondes élèves, acquis scolaires etc. Par contre ellen’explore que peu ou pas du tout les condi-tions éthiques sauf à travers les obligations etinterdits. En application des grands prin-cipes exprimés par les Droits de l’Homme,chaque personne, jeune ou adulte, doit êtrerespectée ; respect de l’élève pour le profes-seur mais respect aussi du professeur vis-à-vis de l’élève et des élèves entre eux dans lecadre du groupe auquel tous appartiennent.Si l’institution impose le respect de l’élèvepour le professeur et prévoit sanctions etréparations, elle se désintéresse davantage dela situation des élèves face à leurs pairs ouface aux adultes. Une appartenance com-mune implique pour fonctionner et durerune égalité théorique de droits et de devoirs.La nature éducative des relations entre legroupe des adultes et le groupe en formationfait que ces droits et devoirs ne sont pas sem-blables mais une éducation à la citoyenneténe peut pas reposer sur l’arbitraire et le non-droit et conduit à repenser et redéfinir lesrègles du jeu scolaire.

Les membres d’un groupe doivent seconnaître et se sentir liés par un projet com-mun qui est ici la réussite scolaire de sesmembres. Or tout ceci est laissé dans l’impli-cite. La personne du professeur disparaît

La citoyenneté à l’école 173

derrière le « Professeur », la personne del’élève derrière le prototype « Elève ». L’em-ploi du temps ne prévoit que des heures decours ou d’étude mais aucun moment n’estconsacré à la présentation des uns et desautres et ne comporte de moments infor-mels de rencontre 5.

Construire de l’appartenance à l’école estsurtout important lorsque l’école a pourobjectif de scolariser toute la classe d’âge etdonc de conserver dans son giron les enfantsqui réussissent le moins bien à acquérir lesconnaissances requises. Le « bon élève » estspontanément reconnu par l’institutioncomme digne d’en faire partie mais les mau-vais résultats scolaires condamnent les der-niers de la classe qui se sentent rejetés ce quicontribue à générer des attitudes intolérablesqui renforcent leur exclusion. Les ensei-gnants contraints de par la loi de faire pro-gresser autant que faire se peut ces élèvesrécalcitrants aux acquis fragiles y parvien-nent plus aisément s’ils s’appuient sur ladynamique d’un groupe ayant pour but laréussite de chacun de ses membres, groupequi inclut au lieu d’exclure.

Responsabilité et participationSi l’école se construit comme groupe social,l’élève pourra y être entraîné à penser desstratégies pour parvenir aux apprentissageset finalités fixés par l’institution et à prendreles décisions ad hoc. Il faut lui permettre departiciper à la définition des composantes deson métier d’élève pour sa réussite person-nelle et celle des membres du groupe y

compris les adultes. Autrement dit, le faireparticiper à sa formation et lui donner l’oc-casion de prendre des responsabilités. Lefaire participer à sa formation ne signifie pasque chaque élève et chaque professeur déci-dent de ce qu’il faut faire ou ne pas faire,mais que chacun prend conscience de ce quiest négociable et de ce qui ne l’est pas. Ainsiles savoirs à dispenser, les cours obligatoires,le calendrier scolaire se décident au niveaunational en France, cantonal en Suisse. Parcontre le règlement de chaque établissement,l’organisation des groupes de travail, lesméthodes pédagogiques, les évaluationsdonnent lieu à des décisions locales, parfoisindividuelles.

Le fonctionnement actuel des établissementsscolaires n’exclut d’ailleurs pas la participa-tion et la prise de responsabilité des élèves etdes professeurs mais le plus souvent cela sepasse à la périphérie du système, de façonoccasionnelle, dans le cadre d’activitésoptionnelles comme les clubs de théâtre.

Faire participer les élèves et les professeursimpose de créer des structures pérennespour réunir les personnes concernées et leurpermettre de s’exprimer librement. Si le pro-fesseur peut en être chargé au niveau desgroupes élèves, la participation des adultesne peut fonctionner que sous l’impulsion duchef d’établissement. La participation desélèves et celle des professeurs ne portent passur les mêmes aspects du travail scolaire etne revêtent pas les mêmes formes, mais l’unene va pas sans l’autre. Si le professeur n’estpas impliqué dans des structures décision-nelles qui lui permettent de participer, devivre un travail d’équipe, de s’y former, il netransmettra qu’exceptionnellement une telledynamique à ses élèves. Ayant été un élève

5 Les écoles américaines prévoient dans leur organisa-tion une demi-heure journalière d’accueil où les élèvesrencontrent leur « tuteur ». Voir Cahiers pédagogiques n° 392, mars 2001, « L’enseignement aux Etats-Unis ».

174 Le cartable de Clio, n° 1

puis un étudiant formé par un travail indivi-duel pour des pratiques elles aussi indivi-duelles, il s’estimera non concerné par l’édu-cation à la citoyenneté, voire hostile voyantlà une regrettable perversion d’un systèmedont il est pourtant le premier à dénoncerles dysfonctionnements.

Du côté des élèves comme du côté des pro-fesseurs il faut fixer les sphères dans lesquelless’exerce la participation. Tout ce qui relève dela gestion des prises de parole, des «choses» àfaire par les uns ou par les autres ne pose pasde grands problèmes. La définition deschamps d’intervention est plus délicate. Il nesaurait y avoir d’interdit mais il n’est pas nonplus possible de tout dire n’importe com-ment ni de se prononcer en expert sur tout. Ilfaut admettre que tout comme l’élève setrompe en mathématiques ou en anglais, il setrompe dans cet apprentissage à la participa-tion et à la prise de responsabilité : les adultesdésignent ces fautes sous le nom d’insolence,d’ignorance, de négligence, etc. Souvent detelles attitudes conduisent à la suppressiondes moments de discussion, le professeurreprend le pouvoir et clôt l’échange. Si l’en-semble de la démarche est pensé dans uneperspective d’apprentissage, toute faute rele-vée est corrigée pour progresser et si possibleévaluée. Tout comme pour les autres appren-tissages, la sanction n’est pas exclue.

L’éducation à la citoyenneté doit s’exercerdans le cadre des apprentissages discipli-naires qui constituent la raison d’être del’école et qui déterminent l’organisation dutemps scolaire. On imagine difficilement derendre obligatoire la participation et la prisede responsabilités lors d’activités périphé-riques qui ne « comptent pas vraiment » etde revenir à une soumission totale lors des

cours. Cette soumission muette dont rêventcertains enseignants, outre qu’elle n’existepas et n’a jamais existé, est d’ailleurs contra-dictoire avec tout projet éducatif.

Faire participer l’élève à son apprentissagec’est opter pour des méthodes pédagogiquesdites actives, ce qui implique qu’il travaillesous les yeux du professeur, ce qui n’éliminenullement le cours magistral entre autresméthodes d’enseignement mais impliquequ’à tout moment et pour chaque élève,autant que faire se peut, l’exercice proposésoit faisable et pertinent. Un professeur nepeut conclure à la valeur de son cours que s’ils’assure que les élèves le reçoivent commecompréhensible. Nul mieux que l’élève nepeut juger de la faisabilité et de la pertinencede la demande professorale, l’habitude dudialogue marginalisant rapidement, àquelques exceptions près, les remarques etles demandes non fondées.

On touche là un point délicat car les profes-seurs, impliqués dans une relation humaineforte avec leurs élèves et travaillant isolémentsans structure de dialogue entre pairs pouranalyser leurs difficultés, assimilent souventtoute remise en question de leur travail à uneatteinte à leur personne et interdisent auxélèves et aux parents de porter un jugementsur leurs méthodes ou contenus. L’introduc-tion dans un établissement de l’éducation à lacitoyenneté implique, comme il a déjà été écritdans ce texte, un travail en équipe ce qui four-nit une instance de discussion et de régulationqui aide le professeur à accepter, à analyser et àprendre en considération la parole de l’élève.

Et les contenus ?L’école ne peut, de par sa mission première,«éduquer à la citoyenneté» sans faire reposer

La citoyenneté à l’école 175

cette éducation sur des savoirs solidementconstruits. Dans ce domaine l’éducationcivique joue un rôle de premier plan car ellecomporte dans ses contenus nombre deconcepts qui permettent de construire petit àpetit le concept de citoyenneté. L’introduc-tion d’une initiation au droit dans les pro-grammes français peut servir d’exemplepuisque le droit règle la vie de société entreles individus et fixe la loi qui protège avantde punir. Notons au passage, que lesenquêtes sur les représentations des élèves 6 àpropos du droit et de la loi montrent qu’ilsen perçoivent exclusivement le côté répressif.Il est recommandé aux professeurs de procé-der par étude de cas, d’enquête, sans cher-cher à faire apprendre du droit. Dans lemême esprit, les programmes genevois et leguide ressource « Pratiques citoyennes » lais-sent aux professeurs et aux élèves le choixquant à l’ordre des sujets abordés au coursdu Cycle d’orientation et fournissent unsupport informatif pour mener enquête,étude de cas, etc., permettant aux élèves detravailler par eux-mêmes sous la directiondu professeur.

Si l’éducation civique est là pour construireplus que les autres les concepts appartenantau champ de la citoyenneté, elle n’en a pasl’usage exclusif. Le champ politique, institu-tionnel, social est investi par l’histoire, lagéographie, la littérature française et étran-gère, la philosophie mais aussi par les disci-plines scientifiques et artistiques, chacune lefaisant sous un angle spécifique. Divers travaux 7 ont signalé l’importance de ladimension historique et spatiale dans l’édu-cation à la citoyenneté. Le regard sur le passé

et sur d’autres pays étant indispensable pourla compréhension des mots qui disent lemonde d’aujourd’hui, ici ou là.

Toute discipline contribue par ses savoirs àl’éducation à la citoyenneté mais ceux-ci nejouent leur rôle que s’ils sont analysés et pro-posés aux élèves d’un point de vue qui lesmet explicitement au service de cet objectif.Par exemple, on peut faire tracer des courbesen mathématiques à partir de chiffres oud’équations choisis pour tracer la courbe. Onpeut faire tracer des courbes à partir de sta-tistiques ou d’équations étudiant quelque faitréel et au-delà de l’objectif disciplinaire pro-prement dit, guider les élèves vers uneréflexion critique sur les valeurs choisies ousur les choix préalables à la mise en équation.

La mise en relation explicite des savoirs sco-laires avec la réalité extérieure entraîne deuxconséquences. Elle conduit à une ouverturede l’école sur le monde extérieur et à la priseen compte des représentations des élèves.

L’élève considère tout nouvel apprentissagede son propre point de vue. Il a son opinionsur ses propres capacités et sur les attentesdu professeur. Il répond à partir de ses pré-acquis personnels mobilisables, que ceux-ciaient été acquis à l’école ou dans ses pra-tiques sociales. Le pédagogue ne disposejamais d’une page blanche, même si dans lapratique de l’enseignement quotidien, il faitcomme si cette page existait, prête pour l’im-pression. Or les représentations des élèvespeuvent constituer des obstacles à l’appren-

6 Audigier F., Lagelée, G. (1996), Education civique etinitiation juridique, INRP.

7 Voir J.J. Cogan et Derricott, Citizenship for the 21stcentury : an international perspective on education,London, Kogan Page Ltd. 1998-2000.Article de J.J. Cogan, Cahiers pédagogiques, n° 392, mars2001.

176 Le cartable de Clio, n° 1

tissage surtout si des différences sociocultu-relles fortes non conscientes ont construitdes représentations sociales divergentes parrapport à celles de l’école. On ne peut édu-quer à la citoyenneté sociale sans réfléchiraux moyens de faire émerger les représenta-tions des élèves et des professeurs puis de lesprendre en compte, ce qui est le plus difficile.

Eduquer à la citoyenneté à l’école conduit àrechercher les convergences entre les savoirsscolaires et leur utilité pour que chacunconnaisse et comprenne le monde danslequel il vit. Cette liaison est assurée dans lesfamilles où les adultes ont réussi et où lesreprésentations sont en phase avec celles quel’école véhicule. Pour les autres élèves, le lienentre ce qui est appris à l’école et le mondeextérieur n’est pas construit même si c’estune évidence du point de vue du professeur.

De plus en plus informés 8 sur le monde pardes moyens autres que scolaires, les jeunesréclament cette ouverture de l’école sur l’ex-térieur. Il ne s’agit pas de bondir de sujets ensujets selon les programmes de télévision oules événements journalistiques. Le mondeextérieur est inventorié pour être utilisé auservice des objectifs scolaires dans la logiquedu projet pédagogique. Des experts peuventêtre convoqués pour guider un travail oufournir des informations, l’expert pouvantparfois être un élève. Les ressources dumilieu dans lequel vit l’élève et qui de ce faitlui sont familières ne lui sont pas toujoursconnues et encore moins identifiées commeéléments constitutifs d’un concept. Parexemple, les quartiers dans lesquels les élèveshabitent ne sont pas perçus comme le résul-

tat d’une évolution économique, politiqueou sociale étudiée dans un cours d’histoire.Les lois physiques apprises ne sont pas mobi-lisées pour expliquer la chimie culinaire, etc.L’obligation faite à l’école « d’éduquer à lacitoyenneté » conduit donc à une réflexionsur les contenus enseignés et sur lesméthodes utilisées dans chaque discipline.

L’introduction d’une éducation à la citoyen-neté comme l’un des objectifs centraux del’école de demain est un puissant levier pourchanger les pratiques scolaires à un momentoù celles-ci ne parviennent pas à répondre àla demande sociale d’une scolarité prolongéepour tous les jeunes et d’acquisitions solidespermettant l’insertion de chacun dans uneéconomie qui exige de toute personne unecapacité non seulement, comme auXXe siècle, à lire, écrire et compter, mais descapacités à créer, à gérer, à penser pour utili-ser des outils de plus en plus informatisés.Or l’outil scolaire avec lequel nos sociétésabordent le vingt et unième siècle est marquépar son histoire. Jusque dans les annéesquatre-vingts, l’école française fonctionnaitavec des filières précoces comme c’est encorele cas en Suisse. Elle pouvait rejeter vers lavie active, c’est-à-dire le monde du travail,ceux et celles jugés inaptes à la poursuited’études prolongées. Ainsi se trouvait pro-tégé un projet dessiné pour former quelquesélus, issus des classes favorisées, les quelquesboursiers méritants ne changeant pas le pro-fil général. Ce projet est toujours là et, enFrance, a même réussi à fortement ralentir etpartiellement faire échouer la démocratisa-tion des collèges en imposant les pro-grammes et les méthodes qui réussissaientdans un projet élitiste. Corporatismes pro-fessionnels, frilosité politique, demandessociales souvent contradictoires ont conduit

8 Consultation nationale des lycéens français, janvier1998.

La citoyenneté à l’école 177

à une quasi-impasse que l’école d’aujour-d’hui vit difficilement.

« Eduquer à la citoyenneté à l’école » n’estcertes pas le seul moyen de réfléchir auxcontenus disciplinaires ni aux dynamiquesnouvelles à mettre en place mais c’est unprojet directeur qui associe d’emblée lesdiverses composantes de l’école : les élèves,les enseignants, les membres de l’adminis-tration, les parents et le monde extérieur àl’école. Il permet d’associer savoirs et pra-tiques sociales et d’impliquer les élèves dansla vie de la cité dessinant ainsi un projethumaniste et démocratique.

178 Le cartable de Clio, n° 1 – Quale « educazione civica » nel XXI secolo ? – 178-181

QUALE «EDUCAZIONE CIVICA » NEL XXI SECOLO?

SILVANO GILARDONI, VIGANELLO

I colleghi del GDH mi hanno chiesto di proporre delle considerazioni sul tema dellacitoyenneté à l’école dall’osservatorio ticinese.Accolgo l’invito perché è un’occasione ulte-riore di riflessione sull’argomento, a propo-sito del quale ho potuto in passato fare qual-che lettura e anche tentare qualche attivitànel liceo dove insegno. Tengo però a dichia-rare subito che si tratta di un’opinione stret-tamente personale.

1. I programmi scolastici della fine del XIXsecolo attribuiscono con grande chia-rezza alla scuola pubblica il compito dellaformazione del buon cittadino. Vediamoad esempio il programma per le scuoleprimarie del Cantone Ticino del 1894.Esso introduce un insegnamento diCivica e Morale nel quale gli allievidevono essere portati a conoscere lafamiglia, il Comune, il Patriziato e la Par-rocchia, la scuola, il Cantone e la Confede-razione, il Militare, i Diritti costituzionalidel cittadino ticinese e svizzero, l’imposta.Consapevole della novità di questo inse-gnamento, il Programma reca delleavvertenze : l’insegnante è richiamato daun lato a muoversi nella più serena ogget-tività, schivando ogni insinuazione, allu-sione, spiegazione che possa o fomentare ledivisioni di partito o far credere al fan-ciullo che si voglia introdurre la politicanella scuola, dall’altro a non acconten-

tarsi di istruire gli allievi sui diritti civicie politici bensì a prepararli al retto eserci-zio dei diritti stessi facendo loro conoscere irispettivi doveri, creando in loro le virtùcittadine e formandoli al vero civismo ;indica quindi i punti che meglio si pre-stano a moralizzare quali, ad esempio, icostumi elettorali, il servizio militare, lascuola, l’imposta, il rispetto della legge edel principio d’autorità. Inoltre si precisache sebbene all’istruzione civica e moralesiano assegnate ore speciali, tuttavia essedevono entrare anche nelle altre materie.In effetti, più che sui diritti, le indicazionidi programma insistono su i doveri di unbuon figliuolo, sull’autorità paterna, sul-l’obbedienza e rispetto alle Autorità, eancora sui doveri verso i superiori eccle-siastici, i doveri di un buon scolaro, perapprodare ai doveri del buon cittadino.

2. Questa dimensione educativa fortementeaffermata nella scuola elementare, tende astemperarsi nel secondario nella sempliceistruzione civica – conoscenza delle isti-tuzioni, delle costituzioni, ecc. –, affidataall’insegnante di storia ; questo diventacostante per tutto il XX secolo (nei pro-grammi del Cantone Ticino del 1907come in quelli del 1959). Nella praticascolastica fino agli anni Sessanta preval-gono quindi la trasmissione nozionistica

La citoyenneté à l’école 179

delle conoscenze sull’organizzazionedello Stato e l’esclusione della politicadalla scuola ; il tutto condito dall’afferma-zione del principio d’autorità (e dalladifesa spirituale).

Non sorprende perciò che a un certopunto si sia verificato il collasso di questoinsegnamento, rifiutato prima dagli stu-denti nel Sessantotto e dintorni, poi dalleleve di giovani insegnanti degli anni Settanta.

3. Ma il rinnovamento è rimasto affidato allabuona volontà, all’inventiva degli inse-gnanti di storia, eventualmente a quelli didiritto ed economia, senza che si avviasseun processo di elaborazione collettiva diqualcosa di nuovo da parte degli istitutiscolastici e delle autorità. Solo negli anniOttanta la riflessione intorno all’educa-zione civica nella scuola, a cosa dovrebbeessere, a quali contenuti darle, a qualerilievo essa deve avere nel progetto educa-tivo complessivo, è tornata d’attualità.Essa si è sviluppata nei paesi che circon-dano la Svizzera e che, con la loro produ-zione pedagogica e didattica, alimentanola riflessione di scuole e insegnanti dellaSvizzera romanda e ticinese. Solo a titolod’esempio, ricordo che in Francia i« Cahiers pédagogiques » lanciano nel1987 il tema Apprendre les droits del’homme e nel 1996 quello di Eduquer à lacitoyenneté, e G. Roche pubblica nel 1993un libro intitolato L’apprenti-citoyen. Uneéducation civique et morale pour notretemps (si noti l’uso della stessa coppia ditermini presente nel programma ticinesedi 100 anni prima); in Italia uno dei nonmolti manuali di didattica della storia

(Riccabone, 1987) ripropone senza mezzitermini che l’educazione civica deve esserel’obiettivo degli insegnanti di tutte le mate-rie e definisce la necessità di una praticadella democrazia nell’istituto scolastico.

4. La consapevolezza teorica del problemanon trova però riscontro in una promo-zione coerente di una pratica diffusa.Anche qui qualche esempio concreto.

La legge della scuola ticinese del 1990indica con forza tra gli scopi della scuolapubblica lo sviluppo armonico di personein grado di assumere ruoli attivi e respon-sabili nella società, l’obiettivo di realizzaresempre più le istanze di giustizia e dilibertà e più avanti anche lo sviluppo delsenso di responsabilità e l’educazione allapace, al rispetto dell’ambiente e agli idealidemocratici.

Si insiste, giustamente, sulla formazionedel cittadino responsabile e sui diritti.Ma non ricordo che ciò abbia prodottouna particolare azione di traduzione delprincipio nella pratica della vita scola-stica. Anche nei più recenti programmidel secondario resta imperante l’inseri-mento della « civica » nel corso di storia enon credo vi sia traccia di tentativi, senon episodici e isolati, di mettere in pra-tica le affermazioni di Riccabone citate alpunto precedente.

5. Dalla scuola nel suo insieme sposto oral’attenzione alla scuola postobbligatoria.La maggiore età politica è scesa nei primianni Novanta dai 20 ai 18 anni (prima opoi anche in Svizzera si discuterà di

180 Le cartable de Clio, n° 1

portarla a 16, visto che se ne parla già neipaesi vicini). Gli istituti scolastici postob-bligatori sono ormai, almeno in parte,frequentati da cittadini. Eppure sembraancora dominante l’orientamento che lapolitica non deve entrare nella scuola. Néè ancora stato fatto un lavoro di messa afuoco delle condizioni che ne consentanol’ingresso nel rispetto delle regole chedovrebbero permeare la vita di un isti-tuto scolastico.

Qui sta a mio parere un nodo nonrisolto. Ma a non risolverlo contribuisceil manifesto, evidente, distacco dei gio-vani cittadini dalla politica.

Mentre trent’anni fa furono i giovani aportare la politica negli istituti, che vole-vano tenerla fuori e lontana, paradossal-mente è oggi l’istituto scolastico cheaspetta uno stimolo dai suoi frequenta-tori perché, quando tenta di farsi lui pro-motore di qualcosa di politico, il risultatoè assai scarso. Quando si legge che undibattito politico in un liceo è statoseguito da un pubblico numeroso di stu-denti potete stare certi che ad esso sonostate sacrificate delle ore di lezione.

6. Questo scollamento fra giovani e politicaè la vera questione all’ordine del giorno.Ma è solo uno degli scollamenti. Più cor-poso è quello esistente fra i valori domi-nanti nella società e i valori che la scuoladovrebbe veicolare. La società, detta coninvolontario umorismo « civile », è per-vasa da atteggiamenti che sono spessofortemente connotati di un individuali-smo (ego-ismo, famil-ismo) che fa apugni con i valori che la scuola pone

come suoi obiettivi. Se l’educazionecivica in un’interpretazione modernadev’essere, come qualcuno ha giusta-mente detto, prima di tutto educazionealla convivenza civile, conoscenza e pra-tica dei diritti e perciò rispetto dei dirittialtrui, si intuisce che la sfida qui è tale darichiedere da parte della scuola pubblicauna riqualificazione del suo rapportocon la società.

Questo problema le si pone già a propositodel valore attribuito alla cultura, alla cono-scenza. Problema grosso, che non è affron-tato dalla moda politica del momento pro-tesa ad esaltare l’espansione nella scuoladegli strumenti tecnologici (Internet).

Qui sto uscendo dall’argomento, me nerendo conto, ma è per sottolineare che laquestione è grossa.

7. Tanto grossa da non potersi risolvere conaccorgimenti che sanno di vecchio, diinadeguato, di parziale. Come è quelloche è giunto sul tavolo del Gran Consi-glio ticinese per iniziativa dell’organizza-zione giovanile del partito liberale-radi-cale : con il motto « riscopriamo la civicanelle scuole », ma senza dire cosa se nedebba intendere (studio dei nomi deiconsiglieri federali ?, conoscenza dellacostituzione ?, capacità di distinguere imolteplici consigli che costellano ilpanorama istituzionale svizzero ?, dibat-tito politico ?), si propone di introdurrel’ora di civica obbligatoria nelle scuolemedie e postobbligatorie.

Non saprei dire come si svilupperà ladiscussione intorno a quest’iniziativa, né

La citoyenneté à l’école 181

quale esito potrà avere. L’estrema pesan-tezza attuale delle griglie orarie potrebbeessere l’ostacolo sul quale la proposta,frettolosa e poco meditata, dei giovaniliberali andrà a infrangersi.

Se però nel dibattito potranno trovareascolto alcune delle riflessioni soprariportate, gli esiti potrebbero essere inte-ressanti. Nelle scuole pubbliche cantonaliè in corso da qualche tempo un lavoro dicostruzione e ridefinizione del ruolo del-l’istituto scolastico, con timide aperturedi autonomia ancora del tutto insuffi-cienti, con stimoli a sviluppare progettipedagogici e didattici di sede. Questopotrebbe essere il terreno giusto percostruire nuovi modelli per l’educazionecivica del ventunesimo secolo.

(fine agosto 2001)

Le cartable de Clio

L’histoirede l’enseignement

Le cartable de Clio, n° 1 – Un document sur l’histoire enseignée (Ecole Ferrer) – 185-192 185

UN DOCUMENT SUR L’HISTOIRE ENSEIGNÉE TELLE QU’ON LA CONCEVAIT VERS 1920 À L’ÉCOLE FERRER

De 1910 à 1919, l’Ecole Ferrer de Lausannefut une petite structure scolaire privée, detendance libertaire. Son principal animateur,le Dr Jean Wintsch, publia, avec d’autres, unBulletin de l’Ecole Ferrer pour défendre cetteœuvre alternative et propager ses idéaux 1.

Le document que nous reproduisons ci-après (les textes ont été recomposés, lesimages proviennent du bulletin original)correspond à un double article qui a étéinséré dans le Bulletin en mai et juin 1918(nos 19 et 20). Il est probablement dû à Théo-dore Rochat, un jeune instituteur qui a tra-vaillé à l’Ecole Ferrer et devait succomberquelques mois plus tard à une maladie pré-coce. Il nous donne une image de « l’histoirequi [convenait] aux enfants» du point de vuedes milieux anarchistes qui ont pris l’initia-tive de cette expérience pédagogique, tantsur le plan des thèmes à traiter que sur celuide la conception du temps et du progrès. Ony relèvera en particulier :• le refus d’une histoire nationale et mili-

taire ;• l’accent mis sur la vie matérielle et

concrète des hommes ;

• la volonté de promouvoir une croyanceau progrès donnant aux enfants «confiancedans la vie » et « vaillance dans le travail ».

1 Cette expérience pédagogique est évoquée par CharlesHeimberg dans «L’expérience de l’Ecole Ferrer : déboirespratiques et modernité pédagogique», Cahiers d’histoiredu mouvement ouvrier, n° 16, Lausanne, 2000, pp. 27-42.

186 Le cartable de Clio, n° 1

L’histoire qui convient aux enfants�

IDès l’ouverture de l’Ecole Ferrer,

nous avons été pourvus d’une lanterne àprojections qui, plus d’une fois, nous adonné l’occasion d’émerveiller lesenfants, surtout en ce qui concerne l’his-toire. Avant la guerre, on pouvait acheteraux sociétés d’éducation populaire,comme la Société nationale d’éducationpopulaire de France, d’excellents appa-reils, simples, mais très suffisants pourune grande classe, au prix de trentefrancs environ. On obtient ainsi de bellesimages sur l’écran, fort nettes encore lors-qu’elles ont deux mètres sur un mètre cin-quante. Quant aux vues, il existe des mai-sons d’édition bien comprises, commeAprès l’Ecole (E. Cornély, 101, rue deVaugirard, Paris), qui nous offrent desclichés en papier transparent, vernissé,sur beaucoup de sujets d’instructiongénérale. Mais on ne trouve guère desséries comme on les voudrait. Et le mieuxest encore de faire des vues soi-même :c’est facile. On se procure du papier géla-tine un peu fort, incolore, en grandesfeuilles, très bon marché, on découpe lesclichés à la grandeur du châssis, formatordinaire 10 sur 8,5 cm, et on calque sim-plement à l’encre de Chine, au pinceau finou à la plume, les dessins dont on abesoin. Choisir des dessins plutôt simples,

si possible au trait. Ces dessins aurontcomme dimensions maxima 8 cm de largeet 6 1/2 de haut. sinon il faudra faire surpapier gélatine des réductions, ce quicomplique un peu et allonge le travailpour qui n’est pas habile dessinateur. Onpourra donc prendre ses documents par-tout, dans les livres d’histoire générale ouspéciale, dans les grands dictionnaires,dans les monographies soignées ; on feraaussi des vues de son crû, selon lesbesoins, si l’on sait dessiner et lorsque lesdocuments imprimés manquent. Et ainsion réussira à faire défiler devant les yeuxdes enfants vingt ou trente vues parleçon : il n’y aura pas de bousculadecomme lorsqu’on montre une image dansun livre. L’image projetée est grande,lumineuse, c’est plus qu’il n’en faut pourmaintenir l’attention.

Et le maître commente les vues tran-quillement. Il raconte les images, il inter-roge les élèves sur ce qu’il faut apercevoir,sur ce que ça leur rappelle. Ce sont desleçons aisées, attrayantes et instructivesqui ont toujours charmé tous nos élèves…autant que les adultes qui pouvaient yassister.

Il ne faut pas s’illusionner sur la por-tée d’un enseignement de l’histoire à desjeunes gens, à moins de leur faire défilerdevant les yeux comme un panorama dessiècles. L’histoire des manuels scolairesest tellement perdue dans des détails par-

N° 19 APRÈS LE PAIN, L’ÉDUCATION EST LE PREMIER BESOIN DU PEUPLE Mai 1918

Bulletin de l’Ecole Ferrer

L’histoire de l’enseignement 187

ticuliers, noms de princes, dates debatailles, elle est tellement réduite auxfaits et gestes des rois et des militaires,personnages trop éloignés de l’existenceprosaïque de nos écoliers, qu’elle perdtout intérêt à leurs yeux. Et en fait, c’estune branche de troisième ordre. Leserreurs d’appréciation qu’a pu faire unauteur contemporain ou un historien peuscientifique sont répétées d’ailleurs demanuel en manuel et de génération engénération, sans que les derniers élèvesaient le moyen de contrôler quoi que cesoit et de rectifier. Il faut croire.

Pour ces raisons, on ramènera l’ensei-gnement de l’histoire à l’étude de docu-ments visibles, objets préhistoriques ouanciens, monuments célèbres dans la loca-lité et aux alentours ; d’où la nécessité defaire des excursions et des visites demusées. Sous forme d’images aussi, beau-coup de livres rapportent d’intéressantsdocuments, reproduction d’anciens cos-tumes, d’écritures disparues, de poteriesrares, d’outillages curieux, de chartesretrouvées ici ou là. Voilà la matière debelles séances de projections.

Les enfants de l’Ecole Ferrer ont doncfait passablement de visites de tours, châ-teaux, chapelles ; ils ont été souvent aumagnifique musée historique de Lau-sanne, si richement pourvu d’objets enpierres brute, taillée, polie, en bronze, enfer, de matériel lacustre, d’ustensilesromains, d’armes gallo-romaines, demobiliers moyenâgeux; et ils ont assisté,plusieurs fois, coordonnant et complétanttout cela, à une série d’une quinzaine deleçons sur l’histoire de la civilisation.

Car c’est cela qui est intéressant. C’estl’histoire des efforts humains pour arri-ver de peu de chose au confort relatif de

l’époque actuelle, c’est l’histoire desinventions péniblement mises à jour, c’estl’histoire de tels ou tels individus supé-rieurs, sacrifiant intelligence, volonté,capacités techniques au bien-être et à lalibération de leurs semblables. Devant depareilles leçons de choses, les enfantsfinissent par comprendre ce que c’est quele labeur, quelle force révolutionnairereprésente le travail, en quoi consistent lecourage, la grandeur, le progrès, la vie.

Nous avons tiré d’excellents renseigne-ments pour faire nos séances de projec-tions de trois petits livres de valeur, conte-nant d’ailleurs des vues qui se prêtentbien au décalquage sur papier gélatine :Les hommes célèbres, par Duruy ; His-toire anecdotique du travail, par A. Tho-mas ; Histoire de France et de sa civilisa-tion, par Rogie et Despiques. Pour notrecompte, nous suivons le plan général dece dernier ouvrage.

Nous donnons ci-dessous la liste desleçons qui composent notre programmed’histoire enseignée par le moyen des pro-jections. Certaines de ces leçons exigentdeux séances, surtout si les enfants ques-tionnent, si l’on profite de comparer avecce qu’on a vu précédemment, si l’on faitdes répétitions, si le maître à son tourquestionne et discute les vues. Ne pas êtrepressé. On fera une séance de projectionstoutes les deux ou trois semaines. Il y auramatière entre deux à des lectures, descompositions, des commentaires nom-breux. Voici :

Histoire de l’alimentation— du vêtement, du costume— de l’habitation, l’architecture— de l’agriculture— de l’outillage, marteau, hache,

roue, compas, etc. ;

188 Le cartable de Clio, n° 1

— du feu, chauffage, éclairage ;— de la navigation (Vasco de Gama,

Christophe Colomb) ;— de l’heure ;— des récipients (Palissy) ;— du dessin préhistorique, de

l’écriture ;— de l’imprimerie (Gutenberg)— du tissage— de l’ameublement, les styles ;— de l’orfèvrerie— des fêtes (confrérie des vigne-

rons, mi-été, et ainsi de suite) ;— des institutions (Socrate, Sparta-

cus, corporations, compagnon-nages, syndicats, coopératives,ligues hanséatiques, communesdu moyenâge, féodalité, démo-cratie, bourses du travail).

En général, et pour mettre un peu declarté dans l’esprit des enfants, nous don-nons quelques vues de préhistoire, s’il yen a : puis on montre ce qui se faisait chezles Egyptiens, chez les Assyriens, éven-tuellement chez les Grecs, les Romains,chez les Helvètes gallo-romains, au haut-moyenâge, plus tard, aux XVIe, XVIIe

siècles, avant et après la Révolution fran-çaise, au siècle dernier. Ces quelques divi-sions commodes se retrouvant à peu prèsdans tous les domaines de l’activitéhumaine, les enfants se font assez vitequelque idée d’une époque, et avantqu’on en parle, ils reconnaissent au style— moyens et grands élèves — à quellecivilisation se rapporte l’image. On le leurfait d’ailleurs chercher et raisonner aussisouvent que possible.

Notre cours d’histoire est toujoursréclamé avec ténacité. Qu’en reste-t-il ?Peu de notions datées, certes. Mais, entous cas, une impression de confiance

dans l’humanité, d’admiration pour l’ef-fort, de respect pour le progrès. Il noussemble vain, à l’école primaire, de vouloirobtenir plus.

L’histoire de l’enseignement 189

L’histoire qui convient aux enfants�

IILes élèves savent qu’il y aura ce matin

leçon d’histoire à l’Ecole Ferrer, et que,comme d’habitude, on fera des projec-tions lumineuses. Les séances qui durenten moyenne une heure et demie, revien-nent assez régulièrement toutes les deuxsemaines. Aussi, bien avant l’arrivée dumaître, règne-t-il une certaine agitationdans la classe. Les grands, dont l’un a laclé du local, se sont déjà mis en devoir deboucher les fenêtres : il s’agit d’accrocherde longues toiles cirées noires, munies deboucles, aux clous qui surmontent lesvitrages, de lier certaines attaches pourque le jour ne pénètre nulle part. Il estnécessaire même d’aller sur le toit dulocal pour les fenêtres du toit ; les petitsont la manie de tous vouloir y grimper, etil faut toujours intervenir pour que seulsdeux grands ou grandes fassent cettebesogne un peu dangereuse.

L’appareil à projections est installé, lalampe électrique spéciale à cent bougiesfonctionne, l’écran est baissé : deux élèvessont désignés pour mettre les vues dans lechâssis et les enlever. Bref, on fait partici-per le plus possible les enfants aux mani-pulations nécessaires: en quelques minutestout est ainsi prêt.

La leçon débute par un résumé de cequi a été traité précédemment : répétition

rapide par des questions et de courts com-mentaires, sorte de sondage aussi pourvoir si l’on a retenu les faits importants, sil’on suit la filière, si l’on a bien ou malcompris. Puis on fait passer sur l’écran lapremière vue de la leçon d’aujourd’hui :Histoire de l’outillage. Ce sera, en l’oc-currence, une double vue, pour biensituer le sujet : la vue de gauche repré-sente un homme des cavernes fendant untronc avec une hache rustique, la vue dedroite montre un machiniste refendant dubois à la scie circulaire. On a ainsi d’em-blée le plan de la leçon; puis une idée duprogrès, qui va alors être développée toutau long, et reviendra un peu comme unleit motiv à toute occasion — de façon àdonner si possible aux enfants de laconfiance dans la vie, de la vaillance dansle travail. Images très simples, très par-lantes, qui écartent tant soit peu ce scep-ticisme navrant qu’on sent chez tant dejeunes gens qui ne croient à rien, avantd’avoir rien fait, rien essayé, rien vu.

Puis voici les premières vues. Ce sontles marteaux préhistoriques, pierre brute,pierre taillée, pierre polie, pierre solide-

N° 20 APRÈS LE PAIN, L’ÉDUCATION EST LE PREMIER BESOIN DU PEUPLE Juin 1918

Bulletin de l’Ecole Ferrer

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ment liée à un bâton, pierre percée etemmanchée: série de tranchets des hommesprimitifs, silex, dent d’animal, puis lecouteau en bronze, en fer ; des vues mon-trant des pics, des pioches, des spatulesen bronze et en fer : d’autres vues encoresur les harpons, les aiguilles en os et enmétal. Toutes ces images sont longuementdiscutées. Avant même de les faire surgirsur la toile on demandera : Comment pen-sez-vous que les hommes faisaient, com-ment auriez-vous fait, que faites-vouslorsque vous avez besoin de ceci ou decela ? Et les enfants voient souvent qu’àl’heure actuelle encore, eux-mêmes, oudes gens mal outillés, font comme les pri-mitifs. D’ailleurs, on reviendra d’unefaçon plus concrète sur ces documentsl’un de ces jours prochains, lors de lavisite du musée préhistorique de Lau-sanne, à deux pas de l’Ecole, où l’ontrouve des collections magnifiques detoutes sortes d’objets et d’outils desdiverses époques : de la pierre brute,pierre taillée, pierre polie. du bronze, dufer ; des différents âges du temps deslacustres, des gallos-romains, etc.

Mais voici que défilent des vues rela-tives à la civilisation égyptienne. Ilconvient d’être modeste. Pendant que nosancêtres helvètes en étaient à vivre péni-blement sur les lacs, des gens, loin de cheznous, avaient trouvé depuis longtempsquantité d’industries qui les avaient amenés à un haut degré de civilisation.Regardez ces dessins relevés sur desmonuments vieux de six mille ans : descharrons, des cordonniers, des fondeurs,des tisserands, des peintres, des menui-siers, entourés d’outils perfectionnés.comme on en voit chez. nos artisans.Voyons Narcisse, à quelle civilisation se

rapportent ces vues, ne reconnais-tu paslà un style bien particulier? Oui, il s’agitde l’Egypte.

Puis on passe à quelques vues sur l’ou-tillage en Assyrie. Et nous arrivons à lacivilisation grecque qui nous retiendra unbon moment ; les vues sont relevées desdessins qu’on trouve sur des vases : forge-rons, cordonnier coupant du cuir, le torsenu, fileuse dans son costume de l’époque,aux lignes pures, aux gestes sobres etadmirables.

Tout naturellement on parcourral’époque roumaine [sic] en montrant unintéressant batteur d’or, puis on entreradans une série de quelques vues sur l’ou-tillage agricole chez les gallo-romains lacharrue, simple tronc avec branche fai-sant soc, la charrue ensuite, avec le cha-riot et le soc de métal, traînée par des che-vaux: une vue, en outre, sur les meules,pierres arrondies pour écraser lesgraines, pierres énormes en pivot, tour-nées par des serfs. On voit d’ici combientout cela prête à questions nombreuses,de part et d’autre. Les interruptions nemanquent pas. Les petits sont frappés parles costumes des travailleurs, les moyensvous signalent de curieux détails, lesgrands se taisent plutôt, émerveillés partant d’efforts, sentant confusément toutce que la vie exige de bonne volonté, d’in-telligence. de labeur, si l’on veut aboutir àun résultat intéressant. La belle collection

L’histoire de l’enseignement 191

historique de charrues que possède l’Ins-titut agricole de notre localité a été visitéepar les élèves qui ont vu, en fait, les pro-grès réalisés.

Hé, voici que défilent un vinaigrier duXIIIe siècle, qui donnera une idée des petitsmétiers, ensuite un tanneur avec sa «mar-guerite», puis un petit groupe, qui amè-nera d’interminables commentaires etrécits, et qu’il s’agira même de reprendreen détail dans une prochaine leçon lors-qu’on fera l’histoire des relations deshommes dans la société : le cortège dumaître, du compagnon et de l’apprenti ;c’est ce dernier naturellement qui intéres-sera le plus les enfants.

Mais on ne pourra passer sous silenceune série de trouvailles merveilleuses quiont facilité la vie humaine à un degréinouï : le traîneau et à côté le chariot – laroue, géniale invention qu’on ne sauraittrop admirer. Rappelons aussi le sablier –et à côté la montre ; puis regardons surl’écran la mesure de longueur. l’équerre,le fil à plomb, le compas, de quoi émer-veiller les intelligences les plus frustescomme les plus affinées,

Enfin nous arrivons à l’époquemoderne avec la marmite à Papin, avecdes vues successives sur les premièresmachines à vapeur, sur les locomotivesanciennes et contemporaines, sur les mar-teaux pilons énormes, sur les grues méca-niques, sur les métiers à tisser. A propos

de ces derniers sujets, on rappellera parde petits croquis les principales phasespar lesquelles ont passé le marteau, lesmoyens de soulever, le tissage, afin defaire de l’histoire une leçon encoura-geante autant que suggestive.

Quelques vues, pour finir, de l’ou-tillage moderne de transport : les navires,les automobiles, les ballons, les aéro-planes, pour entrer dans la leçon pro-chaine sur l’histoire des moyens de com-munication. Et la séance est terminée, audésespoir des enfants qui crient tous :Encore, encore! Hélas, le temps du maîtreest mesuré, son savoir aussi. Il s’agit deremettre tout en place, enrouler l’écran,enlever les toiles cirées des fenêtres,réduire la lampe à projections, classer lesvues pour une année prochaine.

Le détail de cette leçon paraîtra peut-être un peu décousu : on aura parlé desujets au fond très divers ; mais enfin cessujets sont reliés tout de même par uneidée : c’est la revue de l’outillage humain ;d’ailleurs, plusieurs de ces sujets serontrevus ou rappelés ou développés dansd’autres leçons. A la vérité, cette leçon estparmi les plus touffues et les plus passion-nantes ; on la fera en deux ou même troisséances, surtout si l’on a affaire à de

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grands élèves. Ne pas être pressé, tel doitêtre en tous cas une des règles principalesdu maître. Puis, autre règle importante :reprendre en lecture, exercices d’ortho-graphe, écriture, composition, arithmé-tique, exercices d’observations, dessin decroquis ou géométrique, visites d’atelier,de campagne ou de musée, certains faitssaillants, relatifs à la leçon.

L’histoire est alors une reconstitution dela civilisation, aussi vivante que possible.

Le cartable de Clio, n° 1 – Le développement de la littérature pédagogique dans l’édition romande – 193-199 193

L’historiographie a longtemps présenté l’his-toire du livre en Suisse romande dans unecurieuse discontinuité. Le XVIIIe siècle avaitpermis à Lausanne, Yverdon ou Genève d’in-carner, comme l’attestaient fièrement les édi-tions helvétiques de l’Encyclopédie de Dide-rot et D’Alembert, un havre de libertééditoriale pour une Europe des Lumièressoumise à la censure ; puis il fallait attendrele XXe siècle, avec les réussites bibliogra-phiques spectaculaires d’un Albert Mer-moud, d’un Henry-Louis Mermod ou d’unAlbert Skira, voire le rôle joué par certainséditeurs pendant la deuxième guerre mon-diale, pour retrouver une période faste etdigne d’être étudiée. Comme si la chute del’Ancien Régime avait insensiblement désa-grégé l’activité des imprimeurs/éditeurs etentamé une période creuse, alors que l’essordémographique, le déploiement du systèmeéducatif des Etats et les bouleversementstechnologiques du XIXe siècle allait faireconnaître à la reproduction de l’écrit ce queles spécialistes qualifient de « seconde révo-lution de l’imprimé » depuis Gutenberg.

Sans entrer dans une analyse de contenudont la recherche littéraire s’est faite la spé-cialiste, une étude fouillée et passionnante del’historien François Vallotton rétablit enfinle chaînon manquant et nous permet decomprendre, grâce à une approche pluridis-ciplinaire, comment la Suisse romande s’est

construit un champ éditorial moderne etdiversifié au XIXe siècle, suivant en cela avecquelque retard un mouvement observable àl’échelle européenne 1. Par Suisse romande, ilfaut comprendre essentiellement les cantonsréformés, car le Valais et Fribourg ne pour-ront guère se targuer de participer avec lemême dynamisme à ce mouvement, dontl’activisme protestant n’est pas étranger.

Les pionniersParmi les nombreux facteurs qui ont favo-risé l’essor de l’édition romande dans la pre-mière moitié du XIXe siècle figure en bonneplace l’émergence d’une littérature à voca-tion pédagogique. Dès les années 1820, lescantons romands connaissent une lente miseen place des structures étatiques de l’instruc-tion publique. La démocratisation de l’ensei-gnement primaire, l’amélioration de la for-mation des enseignants et la volonté desélites dirigeantes de favoriser l’accès à la lec-ture des masses populaires stimulent une

LE DÉVELOPPEMENT DE LA LITTÉRATURE PÉDAGOGIQUE DANS «L’ÉDITION ROMANDE ET SES ACTEURS 1850-1920»

PATRICK DE LEONARDIS, SÉMINAIRE PÉDAGOGIQUE – SPES, LAUSANNE

1 François Vallotton, L’Edition romande et ses acteurs1850-1920, Genève, Slatkine, Cahier Mémoire Editorialen° 3, 2001, 477 p. L’auteur, spécialiste de l’histoire cultu-relle et intellectuelle, est un des instigateurs de la créationen 1997 d’une fondation indépendante intitulée«Mémoire éditoriale» qui publie les cahiers du mêmenom. Regroupant des professionnels de l’édition et deshistoriens du livre, cette fondation a pour objectif laconservation et la mise en valeur du patrimoine éditorialde la Suisse romande. Pour plus de renseignements, cf. :www.culturactif.ch/fondations/memoireeditoriale.htm.

194 Le cartable de Clio, n° 1

production livresque, où se côtoientouvrages de vulgarisation, petits traitésd’économie familiale, recueils de biogra-phies, ainsi que les premiers prototypes demanuels scolaires. En d’autres termes unelittérature qui se veut édifiante et moralisa-trice, soucieuse d’apporter les justes lumièresà des lecteurs jeunes et des adultes encorepeu instruits, mais avides de connaissances.La collection que lance le libraire-éditeurBenjamin Corbaz en 1831 est pionnière en lamatière : la Bibliothèque populaire à l’usage dela jeunesse vaudoise offre aux lecteurs vau-dois et romands un florilège de petits livresde poche rédigés par des pasteurs et des pro-fesseurs locaux, ainsi que la réimpressiond’ouvrages français à succès comme les mul-tiples manuels d’histoire de Lamé-Fleury.Cette série connaît une réussite commercialesans précédent, puisqu’en dix ans, Corbazfait imprimer 80 000 exemplaires de sestitres, avec la bénédiction du Départementde l’instruction publique qui en recom-mande largement l’usage à ses enseignants.Devenue par la suite Bibliothèque instructiveet amusante, avec les mêmes recettes édito-riales, la collection s’avère tout aussi rentable ;si bien qu’à la fin de sa carrière en 1847,Corbaz pouvait prétendre avoir écoulé deuxcent mille exemplaires de ses publications. 2

Les progrès évidents de l’alphabétisation per-mettent ainsi aux éditeurs de la place d’envi-sager un marché en pleine expansion, grâce àla conquête d’un nouveau lectorat. Si onajoute à cela que l’amélioration des tech-niques d’impression et l’industrialisation dela production de l’imprimé autorisent dès la

deuxième moitié du XIXe siècle l’abaissementdes coûts de fabrication, on comprend mieuxque tant de petits imprimeurs ou libraires sesoient engagés dans l’aventure de l’édition.Nombreux sont les émules de Corbaz à tenterd’investir le créneau de la littérature pédago-gique, comme Georges-Victor Bridel, figurede l’élite intellectuelle libérale et protestante,héritier d’une lignée de pasteurs, qui se lancedans l’édition, après avoir ouvert en 1837 uneécole du dimanche à Lausanne et publié lepremier périodique romand destiné à la jeu-nesse, les Lectures pour les enfants. La diffu-sion exponentielle de cette revue donne unreflet significatif de l’évolution du systèmeéducatif : des 750 abonnés des débuts, onpasse à 1400 en 1862 et à plus de 15000 à lafin du siècle. La concurrence n’est pas restéeinactive puisque le nombre de titres apparte-nant à ce genre de publications pour la jeu-nesse atteint 236 dans les années 1900 etreprésente plus de 20 % de la productiontotale des belles lettres. 3 Les progrès de l’al-phabétisation sanctionnant l’allongementdes périodes de scolarisation, puis la gratuitéde l’enseignement primaire expliquent l’am-plification de ces chiffres tout autant que lalente émergence d’une classe moyenne aucapital financier plus important, donc sus-ceptible d’investir quelques francs dansl’abonnement d’une publication pourenfants. Sur le millier de titres que cumulentles catalogues de la Maison Bridel pendantses 79 ans d’existence (1844-1923), plus de lamoitié représentent une littérature pédago-gique ou moralisante. 4

2 Cf. Roger Francillon dir., Histoire de la littérature enSuisse Romande, de Töpffer à Ramuz, vol. 2, Lausanne,Payot, 1997, pp. 121-122.

3 François Vallotton, op. cit. pp. 214-219.4 Cf. Franco Ardia, « Georges Bridel (1818-1889), édi-teur-imprimeur lausannois » in Figures du livre et del’édition en Suisse romande (1750-1950), Actes du col-loque « Mémoire éditoriale » 1997, Lausanne, CahierMémoire Editoriale n° 1, 1998, pp. 41-56.

L’histoire de l’enseignement 195

D’autres enseignants se prennent au jeu :Samuel Blanc (1820-1890), François Rouge(1830-1914), Henri Mignot (1832-1904),Jules Sandoz (1833-1916), Daniel Lebet(1845-1913), Fritz Payot (1850-1900) délais-sent les salles de classe pour pratiquer leurvocation dans le marché prometteur de l’édi-tion de manuels. Le phénomène n’estd’ailleurs pas si surprenant qu’il n’y paraîtpuisqu’en France un Louis Hachette ou unPierre Larousse suivent la même trajectoire.Avec le succès que l’on sait.

Toutefois, le manuel scolaire régional nes’impose réellement que dès le troisièmetiers du siècle. En effet jusqu’au milieu desannées soixante les enseignants rechignent àabandonner l’usage du cours dicté ouemploient de préférence la production fran-çaise, probablement plus prestigieuse et demeilleure facture à leurs yeux. Les départe-ments de l’instruction publique n’avaientpour le reste que rarement exercé jusque-làleur autorité sur les questions liées auxmoyens d’enseignement, soit faute devolonté politique, soit faute de moyenslégaux leur permettant d’intervenir dans cedomaine de l’éducation. Ils se bornaientgénéralement à recommander ou à forte-ment conseiller l’emploi de tel ou tel manuelque les auteurs ou les éditeurs leur soumet-taient, mais l’enseignant restait pratique-ment libre de ses choix. On imagine sanspeine l’hétérogénéité d’utilisation et le foi-sonnement des titres qu’impliquait cetteliberté.

Premières tentatives de régulationLe nombre et le type de manuels utilisés enSuisse romande au cours du XIXe siècle restedifficile à évaluer précisément 5. Encore fau-drait-il d’ailleurs se mettre d’accord sur

l’acception de l’objet éditorial que recouvrele terme. Est-ce que tout livre élémentaire,pour autant qu’il soit utilisé dans uncontexte scolaire est un «manuel» au sens oùnous l’entendons aujourd’hui ? Les critèresd’identification ne sont pas toujours aisés àétablir. Le manuel a aussi son histoirepropre ; et c’est de manière très progressivequ’il se singularise formellement au cours duXIXe siècle du reste de la productionlivresque. Suivant en cela la lente et parallèlestructuration du champ scolaire et pédago-gique. Ceci dit, un recensement des manuelsemployés dans les écoles du canton de Vauden 1883 dénombrait par exemple plus dehuit cents titres différents, toutes disciplinesconfondues. Probablement la pointe de l’ice-berg. En une génération, le manuel avaitincontestablement colonisé, dans la pluscomplète anarchie, la pédagogie effective.

Très tôt pourtant, des voix éclairées se sontélevées contre cette déferlante. Le journalL’Educateur a régulièrement donné une caissede résonance à l’argumentaire des détracteursdu manuel, dont l’emploi impliquait seloneux « l’abandon de l’esprit de recherche et del’intérêt pour l’enseignement chez l’institu-teur ; la prédominance de la mémoire sur l’in-telligence chez l’enfant ; la monotonie et lasécheresse dans la leçon». Les éditeurs et lesauteurs n’y étaient pas non plus ménagés :«L’amour éclairé de la jeunesse a fait place àl’esprit mercantile dans la composition deslivres d’éducation : les meilleurs sont ceux

5 On trouvera une liste indicative des manuels d’histoiresoumis à recommandation, adoptés ou recensés àdiverses occasions par le DIPC vaudois dans l’article dePatrick de Leonardis et François Vallotton, « Législation,politique et édition au XIXe siècle : le cas des manuelsd’histoire dans le canton de Vaud » in Revue historiquevaudoise, 1997, pp. 19-56.

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dont le commerce parvient à débiter le plusgrand nombre d’exemplaires.» 6

Paradoxalement, cette polémique se déve-loppe au moment où les départements del’instruction publique prennent consciencedu désordre de la situation et mettent surpied dès 1865 une commission intercanto-nale pour l’harmonisation des moyens d’en-seignement à l’échelle romande. Cet ancêtrelointain de COROME marquait sans douteune volonté manifeste de centralisation del’autorité pédagogique et une première ettrès timide tentative de jouer un rôle dans lemarché de l’édition, sans bouleverser biensûr le jeu de la libre concurrence ; il s’agissaitégalement de produire des ouvrages à faiblecoût par l’importance des tirages. Il était eneffet difficile d’imaginer imposer par unquelconque règlement l’usage de manuelsonéreux mais officiels, que les Etats ne pren-draient pas en charge !

Après concours, les travaux de la commissionaboutiront à la publication de deux livres delecture, l’ouvrage de Renz et celui de Dussaudet Gavard, adoptés par les cantons de Berne,Vaud et Genève. Les éditeurs lausannoisBlanc, Imer et Lebet avaient reçu la garantiedes trois Etats cantonaux que le premiertirage de 20 000 exemplaires chacun seraitvendu en cinq ans. 7 15 mois suffiront, et ce àdiscrétion des auteurs et des éditeurs qui gar-deront un contrôle total sur la production etles droits… Au jackpot des adjudications,

l’éditeur neuchâtelois Delachaux et l’histo-rien fribourgeois Alexandre Daguet (1816-1894) seront les deux autres gagnants. En1867, la Commission mandate l’auteur del’Histoire abrégée de la Confédération suissed’adapter sa prose à un public scolaire, enl’accompagnant de quelques biographies deréformateurs pour son usage dans les cantonsprotestants. Rendu obligatoire à Berne etNeuchâtel, figurant sur la liste des manuelsautorisés dans le canton de Vaud, bénéficiantd’un prix de vente sans concurrence de 70 centimes qui faisait de l’Abrégé de l’His-toire de la Confédération suisse à l’usage desécoles primaires un ouvrage à la portée desbourses du plus grand nombre, le résultatdépassa toutes les attentes des protagonistes.La première édition de 10000 unités est épui-sée en moins d’une année 8. En 1899 la ving-tième réédition correspond à l’écoulement deplus de 160 000 exemplaires 9. Ces chiffresimpressionnants montrent bien l’importancedu «produit» manuel pour les éditeurs. Si onles compare aux tirages des best-sellers de la littérature pédagogique française del’époque, on comprend mieux pourquoiaucune autre production livresque ne peutatteindre un tel succès et garantir sur la duréedes revenus réguliers : Belin écoule parexemple entre 1877 et 1900 6 millionsd’exemplaires du mythique Tour de la Francepar deux enfants ; Armand Colin qui vendfructueusement 50 millions de manuelsentre 1872 et 1889, réussit à tirer 5 millions

6 L’Educateur 1865, p. 332 et 1866, p. 63. L’organe de lasociété pédagogique de la Suisse romande présente,dans ses livraisons des années 1865 à 1867, de nom-breux articles de collaborateurs hostiles aux manuels.Leur verve n’a souvent d’égale que la pertinence de leurjugement.7 Cf. François Vallotton, op. cit. p. 142.

8 A en croire les estimations du président de la Commis-sion intercantonale, le pasteur Ballif, les bénéfices quel’éditeur aurait tirés de cette première édition se seraientélevés à 2800.–, montant qui équivaudrait selon FrançoisVallotton au salaire annuel d’un haut fonctionnaire.9 Pierre-Yves Châtelain, L’enseignement de l’histoire suissedans l’école primaire neuchâteloise (1850-1904), Neuchâ-tel, Cahiers de l’institut d’histoire, n° 3, 1995, p. 84

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d’exemplaires de l’Histoire de France deLavisse 10.

Vers des manuels étatisésEn Suisse, entre-temps, le principe de la gra-tuité de l’enseignement s’inscrit dans laConstitution fédérale et contraint les can-tons à aménager leur organisation scolairepour l’adapter à cette exigence capitale dedémocratisation de l’école. Parmi d’autres,Genève en 1886, Neuchâtel en 1890 ou Vauden 1891 se dotent des dispositions législa-tives nécessaires. Les fournitures et lesmanuels deviennent dès lors un enjeu finan-cier de taille pour les collectivités publiques.Plus question de laisser la libre concurrenceentre éditeurs dicter la loi du marché, s’arro-ger des bénéfices princiers et disposer del’avant-scène pédagogique dans la concep-tion ou la réalisation de manuels. Désormaisdes commissions consultatives internes éta-blissent la liste des titres agréés à commanderchez les dépositaires à l’exclusion de toutautre. Les auteurs et les éditeurs sont soumisaux conventions qu’ils doivent signer et quiassurent les intérêts de chaque partie : desprix de vente le plus bas possible en échangede l’écoulement garanti de tirages impor-tants et durables, puisque la gestion desstocks à disposition donnera le rythme soitdes rééditions, soit du renouvellement destitres. Nul besoin de préciser que le tempode sénateurs caractérisant les renouvelle-ments sera sans commune mesure avec lerythme haletant des rééditions. Gros avan-tage pour l’heureux éditeur choisi, mais

sérieuse hypothèque pour toute tentativeasynchrone de changement de politiquepédagogique en matière de moyens d’ensei-gnement.

Ces nouvelles règles du jeu modifient fonda-mentalement la dynamique de production :un auteur ou un éditeur mal introduit dansles arcanes départementales n’a plus beau-coup de chance d’investir le créneau sansvalidation officielle. L’éditeur lausannoisPayot, issu lui-même du monde enseignantet disposant d’un catalogue de littératurepédagogique déjà bien fourni s’impose dèsla fin du siècle, mais surtout pendant l’entredeux-guerre comme le grand bénéficiaire decette nouvelle donne. Notamment par unepolitique de prix serré défiant toute concur-rence, il s’arroge un statut de quasi mono-pole sur le plan cantonal. La conquête dumarché romand lui sera facilitée par la déci-sion de la Commission intercantonale desmanuels, toujours elle, de lui confier la pro-duction en coédition avec le neuchâteloisDelachaux et le genevois Burkhardt, de plu-sieurs ouvrages commandités au professeurgenevois William Rosier (1856-1924) : unesérie de Manuels-Atlas de géographie et uneHistoire illustrée de la Suisse, parue en 1905 etrééditée pendant 17 ans 11 ; sans oublier lesvolumes du Cours de langue française deCharles Vignier et Henri Sensine qui connaî-tront également une belle longévité. Leschiffres que François Vallotton avance pour

10 Jean-Yves Mollier, « L’édition française du XVIIIe auXXe siècle : de la maison d’édition à l’entreprise d’édi-tion » in Figures du livre et de l’édition en Suisse romande(1750-1950), Actes du colloque « Mémoire éditoriale »1997, Lausanne, Cahier Mémoire Editoriale n° 1, 1998,pp. 111-112.

11 Une édition révisée par Henri Savary en 1923 donneraà ce manuel une seconde jeunesse : ce n’est qu’en 1941que Payot le remplacera par l’Histoire de la Suisse deGrandjean et Jeanrenaud. Cf. Laure Neuenschwander,Quand William Rosier raconte l’histoire de la Suisse auxélèves romands, analyse historique d’un manuel scolaire,1905-1923, Université de Lausanne, mémoire de licenceen histoire, juin 1995.

198 Le cartable de Clio, n° 1

illustrer la position prédominante de Payotsur le marché de l’édition scolaire se passentde commentaires : entre 1880 et 1920, sescatalogues comptent 260 manuels ; 1250000exemplaires sont écoulés dans le seul cantonde Vaud entre 1896 et 1917 avec une moyenneannuelle de plus de 60000 volumes 12. Qui ditmieux en Suisse romande? Personne.

Et c’est peut être là que le bas blesse : l’édi-tion pédagogique romande ne connaîtra pasau XXe siècle le foisonnement qu’elle aconnu le siècle précédent. Les petits éditeursont disparu l’un après l’autre au profit degrandes entreprises hégémoniques. La posi-tion de force qu’a conquis l’éditeur Payot estexemplaire d’un marché qui se cristallise dèsles années vingt. Les Etats cantonaux, parleur politique pragmatique, portentd’ailleurs une sérieuse responsabilité dans ceprocessus. Sans doute qu’une pratique d’ad-judication plus diversifiée et plus respec-tueuse de la pluralité culturelle que repré-sentait chacun de ces éditeurs aurait permisà certains d’entre eux de passer le cap dusiècle, mais au-delà… Le morcellement can-tonal, des politiques d’éducation marquéesau XXe siècle par l’orgueil des particula-rismes scolaires plutôt que par une réellevolonté d’harmonisation, un bassin depopulation trop restreint pour envisager laviabilité économique de trop de protago-nistes sur le marché très spécialisé de l’édi-tion scolaire et une émulation inexistanteparmi les acteurs pédagogiques de la régionauraient condamné à terme des maisonsd’édition sans assises financières solides, ou

ne disposant pas d’un accès au réseau de dis-tribution officiel.

PerspectivesAujourd’hui, les éditeurs romands actifsdans la production de manuels se comptentsur les doigts d’une main. Faut-il se plaindrede cette évolution fatale du champ éditorialscolaire ? L’appauvrissement de l’offre, syno-nyme de standardisation et d’uniformisationdes moyens d’enseignement est à l’évidenceun facteur de stagnation pour la pédagogie.Mais une particularité plus inquiétante minela valeur pédagogique de nos manuels : leurformidable longévité, car les vingt éditionsde l’Abrégé de Daguet ou les 36 ans de pré-sence de l’Histoire illustrée de Rosier sur leslistes de réquisition n’évoquent pas une réa-lité d’un autre temps. Plus près de nous, lacollection d’Histoire générale de Payot, diri-gée par Georges Panchaud et dont Georges-André Chevallaz a rédigé la partie consacréeà l’histoire contemporaine, continue sa car-rière commerciale sur les rayons des librai-ries, alors que la première édition remonte à1958. Et que dire, chez nos voisins français,de la récente réédition dans la collectionMarabout de l’antédiluvien Malet-Isaac ?

L’ouvrage de François Vallotton permet desaisir les enjeux économiques et les stratégieséditoriales qui sous-tendent, depuis son avè-nement au XIXe siècle, la production de lalittérature pédagogique : le monde de l’édi-tion en a profité pour se développer et l’Etaty a également trouvé le moyen d’étendre sonautorité en matière d’éducation. On attendavec impatience qu’une histoire de l’éditionpédagogique au XXe siècle trouve son histo-rien, car le sujet mérite un prolongement. Enrevanche, c’est à nous, maîtres d’histoire,d’exprimer résolument, en ce début de

12 Le lecteur féru de chiffres et de pourcentages trouveradans l’ouvrage de Vallotton d’autres données fort signi-ficatives sur les parts de marché et les bénéfices que cestotaux représentent. Cf. François Vallotton, op. cit.,pp. 146-148 et 293 en particulier.

L’histoire de l’enseignement 199

XXIe siècle, nos attentes et nos besoins didac-tiques. Le manuel d’histoire envisagé commeun récit linéaire, ou à peine thématisé, est-ilvraiment l’outil de référence dont nousavons toujours besoin en classe ? Peut-on sesatisfaire de cette construction fermée oùl’élève n’est que lecteur, pour ne pas direspectateur, d’une histoire écrite une foispour toutes ? Serons-nous capables d’exigerla refonte ou la modernisation des moyensd’enseignement pour les mettre en adéqua-tion avec les nouvelles orientations pédago-giques qui mettent au centre des préoccupa-tions du maître, non pas un savoir figé àretransmettre le plus efficacement possible,mais une approche de la complexité propre àla connaissance historique, faite de circons-pection plus que d’affirmations, d’interroga-tions plus que de réponses ? Finalement, nefaut-il pas reprendre et renouveler le débat 13

lancé par nos collègues du XIXe siècle lors-qu’ils s’insurgeaient devant la généralisationde l’emploi des manuels en classe ? Loin d’in-carner « l’oreiller de paresse » tant redouté, lelivre d’histoire est plutôt devenu l’obstacle àcontourner, si l’enseignant veut pratiquerune pédagogie active avec ses élèves.

Depuis quelques années, la tendance endidactique de l’histoire est de privilégier lessituations-problèmes, grâce auxquelles il estpossible de faire émerger la pluralité despoints de vue et d’amener chacun àconstruire son propre réseau de connais-sances. Mais les ressources documentaires nesont pas facilement accessibles suivant lesthèmes. Les séquences didactiques propo-sent également une alternative au discoursunifié du manuel ; leur structure modulaireassure une grande souplesse d’utilisation et

permet même d’envisager une voie possiblevers la différenciation pédagogique. Unebranche d’éveil comme l’histoire a tout àgagner à suivre le chemin tracé par lesséquences d’expression écrite et orale de ladidactique du français. Quant aux cédéroms,rendus déjà obsolètes par les dévédéroms, ilsrestent une ressource pédagogique virtuelle,car ils n’ont pas encore atteint un degré desatisfaction suffisant pour remplacer avanta-geusement le livre imprimé. Leur énormepotentiel d’exploitation ouvre des perspec-tives intéressantes, mais leur conceptionsemble plus compliquée qu’il n’y paraît 14 ; etleur emploi en classe achoppe aux inégalitésd’équipement des établissements, sans parlerd’autres difficultés d’ordre pratique. L’infor-matique a permis au maître d’histoire des’affranchir de la machine à écrire, desciseaux et de la colle : c’est déjà un bondébut. Mais la gestion des nouveaux sup-ports de l’information ne devrait pas lui ôteravant longtemps le statut de grand bricoleurdevant l’éternel. La misère pédagogique del’emploi des manuels a au moins l’avantagede stimuler la créativité des enseignants.

Les éditions Fragnière à Fribourg et LEPdans le canton de Vaud publient actuelle-ment une série de manuels conçus au débutdes années 1990. Quels que soient leursdéfauts ou leurs qualités, ces moyens d’ensei-gnement peuvent attendre tranquillement laprochaine décennie avant d’être remplacés.A moins qu’une profonde réflexion ne soitmenée par nos autorités pédagogiques et parles premiers utilisateurs des manuels, c’est-à-dire les enseignants.

13 Cf. supra note 6.

14 Cf. Farinaz Fassa, «Au-delà des manuels, le CD-rom?»in Revue historique vaudoise, 1997, pp. 113-124.

Le cartable de Clio

Les annonces,comptes rendus

et notes de lectures

Le cartable de Clio, n° 1 – Les annonces, comptes rendus et notes de lectures – 203-224 203

Cours de perfectionnement des 15-17 mai 2002, à Genève (IFMES)

La construction scolaire de l’histoire sociale

Objectifs :• Sensibiliser les participants à la nécessité de proposer à tous les élèves des apprentis-

sages dans le domaine de l’histoire sociale• Définir les modes de pensée en histoire sociale qui sont à construire en situation scolaire• Présenter la réflexion qui s’est développée dans ce domaine au sein du Secondaire I

genevois

Intervenants :• Gérard Noiriel, EHESS, Paris (Quelle histoire sociale à l’école ?)• Alain Mélo, Saint-Claude, (La coopérative La Fraternelle de Saint-Claude)• Luigi Cajani, Università La Sapienza, Rome (La réflexion italienne sur l’histoire enseignée)• Nicole Tutiaux-Guillon, IUFM, Lyon (L’enchevêtrement passé-présent dans l’histoire sociale)• Pierre-Philippe Bugnard, Université de Fribourg, Fribourg (Démarches heuristiques en

histoire sociale)• Charles Heimberg, IFMES, Genève (Construire une pensée historique et sociale).

L’attention portée à l’histoire sociale dans les curricula scolaires est-elle suffisante ? Si l’onveut répondre à cette question, il faudrait d’abord définir les contenus de cette histoiresociale et faire en sorte que cette définition puisse faire l’objet d’un accord suffisammentlarge parmi ceux qui enseignent l’histoire. Toute histoire est-elle histoire sociale ? S’agit-ild’abord d’une histoire du lien social ? D’une histoire des luttes sociales ? Sur quels conte-nus scolaires l’histoire sociale devrait-elle déboucher ? Ces questions seront au cœur de lapremière partie du cours.

Les participants auront également l’occasion de réfléchir aux contenus des apprentissagesqui devraient être proposés aux élèves en matière d’histoire sociale. Et de les concevoir enrelation avec les modes de pensée qui sont propres à la discipline historique dans la mesureoù l’histoire enseignée a aussi pour fonction de permettre aux publics scolaires de se lesapproprier.

D’une manière générale, après avoir évoqué des exemples européens, il s’agira aussi de pré-senter la réflexion qui s’est menée ces dernières années au sein de l’enseignement secon-daire genevois à propos de l’histoire scolaire. De montrer des exemples de séquences péda-gogiques qui associent des thèmes d’histoire sociale à l’un ou l’autre des modes de penséede l’histoire. Et cela autour d’activités comme la comparaison, la périodisation ou la priseen considération critique des liens que la discipline historique tisse avec la société.

204 Le cartable de Clio, n° 1

Le cours sera constitué de six conférences, de deux choix d’ateliers et d’une table rondefinale donnant lieu à un débat.

Les conférences porteront successivement sur :• la définition de l’histoire sociale qui devrait être enseignée,• la présentation d’un lieu de mémoire inédit en matière d’histoire sociale [la Coopéra-

tive La Fraternelle de Saint-Claude, dans le Jura français voisin],• la situation de l’enseignement de l’histoire en Italie,• l’enchevêtrement du passé et du présent lorsqu’on aborde des questions d’histoire

sociale,• les démarches heuristiques en histoire sociale,• la construction scolaire d’une pensée historique et sociale.

Les deux choix d’ateliers permettront respectivement de prolonger la réflexion sur lescontenus de l’histoire sociale en situation scolaire et sur les didactiques de l’histoire (à partir de séquences pédagogiques et/ou de l’évaluation).

Organisation :CPS – Groupe de formation continue du GDH (Groupe d’Etude des Didactiques de l’Histoire de la Suisse romande et du Tessin)

A contacter pour tout renseignement :Charles HeimbergChemin de Surville 61213 Petit-LancyTél./fax : 022/793 41 82E-mail : [email protected]

Inscriptions :Cours n° 01.12.36Formulaires disponibles à l’adresse suivante : Weiterbildungszentrale

Postfach6000 Luzern 7 Fax : 041 240 00 79

Frais d’inscription :CHF 350.– ; à ne verser qu’après avoir reçu les documents concernant le déroulement ducours.

Nombre minimal de participants :25

Les annonces, comptes rendus et notes 205

LE COURS PRÉCÉDENT DU GDH

ÉLÉMENTS DE RÉFLEXION EN GUISEDE RAPPORT FINAL DU COURS

« Histoire sensible »CPS 12.34, Broc-Fribourg, 9-11 mai 2001

Le thèmeLa volonté de donner une place à la dimen-sion «sensible» dans l’enseignement de l’his-toire répond sans aucun doute au glissementde l’intérêt du public pour le patrimoine etsa conservation. L’école se doit d’être enphase avec ce qu’on pourrait appeler la« demande sociale ». Le rapport privilégiéque le maître et sa classe pourraient tisseravec quelques « lieux de mémoire » de larégion où il enseigne peut être considérécomme une alternative intéressante auxgrands récits qui faisaient jusqu’ici appel ausensible. Dans un premier temps, il faut queles élèves tissent ce rapport culturel au passé.Il conviendra ensuite, pour eux, d’apprendreà le faire de manière critique.

Le lieuBroc est au cœur d’une région au patrimoineriche et varié mais finalement très représenta-tive de beaucoup de lieux en Suisse. La possi-bilité de travailler sur des exemples allant duNéolithique à la Révolution industrielle amontré qu’on peut «facilement» faire de l’his-toire sur le terrain avec des élèves de tout âge.

Le fait de travailler dans une région ruraleassez simple, du point de vue de l’organisa-tion du territoire, et homogène a permis auxparticipants de rapidement se situer.

L’alternance théorie-pratiqueElle permet de réfléchir immédiatement à uneéventuelle mise en pratique des éléments

théoriques présentés dans les conférences. Lesréflexions élaborées lors des visites peuventégalement permettre une mise en perspectivedifférente des apports des conférences.

Très prosaïquement, l’alternance permetd’éviter la saturation habituelle aux courscentrés uniquement sur les conférences entre-coupées de petits ateliers alibis. Reste ouvertela question de la production par les partici-pants de dispositifs d’enseignement réalisantune articulation théorie-pratique. Une ques-tion paradoxale : comment concilier lademande, émanant en particulier des partici-pants du secondaire II, de conférences, si pos-sible «brillantes», et la nécessité de construireune didactique centrée sur les apprentissagessubjectifs (réalisés par les élèves)?

Les conférencesLa présentation du site de Villars-sur-Glâne,scientifiquement très intéressante, était lamoins bien insérée dans le programme. L’ab-sence de la conférencière initialement prévuen’y est sans doute pas étrangère. Le dossier«Trois approches pédagogiques» distribué auxparticipants devrait combler un peu ce déficit.

La dernière conférence, un peu plus éloignéede la vie de la classe, ouvrait cependant uneréflexion riche pour les enseignants de tousles degrés.

Les autres interventions entraient dans laproblématique et donnaient à réfléchir enexposant les caractéristiques des deuxconcepts du cours pour une éventuelle arti-culation avec l’enseignement.

Les réactions des participantsLes réactions spontanées des participantsmontrent que le cours a répondu à un besoin

206 Le cartable de Clio, n° 1

net chez les maîtres du secondaire I. Une lec-ture rapide du questionnaire d’évaluation duCPS fait apparaître un degré élevé de satis-faction tant sur le plan du contenu du coursque sur la manière dont il a été organisé.

Les collègues du secondaire II étaient parfoisun peu plus réticents : trois évaluations per-sonnelles émettent l’idée que les dispositifsproposés ne convenaient pas aux grandsélèves de la matu, par exemple. Le dossier« Trois approches pédagogiques », publiédans ce volume (pp. 84-89) et envoyé à tousles participants, permettra peut-être derevoir cette appréciation en montrant qu’onpeut aider les élèves à réfléchir sur desdémarches qui contribueront, plus que lasimple accumulation de connaissances, àfaçonner leur « sens de l’histoire ».

Les points faiblesLe défaut le plus évident du cours est donctrès certainement le manque de temps laisséaux participants pour produire eux-mêmesune activité. La présence des animateursaurait peut-être permis d’encadrer ceux quihésitent à se lancer.Il aurait fallu une demi-journée consacrée àl’élaboration d’une activité et à sa présenta-tion aux collègues.

Les points fortsL’atout principal du cours a été le retour dubeau temps après une très longue période depluie. On peut également signaler que la réa-lisation a été très proche de la planification.

BilanDu point de vue des organisateurs, les élé-ments de bilans positifs sont les suivants :une forte participation aux activités et desretours spontanés très positifs.

L’accueil de nos six collègues Polonais estbien sûr à mettre à l’actif de ce bilan. Leurparticipation et leur bonne intégration dansle groupe ont enrichi le cours.

Pour les animateurs du cours,Jean-Daniel Goumaz, Le Locle

FORMATION CONTINUE :RAPPORT DE COURS

Hors des bancs de l’école

La théorie des « lieux de mémoire » ouvreun accès tout à fait nouveau pour l’ensei-gnement de l’histoire. Un cours dans lepays fribourgeois s’est servi de ces idéespour organiser des enquêtes sur le terrain.

« L’histoire sensible. Apprendre sur le ter-rain » : tel est le titre d’un cours de perfec-tionnement organisé par le GDH (« Grouped’Etudes des didactiques de l’histoire de laSuisse romande et du Tessin ») dans le can-ton de Fribourg entre le 9 et le 11 mai 2001,qui mérite une mention spéciale. La soixan-taine de participants, venus de tous les can-tons de la Suisse francophone, ainsi que lequarteron fidèle des Tessinois, et un profes-seur de Zoug, sans oublier les collèguesvenus de Cracovie, ont pu réellement faireune expérience «sensible» de l’enseignementde l’histoire hors des bancs d’école.

Un peu de théorie sur l’histoire « lieu demémoire» pour commencer, le premier jour,avant de gagner le terrain : comment exploi-ter didactiquement une ruine médiévale(celle de Montsalvens) ou une fabrique dechocolat (celle de Caillers à Broc) ? ou encorecomment « conserver » un château-musée

Les annonces, comptes rendus et notes 207

(celui de Gruyères) et y attirer les indispen-sables visiteurs, les écoles en particulier ?

La deuxième journée permit d’affiner la théo-rie, en réfléchissant aux modalités pour orga-niser des enquêtes sur le terrain et en prenantconnaissance des nouvelles recherches autourde « l’archéologie du territoire» menée par leGREAT. L’après-midi fut consacré à la pros-pection d’un site archéologique méconnu etencore très peu fouillé, celui de Châtillon-sur-Glâne, en compagnie de deux archéologues.L’apothéose du cours fut, sans conteste, la soi-rée fondue au vacherin dans un chalet d’al-page, lors de laquelle nos amis polonais nousinvitèrent à un jeu de rôles qui permit incons-ciemment à tous de faire l’auto-analyse ducours et de certains travers des enseignants etdes didacticiens en histoire. Le retour dans lanuit, à la lueur des torches, par un sentierboueux, fut le moment suspendu de cette his-toire «sensible».

Le dernier jour commença par une visitedétaillée et passionnante de la cathédrale deFribourg, haut lieu de mémoire et véritabletrésor didactique, et se termina par uneconférence iconoclaste à l’aula de l’univer-sité : comment le mythe lacustre, longtempsencensé, puis décrié, nous permet finalementaujourd’hui de bien saisir les enjeux de l’his-toire suisse du XIXe siècle et des origines del’archéologie. Et le mythe se poursuivra en2002 avec les arteplages d’« Expo 02 », hom-mage involontaire à nos ancêtres, leshommes lacustres.

La recette d’un cours de perfectionnement enhistoire est délicate à élaborer: il faut des inter-venants extérieurs d’un bon niveau scienti-fique, une organisation variée et efficace, uneéquipe d’encadrement souriante et soudée,

des participants actifs et volontaires, beaucoupd’idées nouvelles, de la réflexion solide, et lamagie d’un paysage (en l’occurrence, la sil-houette dans le lointain, au-delà des arbresfruitiers en fleurs, du château de Gruyères,dans l’opalescence d’un soir de mai).

Le cours du wbz/cps a réussi à rassemblertous ces ingrédients avec beaucoup de succèset de sensibilité. Au fait, savez-vous si lesfesses de la baronne de Montenach sontsèches ? Si vous l’ignorez, demandez laréponse aux vieux habitants de Broc.

David Jucker, La Chaux-de-Fonds, sociétéSuisse des Professeurs d’Histoire (SSPH)

208 Le cartable de Clio, n° 1

Robert Martineau, L’histoire à l’école,matière à penser…, Paris et Montréal,L’Harmattan, 1999, 400 p.

L’histoire à l’école, matière à penser…, le titreexprime, dans l’ambivalence même du termede ‹penser›, l’ambition du projet de RobertMartineau : nous inviter à une doubleréflexion, sur l’histoire comme matière sco-laire dont il convient de penser, plus exacte-ment de repenser, l’enseignement, mais aussiune matière dont la présence à l’école estnécessaire puisque, parmi ses diverses finali-tés, elle est une initiation à un mode de pen-sée particulier, la pensée historique. Ces deuxdimensions de ce travail affirment avec forcel’importance de l’enseignement de l’histoiredans nos sociétés contemporaines et le projetde sa nécessaire évolution ; le monde change,l’histoire comme science qui étudie le passéen résonance avec le temps présent aussi,l’enseignement de l’histoire se doit de chan-ger également. Cet ouvrage est l’adaptationd’une thèse soutenue en 1997 et dont le titreétait encore plus explicite : « l’échec de l’ap-prentissage de la pensée à l’école secon-daire », avec pour sous-titre, « contributionsà l’élaboration de fondements didactiquespour enseigner l’histoire ». Autre doublemouvement qui dit l’intention et la structurede l’ouvrage. L’intention est de contribuer àconstruire l’enseignement de l’histoire surun socle de connaissances et de réflexionsplus solidement établi qu’il ne l’est actuelle-ment. Prétention ? Car, après tout, cela faitplus d’un siècle que l’enseignement de l’his-toire est, sous sa forme actuelle et son ambi-tion, présente à l’Ecole, car les enseignantsenseignent et ne voient pas nécessairementpourquoi et encore des travaux jetteraient lasuspicion sur leur métier et les manières del’accomplir… Prétention ? Ce serait le cas si

d’une part l’auteur s’était tenu à distance del’enseignement, d’autre part si l’état des lieuxse trouvait trop léger, enfin si l’argumentairene reposait sur une solide connaissance dessciences historiques elles-mêmes.

Pour le premier point, l’expérience de RobertMartineau comme enseignant du secondairepuis formateur garantit une bonne connais-sance de l’enseignement dans son aspect pra-tique et quotidien. Pour le second point, ilconvoque différentes enquêtes dont les résul-tats qui établissent la minceur de la compé-tence historique maîtrisée par les élèves dusecondaire à la fin de leurs études, fondentson inquiétude concernant les effets de l’en-seignement de l’histoire. A la différence denombreuses enquêtes, l’objectif n’est pas des’indigner d’une perte de repères chronolo-giques ou d’ignorances ramassées dans desquestionnements qui ressemblent surtout àdes jeux télévisés et d’inviter à regretter un‹bon vieux temps› plus mythique que réel ;l’auteur nous place d’emblée dans la perspec-tive de ce qu’il appelle ‹la pensée historique›et son apprentissage. En fait, il s’agit très sim-plement de prendre au sérieux ce que disentles divers textes qui organisent l’enseigne-ment de l’histoire au Québec, démarche dontl’intérêt dépasse largement le seul cas traitéici. L’écart constaté entre les intentions et lesrésultats est le lieu où se place le travail deRobert Martineau. C’est dans cet écart quecelui-ci construit son ‹modèle d’enseigne-ment adapté de la pensée historique›. Ainsi, ildéfinit trois indicateurs de maîtrise d’unmode de pensée historique : l’attitude histo-rique, la méthode historique et le langage del’histoire, indicateurs dont il rassemble lescaractères dans un des nombreux tableauxqui scandent utilement l’ouvrage. Enfin,entre l’histoire et l’élève, se placent les ensei-

Les annonces, comptes rendus et notes 209

gnants et ce qu’ils font en classe, en principeau nom des conceptions qu’ils ont de la disci-pline et de son enseignement. Pour celui-ci, ilreprend et réélabore le concept d’adaptation.L’ensemble de la problématique est argu-menté avec force citations d’auteurs franco-phones et anglophones, citations parfois unpeu répétitives, mais qui ont l’avantage d’in-troduire le lecteur, peu au fait de ces publica-tions, dans des travaux et des réflexions fortintéressantes. Ces développements quis’achèvent par l’énoncé de sept hypothèses derecherche, occupent près des deux tiers del’ouvrage.

Travail de recherche, l’ouvrage s’appuie surdes données empiriques rigoureusementconstruites et recueillies. Trois univers sontinterrogés sous forme d’enquêtes par ques-tionnaires : le savoir conceptuel des ensei-gnants auprès des enseignants, la pratique del’enseignement de l’histoire et la compétencedes élèves à ‹penser historiquement› auprèsdes élèves. Pour répondre à la question diffi-cile et délicate de la connaissance des pra-tiques d’enseignement, Robert Martineau n’apas pratiqué d’observations, ce qui auraitalourdi considérablement son propos. Il yrépond en questionnant les élèves eux-mêmes, les manières dont ils disent avoir étéenseignés et non leurs enseignants. La perti-nence de cette méthode est confirmée pard’autres études notamment sociologiques quisoulignent la grande fiabilité du jugement desélèves. Les trois ensembles de variables ainsidéfinis, les questionnaires rigoureusementtestés puis administrés, l’auteur analyse etinterprète les résultats avant de les utiliserpour valider ou invalider ses hypothèses.

Une des observations les plus intéressantesest le doute mis sur les hypothèses qui lient

de façon trop étroite différentes variables quiexplorent la formation des enseignants, leurexpérience professionnelle, la maîtrise qu’ilsont d’un savoir conceptuel adéquat et lesconceptions qu’ils ont de l’histoire enseignéeainsi que de la mise en œuvre d’une pratiqueadaptée. Si les liens entre ces différentesvariables s’avèrent peu significatifs, enrevanche la pratique adaptée est plus forte-ment liée avec les conceptions qu’ils ont del’enseignement et de l’apprentissage. Ainsi,les compétences des élèves à penser histori-quement sont d’autant plus affirmées queleurs enseignants ont des conceptions deleur métier qui se rapprochent du ‹modèleadapté›. «De fait, ces données tendent à suggé-rer que la compétence des élèves à ‹penser his-toriquement› dépend non pas de ce que leursenseignants pensent, mais de ce qu’ils font enclasse.» mais ajoute-t-il aussitôt : «Il faut tou-tefois rappeler que nos résultats ont déjà mon-tré que ce que les enseignants font en classe estinfluencé par ce qu’ils pensent… » (p. 316).Voilà tout de même de quoi conforter lestenants des méthodes d’enseignement etd’apprentissage qui se recommandent dusocio-constructivisme, même si le passage dela théorie à la pratique quotidienne est unchemin semé d’embûches. On pourrait aussiciter la convergence avec d’autres études quimontrent la corrélation entre, d’une part lefait pour un enseignant d’être considérécomme juste dans ses évaluations, exigeantdans son enseignement, soucieux de traiterl’ensemble des programmes, respectueux età l’écoute des élèves et, d’autre part les pro-grès réalisés par ces derniers.

La conclusion revient sur l’ensemble du tra-vail et s’achève par quelques propositionsdidactiques. On quitte alors le domainestrict de l’enquête pour s’engager dans celui

210 Le cartable de Clio, n° 1

des propositions et de l’action. Ces proposi-tions sont précédées, quelques pages plusavant, par un ‹portrait troublant› desréponses des enseignants où il apparaît, parexemple, que ceux-ci sont encore très forte-ment attachés à l’idée d’efficacité d’unetransmission des connaissances pourvu quecelles-ci soient bien maîtrisées par l’ensei-gnant, ou qu’ils considèrent que l’expé-rience, le métier sont bien plus importantsque la théorie pour enseigner. Cependant,pour une minorité d’enseignants, il y a biende fortes corrélations entre une bonneconnaissance de la discipline historique et dumode de pensée historique, des conditionspouvant favoriser les apprentissages corres-pondant, des processus de cognition en his-toire et des facteurs favorables à un appren-tissage de ce mode de pensée.

Comme tout ouvrage de qualité, celui-ciappelle discussions et prolongements sur desthèmes importants pour la didactique de l’his-toire, plus largement pour celle des sciencessociales. Suggérons quelques exemples :– à tout seigneur tout honneur, commen-

çons par le ‹penser historiquement›. Unpremier débat serait d’examiner d’unepart le singulier qui est ici affirmé,d’autre part la spécificité de ce penser parrapport à d’autres sciences sociales ; onpourrait citer à titre d’exemple lesconcepts ou l’esprit critique, qui dansleur généralité ne sont pas la propriétédes historiens. A supposer ce débatachevé, l’insistance mise sur les traceshistoriques et leur traitement, la descrip-tion des différentes étapes du travail del’historien, laissent de côté un momentessentiel du travail de l’historien tel queProst le suggère dans Douze leçons pourl’histoire : « On retrouve le cercle vertueux :

il faut déjà être historien pour pouvoirposer une question historique». Cela inviteà examiner de façon très précise les affir-mations relatives à la possibilité pour lesélèves de poser des questions ou d’élabo-rer des problèmes historiques. Sans unmoment consacré à ‹l’état de la ques-tion›, moment dont il conviendraitd’étudier ce qu’il peut recouvrir à l’Ecole,il est difficile de poser une question quiait du sens, du moins un sens pour l’his-torien. Il ne suffit pas d’avoir des sourcespour les interroger de façon pertinente.Les questions des historiens sont élabo-rées autant en écho aux questions quenos sociétés posent au passé et en fonc-tion des sources, qu’à partir desconstructions déjà établies par les histo-riens. Cette absence de références à unétat des lieux est fréquente dès lors quel’on privilégie un travail effectif desélèves qui ne soit pas seulement uneécoute attentive des résultats déjà énon-cés par les historiens. Sans doute ne peut-il guère en être autrement en classe, niétat de la question par les élèves, ou alorstrès rarement, ni corpus de sources trèsvariées, avec des sources contradictoires,etc. On est très loin d’une ‹transpositiondidactique› ou de la présence en classe de‹la› méthode historique. On fait autrechose qui répond aux impératifs et auprojet de l’enseignement. Un autre objetde travail à développer est relatif autemps historique, plus exactement auxtemps des historiens. Il me semble icitrop réduit à la seule durée et les effetscréateurs de sens de sa construction-manipulation par l’historien sont tropdiscrètement pris en compte ;

– l’écriture de l’histoire est aussi un thèmeun peu négligé, écriture comme pratique

Les annonces, comptes rendus et notes 211

scolaire, écriture et son lien congénitalavec la narration. L’histoire est une pra-tique, son résultat est un texte. Que cesoit l’élève qui l’établisse, avec toujoursdes textes comme sources même si dessources non-textuelles sont aussi utili-sées, ou que l’élève prenne connaissancede textes d’historiens déjà écrits, il y atoujours du texte en jeu, et donc de lacompréhension de texte. Dans les pra-tiques d’enseignement, leur description,leur analyse, la promotion de pratiquesdifférentes, le travail des élèves, l’évalua-tion, etc. comment faire place à cette‹nature textuelle› ?

– l’ouvrage est centré sur l’histoire à l’Ecoleet l’histoire comme science. Un prolonge-ment important voire nécessaire seraitd’ouvrir la réflexion aux pratiques socialesde référence et aux usages sociaux de l’his-toire, en entendant plus largement les pra-tiques sociales que les seules pratiques deshistoriens professionnels. L’histoire, écriteet racontée, celle qui circule dans nossociétés est loin de se limiter à cette seuleorigine. De plus, il y a des pratiques del’histoire qui renvoient aux usages sociauxdont elle est l’objet. Le concept de pra-tiques sociales de référence prend tout sonpoids si nous incluons, pour l’histoire,tout ce qui concerne ses usages sociaux, enparticulier ses usages politiques. Lacontribution de l’histoire scolaire à la for-mation du citoyen n’est-elle pas aussi defaire de ces usages sociaux et politiques del’histoire un objet de travail ? C’est bien lesens d’une des rubriques ouverte dans Lecartable de Clio ;

– le concept de pratiques sociales de réfé-rence n’est pas le seul qui relève duchamp des didactiques. Un autre conceptcélèbre utilisé dans l’ouvrage est celui de

transposition didactique. Il me sembleêtre utilisé de façon très instrumentale etconduit l’auteur à considérer de manièreinsuffisante tout ce qui relève descontraintes de construction des savoirsscolaires, de la scolarisation des savoirs ;

– les finalités de l’enseignement de l’his-toire sont en tension permanente ; ellesne sont pas seulement intellectuelles etcritiques mais également culturelles etpatrimoniales. Avant d’être un outil deformation de l’intelligence et de l’espritcritique, l’histoire est un moyen deconstruction et d’affirmation des identi-tés collectives. Trop d’événements récentsnous le rappellent pour que l’on puisseadhérer immédiatement à des formula-tions très optimistes où seules les dimen-sions critiques et intellectuelles sontprises en compte. Ce qui est en jeuconcerne la citoyenneté, la contributionde l’histoire à la transmission et à laconstruction du lien social et du lienpolitique, de l’identité collective ;

– enfin, l’enquête fait apparaître un groupede 20 à 25 % d’élèves en délicatesse avecl’histoire ; un tel résultat n’est pas propreau Canada ; il suggère des enquêtes com-plémentaires et comparatives, sans douteplus qualitatives, pour mieux cerner leprofil et les conceptions de ces élèves.

Ces thèmes ne sont que quelques exemplesde débats et de travaux que suggère l’ou-vrage. Cela en souligne l’intérêt et la richesse.La didactique de l’histoire requiert de nom-breuses recherches. Elle en a besoin pours’établir comme champ de recherche et deréflexion ; l’enseignement de l’histoire en abesoin pour y puiser les ressources pour êtremieux réfléchi et pratiqué. Lisez ce livre, étu-diez-le, discutez-le. Vous y rencontrerez une

212 Le cartable de Clio, n° 1

pensée rigoureuse et stimulante ; si vousn’êtes pas déjà convaincus, vous y prendrezconscience que ni l’histoire, ni son enseigne-ment, ni son apprentissage ne sont des objetssimples et tranquilles. Aussi, le meilleur ave-nir que nous souhaitons à cet ouvrage estdans les prolongements qu’il appelle, lesdébats et les travaux qu’il devrait très heu-reusement susciter.

François Audigier, Université de Genève

Michèle Roullet, Les manuels de pédagogie.1880-1920, Paris, PUF (Education et For-mation), 2001, 187 p.

Tiré d’une thèse de doctorat en sciences del’éducation, l’ouvrage de Michèle Roullet sug-gère fortement, et à juste titre, de distinguerles intentions exprimées par les théories péda-gogiques et les réalisations concrètes en lamatière. Etudiant un corpus de manuelspédagogiques utilisés dans les écoles normalesfrançaises du tournant du siècle, il donne àvoir l’état de ces «vérités moyennes» qui per-mettaient alors d’aboutir au brevet d’ensei-gnement primaire. Il rend également comptede la naissance officielle de deux scienceshumaines complémentaires, la psychologieet son corollaire pratique, la pédagogie.

Alors que l’on a assisté récemment à unesorte de réhabilitation partielle des manuelsscolaires, Michèle Roullet rappelle qu’ils ontsouvent donné lieu à un trop-plein d’infor-mations lié au souci de leur auteur de fairebonne figure auprès de ses pairs. Et qu’ils ontété vertement dénoncés pour leur facultéd’éliminer les contradictions et de produireun discours consensuel, lisse et conforme.Or, ces caractères se trouvent encore accen-

tués dans les manuels qui ont pour objectifde former des enseignants.

L’étude des avertissements ou préfaces deces ouvrages montre que leurs auteursdéclarent volontiers n’avoir pas écrit unmanuel ; c’est dire qu’ils se méfient a prioride cet outil prescriptif. En outre, des récitshistoriographiques portant sur la pédagogiesont souvent la forme masquée d’une légiti-mation des intentions du présent, de véri-tables histoire-écran procédant d’une téléo-logie justificative qui est peu productrice desens. L’histoire est ainsi le vecteur d’unevéritable leçon de choses, elle est mise auservice de la pédagogie républicaine, maiselle n’est guère encline à démontrer la com-plexité des problèmes affrontés et des évolu-tions engagées.

La nouvelle science de l’éducation se pré-sente alors comme parfaitement rationnelle,elle est considérée comme le fruit d’une évo-lution linéaire vers le progrès. Elle maniepourtant les affirmations contradictoiresavec une certaine légèreté et cache mal leslimites critiques de ses propositions. Enoutre, elle a recours à des termes qui serontrepris plus tard par Jean Piaget : l’accommo-dation et l’adaptation permettraient parexemple aux maîtres d’ajuster les contenus àprésenter en classe pour faire en sorte qu’ilspuissent être bien assimilés par les élèves. Cequi implique alors une grande responsabilitéde ces maîtres quant à choisir les différentscontenus de leurs leçons.

Affirmant une rationalité libératrice, lanouvelle science pédagogique s’appuienotamment sur les procédés de l’inductionet de la déduction pour concrétiser ses pro-pos, en insistant surtout sur l’induction qui

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mobilise davantage l’observation que ladémonstration. Elle va du particulier auplus général et suppose en tout cas de croireque tout objet s’inscrit dans un ordre stablequ’il s’agit de retrouver ; que tout dépend delois générales puisque tout ce qui arrive aune fin. Quant à la psychologie qui estmobilisée auprès des futurs enseignants,elle se veut avant tout rationnelle et suscep-tible d’affirmations fortes, mais en laissanttoutefois la place à des dynamiques plusindividuelles.La plupart des manuels s’ouvrent sur lethème de l’éducation physique et affirmentainsi la nécessité d’éduquer le corps. Quant àl’éducation intellectuelle proprement dite,elle doit partir du jeu et d’activités concrètespour permettre à l’enfant de faire des expé-riences. Mais elle doit surtout, au nom de laquête du juste milieu, privilégier le dévelop-pement de la Raison et contenir celui del’imagination dans de justes proportions.Cela dit, l’école républicaine insiste surtoutsur l’éducation civique et morale qui formela volonté plutôt que le jugement. Or, laséparation de l’Eglise et de l’Etat en matièred’écoles publiques consiste d’abord à les ins-crire dans le climat intellectuel positivistealors dominant. Toutefois, la laïcisation sco-laire est marquée par une forte ambiguïté etc’est souvent un discours religieux qui esttenu en réalité sous l’apparence de la rationa-lité. L’usage très fréquent de mots à caractèrereligieux – « vocation », « apostolat », etc. –pour évoquer le champ scolaire en témoignelargement. Ainsi, jusque-là, l’éducateur pen-sait que l’éduqué ne devait pas être façonnésur son propre modèle parce qu’il avait déjàreçu une autre empreinte divine. Désormais,c’est un Dieu rationalisé qui laisse les hommesdevenir ce à quoi il les aurait prédestinés, cequi justifie beaucoup mieux leur inégalité.

Mais cette conception nouvelle place les dis-cours des pédagogues dans le champ del’idéologie. En d’autres termes, l’éducationmorale de l’école républicaine vise à formerdes hommes libres, mais libres de se sou-mettre à la Raison ; elle est donc inculcatrice.

Les méthodes pédagogiques qui sont déve-loppées sont aussi très révélatrices. Ontrouve déjà à cette époque des formulescomme « apprendre à apprendre » ou deséloges de la méthode active. Mais, encoreune fois, l’autonomie qui est ici recherchéeconsiste d’abord en une capacité de maîtriserses désirs et de vouloir développer pleine-ment ses connaissances. Elle est d’ailleursconçue comme devant progresser sous l’in-fluence décisive et la conduite déterminée dumaître. En outre, il s’agit davantage de valo-riser l’effort que le tâtonnement, une expé-rience objective qu’une démarche subjectivede recherche. Enfin, l’effort et le plaisirdevraient pouvoir se conjuguer dans le cadred’une pédagogie qui évitera les difficultésinutiles et tiendra compte de la marche natu-relle de l’esprit.

La question du langage pédagogique estenfin analysée par Michèle Roullet dans cecontexte particulier où l’inductivisme sug-gère une toute-puissance de la description.Or, en confondant cette description avecl’exhortation morale, on risque de ne pluscomprendre les métaphores utilisées par lespédagogues anciens. Ainsi la métaphorepédagogique risque-t-elle de n’être plusréduite qu’à une prétendue lecture de la réa-lité et l’injonction morale confondue avecune représentation du fonctionnement psy-chique. Les pédagogues qui s’expriment dansce corpus de manuels destinés à de futursenseignants aimeraient certes bien pouvoir

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développer leur propre langage, mais ils n’ensont pas vraiment capables et se méfient par-fois du caractère peu rationnel de la méta-phore. Leur langage procède tout de mêmed’une profusion d’informations, d’un usagemarqué de métaphores horticoles autour dela notion de germination (une «naturalisa-tion des phénomènes psychologiques », selonl’expression de Michèle Roullet), d’assertionsparticulières qui sont répétées inlassable-ment, de la référence à des noms illustres,d’un usage multiplié des adjectifs, le touts’orientant vers l’affirmation d’un certainmodernisme. Cette rhétorique abuse de for-mules qui suggèrent l’innovation des choixautant que la neutralité des faits sur lesquelsils se fondent. Mais elle reste encore, à cetteépoque, plutôt hésitante et modérée.

Cette étude est très intéressante, mais ellen’échappe pas complètement aux défautsd’une histoire de l’éducation qui pourraitêtre mieux contextualisée. Par exemple, lecourt chapitre sur l’éducation physiqueaurait pu se référer à la fois à l’hygiénisme dela société de la fin du XIXe siècle et à sonmilitarisme croissant dans la perspectivenationaliste alors dominante. Et il aurait étéutile de définir davantage ce fameux« moment Compayré » qui est convoqué toutau long de l’ouvrage non pas seulement àtravers ce qu’il a apporté à l’évolution de lapédagogie, mais aussi en interrogeant sonorigine et sa fonction dans le cadre desmutations de la société de l’époque, du tour-nant du siècle et de la Troisième Républiquefrançaise, en rapport notamment avec lesdeux principales catégories de finalités sco-laires, d’ordre économique et politique.

La lecture de l’ouvrage de Michèle Roulletreprésente finalement un exercice fort utile

et très enrichissant. Elle nous invite à la fois ànous méfier des usages publics – et téléolo-giques – de l’histoire de l’éducation et àprendre bien conscience de ce que pourraitêtre la force critique d’une véritable histoirequi affronte la complexité et les inévitablescontradictions des discours pédagogiques.De ce point de vue, elle nous rappelle quecertaines options font partie depuis fortlongtemps de l’éventail des intentions nova-trices des pédagogues. Et qu’un certain lan-gage de l’innovation peut être observable àtravers le temps, comme une sorte d’inva-riant (« les mots, des invariants qui évoluent »nous dit une belle formule utilisée à lapage 154), mais sans avoir beaucoup d’effet.Elle nous incite aussi, en insistant sur lepoids des mots et le sens de leur utilisation, ànous inspirer des contradictions, des tâton-nements et des modes de pensée des péda-gogues anciens dont elle a étudié lesouvrages pour appréhender avec un sens cri-tique plus appuyé certains discours pédago-giques d’aujourd’hui. Ainsi nous interpelle-t-elle sur le sens réel d’un engagementpédagogique qui reste évidemment néces-saire, mais qui gagnerait à être bien plusrigoureux, notamment pour ce qui concerneson langage et sa rhétorique. Ce qui consti-tue un beau défi.

Charles Heimberg, Institut de Formation des Maîtres (IFMES), Genève

Mario Carretero, James F. Voss (éd.), Cogni-tive and instructional processes in historyand the social sciences, Hillsdale, New Jersey,Lawrence Erlbaum Associates, 1994, 455 p.Les débats portant sur l’enseignement del’histoire et des sciences sociales génèrentcontroverses et conflits dans la plupart des

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pays occidentaux. Au-delà des enjeux péda-gogiques, cet intérêt découle aussi de ladimension politique et culturelle qui lui estconférée et dont il s’agit de canaliser le pou-voir. L’ouvrage dont il est question ici est issud’un congrès international, tenu en octobre1992 à l’Université autonome de Madrid,portant sur les processus et modes de trans-mission et d’appropriation des sciencessociales, plus particulièrement de l’histoire.Il témoigne non seulement du développe-ment des recherches en la matière, mais aussid’une réflexion qui se situe principalementet étonnamment en marge de la commu-nauté des historiens. Ainsi, les auteurs deCognitive and instructional processes in his-tory and the social sciences, Mario Carreteroet James F. Voss, sont-ils tous deux profes-seurs de psychologie, respectivement auxuniversités de Madrid et de Pittsburgh. Unevingtaine de conférenciers, des chercheursscientifiques de six nationalités différentes(majoritairement Américains et Espagnols),présentent les résultats de recherches ayantpour objectif le développement de l’étudecognitive de l’histoire. Le livre est composéde dix-sept chapitres – le premier est intro-ductif – répartis en quatre parties théma-tiques, chacune étant complétée par une dis-cussion des chapitres qui la composent.

Les études rassemblées dans la première par-tie s’inscrivent dans une réflexion sur le pro-cessus de développement cognitif et s’inter-rogent sur les modalités d’apprentissage.Elles soulèvent des questions pertinentes surl’acquisition et la compréhension deconcepts et sur la nature des connaissancesde l’enfant par rapport à celles de l’adulte.A. Berti montre que l’enfant ne maîtrise pasles concepts historiques et sociaux utilisés enhistoire (par exemple « Etat »). J. Delval,

considérant l’enfant comme un acteur à partentière de la société, relève les limites dutransfert social, dans la mesure où le sujetn’intègre dans son environnement que lapart d’informations qu’il peut comprendre.J. Torney-Purta évalue l’efficacité du proces-sus d’enseignement en le mettant en rapportavec le processus de développement de l’en-fant. Ses résultats rejoignent ceux des autresétudes dans une vision constructiviste de laconnaissance historique et sociale, celle-ciapparaissant comme le produit d’une acti-vité mentale lente et non linéaire.

Les contributions de la seconde partie soulè-vent des enjeux importants relatifs auxméthodes d’enseignement et aux valeurs queles enseignants y attachent. O. Halldén, parexemple, soulève un paradoxe récurrent : afinde comprendre les faits qui composent l’ex-plication d’un événement, il faut comprendrel’explication supposée être constituée par cesmêmes faits. Dans ce sens, l’enseignementviserait à souligner les différentes interpréta-tions de preuves ainsi que les différents typesde narrations. Dès lors, il s’agirait surtout demettre l’accent sur les caractéristiques de lanarration qui est en train d’être construite etde relier continuellement celle-ci aux faits misen avant. Dans une perspective semblable,A. Rosa revient sur la question de savoir si lesélèves sont à considérer uniquement commedes consommateurs de connaissances histo-riques ou également comme participant à saconstruction. Ainsi, ces études mettent l’ac-cent sur l’importance, dans la formation desenseignants et des élèves, de l’acquisition derègles et d’outils méthodologiques, permet-tant notamment de prendre conscienced’une production historiographique tou-jours fonction des besoins spécifiques à unereprésentation donnée du passé.

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Les contributions de la troisième partie s’atta-chent à la nature du texte d’histoire et à lamanière dont celui-ci est appris. Y sont étu-diées les représentations cognitives des élèvesd’un certain nombre d’événements du passé,de même que les caractéristiques textuellesinfluant sur l’apprentissage. L’étude de Ch.Perfetti et al. montre que la qualité d’appren-tissage augmente lorsque les élèves sontconfrontés à des textes de diverses natures etque l’essence de la controverse historique estexplicite. Ainsi, les auteurs s’accordent à pen-ser que l’amélioration des méthodes d’ensei-gnement passe par les contenus et la cohé-rence des textes d’histoire. Ils proposent unenseignement axé sur la qualité plus que sur laquantité : choisir d’étudier peu de sujets, maisles explorer avec des méthodes réflexives – parexemple la controverse – est en mesure d’en-gendrer compréhension et apprentissage.

Les contributions de la dernière partie posentla question de savoir quels processus culturelset psychologiques sont à l’œuvre dans la pro-duction de représentations historiques et lamanière dont ces processus opèrent en fonc-tion des différentes configurations sociocultu-relles. Par exemple, dans une étude réalisée àpartir de dissertations d’étudiants de différentsniveaux portant sur les causes de la chute del’Union Soviétique, J.F. Voss et al. ont analyséla construction de la causalité, notamment lerôle accordé aux conditions ou aux acteurs.Leurs conclusions rejoignent celles des autresétudes présentées pour souligner la nécessitéde prendre en compte les valeurs sociales et lesattitudes idéologiques dans l’étude des proces-sus cognitifs. Tous les auteurs insistent surl’importance à accorder au développement del’esprit critique en tant qu’instrument de com-préhension des actions humaines. Dans cesens, l’enseignement est envisagé à partir des

modalités narratives. Il s’agit de toucher dès ledépart aux questions relevant de l’épistémolo-gie, de développer la capacité à évaluer diffé-rentes alternatives d’un même événement –introduisant la causalité multiple par opposi-tion à une histoire univoque du passé –, etd’apprendre à coordonner théorie et preuveafin de construire une argumentation.

Combinant études empiriques – principale-ment des expériences quantitatives biendétaillées – et apports théoriques, les diffé-rentes contributions marquent un intérêtcommun pour la recherche d’un langagedidactique spécifique à la transmission desconcepts et connaissances historiques auxélèves d’aujourd’hui. L’intérêt de tellesétudes réside sans doute dans l’apport d’uneperspective extérieure au milieu scolaire desobjectifs que les enseignants parviennent oune parviennent pas à atteindre. Elles restentnéanmoins marquées par un caractère pro-grammatique et normatif, dictant enquelque sorte les conduites à adopter dansl’enseignement, sans toujours tenir comptedes conditions dans lesquelles celui-ci s’ef-fectue. On est dès lors tenté de se demandersi les résultats de telles recherches scienti-fiques rencontrent les préoccupations desenseignants et si elles sont en mesure d’in-fluencer leurs pratiques. D’autre part, cer-taines questions restent ouvertes : quelle estla place que l’on souhaite accorder à l’his-toire dans le cursus scolaire ? Quel équilibretrouver entre l’enseignement de compétenceset la matière historique? Et ne s’agirait-il pasavant toutes choses de développer l’étude desbases épistémologiques de l’histoire ?

Cette publication est le premier volumed’une collection intitulée InternationalReview of History Education. Le second

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volume, Learning and Reasoning in History,édité par les mêmes James F. Voss et MarioCarretero, paru en 1998, approfondit desthèmes abordés dans le premier volume: lelangage et la narration historique. Il introduitune dimension nouvelle, à savoir l’utilisationde l’image audiovisuelle dans l’enseignementde l’histoire et élargit la réflexion à l’étudeinterculturelle de l’enseignement de l’his-toire. Il revient ainsi sur les préoccupationsdébattues au cours de ces dernières années,notamment sur l’importance à accorder àl’écriture de l’histoire, tout en ouvrant laperspective d’une collaboration internatio-nale dans les didactiques de l’histoire.

Nadine Fink, Université de Genève

Chris Brazier, Insegnare la storia come se ipoveri, le donne e i bambini contasseroqualcosa, avec la collaboration de ClaudioEconomi et Antonio Nanni, Turin, EditionsSonda, 2001 (1re éd. or. 1989 ; 1re éd. it.1992), 240 p.

Brève histoire du monde, tel est le titre d’uncourt essai de Chris Brazier dont la traduc-tion en italien constitue l’essentiel de ce petitvolume. Paru à l’origine, il y a une douzained’années, dans la revue New Internationalist,ce texte constitue une tentative de décloison-ner l’histoire enseignée, de l’ouvrir à uneapproche plus universelle et plus attentive àtoutes les composantes de l’aventure humaine(y compris, comme l’indique le sous-titre, dupoint de vue des pauvres, des femmes et desenfants).

L’orientation de ce bref récit de l’histoireuniverselle est clairement annoncée : elle està la fois écologiste et internationaliste, elle se

veut d’abord attentive au point de vue desopprimés et des dominés. En tant que telle,elle est aussi profondément discutable,notamment quand l’auteur remet en ques-tion l’idée de progrès en désignant désor-mais le conservatisme comme correspon-dant à une attitude de préservation del’avenir de la planète, en termes de dévelop-pement durable et d’un point de vue écolo-giste. Ce qui revient à liquider, par un ren-versement des points de vue, deux siècles deluttes politiques et sociales pour la démocra-tie et les droits humains (p. 193).

La lecture de cet essai ouvre toutefois desportes sur des mondes ou des domaines troplongtemps ignorés. Par exemple, l’auteurévoque le génocide des peuples aborigènes enAustralie. Ou les apports si riches, mais telle-ment négligés, de la civilisation indienne.Malheureusement, la brièveté de la démarchel’enferme forcément dans une vision par-tielle, à tel point qu’il n’évoque même pas, parexemple, un événement aussi révélateur etsymbolique que les massacres coloniaux deSétif de mai 1945. En fin de compte, nousavons là une version anglo-saxonne de ladémarche originale de reconstruction d’unrécit historique sans emprise nationale quel’historienne Suzanne Citron a déjà engagéedans l’espace francophone (voir L’histoire deshommes, Paris, Syros, 1996).

Tous les chapitres de cette histoire univer-selle renouvelée donnent lieu à des proposi-tions de lecture, souvent fort judicieuses,mais qui ne concernent que les publicationsen italien. Et cette démarche, complétée parune mise au point transalpine portant sur ladernière décennie, est fort intéressante. Ellereste cependant très incomplète. Non seule-ment parce qu’un nombre de pages si limité

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empêchait d’embrasser vraiment tous lesaspects significatifs de l’histoire humaine.Mais surtout parce que le renouvellement del’histoire enseignée ne saurait se contenterseulement d’une ouverture thématique –attentive à l’histoire des minorités comme à ladiversité des points de vue possibles – dans lamesure où il doit s’interroger également sur lamanière de proposer aux élèves la construc-tion d’une véritable pensée historique.

Charles Heimberg, Institut de Formation des Maîtres (IFMES), Genève

Dominique Comelli, Comment on enseignel’histoire à nos enfants, Nantes, LibrairieL’Atalante – Comme un accordéon, 2001,109 p.

Ce petit livre, très incisif, sur l’histoire ensei-gnée se lit avec plaisir et intérêt. Il émaned’une enseignante française qui est aussisyndicaliste et se soucie par ailleurs des per-ceptions des parents d’élèves. Son point devue est original et ses conclusions, qui nousparaissent pouvoir être largement partagées,partent d’un assez triste constat qui est sansdoute, et malheureusement, incontestable :beaucoup trop d’élèves, en effet, s’ennuientau cours d’histoire, et pas seulement dansl’univers de Harry Potter.

Ainsi l’ouvrage propose-t-il une réflexionsynthétique, fondée sur une riche expériencepersonnelle et quelques références bibliogra-phiques fort bien ciblées. En historienne,Dominique Comelli sait aussi inscrire sesobservations dans une lente évolution dontelle rappelle les grandes lignes. Evidemment,sa démarche dépend des réalités de la situa-tion française, d’où bien des précisions cri-

tiques sur la manière dont y sont élaborés lesprogrammes d’histoire. Mais les problèmesqu’elle soulève se posent également endehors de l’Hexagone.

L’une des questions essentielles qui sontabordées par l’enseignante concerne notam-ment la toute-puissance du roman national,et la volonté officielle de construire une iden-tité nationale à partir de l’histoire enseignée.Cette injonction patrimoniale est-elle vrai-ment indispensable ? Et de quel droit s’im-pose-t-elle dans des programmes qui ne sontguère discutés et ne tiennent pas compte desévolutions récentes de l’histoire scientifique?La domination des activités – et des exi-gences – de mémorisation ne cache-t-ellepas en fin de compte une incapacité de par-tir des préoccupations des élèves pour leurpermettre de construire du sens à partir del’histoire ? Et qu’en est-il, dans le récitlinéaire de l’histoire scolaire qui est ainsiinduite, de la pluralité des possibles, dupoids de l’incertitude, des expérienceshumaines successives que l’histoire, la vraie,permet de reconstruire ?

Que cette histoire enseignée soit ainsi réduiteà l’état de «squelette factuel» explique pourune large part cet ennui qui la poursuit. Et laconclusion de Dominique Comelli pourraitfigurer en exergue de notre revue tant elleexprime avec pertinence, et en des termes trèsévocateurs, ce qui est l’enjeu principal durenouvellement de cette discipline scolaire :« C’est vrai, toutes ces démarches prennent dutemps.Mais pourquoi vouloir tout faire, tout dire ? Nevaut-il pas mieux choisir des moments quel’on approfondira ?Vouloir donner aux élèves une fresque simplifiéedu monde et du passé était peut-être un objectif

Les annonces, comptes rendus et notes 219

louable quand les livres étaient rares et chers etquand les enfants, une fois l’école quittée,avaient peu de chances d’enrichir leurs connais-sances. Mais ce n’est plus le cas maintenant.Mieux vaut avoir le mode d’emploi de l’his-toire pour pouvoir l’écrire à son tour. »

Charles Heimberg, Institut de Formation des Maîtres (IFMES), Genève

« Enseigner le présent, le passé et le pos-sible ». In BRUNER Jerome, L’éducationentrée dans la culture. Les problèmes del’école à la lumière de la psychologie cultu-relle (The Culture of Education, HarvardCollege 1996, traduit de l’anglais par YvesBonvin), Paris, Retz, 1996, pp. 111-126.

Ce bref chapitre constitue en fait un mani-feste élégant et convaincant pour une péda-gogie du problème par le récit, notammenten histoire enseignée : le socio-constructi-visme raconté à tous ! Bruner part d’unconstat : l’absence « choquante » de tout inté-rêt porté à la manière dont les enseignantsenseignent et les élèvent apprennent. A par-tir de là, il propose une nouvelle culture del’apprentissage qui passe par le récit, aumoyen de quatre « idées » :

1. La « réflexion ». Depuis le XVIIe siècle, onpense qu’« expliquer » de manière causale – en recourant à une théorie, c’est-à-dire à ceque la science considère comme un idéal –suffit pour faire « comprendre ». AuXIXe siècle, le positivisme « anti-illusion-niste » reproche aux sciences « molles » –l’histoire, les sciences humaines, la littéra-ture… – de se borner à « enrichir l’esprit »sans jamais se soucier de la preuve deschoses. Pourtant, la vieille Europe continue à

guerroyer, rejouant inlassablement toutes leshistoires que l’Histoire raconte, avec la socio-logie et la littérature, ces disciplines qui jus-tement ne seraient bonnes qu’à « enrichirl’esprit » ! Or,

« Les gaz mortels et la Grosse Bertha étaientpeut-être les fruits empoisonnés des sciencesvérifiables, mais la pulsion qui nous avaitamenés à les mettre en action venait, elle, deces histoires que nous nous racontions. N’était-il pas temps que nous tentions de mieux com-prendre leur puissance, d’étudier comment leshistoires et les récits historiques sont bâtis et cequi, en eux, porte les peuples à vivre ensembleou, au contraire, à s’estropier et à se massa-crer ? » (p. 115)

Comment faire pour amener une nouvellegénération à réexaminer notre histoire ?« Comment éviter de nous tromper encoreune fois ? » lance Bruner. Et bien justement,le premier quart du XXe siècle a opéré un« tournant interprétatif », d’abord dans lethéâtre, puis dans la littérature, l’histoire,dans les sciences sociales, en épistémolo-gie… dans l’éducation, enfin. La nouvellefinalité, c’est désormais de comprendre, pasd’expliquer ! Instrument privilégié de cenouveau paradigme : le récit, avec une exi-gence de « vérisimilarité », d’atteindre « cequi ressemble à la vérité », la « vérité », ici,n’étant ni atteignable, ni vérifiable. Raconterdes histoires pour comprendre, c’est bienplus que d’enrichir l’esprit : il s’agit d’unedidactique que Kierkegaard (✝1855) a sug-géré depuis longtemps : « sans ces histoires,disait-il, nous en sommes réduits à avoirpeur et à trembler. »

Aussi Bruner réclame-t-il que les méthodesinterprétatives ou narratives de l’histoire

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soient enseignées avec la rigueur de l’explica-tion scientifique, hors de tout procédé rhéto-rique (Voir aussi un autre chapitre de Bru-ner : « Les sciences par les récits »). L’histoiredevient alors une discipline qui vise à com-prendre le passé et pas seulement à raconter« ce qui est arrivé ». On apprend aux enfantsà devenir historien en ne les traitant pascomme des « consommateurs d’histoiresbien « propres » et soigneusement conser-vées ». Certains crieront au bradage desvaleurs les plus sacrées par l’usage d’une« épistémologie pragmatique » ! Or ce qui estsacré, selon Bruner, et mérite le respect, c’estau contraire

«Toute analyse du passé, du présent et du pos-sible qui est bien faite, bien argumentée, scru-puleusement documentée et menée selon uneperspective honnête. (…) Réfléchir avec rigueuret respect aux différentes «histoires» qui nousdisent où en sont les choses (sans «effacer» cellesqui nous gênent), n’est en rien contradictoireavec la pensée scientifique.»

Bruner propose en exemple une histoire« très intéressante », réclamant le recours àune théorie explicative précise et qui,construite par les élèves, leur permettrait dedécouvrir quand ils ont besoin d’une théorieet plus seulement d’une histoire : «Commentsommes-nous arrivés à ce que les trois quartsde la richesse de la nation soient entre lesmains du quart de la population ? » (Suisse1990 : 57,2 % de la fortune déclarée auxmains de 7,6 % des contribuables). Et onvoudrait ajouter : « Alors que la Révolutionfrançaise s’opposait déjà à ce qu’un quart descontribuables n’amasse deux tiers desrichesses recensées » ! On voit mieux, ainsi,ce qu’il faut entendre par une histoire« gênante ».

2. et 3. L’aptitude à agir et la collaboration.Ici, Bruner procède par opposition descontraires. L’idéologie anglo-américaineempirique de l’« apprentissage », théoriséepar Locke, conçoit l’esprit comme une« tablette de cire » sur laquelle l’environne-ment grave un message indélébile, concep-tion de l’apprentissage à la fois solitaire etpassive. Cette conception s’oppose à tout cequ’on a découvert depuis et qui aboutit aucontraire à considérer l’esprit comme« actif », à l’orienter vers la résolution de« problèmes » : ce qui « entre » dans l’espritdépend davantage des hypothèses, moyen-nant heuristique (stratégies et prises de déci-sion), que de ce qui sollicite les sens. Et cequi a été aussi découvert, c’est que nousn’apprenons pas seuls et sans aide, « nusdevant le monde » : c’est l’échange de laparole qui rend possible l’apprentissage, parla collaboration, par un processus discursifque nous exerçons en fait dès notre plusjeune âge. Ainsi, dans le projet pilote d’Oak-land (Californie) qu’Ann Brown a menédans les années 1970,

« Non seulement les enfants émettent leurspropres hypothèses, mais ils les négocient avecles autres, y compris avec leurs enseignants. Ilsoccupent d’ailleurs aussi le rôle de l’ensei-gnant, offrant leur expertise à ceux qui en ontmoins. » (p. 119)

Dans l’acquisition de cette «culture-mise-en-pratique» utile pour la vie, quel que soit sonmilieu social, les enfants apprennent à distin-guer récit explicatif et récit interprétatif. Ilsapprécient le rôle de l’ethnographe qui faitpériodiquement le point sur la manière dontévolue la collaboration et ils se montrent bienplus critiques que leurs propres enseignants.En maniant le récit, ils apprennent à penser

Les annonces, comptes rendus et notes 221

en fonction du schéma : « histoire » = unAgent cherchant à atteindre un But dans unCadre reconnaissable à l’aide de certainsMoyens. Un défaut survient-il entre les diffé-rentes composantes de l’histoire, et voilàl’Obstacle qui justifie qu’on la raconte. C’estle prologue du récit qui installe les circons-tances initiales de l’histoire (Agent, But,Cadre, Moyens). L’action se déroule ensuiteen conduisant à l’Obstacle et c’est la rupture(la violation de ce à quoi l’on s’attendaitcomme légitime). A partir de là, on assistesoit à un retour de la légitimité, soit à unchangement révolutionnaire installant unenouvelle légitimité. Enfin, l’histoire se ter-mine par une conclusion cherchant à évaluerce qui s’est passé.

Le schéma du récit proposé par Brunercomme support à l’apprentissage de la pen-sée ne correspond-il pas, en fait, à l’accep-tion du concept grec de ιστορια : une rela-tion débouchant sur un rapport, le toutfaisant une « enquête » ? Ainsi, toute repré-sentation du monde pourra faire sens dèslors qu’on l’insère dans une structure narra-tive. Vladimir Propp (Morphologie du songe,Paris, Seuil, 1970) affirme même qu’il n’y ena que quatre, souligne Bruner : la tragédie, lacomédie, le roman et l’ironie. Ce sont cesstructures d’une extrême abstraction, quasialgébrique, qui permettent à une infinitéd’histoires d’exprimer le monde, donc d’enattester une compréhension sans qu’il soit« expliqué », livré, servi en vulgates apprêtéespour la consommation… : autant de misesen scène possibles d’un réel problématique,refoulé… sommé de se rendre à la raison del’apprenant…

Il est étonnant de voir, selon Bruner, com-bien on devient rapidement habile à rendre

clair un texte, armé de ces quelques donnéessur la structure formelle des récits, que l’onsoit critique littéraire, psychologue, juriste,historien, professeur ou enfant !

« C’est une idée très contestable de penser queles enseignants et leurs élèves ne peuvent abor-der les problèmes narratifs avec la même com-pétence et la même ouverture d’esprit, et entirer le même bénéfice en terme de consciencede soi. (…) L’analyse narrative réalisée en col-laboration ne se solde pas par un match nul. Iln’y a pas besoin d’hégémonie pour créer dusens, comme si la version de l’histoire du plusfort devait être imposée au plus faible, et celareste vrai lorsqu’il s’agit de sujets politiquesbrûlants. (…) Le débat et la négociationmenés ouvertement, sont les ennemis de l’hé-gémonisme. » (p. 122)

Bruner ne considère pas pour autant que lafinalité d’un tel processus d’analyse collectivedoive être d’élaborer la liste des meilleurs«valeurs» (américaines…) comme des tablesde la loi. L’idée même d’aboutir à de tellesvaleurs correspond à de la timidité intellec-tuelle et morale : il ne s’agit pas de parvenir àl’unanimité, mais à davantage de conscience,car « plus de conscience entraîne toujoursplus de diversité».

4. La culture. Bruner fait ici confiance auxanthropologues contemporains qui ontmontré que « le mythe d’une « culture » soli-dement installée, irréversible, qui permet-trait à la fois de penser, de croire, d’agir et dejuger, ce mythe est bien mort. » Il faut êtreconfiant dans la possibilité d’améliorer leschoses en commençant pas refuser de céderaux convenances qui imposent de laisser lessujets embarrassants devant la porte de laclasse. Les élèves ne sont pas dupes : soit ils

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vivent ces scandales, soit ils les voient à latélévision. Le désenchantement qui résultede programmes désincarnés est d’ailleursune grande source de désordre dans l’école.Donnons plutôt aux élèves les moyens decomprendre les histoires qu’ils construisentsur leurs univers, en les initiant à ladémarche de l’enquête précisément sur lesquestions qui font scandale : pour reprendrel’exemple déjà évoqué, comment ensommes-nous arrivés au « systèmeaberrant » de distribution des richessesactuel alors que nous sommes partis d’unedéclaration selon laquelle « Tous leshommes ont été créés libres et égaux » ? Sic’est l’Obstacle qui déclenche le récit, lesélèves vont pouvoir transformer cet obstaclebrut en un problème qui fait sens, dans lecadre d’une procédure (ce qu’on appelle une« problématique »). Là est la culture selonBruner : non pas l’éternelle question duchoix entre poésie et prose, mais unemanière d’affronter les problèmes humains,de rendre des comptes par le biais de récits,moyens de synthétiser les connaissancesaccumulées sur la société et de dépasserl’étroitesse de vue. Faire en sorte que ce quiest trop familier redevienne étrange…

Pierre-Philippe Bugnard, Université de Fribourg – Sciences de l’éducation

HERY Evelyne, Un siècle de leçons d’his-toire. L’histoire enseignée au lycée 1870-1970, Rennes, Presses Universitaires deRennes, 1999, 437 p.

L’auteure dépiste les vieux habitus de l’histoireenseignée – cours magistral, résumé, leçonapprise et récitée, interrogation orale… –,érigés en autant de rituels indécrottables, un

dépistage qui confère à l’immobilisme de ladiscipline une visibilité éclatante. Toute cetteéconomie traditionnelle tranche fortementavec la noblesse et l’ambition des finalitésqu’assignent les instructions officiellescontemporaines à un tel enseignement.L’analyse des pratiques révèle donc uneankylose que dénonçait déjà Durkheim audébut du XXe siècle ou Daumier, plus tôtencore, dans ses caricatures.

Il faut maintenant se demander si le « tour-nant critique » des années 1960, qui marquebien le terme amont de l’étude, a vraimentpermis d’opérer la « libération » tant atten-due pour l’enseignement de la discipline dessciences humaines la plus engoncée peut-être dans un système suranné, produisant sipeu d’apprentissages durables eu égard auxrésultats escomptés (finalités sociales, disci-plinaires…) et aux moyens alloués (dotationhoraire, manuels…).

Le cartable de Clio reviendra dans un pro-chain numéro sur cette recherche impor-tante pour la compréhension des habitus del’enseignement de l’histoire au secondaire.

Pierre-Philippe Bugnard, Université de Fribourg – Sciences de l’éducation

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