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Le cartable de Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire GDH n o 7 2007 C li o

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Lecartablede

Revue romande et tessinoise

sur les didactiques de l’histoire

GDH

no 7 2007

Clio

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Cette revue est publiée sous la responsabilité éditoriale et scientifique du Groupe d’étude des didac-tiques de l’histoire de la Suisse romande et du Tessin (GDH), constitué dans le cadre du Centresuisse de formation continue des professeurs de l’enseignement secondaire (CPS) de Lucerne.

Elle comprend sept rubriques :• L’éditorial• L’actualité de l’histoire• Les usages publics de l’histoire• Les didactiques de l’histoire• La citoyenneté à l’école• L’histoire de l’enseignement• Les annonces, comptes rendus et notes de lecture

Comité de rédaction :• FRANÇOIS AUDIGIER, UNIVERSITÉ DE GENÈVE

• PIERRE-PHILIPPE BUGNARD, UNIVERSITÉ DE FRIBOURG

• CHARLES HEIMBERG, INSTITUT DE FORMATION DES MAÎTRES (IFMES) ET UNIVERSITÉ DE GENÈVE

• PATRICK DE LEONARDIS, GYMNASE DE LA CITÉ, LAUSANNE

Coordinateur :• CHARLES HEIMBERG

Réseau international de correspondants :• MARIE-CHRISTINE BAQUÈS, CLERMONT-FERRAND

• ANTONIO BRUSA, BARI

• LUIGI CAJANI, ROME

• LANA MARA DE CASTRO SIMAN, BELO HORIZONTE

• ISSA CISSÉ, OUAGADOUGOU

• COLETTE CRÉMIEUX, PARIS

• MOSTAFA HASSANI IDRISSI, RABAT

• CHRISTIAN LAVILLE, QUÉBEC

• CLAUDINE LELEUX, BRUXELLES

• ROBERT MARTINEAU, MONTRÉAL

• IVO MATTOZZI, BOLOGNE

• HENRI MONIOT, PARIS

• JOAN PAGÈS, BARCELONE

• NICOLE TUTIAUX-GUILLON, LILLE

• RAFAEL VALLS MONTÉS, VALENCIA

• KAAT WILS, LOUVAIN

Maquette et mise en pages : MACGRAPH, YVES GABIOUD, PUIDOUX

Couverture : FRANÇOISE BRIDEL, GENÈVE

© Loisirs et Pédagogie, Lausanne, 2007EAN 978-2-606-01189-5LEP 920197A1I 1007 1 SRO

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TABLE DES MATIÈRES N° 7, 2007

L’éditorial : Le film en classe d’histoire | ....................................................................................... 7

Dossier sur Le cinéma dans l’enseignement de l’histoire |Cinéma et histoire, un chantier à rouvrir, par PIERRE SORLIN.................................................................. 11

Film historique et stéréotypes, par GIANNI HAVER .................................................................................... 23

Le cinéma de fiction en son siècle : le regard de l’historien, par RÉMY PITHON ......................................... 33

« Histoire et Cinéma » à l’Institut Lumière : faire une Histoire du XXe siècle avec des Films « de » l’époque, par LIONEL LACOUR................................................................................... 40

L’année vigneronne (Charles-Georges Duvanel, 1941). Quand le film touristique se met au service de la « défense nationale spirituelle », par PIERRE-EMMANUEL JACQUE ..................................................... 51

Mémoires de guerre au cinéma : travailler avec des films sur la mémoire de la guerre,par MARIE-CHRISTINE BAQUÈS .................................................................................................................. 60

Storia e cinema. Riflessioni sul cinema come storia e sulla storia al cinema............................................ 80

Storia e cinema : un rapporto difficile, da MARIANO MORACE............................................................. 81

Le nuove frontiere della storia. Il cinema come documento storico, da GIOVANNI DE LUNA ............... 85

La didattica della storia attraverso il cinema, da GIANNI HAVER ........................................................ 89

Traduction d’un extrait de l’intervention de Giovanni De Luna..................................................... 92

Trois ressources cinématographiques pour enseigner une histoire du mouvement ouvrier,par CHARLES HEIMBERG ............................................................................................................................ 94

L’actualité de l’histoire |Nationalismes médiéval et contemporain, par PATRICK J. GEARY ............................................................. 113

« La guerre d’Espagne », une histoire nationale en mutation, par FRANÇOIS GODICHEAU ........................ 122

Pour une histoire de genre et des identités masculines, par CHARLES HEIMBERG ...................................... 136

Les usages publics de l’histoire |Élaboration et contraintes de la mémoire des camps de concentration et du génocide des Juifs,par PHILIPPE MESNARD.............................................................................................................................. 141

Les Caprices de la mémoire nationale en Espagne, par MARI CARMEN RODRIGUEZ ............................... 150

Récit d’une visite d’Auschwitz-Birkenau, juillet 2007 .............................................................................. 160

La recherche sur l’enseignement et l’apprentissage de la mémoire historique, compte rendu des IVe Journées internationales de recherche en didactique des sciences sociales, Barcelone,février 2007, par PAULA GONZALEZ AMORENA........................................................................................... 179

Les didactiques de l’histoire |La didactique de l’histoire en France, quel(s) horizon(s) d’attente ?, par NICOLE TUTIAUX-GUILLON...... 185

Enseigner la controverse au miroir des questionnements épistémologiques, socio-culturels et didactiques, l’exemple du fait colonial, par LAURENCE DE COCK PIERREPONT ..................................... 196

Comment penser l’initiation culturelle des élèves dans les classes d’histoire au secondaire ? L’approche culturelle dans l’enseignement de l’histoire, par CATHERINE DUQUETTE ................................ 208

L’histoire récente comme contenu scolaire en Argentine, par PAULA GONZALEZ AMORENA....................... 220

Un’esperienza didattica sul castello di Serravalle, da NICOLETTA ROSSELLI .............................................. 232

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La citoyenneté à l’école |Enseignement de l’histoire et éducation à la citoyenneté – Ouvrir un débat, par FRANÇOIS AUDIGIER .... 247

L’histoire de l’enseignement |Marie Pape-Carpantier (1815-1878) : Le parcours d’une femme pédagogue, par BRUNO KLEIN............. 253

Ernest-Paul Graber. Comment un instituteur socialiste parlait de l’école il y a un siècle,présentation de CHARLES HEIMBERG ......................................................................................................... 259

Les annonces, comptes rendus et notes de lecture |V. Sanchez-Biosca, Cine de historia, cine de memoria, la representación y sus limites,

par MARI CARMEN RODRIGUEZ........................................................................................................... 267

S. Lindeperg, « Nuit et brouillard ». Un film dans l’histoire & C. Drame, Des films pour le dire.Reflets de la Shoah au cinéma. 1945-1985, par CHARLES HEIMBERG ................................................. 270

E. Pruschy, Survivre et témoigner, Rescapés de la Shoah en Suisse, par PATRICK DE LEONARDIS .............. 273

M. Vassallo, Insegnare storia con il cinema muto. Torino : Cinema, Moda e Costume nel primo Novecento ; Torino : Cinema, Moda e Costume nel primo Novecento. Percorsi didattici,par CHARLES HEIMBERG............................................................................................................................ 275

Verdun, visions d’histoire, un film restauré de Léon Poirier, par CHARLES HEIMBERG............................ 276

C. Liauzu (dir.), Dictionnaire de la colonisation, par HENRI MONIOT .................................................... 277

P.-Ph. Bugnard, Le temps des espaces pédagogiques, par PATRICK DE LEONARDIS .................................... 278

R. Valls Montés, Historiografìa escolar española : siglos XIX-XXI, par CHARLES HEIMBERG ................... 280

W. Panciera & A. Zannini, Didattica della storia. Manuale per la formazione degli insegnanti, par CHARLES HEIMBERG........................................................................ 283

B. Rey & M. Staszewki, Enseigner l’histoire aux adolescents, Démarches socio-constructivistes,par FRANÇOIS AUDIGIER ...................................................................................................................... 284

R. Hofstetter & B. Schneuwly (dir.), Émergence des sciences de l’éducation en Suisse à la croisée de traditions académiques contrastées. Fin du XIXe – première moitié du XXe siècle,par CHARLES HEIMBERG...................................................................................................................... 288

Compte rendu de la Journée de la mémoire 2007 à Genève, par CHARLES HEIMBERG............................ 290

Compte rendu du Cours GDH/CPS 2007, par CHARLES HEIMBERG ...................................................... 292

Annonce des cours GDH / CPS 2008 ...................................................................................................... 293

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L’éditorial

Le cartable de Clio

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Le cartable de Clio, n° 7 – L’éditorial – 7-8 7

ÉDITORIAL

LE FILM EN CLASSE D’HISTOIRE

Un plan d’études commun à tous les cantonsromands est actuellement en préparationpour la scolarité obligatoire, sans que l’onsache bien ce qu’il deviendra compte tenu desdécisions d’harmonisation prises plus récem-ment encore au niveau fédéral. À notreconnaissance 1, la partie de ce projet quiconcerne l’histoire est assez contrastée. Ellerecèle de bonnes idées, mais aussi quelquesécueils inquiétants. En particulier, des choixthématiques pas toujours compréhensiblesqui risquent de prendre de fait un caractèrecontraignant et donc inapproprié. Il y a égale-ment la formulation de niveaux d’attente dis-tincts, probablement en fonction des filièressuivies par les élèves. Ce dernier point noussemble inacceptable dans le domaine de l’his-toire étant donné sa dimension citoyenne.En effet, y aurait-il en histoire des objectifsréputés inatteignables par certains élèves?

Un autre aspect discutable de cette premièreébauche concerne l’utilisation des films enclasse, qu’il s’agisse de documentaires ou defictions. Deux niveaux d’attente sont propo-sés en la matière pour distinguer « les faitshistoriques et les faits d’actualité de leursreprésentations et affirmations dans les œuvres

et les médias» : il est d’abord question d’iden-tifier « les références à l’histoire dans des repré-sentations documentaires ou de fictions etdans des médias » ; il s’agit ensuite de « com-parer une représentation documentaire oude fiction à une source historique et en véri-fier la pertinence historique ».

Or, les modalités permettant concrètementd’atteindre de tels objectifs au cours des troisdernières années de la scolarité obligatoire serévèlent limitées. En 7e année, les élèves ver-raient des « œuvres portant sur l’histoireancienne et ses récits afin de les replacer dansune perspective historique » ; en 8e année, ilsliraient ou verraient des « représentationsdocumentaires ou de fictions dans le but d’iden-tifier des références historiques erronées ou ana-chroniques» ; enfin, en 9e année, ils compare-raient des «représentations documentaires oude fictions dans le but d’identifier des référenceshistoriques erronées ou anachroniques».

Ces activités centrées essentiellement sur lavérification de la vraisemblance historiquedes œuvres en question risquent ainsi d’oc-culter le contexte historique de productionde chaque œuvre cinématographique, encoreune fois qu’il s’agisse d’un film documentaireou d’une fiction.

Le dossier principal de ce septième numérodu Cartable de Clio est justement consacré au

1 Nous nous référons à des documents provisoires quiétaient disponibles le 25 mai 2007 sur le sitehttp://bejunefrival.educanet2.ch/info/SHS/SHS32.html

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thème du cinéma dans l’enseignement del’histoire. Aussi plusieurs contributions insis-tent-elles sur le fait qu’un film en dit plus surl’époque dans laquelle il a été produit que surcelle dont il est question dans le scénario. Dèslors, l’identification et la prise en compte parles élèves des trois temporalités d’une œuvrecinématographique que sont le temps repré-senté, le temps représentant (du contexte deproduction) et le temps de visionnement enclasse paraissent aussi importants que la cri-tique des anachronismes qu’elle contient. Enclasse d’histoire, à l’instar de toute activitéd’enseignement, les critères de pertinence desextraits à visionner en fonction des contenusd’apprentissage à proposer aux élèves ne vontpas non plus de soi et méritent réflexion.

Les films, documentaires ou de fiction, consti-tuent effectivement une ressource précieusepour l’enseignement de l’histoire. Ils permet-tent d’enrichir le panel documentaire qui peutêtre utilisé dans une séquence didactique,autant comme élément déclencheur quecomme objet d’analyse. Mais il importe debien penser leur utilisation, et son riche poten-tiel, pour qu’elle ne se réduise pas à une sorted’allégement programmatique illustratif.

La rédaction du Cartable de Clio

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Le cinéma dans l’enseignement de l’histoire

Le cartable de Clio

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Le cartable de Clio, n° 7 – Cinéma et histoire, un chantier à rouvrir – 11-22 11

CINÉMA ET HISTOIRE : UN CHANTIER À ROUVRIR

PIERRE SORLIN, UNIVERSITÉ PARIS III & ISTITUTO FERRUCCIO PARRI DE BOLOGNE

Depuis près de trente ans, un petit groupe dechercheurs s’attache à montrer que lecinéma, la radio, la télévision ouvrent de trèsintéressantes perspectives sur le passé mais,jusqu’à aujourd’hui, la majorité des histo-riens considèrent les productions audiovi-suelles d’un œil extrêmement sceptique.Quand on leur dit que l’image mobile aide àsaisir des moments d’existence, qu’elle révèledes outillages, des techniques maintenantdisparus, les spécialistes répondent que laphotographie offre les mêmes avantages, que,plus facile à prendre, elle ne s’entoure pas desartifices dont a besoin le cinéma et surtoutqu’elle se prête à un examen prolongé, quandle film semble insaisissable. Et si on leur parledes aperçus relatifs à l’état d’esprit, aux pas-sions et aux troubles d’une époque qu’ondécouvre dans les films, ils objectent que lapresse, la littérature, le dessin, qu’on peutfacilement citer, leur suffisent amplement.Les historiens n’ignorent évidemment pas lecinéma; ils savent qu’il a marqué l’évolutiondes loisirs au XXe siècle ; ils lui concèdent uneforce évocatrice qui aide à saisir quelquesgrands moments d’exaltation collective ; ilsl’apprécient même à titre de spectateurs, maisils trouvent inutile de l’ajouter aux docu-ments dont ils font usage.

Un aspect particulièrement impressionnantde la discussion est que, au long de ces troisdécennies, les arguments des uns et des autres

n’ont pas varié. Entre-temps, le champ de l’in-vestigation historique s’est élargi ; la commu-nication est devenue un thème d’enquête àpart entière ; on se penche sur les campagnestélévisées aussi bien que sur les opérations depresse, on jauge l’influence que le petit écranexerce sur le public ; on évalue la manièredont il façonne l’image des leaders. Pourtant,le cinéma et la télévision n’ont pas le statut desources véritables ; les bibliographies citentrégulièrement des ouvrages sur l’audiovisuelmais rarement, pour ne pas dire jamais, desfilms ou des émissions. Une double équi-voque se joue ainsi autour des productionsaudiovisuelles ; elles sont admises commeobjet d’étude, non comme éléments d’infor-mation et leur éventuelle utilisation fait l’ob-jet d’une polémique qui tourne en rond.Comment rendre compte d’une situationaussi bizarre? L’hypothèse que je souhaiteraisexplorer ici est que le débat, engagé sur unefausse piste, s’y est enlisé. On a polémiqué surl’Histoire en général et sur ce que le passage àl’écran lui faisait gagner ou perdre, sans préci-ser ni de quelle histoire, ni surtout de quelsconsommateurs d’histoire on parlait. Essayonsde reprendre les choses au début.

AUX SOURCES D’UN MALENTENDU

En simplifiant énormément les choses, on dis-tinguera quatre types de publics manifestantune certaine curiosité à l’égard du passé et

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amenés éventuellement à suivre sa représenta-tion à l’écran. En tout premier lieu vientl’école. L’histoire y est insupportable, parcequ’obligatoire, et les enseignants ont, pendantquelques années, misé sur le cinéma pour larendre un peu moins austère. Rossellini a servià introduire Louis XIV, Renoir ou Wajda ontdonné vie à la Révolution et Louis Malle à laFrance occupée, mais l’expérience s’est viteessoufflée. L’effort est, d’abord, sans propor-tion avec le résultat : le Danton de Wajda meten lumière l’implacable logique de la terreur,mais il le fait en deux heures et demie, quanddix minutes de cours y suffiraient. Ce filmexige, d’autre part, une sérieuse mise au pointsur la Pologne des années quatre-vingt et sur laportée d’une œuvre qui, sept ans avant lachute du Mur de Berlin, faisait le procès desrégimes policiers. Enfin, et surtout, Danton estune réalisation de grande qualité dans laquellecouleurs, cadrages et placement des acteurscontribuent à situer et à opposer les deuxcamps. Pour parler sérieusement du film, ilfaudrait engager de longs commentaires stylis-tiques qui éloigneraient la classe de son pro-gramme. On comprend pourquoi les spécia-listes de la Révolution, tout en reconnaissantles mérites de Wajda, jugent que son film n’ap-porte rien à la connaissance de la période.

Détestée par les écoliers, l’histoire, après coup,laisse un bon souvenir aux meilleurs élèvesqui, de loin, continuent à s’informer en ache-tant les biographies éditées par Fayard, enlisant Notre Histoire, ou L’Histoire, et en com-parant les mérites des différentes figures fil-miques de Jeanne d’Arc ou de Napoléon.Quand il n’y avait qu’une seule chaîne de télé-vision, les propriétaires de récepteurs, encorepeu nombreux, appartenaient presque tous àce cercle ; ce sont eux qui, pendant une décen-nie, assurèrent, en France, le succès de La

caméra explore le temps. La concurrence entreles chaînes et la nécessité de « faire de l’au-dience» ont considérablement réduit la partdes émissions historiques qui n’attirent guèreque cette frange d’amateurs curieux. Les évo-cations du passé, souvent bannies en fin desoirée, se cantonnent au demi-siècle allant dela Première Guerre mondiale à la mort deKennedy, seule période qui éveille toujoursl’intérêt du public. Il n’est pas surprenant quedes historiens professionnels jugent sansvaleur des séries télévisuelles qui, reprenantplus ou moins les mêmes images, racontentindéfiniment les guerres mondiales, la crise de29, le nazisme ou le stalinisme.

Si elles évitent les vastes panoramas histo-riques, les télévisions ne cessent de faire allu-sion au passé; elles retracent leur propre évolu-tion, multiplient les programmes rétrospectifs,masquent les lacunes de leurs bulletins d’infor-mation en faisant un peu de chronologie etconsacrent de longues émissions à interrogerdes quidams sur ce qu’ils ont vécu. On glisseici, insensiblement, de l’histoire, exposé argu-menté, à prétention démonstrative, vers lachronique, qui aligne des faits bruts, sans cher-cher ni à les classer, ni à en tirer des conclu-sions. Témoignages et récits de vie ont, parrapport aux études scientifiques, l’avantage dela spontanéité ; la parole d’un travailleur estplus concrète, souvent plus émouvante qu’uneétude sur la vie ouvrière; mais leur accumula-tion crée un effet kaléidoscopique, tout se vautet rien ne signifie. On ne cherche pas, ici, àdévaloriser une approche très appréciée dupublic, on se borne à constater que la télévi-sion développe un abord du passé qui ne peutêtre celui des spécialistes.

Pour les trois groupes que nous venonsd’examiner, scolaires, gens cultivés et grand

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Cinéma et histoire, un chantier à rouvrir 13

nus, généralement modestes, ont suscité,chez les historiens, davantage d’ironie que decuriosité. Faut-il vingt pages de discourspour montrer que telle réalisation cachait unarrière-fond de racisme, que telle autre étaitanti ceci ou pro cela ? Kolberg, réalisé en Alle-magne en 1945, raconte l’héroïque résistanceaux armées napoléoniennes d’une petite villeprussienne : le fait que, à cette date, un filmévoque la lutte à outrance nous apprend-ilquoi que ce soit de neuf ? Dans la fameusesérie des James Bond 007, le «méchant» estsuccessivement soviétique, puis chinois, puisterroriste ; l’ennemi est celui que dénonçaientalors les dirigeants occidentaux, les filmsn’ajoutant rien à ce que l’on sait par d’autressources. La grande pauvreté de cetteapproche, encore largement répandue, tient àce qu’elle part du déjà connu pour ne rienfaire d’autre que le confirmer.

Réagissant contre ce scepticisme, certains ontpensé que, peut-être, le cinéma dévoilait destendances cachées, en quelque sorte l’enversd’une société. L’idée n’était pas neuve, elleremontait au livre pionnier de Siegfried Kra-cauer, From Caligari to Hitler. A psychologicalhistory of the German cinema, publié en 1947mais peu remarqué à l’époque (la traductionfrançaise date seulement de 1973). Journa-liste influent, critique de films, Kracaueravait, de Berlin, assisté à la montée de Hitlersans réaliser la gravité de la menace nazie ;contraint de s’exiler aux États-Unis, il tentade comprendre et la logique des événements,et son propre manque de clairvoyance.Reprenant ses comptes rendus de films, ils’attacha à prouver que le profond malaisequi avait conduit à l’avènement du nazismeétait déjà perceptible dans le cinéma alle-mand des années vingt. L’engouement pourla psychanalyse, caractéristique des années

public, la question du rapport entre audiovi-suel et histoire ne se pose tout simplementpas puisque chacun trouve sur les écrans cequi lui convient. Le débat auquel nous avonsd’abord fait allusion ne concerne donc que lapetite communauté des historiens profes-sionnels, enseignants ou chercheurs ; ce quile dédramatise : son aboutissement, quelqu’il soit, ne changera rien aux curiosités niaux préférences des autres usagers. Ramenéeà ses très modestes dimensions, la questionn’en demeure pas moins irrésolue : si les his-toriens peuvent légitimement récuser les réa-lisations « historiques » et les programmesrétrospectifs de la télévision, pourquoi nepensent-ils pas qu’un film informe sur lespratiques et les manières de vivre ?

La raison en est un malentendu fondamentalqui remonte aux origines de la campagnevisant à promouvoir le cinéma commesource. Lorsque, à l’initiative de Marc Ferro,de jeunes chercheurs commencèrent à inter-roger les films, seule une infime minoritéd’œuvres, celles que la critique tenait pourdes «classiques», était disponible ; il n’y avaitaucun moyen d’étudier ni les centaines dedocumentaires réalisés par les entreprises, lesministères ou les particuliers, ni les actualités,ni les films mal notés, les « nanars », quiavaient ému ou réjoui la masse des specta-teurs. Pire encore, les copies accessiblesétaient en pellicule ce qui interdisait de lesrepasser à loisir et de s’arrêter sur lesséquences importantes. Que faire alors ? Laseule solution était de s’en tenir au plus évi-dent, au «message» ou, dans le vocabulairedes années soixante-dix, au contenu idéolo-gique. De nombreuses monographies ontainsi abordé qui un film, qui un réalisateur,qui un petit groupe d’œuvres tournantautour d’un thème précis. Les résultats obte-

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soixante-dix, donna une nouvelle jeunesse àcette thèse : les images, moins faciles àcontrôler que les paroles, n’allaient-elles pasdénoncer ce qu’un milieu, un pays, une classesociale n’osaient s’avouer ? Cette approchedétournée n’avait aucune chance de séduireles historiens aux yeux desquels les traces dedissentiment perceptibles dans un film sovié-tique ou allemand prouvaient, au mieux, quetout le monde n’était pas enchanté durégime, ce dont on se serait douté.

OÙ LA TÉLÉVISION FAIT DÉCOUVRIRDES PISTES NOUVELLES

Les « études de cas », multipliées dans lesrevues et les volumes collectifs, n’ont pas étéinutiles ; elles ont marqué la première étaped’une recherche en quête de ses fondementsthéoriques. On conseille toujours aux débu-tants de choisir un objet précis et limité pouréprouver leur méthode et ceux qui, dans lesannées soixante-dix, tentaient de rapprocherhistoire et cinéma étaient des débutants.Depuis lors, le champ d’investigation s’estradicalement modifié.

En quel sens ? En ceci, d’abord, que le maté-riau cinématographique, longtemps inac-cessible et de ce fait mal connu, se trouvedésormais à la portée de tous. Cinéma-thèques et archives, jalousement ferméesvers 1980, ont dû s’ouvrir, dresser des inven-taires, dévoiler leurs secrets, la plupart deleurs catalogues étant désormais disponiblesen ligne. Pour remplir leurs heures creuses,les chaînes de télévision ont racheté lesstocks des sociétés de production ; elles ontdiffusé, ou vendu en cassettes, des filmsqu’on croyait disparus ; un chercheur,aujourd’hui, connaît la production filmique

de n’importe quelle période mieux que lescontemporains eux-mêmes et il a le loisird’en visionner les images autant qu’il le sou-haite. Se pencher sur une seule œuvre, quandon a le moyen d’envisager tout un contexte,n’a vraiment plus grand sens.

Si les historiens ont encore peu profité de cepetit bouleversement, les études cinémato-graphiques en ont, elles, largement tiré parti.Dans les années soixante-dix, les histoires ducinéma, peu nombreuses, étaient écrites pardes cinéphiles qui, faisant confiance à leurmémoire, résumaient tant bien que mal lesscénarios en les distribuant par pays et pargenres. Les départements d’arts du spectacle,créés dans les universités américaines, puiseuropéennes, ont imposé davantage derigueur ; les archives des studios, la presseprofessionnelle ont fourni une documenta-tion rendant caduques les coupures tradi-tionnelles entre nations ; le magnétoscope apermis de décrire les films et d’en citer despassages, au lieu de se fier uniquement à dessouvenirs.

Mais le changement majeur a été introduitpar les télévisions puis, sur leur lancée, parInternet. Suivant la conception dominantejusqu’aux années quatre-vingt, celle qui,notons-le, sous-tendait les premières étudesconsacrées au rapport film/histoire, lecinéma était un art produit industriellement,ce qui justifiait qu’on prît un seul film pour ychercher la trace de l’idéologie passée. Latélévision, en portant au premier plan l’audi-mat, Internet, en affichant sa chasse à laclientèle, ont dévoilé une vérité aveuglantemais que les cinéphiles distingués refusaientd’admettre : tout film est une marchandiseculturelle, fabriquée essentiellement pourêtre vendue, secondairement pour « dire »

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Cinéma et histoire, un chantier à rouvrir 15

quelque chose. Les grands studios, non seu-lement ceux d’Hollywood, mais aussi ceuxdu Caire, de Bombay, de Taiwan n’ont jamaisperdu de vue cette réalité, même s’ils ontparfois, en outre, manifesté des préoccupa-tions d’ordre esthétique. Les cartons que lesmajors, autrement dit les cinq principauxstudios américains, ont ouverts aux cher-cheurs mettent en évidence ce constantsouci. La Warner, par exemple, a gardé, etlivré aux curieux le détail du budget et desbénéfices tirés des 1500 films qu’elle a pro-duits de 1921 à 1967. Toute comparaisonentre les États-Unis et l’Europe est malheu-reusement exclue, les comptes des produc-teurs européens étant introuvables. L’incu-rie, la peur des contrôles fiscaux, la carrièresouvent très brève des sociétés ont entraînéla perte des documents chiffrés. Le contrasteentre deux méthodes comptables n’est passeulement anecdotique, il explique pour-quoi, en Europe, spécialistes du cinéma ethistoriens ont longtemps parlé des films sanstenir aucun compte de leur diffusion,comme si une œuvre suivie par dix millespectateurs équivalait à une œuvre vue parcinq millions de personnes. S’il est possiblede cerner le public américain dès les originesdu cinéma, et si les données deviennent par-faitement sûres à partir des années vingt, lesperspectives deviennent en revanche tout àfait floues dès qu’on aborde le vieux conti-nent : la France n’a pas eu de statistiques defréquentation avant 1945, l’Espagne pasavant 1962. Tardivement, parce que la télévi-sion en montrait l’importance fondamen-tale, les chercheurs se sont rendu compte quele public n’était pas une entité vague mais unensemble variable de personnes qui payaientleur place et que les producteurs s’efforçaientd’attirer à eux. Et, au lieu de livrer leurpropre analyse, intéressante sans doute, mais

personnelle et rétrospective, ils ont com-mencé à s’interroger sur les moyens dont ondisposait pour évaluer, même indirectement,l’avis, ou plutôt les avis, des contemporains.

La télévision n’a pas fait que révéler le poidsdes taux d’audience, elle a encore relativisé laplace des chefs-d’œuvre que la cinéphilieavait isolés du reste de la production. La« grille » des chaînes qui, émettant de façoncontinue, doivent diffuser un nombre consi-dérable de programmes courants, ni bons nimauvais et l’attitude des auditeurs quiouvrent mécaniquement leur récepteur,obligent à reconsidérer la programmationdes salles de cinéma. L’assistance à uneséance payante et la station devant un télévi-seur sont évidemment des attitudes très dif-férentes ; mais en observant le phénomènetélévisuel, on se trouve amené à prendre enconsidération ce qu’il y avait de routinierdans le comportement de publics cinémato-graphiques prisonniers d’une démarcherépétitive et prêts à accepter les produits sou-vent médiocres qu’on leur offrait. Au lieu des’interroger sur l’impact d’un film excep-tionnel, il devient nécessaire de mesurer lepoids de la redondance et d’évaluer les effetsde l’habitude.

Pour compléter leurs horaires, les télévisionsne peuvent se passer des émissions venduespar l’Amérique et l’accès, par câble, à deschaînes étrangères montre qu’il en va ainsipartout dans le monde. La télévision aencore imposé une révision des critères dejugement utilisés face à Hollywood. La ciné-philie, légitimée par des revues comme lesCahiers du cinéma, avait porté au pinacle unpetit nombre de réalisateurs américains etfait ainsi d’Hollywood une sorte de contre-point aux différents cinémas nationaux.

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L’anonymat des productions télévisuelles et lesuccès universel de ces émissions oblige ànoter l’exceptionnelle qualité des séries amé-ricaines, puériles souvent dans leur théma-tique, mais toujours parfaitement soignées. Lemythe des «grands» metteurs en scène reculeface à l’évidence d’un usinage parfaitementmaîtrisé, même quand il s’agit de productionsà petit budget. La question de la routine spec-tatorielle se présente dès lors sous un autreaspect : plus que des histoires banales et qui nevariaient guère (rien ne ressemble autant à unwestern standard qu’un autre western), lepublic des cinémas n’appréciait-il pas l’habi-leté des studios américains? Et, dans ce cas,davantage que les contenus, ne faudrait-il pasanalyser les formes?

La curiosité avec laquelle, dans les annéessoixante-dix, on se penchait sur « le mes-sage », « l’idéologie » semble désormais trèsexagérée. Comment sait-on que tel filmprône la défense de la patrie, que tel autreencense ou stigmatise le libéralisme ou lecommunisme, le progrès ou le retour aupassé ? Exclusivement par les dialogues. Or,l’attention prêtée aux discours empêche devoir l’image qui est pourtant ce qui fait l’ori-ginalité absolue du cinéma. L’image, faut-il lerappeler, montre ; elle ne sait ni raconter niexpliquer. J’en donne ici un exemple simple[page suivante] : j’ai souvent présenté ce pho-togramme; personne n’a jamais su l’identi-fier et j’en serais également incapable si uneindication manuscrite ne figurait au début dela bobine. La reconnaissance une fois effec-tuée, c’est la représentation qui devient inté-ressante et peut servir, aussi bien dans uneclasse que dans une recherche approfondie,pour réfléchir sur l’usage des troupes d’élitedans les guerres. Les films exposent desmanières d’agir, des comportements, des

techniques. Ils placent, autrement que lestextes, au centre de l’action ; ils révèlent deschangements. Ils ne se suffisent jamais à eux-mêmes, mais ils provoquent surprise et réac-tions. Ils sont d’autant plus utiles qu’on s’at-tache à des séquences significatives, car, si unfilm entier est, par sa complexité, sourced’hésitation, de confusion, un extrait bienchoisi se révèle fertile en suggestions.

L’AUDIOVISUEL DANS L’ÉVOLUTIONSOCIALE

Mais le cinéma n’est pas simplement uneillustration complémentaire, aussi utile soit-elle. De l’objet film, les chercheurs sont pas-sés, en une quinzaine d’années, à l’étuded’un processus cinématographique qui estun phénomène historique, puisqu’il s’estdéroulé dans le temps, tout au long duXXe siècle et qui, au même titre que n’im-porte quel fait collectif, concerne directe-ment les historiens. La question fondamen-tale n’est plus de savoir si tel film « reflète »son époque, mais de fixer la place de l’audio-visuel dans l’évolution des sociétés et dans lerapport que les individus ont entretenu ouentretiennent encore avec leur époque. Envi-sagé sous cet angle, le problème concernedirectement les historiens de l’époquecontemporaine.

Apparaissant à la fin du XIXe siècle, au coursde l’étonnante décade qui vit naître l’auto-mobile, l’avion, la radiographie, l’enregistre-ment sonore, le cinéma semble couronnerune suite de prodigieuses inventions etconsacrer la victoire sur l’espace aussi bienque la conquête de la vitesse dont l’essor deschemins de fer avait été le premier moment.Dépassons cette vision optimiste, exprimée il

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est vrai par nombre de commentateurs audébut du siècle, mais uniquement dans lespays occidentaux. Le cinéma se distingue desautres inventions contemporaines sur unpoint important : alors que seuls les privilé-giés bénéficiaient du téléphone, de la voiture,du gramophone, le spectacle cinématogra-phique, en moins de deux ans, se répandaitdans toutes les villes du monde, puis débor-dait sur les campagnes, dans des conditions

telles que même les moins favorisés y avaientaccès. Ne trouve-t-on pas là le premierexemple d’une industrie à vocation univer-selle, cherchant, dès le départ, à s’assurer lemaximum de débouchés ? On ne saurait par-ler de « multinationales », puisque les firmesrestaient étroitement dépendantes de leurpays d’origine, mais il s’agissait bien d’entre-prises à succursales multiples tablant sur uncommerce international.

Parachutistes américains se préparant à une action. Vues prises à Arras en mars 1945, collection privée.

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Bien mieux, et cela distingue encore lecinéma d’autres découvertes contempo-raines, le nouveau procédé ne servait rigou-reusement à rien. On s’amuse des propos deLumière prédisant à Méliès que son inven-tion n’avait pas d’avenir, mais la réflexionétait au fond très juste : du point de vue de laconnaissance scientifique ou des applica-tions pratiques, le cinéma n’ajoute rien à laphotographie ou à la radiographie ; il n’estutile ni à la médecine, ni à l’armée, ni auxusines, ni à l’agriculture ; il n’est rien d’autrequ’une forme de divertissement étendu àl’ensemble de la planète et préludant à cequ’on nomme, actuellement, la « globalisa-tion ». On a pu montrer que le cinéma s’étaitd’abord infiltré comme auxiliaire de spec-tacles plus anciens, théâtre, vaudeville,music-hall, fête foraine. C’est exact. Mais ils’est aussi très vite émancipé et surtout, à ladifférence de ses prédécesseurs, il a débordépartout, à l’Est comme à l’Ouest.

Rien, a priori, ne laissait prévoir que lecinéma allait conquérir de vastes audiences ;sa fulgurante expansion est, en soi, un problème historique. La technique offrequelques éléments d’explication : l’investis-sement financier était faible, sans communemesure avec celui qu’exigeaient par exemplele téléphone ou l’enregistrement sonore ;caméra et projecteur étaient, jusqu’à l’avène-ment du son, des mécaniques élémentaires.L’engagement humain, tant de la part desindustriels que de la part de leurs agents,était en revanche assez lourd et, si l’onconnaît à peu près la stratégie de grossesfirmes comme Pathé ou Edison, la mise surpied des principaux circuits d’exploitationnous échappe. Mais la grande énigme estailleurs : pourquoi les projections faites dansdes baraques, ou à l’entracte de représenta-

tions théâtrales, ont-elles, en moins dequinze ans, donné naissance à un type deperformance entièrement neuf, le cinéma ?Les risques d’insuccès, ou du moins de can-tonnement au rang d’amusement auxiliaire,étaient extrêmement forts ; c’est donc laréussite qui fait énigme. Le public aurait-ilété séduit par la reproduction artificielle dumouvement ? Dans les premiers jours sansaucun doute. Et pourtant, comme le notait àl’époque un chroniqueur, voir des gens bou-ger devient vite lassant. On doit donc suppo-ser que d’autres facteurs ont joué. Le très basprix des places, la répétition des séances toutau long du jour, le fait de pouvoir entrer àn’importe quel moment ont sans douteexercé une certaine influence ; mais tout celareste partiel, hautement conjectural ; noussommes en présence d’un de ces élans col-lectifs dont il faudrait bien essayer de rendrecompte.

On a échafaudé, à ce sujet, d’ingénieuseshypothèses ; on a parlé des galeries où les flâ-neurs aimaient se promener, des trains et dela vision en mouvement qu’ils proposent, dugoût pour les voyages, des panoramas etd’une foule d’autres particularités del’époque dont le seul inconvénient estqu’elles concernent exclusivement les socié-tés occidentales. En Europe, aux États-Unis,le cinéma a peut-être parachevé une suite detransformations dont les origines remon-taient au siècle précédent. Il n’en a pas étéainsi dans le reste du monde. En Chine, auxIndes, en Égypte, les nouveautés techniquessont arrivées brusquement, presque toutesensemble. Prenons le cas très simple de lapresse : elle faisait à peine ses débuts dans cespays quand survint le cinéma ; ainsi, au lieude compléter une pratique déjà ancienne dujournal, le film supplanta l’information

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imprimée, d’autant mieux qu’il était à laportée des illettrés. Constater que le cinémaréussit en Asie ou en Afrique comme enEurope est donc un trompe-l’oeil, la statis-tique couvrant des réalités profondémentdistinctes. Dans les continents dominés, lecinéma fut, à la fois, le signe visible de l’èremachinique et la marque de la pénétrationoccidentale ; la manière dont on le ressentitfut infiniment plus tourmentée et conflic-tuelle qu’elle ne le fut en Occident.

Il s’agit là d’une question fondamentale quenotre égocentrisme atlantique a longtempsempêché de saisir. L’alliance initiale entre desmodes spectaculaires anciens et le cinéma estune hypothèse parfaitement acceptable dansnotre sphère culturelle. Elle est probable-ment dépourvue de sens ailleurs. Pensons auJapon, à sa spiritualité traditionnelle et à lamanière dont elle se reflétait au théâtre.L’existence y était envisagée comme la tracematérielle d’une vérité spirituelle plus pro-fonde ; au théâtre, sur une scène vide, lesacteurs suggéraient, par des gestes codés, undécor que chaque spectateur « voyait » selonson inclination propre ; l’action se construi-sait dans l’esprit des assistants davantage quedevant eux. Avec le cinéma, c’était une réalitécrue, qui plus est une réalité inévitable, écra-sante qui s’imposait. Le spectacle cessaitd’évoquer, il redoublait et rendait inexorablele monde ambiant. Nos discours optimistessur la brillante expansion du nouvel art nousempêchent de penser que, dans bien des cas,il a pu être extrêmement traumatisant pourson public.

Le triomphe du cinéma fut tellement rapidequ’il prend, à nos yeux, figure d’événementdatable ; mais un événement de cet ordrepose à l’historien une série de questions qui

sont loin d’avoir trouvé leur réponse. Dansles deux décades précédant la PremièreGuerre mondiale se constitua une habitudesans précédent ni exemple sur laquelle, saufpour les États-Unis, nous ne savons rien. Lesfilms introduisirent une autre manière devoir les choses et une autre façon de raconterles histoires. L’évolution du regard, et lesvariations concomitantes dans la compré-hension non seulement de l’entourageimmédiat mais du reste de la planète, ont dûêtre considérables. L’un de ses aspects, quenous appréhendons relativement bien, fut lalente conquête du public mondial par lesstudios américains. Actuellement, dans lespays qui résistent le mieux à cette pénétra-tion, la France entre autres, les films améri-cains représentent soixante-dix pour cent dela programmation et, dans bien des régions,ils sont tout simplement le cinéma. Sansdoute, au fil des ans, les productions d’Hol-lywood ont-elles popularisé certains aspectsde l’american way of life, mais là n’est peut-être pas l’essentiel de leur impact ; biendavantage, ils ont rendu quasiment indis-pensables les fictions made in USA ; leur gri-gnotage des salles de projection a précédéleur conquête des programmes télévisuels.Comment ce long effort a-t-il été négocié ?Des recherches sérieuses ont éclairé son ver-sant politique et permis de comprendrecomment Washington a soutenu, par tous lesmoyens, la vente des pellicules américaines.Ceci ne nous dit pas par quelles voies, ni dequelle manière, les esprits se sont pliés à lafiction américaine.

Nous réalisons mal, toujours à cause denotre européocentrisme, la complexité desinteractions culturelles. Aux Indes, enÉgypte, les Britanniques ont d’abord tentéd’imposer leur marchandise et les indigènes

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se sont initiés au cinéma en suivant le derbyou les fastes de Buckingham. Français etAméricains sont venus compliquer le jeu.Puis des firmes locales se sont constituées, àla fin des années vingt et, sur des schémasnarratifs empruntés à l’Occident, elles ontgreffé un peu de folklore local, des danses,des paysages, des cérémonies, parfois despersonnages légendaires. Quel type de cul-ture, quel arrière-plan visuel se sont-ils ainsiconstitués ?

Il est tentant de revenir à l’idée simple demondialisation : du cap Nord au détroit deMagellan, ne consomme-t-on pas les mêmessoaps et les émois de quelques riches texansne font-ils pas pleurer tous les publics ? Sil’on continue, comme la manie s’en répand,à analyser les mécanismes, d’ailleurs élémen-taires et parfaitement maîtrisés par leursauteurs, de ces productions, c’est, en effet, lerésultat auquel on aboutira. Mais, après unepériode maintenant très longue de fréquen-tation cinématographique, des modes deconsommation extrêmement variés se sontétablis. Déjà, au milieu du siècle, époquepour laquelle notre documentation est assezriche, nous constatons que les rituels de par-ticipation au spectacle varient de manièreconsidérable entre un point et un autre : lessalles ne sont pas installées aux mêmesendroits, leurs équipements sont différents ;ici, elles renforcent la ségrégation sociale oula division par tranches d’âge, ailleurs ellesfavorisent les rapprochements. Parfois, lesprogrammes s’adaptent aux fractureslocales, chaque groupement suivant sespropres films ; parfois, au contraire, lesmêmes films passent dans les différentessalles, quel que soit leur public. Il y a aussi lescoins où l’on parle de ce qui est projeté,même sans l’avoir vu, et ceux où chacun

garde pour soi ses impressions ; les endroitsoù l’on va au cinéma en famille et ceux oùdominent les bandes d’adolescents ; il y a lesséances paroissiales, les salles en plein air oùl’on n’entend rien et où l’on va pour causer,les ciné-clubs. Bref, dans ses meilleuresannées, en gros le second tiers du siècle, lespectacle cinématographique a été un formi-dable brasseur social.

Ne s’agit-il pas là d’un processus typiquementhistorique? Et si tel est bien le cas, pourquoitient-il aussi peu de place dans une recherchede plus en plus attirée par l’analyse des com-portements ? La raison en est peut-être quedes évolutions prolongées, comme l’accoutu-mance au cinéma, échappent à l’événement etque l’histoire du cinéma est encore conçuedans la perspective de «ce qui est arrivé», du«grand» film dont tout le monde s’est entre-tenu, du film censuré, du film à scandale. Leretentissement d’une œuvre est une notionvague, au sujet de laquelle la presse est notreprincipale source d’information, mais l’évé-nement tel que le décrivent les critiques, dontc’est là le métier, est l’affaire d’une saison, par-fois de quelques semaines. L’agitation quientoure un film relève de l’anecdote, commen’importe quel fait divers un peu grossi ; elleapprend très peu de chose sur l’époque où elles’est produite.

Il est vrai que des changements d’attitude,par exemple une plus grande tolérance àl’égard des minorités, une autre conceptiondu temps libre, un regain d’intérêt pour l’en-vironnement, sont repérables dans les films ;mais on ne les lit que rétrospectivement, unefois qu’ils sont devenus pratiques courantes.Le cinéma, produit à élaboration lente, visantune large audience, n’anticipe pas ; il accom-pagne, il consolide les transformations en

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cours. Il est évidemment moins facile desuivre le calme cheminement d’idées oud’usages nouveaux que d’écrire quelquesphrases brillantes sur le choc provoqué partel ou tel film; et pourtant, c’est sur cette voieque des perspectives s’ouvrent à l’enquêtehistorienne. Quand on songe à un exemple,c’est celui du sport qui vient d’abord à l’es-prit. Si l’on organisait des compétitions bienavant le XXe siècle, elles avaient un caractèrelocal, au mieux régional, et l’opposition entreles sports nobles et les sports populaires étaittrès marquée. L’intérêt croissant pour l’ex-ploit sportif qui se manifeste tout au long dusiècle est inséparable du cinéma, puis de latélévision. Quel que soit le jugement qu’onporte à cet égard, on ne peut ignorer l’effetrassembleur des matchs, courses ou autreschampionnats. Or, le cinéma a donné formeet vie aux courses, aux régates, aux tours dececi ou de cela, il a inculqué aux spectateursdes rudiments d’analyse que la télévision aensuite complétés. On ne comprend la placedu sport dans la culture contemporainequ’en gardant présent à l’esprit son lien fortet constant avec les médias audiovisuels.

De la mode aux usages alimentaires, du tra-vail aux loisirs, de la conscience du corps à laconnaissance du monde, cinéma et télévisionont modelé l’attention, les réactions et finale-ment la compétence du public. Ils n’ont évi-demment pas agi seuls ; leur influence a variéselon les époques, selon l’usage qu’on faisaitd’eux localement, selon les milieux qu’ils tou-chaient. L’enquête qu’il faudrait lancer à leurpropos ne sera donc pas simple, elle ne secontentera pas de noter que, sur tel ou telsujet, la télévision a diffusé tels ou tels mes-sages. Une attention exclusive aux contenusfausserait complètement la recherche, elledonnerait le sentiment d’une uniformisation

qui est très loin de se réaliser. Nous le notionsplus haut, la curiosité à l’égard du cinéma, lafaçon de regarder les films se sont modeléespeu à peu durant la première moitié dusiècle ; des rites et des habitudes se sont impo-sés qui régissent encore l’abord de la télévi-sion et si l’information tend à devenir mono-colore, la manière dont on l’accueilledemeure diversifiée.

Les historiens ont probablement eu raisonde tenir pour marginales et peu convain-cantes les monographies traitant d’un filmou d’une série filmique ; mais ce à quoi onvoudrait les intéresser désormais est d’untout autre ordre. On se demandera peut-êtreoù passe la frontière entre histoire des socié-tés et histoire du cinéma à partir du momentoù l’accent porte sur les pratiques ou lesmodes de consommation : effectivement, leshistoriens du cinéma qui vont dans lesarchives, interrogent les sondages, s’atta-chent au public, à sa composition, à ses réac-tions font tout simplement de l’histoiresociale ; la barrière entre disciplines, que per-pétuent l’administration, les concours, leschapelles, est devenue artificielle ; le véritablepartage a lieu entre l’analyse esthétique inté-ressée par les langages audiovisuels, leurcapacité d’invention, leur valeur expressivedont elle se préoccupe dans la synchronie, etl’étude diachronique des médias audiovi-suels envisagés du point de vue de leurs spec-tateurs. Les spécialistes de la communicationont commencé à défricher le terrain ; ils ontapporté des vues neuves sur les rapportsentre les moyens d’information et le publicqu’ils touchent, tout en négligeant parfois deprendre suffisamment garde au contextedans lequel cette relation prend place. S’ilsacceptent d’envisager l’audiovisuel dans sonensemble, comme donnée collective, au lieu

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de s’intéresser à des films isolés, les historiensauront pour tâche de redonner au passé cettedimension temporelle, autrement dit d’envi-sager cinéma et télévision comme facteurs etnon comme témoins de l’histoire.

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FILM HISTORIQUE ET STÉRÉOTYPES

GIANNI HAVER, UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

La présente intervention est le fruit d’observa-tions faites sur un corpus de films « histo-riques», qui a pris naissance dans le contexted’un enseignement. Dans le cadre de cetteactivité, les objectifs sont donc essentiellementdidactiques et non pas de recherche. Il estquestion d’analyser un corpus de films de fic-tion en se fixant comme but principal l’explo-ration des regards qu’une époque (celle repré-sentante) porte sur une autre (celle représen-tée). Notre intérêt se focalise sur la façonavec laquelle un événement, une période ouun personnage se reconstruit et se cristallisedans un imaginaire social, sur le sens et lesconnotations qu’il acquière au fil du temps.

Tout film posant son récit dans le passé estutile et se prête à ce type d’analyse : nousavons donc sélectionné notre corpus sansnous arrêter sur des critères de qualité artis-tique ou historique. Les «navets» comme leschefs-d’œuvre, les «films à costume» commeles «films d’historiens», sont riches d’infor-mations sur la manière de voir l’histoire.

Commençons par une précision méthodolo-gique, car il est important, d’évoquer, sinonde définir, les enjeux qui se cachent derrièreun des termes que nous allons le plus souventutiliser : celui de «film historique». Nous uti-liserons cette expression dans un sens large.

Les historiennes et historiens du cinéma quise sont penchés sur cette problématique ontparfois refusé le terme pour lui préférer celuide «film à costumes». D’autres ont donné àces deux notions des contenus différents : le«film à costume» est celui qui utilise l’histoirecomme un décor (certains films de capes etd’épées ou de pirates), le «film historique»étant plutôt celui qui prendrait l’histoirecomme sujet en se référant directement à desépisodes connus et faisant intervenir dans sonrécit des personnages ayant réellement existé(La Marseillaise de Jean Renoir, ou Le jour leplus long de Darryl F. Zanuck, par exemple).Comme souvent dans ce cas, la frontière restemalgré tout très floue. D’un côté, le plus far-felu des films à costumes est construit avecdes éléments qui s’inspirent de connaissanceshistoriques et de l’autre côté, le film histo-rique qui reconstruit un événement recourtaussi à des personnages, des dialogues et dessituations de pure invention.

Une telle distinction n’implique pas un cri-tère sélectif pour notre démarche. Il fautdonc comprendre ici par « film historique »celui qui se réfère à un sujet ou à une époquenon contemporains du tournage, y comprislorsqu’il met en scène des personnages defiction dans une époque vaguement histo-rique. Les films «à costumes» sont construits

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à partir d’une idée du passé ; même s’ils ne seservent pas directement d’événements ou depersonnages ayant laissé une trace, ils sonteux aussi redevables à l’histoire, car c’estdans l’histoire qu’ils puisent leur inspirationpour les costumes, les décors, les attitudes etla caractérisation des personnages. Eux aussisont donc des films historiques car, non seu-lement ils se construisent à partir de l’imagi-naire historique collectif, mais en retour, ilsparticipent à l’alimenter.

Il nous arrive cependant d’utiliser le terme« film à costumes » lorsque l’on veut souli-gner l’absence de points de repère historiquesconventionnels.

LE CINÉMA SE NOURRIT DE L’HISTOIRE

S’il est vrai que les historiennes et les histo-riens s’intéressent – désormais – au cinéma,il est encore plus vrai que les cinéastes s’inté-ressent – depuis toujours – à l’histoire. L’im-portance du cinéma historique est non seu-lement soulignée par l’abondance desréalisations à toutes les époques du cinémaet dans tous les pays producteurs, mais aussipar les importants moyens financiers dontces films ont souvent disposé.

À ses débuts, le cinéma s’est servi de l’histoirepour se valoriser : les scènes historiques duFilm d’art, à commencer par son prototype,L’assassinat du duc de Guise (Le Bargy et Cal-mettes, 1908) empruntent leurs thèmes àl’histoire à un moment où celle-ci occupe enFrance une position stable de suprématiedans le champ des sciences humaines. Il s’agitde donner une légitimité culturelle à ce nou-veau média essentiellement perçu comme unamusement populaire.

En Italie, quelques années plus tôt, FiloteoAlberini recourt aussi à l’histoire pour tour-ner le premier « véritable » film italien, Lapresa di Roma (1905). Parmi les divers épi-sodes de l’histoire de la péninsule, Alberinichoisit d’en mettre en scène un particulière-ment chargé sur le plan symbolique, celui dela prise de la capitale italienne en 1870. Cechoix averti du metteur en scène donne aufilm un statut quasi officiel et une considéra-tion qui étaient loin d’être acquis pour lecinéma de ces années-là.

Par la suite, l’histoire devient un moyen pourémerveiller : on pense à l’immense, et jamaisdémodée, production de films à grandsdécors, aux costumes étonnants et aux mil-liers de figurants, lancée dans les années dixpar les producteurs italiens (Quo vadis ?,d’Enrico Guazzoni ; Cabiria, de GiovanniPastrone) et poursuivie ailleurs.

Enfin, le film historique se révèle un excel-lent moyen de propagande et constitue un« détour » idéal pour légitimer une idéologietout en se targuant d’une prétendue objecti-vité grâce à sa distance temporelle. Ces filmssont très nombreux, rappelons seulementquelques titres incontournables comme Sci-pione l’Africano de Carmine Gallone (Italie,1937), Alexander Nevski de S.M. Eisenstein(URSS, 1938), Seargent York de HowardHawks (USA, 1941) ou Raza de José LuisSáenz De Heredia (Espagne, 1941).

Ce goût exceptionnel pour l’histoire n’a paspour autant transformé les cinéastes en his-toriens. Leur choix vers l’histoire est inté-ressé ; il s’agit surtout de se servir dans cegrand réservoir pour y choisir les aspects lesplus captivants à raconter. La matière ainsiprélevée sera ensuite modelée – avec une

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maîtrise très inégale – en fonction desbesoins du scénario.

Les déclarations de Howard Hawks, inter-viewé par Truffaut, à propos des interven-tions d’historiens et d’archéologues sur letournage de La terre des Pharaons (Land ofthe Pharaohs, 1955) sont assez révélatricesdes relations que les cinéastes peuvent entre-tenir avec l’histoire savante :

« Nous avons été très aidés par plusieurs histo-riens du Département des Antiquités enÉgypte, et surtout par un Français qui vit ettravaille depuis des années juste à l’endroit oùnous avons tourné ; […]. Nous lui avonsdemandé, ainsi qu’à un grand nombred’autres savants, de nous renseigner sur les uset coutumes des anciens Égyptiens ; mais pro-bablement n’avons-nous tenu compte que desréponses qui nous plaisaient, de celles qui noussemblaient convenir le mieux à notre film. » 1

Ce que l’on peut remarquer, en plus de l’ano-nymat de ces savants, c’est qu’ils ont étéconsultés en «grand nombre». Ainsi, unis àde très nombreux chevaux, figurants et dol-lars, leur quantité ne dément pas les besoinsde gigantisme du film «colossal». La collabo-ration de Jacques Le Goff avec Jean-JacquesAnnaud pendant le tournage de Le nom de larose se situe dans un registre différent, neserait-ce qu’en raison du renom de l’histo-rien. Cependant, les souvenirs de la prépara-tion du tournage témoignent eux aussi decette incompatibilité d’intérêts et d’exigencesqui semble destinée à miner à la base toutecollaboration entre cinéastes et historiens :

« L’expérience n’a pas été heureuse. Le travaila cependant été important et d’abord passion-nant grâce à la participation de mes amis del’École des hautes études en sciences sociales[…]. Nous avons mobilisé les meilleurs spé-cialistes français du costume médiéval, avecFrançoise Piponnier, de la gestualité avecJean-Claude Schmitt, des couleurs avecMichel Pastoureau, des formes artistiques avecJean-Claude Bonne. Pendant près de deuxans, nous avons réuni des informations, pro-posé des modèles, corrigé des dessins et desmaquettes […]. Puis, écartés du tournagecontrairement aux promesses, nous avons étéavertis par le metteur en scène qu’il nous fal-lait admettre certaines « contraintes cinéma-tographiques ». Je dus attendre de voir le filmen salle pour me rendre compte que toute lafin avait été transformée en un véritable wes-tern et un mélo de pacotille, afin sans doute desatisfaire aux exigences des producteurs. Danscette histoire du XIVe siècle apparut ainsi unevierge baroque ! J’ai critiqué le film et Jean-Jacques Annaud me répondit que « décidé-ment les universitaires étaient incapables decomprendre les créateurs. » 2

Ces «contraintes cinématographiques», cetteopposition entre «universitaires et créateurs»,sont une vieille affaire. L’ambition du cinémahistorique n’est pas de «faire de l’histoire» à lamanière de l’historien. Néanmoins, presquemalgré lui, le cinéma propose une vision del’histoire, une certaine représentation qui luiest propre.

Manipuler l’histoire et l’exproprier aux histo-riennes et historiens est une attitude qui peutdéranger, cela constitue néanmoins un fait qu’il

1 Cité par Jean-Loup Bourget, L’histoire au cinéma. Lepassé retrouvé, Paris, Découvertes Gallimard, 1992,pp. 151-152.

2 Jacques Le Goff, Une vie pour l’histoire. Entretiens avecMarc Heurgon, Paris, La Découverte, 1996, p. 58.

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ne suffit pas de remarquer ou pire de condam-ner 3. Ce travail d’arrangement de l’histoiren’est pas gratuit, il n’est pas seulement dicté parl’ignorance de certains réalisateurs: il poursuitun but, il a une fonction. Par le film historiquel’histoire est «arrangée au goût du public» et lamanière dont cet arrangement est fait, les sou-cis qui le déterminent sont une mine pourl’historien des représentations.

Le film historique en tant que film de fictionappartient avant tout au champ du cinémacommercial. Il n’y a pas eu pour l’histoire uneproduction cinématographique liée à des ins-titutions académiques, comme cela est parfoisadvenu pour la médecine ou l’ethnographie.Cet aspect est déterminant dans les relationsque le film entretient avec la science histo-rique. Le côté spectaculaire tend pour cetteraison à être prédominant ; il reste peu deplace pour une attitude scientifique ou mêmepour un souci didactique. Cette « attitudescientifique» que nous venons d’évoquer n’aque peu à voir avec une volonté d’«exactitudehistorique », forcément illusoire. Il ne s’agitpas non plus d’éviter coûte que coûte les ana-chronismes; ceux-ci sont par ailleurs difficilesà esquiver pour la plupart des époques, neserait-ce qu’en raison de l’impossibilité desacteurs de restituer l’expression orale et la ges-tuelle d’une époque qui n’est pas la leur. Parailleurs, notre but n’est pas de traquer les«gaffes» historiques, celles qui portent à deflagrantes erreurs, plus ou moins voulues, quifont la joie de certains cinéphiles toujoursprêts à décortiquer l’écran à la recherche desmontres-bracelets aux poignets des légion-naires romains ou de la trace d’un avion àréaction traversant le ciel d’un western. Par

absence d’attitude scientifique, nous nousréférons plutôt au manque de questionne-ment du passé et sur le passé, à la carence d’unregard critique. Ceci est vrai pour la plusgrande partie des films dits historiques. Desexceptions existent, bien qu’elles restent rares ;il suffit de penser aux Camisards (1970) deRené Allio à La prise de pouvoir de Louis XIV(1966) de Roberto Rossellini ou à Land andFreedom de Ken Loach (1994), films abordésavec un souci d’historien pour le premier, dedivulgation didactique pour le second etd’engagement pour le troisième.

Dans la plupart des tournages, le recours à desexperts en histoire se limite donc à des vérifi-cations de détails souvent liées au décor : labonne épée, le bon costume, un carrosse plau-sible. Lorsque les collaborations entre histo-riens et cinéastes dépassent ce stade de vérifi-cation des décors, de reconstruction de ce quiest vraisemblable visuellement, le résultat restesouvent une mise en image plus ou moinssatisfaisante de certains acquis. Le cinémaobéit parfois à l’histoire pour s’en servir, maisil adopte rarement une attitude historienne; iln’innove pas; il ne réinterprète pas; il ne s’en-gage pas dans une position critique vis-à-visde la « matière historique ». Se fondant surl’analyse des films à sujet historique produitsen France depuis 1958 environ, Jean-PierreJeancolas observait, il y a une douzaine d’an-nées, que le cinéma n’avait opéré qu’unetimide prise en charge de l’histoire. Marc Ferroajoute que « l’histoire-problème en France, amoins de succès que l’histoire-rêve, l’histoire-évasion, l’histoire-cadre d’une histoire» 4. Cesaffirmations gardent toute leur valeur encoreaujourd’hui.

3 Comme se plaît à le faire, parmi d’autres, Sergio Ber-telli, Corsari del tempo, Firenze, Ponte alle Grazie, 1995.

4 Marc Ferro, « Tentation et peur de l’histoire », in« Leçons d’histoire », Manière de voir, n° 26, Le MondeDiplomatique, mai 1995, p. 10.

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Film historique et stéréotypes 27

L’organisation de la matière historique à l’in-térieur d’un film de fiction est faite de sorte àsatisfaire certaines exigences propres au spec-tacle cinématographique : la tension drama-tique, les effets spectaculaires, les décors etcostumes exotiques, par exemple. Ces exi-gences impliquent une réécriture de l’histoirequi a pour fin de la rendre plus captivante.C’est l’histoire qui se plie au film et non l’in-verse. Enfin, il arrive que les auteurs ou lescommanditaires privilégient des sujets histo-riques particuliers pour les mettre au serviced’une cause, la matière historique servantdans ce cas explicitement une idéologie.

LA MACHINE À REMONTER LE TEMPS

Le livre d’histoire se veut un discours sur lepassé, il est accompagné d’un appareil cri-tique comprenant des notes, renvoyant à desarchives et à des auteurs ; il annonce son pro-pos, sa thèse, et les techniques utilisées pourla prouver. Le roman historique, quant à lui,s’annonce en tant que récit sur le passé ; ilprend une liberté que l’ouvrage de l’histo-rien ne peut pas se permettre mais délègueau lecteur une partie importante du travail :la reconstruction mentale des aspects visuelset auditifs. Le film historique va plus loin : ildoit reconstruire un monde avec tous lesaspects nécessaires à son fonctionnementlogique. Le cinéma de fiction ne peut pas sepermettre de donner plusieurs interpréta-tions, en cas de doute, il doit trancher, il estvictime de la cohérence exigée par son carac-tère de spectacle et de récit. Il doit remplir lesvides et les parties perdues sans pouvoir sepermettre le traitillé des restaurateurs defresques et de mosaïques antiques ou lessuppositions des archéologues. Il va mêmeau-delà, lorsque des faits établis ne sont pas

cinématographiquement plausibles, il lesmodifie, il les transforme pour que le specta-teur les perçoive comme plus naturels poursa culture et sa conception du passé. Lecinéma doit parfois faire faux pour que celaparaisse vrai, et cette illusion doit être sauve-gardée en dépit de tout. En somme, la voca-tion du cinéma historique est celle d’unmenteur qui se fait passer pour machine àremonter le temps. L’époque représentante,qui a évidemment déterminé l’essentiel dufilm, doit s’effacer complètement pour quel’illusion s’épanouisse. La diégèse d’un filmhistorique ne peut pas se proposer en tantque reconstruction ou interprétation d’unpassé, elle doit « être » le passé. Le film histo-rique trompe le spectateur à chaque instant.Paraître vrai est pour lui une nécessité fon-damentale bien plus importante que la ten-tative de s’approcher du « vrai ». Au specta-teur de prendre ses distances. L’histoirediégétisée tue l’historien, comme dansMonty Python, sacré Graal (1975).

FILM ET IMAGINAIRE HISTORIQUECOLLECTIF

En simplifiant, on pourrait dire que l’imagi-naire historique collectif s’exprime au tra-vers d’un ensemble hétéroclite d’images, évé-nements, notions et préjugés qui concernentle passé d’un groupe social et qui sont large-ment partagés par ses membres. C’est cetimaginaire qui donne comme «allant de soi»certaines représentations de l’histoire tellesque Catherine de Medicis habillée en noir,Napoléon de petite taille ou des légionnairesromains saluant le bras levé. C’est aussi grâceà cet imaginaire que les spectateurs de 1919ont pu, tout comme nous le pouvonsaujourd’hui, comprendre que dans le film

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d’Abel Gance J’accuse, la figure allégoriquequi incite les fantassins français de la GrandeGuerre à se lancer à l’attaque n’est pas unpoilu à l’habillement excentrique mais l’évo-cation d’un guerrier gaulois, avec tout l’as-pect symbolique que cela implique.

Sans négliger l’importance du bagage sco-laire, on peut dire que le film, par sa diffusionet par son impact sur les spectateurs, occupeune partie importante – voire prépondérante– dans la constitution et l’entretien de l’ima-ginaire historique collectif. En même temps,les films historiques doivent partager avecleur public potentiel une large partie de leurimaginaire, c’est cela qui leur permet deconstruire un monde passé plausible en sous-entendant de nombreux aspects. Les autresgenres cinématographiques fonctionnentd’une manière semblable ; cependant, la par-ticularité du film historique est qu’il partagesa matière avec une discipline scientifique etacadémique dont le statut et la légitimité sontlargement reconnus.

Les images mentales d’époques entières noussont fournies par le cinéma, le rapport à cer-taines périodes et événements historiquesd’un grand nombre de personnes est large-ment déterminé par des représentationscinématographiques. L’histoire de la Romeantique ou la guerre de sécession américaineen sont des exemples frappants. Pour le direavec Marc Ferro, le cinéma occupe, avec la télévision et à travers elle, le rôle d’unevéritable « école parallèle » 5. L’historien desreprésentations tout comme l’enseignantd’histoire doivent en tenir compte.

LE STÉRÉOTYPE DANS LE CINÉMAHISTORIQUE

Une grande partie des films de fiction histo-riques sont réalisés dans la perspective de tou-cher un grand public, ils ont donc tout intérêtà se construire sur un imaginaire largementpartagé. Cette nécessité explique aussi, en par-tie, la grande stabilité des représentations his-toriques au cinéma. Nous retrouvons cettestabilité à la fois dans les thèmes choisis, quiportent à la naissance de véritables sous-genres construits autour d’époques données,et dans la pratique de représenter des sujetsou des personnages de manière relativementfigée d’un film à l’autre.

L’approche diachronique d’un corpusimportant de films, dont le récit se situe dansune même époque historique, laisse appa-raître avec grande netteté la relative stabilitéde la vision du passé et la récurrence d’élé-ments stéréotypés. Nous pouvons ainsi tra-cer un modèle de la représentation d’uneépoque par une autre. Révéler les perma-nences éclaire le rapport qu’une sociétéentretient avec l’histoire, mais c’est aussi cequi permet de mettre en lumière les change-ments et les « irrégularités » qui lui sontpropres. C’est enfin un passage obligé poursonder l’imaginaire historique collectif.

Nous n’entendons pas nous attarder sur laproblématique liée à la définition du stéréo-type. Retenons tout de même quelquesaspects qui nous paraissent incontournables :Tout d’abord, si l’on se place du point de vuedu sens, le stéréotype participe au processuscognitif ; il est un outil qui sert à donner sens.Son autre caractère est d’être répétitif, figé,conventionnel. Il stabilise les représentations.Nous pouvons même émettre l’hypothèse

5 Marc Ferro, « L’histoire au risque du cinéma », in « Pas-sion du passé », Autrement, n° 88, mars 1987, p. 178.

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Film historique et stéréotypes 29

que cette stabilisation de la représentationcrée des attentes dans le public. Le premiercaractère du stéréotype, celui qui lui donneun rôle actif dans le processus cognitif, faci-lite et enrichit la communication. Si, dans unfilm à sujet antique, un guerrier apparaîtarborant sur la tête un casque corinthien, lespectateur peut immédiatement faire le lienentre cette représentation et son imaginairehistorique : c’est un Grec, il participe d’unegrande civilisation aux institutions politiquesavancées, qui donne une place importante àla philosophie, aux arts, etc. Ce lien facilite lalecture du film et peut être établi aisémentpar un élément stéréotypé (dans ce cas, lecasque corinthien en tant que représentantdu monde hellénique) sans qu’il soit néces-saire d’ajouter dans les dialogues des explica-tions qui casseraient le fil narratif. C’est aussiune simplification, car le casque en questionn’était probablement pas indistinctementporté par les guerriers grecs de toutes lesrégions et de toutes les époques. Ceci nousamène au caractère répétitif, figé et conven-tionnel du stéréotype. C’est là un aspect quise pose plutôt comme une limite, car la répé-tition implique une cristallisation des repré-sentations. Les stéréotypes sont alors autantde résistances à un traitement de l’histoireplus complexe et novateur.

Un stéréotype ne transmet pas une informa-tion a priori fausse. Il peut s’agir d’une sim-plification ou alors d’un fait dont le statut devérité est impossible ou difficile à contrôler,voire d’une vérité. Par exemple, le fait queNapoléon portait des bicornes est histori-quement attesté ; ce couvre-chef n’en est pasmoins un élément important de la représen-tation stéréotypée du personnage. Parcontre, les spécialistes ont depuis longtempsétabli que les statues et les temples de la

Grèce ancienne étaient peints de couleursvivaces ; or ceux-ci restent systématiquementreprésentés sur les écrans dans une éclatanteblancheur, souvenir d’une représentationclassique à laquelle le cinéma n’est pas prêtde renoncer.

Un stéréotype peut aussi s’afficher par sanégation. Lorsque dans certains films comico-historiques un personnage est représenté sousun angle parfaitement contraire au stéréotypeusuel, l’effet comique est déclenché par le faitque le film et les spectateurs partagent unmême stéréotype, et que celui-ci n’est pas res-pecté. C’est le cas du Robespierre romantiquedans Liberté, égalité, choucroute (Jean Yanne,1984) qui devient comique par effet decontraste avec le cliché traditionnel du Robes-pierre sanguinaire. Ce mécanisme s’apparenteà celui de l’anachronisme expressément affi-ché; il témoigne de la large acceptation dontjouit une représentation figée. En quelquesorte le stéréotype renversé comique est laconsécration du stéréotype.

Enfin, remarquons que le stéréotype est enra-ciné dans un imaginaire collectif d’un publicrepérable dans l’espace et dans le temps. Dèslors, une référence peut devenir incompré-hensible en dehors de son milieu de produc-tion. Certes, un cinéma à large diffusion estobligé de se référer à un imaginaire histo-rique le plus large possible, cependant cer-tains cinémas nationaux restent très liés àl’histoire du pays et se servent de stéréotypespresque incompréhensibles en dehors desfrontières. Un exemple nous est fourni par lecinéma italien : le régime fasciste avait, à par-tir de 1938, déclaré la guerre à la forme depolitesse de la langue italienne – le lei – quicorrespond aussi à la troisième personne dusingulier au féminin. Les autorités fascistes

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jugeant cet usage peu viril tenteront de lasubstituer par une forme fréquente dans lesmilieux ruraux – le voi. Dans le courant del’année 1938, la campagne «anti-lei» bat sonplein. Des instructions pour l’utilisation duvoi sont d’abord données aux jeunesses fas-cistes et au Parti national fasciste, puis éten-dues à tous les employés d’État. Le cinémadoit aussi se mettre au pas et, à partir de1938, la plupart des films italiens utilisent levoi. Dans les films de l’après-guerre surl’époque fasciste, le fait qu’un personnageutilise le voi ou le lei révélait son apparte-nance plus ou moins viscérale au régime ou,au contraire, son opposition. Les films ita-liens qui mettent en scène cet antagonismesont si nombreux que celui-ci est devenu unevéritable représentation stéréotypée. Cepen-dant, pour des raisons qui sont à la fois lin-guistiques et culturelles, le potentiel commu-nicatif de ce stéréotype ne fonctionne pas endehors de l’Italie.

En conclusion, les stéréotypes cinématogra-phiques se nourrissent de l’histoire ; une foisfixés ils ont tendance à perdurer à travers letemps sans évoluer, relativement insensiblesaux nouvelles interprétations historiques.

LES REPRÉSENTATIONS SORTIES DES MANUELS D’HISTOIRE ET DE LA PEINTURE

L’origine des stéréotypes historiques est trèsdisparate ; les films en consomment et en pro-duisent en même temps. D’emblée, onconstate que ce genre cinématographiqueentretient des liens privilégiés avec de nom-breux moyens de communication, parmi les-quels les manuels scolaires et la peinture. EnFrance, l’introduction dans l’enseignement

primaire des manuels d’histoire date de1890 6 ; ceci signifie que la naissance ducinéma historique est pratiquement contem-poraine de l’arrivée dans les salles de cinémade la première génération d’écolières et d’éco-liers formés sur ces manuels. La divulgationscolaire du savoir historique à travers lesmanuels a pour conséquence que le publicpartage un imaginaire historique à la foisbeaucoup plus uniforme et diffus. Notonsaussi que les manuels fournissent, en plus dutexte, beaucoup d’images qui donnent uneforme à des personnages, des lieux, des événe-ments (par exemple, Marat dans sa baignoire,Catherine de Médicis avec sa coiffe noire, leSerment du jeu de paume, l’assassinat du ducde Guise, etc., sont toutes des représentationsimagées largement reprises par le cinéma).L’histoire, qui pendant le XIXe siècle est restéeune affaire de notables, commence à se popu-lariser par le biais de l’école. Il devient dès lorsenvisageable de construire des films sur cesavoir scolaire. De toute évidence les manuelsne constituent cependant pas l’unique ter-reau: la peinture, les romans historiques 7, lethéâtre, l’opéra, la divulgation historique et lecinéma lui-même alimentent l’imaginairecollectif et sont source de nouveaux stéréo-types. La peinture en particulier entretient unlien solide avec le cinéma historique, et cecidès le cinéma des premiers temps. Les toutespremières tentatives de mettre en scène desépoques passées se soldent souvent par la

6 Antoine Prost, 12 leçons sur l’histoire, Paris, Éditions duSeuil (Points Histoire), 1996.7 Nous ne traiterons pas ici du créneau «roman histo-rique» au cinéma, mais il suffit de penser à la représen-tation de Richelieu à l’écran pour réaliser la permanencedes traits de caractère voulue par Dumas pour ce per-sonnage. Les liens reliant le film historique au théâtre età l’opéra constituent aussi un riche terrain de recherche ;nous nous limiterons ici à citer les exemples des manuelset de la peinture.

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représentation animée de tableaux célèbres.C’est le cas, par exemple, de plusieurs filmsréalisés à cheval entre les deux siècles, commeRouget de Lisle chante la Marseillaise (Gau-mont, 1898), d’après l’huile d’Isidore Pils«Rouget de Lisle chantant la Marseillaise», ouDernières cartouches, bande Pathé de 1899, quianime le tableau d’Alphonse de Neuville «Ladernière cartouche», représentant une scènede la guerre franco-prussienne de 1870. Dansle cas du tableau de Pils, celui-ci inspire entout cas un autre film de ses années qui a étéretrouvé au Musée suisse de l’appareil photo-graphique et attribué à Georges Mendel (pro-bablement 1900) 8. Même si la pratique decopier les sujets des maisons concurrentes estcourante à cette époque, un sujet comme cetableau rentre dans une configuration trèsvaste qui voit la figure de Rouget de Lisle,main gauche sur le coeur et bras droit levé,représentée maintes fois sous des formes trèsdiverses (céramique, gravures, statues, pam-phlets et illustrations de tout genre), jusqu’àacquérir le statut d’une « icône républi-caine» 9. Même le Pathé journal, qui réalise en1936 un sujet pour le centenaire de la mort del’officier compositeur, dédie un long plan fixeau tableau. Des reproductions sont rappor-tées par de nombreux manuels français d’his-toire. Lorsque l’icône devient un pendantquasi obligatoire dans l’évocation de l’événe-ment, on n’est pas loin du stéréotype.

Quand la longueur accrue des films permetaux cinéastes de dépasser les limites d’unemise en scène animée de tableaux, certains

moments ou personnages sont représentésen lien très étroit avec une image picturale.Les tableaux du peintre David sont une mined’images maintes fois copiées par des géné-rations de cinéastes mettant en scène laRévolution française et l’Empire.

CONCLUSION

Le référent du spectateur et de la spectatrice,ce qui leur permet d’interpréter le film, estdonc composé de leur bagage scolaire, deleurs lectures (divulgations historiques,romans historiques), des films vus précédem-ment sur des sujets identiques ou proches, ouplus récemment, des émissions de vulgarisa-tion scientifique vues à la télévision. Cesconnaissances, pour vagues qu’elles soient,ont été acquises en dehors de la vision dufilm et sont activées par des éléments qu’ellesont en commun avec le film. Les stéréotypesservent aussi à remplir cette fonction. L’uni-vers historique imaginaire ainsi activé permetau public de mieux s’orienter dans le récit, dele replacer vaguement dans la diachronie enprofitant d’un minimum de repères histo-riques et surtout de flatter ses connaissances.Les spectatrices et spectateurs jouissent ainsid’un « double regard », dans le sens que luidonne Pierre Sorlin 10, c’est-à-dire qu’ils dis-posent d’informations qui leur permettentd’en savoir plus que les protagonistes du film.Ce « double regard » n’est pas seulementrendu possible par les informations acquisesen regardant le film, comme dans les autresgenres cinématographiques, mais aussi enraison du propre bagage culturel du public.8 Roland Cosandey, Cinéma 1900. Trente films dans une

boîte à chaussures, Lausanne, Payot, 1996, pp. 72-82.9 Chantal Georgel & Christian Amalvi, Une icône répu-blicaine. Rouget de Lisle chantant La marseillaise par Isidore Pils 1849, Paris, Éditions de la réunion desmusées nationaux, 1989.

10 Pierre Sorlin, « Un fascisme pour rire », CinémAction,n° 42, 1997, p. 28.

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Si ces stéréotypes trouvent souvent leur ori-gine dans la peinture, la littérature et ladivulgation historique, leurs caractéristiquess’émancipent et deviennent typiquementcinématographiques. Un parcours inversépeut alors s’opérer : les caractéristiques fil-miques des personnages historiques servantdès lors à interpréter, enrichir ou déformer lalecture de l’histoire.

Les films historiques ne sont pas des leçonsd’histoire ; pourtant, ce cinéma reste unvéhicule privilégié pour interroger le rapportque les sociétés ont entretenu et entretien-nent avec le passé. Ce qui importe, c’est lequestionnement auquel nous nous devonsde les soumettre.

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Le cartable de Clio, n° 7 – Le cinéma de fiction en son siècle : le regard de l’historien – 33-39 33

L’intervention présentée sous ce titre lors ducours «Cinéma et enseignement de l’histoire»consistait à examiner ce qu’un historien tra-vaillant sur le XXe siècle peut tirer de l’étudede films de fiction dans lesquels, par défini-tion, les situations, les péripéties et les person-nages sont imaginaires ; dans lesquels tout estinventé par des scénaristes, représenté par desmetteurs en scène, éclairé par des techniciensdans des décors construits, joué par descomédiens professionnels pour qui on a écritdes dialogues ad hoc. Qu’attendre d’œuvres dece type où tout est artificiel, aux antipodesmêmes de la «vérité historique»?

1. DÉFINITION DU CORPUS

Notre approche ne visait pas à proposer desprocédures ou du matériel d’ordre pédago-gique, mais bien à aborder les aspects liés à larecherche scientifique. Nous avions choisi deprésenter, à titre d’échantillons représenta-tifs, une quinzaine de courts fragments defilms de fiction tournés dans divers paysentre 1936 et 1957 2, puis d’en dégager uncertain nombre de règles méthodologiques,dont l’addition et les interactions devaient

constituer un ensemble aussi cohérent quepossible. Rédiger une traduction fidèle decette intervention orale eût exigé que l’onremplaçât le visionnement de séquencescinématographiques par de longues descrip-tions, qui n’eussent de toute manière consti-tué que des substituts insatisfaisants. Nousne chercherons donc pas à rendre comptepar l’écrit d’une démarche analytique dontl’image est la source fondamentale ; et nousnous bornons à présenter de manière argu-mentée quelques-uns des principes métho-dologiques auxquels notre travail nous aconduit 3.

Il est évident que la documentation àdépouiller est potentiellement gigantesque,puisqu’elle se compose en théorie de l’en-semble des films de fiction réalisés n’importeoù dans le monde durant la vingtaine d’an-nées prises en considération. L’historiengénéraliste n’a en effet que faire de la sélec-tion à laquelle ont procédé les critiques et leshistoriens du cinéma, puisque ce ne sont pasdes critères de nature esthétique qui déter-minent la recherche et l’analyse des docu-ments qu’il utilise. Il n’y a aucune raisonsérieuse de considérer que les films classés

LE CINÉMA DE FICTION EN SON SIÈCLE : LE REGARD DE L’HISTORIEN

RÉMY PITHON, UNIVERSITÉ DE LAUSANNE 1

1 Rémy Pithon a enseigné l’histoire du cinéma à laFaculté des Lettres de l’Université de Lausanne.2 On trouvera en annexe la liste des films utilisés.

3 Ces principes sont repris dans notre texte et composésen caractères gras.

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« chefs-d’œuvre » soient plus porteurs desens que les autres.

La constitution du corpus de films à étudierexclut tout critère d’ordre qualitatif ouesthétique.

2. LE « FILM HISTORIQUE »

Commençons par le film dit « historique »,c’est-à-dire par le film qui évoque unepériode du passé et des personnages dontl’historicité est admise. C’est sans doute legenre cinématographique auquel les ensei-gnants sont le plus tentés de recourir, parcequ’ils le jugent le plus apte à rendre concretpour le spectateur une « réalité historique »supposée, et donc à « illustrer » un cours.

Or l’étude d’un certain nombre de cas révèletrès rapidement que les dés sont pipés. Cequ’illustre d’ailleurs l’ambiguïté de la déno-mination même de « film historique », mal-heureusement consacrée par l’usage. D’in-nombrables exemples, dont certains sontcélèbres, montrent que le genre fonctionnesur un processus d’identification entre lepassé historique et le présent vécu. Et c’estprécisément cela qui rend ces films trèsrévélateurs : ou bien ils témoignent d’inten-tions précises ou bien ils aident à com-prendre comment, à l’époque de leur réali-sation, on représentait – et on se repré-sentait – un moment historique déterminé,en général un événement ou un personnageessentiel, fondateur et mythifié. Les situa-tions historiques « reconstituées » dans lesfilms sont en effet perçues par le public enfonction des analogies qu’elles présentent –par leur nature même ou à la suite d’unehabile stratégie narrative – avec des situa-

tions du temps zéro. Cela est vrai mêmepour des scénarios évoquant des époqueséloignées ou mythiques : le péplum ou le film« biblique », par exemple, n’échappent pas àla règle, tant s’en faut. Il ne s’agit d’ailleurspas d’une spécificité du cinéma : le théâtre,l’opéra, le roman « historique » ou la bandedessinée offrent d’innombrables exemplescomparables. Tout cela ne peut pas ne pasintéresser l’historien. Mais pas l’historienqu’on pourrait croire…

Un « film historique » ne concerne pas l’his-torien de la période mise en scène, maisl’historien de la période de la réalisation dufilm et du pays producteur.

Certes, il est fréquent que les réalisateurss’abritent derrière des autorités scientifiquesde renom : des spécialistes de l’Antiquité, desmédiévistes ou des historiens des tempsmodernes y sont souvent crédités dans lesgénériques comme «conseillers historiques».Ces films n’en sont pas moins marqués parl’anachronisme, conscient ou non. Quelqueexacte et soignée que soit la reconstitutionmatérielle, les situations dramatiques, lesattitudes psychologiques, les modes langa-giers, la gestuelle, tout est anachronique. Cesanachronismes doivent être relevés et analy-sés. Non pour les dénoncer naïvement,comme cela semble se faire encore fréquem-ment dans quelques-unes de nos institutionsd’enseignement, mais pour les interpréter.

Dans la plupart des cas, on est amené àconstater que le recours à l’histoire est un desmoyens permettant de diffuser des idées,notamment politiques, voire une idéologieofficielle. Cela est bien connu pour lesrégimes totalitaires du XXe siècle. Mais celaest vrai même dans des régimes libéraux de

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libre entreprise et de libre expression : lesproductions française, anglaise ou améri-caine en fournissent d’innombrablesexemples dès la Première Guerre mondiale.Dans tous les cas, il y a eu une utilisationmassive du « film historique », en plus, etparfois à la place, des anciens canaux de pro-pagande, comme la presse ou la radio. Celatémoigne d’une prise de conscience de l’effi-cacité du cinéma. Aucune étude sur l’histoiredes idées, de l’opinion, des mentalités, desreprésentations – la dénomination importepeu – ne peut négliger ce phénomène.

Il faut se méfier de concepts trop simples,comme l’idée que la propagande est tou-jours liée à des régimes totalitaires.

Les choses ne sont pas toujours aussi évi-dentes. Il n’est pas aisé de savoir commentun public déterminé, à un moment donnéde son histoire, a perçu ou décodé ce qu’onlui donnait à voir. Car, bien évidemment, ilne réagissait pas comme l’historien actuel :gare à l’anachronisme interprétatif ! Dans cecas, il est prudent d’étudier non seulement lefilm même, mais les comparaisons qu’il sug-gère, les connotations qui le sous-tendent, cequi implique de bonnes connaissances nonseulement du cinéma de l’époque et de sonpublic, mais aussi de l’univers culturel quibaignait la perception qu’on a pu avoir del’œuvre, en fonction de films antérieurs,mais aussi de sources comme d’autres typesde spectacles, la littérature populaire, lapresse, la bande dessinée, la chanson, laradio, etc.

Il faut souvent dépasser une lecture « litté-rale » de l’œuvre, et l’étudier dans le sys-tème de connotations dans lequel elle a étécréée et reçue.

3. LE FILM « SITUÉ DANS L’HISTOIRE »

Le genre « historique » propose aussi touteune palette de films qui reposent sur lareprésentation d’un événement historique-ment attesté ou d’une époque déterminée dupassé, mais qui font porter l’accent sur lesaventures fictionnelles de personnages pure-ment imaginaires, du moins en ce quiconcerne les protagonistes. Nous les dési-gnons comme « films situés dans l’histoire ».Cette utilisation moins contraignante del’histoire laisse évidemment plus de champencore à l’anachronisme. Ce qui est intéres-sant dans ce cas, c’est de se demander pour-quoi on a choisi d’accrocher à un contexteplus ou moins historique un récit purementromanesque. Et dans de nombreux cas, ilapparaît que c’est parce que l’époque oul’événement choisis peuvent être interprétésen fonction du présent. Ce qui nous ramèneau cas précédent. Que le héros d’un tel filmsoit réel ou fictif ne change rien à la chose :peu importe que Robin des Bois, Scipionl’Africain, Mandrin, Edmond Dantès,Alexandre Nevski, Guillaume Tell, Ben-Hur,Nelson, Davy Crockett ou Jeanne d’Arc aientexisté ou non, puisque leur historicité n’estpas un élément constitutif du message.

Mais c’est précisément à partir du messageque l’historien va se poser un certainnombre de questions. Faut-il supposer uneintention claire ou s’agit-il d’un témoignagequasiment infra-conscient ? S’il y a intentiondélibérée, de la part de qui ? d’une maison deproduction ? du pouvoir politique, faisantpression sur la production ? Le message a-t-ilété perçu par le public ? Quiconque a tantsoit peu pratiqué la recherche en histoirereconnaît là des problèmes qui se posentmutatis mutandis dans les autres domaines,

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et qui ne peuvent être traités qu’en allantvoir au-delà et en dehors du film lui-même,notamment pour répondre à une questionfondamentale : celle de la représentativité dudocument.

Il est essentiel de déterminer si un film estun cas isolé ou s’il se situe dans une sériecohérente.

4. LE FILM SITUÉ DANS LA CONTEMPORANÉITÉ

Si un film n’est ni « historique » ni « situédans l’histoire », comment se définit-il parrapport à la continuité chronologique ? L’ac-tion peut évidemment se dérouler dans unfutur imaginé ou fantasmé. Pour des raisonspratiques, nous avons dû renoncer à étudierici ces films de science-fiction ou d’« antici-pation » ; mais ils se prêtent parfaitement àune lecture historique, comme le montrentdivers travaux publiés4.

L’action peut se dérouler aussi dans le pré-sent immédiat. C’est même, et de loin, le casle plus fréquent. Cette contemporanéité estsouvent affirmée assez nettement, soit pardes allusions dans les dialogues ou dansl’image, soit de manière implicite, par touteune série de signes typiques d’un moment.Ce qui a pour conséquence que dès leur sor-tie publique, ces films apparaissent liés à uneépoque, que le passage du temps éloigne

progressivement du moment où le specta-teur les voit ou les revoit. Au cinéma commedans toutes les autres œuvres de création,l’histoire réapparaît rapidement.

Cette production cinématographique prenddu même coup valeur de témoignage. Untémoignage que peu d’autres sources peu-vent fournir, puisqu’il porte sur des chosesrelativement fugaces, mais essentielles,comme les modes, les objets de la vie quoti-dienne, les rapports sociaux concrètementvécus, les idées communément admises, leshabitudes langagières, les accents, etc. Etlorsque l’univers fictionnel mis en scèneapparaît lointain, à cause du passage desannées ou de l’éloignement géographique, etque les spectateurs ne le connaissent que defaçon très indirecte, par diverses sourcesd’une fiabilité discutable, ce témoignage estinestimable, parce qu’il nous renseigne depremière main sur les représentations qu’onen a proposées à un public déterminé et dansun certain contexte historique.

Qu’on pense simplement à des thèmescomme la représentation, dans le cinémaeuropéen, de l’Afrique et de l’Africain, del’Asie orientale et de ses habitants, de l’Arabeet du désert, de l’exubérante Amérique latineet de sa population; ou à celle de l’Europe vuepar les Américains ; ou l’inverse ; ou encore àla manière dont les diverses cinématographieseuropéennes montrent, chacune selon ses cli-chés, les nations voisines, voire leurs propresconcitoyens de province ou d’Outre-mer. Ilserait à peine excessif d’affirmer que l’on peutreconstituer l’histoire des relations Est-Ouestau XXe siècle en étudiant les productionscinématographiques américaine et sovié-tique, avec des variations qui épousent exac-tement, compte tenu du décalage dû à la

4 L’intérêt de cette approche, les résultats qu’elle permetd’atteindre, mais aussi les risques qu’elle comportequand l’analyse est insuffisamment rigoureuse, sontbien illustrés par une des publications les plus récentes :Les peurs de Hollywood. Phobies sociales dans le cinémafantastique américain, sous la direction de LaurentGuido, Lausanne, éditions Antipodes, 2006.

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durée de réalisation des films, les fluctuationsde la politique internationale (avant-guerre,Seconde Guerre mondiale, guerre froide,détente). Mais il est clair qu’une telle étudeexige une attention particulière donnée à ladatation des films et au contexte dans lequelils ont été réalisés.

Un film doit être situé dans son contexte deproduction pour être un document histori-quement lisible, et toute hypothèse d’inter-prétation doit tenir compte des conditionsmatérielles de la réalisation.

5. LE FILM SITUÉ HORS DU TEMPS HISTORIQUE

Existe-t-il des films que l’on ne puisse passituer dans le temps ? Théoriquement oui :ceux qui relèvent de la fable ou du conte,genres qui, par leur nature même, échappentà toute détermination chronologique. Aucinéma cependant, il est quasiment impos-sible d’éviter de fournir des indices au spec-tateur : les personnages portent des vête-ments, parlent une langue et vivent dans undécor ; si ces éléments d’identification sont siétranges qu’ils ne renvoient à aucune époqueconnue, ils seront perçus comme relevant dela science-fiction, donc de l’avenir.

Il existe cependant de nombreux films où lavolonté d’indétermination chronologiqueest fortement affirmée. Comme toujoursdans les contes, les fables ou les paraboles,les personnages y sont figés dans des « fonc-tions» qui sont à peu près réductibles à cellesqu’a définies Propp 5, ce qui revient à leur

dénier une existence situable dans le tempshistorique. Ils évoluent dans un espace quasisymbolique, et leurs actions constituent unprocessus classique d’échanges et de trans-formations fortement codés. Peut-on êtreplus éloigné de l’histoire ?

Et pourtant ces films sont d’un grand intérêtpour la recherche historique. Car une fableou un conte ou une parabole sont porteursde sens, voire de message. Les films qui relè-vent de ces genres ont été réalisés à unmoment historique donné, et, comme touteœuvre de création, ils portent la marque dece moment, ce que le public percevra,consciemment ou non, quand il les décou-vrira. Donc l’histoire, chassée par la portelors de la conception de l’œuvre, rentre parla fenêtre lors de sa diffusion. On peut mêmesoutenir que ces films constituent pour lechercheur des sources d’une richesse etd’une originalité irremplaçables. Nousavons, lors du cours « Cinéma et enseigne-ment de l’histoire », montré que cette affir-mation n’a de paradoxal que l’apparence ennous appuyant sur un film de 1937 qui cor-respond en tout point à la définition donnéeci-dessus : Regain, de Marcel Pagnol6.

On ne trouve dans Regain aucune indicationqui permette de situer l’action diégiétiquedans le temps. D’autre part, l’œuvre apparaîtcomme une parabole sur le retour à la terre.Mais elle est bien davantage que cela : la glo-rification d’un stade « médian » de l’évolu-tion, auquel il faut rester ou revenir, entre leprimitivisme, dont il faut sortir, et le mondeindustriel, où on perd les « vraies valeurs » ;

5 Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil,1970.

6 Pour une analyse précise, se reporter à notre article«Regain de Marcel Pagnol : “La terre, elle, ne ment pas”»,Études de Lettres, Lausanne, n° 2, 1993, pp. 111-123.

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l’apologie du travail des champs, de la civili-sation artisanale et agraire, de la tradition, del’autorité patriarcale, qui assure à la femmesa vraie place ; le rejet du monde industriel,de la machine, de la ville, du capitalisme, despartis politiques, des idéologies. Le film eutun notable succès, bien que les problèmesimmédiats de la France de 1937 fussent trèséloignés de cette thématique. Mais cette der-nière sera acceptée aisément, voire avecenthousiasme, par l’opinion publique dèsl’été 1940, lorsqu’elle sera partie intégrantedu discours de l’État français. On la retrou-vera dans les propos tenus par Pétain et sescollaborateurs, et aussi dans l’iconographiedont le régime de Vichy fera un usage trèsabondant.

Tout se passe donc comme si l’accueil dupublic avait été en avance sur le déroulementdes événements. Cela semble montrer que lefilm a touché à quelque chose de profondé-ment enraciné dans l’inconscient collectif ; ila fonctionné sur des thèmes et des imagesparfaitement adaptés à des mentalités pro-fondes et à des représentations informuléesqui, absentes des expressions artistiques« nobles », n’affleuraient guère que dans desœuvres stylistiquement assez frustes.

La fable filmée, la parabole cinématogra-phique constitue une source précieuseparce qu’elle renseigne l’historien, non surles faits ou sur les idées débattues au grandjour, mais sur les traumatismes, les aspira-tions ou les rêves d’une population.

Il est important de signaler que Regain n’estpas un film unique en son genre dans la pro-duction française de son temps, ce lui donneune valeur d’échantillon représentatif, etnon de témoignage d’exception.

Il faut éviter de surinterpréter un docu-ment unique, quelle qu’en soit la richesse.

6. UN RAPPEL FINAL

Une dernière remarque pour conclure. Ledépouillement d’une masse considérable defilms requiert patience et endurance. Maisévidemment, les choses sont plus aisées sil’on aime le cinéma ! Prudence pourtant : lespectateur idéal, celui qui « joue le jeu » de laparticipation affective et de l’identification,n’est guère apte à exercer son esprit critique.L’historien passionné par le cinéma doitsavoir changer de casquette au moment oùc’est nécessaire…

Il y a un temps pour l’émotion, et un tempspour l’analyse !

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Le cinéma de fiction en son siècle : le regard de l’historien 39

Liste des films utilisés lors de l’intervention orale

Au chapitre 2 :

— LADY HAMILTON d’Alexander Korda (Grande-Bretagne, 1941)

— ALEKSANDR NEVSKI de Serge M. Eisenstein (URSS, 1938)

— SCIPIONE L’AFRICANO de Carmine Gallone (Italie, 1937)

— LE PATRIOTE de Maurice Tourneur (France, 1938)

Au chapitre 3 :

— SAN FRANCISCO de Woodbridge S. Van Dyke (États-Unis, 1936)

Au chapitre 4 :

— NINOTCHKA d’Ernst Lubitsch (États-Unis, 1939)

— MISSION TO MOSCOW de Michael Curtiz (États-Unis, 1943)

— I WAS A COMMUNIST FOR THE FBI de Gordon Douglas (États-Unis, 1952)

— SILK STOCKINGS de Rouben Mamoulian (États-Unis, 1957).

Au chapitre 5 :

— REGAIN de Marcel Pagnol (France, 1937)

A N N E X E

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40 Le cartable de Clio, n° 7 – «Histoire et Cinéma» à l’Institut Lumière – 40-50

Le privilège des historiens du XXe siècle est dedisposer avec le cinéma d’une nouvellesource dont ils connaissent la date et le lieude baptême. Elle s’inscrit dans une histoireplus large de la reproduction d’images«réelles» depuis l’invention de la photogra-phie. La sortie des usines Lumière, tournée àplusieurs reprises en 1895, constitue le pre-mier opus de ce qui allait devenir le plusgrand spectacle populaire du siècle à venir. Etc’est dans cette même usine qu’a été édifiéeaprès le centenaire de l’invention du cinémaune salle digne d’accueillir les films du patri-moine. L’Institut Lumière, présidé par Ber-trand Tavernier et dirigé par Thierry Fré-maux, pouvait alors recevoir les réalisateurs« rue du premier film », dans le saint dessaints, comme on accueille des pèlerins.

Depuis 2001, dans le décor du premier filmdu cinéma, les enseignants d’histoire peu-vent accompagner leurs classes aux séances«Histoire et Cinéma» concernant le XXe siècleet ce à partir d’un montage d’extraits defilms de l’époque étudiée. De nombreuxélèves de la région lyonnaise peuvent alorsen partie répondre à la question suivante : lecinéma dit-il la vérité ? Pertinente pour unfilm documentaire, cette question l’estdavantage pour le cinéma de fiction, consti-tuant la majorité de la production filmique.

D’une expérience personnelle forte est nébien plus tard le projet «Histoire et Cinéma»à l’Institut Lumière, aboutissant au conceptd’un « cinéma archéologique ».

I. LA PLANÈTE DES SINGES 1,RÉVÉLATRICE DU LIEN ENTREHISTOIRE ET CINÉMA

Une expérience d’adolescentAu début des années 1980, la première chaînefrançaise diffusa les différents épisodes de lasaga de La Planète des singes. Adapté du romande Pierre Boulle, le premier épisode devait melaisser un souvenir impérissable, comme à bonnombre de spectateurs. À l’écran, des astro-nautes américains atterrissent sur une planètedominée par des singes intelligents tandis queles Hommes semblent en être restés à unecondition animale améliorée. Le héros, qu’in-carne Charlton Heston, constitue une menacepour le gouvernement simiesque, démontrantqu’une civilisation humaine avait précédé celledes singes. Contraint à fuir leur territoire enlongeant la côte, sa chevauchée s’achève par ladamnation de ses ancêtres qui l’ont «finale-ment fait sauter». Les spectateurs découvrentalors, dans un ultime plan dominant toute

«HISTOIRE ET CINÉMA » À L’INSTITUT LUMIÈRE : FAIRE UNE HISTOIRE DU XXe SIÈCLE AVEC DES FILMS «DE» L’ÉPOQUE

LIONEL LACOUR, LYCÉE CHARLIE-CHAPLIN (DÉCINES – FRANCE) & INSTITUT LUMIÈRE (LYON)

1 Franklin J. Schaffner, La planète des singes, 1968.

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«Histoire et Cinéma» à l’Institut Lumière 41

l’image, la Statue de la Liberté émergeant dusable.

Le choc émotionnel final témoignait d’uneculture occidentale américanisée, puisquemoi, jeune Français, je comprenais ce qui pro-voquait tant d’horreur chez l’astronaute. Lamenace nucléaire et ses conséquences sau-taient aux yeux plus que n’importe quel repor-tage télévisé. Ce film fut sans doute le premierqui me transmit en toute conscience unedouble réalité historique, celle de la menacenucléaire mais aussi celle de l’angoisse despopulations face à cette menace. Bien sûr, biend’autres films véhiculent des informationsautres que celles du seul scénario. Mais unenfant ne peut que difficilement distinguer leréel de l’imaginaire comme pour Tarzanl’Homme singe 2, que je vis dans les années1970: «mon» Afrique était celle traversée parces colons anglais et domaine de l’homme-singe! Je ne perçus que plus tard la réelle por-tée historique du film, non celle d’une histoirede l’Afrique, mais d’une vision de l’Afriquepar des occidentaux sûrs de leur supériorité.

La planète des singes me permit donc la pre-mière de comprendre combien le cinématémoignait de son temps.

Des expériences pédagogiques aux succèscontrastésEnseignant depuis 1994, je dus passer à mesélèves, lors d’un remplacement, le film 1788 3,puis les deux volets de La Révolution fran-çaise 4, car tous les professeurs du collège lefaisaient. Le nombre d’heures consacrées auvisionnage et à l’exploitation des films était

considérable, mais il me semblait aussi qu’unfilm ne pouvait se voir que dans son intégra-lité. Or, Martin Barnier, maître de conférenceen cinéma à l’Université de Lyon 2, légitimalors d’un stage l’utilisation d’extraits de films.Son analyse technique de la séquence intro-ductive de Danton 5 apportait du sens àl’image. La mise en parallèle entre la Francede 1794 et la Pologne de 1980 me révélaitl’autre aspect essentiel du cinéma. Le film,qu’il évoque un temps passé, présent oufutur, s’adresse de toute façon aux spectateursde son présent. Ainsi, je réalisais qu’un extraitde film bien choisi, étayé par une analyse for-melle et une mise en perspective contextuellede sa production, gagnait en efficacité et entemps. Encore fallait-il définir l’informationà transmettre aux élèves.

Suite à cette «révélation», mon premier essaifut l’utilisation d’un extrait très court du Pèretranquille 6. En 1’30’’, la clandestinité, lesréseaux, les actions de la Résistance étaientrapidement évoqués. L’analyse de la mise enscène renforçait ce que les élèves voyaient etentendaient. Ce premier succès pédagogique,m’incita à renouveler l’exercice pour traiter lamenace nucléaire durant la Guerre Froide. Jepassai alors la séquence finale de La planètedes singes, sans support écrit et avec unesimple présentation du film. Quelle fut alorsma déception lorsque je compris que mesélèves, bien qu’habituellement plutôt ouvertsd’esprit, n’étaient pas aussi sensibles que jel’avais été adolescent. En réalité, la réussiteavec le film de Clément était liée au caractèredescriptif de la situation historique, ce quimanquait au film de Schaffner. La menacenucléaire n’existe en effet dans le film que par

2 Woodbridge S. Van Dyke, Tarzan l’Homme singe, 1932.3 Maurice Failevic, 1788, 1978.4 Robert Enrico, La Révolution française, 1989.

5 Andrzej Vajda, Danton, 1983.6 René Clément, Le père tranquille, 1946.

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l’intermédiaire du spectateur projetant sesangoisses. Si mes élèves avaient bien comprisque la destruction de la Terre était due à l’ac-tion d’une bombe, sûrement nucléaire, letraumatisme des Américains devant une sta-tue de la Liberté terrassée leur échappait.

Le cinéma, une source à contextualiser ?Cette déception me poussa à comprendrecomment l’angoisse des années post 1962m’était parvenue en ce début des années 1980.Ces années correspondaient en fait à la crisedes missiles en Europe, Américains et Sovié-tiques disposant sur le vieux continent desmissiles nucléaires Pershing et SS20. Cettemontée de tensions, relayée par les médias etles mouvements pacifistes, s’inscrivait dans lesesprits de chacun et redonnait à ce film de 1967une nouvelle validité contextuelle. La menaces’était déplacée, brandie par d’autres hommes,mais elle était de même nature et aux consé-quences équivalentes. Depuis la chute del’URSS, la crainte du péril nucléaire dans l’opi-nion publique occidentale s’est largementestompée, malgré les tensions coréennes ouiraniennes.

Une grille de lecture des films est donc à éta-blir pour extraire davantage d’informationsque celles purement descriptives (décors, per-sonnages, couleurs, dialogues, sons in,musiques, silences…). L’important pour l’his-torien est bien le sens que l’ensemble trans-met. Le «pourquoi» de la composition des élé-ments filmiques importe plus, impliquantalors de savoir le «comment» en décryptantles principes de la mise en scène des réalisa-teurs de films, de la plongée ou de la contre-plongée, du plan subjectif au gros plan, durecours à l’ombre ou à la lumière. Cetteconnaissance technique nécessaire dépassedonc la seule description d’un personnage à

l’écran. Ainsi, dans La planète des singes, seulesles pointes de la couronne de la Statue de laLiberté apparaissent d’abord ; celle-ci n’estmontrée pleinement qu’à l’ultime plan,concluant le suspense et accentuant l’angoissedes spectateurs. La contre-plongée sur la sta-tue montre la valeur fondatrice de la libertépour les Américains, valeur pourtant visible-ment insuffisamment défendue puisque sonsymbole est enseveli dans une planète désor-mais dominée par les singes.

L’étude du cinéma comme source historiqueoblige donc à comprendre « l’effet cinéma»lors de projections sur un grand écran avecdes spectateurs nombreux. Art de masse, untel spectacle suscite des réactions et unemémorisation différentes de celles de la télé-vision. Une analyse plus ou moins fine du filmdoit alors permettre de comprendre ces réac-tions et de les contextualiser. La constitutionde « sériages », par la mise en parallèle dediverses œuvres évoquant directement ouindirectement un thème commun, révèleraitles lignes de force et les nuances apportées parles réalisateurs ou les scénaristes.

Le programme «Histoire et Cinéma» de l’Ins-titut Lumière est né de ces principes.

II. LE PROJET « HISTOIRE ET CINÉMA »À L’INSTITUT LUMIÈRE

Le cinéma source de l’Histoire : une évidence à rappelerLes images d’ouvriers sortant tous à la mêmeheure de l’usine du premier film témoignaientdéjà de la révolution industrielle en France. Dece témoignage naquit l’idée de reprendre leprogramme d’Histoire des classes de collège etde lycée traitant d’après 1895 dans une série de

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conférences et avec comme parti pris de netraiter chaque période qu’avec le cinéma luiétant contemporain. Pourquoi chercher desimages d’ouvriers de la fin du XIXe siècle dansdes films des années 1960 quand existent desfilms des opérateurs Lumière ? L’expérienceempirique de La planète des singes permettaiten fait d’établir une approche de l’histoire àpartir des films «de» l’époque étudiée, et nonpas à partir de films «sur» cette même périodepuisque les films témoignent plus ou moinsde leur temps, par ses aspects techniques, parles thèmes traités ou par la manière de les trai-ter. Déjà, en 1946, Siegfried Kracauer7, précur-seur de l’analyse filmique comme source his-torique à part entière, montrait que le cinémapermettait de comprendre l’acceptation dunazisme en Allemagne. D’autres lui ontensuite emboîté le pas. Le sociologue EdgarMorin8 précisa en 1956 ce que Kracauer avaitaffirmé, démontrant comment le cinéma, parun processus d’« identification–projection»,révélait une certaine opinion publique. Plussimplement dit, le spectateur se reconnaîtraiten un héros, puis s’y projetterait, consciem-ment ou pas, se posant finalement en situa-tion d’acteur dans le film. Cette approchethéorique devait ouvrir l’analyse historique,philosophique ou sociologique des films. En1976, Marc Ferro démontrait que tout filmpouvait être analysé comme source histo-rique9, tandis que, presqu’en même temps, etcomme une évidence, Pierre Sorlin montraittout ce qui était perdu dans une analyse ne secontentant que de la seule lecture du scénario

ou des dialogues d’un film10. Son travail affir-mait avec force qu’un film n’était pas unesource écrite, son caractère « audio-visuel »étant primordial dans l’approche historiennedu cinéma.

Pourtant, depuis, les recherches des historiensrestent encore assez prisonnières d’un modèled’analyse. L’analyse filmique privilégie l’aspectnarratif et les films sont rarement étudiés pourleur spécificité d’art de masse et d’art de recons-truction d’un réel. L’émotion qui est provoquéepar tel ou tel plan n’est quasiment jamais priseen compte en tant qu’information historiquetandis que le contexte de production, la genèsedu film, les soucis de financement, voire lesquestions de censure sont presque toujours misen avant, parfois au-delà même du film lui-même. Comme si l’œuvre était finalementmoins importante que son contexte 11. Deplus, les historiens se limitent souvent à uncorpus d’œuvres réduit, citant essentiellementdes films du patrimoine du cinéma commeceux de Chaplin, Lang, Eisenstein ou Renoir.Mais ceux de Laurel et Hardy ne le sont quasi-ment jamais bien qu’ayant été plébiscités par lepublic, ce qui devait bien correspondre à uneréalité sociologique. Et qu’en est-il de l’analysedes films dialogués par Audiard, des Grandesfamilles aux Tontons flingueurs 12 ?

La raison est peut-être culturelle. De nom-breux enseignants me demandent régulière-ment si, par exemple, Rambo 13 est une source.

7 Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler. Une histoirepsychologique du cinéma allemand, Lausanne, L’Âged’Homme, 1973 (édition originale allemande 1946).8 Edgar Morin, Le cinéma ou l’homme imaginaire. Essaid’anthropologie, Paris, Minuit, 1956.9 Marc Ferro, Analyse de film, analyse de société. Unesource nouvelle pour l’histoire, Paris, Hachette, 1976.

10 Pierre Sorlin, Sociologie du cinéma, Paris, Aubier, 1977.11 À ce sujet, les manuels scolaires évoluent et osentdésormais citer des films de l’époque étudiée. Parfois,ces films sont même accompagnés d’une illustration, leplus souvent une affiche. Mais une analyse du film oud’une scène reste très exceptionnelle !12 Denys de la Patellière, Les grandes familles, 1959 ;Georges Lautner, Les tontons flingueurs, 1963.13 Ted Kotcheff, Rambo, 1982.

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Question d’autant plus étonnante que cesmêmes enseignants sont en fait persuadésque le cinéma est une source à part entière,craignant d’utiliser un « mauvais » film. Or,en histoire, il ne peut y avoir de bons oumauvais films, sauf peut-être s’il s’agit d’his-toire du cinéma. L’étude de l’évolutionurbaine en France dans les années 1950 per-met d’utiliser Mon oncle 14, Les 400 coups 15 ouencore Rue des prairies 16. Trois écoles decinéma différentes, montrant des phéno-mènes analogues, mais sous des anglesvariés. Pourtant, Rue des prairies, qui montrela construction d’un grand ensemble joux-tant de vieux quartiers en cours de destruc-tion, est régulièrement traité de populistepar le magazine Télérama. Faudrait-il doncse priver de ce film, avec Gabin de surcroît,parce que l’intelligentsia culturelle le dénigreen tant qu’œuvre cinématographique ?

Le cinéma «patrimoine» pèse d’autant plusque les analyses de ces films sont de plus enplus convenues, analysant l’analyse de l’ana-lyse de l’analyse du film, comme c’est notam-ment le cas pour Metropolis 17. L’imaginaireurbain a été rebattu, les rapports entre la classeouvrière et le patronat largement analysés. Etque dire des possibles liens avec un pré-nazisme. Pourtant, sans remettre en cause cesinterprétations, d’autres aspects sont négligés.Ainsi, une séquence présente des noirs surscène tels des sous-hommes, des esclaves,comme dans des sculptures de colonnesrococo. Film raciste donc? Oui, bien évidem-ment, mais pas plus que Tarzan l’homme singeou d’autres films de la période. Or cet aspectdu film n’est jamais analysé et croisé avec

d’autres films. Ainsi, il faut repartir à l’assautde ces œuvres patrimoniales qui, il faut cepen-dant le reconnaître, ont un avantage sur lesautres : ils sont d’une richesse informativesupérieure!

L’impératif pédagogique : la difficulté du choixUne fois décomplexé, l’enseignement à partirde films devient théoriquement plus facile. Lavraie difficulté des séances « Histoire etCinéma» fut de trouver pour chaque périodetraitée des films de l’époque, si possible despays étudiés, puis les visionner, les annoter,sélectionner des extraits pour enfin établir unmontage suivant un plan de cours cohérent etdigeste puisqu’il ne s’agissait pas de construiredes longues séances destinées à des cinéphiles,mais bien des cours d’Histoire pour des élèvesâgés de 14 à 20 ans.

Chaque extrait vise un objectif multiple dontcelui de transmettre un savoir scolaire d’unemanière différente, à partir de sources peu uti-lisées. Le deuxième objectif avoué est de per-mettre aux élèves de mettre des images sur desfilms dont ils connaissaient l’existence. Concer-nant le thème du modèle américain, fairedécouvrir à des élèves des extraits de La prison-nière du désert de John Ford, Rio Bravo d’Howard Hawks, Chantons sous la pluie deStanley Donen ou encore West Side Story deRobert Wise18, relève d’une mission culturelleévidente. À ces films, d’autres sont égalementmontrés, moins «culturellement correct» voireradicalement mauvais, mais dont l’avantage estjustement de présenter clairement un aspectconcret de ce modèle américain, comme le filmmaccarthyste Big Jim Mc Lain19. Le troisième

14 Jacques Tati, Mon oncle, 1958.15 François Truffaut, Les 400 coups, 1959.16 Denys de la Patellière, Rue des prairies, 1959.17 Fritz Lang, Metropolis, 1927.

18 Respectivement 1956, 1959, 1952, 1961.19 Edward Ludwig, Big Jim Mc Lain, 1952.

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objectif est de montrer ces films non à la télé-vision, mais dans une vraie salle de cinéma,afin de ressentir l’«effet cinéma». Établir unesélection d’extraits relève donc d’une connais-sance préalable des films, de leur apportpotentiel, ou du hasard, lorsque soudain unfilm révèle un message insoupçonné, commeune poursuite en voiture des Blues Brothers20

peut exposer la société de consommationaméricaine.

En terme pédagogique, l’utilisation d’extraitsdoit cependant répondre à des contraintes. Lapremière est de sélectionner un extrait com-préhensible immédiatement, comme une say-nète constituant une mini-unité narrative oùpersonnages et intrigue seraient facilementidentifiables pour des élèves n’ayant pas vu lefilm. La deuxième contrainte est de ne pas tra-hir l’œuvre du cinéaste, de ne pas lui faire direautre chose que le propos général du film.Cette contrainte, grande crainte des ensei-gnants ou des historiens n’est pourtant pasdifférente de celle du choix d’un extrait detexte. Pourquoi l’honnêteté intellectuelle vis-à-vis de documents écrits disparaîtrait-elleface à un film? La troisième contrainte est unecontrainte temps. Trop court, l’extrait perd deson intérêt ne laissant pas le temps à l’élève decomprendre son sens. Trop long, il peutrompre le dynamisme du montage. Plusieursextraits évoquant les mêmes informations,dites de manières différentes, permettent, parle principe de répétition, d’asseoir la démons-tration. Enfin, éliminer l’extrait d’un film quel’on aime particulièrement mais pédagogi-quement peu efficace, est un sacrifice néces-saire. S’il faut montrer plusieurs extraits deplusieurs films pour illustrer un fait, on nepeut en revanche montrer tous les extraits à

disposition. De même, privilégier l’extraitd’un film mythique permet un doubleapport : historique et culturel.

Pour résumer, il faut savoir combiner lesextraits selon leur sens, leur longueur et leurqualité cinématographique.

Assumer le choix pédagogique :l’enseignement n’est pas la rechercheDurant deux heures, les séances «Histoire etCinéma» ont pour objectif d’intéresser autre-ment les élèves à l’histoire. Pourtant, cesséances ne sont pas des séances de cinéma.Comment alors susciter l’intérêt des élèves entraitant «L’Union soviétique de l’entre-deuxguerres»? Une courte initiation préalable, pré-sentant l’originalité du cinéma proposé, laproximité ou non des élèves avec ce cinéma,les caractéristiques techniques ou de mise enscène, désamorce l’aspect redoutable, exotiqueet compliqué du cinéma soviétique. L’atten-tion des élèves alors captée, ils peuvent suivrela séance, aidés d’une fiche pédagogique indi-quant les thèmes abordés ainsi que les réfé-rences des films utilisés. Les retours des ensei-gnants témoignent de l’apport positif pour lesélèves, dont certains regrettent même de nepas avoir vu Le cuirassé Potemkine en entier!

L’autre différence avec les séances de cinémaest donc le montage d’extraits de films diffé-rents commenté en direct. Essentiel pour desélèves, le commentaire accompagne, décrypteet explique l’extrait, permettant de faire le lienentre les thèmes et entre les extraits. La trèslongue scène de l’escalier du Cuirassé Potem-kine peut souffrir, à cette occasion, d’un com-mentaire visant à apporter le sens, pourl’époque, d’un tel extrait. La nécessité demaintenir un certain rythme durant la séanceoblige à associer aux extraits longs et parfois20 John Landis, The Blues Brothers, 1980.

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ennuyeux d’autres plus légers ou plus specta-culaires. Ainsi, la propagande soviétiqued’après 1945 manquant particulièrementd’humour, le plan de la conférence doit inté-grer des extraits de films plus légers commeLa belle de Moscou 21, comédie musicale cari-caturant l’Union soviétique. Peu concevabledans le cadre de la recherche, ce procédé s’im-pose dans un objectif pédagogique.

La transmission pédagogique peut donc s’af-franchir des contraintes de la recherche évo-quées précédemment. Si le travail produit enamont se fait en ne partant que des films, rienn’interdit d’agrémenter les commentairesd’anecdotes ne se trouvant pas dans l’extrait,servant à améliorer la mémorisation ou lacompréhension de ce qui est projeté. DansL’aveu 22, signaler qu’Yves Montand et SimoneSignoret sont communistes n’est pas néces-saire pour comprendre le film, mais permetde mieux transmettre la critique du filmenvers les régimes communistes du bloc del’Est. Il n’y a donc pas contradiction entre laphase de préparation et celle de transmissionpédagogique. Seuls les objectifs diffèrent.

III. LE « CINÉMA ARCHÉOLOGIQUE »AU SERVICE DE LA PÉDAGOGIE

L’ambition des programmes « Histoire etCinéma » de l’Institut Lumière est de présen-ter le cinéma comme une source historique àpart entière. Loin de vouloir prétendrequ’elle pouvait être la seule source, lesséances présentent néanmoins des périodessans autres documents que des extraits defilms de fiction. Cette approche part d’un

postulat provocateur, celui de prendre le tempsd’une conférence, le cinéma comme uniquesource, pour ensuite le réinvestir en coursconfronté à d’autres sources plus classiques.

Qu’est-ce que le « cinéma archéologique » ?Le «cinéma archéologique» ne consiste pas àretrouver des œuvres de cinéma perdues. Ceciserait plutôt de l’archéologie du cinéma etconcernerait les historiens du cinéma. L’ob-jectif est donc de trouver dans les films de fic-tion d’une période des éléments permettantde faire une Histoire de cette même période.Les manques sont bien entendus évidents.Peu de références chronologiques précises sice n’est la date des films. Peu de personnagesillustres. Peu de statistiques. Mais une présen-tation d’ensemble de la société et de son évo-lution par une source touchant les masses etdans laquelle celles-ci se projettent. Par com-paraison, où est la place des peuples dansl’Histoire faite à partir des documents officielsou dans la lecture des écrivains d’avant leXIXe siècle? Le postulat admis d’un cinémacomme unique source, les élèves assistentalors à une sorte d’exposé archéologique àpartir d’extraits montés de films clairementidentifiés. Cette vanité de montrer le cinémacomme une source historique est assez facilequand on utilise des films très descriptifs.Ainsi, Allo Berlin, ici Paris 23, montre explicite-ment le développement des moyens de com-munication comme le téléphone, le tourismeurbain ou les progrès de la circulation auto-mobile. Pour ce dernier exemple, il est plusamusant et tout aussi intéressant de montrerun extrait de The haunted house 24, dans lequeldes fantômes sont si nombreux dans unemaison qu’un agent devient nécessaire pour

21 Rouben Mamoulian, La belle de Moscou¸1957.22 Constantin Costa Gavras, L’aveu, 1969.

23 Julien Duvivier, Allo Berlin, ici Paris, 1931.24 Buster Keaton, The haunted house, 1921.

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régler leurs déplacements. Ce gag ne peut êtredrôle pour les spectateurs qu’à deux condi-tions, soit que les fantômes existent vraiment,soit qu’il y a d’autres déplacements connusdes spectateurs qui ont besoin d’être organi-sés. Croisés avec d’autres extraits, il devientalors évident pour l’élève que Buster Keatonparodiait la circulation automobile. Dans lecas de King Kong 25, la scène finale danslaquelle il escalade l’Empire State Building esttrès intéressante car ce qui importe sembleêtre le singe. Or ce building tient toute l’imagecar il est l’élément essentiel sur lequel se pro-jettent les angoisses du spectateur. En effet, ilreconnaît le lieu, y vit ou y est déjà allé. «Et sicela lui arrivait ? » En imaginant un cata-clysme n’épargnant comme source que cefilm, l’Historien des temps futurs serait alorscomme nous face aux peintures rupestres. Ildevrait analyser ce qu’il voit, le monstren’étant finalement qu’un révélateur de lasociété tout comme il l’était dans Godzilla 26.Tout aussi intéressant est l’exemple des Dentsde la mer 27. Les spectateurs se reconnaissaientdans l’angoisse des vacanciers du film subis-sant les attaques du requin. Le phénomène de«projection – identification» ne peut se com-prendre que par la réalité d’une démocratisa-tion du tourisme, du moins dans les paysoccidentaux.

Enfin, il est parfois intéressant de voir ce qu’iln’y a pas ou peu dans les films. Etudier lemonde rural est bien plus difficile que d’étu-dier la ville. Cette quasi-absence est plutôtremarquable, y compris dans les premiersfilms de l’histoire du cinéma. Cela est entreautre dû à la nature même du cinéma. Art de

masse, donc de ville, les films sont censés tou-cher les spectateurs, que ce soit dans leurnombre ou dans les sujets abordés. Or il y aplus de spectateurs potentiels en ville qu’à lacampagne et un citadin se projette peu dansles contraintes du paysan. La ruralité est doncun champ d’investigation très intéressant àétudier dans la manière de la représenter,voire de l’occulter. Pour ne prendre quel’exemple de Je suis un criminel 28, le héros,accusé de meurtre, fuit la ville pour une plan-tation de dattes en Californie. Il est accueillicomme un des nombreux clochards des villestouchés par la grande dépression d’après1929. La campagne est montrée dans sonaspect nourricier de par ses productions et lapossibilité de trouver un travail.

L’exemple du fait colonial d’avant 1940par le « cinéma archéologique »De nombreux films justifiaient les empirescoloniaux par l’image, les dialogues ou le scé-nario lui-même. Les films des opérateursLumière, tournés en Afrique, en Asie ou mieuxencore, en France avec le témoignage des zooshumains permettent à l’historien d’ouvrir despistes. Que montre Tarzan l’homme singesinon la supériorité des Blancs sur des Noirsqui leur sont dévoués, dont la mort importepeu et qui ne se distinguent même pas eux-mêmes des animaux ? La domination desEuropéens, née de leur soif d’exploration, deconquête, conjuguée à leur velléité civilisatrices’observe dans Tarzan comme dans King Kong.Dans La belle de Saigon 29, les plantations évo-quent la colonisation économique. Les troislanciers du Bengale ou encore Gunga Din 30

illustrent la domination politique et militaire,

25 Merian C. Cooper, Ernest B. Schoedsack, King Kong,1933.26 Ishirô Honda, Godzilla, 1954.27 Steven Spielberg, Les dents de la mer, 1975.

28 Busby Berkeley, Je suis un criminal, 1939.29 Film de 1932 qui ne fut cependant pas crédité à Flemingbien qu’il l’ait réalisé.

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les Européens maintenant la paix entre lespeuples, comme l’affirme Alerte aux Indes, Lesquatre plumes blanches ou encore Baroud31. Enrevanche, les conflits entre puissances euro-péennes apparaissent peu au cinéma, ce quipeut s’expliquer par la volonté de ne pas déni-grer l’entreprise coloniale, voire par l’adhésionaux principes de la colonisation. Il n’est doncpas de conscience chez les cinéastes pour osercritiquer le colonialisme, malgré quelquesfilms raillant ses excès. Cette unanimité doitdonc bien signifier quelque chose. Le cinémadoit plaire à des spectateurs pour l’essentieldes classes populaires, subissant notammentla crise des années 1930. Réconfortés par lapuissance de leur pays, ils se projettent dans cecolon supérieur aux peuplades à peinehumaines. Finalement, le sort d’un ouvrierfrançais des quartiers industriels était peut-être plus enviable que celui d’un habitant de laCasbah d’Alger dans laquelle s’est réfugié Pépéle Moko32. La connaissance préalable de cettepériode a pu induire cette interprétation maiselle permet de constituer des modèles d’ana-lyses pour d’autres périodes.

Le plus intéressant réside cependant dans lacontre lecture des films présentant cespeuples asservis et non civilisés. Dans ceux-ci, les «autochtones» côtoyant les Européensont justement des pratiques culturellespropres (langues, danses, tenues vestimen-taires ou religions). Les dénigrer permet jus-tement de les reconnaître en tant que telles,donc d’affirmer que ces peuples sont civilisés.Le sacrifice humain dans King Kong

démontre que la peuplade noire, présentéecomme barbare, reconnaît un être supérieur,un gorille monstrueux, dont elle se protègeen édifiant une palissade monumentale soli-dement fermée. La cérémonie se fait enmusique devant des Européens stupéfaits. Ils’agit donc bien d’une civilisation qui estdécouverte. Mais le recours au sacrificehumain l’élimine de la civilisation aux yeuxdes Européens. De même, si les peuplesacceptant l’occupation européenne sontmontrés comme étant proche de la civilisa-tion, ceux luttant contre ces «collaborateurs»apparaissent comme cruels, non civilisés,alors qu’ils osent défendre des idées natio-nales chères aux Européens…

Le « cinéma archéologique »,un investissement pédagogique payantCes séances pédagogiques ne prétendent pasamener tous les élèves à s’intéresser au cinéma,surtout celui qui leur est éloigné culturelle-ment. De même, certaines séances pouvantprésenter des extraits de plusieurs dizaines defilms, il serait vain de croire que tous serontretenus. Mais l’ambition est de permettre uneprise de conscience du sens des images, de lanécessité de comprendre son impact sur lesspectateurs. Le plus amusant est de voir leurréaction sur des films qu’ils connaissent par-fois par cœur comme Le père noël est uneordure33. Ils sont à la fois ravis de le revoir, maisaussi ravis de comprendre qu’il n’y a pas queles films sérieux qui transmettent des infor-mations. La puissance des images marque lesélèves. Un extrait de film sera toujours plusévocateur que la parole du meilleur professeuret ce en un temps réduit. Le vertige de l’Empirestate building ne peut pas être mieux comprisque dans King Kong !

30 Henry Hataway, Les trois lanciers du Bengale, 1935 ;George Stevens, Gunga Din, 1939.31 Zoltan Korda, Alerte aux Indes, 1938 ; Zoltan Korda,Les quatre plumes blanches, 1939 ; Rex Ingram, Baroud,1933.32 Julien Duvivier, Pépé le Moko, 1937. 33 Jean-Marie Poiré, Le père noël est une ordure, 1982.

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Riches de ces images et de ces souvenirs, il leurest désormais possible de mieux comprendreles films de leur génération. Mais surtout,grâce à leur enseignant, ils peuvent mettre enrelation ce qu’ils ont vu sur grand écran et cequ’ils ont appris où ce qu’ils vont découvrir autravers d’autres documents, qu’ils soient écrits,imagés ou sonores. Ce croisement des sourcesleur permet de confronter les points de vuedifférents en fonction de la nature des sources.Un tableau synchronique distribué pour laséance, permet d’établir la relation entre unévénement, un phénomène historique et laproduction de films les évoquant plus oumoins directement.

Mais le plus grand intérêt pédagogique est liéà la source cinématographique qui par natures’adresse aux masses, devant donc provoquerune émotion commune pour prétendre à uneréussite économique. De nombreux films ontoffert des spectacles hallucinants dans lessalles par l’effet qu’ils produisaient sur lesspectateurs. À la sortie de Rambo II 34, les spec-tateurs, même en France, applaudissaientquand Rambo réussit à sauver les prisonniersaméricains des geôles vietnamiennes. Un filmde fiction doit être en phase avec les attentesréelles des spectateurs. En 1939, dans La règledu jeu, Jean Renoir montrait bien, lui aussi,une réalité de la société française et la déli-quescence des valeurs républicaines. Mais cen’était pas ce que voulaient voir les Français etle film fut un échec. Il n’était pourtant pas lepremier film de Renoir à évoquer ce déclin.Mais le Crime de Monsieur Lange, qui mon-trait pourtant une certaine désillusion duFront Populaire, triomphait en 1936, soitavant Munich et les atermoiements du gou-vernement français. L’analyse du cinéma

comme source historique est donc un angled’approche inestimable pour prendre le poulsd’une opinion publique. La possibilité accrued’accès aux films, DVD ou chaînes théma-tiques vouées au septième art, offre d’ailleursde nouvelles facilités aux historiens pour étu-dier le XXe siècle et les suivants par le cinéma.

IV. CONCLUSION

Ainsi, une expérience cinéphilique forte et unedéception pédagogique m’ont amené à uneréflexion sur les liens entre le cinéma et sontemps. Partant d’un postulat certes artificielmais assumé, des pans de l’histoire ont pu êtreprésentés à de nombreuses classes de collègesou de lycées par le témoignage d’extraits defilms de fiction de l’époque. Soucieux de nepartir que des informations des films, lescontraintes pédagogiques autorisent néan-moins des entorses aux règles fixées au départpour une meilleure efficacité. En revanche, ladisponibilité accrue des films, y comprisd’avant 1940, devrait permettre aux historiensde réaliser une histoire du XXe siècle à partirdes seuls films. Cette Histoire, forcément par-cellaire, pourrait néanmoins ouvrir de nou-velles pistes de réflexion à la recherche histo-rique. En effet, si les films ne disent pas «LaVérité», ils en racontent forcément une, qui,après divers recoupements, devient une véritéde masse, celle des spectateurs des films, cellequi attend de se retrouver sur le grand écran,dans des héros extraordinaires mais pas si éloi-gnés d’eux, du moins dans leurs idées.

Croisée avec les sources plus classiques, carcette «archéologie cinématographique» doitassumer ses propres limites, une perceptionnouvelle du monde contemporain serait alorspossible. Premier art de masse, le cinéma est34 George P. Cosmatos, Rambo II, 1985.

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désormais concurrencé par d’autres produc-tions destinées aux masses mais diffusées danschaque foyer. La télévision avec ses séries ouses docu-fictions, les jeux vidéo ou Internetavec par exemple Second Life, sont aujourd’huid’autres manières de reconstruire un réel danslequel on se projette aussi. Toutes ces nouvellessources audio-visuelles sont à explorer à l’ins-tar d’autres sources populaires, comme labande dessinée. Ainsi, loin d’être une fin ensoi, l’analyse du cinéma comme source histo-rique voire archéologique devrait permettrede fixer des modèles d’analyse, adaptables àd’autres sources d’informations de natureassez proche. La recherche historique est doncloin d’être finie!

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Le cartable de Clio, n° 7 – L’année vigneronne (Charles-Georges Duvanel, 1941) – 51-59 51

L’édition DVD met à la disposition des inté-ressés une quantité toujours plus importantede documents filmiques, toutes époquesconfondues. Si dans l’édition commercialecourante, une prépondérance très nette estdonnée aux longs métrages de fiction,nombre de DVD rendent accessibles desdocumentaires et autres courts métrageslongtemps difficilement accessibles. Pour neciter qu’un exemple : le CICR, en collabora-tion avec Memoriav, a édité Humanitaire etcinéma. Films CICR des années 1920, qui ras-semble une série de documents exception-nels consacrés au rapatriement des prison-niers de guerre et rendant compte des effetsparticulièrement dévastateurs de la guerresur la population civile.

Concernant la production helvétique, la Ciné-mathèque suisse contribue largement à rendreaccessible un pan des images produites dans lepays, en réunissant thématiquement des sujetsdu Ciné-journal suisse. Dans une série dite des«Trésors de la cinémathèque suisse» est paruun DVD rassemblant divers films agricoles,dont La paysanne vaudoise, en lien avec unouvrage consacré à une importante figure dela paysannerie, Augusta Gillabert-Randin 2.Outre ce film produit en 1928 en vue de lagrande exposition Schweizerische Austellungfür Frauenarbeit (SAFFA) à Berne, tourné parArthur Porchet, sous le patronage d’AugustaGillabert-Randin, ce DVD comporte troiscourts métrages liés à la paysannerie, Richessede la terre (Fred Surville, 1939), L’année vigne-ronne (Charles-Georges Duvanel, 1940) etErste Berufsprüfung für Bäuerinnen (ArminSchlosser, 1944).

DES DOCUMENTS À DISPOSITION DE L’HISTORIEN

Ces DVD offrent ainsi à l’historien un richematériau qui lui ouvre l’accès à un pan del’imaginaire visuel d’une époque, celui des

L’ANNÉE VIGNERONNE (CHARLES-GEORGES DUVANEL, 1941). QUAND LE FILM TOURISTIQUE SE MET AU SERVICE DE LA « DÉFENSE NATIONALE SPIRITUELLE» 1

PIERRE-EMMANUEL JACQUE, UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

1 Cet article s’inscrit dans la recherche « Vue et points devue : vers une histoire du film documentaire en Suisse,1896-1964 », (Seminar für Filmwissenschaft, Universitéde Zurich ; direction : Prof. Margrit Tröhler) soutenuepar le Fonds national suisse de la recherche scientifique.Il s’appuie sur les documents rassemblés par GeorgesDuvanel et conservés sous la forme d’un fonds invento-rié à la Cinémathèque suisse, dit Papiers Charles-GeorgesDuvanel. Nos vifs remerciements sont adressés à laCinémathèque suisse. Les arguments principaux de cetarticle ont été présentés à l’occasion d’un séminaire deformation continue sous l’égide du Centre suisse de for-mation continue des professeurs de l’enseignementsecondaire. Nos remerciements à l’organisatrice,Mme Corinne Chauvet, et aux invités MM. RolandCosandey, Gianni Haver, Laurent Véray, Rémy Pithon,pour leurs commentaires enrichissants.

2 Peter Moser & Marthe Gosteli (dir.), Une paysanneentre ferme, marché et associations. Textes d’Augusta Gillabert-Randin 1918-1940, Baden, hier + jetzt, 2005.

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52 Le cartable de Clio, n° 7

images en mouvement. Nous voudrions icinous arrêter tout particulièrement sur L’an-née vigneronne. D’une part, parce que le filmest considéré à l’époque comme une réussiteexceptionnelle. D’autre part, parce que c’estun des rares documentaires de cette époque àêtre encore mentionné dans des publicationsrelativement récentes. À première vue, le filmse rapporte aux seuls travaux de la vigne, dumoins c’est ainsi que Freddy Buache en ren-dait compte: «[…] L’année vigneronne (1940)qui, sur un commentaire de C.F. Ramuz, ras-semble un bouquet de plans d’une excellentefacture photographique exprimant par desatmosphères lumineuses la vie des régions viti-coles du Pays romand (Lavaux, La Côte, lesbords du lac de Neuchâtel, les bords du Rhônedans le canton de Genève ou en Valais) qui sontun témoignage précieux au sujet d’unemanière d’être disparue. Ces ouvriers de la

vigne, aux pieds des ceps et du pressoir à lacave, ces vendangeuses et ces vendangeurs sontd’un autre temps que Duvanel a su capter augré des saisons somnolentes ou cordialementanimées qui, elles, n’ont pas changé» 3.

Conservatoire de gestes disparus, le film fixe-rait des modes de vie avant qu’ils ne disparais-sent. Cependant, au vu de sa date de sortie – lapremière officielle a lieu le 8 novembre 1940 –L’année vigneronne apparaît d’une certainemanière comme un document étrangement« anachronique ». Le film témoigne de ce

3 Freddy Buache, Le cinéma suisse, Lausanne, L’Aged’homme, 1974, p. 74. Une qualification similaire estdonnée au film qui est dit être un « morceau d’anthropo-logie sociale et culturelle » dans le catalogue du Festivalinternational de cinéma (Nyon), Vendre la Suisse oucomment promouvoir l’image de marque d’un peuple,13-10 octobre 1984, p. 108. On lui reconnaît cependantun « soupçon de mise en scène ».

© Cinémathèque suisse, Lausanne.

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L’année vigneronne (Charles-Georges Duvanel, 1941) 53

qu’on pourrait qualifier de «mise entre paren-thèses du contexte» dans la mesure où il n’y apas la moindre allusion à la guerre. Mais, loind’offrir une simple peinture des travaux viti-coles, L’année vigneronne renvoie bien selonnous au contexte de sa production et constitueune forme d’expression de l’idéologie domi-nante d’alors. Pour étayer une telle apprécia-tion du film, il convient de procéder à uneanalyse du contexte de production, de s’arrêterplus précisément sur divers aspects discursifset d’examiner sa circulation et sa réception.

LA PRODUCTIONCINÉMATOGRAPHIQUE EN SUISSE

Durant l’année de la production de L’annéevigneronne, quatorze longs métrages sont sor-tis sur les écrans du pays, ce qui correspond àune année tout à fait exceptionnelle, commequasi toute la période de la guerre 4. RémyPithon a montré très clairement que cetteproduction a dans l’ensemble très largementcorrespondu aux valeurs promues par lesélites politiques. Selon l’historien du cinéma,ces films en s’appuyant sur une histoire sou-vent mythique, en empruntant aux classiquesde la littérature suisse, en recourant au dia-lecte ou en s’appuyant sur le folklore tradui-sent le fait que le pays «réagit par le repli sur lesvaleurs et les traditions, mythiques ou histo-riques, les plus profondément ancrées dans sapsychologie collective» 5.

À côté de cette production de longs métrages,les entreprises cinématographiques ont éditéun nombre important de films non-fiction-nels. Toutes les sociétés de production dispo-saient d’un département consacré au docu-mentaire, domaine qui leur assurait unecertaine stabilité dans la mesure où il s’agissaitpresque exclusivement de films de commandedont la rentabilisation ne dépendait pas direc-tement du nombre de spectateurs. Une sociétécomme la Praesens, qui assura la productiondes films suisses parmi les plus fameux (Füsi-lier Wipf, Leopold Lindtberg, 1938; Die letzteChance, du même auteur, 1945), débuta ainsidans le documentaire et le film publicitaire, àsa création en 1924, avant de se lancer dans lafiction – sans pour autant abandonner cedomaine manifestement lucratif.

Dans les études interrogeant le lien entrecinéma et société ce sont presque exclusive-ment les films de fiction qui ont servi de baseà l’analyse des historiens. Le succès de cesfilms, ou parfois leur échec, leur écho média-tique, l’importance des moyens humains etfinanciers mis en œuvre et les multiples réfé-rences culturelles (littéraires, picturales, théâ-trales, etc.) ont servi de fondement à une ana-lyse effectuée en fonction de leur insertiondans le contexte social et culturel.

Si les études sur le documentaire en Suissesont encore relativement peu abondantes,celles qui cherchent à mettre cette productionen regard de la société qui les a vus naître sontd’autant plus rares. Or, selon nous, cette pro-duction non-fictionnelle constitue un corpusqui mériterait tout spécialement d’être étudiésuivant cet axe. Résultant d’une commande,ces films sont le fruit de négociations impli-quant commanditaire et producteurs cinéma-tographiques. Ils cherchent généralement à

4 Avant-guerre, le nombre de longs métrages produitsannuellement varie entre 2 et 10, avec un nombreimportant de coproductions (avec l’Allemagne ou laFrance) ; après-guerre, ce chiffre varie entre 2 et 4. VoirFelix Aeppli, Der Schweizer Film. Die Schweiz als Ritual(Band 2), Zurich, Limmat Verlag, 1981.5 Rémy Pithon, « Cinéma suisse de fiction et “défensenationale spirituelle” de la Confédération helvétique(1933-1945)», Revue d’histoire moderne et contemporaine,tome XXIII, avril-juin 1986, pp. 254-279. Citation p. 277.

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faire passer un message prédéfini et visent unpublic ciblé. Loin d’être de simples décalquesde la «réalité», les films documentaires s’avè-rent donc des discours construits selon desbuts explicites, tout à la fois informatifs et pro-motionnels. Ce domaine s’avère aussi d’uneimportance centrale dans la mesure où l’État yest largement intervenu, ne se contentant pasde le faire pour les actualités.

SOUTENIR LA PRODUCTIONCINÉMATOGRAPHIQUE ? LE RÔLE DE L’ÉTAT

Au contraire de ce qui se passa dans les paysvoisins, on n’assista pas en Suisse au dévelop-pement d’une véritable industrie du cinéma.Alors qu’en France, Pathé fut un temps laplus importante société de production aumonde, suivie par Gaumont et Eclair ; qu’enItalie, de florissantes sociétés de productionétaient fondées à Rome, Turin ou Milan; qu’àVienne, des studios importants voyaient lejour ; qu’en Allemagne, plusieurs sociétésproduisaient de nombreux films, il n’y eutpas en Suisse de sociétés d’une taille compa-rable. Si, dès le milieu des années 1910, cer-taines sociétés de production furent crééescomme Eos à Bâle, aucune ne connut le déve-loppement de celles situées dans les pays voi-sins. Un public limité, des divisions cultu-relles et linguistiques, une certaine prudencedans les investissements sont les raisonsgénéralement invoquées pour expliquer cephénomène. On pourrait certainement ensuggérer d’autres comme un certain provin-cialisme et l’absence de véritables métro-poles, entendues comme pôles culturels forts.

Face à une telle situation, diverses voix se sontfait entendre dès les années 1920 pour appeler

de leurs vœux le développement d’une indus-trie cinématographique en Suisse. Parmi lesarguments évoqués, la présence de paysagesvariés, et particulièrement des sommetsalpins, compta parmi ceux revenant avec laplus grande régularité : les films constitue-raient une excellente publicité en faveur dutourisme en Suisse. Une large part de cesappels furent adressés à la Confédération à quil’on demandait de fournir des fonds pour sou-tenir la production de films et permettre l’édi-fication de studios. Cependant, avant la loi de1962, l’État se refusa globalement à accorderun soutien direct à la production. Il examinanéanmoins avec attention la question des stu-dios, suite notamment à la création d’uneCommission d’étude sur le cinéma en 1935,devenue Chambre suisse du cinéma en 1938,et subventionna quelques films, notammentdurant la guerre6.

Mais, suivant une pratique initiée dès lesannées 1910, la Confédération préféra procé-der de manière indirecte dans son soutien à laproduction cinématographique, en subven-tionnant des organismes qui se chargèrenteux-mêmes de faire réaliser des films. Parmiles premiers organismes qui recoururent aufilm pour la promotion touristique, les CFForganisèrent déjà en 1906 des séances cinéma-tographiques pour attirer l’attention des visi-teurs de l’Exposition internationale de Milan,organisée à l’occasion de l’inauguration duSimplon. Dans les années suivantes, diversopérateurs obtinrent le soutien des CFF, que cesoit grâce à l’achat d’images et de films ou parle don de billets de transport. Les CFF firent

6 La Régie fédérale des alcools commandita ainsi plu-sieurs films. L’Armee Film Dienst établit aussi une série defilms durant la guerre. Durant cette même période, l’Étataccorda parfois des subsides à des films sous la forme decrédits destinés à la création de postes de travail.

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aussi circuler de nombreux films par l’entre-mise de leurs bureaux à l’étranger. En tant querégie fédérale, les CFF jouèrent un rôle impor-tant dans la promotion de l’image de la Suisseà l’étranger.

La création en 1917 de l’Office national suissedu tourisme (ci-après ONST) renforça ledéveloppement de cette « propagande »,comme on l’appelait alors. L’ONST constituarapidement un catalogue de films, en vued’offrir à des conférenciers un vaste corpuspermettant d’illustrer les nombreuses confé-rences organisées à l’étranger et touchant lesprincipaux aspects du pays. En plus d’acheterdes copies, l’ONST se chargea de la com-mande de nombreux films à des producteursdans le pays et parfois à des sociétés étran-gères. D’autre part, en partenariat avec lesCFF, l’ONST apporta son soutien aux tour-nages en Suisse de nombreuses équipes étran-gères. Les CFF et l’ONST se laissèrent mêmeconvaincre de participer à la Film-Finanzie-rung AG, qui produisit quelques longsmétrages avec la Terra-Film, une société alle-mande dirigée par des Suisses et favorable auxdoctrines nazies 7. Mais cette incursion dansle domaine de la fiction resta exceptionnelle etce sont avant tout des films documentairesqui ont servi à la promotion touristique. Dansle domaine industriel, c’est l’Office suissed’expansion commerciale qui se chargead’une telle propagande cinématographique,faisant établir une série de courts métragesdès le début des années 1930 8.

Les principaux producteurs du pays se virentainsi confier la réalisation de l’un ou l’autrefilm par l’ONST ou les CFF, généralement enpartenariat avec des organismes locaux(offices du tourisme, associations profession-nelles, groupements d’hôteliers, entreautres). Ainsi, en 1934, la Praesens réalisa uncourt-métrage à la demande de l’ONST autitre explicite : L’importance du tourisme enSuisse – Die Bedeutung des SchweizerischenFremden-Verkehrs, en vue du Congrès duTourisme de Berne. En plus de faire œuvreen faveur du tourisme en vantant des bonsde voyage à forfait, le film soulignait l’impor-tance générale du tourisme pour l’économiesuisse. La paysannerie elle-même ne pourraitsurvivre sans le développement du tourisme,de même que les transports. Le film contenaitune déclaration du conseiller fédéral MarcelPilet-Golaz qui synthétisait clairement lemessage à délivrer : «Qui voyage en Suisse sertle pays».

L’ONST consacra néanmoins l’essentiel deses efforts cinématographiques en vue d’atti-rer l’attention de la clientèle étrangère. En1935, il créa ainsi une Centrale suisse du film(Schweizerische Filmzentrale) de manière àfaire réaliser des films par des sociétés suissesou étrangères en assurant leur plus large cir-culation 9. Le cinéaste Herbert Dreyer se vitconfier la réalisation d’une série de docu-mentaires (Kulturfilme), de même que le

7 Hervé Dumont, Histoire du cinéma suisse. Films de fic-tion 1896-1965, Lausanne, Cinémathèque suisse, 1987 ;Thomas Kramer & Dominik Siegriest, Terra. Ein Schwei-zer Filmkonzern im Dritten Reich, Zürich, Chronos, 1991.8 Voir notre article : « La propagande nationale par lefilm: Albert Masnata et l’Office suisse d’expansion com-merciale », Revue historique vaudoise, n° 115, 2007 (souspresse).

9 Cet organisme cessa ses activités déjà en 1939, dans lamesure où les activités furent suspendues en raison d’unprocès opposant ses deux responsables, Max Iklé et MaxSenger, au secrétaire de la Chambre suisse du cinéma,Max Frikart, qui les accusait de trahison dans la mesureoù ils auraient cherché des accords avec la branche ciné-matographique allemande. Voir Thomas Pfister, DerSchweizer Film während des III. Reich. Filmpolitik undSpielfilmproduktion in der Schweiz von 1933 bis 1945,Hettiswil, chez l’auteur, 1986 (2e éd.).

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General Post Office Film Unit et d’autressociétés en Suisse (Duvanel, Praesens, Turi-cia). De la sorte, des films consacrés à certainsaspects de la Suisse circulèrent dans les ciné-mas allemands ou anglais, en première partiedes séances de cinéma habituelles ou dansdes conférences et autres soirées consacréesau pays. Ces films se virent très souventconférer un pouvoir de représentation quiexcédait largement la simple promotion tou-ristique, comme en attestent les nombreusesséances organisées conjointement avec lesambassades.

L’ONST participa aussi à la production dedivers films en vue de l’Exposition nationalede 1939, dont Euseri Schwiz (Joseph Dahin-den) en collaboration avec l’Office suise d’Ex-pansion commerciale (ci-après OSEC), unhymne à la nation 10. Malgré la guerre,l’ONST, réorganisé et rebaptisé Office centralsuisse du tourisme (ci-après OCST) en 1940,poursuivit la production de films, dont L’an-née vigneronne, confié à Duvanel, avec uncommentaire spécialement écrit par l’écrivainCharles-Ferdinand Ramuz 11.

L’ANNÉE VIGNERONNE : CIRCULATIONET RÉCEPTION

La première de L’année vigneronne se tint le8 novembre 1940 au Cinéma Métropole àLausanne, accompagné du film souvenir de

l’Exposition nationale de 1939 12. Cette pré-sentation dans l’un des plus vastes cinémasde Suisse, en présence d’un conseiller fédéral,de conseillers nationaux et de députés,témoigne de l’importance accordée à cesdeux films. Cette présentation a d’ailleurs étéprécédée de nombreux articles rendantcompte du tournage de L’année vigneronnedont la plupart soulignaient la participationde l’écrivain C.-F. Ramuz 13.

Le film s’ouvre par un survol des sommetsalpins enneigés. Bien que le commentaire offaffirme que « la Suisse n’est pas seulement,comme on le croit trop volontiers, un pays dehautes montagnes», cette introduction s’ap-puie néanmoins sur le stéréotype qui identifiele pays à ses montagnes. Cette ouverture estemblématique à bien des égards. La suite, quis’attache aux travaux de la vigne au fil des sai-sons, répond à un même souci de souligner letypique tout en le faisant tendre vers la géné-ralisation en insistant sur les particularismes.

Au travers de l’éloge du travail, calqué sur lerythme des saisons, c’est un hymne au labeuragricole et à la coutume qui se dégage desimages. Tout en soulignant le caractèreimmuable et astreignant de ces tâches, cesimages de viticulteurs penchés sur leurs cepset traitant la vigne débouchent sur des scènesde vendange et de dégustation qui attestentdu fait que la terre récompense ceux quisavent se plier à son rythme.

Placé sous le sceau de la belle image et insis-tant sur la variété des vignobles, du Canton

10 Gianni Haver & Pierre-Emmanuel Jaque, «Le cinémaà la Landi : le documentaire au service de la Défensenationale spirituelle», in Gianni Haver (éd.), Le cinémaau pas. Les productions des pays autoritaires et leur impacten Suisse, Lausanne, Antipodes, 2004, pp. 97-110.11 Il a été publié sous la forme d’un luxueux portfolio – au tirage limité – illustré de photos du film : Charles-Ferdinand Ramuz, L’année vigneronne, H. Sack, Genève,1940. Il n’a été réédité qu’en 1988 par l’éditeurSéquences (Aigres).

12 Schweizerische Landesaustellung 1939 Zürich, deJoseph Dahinden et Marcel Gero.13 L’illustré, 2 novembre 1939 ; La Suisse, vendredi20 septembre 1940 ; Schweizer Film Suisse, 1er novembre1940.

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de Vaud à celui du Valais, en passant parNeuchâtel, le film recourt à diverses reprisesà la profondeur de champ (avec en premierplan des vignerons, des effeuilleuses et aufond le lac Léman ou les collines surplom-bant Sion), avec des cadrages choisis(quelques gros plans de visages typiques, descontre-jours frappants, des contre-plongéesqui insistent sur la déclivité de la pente). Enrapprochant des lieux éloignés, en montantles gestes similaires du travail viticole, le filmsouligne les particularismes, mais aussil’unité qui caractérise ces différentes régions.On retrouve là une constante du discourspolitique dominant de l’époque, affirmantl’unité du pays dans sa diversité.

À la vision du film, il est difficile de ne pasêtre frappé par l’insistance sur la tradition.On nous montre ainsi un vigneron valaisanrecourant à un pressoir particulièrementancestral que le commentaire oppose auprogrès, à savoir des pressoirs électriquesqui ailleurs, « presque partout » entend-on,« engloutissent d’un seul coup la récolte detoute une région ». L’omniprésence du com-mentaire est frappante. Il insiste sur les tra-ditions séculaires, le terroir, le culte de l’ef-fort, les coutumes locales, la communautéunie dans le travail viticole. On peut appli-quer au film une remarque que Roger Fran-cillon émet à propos des textes de Ramuz :« cette dénégation de l’Histoire débouche surla nostalgie d’un temps ancien, précapitaliste,qu’il faudrait retrouver, et également sur lemythe d’une Suisse préservée des tares de lacivilisation moderne, vivant à l’écart dumonde »14.

Le film a circulé dans tout le pays, en avant-programme du dessin animé en couleurs Lesvoyages de Gulliver (Gulliver’s Travels, 1939,Max Fleischer). Alors que dans les comptesrendus de l’actualité cinématographique, lescritiques passaient généralement sous silenceles compléments (actualités et autres courtsmétrages), L’année vigneronne a au contraireété citée à de très nombreuses reprises. On luia même accordé à plusieurs reprises une placeplus importante que celle dévolue à d’autreslongs métrages de fiction à l’affiche. L’accueila été élogieusement unanime: le film appa-raissait comme une œuvre exemplaire. LeCourrier proclama ainsi que c’était « unemanière de chef-d’œuvre, tant les images et lecommentaire [étaient] étroitement liés par desqualités identiques»15.

Bien plus, le film a été considéré comme unmodèle pour la cinématographie suisse engénéral. Quelques semaines plus tard, un édi-torial paru dans la Tribune de Genève, intitulé« Images » 16, et traitant du Ciné-journalsuisse, citait L’année vigneronne comme unidéal à suivre. Les actualités suisses étaientalors durement critiquées pour ne pas mon-trer suffisamment « les aspects de notre vienationale » et se consacrer par trop aux« manifestations les moins originales ou lesmoins significatives» du pays. L’année vigne-ronne est ainsi donnée comme exemple : «Noscinéastes ont produit des bandes admirables,telles « les saisons vigneronnes » de Duvanel,commentée par C.-F. Ramuz. C’est un soufflede cette puissance, une inspiration de cette qua-lité qui – toutes choses étant égales – devraientanimer notre journal filmé».

14 Roger Francillon, Histoire de la littérature en Suisseromande. Tome 2 : De Töpfer à Ramuz, Lausanne, Payot,1997, p. 446.

15 Le Courrier, 11 novembre 1940.16 G. B., « Images », Tribune de Genève, 25-26 décembre1940.

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Cette rhétorique correspondait alors pleine-ment au discours politique lancé à la fin desannées 1930 sous le nom de « Défense natio-nale spirituelle ». Comment ne pas êtrefrappé par la convergence qui relie L’annéevigneronne avec le « Message du Conseilfédéral à l’Assemblée fédérale concernant lesmoyens de maintenir et de faire connaître lepatrimoine spirituel de la Confédération » 17,texte qui est généralement considéré commeemblématique de cette politique d’unionnationale ancrée dans des valeurs conserva-trices 18 ? Une même prévalence des cou-tumes, de l’amour du paysage se retrouvedans le film et dans ce texte de politiquenationale qui stipule notamment que« concourent également à notre défense spiri-tuelle tous les efforts relatifs à la protection dela Suisse pittoresque et de ses traditions. Le« Heimatschutz », comme l’appellent nosconfédérés de langue allemande, a pour but dedéfendre le visage de notre pays, l’aspect de noscampagnes, de nos villages et de nos villes. Ilproclame son amour pour la beauté de nospaysages et exige le respect des bâtiments quenos pères ont édifiés sur le sol de la patrie aucours des générations. Il affirme ainsi l’unionplusieurs fois séculaire de nos familles avec laterre qui les a portées, avec la libre terre danslaquelle elles se sont enracinées. Il lutte poursauvegarder les vieilles traditions helvétiques,qui se traduisent dans le caractère de nos édi-fices et de nos intérieurs, dans les costumes denos vallées, dans nos us et coutumes, nos jeuxet nos fêtes, nos chants et nos danses, dansl’originalité et la vigueur de nos dialectes, dontla saveur exprime si directement l’âme popu-laire. Tous ces nobles efforts sont partie inté-

grante de notre défense spirituelle et de la pro-pagande en faveur de notre culture ». Certainsorganismes sont alors mentionnés commecapables de développer des « moyens d’assu-rer le rayonnement intellectuel et artistique dela Suisse », destinés à « sauvegarder notrepatrimoine spirituel à l’intérieur du pays et àfaire connaître notre culture à l’extérieur ». Ils’agit de l’OCST, de l’OSEC, des CFF et de laNouvelle société helvétique. Enfin, dans cesens, un rôle tout particulier est dévolu aufilm : « En liaison avec la Chambre suisse ducinéma et avec les institutions qui travaillentdéjà dans ce domaine, la propagande culturelles’efforcera d’accroître l’efficacité des filmsdocumentaires suisses et de créer des filmssuisses d’actualités. » 19

Aussi, face à L’année vigneronne, nous noustrouvons bien plus face à une transpositionimagée d’un discours politique que face à unfilm ayant cherché à fixer les gestes des viti-culteurs. Par sa célébration de la terre, soninsistance sur des paysages facilement identi-fiables et son culte de la tradition, le filmconstitue un véritable discours destiné à ren-forcer l’idéologie politique dominante. Enlançant une série dite « Kunst- und Kul-turstätten der Schweiz », l’ONST poursuivitcette politique de défense nationale spiri-tuelle tournée vers les habitants du pays etdestinée à « développer la connaissance denotre patrimoine spirituel » 20.

Ce mouvement de retour à des valeurs tradi-tionnelles n’était de loin pas limité à la Suisse.Un message particulièrement réactionnairese retrouvait en effet dans une partie de la

17 Feuille fédérale, n° 50, 14 décembre 1938, pp. 1001-1043. Citation p. 1021.18 Hans-Ulrich Jost, Le salaire des neutres. Suisse 1938-1948, Paris, Denoël (impacts), 1999, pp. 68-74.

19 Feuille fédérale, n° 50, 14 décembre 1938, pp. 1001-1043. Citation p. 1026. Souligné dans l’original.20 4e rapport annuel de l’Office central suisse du tourisme,p. 28.

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production française documentaire de cetteépoque 21. Et, loin de prendre la forme du seulmot d’ordre de retour à la terre ou de ladéfense de la tradition, la «défense nationalespirituelle » se déclina de diverses manièresen cherchant, entre autres, à intégrer desaspects liés à l’innovation, une autre res-source identifiée comme valeur nationale 22.Le film Raison d’être. Images de la vie quoti-dienne (1942), du même Duvanel, soulignaiten premier lieu les contrastes opposant lesdifférents aspects du pays, néanmoins uni parun même espoir, comme l’indiquait le com-mentaire final : «Aujourd’hui comme hier, laSuisse, pour garder sa place dans le monde,pour vivre, croit et travaille, espère comme autemps des bâtisseurs de cathédrale.»

21 Jean-Pierre Bertin-Maghit, Les documenteurs desannées noires. Les documentaires de propagande, France1940-1944, Paris, Nouveau monde, 2004, pp. 94-98.22 L’historien de l’architecture Jacques Gubler émet unconstat similaire dans son domaine en montrant quel’Exposition nationale de 1939 intégrait nombre d’élé-ments issus de l’architecture moderne, fonctionnaliste, àun propos nationaliste. Voir Nationalisme et internatio-nalisme dans l’architecture moderne de la Suisse, Genève,Archigraphie. 1988 [1re éd. 1975].

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60 Le cartable de Clio, n° 7 – Mémoires de guerre au cinéma – 60-79

Dans le vaste corpus des films de fiction quiparlent de guerre, un certain nombre de pro-ductions se distinguent parce qu’il ne s’agit nide films de guerre, ni de films sur la guerremais qu’elles traitent de la mémoire de laguerre.

Organiser un apprentissage autour de cesfilms m’est apparu pertinent à plusieurségards. En effet, la confusion est fréquenteentre le fait, la guerre, et sa mémoire.Apprendre aux élèves à en mesurer la distanceest donc susceptible à la fois de contribuer à laconstruction d’une conscience historique et depermettre aux jeunes d’avoir une vision dis-tanciée sur les enjeux de mémoire actuels.Dans un premier temps, cependant, il mesemble nécessaire de caractériser l’objet de cetravail. Les films de fiction portant sur lamémoire de la guerre se caractérisent, au-delàdes différences liées aux contextes historiqueset à la qualité même de la production, par uncertain nombre de traits communs que je vaistenter de mettre en évidence avant d’analyserquelques évolutions et leur lien au contextehistorique puis de fournir quelques pistesdidactiques.

J’utiliserai pour cela un corpus restreint decinq films: deux films d’Alain Resnais, Hiro-shima mon amour (1959) et Muriel (1962),

que je confronterai avec trois films des années1990-2000: La vie et rien d’autre de BertrandTavernier (1988), Le colonel Chabert d’YvesAngelo (1994) et Un long dimanche de fian-çailles, de Jean-Pierre Jeunet (2004).

Les rapprochements entre des films de statutsdifférents peuvent paraître iconoclastes 1. Maisla thématique centrale de ces cinq films tourneautour de la mémoire de la guerre et principa-lement de celle de l’horreur de la guerre ainsique du travail de deuil et d’oubli.

1. DES FILMS SUR LA MÉMOIRE DE LA GUERRE

Trois traits communs caractérisent lesfilms de ce corpusCe sont, en effet, des films sur l’après-guerreet, pour trois d’entre eux, du retour de guerre.Ils sont centrés sur une quête mémorielleindividuelle qui pose la question de l’oubli etdu travail de deuil. La verbalisation permet-tant seule l’émergence de la mémoire et le tra-vail de deuil, la quête mémorielle y nécessite laprésence d’un récepteur.

MÉMOIRES DE GUERRE AU CINÉMA: TRAVAILLER AVEC DES FILMS SUR LA MÉMOIRE DE LA GUERRE

MARIE-CHRISTINE BAQUÈS, IUFM DE CLERMONT-FERRAND

1 On pourrait ajouter à ce corpus Le retour de MartinGuerre (Daniel Vigne, 1982).

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Mémoires de guerre au cinéma: travailler avec des films sur la mémoire de la guerre 61

Des films sur l’après-guerreCes films sont d’abord des films sur l’après-guerre et pour certains d’entre eux des filmsdu retour de guerre comme l’indique le titrede Muriel (Muriel ou le temps d’un retour). Leretour est tout récent pour Bernard, dansMuriel, seul film de notre corpus tourné pen-dant la guerre qu’il évoque. Il a été longtempsdifféré pour Le colonel Chabert : sept ans ontpassé entre sa disparition à Eylau et sa visite àl’avoué Derville. On est là dans un topos litté-raire : le thème du retour d’un homme quibouleverse à la fois l’ordre de la société etl’ordre familial.

Pour Manech dans Un long dimanche defiançailles, il s’agit ici du retour, égalementdifféré, dans la vie de Mathilde et dans leregard du spectateur. Ce sont aussi des filmsqui traitent du réapprentissage de la vieaprès la guerre. Ce réapprentissage apparaîtcomme un échec dans Le colonel Chabert : lecolonel est incité par la noirceur de la sociétéà retourner à l’anéantissement malgré l’aidede l’avoué Derville. L’échec est patent aussipour les personnages de Muriel. Bernardchoisit d’abandonner son projet de filmdénonciateur et de tuer son ex-ami Robertqui revendique la torture. Sa belle-mère resteenfermée dans le souvenir traumatique dudépart d’Alphonse qui retourne avec safemme. Finalement, c’est la société de pro-vince avec sa banalité et son amnésie volon-taire qui semble l’emporter. Mais cet échecdébouche sur une prise de conscience duspectateur.

Les trois autres films restent, à mon sens, surune note d’ambiguïté. Dans Hiroshima monamour, la Française achève son travail de deuilconcernant les événements traumatiques de laguerre, mais renonce à son grand amour pour

le japonais car « l’oubli a déjà commencé ».Dans Un long dimanche de fiançailles, la possi-bilité des retrouvailles pour Mathilde etManech impliquent l’amnésie du jeunehomme. Même le réapprentissage de la viedans La vie et rien d’autre n’est pas exemptd’ambiguïtés. Si l’institutrice part avec le des-sinateur, elle dit à Irène: « institutrice, peut-être…». Le commandant Dellaplane, avoueson amour à Irène, mais c’est par lettre alorsqu’ils sont séparés par l’Atlantique.

Les films de notre corpus reposent sur unequête individuelle qui quelque part débouchesur une mémoire retrouvée ou remise enlumière (Muriel). Ils posent la question del’oubli et du travail de deuil, mais aussi le pro-blème de l’articulation de la mémoire indivi-duelle et de la mémoire collective de la société.

Des films qui reposent sur une quêteindividuelleLe colonel Chabert a déjà retrouvé lamémoire, mais la société de la Restauration luidénie le droit à la mémoire. Tout le film estdonc celui de la reconquête de ce droit. Il yrenonce cependant : finalement, un person-nage comme le colonel Chabert, avec lesvaleurs qu’il incarne, n’existe plus pour lasociété.

Les séquences 5 et 6 du film (plans 204 à 270)constituent un moment clé du film. Le réali-sateur a divisé la scène en deux parties. Pen-dant toute la première partie, nous sommes,mis à par quelques contrechamps sur l’avoué,placés comme Derville face à Chabert quidéroule son histoire en un long plan fixe. Onest donc dans la position du récepteur et Cha-bert doit nous convaincre. Pas de musique: lesilence doit concourir à la fascination queprocure le récit. C’est cette fascination et non

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62 Le cartable de Clio, n° 7

l’image qui introduit le lent panoramique duchamp de bataille. Celui-ci a pour fonction denous entraîner dans l’univers du héros, denous le faire partager, de nous convaincre. Le«vieux carrick», comme le présente Balzac,est bien le colonel Chabert.

Le jeu des couleurs suggère le rôle mortifèrede la société. Dans sa narration, Chabert dit àl’avoué que « la mort c’est rouge et bleu, c’estd’abord rouge, puis c’est bleu ». On retrouveune dominante de rouge dans les salons del’hôtel du comte Ferraud. Le bleu froid est lacouleur dominante dans la résidence deGroslay où se déroule le combat final entreChabert et la comtesse Ferraud, comme elleétait celle du champ de bataille d’Eylau. Lorsde la nuit qu’y passe Chabert, au bleu ducouvre-lit de sa chambre fait écho la juperouge de sa femme.

Les autres films du corpus reposent aussi sur une quête individuelleIrène, l’héroïne de La vie et rien d’autre, tented’effectuer son travail de deuil en récupérantles restes de son époux. La découverte d’unpersonnage bien plus complexe qu’elle ne lepensait lui permet de parvenir à accéder à lavérité de sa relation avec son époux, lui don-nant donc la possibilité de revivre. La décou-verte symétrique de la double vie de son fiancépermet aussi à Alice, la petite institutrice, derecommencer une nouvelle vie. Leur quêteindividuelle, dont les motivations divergent(pour Alice, retrouver son fiancé vivant, pourIrène, sortir de l’incertitude quant à la mort deson époux), croise la quête collective du com-mandant Dellaplane : remettre un nom surchacun des 350000 disparus.

Les deux femmes découvrent la véritableidentité de l’homme qui est l’objet de la quête

alors que Dellaplane entend redonner uneidentité à la masse indifférenciée des morts :les deux histoires personnelles croisent doncl’histoire collective.

Dans Hiroshima mon amour, la Françaiseeffectue son travail de deuil à travers la verba-lisation du récit qu’elle fait à son amant japo-nais de son amour avec un soldat allemand, dela mort de celui-ci, de sa tonte lors de la libé-ration et de sa folie.

Dans Muriel, cependant, il ne semble pas yavoir de travail de deuil possible. Bernardreste enfermé dans le souvenir traumatiquede la torture de Muriel. Ce souvenir se focalisespécifiquement sur le nom attribué à la jeunefille et sur le regard qu’elle lui a adressé. Iltente vainement de faire accéder la torture à lamémoire sociale en filmant des « preuves »hétéroclites. Ces preuves sont en fait desimages banales d’une vie provinciale triste etindifférente. La banalité de ce qu’il filme dansla ville reflète le fait que l’horreur de la guerreprovient de la banalité. La ville, chez Resnais,dans Hiroshima mon amour comme dansMuriel symbolise la volonté d’oubli de lasociété. Ce ne sont pas, en fait, «ces preuves»qui comptent, mais l’inquiétude, le malaiseque sa caméra suscite chez les autres et chez lespectateur. En effet, Bernard ne va jamais aubout de ses confidences sur Muriel car àchaque fois qu’il tente de se livrer, il se livre àun jeu d’esquive et finalement ce sont desincidents fortuits qui l’amènent à se livrer. Ilne va pas non plus au bout de sa dénoncia-tion. Sa quête de preuve n’aboutit pas puis-qu’après avoir tiré sur Robert, il jette sacaméra à la mer.

En apparence, la démarche de l’héroïne d’Unlong dimanche de fiançailles et celle d’Irène et

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de l’institutrice de La vie et rien d’autre se res-semblent : c’est bien la même recherchepatiente et obstinée de femmes amoureuses ouqui se croient amoureuses.

Tentant de retrouver vivant Manech, sonfiancé, l’héroïne d’Un long dimanche de fian-çailles, une de ces nombreuses « veuvesblanches» de la Grande Guerre, reconstitueminutieusement son itinéraire, recoupant lestémoignages de ceux qui l’ont croisé pouraccéder à une vérité qui n’est pas celle qu’onlui oppose d’abord officiellement (Manechmort au combat), ni celle que les premierstémoignages lui livrent («le bleuet» enterré).Ce faisant, elle met en lumière certaines pra-tiques d’exécution «pour l’exemple» du com-mandement français pendant la GrandeGuerre. De même, dans La vie et rien d’autre,la vérité n’est pas celle que chacune des deuxfemmes croyait être. Le héros de guerre est lerejeton d’une famille de grands industriels quimet ses intérêts avant sa patrie, le fiancé est unhomme marié. À travers ces faux-semblantsdu disparu, éclatent les faux-semblants de lasociété et de la mémoire officielle.

Cependant, la différence est essentielle : lemari d’Irène est bien mort, Manech estvivant. Le thème de la recherche du disparu,passant du film d’auteur au film populaire, lafin ne peut être qu’heureuse selon les critèresdu romanesque.

J’ajouterai plusieurs remarques à cette analyse.

Tout d’abord, le NOM est au centre de la pro-blématique de notre corpus.

Dans Hiroshima mon amour, les deux per-sonnages sont désignés par ELLE et LUI. Ledernier dialogue met en évidence le fait que

lorsqu’ils se donnent un nom, à la fin du film,c’est celui de leur ville et de l’événement trau-matique qui s’y est déroulé.

Le nom est aussi au centre des autres films ducorpus:

La jeune fille torturée dans Muriel est désignéesous ce nom, mais on sait que ce n’est pas sonvéritable nom. Au mensonge sur le nom cor-respondent les mensonges sur les personnes(Alphonse, Françoise) et le mensonge officielsur la guerre.

Le colonel Chabert tente de retrouver sonnom : c’est ce nom que sa femme lui dénie(elle qui, en se remariant, a changé elle aussi denom). C’est ce nom qu’il abandonne à la findu film.

Le héros d’Un long dimanche de fiançaillesperd aussi son nom. Manech vit sous le nomde Jean Derochelle et a oublié son véritablenom. C’est cette perte du nom qui, lui évitantle bagne, lui permet de rester dans la société.Le nom a changé, le personnage aussi.

ELLEHi.ro.shi.ma

ELLE

Hi.ro.shi.ma. C’est ton nom.

Ils se regardent sans se voir. Pour toujours.

LUI

C’est mon nom. Oui.

[On en est seulement là encore. Et on en restera là pour toujours.]

Ton nom à toi est Nevers. Ne-vers-en-France.

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Dans La vie et rien d’autre, enfin, le comman-dant Dellaplane cherche par son patient travailde reconstitution à remettre un nom sur cha-cun des disparus. C’est pourquoi, il refusel’institution du soldat inconnu: sa logique estinversée par rapport à celle des autorités. Lerapport entre la mémoire et l’oubli passe doncpar le nom. Celui-ci est le symbole de l’identitéde la personne et donc de son existence. C’estce repère individuel qui est problématiquedans la situation de guerre et d’après guerrejusqu’à aboutir à l’absence de nom du SOL-DAT INCONNU, manière de donner unemémoire à tous ceux qui n’ont pu être identi-fiés, et au-delà à tous ceux qui sont tombés.

Les femmes jouent un rôle clé dans cettequêteDans trois films sur cinq, la quête est celle defemmes : la Française dans Hiroshima monamour, Irène et Alice dans La vie et riend’autre, Mathilde dans Un long dimanche defiançailles. Dans Muriel, la femme a un mul-tiple visage. Muriel, dont l’absence symbolisel’impossibilité de filmer la torture en Algérie, aété, par la torture dont elle a été l’objet, ledéclencheur de la culpabilité pour Bernard.Les autres personnages féminins sont l’objetd’un conflit entre enferment et désir de partir.Seul Le colonel Chabert présente une femmetotalement négative, adhérant entièrementaux objectifs de la société, même si elle doitfinalement en être victime (elle sera sacrifiée àla pairie du comte Ferraud).

La quête des personnages croise une histoirefamiliale et s’inscrit dans cette histoireSauf dans Hiroshima mon amour, les deuxfamilles ne figurent qu’en arrière-plan, évo-quées par les deux personnages qui se disentheureux dans cette vie, la quête mémorielles’insérant dans une trame familiale. La famille

est, dans tous les cas, même pour Un longdimanche de fiançailles, incapable d’aider vrai-ment à la réponse; l’aide effective vient d’unou de plusieurs auditeurs extérieurs.

L’émergence de la mémoire et le travail dedeuil nécessitent la présence d’un récepteur,seule la verbalisation permettant ce travailde deuil.

Pour Mathilde, dans Un long dimanche defiançailles, la verbalisation de la douleur passepar plusieurs auditeurs (le détective CélestinPoux, l’ancien soldat Germain Pire…) maisaussi par l’échange de lettres et les rencontresavec les compagnes des compagnons deManech. Ces échanges l’acheminent vers lesretrouvailles, symboles de la réussite de sontravail de mémoire.

Dans trois autres films du corpus, le récepteurest unique : l’avoué Derville dans Le colonelChabert, le commandant Dellaplane dans Lavie et rien d’autre et l’amant japonais dansHiroshima mon amour, au moins en appa-rence car les deux personnages jouent en effetle rôle de récepteur l’un pour l’autre et il y a làun effet de miroir. C’est à chaque fois l’aide del’auditeur qui permet d’effectuer le travail dedeuil. L’avoué écoute et croit (ou au débutfeint de croire) le récit du colonel Chabert, luiouvrant le chemin d’une reconnaissancesociale de son expérience. Dans Hiroshimamon amour, l’amant japonais joue un doublerôle, celui de substitut de l’amant allemandlorsqu’il emploie le «je», et celui de psychana-lyste, accompagnant la Française dans sonrécit, la ramenant au réel par une gifle lors-qu’elle s’égare dans son délire.

Enfin, Muriel offre un cas de figure plus com-plexe. Pour Bernard, la verbalisation de la tor-

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ture qui l’étouffe ne sert à rien car il estenfermé dans sa mémoire. Il la refuse cepen-dant par tout un jeu d’esquive et l’on n’enconnaît que des bribes jusqu’à la moitié dufilm. Son interlocuteur, le Vieux Jean ne peutpas l’aider, à l’inverse de ceux des autres filmsdu corpus, car il ne l’accompagne pas; sa réac-tion est celle de la stupeur et du repli sur soi.Pas plus que Bernard, il n’est présent aumonde. C’est le spectateur qui doit effectuerlui-même son travail de mémoire alors que lespersonnages soit le refoulent comme les pro-tagonistes du dîner au restaurant, soit ne peu-vent dépasser le traumatisme et la culpabilité,comme Bernard. Au fond, Vieux Jean symbo-lise l’itinéraire du spectateur: il va de l’igno-rance de ce qu’est la guerre en Algérie, et enparticulier de la réalité de la torture, à la recon-naissance du fait : « La guerre d’Algérie agénéré la torture». Il est donc, dans le film, leseul témoin véritable de la torture de Muriel. Ilen témoigne d’ailleurs, indirectement, plusloin dans le film, lorsqu’il dit que «Bernard aconnu une Muriel. Il ne faut pas le déranger».

2. AU-DELÀ DES QUESTIONNEMENTSCOMMUNS À CES FILMS, ON PEUTCONSTATER PLUSIEURSÉVOLUTIONS

Une première évolution concerne la manière de représenter l’événementdans son horreurTrois des films du corpus sur cinq débutentpar une immersion dans le souvenir de l’évé-nement, les deux autres y viennent au coursde la quête du personnage principal. Notrecorpus présente trois attitudes successivesdans la représentation de l’horreur : impossi-bilité revendiquée de filmer l’horreur trauma-tique dans les films des années 1950-1965,

représentation indirecte dans ceux de la fin desannées 1980 et des années 1990, reconstitutionde l’horreur par la fiction dans le dernier filmdu corpus.

Les deux films d’Alain Resnais reposent surl’impossibilité revendiquée de filmer l’événe-ment traumatique.

Dans Hiroshima mon amour (séquences 2 et 3),Resnais postule à la fois l’incommunicabilitéde l’expérience de l’horreur et l’impossibilitéde la figurer par l’image: «Tu n’as rien vu àHiroshima», scande l’amant japonais alors quela Française lui raconte ses tentatives. Elle a eubeau visiter l’hôpital, le musée, croiser descontaminés, elle n’a vu que des reconstitutionsou des bribes, elle n’a rien vu! Le Japonais nonplus, d’ailleurs, n’a rien vu: il n’y était pas, biensûr! Sa famille y était, mais on n’en saura pasplus. L’extrême douleur d’Hiroshima n’est pasmontrable : elle ne pourra être perçue quemédiatisée par la douleur de l’héroïne àNevers; ce que le spectateur, lui, est amené àpercevoir, c’est l’horreur à travers un chaosorganisé d’images mêlant les reconstitutionset des images d’archives insoutenables. L’écla-tement qui caractérise le montage donne accèsà la déflagration atomique. L’écriture du film,la multiplication des thèmes musicaux qui,après leur première exposition, ne coïncidentpas exactement avec l’image et le récit, unmontage par collision, répliquent en effet ladésintégration atomique. Le mélange de la fic-tion et de ces images suscite à la fois un choc etune interrogation troublante sur la manipula-tion de l’image. Ce choc des images, le côtérépétitif du texte de Marguerite Duras et lerécitatif de l’actrice suscitent de la fascinationchez le spectateur. Mais cette interrogation surla manipulation de l’image introduit une dis-tance qui interdit la complaisance.

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Resnais renonce à cette fascination du specta-teur dans Muriel en utilisant des couleurscriardes qui sont celles du monde moderne.Ici, la désarticulation introduite par le déca-lage entre l’image et le dialogue aboutit à sus-citer l’interrogation face à la conscience quin’arrive pas à « vivre avec » le traumatismeinitial, et pour Bernard avec la culpabilité.

La scène centrale de Muriel est placée aumilieu exact du film (séquence 4). Bernard yraconte la scène de la torture d’une jeunefille qu’il appelle Muriel en même temps qu’ilprojette un film d’amateur montrant des soldats dans un lieu que quelques signes (lesminarets) nous permettent de situer commel’Algérie.

Resnais proscrit toute image de torture. Lefilm ne représente pas ce qu’il dit. C’est lecommentaire dit au présent qui donne l’évo-cation du passé. Le film d’amateur n’est doncpas une représentation du passé. Il intervientcomme un objet dans le film lui-même.

Le décalage entre le récit de Bernard et lesimages banales du film qu’il projette suscite lemalaise. Le montage accéléré des fragments descène du film d’amateur vide d’ailleurs sesimages de tout leur sens. Cependant, ce filmd’amateur peut apparaître comme le miroirdes films documentaires qui pouvaient êtreprojetés à l’époque sur l’armée française enAlgérie comme procédant à la pacification.

L’absence d’image de la torture est significa-tive de l’interdit qui couvre alors l’aveu de latorture et plus généralement la guerre d’Algé-rie en tant que guerre. Elle est égalementsignificative de l’autocensure des films et pho-tos d’appelés en Algérie. Elle signifie que latorture n’est pas montrable, que le réalisme

de l’image ne peut pas montrer ce qu’est latorture.

Peut-elle être dite, alors? Doit-on donc adhé-rer aux images que le récit de Bernard évoque?Raphaelle Branche 2 nous en fait douter. Labanalité des images, en effet, se répercute sur lerécit, le tirant du côté de l’inimaginable. Lerécit lui-même a une construction cinémato-graphique : lui non plus ne peut rendrecompte de l’expérience de Bernard. Certainspassages où le récit de Bernard et les images dufilm coïncident (celles de la cigarette) mettenten lumière le fait que les mots n’ont pas lemême sens que l’image. Pour Resnais, on nepeut pas faire de film sur la torture, seulementfaire percevoir l’inhumanité qu’elle produit; niles mots ni l’image ne peuvent en montrer laréalité vécue.

Faire accéder à l’horreur de la guerre par le filmapparaît impossible. Le film peut seulementnous amener à une réflexion sur l’horreurparoxystique d’une guerre.

La même difficulté est au centre du film deTavernier. La vie et rien d’autre introduit unemanière indirecte et rétrospective de figurer laguerre de 14-18.

Le comptage systématique des morts, l’aspectdérisoire de la recherche du soldat inconnu,l’ironie face à la multiplication des monu-ments aux morts en opposition avec larecherche obstinée des familles plantéesdevant la table ou figurent les objets qui peu-vent identifier leur mort (plans 378 à 401),contribuent à susciter l’horreur du spectateur.

2 Raphaelle Branche, «La torture dans Muriel ou le tempsd’un retour », in L’événement. Images, représentations,mémoire, Paris, Créaphis, 2003.

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Ici, la seule évocation du combat est double-ment indirecte puisqu’il s’agit de la figurationde la guerre ou plutôt de ses conséquences parles conséquences de l’explosion du tunnel en1920. Le paysage chaotique autour du tunnelaprès l’explosion, les morts et blessés que l’onen sort figurent la guerre pour l’héroïne.Cependant, l’intervention du commandantmet le spectateur en garde: en fait, ce n’est pasdu tout cela. L’horreur même de la bataille estinfigurable, incompréhensible pour ceux quine l’ont pas vécue. Cette distance avec la réalitéde la guerre passe par l’importance des plansgénéraux empruntés au cinéma américain eten particulier à John Ford. Finalement, c’estencore le comptage des morts qui rend lemieux compte de l’horreur de la guerre.

Dans Le Colonel Chabert, la bataille fait l’objetde trois séquences: la première, celle que nousavons vue où il raconte sa «mort» et son retourà la vie à Derville, enfin la séquence où il seremémore les souvenirs sanglants de la bataille.À part la longue séquence sur le dépouillementde morts qui introduit le film, elle est présentéeen fragments éclatés au fur et à mesure desréminiscences du colonel. Cette présentationéclatée correspond à l’éclatement de lamémoire du colonel. Les souvenirs reviennentpar bribes au milieu d’énormes trous d’ombre.Le choix effectué par Yves Angelo se caractérisepar un faux réalisme, car il passe par la média-tisation de l’œuvre d’art. Il utilise, en effet, denombreuses références picturales et en parti-culier deux tableaux: un tableau de CharlesMeynier, Napoléon sur le champ de batailled’Eylau et l’œuvre célèbre d’Antoine Gros,Napoléon visitant le champ de bataille d’Eylau3.

Il s’agit de deux tableaux de commandeexposés au salon de 1808. Le tableau de Grosgagna le concours mais, comme le montreun rapport de police, choqua la vision esthé-tique traditionnelle de la guerre. Le gigan-tisme du tableau, le réalisme des cadavres aupremier plan, à la hauteur de l’œil des spec-tateurs rompent en effet avec la vision néo-classique.

Yves Angelo, dans les séquences sur le champde bataille après le combat, utilise des élé-ments du tableau de Meynier, en particulierle cheval noir renversé. Mais c’est surtout àGros qu’il se réfère, notamment par les cou-leurs, les très gros plans sur les cadavresaccumulés, les cadavres coupés par le cadre.

De notre corpus, seul le réalisateur d’Un longdimanche de fiançailles choisit de reconstituersimplement un récit de fiction illustrantl’horreur de la situation des personnages etl’horreur de la guerre. Le récit commence par«Il était une fois…». Le ton est celui du conte.Ce ton tranche avec le réalisme voulu de lareprésentation.

La représentation des tranchées est, en effet,une reconstitution la plus exacte possible :Jeunet a soin, par exemple, d’éviter les sols detranchées trop nets à la Kubrick.

Le réalisme des scènes de bataille est cepen-dant tempéré : elles sont courtes, la camérane s’attarde pas longuement sur les détailshorribles. En outre, le réalisme passe assezsouvent par la médiation de la référence gra-phique aux bandes dessinées de Tardi : ainsi, lesoldat au visage à moitié emporté, repris parTardi aux Croix de bois de Roland Dorgelès ;ainsi les alignements de soldats au profil sur-ligné, les crucifix.

3 Charles Meynier, Napoléon sur le champ de batailled’Eylau (1807, Musée National du Château de Ver-sailles) ; Antoine Gros, Napoléon visitant le champ debataille d’Eylau (1807, Musée du Louvre).

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De Resnais à Jean-Pierre Jeunet, en passantpar Tavernier, l’interrogation sur la mémoiredes horreurs de la guerre, s’est peu à peuétendue de l’avant-garde cinématographiqueau cinéma d’auteur puis au cinéma popu-laire en même temps que l’intérêt autour dela mémoire devenait central dans la sociétéfrançaise. Du questionnement réflexif sur lareprésentation de l’horreur, on est passé audevoir de mémoire envers les pères puis,références au cinéma américain aidant, à lareconstitution.

Un second élément d’évolution apparaît trèsnettement des films de Resnais à Un longdimanche de fiançailles, celui qui concerne lesrapports entre collectif et individuel.

Les rapports entre collectif et individuelLes cinq films du corpus jouent sur la tensionentre mémoire et oubli collectif, mémoire etoubli individuel. Ce jeu repose sur des rap-ports modifiés entre les films de Resnais et lesautres films du corpus. On assiste, en effet, àun retournement dans le lien entre individuelet collectif.

Les films d’Alain Resnais passent par l’horreurindividuelle pour faire accéder à une réflexionsur le phénomène collectif.

Dans Hiroshima mon amour, l’histoire deNevers est une histoire individuelle, même sielle s’insère dans le phénomène collectif del’épuration, et spécifiquement de la tonte desfemmes accusées de collaboration (ici pouravoir aimé un Allemand). C’est une histoiredouloureuse qui se raconte, qui peut se mettreen récit.

Au contraire, Hiroshima est une horreur col-lective, une horreur de masse, non racontable.

Elle est donc en dehors de l’histoire (comme legénocide, du domaine de l’horreur absolue).Les reconstitutions, les images d’archives nepeuvent faire saisir l’horreur. Les manifesta-tions pour la paix figurées par le film danslequel l’héroïne est censée jouer ne montrentrien, elles non plus. C’est le passage par l’his-toire de Nevers qui permet de replacer Hiro-shima dans son histoire. Il s’agit donc derendre à l’événement son caractère historiquepour empêcher que cela ne recommence. Si, lafin du film est ambiguë, l’oubli semblant êtrela condition d’un véritable retour à la vie pourla Française, les rapports entre oubli etmémoire collective ont finalement replacéHiroshima dans l’histoire.

Dans Muriel, les histoires individuelles s’en-trelacent. La belle-mère de Bernard resteenfermée dans le traumatisme du départ d’Al-phonse. Celui-ci ment sur sa vie. Quant à Ber-nard, il est, au début du film, enchaîné par lesouvenir d’avoir vu une scène de torture et d’yavoir participé. Muriel est un film de réflexionsur la culpabilité face à l’horreur de la torture.Il est déchiré entre sa participation à la torture,acte collectif, et sa conscience individuelle.

L’accent mis sur la ville en reconstruction et lesobjets d’une société de consommation quidébute dans les années 60, de cette sociétéamnésique car elle ne veut rien savoir, repla-çant Muriel dans son contexte, lui confèrentun caractère de dénonciation. Tout le projetde Bernard est de trouver des preuves pouraccuser cette société. Mais ce projet est luiaussi un échec. C’est le spectateur qui doitfinalement trouver dans le film de quoi ali-menter sa réflexion.

Les films de Resnais sont donc des filmsengagés mais pas des films militants. Resnais

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leur donne explicitement comme fonctionde faire réfléchir les spectateurs. En effet, ilconstruit ses films de façon à donner auspectateur de ses films la liberté qu’a le lec-teur d’un roman. Muriel est un film dérou-tant pour le spectateur, car les éléments per-mettant d’accéder aux personnages sontépars. Le spectateur doit donc fournir uneffort pour accéder à la signification au-delàde cette discontinuité. Il doit sans cesserecomposer et ne peut être ni passif, ni portépar ses émotions.

L’évolution des conceptions de la mémoireLa comparaison avec les films les plus récentsde notre corpus éclaire l’évolution des concep-tions sur la mémoire.

Les films de la fin du XXe siècle et du début duXXIe siècle montrent la face noire de l’après-guerre collectif.

Dans Le colonel Chabert, la société de la Res-tauration, occupée de pouvoir et d’argent,refuse tout deuil collectif. La représentation dudeuil collectif est montrée avec une ironiecruelle dans La vie et rien d’autre. Dans Unlong dimanche de fiançailles, les officiels sontinefficients ou monstrueux.

Tous ces films mettent l’accent sur la quêteindividuelle qui permet le travail de deuil.Nous avons vu que le colonel Chabertrenonce finalement à sa reconnaissancesociale. Il renonce en même temps à ses liensavec les bonapartistes, donc avec sa proprehistoire, se fondant dans le néant social ethistorique de l’asile qui renvoie à celui de ladisparition sur le champ de bataille au débutde l’œuvre. Le cercle est bouclé. L’individu achoisi son propre retour dans le néant. Lasociété a vaincu.

À l’absence de deuil collectif répond doncl’anéantissement personnel. Chabert aban-donne même son nom : il n’est plus que lepère Hyacinthe et un numéro de matricule.De fait, il a abandonné son existence même.Ce destin individuel renvoie à un phénomènecollectif : la Restauration veut faire oublierl’Empire et, dans le film, y parvient. Il y arefoulement collectif de l’histoire. Dans Lavie et rien d’autre, la mémoire officielle enélaboration est montrée comme dérisoire etmensongère. L’officier chargé de trouver lesoldat inconnu est un personnage falot ettimoré. Le soldat chargé de désigner l’in-connu le fait par un calcul banal du type deceux que ferait un novice jouant aux courses.Les édiles locaux spéculent sur le monumentaux morts pour obtenir des avantages. Lesculpteur lui-même est un joyeux luron etprofite sans état d’âme de la fabrication desmonuments aux morts, donc de l’héca-tombe. Le commandant Dellaplane souligne,par ses commentaires, le caractère grotesqueet choquant de la cérémonie du choix du sol-dat inconnu. Au-delà d’une dénonciation dudeuil officiel, ce qui subsiste c’est le travail dedeuil par l’individu. Celui-ci passe pour Irènepar la confrontation avec une autre histoireindividuelle, celle de la jeune institutrice.C’est la reconstruction de l’itinéraire maté-riel et sentimental du disparu qui permet ladélivrance de l’héroïne, libérée d’une fausseimage du mort. Même le travail répétitif ducommandant Dellaplane peut être compriscomme élément de ce travail de deuil indivi-duel. Ainsi que le rappellent Annette Beckeret Stéphane Audoin-Rouzeau dans 14-18Retrouver la guerre 4, « nommer est l’élémentmajeur : les noms rappellent les individus, leurredonnent existence, quand la disparition sur

4 Publié à Paris, chez Gallimard, en 2000.

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le champ de bataille les vouait au néant». Ledevoir de mémoire, pour Tavernier, est donccelui du vécu des soldats et des femmes del’arrière. Les entretiens avec les principauxprotagonistes du film nous aident à en préci-ser le sens. Pour deux d’entre eux, PhilippeNoiret et le scénariste Jean Cosmos, ce devoirde mémoire est perçu comme un devoirfamilial : devoir envers la génération des pèreset des parents en général, devoir d’éviter l’ou-bli de ce qu’ils ont vécu. Il y a là, nettement,un effet de génération, celle des fils arrivés auseuil de la vieillesse. Le spectateur est convié àorienter sa réflexion vers le devoir demémoire envers le vécu des pères, contre lamémoire officielle.

Dans Un long dimanche de fiançailles, l’aspectodieux du colonel Lavrouylle, évoqué seule-ment dans le roman de Japrisot, est mis enévidence et Pétain nommé à plusieursreprises comme l’instigateur de cette formeparticulièrement horrible d’exécution. Lareconnaissance officielle des morts pourl’exemple de 1917 rend compte de cetteinsistance et rend possible une représenta-tion collective uniquement négative du hautcommandement de 14-18. Mais la dénoncia-tion ne débouche pas sur une incitation à laréflexion : elle a pour objectif de centrer leregard du spectateur sur la quête indivi-duelle. À l’horreur des tranchées est opposéle lyrisme des scènes bretonnes. Là encore,l’individu lutte seul contre la machine mili-taro-politique. Le but est finalement le bon-heur retrouvé de l’individu. Ce bonheur sepaye de l’amnésie du héros et de la perte deson nom. L’oubli de la grande boucherie col-lective est la condition du bonheur. Le spec-tateur est invité à adhérer à une vision dumonde où l’essentiel tourne autour du bon-heur individuel.

Au-delà de ce qui fait des films de notre corpusdes films sur la mémoire et l’oubli de la guerre,on peut discerner plusieurs évolutions.

Une périodisationDans les années 55-60, la difficulté de filmer laguerre autrement que le font les films deguerre s’exprime au sein de l’avant-garde pardes tentatives comme celles de Resnais pourfaire réfléchir le public sur le traumatismequ’elle cause.

Dans les années 80, avec La vie et rien d’autre,les films d’auteur s’orientent vers le devoir demémoire, une mémoire qui est celle du vécu etnon plus une mémoire officielle que l’ondénonce. Le paroxysme de l’horreur est moinsque jamais représentable.

La fin des années 90 et le début des années2000 sont marqués par le retour à la populari-sation du thème de la mémoire comme l’at-teste Un long dimanche de fiançailles. Le retourà la reconstitution figurative de l’horreur estlié à cette popularisation, mais aussi à l’in-fluence du cinéma américain. Tavernier lui-même n’hésite pas recourir à la représentationréaliste de la criminalisation du soldat devenuboucher dans Capitaine Conan (1997). L’élar-gissement du public visé implique égalementune fin heureuse et centrée sur le bonheur del’individu. Le rappel, dans la dernière scène,de la question que Manech posait à Mathildeau début de leur amour d’enfance en la voyantboiter – «Est-ce que cela te fait mal?» – montreque le film se boucle sur le retour à une possi-bilité de bonheur qui répond aux attentes d’unlarge public au prix de la déficience de lamémoire de la guerre.

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3. QUELQUES PISTES D’UTILISATIONDIDACTIQUE

Je présenterai d’abord des éléments pour untravail sur deux des films du corpus, La vie etrien d’autre de Bertrand Tavernier et Murield’Alain Resnais, puis quelques pistes pour untravail au long cours dans le cadre d’un club 5.Le caractère difficile des films de Resnais, laviolence parfois insoutenable des images d’Hi-roshima mon amour, en réservent l’utilisationau lycée.

Première mise en application: La vie et riend’autre, Bertrand Tavernier (1988)

La vie et rien d’autre nous renseigne sur lepoint de vue que les fils vieillissants des acteurspouvaient avoir, à la fin années 1980, sur lamémoire de la Première Guerre mondiale. Lefilm de Bertrand Tavernier est, en ce sens, uneexcellente introduction à l’étude de la consti-tution d’une mémoire de la guerre et de lamanière dont elle est revisitée à la fin desannées 1980. On peut en utiliser de nom-breuses séquences en s’appuyant sur le décou-page du film de L’avant-scène cinéma, n° 388,janvier 1990, «La vie et rien d’autre»6.

J’ai donc choisi un travail sur trois séquences:

• Recherchez le soldat inconnu (plans 86-122)(dans le théâtre transformé en préfecture)

• Le soldat inconnu (plans 749-772)

• Le gisement et la table d’examen (plans 378-386 et plans 391- 401)

À la projection de ces séquences, j’ai ajoutédeux documents annexes : un poème extraitde 14-18, retrouver la guerre. Le deuil (repro-duit en annexe), et l’extrait d’un cahier decours supérieur, tiré de Stéphane Audoin-Rouzeau, La guerre des enfants 7 qui permet-tent de mettre le film en perspective. Ce quiévite de l’instrumentaliser pour en tirer desinformations factuelles. Il s’agit en effet de luidonner son véritable statut : une interpréta-tion de 1988 sur la manière dont se constitue,dans les années 1920, la mémoire de la guerre.

La projection de ces séquences peut amener às’interroger sur la signification de la recherchedu soldat inconnu et sur la nature et l’évolu-tion de la mémoire de guerre.

Premier temps : visionnement et question-naire sur chacune des trois séquences. L’objec-tif est de mettre en évidence les deux types dedeuil – le deuil officiel et le deuil privé – et demettre en relief le point de vue de l’auteur.

Séquence 1

1. En combien de temps la recherche du sol-dat inconnu doit-elle s’effectuer?

2. Pourquoi le commandant Dellaplanerefuse-t-il de rechercher le soldat inconnu?

3. Que pensez-vous du choix de Perrin ?Pourquoi, à votre avis, le réalisateur a-t-ilchoisi un tel personnage pour rechercher lesoldat inconnu?

4. Quel sens le réalisateur a-t-il voulu donnerau décor? Pourquoi y a-t-il, dans son film,des endroits détournés de leur usage (un

5 Cet ensemble de films ne correspond pas, en France, àun programme scolaire particulier. Or, dans la concep-tion pragmatique de l’utilisation du cinéma qui est celledes enseignants en France, les films étudiés concernenttrois programmes de lycée différents.6 Pour une analyse de la mémoire de la Première Guerremondiale : Stéphane Audouin-Rouzeau & Annette Becker, 14-18…, op. cit. 7 Paris, Armand Colin, 1993 (non reproduit ici).

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72 Le cartable de Clio, n° 7

théâtre servant de préfecture, une usine ser-vant d’hôtel aux familles des disparus,l’Église qui sert à la fois pour la messe etcomme salle de spectacle…) ? Pourquoi,plus spécifiquement a-t-il choisi une sallede théâtre pour cette scène?

Séquence 2

1. Que cherchent les familles réunies autourde la table?

2. Que montrent ces recherches?

Séquence 3

1. Quels sont les protagonistes de la scène?2. Décrivez le déroulement de la cérémonie.3. Quel est le but du choix d’un soldat

inconnu?4. Dans le film, quels éléments mettent en évi-

dence l’interprétation du réalisateur?

Second temps : synthèse sur les troisséquences. L’objectif est de montrer l’évolu-tion de la mémoire de guerre.

1. En utilisant le document annexe (le poèmede Hoel Meiss), dites pourquoi on aéprouvé le besoin de procéder aux funé-railles nationales d’un soldat inconnu?

2. Quelle interprétation du deuil officiel don-nent les deux séquences sur le soldatinconnu?

3. À quoi le deuil officiel est-il opposé par leréalisateur?

4. À quel titre le deuil officiel commémorait-il les soldats morts ou disparus en 14-18(Utilisez aussi les documents annexes) ?Maintenant comment considère-t-on fina-lement ces mêmes soldats?

Seconde mise en application: Muriel, d’AlainResnais

Muriel est une source sur la période la guerred’Algérie (il date de 1962, année des Accordsd’Évian) ou plutôt sur la culpabilité et lesrefoulements qu’elle a occasionnés en France.Le film, dans son ensemble, est d’une lecturedifficile car il entrecroise les histoires de plu-sieurs personnages. Bernard, jeune engagévolontaire revenu depuis peu d’Algérie esttraumatisé par une scène de torture auquel il aassisté et participé. Sa belle-mère Hélène, quivit dans le traumatisme de sa rupture avec uncertain Alphonse, hésite entre plusieursamours et ment sur sa vie. Françoise, maî-tresse actuelle d’Alphonse, se fait passer poursa nièce et hésite entre rester et partir. C’est unfilm sur la difficulté de «vivre avec», selon uneexpression de Bernard. Resnais fait partie de ceque l’on appelle alors au cinéma la «nouvellevague», jeunes cinéastes qui veulent rénover lecinéma. Il est proche des écrivains du «nou-veau roman ». Le scénario de son premierlong-métrage, Hiroshima mon amour, a étéécrit par Marguerite Duras, C’est aussi uncinéaste engagé8. Dans presque tous ses films,il y a une interrogation sur la mémoire.

Pour travailler sur Muriel, on peut utiliserL’avant-scène cinéma, Spécial Resnais n° 61-62,juillet septembre 1966, un numéro spécial deCimémaction (n° 85, octobre 1997) sur lesreprésentations de la guerre d’Algérie et l’ou-vrage de Benjamin Stora sur les imaginaires deguerre9.

8 Voir ses films précédents : Guernica, Les statues meurentaussi (sur le pillage culturel de la colonisation), Nuit etBrouillard.9 Benjamin Stora, Imaginaires de guerre, les images dansles guerres d’Algérie et du Vietnam, Paris, La décou-verte/poche, 2004.

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Mémoires de guerre au cinéma: travailler avec des films sur la mémoire de la guerre 73

La séquence étudiée (Acte 2, plans 374- 380)est celle où Bernard raconte la scène de tor-ture. Ses camarades et lui ont torturé à mortune jeune fille que l’on appelle Muriel (ce n’estpas son vrai nom). Pendant qu’il raconte lefilm à un voisin de son atelier, le Vieux Jean, ilprojette un montage de films d’amateurs oùl’on voit des jeunes soldats et un certainnombres d’éléments désignant l’Algérie. Laséquence est située juste au milieu du film, cequi montre son importance.

Le travail sur cette séquence vise à mettre enévidence certains traits significatifs de l’après-guerre d’Algérie : traumatisme de la torturechez de jeunes soldats, «angoisse d’une généra-tion mêlée à la liquidation d’un passif (l’empirecolonial) auquel elle ne se sent pas associée…»10.

La projection a été accompagnée du texte durécit de Bernard et d’une brève chronologie dela guerre d’Algérie11.

Quel questionnement?

1. Que montre le film d’amateur? Montre-t-illa scène de torture?

2. Que raconte Bernard? Comment? À queltemps? Qu’est-ce que cela signifie?

3. Pourquoi Resnais ne montre-t-il pasd’images de la torture ? (aidez-vous desdocuments annexes)

4. Quelle est la réaction de Vieux Jean? Fina-lement, qui ce personnage représente-t-il?

5. À votre avis, que veut faire Resnais par cetteséquence? Pouvez-vous en déduire quellessont ses opinions?

En troisième lieu, quelques pistes pour untravail au long court

Le travail porte sur l’ensemble des films ducorpus. Il part de la projection et de l’analysede chaque séquence. L’ordre de la projectionpeut être discuté, mais il semble logique decommencer par les films d’Alain Resnais. Pourfournir un cadre d’analyse à partir d’un filmplus simple à analyser, on pourra partir de laprojection de la séquence du Colonel Chabert.

Le questionnement est construit de manière àmettre d’abord en évidence ce qui fait du filmprojeté un film sur la mémoire de la guerre etdonc, à la fin de l’étude du corpus, de caracté-riser ce type de films de façon à permettre derepérer les évolutions.

Le déroulement global du questionnement

On fera repérer dans un premier temps:• la date à laquelle se situe l’action, l’écart de

temps avec la guerre dont il est question;• le personnage central, l’activité à laquelle il

se livre et l’objet de sa quête;• le problème posé par rapport au souvenir

de la guerre;• le personnage (ou les personnages) qui per-

met(tent) au personnage central d’évoluer.

Dans un second temps, on axera le question-nement sur les éléments qui permettent dedessiner une évolution:• la date à laquelle est sorti le film;• comment l’horreur est représentée, éven-

tuellement à l’aide de quelles références? Ya-t-il vraiment représentation de l’horreur?

• quels sont dans cette séquence les rapportsentre deuil individuel et deuil collectif? Enparticulier, comment le deuil collectif est-ilreprésenté?

10 Benjamin Stora, op. cit., p. 117.11 On peut éventuellement y ajouter l’Acte IV, plans 556-563 où Robert parle de l’amnistie.

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• quelle est l’attitude attendue du spectateur?• comment le film se situe-t-il dans le débat

sur la mémoire?

Ces questions constituent une trame globalequi permettra d’effectuer une synthèse en finde parcours. Chacune devra être affinée enfonction du film ou du corpus de films étudiés.

Travail préparatoire: Le colonel Chabert

Séquence projetée: Le Colonel Chabert (plans204 à 270)

Annexes:Notice sur le film (non reproduite)

Charles Meynier, Napoléon sur le champ debataille d’Eylau (1807, Musée National duChâteau de Versailles) (non reproduit)

Antoine Gros, Napoléon visitant le champ debataille d’Eylau (1807, Musée du Louvre) (nonreproduit)

Le questionnement sur ce film portant sur lamémoire de la guerre concernera:• la scène représentée;• la date du film;• l’événement représenté et sa date;• le personnage principal ;• ce qu’il cherche;• le personnage qui l’écoute.

L’observation de la représentation de l’horreurmettra en évidence:• les couleurs, leur symbolique;• les symboles de l’horreur;• l’usage de la musique;• le type de référence;

• le récit et son lien avec la figuration del’horreur;

• la question de savoir si la représentation del’horreur est explicite ou suggérée.

Exemples de comparaison: quatre films surla mémoire de la guerre, l’horreur filméedans Hiroshima mon amour, Muriel, La vieet rien d’autre, Un long dimanche de fian-çailles

Il s’agit ici d’abord de mettre en lumière le sta-tut de ces films (des films sur la mémoire de laguerre). Un autre questionnement porte surl’évolution du sens même de la quête à traversla manière dont elle se termine. Enfin, un der-nier questionnement permet de s’interrogersur l’évolution de la manière dont est filméel’horreur.

Séquences projetées:Hiroshima mon amour, CH2 (plans 1-21)/8Muriel (acte 2, plans 37 et suivants);La vie et rien d’autre (plans 43-49 et plans 555à 565 jusqu’à «salauds… salauds!»);Un long dimanche de fiançailles (chapitres 2, 6,7, 14, 26, 35, 36, 38).

Documents annexes:Notices sur les quatre films (non reproduitesici)Tardi, C’était la guerre des tranchées, Caster-man 1993, p 70, pp. 95 et 96 (non reproduit)Chronologie sur la guerre d’Algérie et la tor-ture;Bernard raconte la scène de torture (Acte 2,plans 37 et suivants).

Dans un premier temps (fiches 1 et 2), ils’agit de mettre en lumière le statut desquatre films et l’évolution de la mémoire dela guerre à travers ces films.

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Mémoires de guerre au cinéma: travailler avec des films sur la mémoire de la guerre 75

Fiche n° 1-1: Quatre films sur la mémoire de guerre

Film Date deréalisation

Date desévénementsreprésentés

Personnage(s) principal(aux)

Objet de la quête du (des) personnage(s)principal(aux)

Personnages qui aident le personnage principal dans sa quête

Hiroshima monamour

1959 1944 La Française Pouvoir parler de sa douleur(perte de l’amant allemand,femme tondue)

L’amant japonais

Muriel 1962 Pendant laguerre d’Algérie

Bernard Faire accéder la torture à lamémoire sociale

Vieux Jean, spectateur qui va de l’ignorance à lareconnaissance du fait

La vie et riend’autre

1988 Automne 1920 Irène

Alice

Le commandant Dellaplane

Les restes de son époux

Son fiancé vivant

Les disparus

Alice et le commandantDellaplane

Un longdimanche defiançailles

2004 1917-1924 Mathilde Son fiancé Manech vivant Le détective Célestin Poux

L’ancien soldat GermainPire

Les compagnes des autressoldats condamnés (parlettre)

Fiche n° 1-2: Présentation de la fin de la quête du personnage

Film La fin est-elleheureuse,malheureuse,ambiguë?

Le personnageretrouve-t-ill’objet de saquête?

Quelle conclusion peut-onen tirer?

La conclusion est-elleexplicite ou implicite?

À votre avis, quel est, dans lefilm, le rapport entre deuilindividuel et deuil collectif,oubli individuel et oublicollectif?

Hiroshima monamour

Ambigüe Oui Agir pour éviter que de tels événements sereproduisent

Implicite Le deuil individuel (la tonte est racontable, pasHiroshima). Le passage parle deuil individuel permetde replacer Hiroshima dansson histoire. Le deuilindividuel éclaire le deuilcollectif

Muriel Malheureuse Non Le deuil est impossible Implicite La torture doit être replacéedans l’histoire de la guerred’Algérie, seule la réflexiondu spectateur peut le faire

La vie et riend’autre

Heureuse Non, mais cequ’elle trouvelui permet derevivre

Le devoir de mémoire sesitue envers le deuilindividuel

Explicite Le véritable deuil, c’est ledeuil individuel ; le deuilcollectif n’a été qu’unemascarade

Un longdimanche defiançailles

Heureuse Oui, maisManech estdevenuamnésique

Pour vivre, il faut oublier ledeuil

Explicite Le deuil est individuel.Le deuil collectif n’est pasl’objet du film

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CONCLUSION

Pour l’enseignant, un travail autour du cor-pus des films sur la mémoire de la guerrepeut permettre de se dégager d’une utilisa-tion illustrative du cinéma en classe. Le faitde travailler sur la mémoire permet, en effet,de problématiser l’utilisation du film. Cetype de travail peut susciter une réflexion sur

les rapports entre la mémoire et l’histoire quipourra être reprise et approfondie en philo-sophie. Il peut aussi, par le jeu des remises encontexte, permettre une appréhension plusfine des temporalités. Enfin, il constitue unapport à la réflexion civique. -

Fiche n° 2: La représentation de l’horreur

Film Date de laréalisation

L’horreur est-elle figurée(représentée)par les images?

Comment l’horreur est-ellereprésentée?

Référence(s) éventuelle(s) Quelle attitude est attenduedu spectateur?

Hiroshima monamour

1954 Oui Choc d’images d’archives,de photos prises dans lemusée et de scènes d’amour(—>) de fiction.Manipulation des images

Films et images d’archives Réfléchir sur la douleur liéeà l’horreur puisqu’on nepeut la représenter

Muriel 1962 Non Elle est racontée pendantqu’est projeté un film quin’en dit rien

Le film d’amateur Passer de l’ignorance à la reconnaissance du fait (à devenir témoin) del’inhumanité de la torture(que ni les mots ni lesimages ne peuventreprésenter)

La vie et riend’autre

1988 Elle est évoquéemais lecommandantDellaplanenous dit que cen’est qu’unereprésentationtrompeuse

À travers l’explosion d’untunnel en 1920 qui ne peutqu’en donner une image trèsfaible

Cinéma américain (plansgénéraux)

Exercer son devoir demémoire envers ceux quiont vécu la guerre, seuls àmême d’en ressentirl’horreur

Un longdimanche defiançailles

2004 Oui Par la reconstitutionfictionnelle

Bande dessinée de Tardi :C’était la guerre de 14

Films américains (les assauts)

Compatir

Dans un second temps, on peut centrer l’in-terrogation sur la manière de filmer l’horreur.

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Mémoires de guerre au cinéma: travailler avec des films sur la mémoire de la guerre 77

Documents annexes pour Muriel

Chronologie

1er novembre 1954 série d’attentats marquant le début de la guerre d’Algérie.

8 novembre 1954 L’Humanité titre «Des tortures dignes de la Gestapo sont infli-gées à des Algériens détenus à Batna par la police».

2 mars 1955 rapport Wuillaume détaillant les sévices.

1957 la torture utilisée à une large échelle par les troupes du GénéralMassu à Alger. L’écrivain Vercors renvoie sa légion d’honneur.

Le porte-parole du ministre-résident Robert Lacoste justifie latorture par la violence de l’adversaire (réponse à un article deCombat du 30 mars 1957, intitulé «Le malaise moral»).

1958 Henri Alleg : La question, Éditions de Minuit, 1958 (Alleg ydécrit la torture qu’il a subie). le livre est saisi.

24 juin 1958 Malraux, ministre du gouvernement du Général de Gaulledéclare à un journaliste: «Aucun acte de torture (ne doit plus)se produire».

1961 une directive de la Wilaya 1 (division territoriale de l’ALN)interdit la torture «sauf dans les cas où les circonstances l’exi-geraient».

Janvier 1962 les officiers qui avaient torturé à mort une Algérienne, SaadiaMebarek, sont acquittés. Le gouvernement fait appel.

Décret du 22 mars 1962 amnistie (englobe «tous les faits commis dans le cadre des opé-rations de maintien de l’ordre dirigées contre l’insurrectionalgérienne).

Pierre Vidal-Naquet, La torture dans la République, Paris, Minuit, 1972 (publié en Italie dès 1963)

A N N E X E 1

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Bernard raconte la scène de torture (Acte 2, plans 37 et suivants)

«…Personne n’avait connu cette femme avant. J’ai traversé le bureau où je travaillais, recou-vert la machine à écrire. J’ai traversé la cour. On y voyait encore… Le hangar… était au fondavec les munitions. D’abord, je ne l’ai pas vue. C’est… en m’approchant de la table que j’aibuté sur elle. Elle avait l’air de dormir mais elle tremblait de partout. On me dit qu’elle s’ap-pelle Muriel. Je ne sais pas pourquoi mais ça ne devait pas être son vrai nom. On était biencinq autour d’elle. On discutait. Il fallait qu’elle parle avant la nuit. Robert s’est baissé et l’aretournée. Muriel a gémi […] J’avais mis son bras sur ses yeux. On la lâche, elle retombecomme un paquet… C’est alors que ça recommence, on la tire par les chevilles au milieu duhangar pour mieux la voir. Robert lui donne des coups de pieds dans les hanches. Il prend unelampe-torche, la braque sur elle… Les lèvres sont gonflées, pleines d’écume… On lui arracheses vêtements. On essaie de l’asseoir…, sur une chaise… elle retombe. Un bras est commetordu. Il faut en finir. Même si elle avait voulu parler, elle n’aurait pas pu! Je m’y suis mis aussi.Muriel geignait en recevant des gifles, la paume de mes mains brûlait. Muriel avait les cheveuxtout mouillés. Robert allume une cigarette. Il s’approche d’elle. Elle hurle! Alors son regardm’a fixé… Pourquoi moi? Elle a fermé les yeux puis… elle s’est mise à vomir. Robert a reculé,dégoûté. Je les ai laissés. La nuit, je suis revenu la voir… J’ai soulevé la bâche… Comme si elleavait séjourné longtemps dans l’eau, comme un sac de pommes de terre éventré… avec dusang sur tout le corps, dans les cheveux, des brûlures sur la poitrine. Les yeux de Murieln’étaient pas fermés… ça ne me faisait presque rien. Peut-être même que cela ne me faisaitrien du tout. J’ai été me coucher. J’ai bien dormi. Le lendemain matin, avant le salut auxcouleurs… Robert l’avait fait disparaître…»

A N N E X E 2

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Mémoires de guerre au cinéma: travailler avec des films sur la mémoire de la guerre 79

Document annexe pour La vie et rien d’autre

Honel Meiss, poème « Au soldat inconnu du 11 novembre », L’Univers israélite,26 novembre 1920, p. 271.

Dis-moi, passant, comment se nommeCe vieillard ou jeune hommeQui dans un triomphe pareilVa dormir son sommeil?Il s’appelle «vainqueur», il s’appelle «symbole»Son nom est répété de l’un à l’autre pôleIl s’appelle «l’honneur», le «soldat inconnu»«Le héros anonyme» en la foule perdu!Partisan d’une œuvre fécondeIl a sauvé le monde.IL est mort pour la libertéEt pour l’humanité…France ma France chérie!

A N N E X E 3

b i b l i oBIBLIOGRAPHIE

• CLAUDE BAITBLÉ, MICHEL MARIE, MARIE-CLAIRE

ROPARS, Muriel, Paris, Éditions Galilée, 1974.• RAPHAELLE BRANCHE, « La torture dans Muriel ou

le temps d’un retour », in L’événement. Images,représentations, mémoire, Paris, Créaphis, 2003.

• FRANÇOISE DEMOUGIN, Adaptations cinématogra-phiques d’œuvres littéraires, Toulouse, CNDP/CRDP Midi Pyrénées, 1996.

• MARGUERITE DURAS, Hiroshima mon amour, Paris,Folio/Gallimard, 1960.

• « La vie et rien d’autre », L’avant-scène cinéma,n° 388, janvier 1990.

• JEAN-PIERRE JEUNET, GUILLAUME LAURENT, avecPHIL CASOAR, Un long dimanche de fiançailles.Album-souvenir, Paris, Les Arènes, 2005.

• JEAN-LOUIS LEUTRAT, Hiroshima mon amour. AlainResnais, Paris, Nathan/Synopsis, 1994.

• ANTOINE PROST & JAY WINTER, Penser la GrandeGuerre, Paris, Point/Histoire, Seuil, 2004.

• MARIE-CLAIRE ROPARS-WILLEMIER, De la littératureau cinéma, Paris, Armand Colin, 1970.

• BENJAMIN STORA, Imaginaires de guerre, Paris, LaDécouverte/Poche, 1997.

• GILLES VISY, Le colonel Chabert au cinéma, Paris,Éditions Publibook, 2004.

• Le colonel Chabert, collection Les deux, Mont-Saint-Aignan, CRDP de Haute Normandie/scéren (épuisé).

À jamais soit bénieD’avoir effacé la douleurQui nous brisait le cœur!Chaque épouse, aujourd’hui, chaque sœur,

chaque mère,De son cher «disparu» exaltant la carrière,Se dira fièrement, sans se faire illusion:C’est certainement Lui qui passe au

Panthéon!Ô poilu, va prendre la place,Là-bas au glorieux monument,Il faut aux soldats de ta raceLa couche en granit du géant!

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80 Le cartable de Clio, n° 7 – Storia e cinema. Riflessioni sul cinema come storia e sulla storia al cinema – 80-93

L’atis, associazione ticinese insegnanti di storia, è nata nel 2003 con lo scopo di promuovere lacooperazione tra docenti di storia della Svizzera italiana e stimolare la riflessione e il dibattitosull’insegnamento della storia nella scuola.

Nel corso dell’anno scolastico 2005-2006, l’atis ha organizzato, in collaborazione con i cine-club ticinesi, una rassegna di film storici dedicata agli allievi delle scuole cantonali.

Questa retrospettiva è stata l’occasione per organizzare, con il sostegno del comune di Massagno,una serata pubblica sul tema del cinema storico e del suo uso didattico, che ha avuto luogo il 14dicembre 2005 nell’aula magna della scuola media di Massagno. Sono intervenuti MarianoMorace, giornalista e critico cinematografico, Giovanni De Luna, ordinario di storia contempo-ranea all’Università di Torino e Gianni Haver, allora maître-assistant all’Institut d’Histoire Eco-nomique et Sociale dell’Università di Losanna. Pubblichiamo le relazioni dei tre conferenzieri,ringraziandoli per la loro disponibilità. I contributi di Giovanni De Luna e di Gianni Haver sonostati registrati ed in seguito trascritti, limitando allo stretto necessario gli interventi di redazione;mantengono quindi l’immediatezza del registro orale proprio della lezione pubblica.

Questi testi sono consultabili anche sul sito dell’associazione ticinese insegnanti di storia alseguente indirizzo: www.atistoria.ch

Rosario Talarico, esperto di storia per la scuola media

STORIA E CINEMA. RIFLESSIONI SUL CINEMA COME STORIA E SULLA STORIA AL CINEMA

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Storia e cinema: un rapporto difficile 81

STORIA E CINEMA: UN RAPPORTO DIFFICILE

MARIANO MORACE, GIORNALISTA

E CRITICO CINEMATOGRAFICO

Il cinema, proprio per le sue qualità illusioni-stiche di ricreazione della realtà, ha cercato findalle origini nella storia uno sbocco spettaco-lare, diventando subito anche uno strumentocritico di lettura e di interpretazione, in ognicaso, non importa se superficiale o tenden-ziosa, ideologicamente orientata o fredda-mente documentaria.

L’ambito del cinema storico comprende unarco di possibilità che va dal kolossal alcinema militante, dalla biografia romanzatadi personaggi emblematici alla ricostruzionedi eventi significativi vissuti invece attraversoil punto di vista di gente comune.

Se pensiamo alle origini del cinema, alperiodo del cinema muto, la realizzazione difilm storici andava di pari passo con l’esi-genza di nobilitare questo nuovo mezzo(nato come fenomeno a metà tra l’illusioni-smo e l’attrazione), soprattutto per accatti-varsi i favori del pubblico colto e borghese.Non a caso tale preoccupazione fu innanzi-tutto dei cineasti europei, che sentivano que-sti problemi in misura molto maggiore deiloro colleghi americani: nel Stati Uniti infattiil cinema fu subito un fenomeno di massache non aveva assolutamente bisogno dimomenti nobilitanti!

La storia, al pari del teatro, è ad esempio allabase delle scelte produttive della Film d’Art,la più importante casa di produzione fran-cese fondata alla fine dell’800 da CharlesPathé.

E anche in Italia il cinema degli esordi prefe-risce ispirarsi alla visione storica: pensiamoad alcuni capolavori del cinema muto, comeCabiria (1914), di Giovanni Pastrone, Gliultimi giorni di Pompei (1916), di MarioCamerini, o ancora Messalina (1923), diEnrico Guazzoni, per citare solo alcuni titolidi una produzione molto ampia che segna il momento più felice del cinema italiano d’inizio secolo.

Questo vale anche per la piccola cinemato-grafia elvetica: se il primo film girato in Sviz-zera è una comica realizzata nel 1908, Un’av-ventura di Redzipet, prodotta e diretta daAlbert Roth-De Markus, il secondo (e ancheil terzo…) è un film storico, che parla –ovviamente! – del più famoso personaggiostorico svizzero, Gugliemo Tell, girato nel1912 da Georg Wäckerlin. Una curiosità: neipanni del figlio bambino di Guglielmo Telltroviamo un futuro consigliere federale,Hans Schaffner…

Per questo tipo di cinema in effetti bisogne-rebbe parlare più precisamente di genere sto-rico-mitologico, un genere ben poco pro-penso a ricostruzioni storiche, ma moltodebitore a quel gusto tra il neo-classico e ilretrò che ritroviamo in tutte le arti, dalla pit-tura alla letteratura. Pensiamo per esempio airomanzi di Lewis Wallace, Ben-Hur (1890),Quo Vadis (1895), di Henryk Sienkiewicz, oCartagine in fiamme (1908), di Emilio Sàlgari(Sàlagari, e non Salgàri: la mia generazioneha sempre detto Sàlgari!).

Un gusto che irrompe con forza nell’imma-ginario popolare, tanto che persino Méliès, ilgrande illusionista Méliès, nel 1900 realizzaun film storico, Passione, girato utilizzandodegli scenari teatrali.

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82 Le cartable de Clio, n° 7

Da un personaggio di Cabiria poi, dalloschiavo forzuto Maciste (interpretato daBartolomeo Pagano) nascerà il sottogeneredegli «uomini forti», che ottenne anche all’e-stero un discreto successo, e che ritroveremo60 anni dopo nella saga dell’invincibileConan.

Il kolossal storico-mitologico non supera lacrisi della prima guerra mondiale: la crisi egli assurdi costi causano un crollo verticaledelle produzioni di questo genere, che alungo verrà definito «italiano» in tutto ilmondo.

Una concezione della storia più legata all’at-tualità politico-sociale caratterizza invece,nello stesso periodo, la produzione ameri-cana e quella sovietica.

Negli Stati Uniti, grazie a una combinazione– irrepetibile altrove – di sviluppo della pro-duzione cinematografica e dell’immaginariocollettivo, nasce il genere western, il cuiretroterra è sicuramente l’epica della conqui-sta della frontiera, il fenomeno storico che èalla base della nazione americana come dellasua cultura.

Da questo punto di vista è stato fondamen-tale l’apporto di film come Nascita di unanazione (1915), di David W. Griffith, unadelle opere che con maggior esattezza ripro-ducono il senso di un periodo storico pursalvaguardando la resa spettacolare.

In Unione Sovietica la rivoluzione d’ottobreapre un periodo fecondo per la sperimenta-zione sul linguaggio cinematografico e per ladiscussione sull’uso politico del cinema. Lastoria della rivoluzione è più volte «adattata»per lo schermo: dai moti del 1905 in La coraz-

zata Potemkin (1926), di Sergej Ejzenstejn, aTre canti su Lenin (1934), di Dziga Vertov, daCiapaiev (1934), di Georgij e Sergej Vasil’ev,fino agli esperimenti estremi di Ejzenstejn,che con Ivan il Terribile (1944), realizzatopoco prima di morire, sembra stimolare unalettura delle gesta del famoso zar alla lucedella dittatura staliniana.

Nell’Europa occidentale l’evoluzione delcinema storico è legata a condizioni partico-lari, che variano da paese a paese. Negli anni’30, il nazismo tedesco sviluppa un cinema dipropaganda assai robusto, ancora oggi inte-ressante dal punto di vista spettacolare, sottola guida di Leni Riefenstal. In Italia invece ilregime di Mussolini non ha una politica dipropaganda precisa, e i fasti del fascismosono cantati in poche opere, come Scipionel’africano (1937), di Carmine Gallone, oCondottieri (1937), di Luis Trenker, adatta-menti di film kolossal dell’epoca del muto.Ma non possiamo dimenticare gli episodi disquadrismo narrati nel 1933 da GiovacchinoForzano in Camicia nera, mentre nel 1935con lo squadrismo si era cimentato ancheAlessandro Blasetti in Vecchia guardia.

La Francia del Fronte Popolare produce dalcanto suo La grande illussione (1937), di JeanRenoir, meditazione sulla guerra del ’14-’18condotta con l’occhio rivolto alle speranzeche provenivano da Leon Blum e dal suoesperimento politico. E con lo stesso spiritoRenoir affronta, subito dopo, la rivoluzionefrancese con La Marsigliese, sempre del 1937.

Nel cinema americano sonoro, la storia fa dasfondo a generi via via più codificati: nelwestern, con il costante riferimento aglieventi di cui era disseminata l’epica marciaverso l’Ovest; nel gangster film, attraverso gli

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Storia e cinema: un rapporto difficile 83

emblematici temi della violenza urbana e delproibizionismo. Continua invece la tradi-zione di film ispirati a episodi storico-biblicinelle realizzazioni colossali di Cecil B.DeMille, mentre l’attualità, la storia recente,compare in molto cinema legato dapprima,direttamente o indirettamente, al New Dealroosveltiano, e successivamente nella produ-zione dei film di guerra, siano essi di finzioneo di propaganda.

È una fioritura assai ricca, che può essereguardata come un generico riesame, sia delleradici della nazione (dal western più storica-mente fedele alla cronaca delle vicendesociali), sia del patrimonio di una civiltà allaquale ci si sente legati, quantunque indiretta-mente: la storia del mondo, e dell’Europa inparticolare, fu per gli Stati Uniti un motivotanto di «venerazione» quanto di accade-mico distacco.

Se da una parte c’era dunque DeMille cherivisitava la storia del cristianesimo con Ilsegno della croce (1932), dall’altra RichardBoleslawski estraeva dalla storia russa tutto ilmelodramma estraibile con Rasputin e l’Im-peratrice (1932), e Jack Conway guardavacon occhio inquieto alle vicende rivoluzio-narie del vicino Messico in Viva Villa (1934),mentre più tardi William Dieterle avrebbegettato uno sguardo retrospettivo sulla storiadi un paese così preoccupante per gli ameri-cani in Il conquistatore del Messico (1939).

Entravano poi in gioco le grandi dive – peresempio Marlene Dietrich per L’imperatriceCaterina (1934), di Josef von Sternberg,Greta Garbo per La regina Cristina (1933), diRouben Mamoulian – e con loro ci troviamodi fronte alla sagra dello spettacolo fine a sestesso.

Ma vi erano anche tentativi di seria indaginestorico-psicologica – per esempio Il traditore(1935), di John Ford – o nobili rievocazionidel valore dei «cugini» inglesi – La carica deiseicento (1936), di Michael Curtiz – o ancorale riflessioni sulla grande guerra, anche senon immuni da toni encomiastici – pen-siamo a due film di Howard Hawks, Le viedella gloria (1936) e Il sergente York (1941).

Quello che unisce – se c’è davvero qualcosache unisce – film tanto diversi, è la preva-lenza dell’azione, e dello spettacolo, sulleragioni della storia: il cinema americanoassume il fatto storico – autentico o roman-zato – come un vistoso («exiting» direbberoloro) pretesto sul quale ambientare un filmd’avventura o un melodramma.

Non è un film storico, del resto, Via col vento(1939), di Viktor Fleming?

Non dobbiamo dimenticare poi la rinascita inItalia, negli anni ’50, del cinema storico-mito-logico, grazie a registi come Riccardo Freda,che realizza Spartaco nel 1952, o grazie a Lefatiche di Ercole (1957), di Pietro Francisci.

L’operazione consiste nel girare film a bassocosto che utilizzino costumi e scenari deikolossal americani, che a loro volta eranogirati in Italia per questioni di costo: siamoall’epoca della cosiddetta Hollywood sulTevere.

Nascono così i «peplum» come li chiamano ifrancesi, e potremmo ricordare Gli ultimigiorni di Pompei (1959), di Sergio Leone, Ilfiglio di Spartaco (1962), di Sergio Corbucci,Arrivano i Titani (1962), di Duccio Tessari,Ercole alla conquista di Atlantide (1961), diVittorio Cottafavi.

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Siamo alla seconda puntata degli uominiforti: arriverà poi, come abbiamo detto, neglianni ’80, Conan e i suoi emuli…

Tutte queste considerazioni valgono fino aigiorni nostri: il cinema trae spesso ispira-zione dalla storia soprattutto nei periodi dimassima tensione politica e sociale nei varistati.

Basta pensare al rapporto tra il neorealismoe la resistenza in Italia, tra la crisi americanae i film sul Vietnam – citiamo tra tutti Apo-calypse now (1979), di Francis F. Coppola –tra l’emergenza di alcuni paesi del terzomondo e la produzione di film sulla storianazionale: Cina, Filippine e Brasile, per citaresolo alcuni.

Inoltre film di genere possono trovare ispira-zione o interpretare determinati momentistorici: lampante, per la situazione italiana diquegli anni, è l’esempio di La Grande Guerra,realizzato nel 1959 da Mario Monicelli.

Ma se questa analisi vale soprattutto per ilrapporto tra cinema e attualità (compren-dendo nell’attualità, come abbiamo detto,anche la storia recente) dal secondo dopo-guerra si sviluppa una produzione di filmstorici ad alto costo, che spesso confinanocon altri generi, come lo storico-mitologico eil kolossal.

Quel che è certo è che film come Il ponte sulfiume Kwai (1957), di David Lean, Il giornopiù lungo (1963), di Ken Annakin, Lawrenced’Arabia (1964), ancora di David Lean,Simon Bolivar (1970), di Alessandro Blasetti,Waterloo (1970), di Sergej Bondarcuk, Nove-cento (1976), di Bernardo Bertolucci, Reds(1981), di Warren Beatty, (solo per citare i

più famosi e premiati), manipolano elementistorici partendo da una base spettacolare erealizzano un prodotto destinato al largoconsumo.

Vero e proprio «genere tra i generi», questotipo di cinema storico è forse l’erede piùdiretto delle superproduzioni hollywoo-diane, con la sua cura per la realizzazione, ilrichiamo di molti attori famosi e di massesterminate di comparse.

Che è appunto la conferma del modo preva-lente di affrontare la storia da parte delcinema americano, e di conseguenza dibuona parte delle cinematografie occidentali.

Anche se poi non mancano esempi di attentaanalisi storica, soprattutto di fatti che tocca-rono la coscienza nazionale e che furonotroppo rapidamente rimossi. Per citare filmmagari meno noti ricordiamo Daniel (1982),che Sidney Lumet ha dedicato al caso Rosen-berg, o il bellissimo Schiava d’amore (1975),di Nikita Michalkov.

Cinema e storia dunque, un rapporto diffi-cile?

Sì, se vogliamo trovare nel cinema quella«verità storica» che forse è difficile trovarepersino nei libri di storia.

Non tanto, invece, se ricordiamo che ilcinema – quando è di qualità – racconta,interpreta, e dunque è autorizzato a stravol-gere la cosiddetta verità storica.

Perché il cinema ci racconta delle storie, nonla Storia.

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Le nuove frontiere della storia. Il cinema come documento storico 85

LE NUOVE FRONTIERE DELLASTORIA. IL CINEMA COMEDOCUMENTO STORICO

GIOVANNI DE LUNA, UNIVERSITÀ DEGLI STUDI

DI TORINO

L’operazione metodologica che propongo èradicale fino alla brutalità, poiché si tratta disradicare il film dal contesto in cui è nato eportarlo nello statuto scientifico della storia.E’ un’operazione all’interno della quale lastoria riafferma un fortissimo imperialismodisciplinare e in cui cambiano tutte le prio-rità: una pellicola che nella storia del cinemaha poco valore può essere uno straordinariodocumento per lo storico. Per poter mettereil film sul «tavolo della tortura» e fargli diretutto quello che lo storico vuole sentirsi dire,bisogna avere una critica delle fonti attrez-zata a lavorare su documenti nuovi, come losono quelli mediatici. I capisaldi della meto-dologia della ricerca storica sono la verificadell’autenticità e dell’esattezza, la criticainterna ed esterna, l’esame dell’intenziona-lità. Tutto questo bagaglio della critica dellefonti è stato elaborato dalla storiografia posi-tivista di fine Ottocento sul documentoscritto. Lavorare fuori dal documento scritto,avere il cinema come fonte comporta unagrandissima responsabilità metodologica daparte dello storico.

Quando noi parliamo di rapporti tra cinema estoria immaginiamo tre percorsi. Il cinemacome agente di storia, il cinema come stru-mento per raccontare la storia, il cinema comefonte per la conoscenza storica. Questi sono icapisaldi che come storici abbiamo ricono-sciuto nel momento in cui abbiamo accettatodi avere il cinema all’interno del nostro statutoscientifico. Trascurerei di parlare qui del

primo punto, anche se è fortissima la dimen-sione che il cinema può assumere in questosuo ruolo. Intendo cioè la capacità di struttu-rare comportamenti, di promuovere passioni,scelte collettive; ci sono film che non si sonolimitati a recepire, ma sono intervenuti amodificare il processo storico. Fragole e sangueè stato per la mia generazione fondamentaleper compiere determinate scelte, così comeBerretti verdi è stato decisivo affinché il nostroministro degli esteri Gianfranco Fini diven-tasse un militante del Movimento sociale ita-liano. Intorno al film La battaglia di Algeri sisono creati due schieramenti contrapposti:quello degli immigrati magrebini e quellolegato ad elementi della destra francese.Teniamo però da parte, anche se è un temafondamentale, la capacità del cinema e ingenerale dei media di suscitare passioni, modee comportamenti, di strutturare identità oltreche favorire scelte politiche.

Voglio invece, anche per portare il discorsosu un piano didattico, insistere sugli altri dueaspetti: il cinema come strumento per rac-contare la storia e il cinema come fonte perla conoscenza storica, perché questa duplicefunzione offre agli studenti la possibilità difare un doppio viaggio nel tempo. Quandoparliamo del cinema come strumento perraccontare la storia ci riferiamo al passatoche il film racconta e mette in scena. Quandoci riferiamo al cinema come fonte per laconoscenza storica ci riferiamo al presente incui il film è stato girato ed è stato elaborato.L’Agnese va a morire racconta la Resistenza einteragisce con gli anni 1943-45 in Italia, mail film è del 1976 e, come fonte per la cono-scenza storica, ci restituisce l’Italia di queglianni, il movimento femminista, le grandisperanze collettive. La vita è bella di Benigniè molto più significativo rispetto all’Italia

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della fine degli anni Novanta che non al rac-conto della Shoah.

Quando invece parliamo del film come stru-mento per raccontare la storia e quindi ciriferiamo al passato che viene messo inscena, dobbiamo fare subito una premessa.Occorre ricordare che oggi non esistonosteccati o gerarchie: da una parte la storia«vera», quella raccontata dagli accademici edall’altra modalità diverse di ricostruzionidel passato. L’uso pubblico della storia èparagonabile a una grande arena, nella qualesi confrontano molteplici discorsi, che vannoriconosciuti tutti nella loro specificità.

Non possiamo semplicemente affermare cheil racconto della storia sia una prerogativadegli studiosi. C’è una partita che si gioca:quella della trasmissione della conoscenzastorica e della costruzione di un sapere e diuna memoria diffusi, cui contribuisconomolteplici agenti di storia, che sono in gradodi strutturare racconti del passato. E’ neces-sario confrontarsi con la specificità di questiracconti, non rifiutarli come paccottiglia,anche se molti di questi sono sicuramenteprodotti dozzinali. Non si ottiene però nessunrisultato rifiutandoli e ripristinando le gerar-chie della storia accademica, dei libri, deisaggi, degli archivi, perché il senso comune,le precondizioni stesse dell’apprendimento edell’avvicendamento della storia sono deter-minati dalla dimensione audiovisiva, più chedal racconto scritto. Gli storici non possonoquindi trincerarsi in una torre d’avorio, madevono confrontarsi con quella forma di sto-riografia, le sue ipotesi interpretative ed ilsuo specifico modello narrativo.

Un modello che assomiglia molto a quellodel romanzo storico o del manuale di storia,

basato sull’ordine cronologico del racconto,su una dimensione emotiva sempre moltopresente, su un continuo rimandare tra lagrande storia come scenario e la storia indi-viduale come elemento narrativo forte deiprotagonisti e su un raccordo finale tra lastoria degli individui e la storia delle grandimasse. Gli storici hanno frequentato congrande dimestichezza fino alla fine del Nove-cento un modello attento alla dimensionecronologica e diacronica. Per loro la crono-logia era un principio ordinatore: mettere infila gli eventi serviva già a spiegarli. Oggiperò la situazione si è complicata anche gra-zie al cinema e ad alcuni meccanismi dellanarrazione cinematografica, come ad esem-pio il privilegiare il segmento e la sequenza oil potersi liberare da un impianto rigida-mente cronologico. Il genere storico, cheintenzionalmente mette in scena il passato, èil più arretrato dal punto di vista narrativo,proprio perché paga il tributo più alto al vec-chio schema del racconto storico impostatoin base all’asse diacronico-cronologico.

Blow-up di Antonioni racchiude un schemanarrativo che gli storici dovrebbero impararea frequentare maggiormente; quello adesempio di considerare una dimensione sin-cronica, invece di seguire sempre un ordina-mento cronologico; quello cioè di lavoraresulla scala del tempo consapevoli che oggi ladimensione temporale in cui viviamo non èpiù quella lineare alla quale erano abituati ipositivisti, ma quella della simultaneità.

Se noi siamo in grado di interagire con que-ste nuove coordinate dello spazio e del tempoche ci derivano dalla dimensione satellitarein cui viviamo, vediamo che il modello nar-rativo a cui siamo stati abituati è chiaramenteinadeguato oggi a raccontare la storia e che

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possiamo attingere al linguaggio cinematogra-fico, al montaggio, alla sequenza, all’andareindietro, al venire avanti con delle esperienzemolto più proficue di quelle che noi avremmopotuto pensare all’inizio. Ciò che mi premesottolineare è che quando ci avviciniamo alcinema che racconta il passato dobbiamo indi-viduare l’ipotesi storiografica cui fa riferi-mento, capire come è organizzato il modellonarrativo e in quale relazione quel racconto stacon il presente in cui è stato elaborato.

Così arriviamo al cuore della proposta meto-dologica di come si lavora con il cinemanella scuola: cioè il rapporto tra il cinema e ilpresente. Innanzitutto occorre confrontarsicon l’intenzionalità dell’autore. Quando sirealizza un film sul passato, l’autore ha inmente il presente in cui è vissuto e lo diceesplicitamente. Passion, ad esempio, è unfilm sull’America di oggi e nessuno ne famistero. Ma la sfida concettualmente piùaffascinante di questo lavoro è forzare l’in-tenzionalità stessa dell’autore, perché ilcinema ha questa straordinaria capacità diintercettare lo spirito del tempo. E’ il tempoin cui il film è stato realizzato che passa nellapellicola e lo storico è troppo ghiotto diquella preda, che in definitiva è l’oggetto delsuo studio.

Nel cinema lo storico trova esattamente que-sto: uno spirito del tempo, una contempora-neità che parla anche malgrado l’intenziona-lità dell’autore. Si può fare un esempio. Nellarassegna di film storici per le scuole organiz-zata dall’atis c’è in programmazione Terra elibertà di Ken Loach. Proviamo ad esaminarequesta pellicola sulla base del piccolo eser-cizio che vi ho proposto. Cominciamo a direche rispetto al passato in cui è ambientato,cioè la guerra civile spagnola (1936-1939), il

film non è il racconto di quell’avvenimento,ma il racconto di quella guerra civile vistadai trotzkisti. C’è un’ipotesi storiografica cheè chiaramente riconoscibile dalla sua matricetrotzkista, per cui tutta una serie di eventicome lo sciopero generale di Barcellona, ilmodo con cui si dislocano le brigate interna-zionali, ecc. viene rivissuta in questa chiave.

Il film, uscito nel 1995, è stato girato nell’In-ghilterra del dopo Thatcher, ma soprattuttodurante gli anni immediatamente successivialla caduta del muro di Berlino. L’opera diKen Loach non è tanto il racconto dellaguerra di Spagna, ma uno straordinariodocumento su come gli intellettuali europeidi sinistra hanno vissuto il crollo del comu-nismo. Il regista è stato molto esplicito: havoluto far capire ai giovani che la fine dell’e-sperienza sovietica non era un esito scontatoper il comunismo come pensiero ideologicoper la sinistra europea. C’era un’alternativache era quella trotzkista e anarchica, che èstata brutalmente soffocata da Stalin, ma cheaveva dentro di sé delle potenzialità innova-tive e di rottura. Si tratta di una sorta digrido di speranza: è finita l’URSS, ma nonsono finite le nostre idee.

La scena iniziale è didatticamente di unastraordinaria efficacia. Una giovane donna sireca a Liverpool dove il nonno sta morendo ein soffitta apre la sua valigia, che è proprio lavaligia della storia, dove trova lo «strumenta-rio» dello storico. La ragazza inizia così a farericerca: legge i ritagli dei giornali, le lettere,guarda le fotografie, lavora insomma con idocumenti dello storico. In quel film ci sonotre scene di funerali. La prima si riferisce almiliziano irlandese che viene ucciso in un’a-zione di guerra e la sepoltura è accompagnatadal canto dell’Internazionale, dallo sventolare

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di bandiere rosse alla presenza dei compagniche salutano con il pugno chiuso. Il funeraledi Bianca, la compagna del protagonistaDavid uccisa dagli stalinisti, è simile al prece-dente con in più la scena che dà il senso atutto il film: prima di seppellirla l’uomo rac-coglie una manciata di terra in un fazzolettorosso, che viene poi trovato dalla nipote nellavaligia. Il terzo funerale è quello del nonno aLiverpool nel 1990. Piove, la bara sta peressere calata nella terra alla presenza dellanipote e di tre o quattro vecchietti, compagnidel defunto nella guerra di Spagna. In questaatmosfera carica di silenzio la ragazza timi-damente alza il pugno e chiede di salutare ilnonno come lui avrebbe desiderato. Proba-bilmente la nipote non conosce il significatodi quel gesto, ma comunque la memoria èpassata, proprio attraverso il percorso co-noscitivo che aveva fatto e allora anche i vec-chietti trovano il coraggio di riappropriarsidella loro identità e salutare con il pugno.

A mio parere questo percorso è uno straor-dinario viaggio, non solo nella trasmissionedelle memorie tra le generazioni, ma anchenella dimensione del rito novecentesco epost novecentesco, e dimostra come legrandi ideologie del secolo scorso fossero ingrado di strutturare riti, appartenenze, iden-tità. L’afasia della scena finale del film è supe-rata solo attraverso il passaggio della memo-ria da una generazione all’altra. Ken Loachha realizzato quella scena perché emotiva-mente gli veniva bene, tant’è vero che i mieiallievi si commuovono ogni volta che lavedono ed emotivamente è senza dubbiouna scena carica di pathos. Ma sicuramenteil regista non aveva mai pensato che il suofilm fosse una testimonianza della trasmis-sione della memoria tra le generazioni allafine del Novecento. Questo è lo spirito del

tempo, ciò che entra nell’opera cinemato-grafica forzando la stessa intenzionalità del-l’autore ed è su ciò che lo storico costruisce isuoi percorsi conoscitivi.

Questo esercizio dal punto di vista didatticoha la forza di spezzare, secondo me, quelloche è il nostro vero nemico: la subalternitàrispetto all’immagine. L’immagine puòessere di grandissimo aiuto nei percorsi dididattica della storia; ma occorre rifuggiredalla sua invadenza e soprattutto dall’ideache non si riesce ad interagire sul piano del-l’analisi critica con ciò che si vede. Credo chesi possa spezzare questo meccanismo dellasubalternità, se si propone agli allievi ilduplice viaggio rispetto al passato e rispettoal presente. Questa operazione fornisce inqualche modo strumenti di elaborazione cri-tica che li possono rendere protagonisti enon semplici comparse.

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La didattica della storia attraverso il cinema 89

LA DIDATTICA DELLA STORIAATTRAVERSO IL CINEMA

GIANNI HAVER, UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

I docenti di storia che integrano il docu-mento mediatico nel loro insegnamentorimangono sempre stupiti quando un col-lega di storia antica o medievale chiede qualefilm proiettare per affrontare le guerre puni-che. Si prova una sensazione molto sgrade-vole, a volte anche di incomprensione,quando ci si pone il problema di cosa lo sto-rico può fare del cinema. So che l’uso didat-tico del film per l’insegnamento della storia èuna tentazione molto forte e non solo per lastoria del XX secolo. E’ infatti evidente cheun film può catturare l’attenzione di unaclasse in modo estremamente forte, favo-rendo non solo l’apprendimento meccanicodi alcuni contenuti, ma suscitando ancheelementi di pathos, di sensibilità e coinvolgi-mento; sa quindi interessare una classe e puòfar più facilmente sviluppare un dibattito.Questo è un uso comune, ma meriterebbequalche precauzione, perché implica alcuniproblemi di tipo metodologico.

Intanto iniziamo a chiederci cosa vuol fare unregista quando realizza una pellicola, tenendopresente ciò che è stato detto, sull’autore comevettore di elementi che vengono dall’immagi-nario collettivo del suo periodo. La realizza-zione di un film è il risultato di una fucina cheimplica centinaia di collaborazioni soprattuttoper i grossi film storici; dovremmo quindianche ridiscutere sul termine autore. Siamovittime di una tradizione di cineclub che pri-vilegia un approccio artistico del cinema, ma ilcinema non è solo la settima arte e non è soloarte. La stragrande maggioranza della produ-zione cinematografica è ben lontana da essere

una produzione artistica; resta comunquemolto interessante per lo storico, perché piùlontana dalla specificità di un autore e quindipiù utile per scoprire quello spirito del tempoche De Luna ha messo in evidenza.

Cosa vuole ottenere il produttore di un filmstorico? Di solito una sola cosa: rientrare nelsuo investimento finanziario e possibilmenteconseguire dei guadagni; non vuole in realtàfare un’opera di storia. C’è insomma un usodella storia che è puramente commerciale eutilitario, perché la storia si presta da sempread essere utilizzata come fiction, come ele-mento per stupire. Anche il film d’arte, estre-mamente accurato dal punto di vista dellarappresentazione del passato, è giustificatoda elementi di ordine economico. Questo ènormale, perché penso che nessun produt-tore voglia subordinare l’aspetto economicoa un rispetto della storia. Ciò comunque nonsignifica che la storia venga per forza mal-trattata.

Qual è il rapporto con la realtà ricreata dal-l’opera cinematografica? E’ un rapportoestremamente ambiguo: il cinema è in qual-che modo perfetta illusione della realtà e allostesso tempo è completa costruzione. Nienteè più lontano dalla realtà di un film, anche sesi definisce realista. Anche un documentarionon è realtà, così come una camera di sorve-glianza in una banca rappresenta un mododi intervenire sulla realtà.

A maggior ragione quindi in un film di fin-zione, anche quello più accurato dal puntodi vista della ricostruzione del passato, tuttoè evidentemente illusione. E a volte questaillusione per lo spettatore comune è piùfacile da ottenere quando è più lontano dallarealtà messa in scena. Alcuni fatti storica-

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mente accertati possono essere visti dallospettatore come distanti dalla realtà, perchénon corrispondono all’immagine che egli neha. Non sono uno specialista dell’antichità,ma credo che ormai da diversi decenni si èpiù o meno sicuri che nella Grecia antica itempli erano colorati e variopinti. Il cinemanon è ancora uscito dalla rappresentazioneottocentesca classica del marmo bianco e sinon vedrà ancora per diversi anni questofatto storicamente accertato nel cinema, pro-prio perché non corrisponde ad un immagi-nario storico che è quello dello spettatorecomune.

Questa illusione di realtà toglie al registaalcune tecniche che lo storico di mestiere haa sua disposizione col supporto classico che èil libro. Immaginate delle note a piè dipagina in un film storico, che dà due versionidi un dialogo a seconda delle fonti, o partidello schermo assenti o tratteggiate perchénon si conosce con esattezza il frontone diun tempio o ancora dialoghi silenziosi per-ché non si sa che cosa due personaggi si dis-sero in un momento storicamente rilevante,ecc. Un regista deve riempire gli spazi vuoti einventare tutto ciò che gli permette di colle-gare nozioni che fanno riferimento alleconoscenze storiche dello spettatore percostruire la sua opera di finzione. Anche ildocumentario funziona in modo abbastanzasimile, dando in più l’illusione di essere unostrumento didattico.

Il lavoro del regista si complica ulteriormentequando egli vuole prendere posizione difronte ad un dilemma storico, e ciò avvienemolto spesso. L’arma che egli ha a disposi-zione è quella del falso: alcuni registi arrivanoa trasmettere una posizione storiograficaforte affermando delle falsità storiche. Anche

questa è un’immensa ambiguità del cinema.Pensate al film di Costa-Gavras, Amen, nelquale l’autore sostiene una posizione storio-grafica chiara. Il Vaticano ha permesso, ocomunque non si è opposto, alla deporta-zione degli ebrei romani dopo l’8 settembre1943 e ha coperto in qualche modo la notiziadell’Olocausto che, per altro, gli era nota. Ilfilm è ispirato al racconto di un ufficiale tede-sco, ma uno dei personaggi, se ben ricordoun nunzio apostolico a Berlino, è un’inven-zione del regista. Il momento in cui Costa-Gavras denuncia il silenzio del Vaticanorispetto allo sterminio degli ebrei europei èdato dal dialogo tra il papa e un personaggiomai esistito. Questo è forse l’atto più storicoche il regista ha compiuto, indipendente-mente dal fatto che la disposizione dei quadridella sala vaticana dove c’era il trono di PioXII fosse stata rigorosamente ricostruita inbase a fotografie d’epoca. Lì siamo nell’am-bito dell’ordine e del dettaglio, che peròlasciamo a registi appassionati di questiaspetti. Così come ha fatto Spielberg nel suoSalvate il soldato Ryan, dove lo strumentodidattico, perché siamo in presenza di un filmcostruito come strumento didattico, era giu-stificato dal fatto che ogni arma, uniforme oelmetto era corrispondente alla realtà. Evi-dentemente non siamo di fronte a undiscorso storico, ma di mimetismo realistico.

Ciò pone un problema concreto che riportaall’unico discorso che può essere consideratosu un uso storico del cinema. Di che cosaparla un film anche quando ricostruisceun’epoca lontana? Non si può arrivare adaltra conclusione che quella che un film parladell’epoca in cui è stato girato, dalla qualeproviene. Non può essere testimonianza d’al-tro, anche se evidentemente può conteneredelle «verità» storiche. Se un extraterrestre

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sbarcasse sulla terra distrutta da un disastronucleare, e cito un esempio di Carlo Ginz-burg, e aprisse una scatola in cui si trovaAleksandr Nevskij di Ejzenstejn (pellicola del1938 impregnata di stalinismo e moltoinfluenzata da un momento storico imme-diatamente precedente al patto RibbentropMolotov), le informazioni che potrebbe rica-vare sono che in un periodo più o menoindeterminato del medioevo esisteva unsovrano che ha combattuto contro dei cava-lieri che bruciavano bambini. Si tratta cioè diuna serie di informazioni relative al principeAleksandr Nevskjj, ma il film non è certa-mente una buona fonte per lo storico che haa disposizione altri documenti per studiarequesto personaggio e non è neppure unostrumento didattico valido per un discorsoche verte unicamente sul medioevo. Ilmedioevo ha un’altra storia. Si potrebbeobiettare che ogni ricostruzione funzionacosì, quindi il discorso potrebbe essere estesoa qualsiasi produzione storiografica.

Il cinema è soprattutto una testimonianzadel proprio tempo e come la letteratura èuno strumento espressivo preziosissimo percapire un’epoca proprio perché la sua preoc-cupazione non è quella di fare storia.

Come allora usare i film a scuola? Se, ad esem-pio, faccio una lezione sulla seconda guerramondiale in Italia che cosa scelgo? Un film diCamerini, una commedia degli anni di guerra,ma che non tratta della guerra; oppure di DeRobertis che è un film di propaganda fascista,ma che parla almeno della guerra durante laguerra o Mediterraneo di Salvatores che parladella guerra, ma è stato girato negli anniNovanta? Devo proporli tutti agli allievi? Que-sto è un problema pedagogico importante.Secondo me bisogna scegliere dei film

d’epoca, a meno che il discorso che vogliamoprivilegiare non sia quello della traccia che unavvenimento storico ha lasciato nell’epocasuccessiva e quindi si può parlare di evolu-zione, permanenze, di stereotipi che formanouna parte della storia.

Concludo ribadendo l’idea che è un pro-blema usare un film come se fosse una mac-china del tempo o uno strumento di cacciaall’errore che permette all’insegnante di direè giusto o è falso, perché non si ha bisognodel pretesto di una pellicola per fare questo.Credo invece che il discorso relativo a unfilm degli anni Cinquanta o Sessanta che èambientato all’inizio del XX secolo o del XIXsecolo vada comunque sempre tenuto suentrambe queste epoche: quella della rappre-sentazione e quella che viene rappresentata;È un’impostazione corretta dal punto divista pedagogico, anche se può effettiva-mente complicare l’uso del film storico perscopi didattici.

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92 Le cartable de Clio, n° 7

récit de cette guerre civile vue par les trots-kystes. Il y a ainsi une hypothèse historiogra-phique qui est clairement identifiable dans samatrice trotskyste et toute une série d’événe-ments comme la grève générale de Barcelone,la manière dont les Brigades internationalesont été dissoutes, etc., sont revécus selon cetteclé d’interprétation.

Le film, sorti en 1995, a été tourné dans laGrande-Bretagne d’après-Thatcher, mais sur-tout dans les années qui ont suivi la chute duMur de Berlin. L’œuvre de Ken Loach n’est pastellement le récit de la guerre d’Espagne, maisun document extraordinaire sur la manièredont les intellectuels européens de gauche ontvécu l’écroulement du communisme. Le réali-sateur a été très explicite : il a voulu faire com-prendre aux jeunes que la fin de l’expériencesoviétique n’était pas une issue inévitable pourle communisme en tant que pensée idéolo-gique pour la gauche européenne. Il y avait eneffet une alternative trotskyste et anarchiste,que Staline avait brutalement étouffée, maisqui avait en elle des potentialités d’innovationet de rupture. Il s’agit donc d’une sorte de crid’espoir : l’URSS est finie, mais nos idées nesont pas mortes.

La scène initiale est d’une extraordinaire effi-cacité didactique. Une jeune femme se rend àLiverpool où son grand-père est mourant et,dans le grenier, elle ouvre sa valise, qui est lavalise de l’histoire où elle va trouver les « ins-truments » de l’histoire. Elle se met ainsi àfaire des recherches: elle lit les coupures dejournaux, les lettres, regarde les photogra-phies, travaille en somme avec les documentsde l’historien. Dans ce film, il y a trois scènesde funérailles. Les premières se réfèrent aumilicien irlandais tué dans une action deguerre dont la sépulture est accompagnée du

LES NOUVELLES FRONTIÈRES DEL’HISTOIRE. LE CINÉMA COMMEDOCUMENT HISTORIQUE (EXTRAIT)

GIOVANNI DE LUNA, UNIVERSITÀ DEGLI STUDI

DI TORINO

[…]

Ainsi arrivons-nous au cœur d’une proposi-tion méthodologique sur le travail en classed’histoire avec le cinéma : elle concerne lerapport entre le cinéma et le présent. Il estainsi surtout nécessaire de considérer lesintentions de l’auteur. Quand il réalise unfilm sur le passé, il a d’abord en tête le pré-sent dans lequel il vit et il dit explicitement.

Passion, par exemple, est un film sur l’Amé-rique d’aujourd’hui et personne n’en faitmystère. Mais le défi conceptuel le plus fasci-nant de ce travail consiste à forcer les inten-tions de l’auteur, parce que le cinéma a unecapacité extraordinaire de saisir l’esprit dutemps. C’est donc d’abord le temps danslequel le film a été réalisé qui passe dans lapellicule ; et l’historien se doit d’être attirépar cette proie qui est en définitive l’objetmême de son étude.

Dans le cinéma, l’historien trouve exacte-ment ceci : un esprit du temps, une contem-poranéité qui s’affirme même au-delà desintentions de l’auteur. Prenons un exemple.On trouve le film Land and Freedom, de KenLoach, parmi ceux qui ont été programmésdans les écoles par l’atis. Examinons donccette œuvre sur la base du petit exercice queje propose. Tout d’abord, par rapport aupassé dans lequel il se déroule, c’est-à-dire laguerre civile espagnole de 1936 à 1939, le filmn’est pas le récit de cet événement, mais le

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Les nouvelles frontières de l’histoire. Le cinéma comme document historique (extrait) 93

chant de l’Internationale et du déploiementde drapeaux rouges en présence de cama-rades qui le saluent le poing levé. Celles deBianca, la compagne du personnage princi-pal, David, tuée par les staliniens, sont simi-laires aux précédentes avec, en plus, la scènequi donne tout son sens au film : avant del’enterrer, l’homme recueille une poignée deterre dans un foulard rouge, que la petite-fille retrouvera beaucoup plus tard dans lavalise. Les troisièmes funérailles sont cellesdu grand-père à Liverpool en 1990. Il pleut,le cercueil est sur le point d’être inhumé enprésence des petits enfants et de trois ouquatre anciens camarades du défunt dutemps de la guerre d’Espagne. Dans cetteatmosphère chargée de silence, la jeune fillelève timidement le poing et demande desaluer le grand-père comme il l’aurait voulu.Elle ne connaît probablement pas la signifi-cation de ce geste, mais la mémoire estquand même passée à travers le parcourscognitif qu’elle vient de faire; et même lespetits vieux trouvent le courage de se réap-proprier leur identité en saluant avec le poing.

À mon avis, ce parcours est un voyage extra-ordinaire, non seulement comme transmis-sion de la mémoire à travers les générations,mais aussi par sa dimension de rite du XXe

siècle et du XXIe siècle qui montre commentles grandes idéologies du siècle passé servi-rent à structurer les rites, les appartenanceset les identités. L’aphasie de la scène finale dufilm est seulement dépassée par le passage dela mémoire d’une génération à l’autre. KenLoach a réalisé cette scène parce qu’elle luiconvenait émotivement, à tel point que mesélèves s’émeuvent chaque fois qu’ils la voientet qu’elle est véritablement chargée depathos. Mais le cinéaste n’avait sûrementjamais pensé que son film puisse être un

témoignage de la transmission de la mémoireentre générations à la fin du XXe siècle. Cela,c’est l’esprit du temps, c’est ce qui entre dansl’œuvre cinématographique en forçant lesintentions de l’auteur; et c’est là-dessus quel’historien construit des connaissances et lesdonne à voir.

Du point de vue didactique, cet exercice aselon moi la force de briser ce qui est notrepire ennemi: la subordination à l’image. Cettedernière peut certes nous être d’un très grandsecours dans les parcours de didactique del’histoire; mais il est nécessaire d’échapper àsa toute-puissance, et surtout à l’idée qu’ilserait impossible, sur le plan de l’analyse cri-tique, d’interagir avec ce que l’on voit. Je croisque l’on peut briser ce mécanisme de la subor-dination si l’on propose aux élèves le doublevoyage par rapport au passé et par rapport auprésent. Cette opération leur fournit enquelque sorte les instruments d’élaborationcritique qui peuvent les rendre protagonisteset non plus simplement spectateurs.

Traduction : Charles Heimberg

Cette intervention de Giovanni De Luna a été enregistréeet transcrite en limitant les modifications rédactionnellesau strict nécessaire ; elle présente donc le caractère immé-diat de l’expression orale.

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94 Le cartable de Clio, n° 7 – Trois ressources pour enseigner une histoire du mouvement ouvrier – 94-110

L’intérêt d’utiliser des supports cinémato-graphiques pour l’enseignement de l’his-toire, soit comme éléments déclencheurs,soit comme documents de référence pourl’apprentissage des élèves, s’affirme d’autantmieux que l’on parvient à prendre en consi-dération leur complexité et la richesse deleur construction. Mais il s’agit alors d’effec-tuer des choix, en fonction de critères déter-minés, à la fois parmi les œuvres disponibleset quant aux extraits les plus significatifs deces œuvres, pour bien donner à voir auxélèves ce qui est le plus susceptible de lesaider à mieux connaître et comprendre telou tel aspect de l’histoire humaine.

Il peut arriver que des supports cinémato-graphiques, s’ils sont bien choisis, se révèlentutiles à l’apprentissage de thèmes historiquesqui sont particulièrement difficiles à trans-mettre dans le contexte scolaire. Prenons lecas de thématiques comme le socialisme, lecommunisme ou les grandes controversesqui ont traversé l’histoire du mouvementouvrier en Europe à propos des différentesmanières d’affronter cette question socialeque le processus d’industrialisation dessociétés contemporaines avait fait émerger.Elles sont rendues d’autant plus opaques quenotre temps présent, avec la crise de ses hori-zons d’attente, est marqué dans ce domaine

par des références confuses et contradic-toires. De plus, les notions de socialisme etde communisme ont fait l’objet d’usages tel-lement divers, et l’écart entre les projets desociété qu’ils ont développé et les réalitésqu’ils ont engendrées est si large, que celarend leur perception encore plus difficile.Dès lors vaut-il en effet la peine de recourir àdes supports susceptibles d’en favoriser unemeilleure perception.

Dans le domaine de l’histoire du mouve-ment ouvrier et de l’histoire sociale, il existeplusieurs exemples de films, documentairesou de fiction, qui sont très utiles pour don-ner à voir les aspects les plus essentiels de cequi a été en jeu parmi les différents acteursconcernés. Nous allons prendre ici troisexemples très différents, tant par leur natureque par l’époque dont ils nous parlent. Nousles avons choisis pour leur intérêt en tantque tel, mais aussi parce qu’ils sont tous lestrois disponibles soit sur Internet, soit sur lemarché sous forme de DVD.

Mais voyons tout d’abord plus précisément ceque sont ces enjeux de l’histoire du mouve-ment ouvrier qui mériteraient d’être présentésaux élèves.

TROIS RESSOURCES CINÉMATOGRAPHIQUES POUR ENSEIGNER UNE HISTOIRE DU MOUVEMENT OUVRIER

CHARLES HEIMBERG, IFMES & UNIVERSITÉ DE GENÈVE

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Trois ressources pour enseigner une histoire du mouvement ouvrier 95

PREMIÈRE PARTIE :MIEUX COMPRENDRE L’HISTOIRE DU MOUVEMENT OUVRIER

On ne saurait certes comprendre l’émer-gence d’un mouvement de protestation, etde correction des inégalités sociales au seindu monde ouvrier, sans prendre en considé-ration les modalités et les mécanismes del’industrialisation qu’ont connus les nationseuropéennes au début de l’époque contem-poraine. Ce passage vers une société pluslibérale et plus moderne a notammentconnu son lot de victimes sociales, frappéespar le déracinement et le paupérisme, etdésormais privées de toute protection com-munautaire en cas de nécessité.

Dès le début de son histoire 1, le mouvementouvrier a été marqué par une grande diver-sité de ses composantes, de ses postures et deses identités. L’approche de cette complexitépasse le plus souvent, selon une traditionbien établie, par le récit chronologique desconfrontations d’idées, des luttes de ten-dances et des recompositions organisation-nelles : pour faire court, entre les approchesmarxiste et anarchiste au temps de la Pre-mière Internationale ; entre les courantssocialiste et syndicaliste révolutionnaireavant la Première Guerre mondiale ; entre lessocialistes et les communistes dès l’appari-tion de la Troisième Internationale et del’Union Soviétique ; entre la gauche réfor-miste et la gauche révolutionnaire dès les

années soixante ; plus récemment encoreentre la gauche gouvernementale et les mou-vements altermondialistes ; etc.

Mais ces distinctions idéologiques ne nousdisent rien d’une autre complexité qui est denature structurelle. Dès le début de son his-toire, en effet, le mouvement ouvrier s’estorganisé pour défendre ses droits autour d’ac-tivités diverses et complémentaires, dans lecadre d’une véritable trilogie ouvrière com-prenant à la fois les organisations corporativeset syndicales, les groupes et partis politiques,ainsi que les structures coopératives. Les pre-mières ont eu d’emblée pour fonction d’obte-nir des contrats collectifs assurant en premierlieu les meilleures conditions possibles derémunération et de travail ; les partis socia-listes ouvriers ont émergé dans le cadre desdémocraties nationales pour tenter d’obtenirpar la législation, en faisant élire des députésdans les parlements, cette protection socialequi faisait complètement défaut à la classeouvrière ; enfin, la troisième composante estaujourd’hui largement oubliée : c’est celle desstructures coopératives, qui agissaient soitdans la production, soit dans la distribution,pour assurer un accès du monde ouvrier, sansintermédiaires, et par conséquent avec l’assu-rance de prix contenus, à des denrées de pre-mière nécessité. Les plus radicales d’entre ellesrelevaient d’une véritable auto-organisationouvrière alors que d’autres dépendaient destructures philanthropiques bourgeoises sou-cieuses de maintenir la cohésion sociale. Onpourrait dire que dès la seconde moitié duXXe siècle, ces structures coopératives se sontlargement effacées au profit d’un mondeassociatif très coloré, très diversifié et bien dif-ficile à percevoir dans son intégralité, quicaractérise la gauche et les mouvementssociaux d’aujourd’hui.

1 Pour ces généralités, nous renvoyons le lecteur à notreouvrage L’œuvre des travailleurs eux-mêmes ? Valeurs etespoirs dans le mouvement ouvrier genevois au tournantdu siècle (1885-1914), Genève, Slatkine, 1996 ; ainsi qu’à« Comment renouveler l’histoire du mouvementouvrier ? L’exemple de l’interdiction de l’absinthe », tra-verse. Revue d’histoire, Zurich, 2000/2, pp. 95-106, dontnous reprenons ici quelques éléments de l’introduction.

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96 Le cartable de Clio, n° 7

Ce dernier point appelle une autre précision.Pendant longtemps, l’histoire du mouve-ment ouvrier a été de nature militante etessentiellement politique. C’était une his-toire-congrès, une histoire des discours etdes attitudes politiques, écrite le plus sou-vent par ses acteurs et dédiée à la légitima-tion de tel ou tel courant. Cette situation aheureusement évolué, l’histoire du mouve-ment ouvrier ayant trouvé sa place dansl’historiographie et dans la recherche. Àl’image d’un Jean Maitron, l’initiateur dufameux Dictionnaire biographique du mouve-ment ouvrier français, cette histoire a donc sudépasser sa dimension militante pour deve-nir critique et se faire reconnaître dans lemonde des historiens et des chercheurs.Après une période de développement qui l’apassablement enrichie, elle est aujourd’huien perte de vitesse, l’intérêt des plus jeunesuniversitaires se portant davantage sur desthématiques d’histoire culturelle, de repré-sentations sociales ou de tout autre nature.En outre, les effets de mode, qui sont liés à ladynamique des configurations historiogra-phiques dominantes 2, auxquels s’ajoutent lesdifficultés susmentionnées quant à trans-mettre ces contenus de l’histoire humaine,risquent d’aboutir à ce que cette histoiresociale et ouvrière soit de plus en plus occul-tée dans le monde scolaire.

L’histoire du mouvement ouvrier traverseainsi une crise qui découle à la fois de la findes expériences communistes staliniennes etde la relative marginalisation de l’élémentouvrier dans le contexte post-industriel de

nos sociétés 3. Mais si elle se montre capablede se renouveler et de se décloisonner, ellen’aura rien perdu de sa pertinence et de sonintérêt. Aussi serait-il utile qu’elle s’intéresseplus largement aux mouvements sociaux, enles observant par rapport à des aspects cul-turels, de vie quotidienne, ou à des pratiquesd’appropriation intellectuelle qui n’ont pastoujours suffisamment attiré l’attention deshistoriens. Pour mieux comprendre l’affir-mation radicale d’un mouvement social ouau contraire son intégration croissante ausein de la société dominante, l’observationde ses pratiques culturelles, de ses modes desociabilité ou de son attitude générale àl’égard de questions sociales relevant aussi dela sphère privée ne saurait être négligée etconstitue un apport fondamental.

L’évolution des approches de l’histoire desmouvements sociaux, du mouvementouvrier en particulier, qui paraît souhaitable,et même indispensable, pourrait ainsi êtredéveloppée autour de trois axes principaux :

• une perception plus fine et mieux réflé-chie des rapports entre monde et mouve-ment ouvriers, entre base et avant-gardes,entre réalités quotidiennes et théoriespolitico-sociales, afin d’éviter de nereconstruire que l’histoire des porte-parole ; une telle perspective appelleraitnotamment une ouverture aux apportsde l’histoire orale et un intérêt pour la

2 Qu’Antoine Prost a mis en évidence, à propos de laPremière Guerre mondiale, dans le dernier volume denotre revue («Comment a évolué l’histoire de la GrandeGuerre », Le cartable de Clio, Le Mont-sur-Lausanne,LEP, n° 6, 2006, pp. 11-21).

3 Ce point de vue a été notamment développé par Mar-cel van der Linden dans The End of Labour History ?,International Review of Social History, Cambridge, n° 38,1993. Voir aussi l’introduction de Stefano Musso, « Glioperai nella storiografia contemporanea. Rapporti dilavoro e relazioni sociali », in Tra fabbrica e società.Mondi operai nell’Italia del Novecento, Milan, Fonda-zione Feltrinelli, 1999, pp. IX-XLVI.

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subjectivité des classes subalternes àl’échelle des individus 4 ;

• une diversification des problématiquesabordées pour ne plus s’en tenir qu’à unehistoire politique ou économique ; à lasuite de ce qu’Edward Thompson propo-sait déjà en 1963 5, il s’agirait de travaillersur des domaines comme la culture, lasociabilité, les croyances, les représenta-tions, la division sexuelle, les visions del’avenir, l’identité et le sentiment d’appar-tenance, l’intégration, etc. ; il s’agiraitaussi de prendre en considération, avecun souci d’équilibre, aussi bien la vie pri-vée et les stratégies familiales que les réa-lités collectives au sein et en dehors deslieux de travail ;

• une sérieuse réflexion sur les usagespublics de l’histoire et, en matière demouvements sociaux, sur la posture deleurs historiens entre engagement citoyenet distance critique, entre une empathiesans doute utile et la nécessité d’éviter lesidéalisations, surtout dans un domaineoù il est parfois nécessaire de commencerpar un travail de mémoire, en faisant res-surgir des faits occultés, et dans lequell’apport d’historiens amateurs, qui sontparfois aussi des témoins, a été tradition-nellement non négligeable.

QUELS CONTENUS D’APPRENTISSAGE ?

Dès lors, parmi les grands problèmes et lesgrands débats qui ont caractérisé l’histoiredu mouvement ouvrier, et dont les enjeuxmériteraient pour le moins d’être répercutésdans l’enseignement de l’histoire en ce débutde XXIe siècle, quels sont ceux que nouspourrions mettre en évidence ? En répon-dant à cette question, on n’oubliera évidem-ment pas que l’histoire est toujours consti-tuée d’un questionnement du présent sur lepassé et que ses interrogations sont inspiréespar celles de cette contemporanéité et de sonunivers mental.

D’une manière très succincte, et non exhaus-tive, il pourrait par exemple s’agir :

• du rapport à la révolution : l’histoire dumouvement ouvrier et de la gauche n’ajamais cessé d’être soumise à cette tensionentre réforme et révolution, entre intégra-tion et marginalisation, entre un risque derécupération et un risque d’isolement ; larécente réédition des deux discours parlesquels les socialistes français Jean Jaurèset Jules Guesde s’étaient affrontés en 1900pose à la fois le problème de l’engagementdans l’Affaire Dreyfus – le fait de défendreun bourgeois au nom de valeurs univer-selles – et celui de l’entrée du socialisteAlexandre Millerand dans un gouverne-ment bourgeois 6 ; mais c’est plus généra-lement la question de l’alliance straté-gique avec des secteurs progressistes de labourgeoisie qui est posée, non seulementen termes de « traîtrise » – de la part de

4 Voir la récente réédition des textes de Gianni Bosio,L’intellettuale rovesciato. Interventi e ricerche sulla emer-genza d’interesse vero le forme di espressione e di organiz-zazione «spontanee» nel mondo popolare e proletario(gennaio 1963 – agosto 1971), a cura di Cesare Bermani,Milan, Editoriale Jaca Book, 1998 (1975).5 Edward Thompson, La formation de la classe ouvrièreanglaise, Paris, ÉHÉSS, Gallimard & Seuil, 1988 (1963).Sur le rôle des travaux de cet historien, voir Gérard Noiriel, Qu’est-ce que l’histoire contemporaine ?, Paris,Hachette, 1998, pp. 107-108.

6 Le discours des deux méthodes. Jean Jaurès & Jules Guesde,Présenté par Louis Mexandeau, Paris, le passager clan-destin Éditions, 2007.

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ceux qui y sont favorables et dont lesautres les accusent, mais aussi en termesde débouchés politiques pour ceux qui serefusent à toute compromission ; ce rap-port à la révolution est aussi une questiontroublante dans la mesure où cettenotion, avec sa dimension de rupture, estune donnée forte de l’histoire contempo-raine, non seulement par rapport à cer-tains de ses échecs bien connus, maisaussi, dans d’autres cas, comme vecteuressentiel de l’accession de certains peuplesà des droits démocratiques ;

• du rapport à l’identité : dans la mesure oùles droits démocratiques et sociaux ontété obtenus par le monde ouvrier dans lecadre des États-nations qui ont émergé àla fin du XIXe siècle, la question des droitsdes migrants s’est immédiatement poséepuisqu’ils en étaient a priori exclus entotalité ou partiellement ; cette théma-tique concerne aussi la dimension inter-nationaliste des luttes ouvrières, bien sou-vent publiquement affirmée, mais dontles limites concrètes se sont toujoursobservées au niveau des pratiques quoti-diennes et par l’expression d’un certainconformisme ; en Suisse comme ailleurs,le mouvement ouvrier était d’ailleurs issude formations bourgeoises progressistesqui ont intégré des éléments ouvrierspour qu’ils accèdent à la place qui leurétait due dans la communauté nationale ;la déflagration de 1914 a ensuite sonné leglas de cet idéal internationaliste ; la ques-tion nationale s’est aussi mêlée à l’antifas-cisme dans le contexte de la SecondeGuerre mondiale ; elle a resurgi plusrécemment non seulement à travers desguerres nationalistes sanglantes, maisaussi par le retour d’un souverainisme

prétendument progressiste et censé sau-vegarder les droits sociaux face à la globa-lisation économique ;

• du rapport à la violence : cette question sepose à toutes sortes de niveaux, non seu-lement par la dérive de certains secteurstrès radicalisés de la gauche – voir les casallemand et italien, notamment – vers desformes de violence parfaitement irra-tionnelles, ayant perdu tout lien avec lescauses qu’ils revendiquaient pour se légi-timer ; mais aussi par le fait que l’histoiredu mouvement ouvrier, ne l’oublions pas,a tout d’abord et constamment été mar-quée par la violence du pouvoir en place àson égard, y compris dans des sociétésréputées démocratiques ; en outre, il y ades situations historiques où des formesde violence populaire paraissent parfaite-ment légitimes, non seulement dans dessituations extrêmes – par exemple, laRésistance pendant la guerre –, mais aussidans certains conflits sociaux ; évidem-ment, sur le plan scolaire, un enseigne-ment de l’histoire de la violence sociale etpolitique mérite d’être bien pensé en évi-tant une sorte de catéchisme laïc qui rejet-terait toute forme de violence sans exami-ner ce qu’il en a été au cours de l’histoire,et en permettant aux élèves de se forgerune opinion personnelle nourrie d’uneconnaissance des faits de l’histoire et desprincipes de la démocratie ;

• de la question du genre : cette dimensionde l’histoire sociale et ouvrière a bien sûrmis un certain temps avant de s’imposerdans les recherches et les questionnementsdes spécialistes ; elle concerne l’histoire desfemmes en tant que telle, mais égalementcelle des hommes et de la condition mas-

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culine dans le monde ouvrier ; mais elleporte surtout sur celle de leurs relations ;elle met ainsi en évidence une forme dedomination qui croise les inégalitéssociales elles-mêmes et se reproduit ausein même du monde ouvrier subalterne ;elle présente également l’intérêt d’orienterles investigations de l’histoire aussi biendans la sphère privée, celle de la vie quoti-dienne et des conditions concrètes de lasurvie économique, que dans l’espacepublic et sa visibilité ; enfin, l’histoire degenre mène également au thème de la des-cendance, ce qui pose à la fois, pour cemonde ouvrier, la question de la maîtrisede la procréation, affrontée par exemplepar les courants néomalthusiens du tour-nant des XIXe et XXe siècles, et celle desespérances sociales et des horizons d’at-tente qui vont forcément influencer lamanière d’éduquer les enfants et de conce-voir leur avenir.

Ce ne sont là bien sûr que des pistes, quidevraient sans doute être complétées, maisqui peuvent à la fois inspirer des formes dedécloisonnement de l’histoire sociale etouvrière et une manière de repenser sonenseignement dans les écoles.

DE NOUVEAUX SUPPORTS POUR UNE HISTOIRE DIFFICILE

Ce renouvellement thématique pose des pro-blèmes particuliers au niveau de l’enseigne-ment. Il implique par exemple d’élargirl’éventail des documents historiques et dessupports qui sont utilisés en classe. Troplongtemps, cette histoire ouvrière a étéd’abord illustrée par des textes, souventrébarbatifs, issus de congrès, de programmes

politiques ou d’une propagande formelle-ment très peu attractive. Évidemment, detels documents ne devraient jamais dispa-raître des séquences d’apprentissage de l’his-toire ouvrière, parce qu’ils montrent la réa-lité des faits. Mais leur usage en tantqu’éléments déclencheurs, ou dans le but desusciter l’intérêt des élèves, se révèle plutôtproblématique.

On peut ainsi se demander dans quellemesure d’autres types de documents,d’autres types de supports pédagogiques,peuvent nous aider à renouveler cette his-toire du mouvement ouvrier. Et dans quellemesure des œuvres utilisables sont dispo-nibles.

Dans le contexte de ce début de XXIe siècle,la production cinématographique, qu’ils’agisse de films documentaires ou de fiction,n’a globalement pas cédé à un air du tempsayant apparemment vu triompher l’idéolo-gie néolibérale ; une part significative decette production ne s’est en effet pas détour-née de la question sociale et s’est au contraireefforcée de proposer un regard critique surles visions dominantes de la société. Mesu-rant la réalité de ce que vivait une portionsignificative de la population, des auteursont ainsi produit des films portant sur l’his-toire sociale et la mémoire ouvrière claire-ment reliés aux préoccupations du présent.

Par ailleurs, comme le soulignent tous lesauteurs qui évoquent l’enseignement ducinéma et de son histoire, les nouveauxmodes de distribution et de mise à disposi-tion des films que sont Internet et les DVDont considérablement modifié la donne,ouvrant la porte pour chaque enseignant àun large potentiel d’usages pédagogiques.

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Nous n’entendons pas dresser ici une listereprésentative, même non exhaustive, detous les films qui pourraient être utilisésautour de cette thématique de l’histoireouvrière. Nous allons seulement en évoquerquelques-uns qui ont tous la particularité dedonner à voir une action ouvrière, unemanifestation du mouvement ouvrier. Lepremier d’entre eux, tout récent, n’est pasinséré dans nos propositions ultérieuresd’usage pédagogique dans la mesure où iln’est pas disponible en DVD pour l’instant.Il s’agit d’un film documentaire sur les LIP,ces grévistes autogestionnaires de l’usine LIPde Besançon, une fabrique de montres oùs’est déroulé l’une des dernières grandesluttes ouvrières françaises, au cours desannées 1970 ; l’une des seules luttes, aussi,qui se soit engagée aussi loin sur le plan del’auto-organisation des salariés, autour d’unfameux slogan « C’est possible : on fabrique,on vend, on se paie ! » 7

Le réalisateur a retrouvé les principauxacteurs de ce conflit. En recueillant leurstémoignages, le film reconstruit l’histoire decette grève et aborde tour à tour des théma-tiques dont la mise en relation permet d’éta-blir une synthèse des faits et de leurs enjeux.Ce récit des LIP nous en dit beaucoup sur lasociété française de ces années ; sur lesconflits de classe, leurs médiations et leursambiguïtés ; sur les syndicats, leurs divisionset les tensions d’une auto-organisationouvrière qui n’a été rendue possible que par

l’implantation très ancienne dans l’usine deCharles Piaget et de quelques-uns de sescamarades ; sur un monde catholique trèsprésent, avec le soutien inédit de l’évêque,mais surtout la figure de ce prêtre domini-cain, Jean Raguenès, l’un des leaders les plusradicaux des LIP, qui analyse dans le film lalucidité paysanne et syndicale de ses cama-rades, mais aussi, entre les anciens et les plusjeunes, cette « rencontre des sages fous et desfous sages ».

Il y a de l’humour et de la clairvoyance dansles propos des LIP. Malgré tout ce qui s’estpassé, malgré la fermeture en 1975, ils n’ex-priment guère de rancœur. Au contraire,cette belle évocation de l’« imagination aupouvoir », le récit un peu fou de cette appro-priation de la marchandise, de sa fabrication,de sa vente militante et des paies sauvagesnous plongent dans une époque où les hori-zons d’attente de la lutte sociale n’étaient pasaussi plombés qu’aujourd’hui. Mais nesoyons pas dupes. La femme de l’un d’entreeux nous dit brièvement ce qui leur en acoûté dans l’espace privé. Et l’auteur du film,en le présentant dans les salles, témoigne dutemps qu’il leur a fallu pour accepter enfinde dire ce qui était sans doute écrit nullepart. Pour dépasser le vide et la souffrancequi ont suivi la pleine euphorie du mouve-ment et le triste désarroi de la défaite.

Le film de Christian Rouaud se termine surla mention d’une cache secrète que les LIPont évoquée entre eux en souriant et qu’ilsont révélée à leur dernier patron, ClaudeNeuschwander. C’est là qu’ils avaient cachéle produit de leurs ventes autonomes et qu’ilsallaient puiser de quoi assumer les paies sau-vages. À la fin du documentaire, il nous estdit que l’échec des LIP aurait été programmé

7 Les LIP, l’imagination au pouvoir, un film de ChristianRouaud, 1h58’, 2006 ; voir le site http://liplefilm.com ;on y trouve notamment des liens avec des extraits d’ar-chives de l’INA, deux dossiers pédagogiques fournissantbeaucoup de données écrites sur le contenu du film etde la lutte des LIP, ainsi qu’une galerie de portraits etune chronologie.

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par une connivence acharnée du pouvoirgiscardien national et des petits patronslocaux pour en finir avec cet esprit rebelledes ouvriers de Besançon. Mais nous n’ensaurons pas davantage sur leur fameusecache… parce qu’elle pourrait servir uneautre fois !

Ce document est une très riche illustrationde la mémoire ouvrière qui rend compted’un événement peu banal et passablementemblématique. Son intérêt premier est denous faire entrer dans la problématique desluttes ouvrières, dans toute sa complexité,puisqu’on y voit un mouvement dans lequelles différents syndicats n’avaient pas toujoursle même point de vue ; mais aussi une lutteau cours de laquelle les sentiments de vic-toire et de défaite ont alterné avant la défaitefinale. Évidemment, ce film est un documen-taire du XXIe siècle qui fait surtout parler desacteurs plusieurs décennies après les faits.

Comme l’ont montré les débats qui ont étéorganisés au moment de sa sortie, le filmcorrespond d’abord à une réflexion sur laquestion sociale telle qu’elle se pose aujour-d’hui, en pleine mondialisation et en pleintriomphe de l’idéologie néolibérale, y com-pris en tenant compte de leurs conséquencessociales bien concrètes. Ce qui ne nousempêche pas, par ailleurs, d’en apprendrebeaucoup sur cette lutte des LIP.

SECONDE PARTIE :TROIS RESSOURCES POUR UN USAGE PÉDAGOGIQUE

Nous allons maintenant prendre troisexemples de documents filmiques qui noussemblent pouvoir être utilisés en classed’histoire pour aborder la question desluttes sociales, essentiellement sous l’angledu rapport avec la transformation sociale,de la tension entre les perspectives réfor-miste et révolutionnaire.

Précisons tout d’abord que ces trois exemplessont des documents qui portent non pas seu-lement sur le monde ouvrier, mais sur sespratiques de résistance et de lutte, c’est-à-diresur le mouvement ouvrier proprement dit.Par conséquent, leur utilisation en classeimplique de passer par une introductionpréalable sur la condition ouvrière, le paupé-risme, la précarité, etc., en quelque sorte, toutce qui est à la source de ces postures mili-tantes. Cela étant, ces trois documents filmés,en donnant à voir des formes de luttesouvrières, parlent aussi indirectement de lacondition ouvrière. Ce à quoi les élèves peu-vent être rendus attentifs. Et ce qui peut fairel’objet d’un questionnement et d’activitésspécifiques.

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1. Un film de propagande des années trente contre les baisses de salaires des fonctionnaires

Le premier de ces documents, qui date desannées trente en Suisse, est un film de pro-pagande muet provenant du mouvementsocialiste et syndicaliste pour une campagnepolitique contre un projet de baisse – tem-poraire – des salaires des fonctionnairesfédéraux dans le contexte de la crise écono-mique et financière de cette époque. Réaliséen 1933, il fait partie d’une petite série dequatre films produits par la Centrale Suissed’Éducation Ouvrière (CSÉO) dans le cadrede votations fédérales 8. Une copie de ce filma été retrouvée fortuitement dans les locauxdu syndicat Unia de Genève à l’automne2006. Raison pour laquelle elle a ensuite éténumérisée et mise à disposition sur le siteInternet de la Communauté Genevoise d’Ac-tion Syndicale (CGAS) 9.

Ce film est d’assez piètre qualité et il sembleque beaucoup d’images aient été reprisesd’autres documents. Il se présente donccomme passablement bricolé. Il renfermepourtant une certaine richesse découlant desconditions effectives de sa production et del’action de ceux qui l’ont réalisé. Son proposessentiel est certes scandé par des textes trèsrudimentaires et par une série de graphiquesou de représentations au ton pédagogiquetrès simplificateur 10. C’est un outil de propa-gande par l’image qui rend compte de lacapacité du mouvement ouvrier de s’appro-prier un nouveau moyen de communicationde masse. En ce sens, on peut le rattacher àd’autres pratiques culturelles qui mérite-raient d’être mieux connues et qui sont à lafois remarquables et rébarbatives 11. Cela anotamment été le cas de la presse ouvrièredu tournant des XIXe et XXe siècles : elle étaità la fois imposante du point de vue de saproduction et de sa régularité, et plutôt aus-tère quant à sa présentation et à son contenu.

Le gros de l’argumentaire est vite résumé :pour faire face à la crise, il n’y a pas lieu de s’enprendre au pouvoir d’achat de catégoriesdéterminées de salariés, devenus soudain devéritables boucs émissaires, parce que cela

8 Voir Cinoptika (Roland Cosandey, Gianni Haver,Pierre-Emmanuel Jaques, Olivier Moeschler, ChristineNicolier & Félix Stürner), « Cinéma et mouvementouvrier », in Histoire sociale et mouvement ouvrier. Unbilan historiographique 1848-1998, sous la direction deBrigitte Studer & François Vallotton, Lausanne & Zurich,Éditions d’En bas & Chronos Verlag, 1997, pp. 187-222.9 Le film, qui dure 37’, est disponible sur le sitewww.cgas.ch/9novembre/spip.php?article15.

10 On peut consulter à ce propos le mémoire de licence,malheureusement non publié, de Félix Stürner, Quandle mouvement ouvrier se fait son cinéma. Politique, dis-cours et réalisations cinématographiques de la CentraleSuisse d’Éducation Ouvrière. 1918, 1937, Université deLausanne, Faculté des lettres, Section d’histoire, 1994.11 À propos de cette appropriation culturelle, voir letexte classique de Marcel Martinet, récemment réédité :Culture prolétarienne, Marseille, Agone, 2004 (1935) ;ainsi que le dossier, comprenant notamment notrearticle « Quelques pratiques culturelles du mondeouvrier genevois avant 1914, entre domination et tenta-tive d’appropriation » [pp. 7-23], dans le n° 19 desCahiers d’histoire du mouvement ouvrier, Lausanne,AÉHMO, 2003.

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risque de les plonger dans une misère noire.En outre, les mesures de restriction salarialesont dénoncées, chiffres à l’appui pour laSuisse, mais aussi l’Allemagne, la Grande-Bre-tagne et les États-Unis, comme productricesde chômage. Tout au contraire, affirme l’argu-mentaire du film, cette crise devrait poussertoutes les collectivités publiques à s’engagerfinancièrement pour stimuler l’économie,exercer une fonction régulatrice et trouver undébouché socialement acceptable pour lescatégories les plus défavorisées de la popula-tion. En d’autres termes, en période de basseconjoncture, il faudrait d’abord faire payer destaxes extraordinaires à ceux qui ont profité desannées de prospérité, et non pas s’en prendreaux salariés en les affamant ou en les rédui-sant au chômage. En fin de compte, la paupé-risation et le chômage allant de pair, ils ne sau-raient rendre possible cet assainissement desfinances fédérales qui sert de prétexte auprojet bourgeois de baisse des salaires.

Au-delà des chiffres et des arguments tech-niques, ce film contient des éléments dereprésentation de soi par le monde ouvrierqui sont très intéressants. Par exemple, il meten scène la pauvreté et la misère pour lesdénoncer. Il donne à voir celle qui pourraittoucher les familles des fonctionnaires fédé-raux ; mais plus généralement celle de la

classe ouvrière. Il présente ainsi quelquesscènes à l’accent misérabiliste, comme lors-qu’on voit une jeune femme qui déambuletristement à travers les étals d’un petit mar-ché sans rien pouvoir s’acheter ; ou quand estmontrée cette famille dont les pauvresenfants mangent une soupe peu appétissanteet ont les chaussures trouées. Cela dit, mêmesi ces scènes paraissent caricaturales, ellesn’en sont pas moins à prendre au sérieuxdans la mesure où elles rendent effective-ment compte, à leur manière, d’une réalitésociale tout à fait problématique dans laSuisse de cette époque.

Même s’il s’agit sans doute d’images reprisesd’autres documents, il est aussi intéressantd’examiner, dans la seconde partie du filmde quelles manières les fonctionnaires fédé-raux sont donnés à voir par ce cinémaouvrier. En effet, de nombreuses séquencesles font figurer en plein travail. Elles sontprésentées là à la fois pour montrer que lestravailleurs du secteur public sont des tra-vailleurs comme les autres, et que par consé-quent, une mesure qui les toucherait se pro-longerait forcément sur les salariés du privé ;et pour mettre en évidence l’utilité sociale dutravail de ces fonctionnaires qui doiventréparer collectivement les lignes de cheminde fer dans des conditions d’urgence et de

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précarité permettant de ne pas interromprele trafic ; ou qui apportent l’électricité dansles foyers en réalisant des prouesses.

L’issue du référendum du 28 mai 1933 a étépositive pour le monde ouvrier, puisque lesmesures de restriction ont été repoussées parle peuple. Ce n’était pourtant que partieremise.

Cela signifie-t-il que ce film ait été efficacedans sa fonction de propagande ? Il n’est paspossible de l’affirmer. Pour le savoir, il fau-drait déjà évaluer sa diffusion et le nombred’électeurs qui l’ont vu. Mais ce qui nousimporte davantage ici, et qui peut être utile-ment travaillé en classe d’histoire, c’est sur-tout la construction cinématographique, sirudimentaire soit-elle, d’un argumentairepolitique. Ainsi l’apprentissage des élèves àpartir de l’étude de ce film pourrait-il porteren priorité sur deux aspects :

• d’une part, comprendre et synthétiserl’argumentation du film contre le projetde baisse temporaire des salaires des fonc-tionnaires ; et dans ce cas, l’usage pédago-gique du film serait mis au service de laconnaissance de la Suisse des annéestrente, de ses confrontations sociales et dela nature des luttes ouvrières que l’on apu observer dans le contexte de la criseéconomique des années trente ;

• d’autre part, examiner les mécanismes deconstruction, les différents contenus, etleurs supports, ainsi que les modes de lan-gage de ce document de propagande ; cequi consisterait cette fois à se concentrer,pour ce film, non pas tant sur ce qui y estdit, mais plutôt sur la manière dont celaest dit.

2. Une source en plan fixe de mai-juin 68Un autre exemple exceptionnel de documentfilmé, utilisable pour l’enseignement del’histoire sociale et du mouvement ouvrier,c’est La reprise du travail aux usines Wonder.Il s’agit d’une scène emblématique, tournéeen continu par de jeunes étudiants de l’Insti-tut des Hautes Études Cinématographiques,le 10 juin 1968, à Saint-Ouen, devant l’usineWonder. Pour cette grève typique des mou-vements sociaux qui ont directement suivi

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les événements de Mai 68, la reprise du tra-vail venait d’être votée dans une certaineconfusion ; alors qu’elle venait filmer la lutte,l’équipe de tournage s’est retrouvée là parhasard, au cœur d’un attroupement, enpleine discussion autour de la question desavoir s’il allait falloir rentrer dans l’usine, etreprendre le travail, à l’heure prévue. C’estalors qu’une jeune femme, une ouvrière dechez Wonder, attire immédiatement l’atten-tion. «Je rentrerai pas là-dedans, crie-t-elle, jerentrerai pas dans cette taule. » « Allez-y voirvous, le bordel que c’est. On est dégueulassesjusque-là. On est toutes noires. » Elle estentourée, dit une voix off, par deux repré-sentants de la Confédération Générale duTravail, le syndicat CGT. Ils lui parlent d’unton paternaliste du recul de la direction, de lavictoire de ceux de Wonder. « C’est par étapesque tu arrives à une victoire définitive. » Maisaussi, « il faut savoir arrêter une grève ». Ils luiégrènent la liste de tout ce qui a été obtenu.Sans la convaincre. Le vote de la reprise asemble-t-il été truqué par la direction. Unjeune homme interpelle les syndicalistes. Ils’en fout des étapes, leur dit-il. « Ils peuventfermer tout, et c’est terminé ». On lui cloue lebec parce qu’il ne travaille pas chez Wonder.Arrive le chef du personnel qui prie lesouvriers de rentrer dans le calme. La jeuneouvrière proteste à nouveau. Une autre passeen disant qu’elle ne rentrera pas. Une femme,très élégante, rentre. Suivie par des ouvriers.C’est la fin de la séquence.

Quelques semaines plus tard, le 27 juillet1969, le cinéaste Jacques Rivette a vu dans cefilm « le seul film intéressant sur les événe-ments, le seul vraiment fort [qu’il ait] vu […],parce que c’est un film terrifiant, qui fait mal.C’est le seul film qui soit un film vraimentrévolutionnaire, peut-être parce que c’est un

moment où la réalité se transfigure à un telpoint qu’elle se met à condenser toute unesituation politique en dix minutes d’intensitédramatique folle » 12.

Dans les Cahiers du cinéma de mai 1981,Serge Daney et Serge Le Peron ont écrit àleur tour que « ce petit film, c’est la scène pri-mitive du cinéma militant, La sortie desusines Lumière à l’envers. C’est un momentmiraculeux dans l’histoire du cinéma direct.La révolte spontanée, à fleur de peau, c’est ceque le cinéma militant s’acharnera à refaire, àmimer, à retrouver. En vain ». Et il est en effetincontestable que ce document exception-nel, cette capture directe et inopinée, nousrend compte comme aucune reconstitutionne pourrait le faire de cette tension de fin delutte, même provisoire, de cette dynamiquetoute biaisée de la victoire et de la défaite, dela conquête et de l’amertume, de la dignitéarborée et de la dignité perdue.

Un film documentaire accompagne Lareprise du travail aux usines Wonder sur unDVD 13. Il s’agit de plus de 3 heures d’en-quête sur cette dizaine de minutes d’un petitfilm extraordinaire. Reprenant le dossierprès de trente ans plus tard, Hervé Le Roux aretrouvé la plupart des personnages que l’onvoit dans la séquence, et d’autres acteurs del’époque. Son documentaire est une suited’entretiens avec eux, chacun réagissant auvisionnement de ce film oublié. PierreGuyot, l’homme à la cravate dans le film,

12 Cette citation et la suivante se trouvent dans le DVDmentionné ci-dessous.13 Reprise. « Un voyage au cœur de la classe ouvrière », unfilm mis en scène par Hervé Le Roux, Paris, Les Filmsd’ici, 1997 [publié en DVD, à Paris, par les ÉditionsMontparnasse, en 2004, avec en annexe La reprise dutravail aux usines Wonder, le plan séquence de 1968].

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n’était pas de la CGT. Il était conseiller muni-cipal communiste. C’est le fils de RaymondGuyot, un important dirigeant communistefrançais. Mais le plus révélateur, c’estqu’après toutes ces années, il raconte toutautre chose. Il évoque ainsi son refus d’obéirà la guerre d’Algérie et la prison qu’il avaitdû affronter. Maurice Bruneau, le vrai cégé-tiste, se souvient lui d’avoir été agacé par cesjeunes qui filmaient. Mais ces deux person-nages qui entouraient la jeune ouvrière,n’ont pas changé d’avis : ils persistent etsignent. Ils n’ont rien renié. Ils se souvien-nent aussi de la fille. Ils disent tous les deuxqu’elle est finalement rentrée.

Il y a encore Poulou, le jeune gauchiste. Àl’époque, c’était un jeune lycéen de seize ans,maoïste. Il se rappelle avoir été prudent,pour ne pas trop se dévoiler. Il a l’air d’avoirpris beaucoup plus de distance avec cette

époque. D’autres personnages apparaissentencore au fil de l’enquête de Le Roux. Made-moiselle Marguerite, par exemple, devenuepremière ouvrière, ne veut pas parler de ceque tous les autres ont évoqué : c’est elle quia frappé Bernard Tapie avec un parapluie aumoment de la crise des usines Wonder quiallait déboucher sur leur fermeture. Certainsracontent l’horreur de l’« atelier de noir »,soit celui des charbonniers, sans doute celuiqu’évoquait la jeune ouvrière. Ils se souvien-nent de l’encadrement, de cette horribleMadame Campin que l’on voit rentrer touteélégante dans l’usine. On croise aussi des« couples Wonder », ceux qui se sont rencon-trés à l’usine. C’est toute une identitéouvrière qui s’exprime, de 1968 à 1995, nousrappelant ainsi qu’elle était aussi partie pre-nante des années 68.

Au cours du documentaire, on ne cesse devisionner à nouveau la séquence de 1968, maiselle apparaît chaque fois comme enrichied’une profondeur nouvelle. Des visages sontreconnus, ils sont devenus les personnagesd’une mémoire ouvrière réactivée, le vrai sujetdu documentaire. Quant à la fameuse jeunefille, on apprend qu’elle s’appelait Jocelyne.Mais Le Roux ne l’a pas retrouvée.

Sur le plan pédagogique, le visionnement enclasse de ces trois heures d’enquête docu-mentaire prendrait sans doute trop detemps. Des extraits permettraient toutefoisde montrer l’évolution des personnages, lamanière dont ils évoquent ces événementsdans un tout autre contexte, celui de la fin duXXe siècle. Pour sa part, La reprise du travailaux usines Wonder, la courte séquence dejuin 1968, constitue une source historiqueparticulièrement riche qui a l’avantage d’êtredoublement authentique, par la nature de ce

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qu’elle présente et pour ne pas avoir fait l’ob-jet d’un montage. Cette source se présentecomme d’autant plus significative qu’elledonne à voir une véritable saynète, assez dra-matique, dont les principaux acteurs corres-pondent de manière emblématique, àl’échelle de ce micro-événement, auxdiverses composantes des mouvements étu-diant et ouvrier du printemps 1968. On yretrouve ainsi une ouvrière, un syndicalistede la CGT, un notable communiste, unlycéen qui aurait pu être un étudiant… ;mais ces personnages correspondent aussi àdes courants politiques, c’est-à-dire parexemple à la confrontation entre réforme etrévolution, entre communisme et radica-lisme extra-parlementaire…

De ce point de vue, ce document historique,que l’enseignant a tout loisir de commenter etd’utiliser sur le plan pédagogique en fonctionde ce qu’il peut apprendre dans le documen-taire d’Hervé Le Roux, ou de ce qu’il peut enmontrer en classe, est sans doute un excellentsupport, comme élément déclencheur oucomme document énigmatique à faire éclai-rer par un travail d’histoire, pour uneséquence portant sur l’histoire de Mai 68.

3. Un extrait de fiction d’après la chute du Mur

Notre dernier exemple de document filmiquepouvant être utilisé en classe pour l’apprentis-sage de l’histoire du mouvement ouvrier estun film de fiction. Tourné à la fin du XXe

siècle, Land and Freedom, du cinéaste britan-nique Ken Loach, est un film sur la guerred’Espagne, et plus particulièrement sur laguerre dans la guerre, sur la confrontation ausein du camp républicain entre ceux qui vou-laient battre les franquistes en faisant la révo-lution et ceux qui voulaient seulement gagner

la guerre ou qui pensaient devoir se concentrersur ce seul objectif. Comme toute œuvre defiction, Giovanni De Luna l’a bien rappelédans le présent volume, Land and Freedomdoit d’abord être vu en fonction de soncontexte de production; dans ce cas, c’est laGrande-Bretagne d’après Thatcher et d’aprèsla chute du Mur de Berlin, mais c’est aussi lecaractère trotskyste et révolutionnaire duregard exercé par Ken Loach sur la guerred’Espagne. Et c’est donc d’abord une réflexionsur la crise de l’horizon d’attente du mouve-ment social et ouvrier à la fin du XXe siècle quiplaide en même temps pour sa reconstruction.

Le dispositif cinématographique qui reliedans ce film le passé au présent a été fine-ment évoqué par Giovanni De Luna 14. Cet

14 Voir à ce propos, juste avant cet article, l’extrait de latranscription d’une intervention de Giovanni De Lunaau Tessin que nous avons traduit.

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auteur a ainsi montré que l’un des princi-paux thèmes du film de Ken Loach était celuide la transmission de la mémoire, peut-êtrebien plus parce que c’était dans l’air dutemps que par la propre volonté du cinéaste ;cette mémoire, c’est celle de cet horizon d’at-tente qui est aujourd’hui en crise ; c’est cellede l’antifascisme ; c’est aussi celle de l’aspira-tion révolutionnaire à la transformation dela société telle qu’elle est. Or, il y a justementune séquence dans le film qui met en scèneles divers contenus de cette mémoire 15. Ils’agit de cette vive discussion sur la collecti-visation de la production engagée entre lespaysans d’un petit village de la zone républi-caine, en présence de miliciens de plusieursnationalités. Par ses contenus, elle vaut, eneffet, d’une manière assez intemporelle,autant pour l’Espagne de la guerre civile quepour d’autres situations de mobilisation etde rupture à travers le siècle, y compris lesévénements de mai et juin 1968 que nousvenons d’évoquer.

Au cours de cette scène, ce sont les habitantsdu village qui s’affrontent dans un premiertemps. Ceux qui veulent collectiviser les terresinsistent sur la nécessité de permettre à tousde bénéficier des fruits de cette terre. Cetterépartition du travail et des bénéfices s’opposeau modèle latifundiaire présent dans la plusgrande partie du pays à l’époque. Ce modèleoctroyait aux riches propriétaires le droit dedisposer des revenus de leurs terres où ilsrégnaient en maîtres et condamnaient lesouvriers-paysans sans terre à dépendre dumaigre revenu d’un travail « sur appel ». Lagestion des terres par les ouvriers-paysans

devait également permettre d’investir les reve-nus excédentaires dans l’accès à des tech-niques efficaces, comme le tracteur, ce quidevait augmenter le niveau général de pro-duction et garantir l’accès de chacun à sespropres besoins. Les réticences qui s’expri-ment à l’encontre de ces déclarations portentd’abord sur le caractère individuel de la pro-duction, de ses méthodes et de leur maîtrise.C’est le cas de quelques petits paysans pro-priétaires qui bénéficient d’un maigre revenuissu de leur travail et auquel ils ont peur derenoncer du fait de la collectivisation. C’estbien le principe de la propriété privée qui estici en jeu. À un moment donné, la parole estdonnée aux jeunes miliciens qui portentimmédiatement le débat sur une autreéchelle, celle de la lutte contre les fascismes enEspagne et dans toute l’Europe. Mais leurséchanges expriment d’emblée la querelle cen-trale de la guerre dans la guerre, soit la ques-tion de savoir s’il vaut mieux collectiviser toutde suite ou donner la priorité à la guerre avant

15 Land and Freedom, de Ken Loach, 1995, DVD publié en2004 par DIAPHANA éditions vidéo & TF1. La séquencese trouve au chapitre 7, entre les positions 43’48’’ et56’08’’.

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de mener une révolution. Un argumentretourné par ceux qui pensent que se conten-ter de faire la guerre sans se donner lesmoyens d’une transformation sociale consti-tue en soi un affaiblissement face à l’ennemicommun. Les miliciens collectivistes les plusen verve soulignent la nécessité de voir lemonde au-delà de leur propre village. Et lacollectivisation est finalement décidée par lamajorité des villageois au terme d’une scènequi n’est pas des plus crédibles, mais qui estfort intéressante sur le plan pédagogique.

Cette séquence est intéressante, parce qu’elleaborde un sujet complexe, qui risque pour celad’être occulté dans l’enseignement de l’his-toire. Or, comment pourrait-on comprendrel’histoire du XXe siècle, celle des révolutions,celle des origines de l’expérience communiste,et des perceptions dont elle a fait l’objet, sanstravailler sur ces thématiques ? En mêmetemps, elle est problématique, parce qu’ellen’est pas une reproduction complètement cré-dible de ce qui a pu se passer en Espagne dansde telles circonstances. Elle n’explique pas parexemple que la résistance à la collectivisationdu personnage qui dispose déjà d’un petitlopin de terre n’était pas une résistance abs-traite au processus révolutionnaire, maisqu’elle s’inscrivait dans une réalité à deuxvisages, celle d’une Espagne rurale très peudéveloppée, avec encore un système latifun-daire et beaucoup de paysans sans-terre ;mais celle aussi de ces quelques petits pro-priétaires qui vivaient chichement mais quitenaient à cette indépendance ; ce qui posaitun problème réel.

L’étude en classe de cette séquence nécessite-rait un travail sur deux niveaux: d’une part, lerecensement des personnages et l’examen deleurs propos en lien avec le décor spatio-

temporel de cette fiction, c’est-à-dire la guerred’Espagne ; d’autre part, une reconstructionsynthétiques des positions défendues par lesuns et les autres, ainsi que des enjeux de sociétéqu’elles mettent en évidence; ce qui permet-trait ensuite, après avoir bien explicité ladimension mémorielle de ce film tourné à lafin du XXe siècle, de relier ces différents conte-nus à d’autres faits et à d’autres aspects de l’his-toire sociale et du mouvement ouvrier dansl’histoire contemporaine. Parce que ce film,décidément, porte de fait sur l’ensemble del’histoire sociale et politique du siècle dernier.

CONCLUSION

Ces trois exemples de documents filmiques,utiles à l’apprentissage de l’histoire du mou-vement ouvrier, présentent l’avantage depermettre à l’histoire scolaire de bien jouerson rôle de reconstruction des présents dupassé. Ils mettent en évidence l’espace d’ini-tiative des protagonistes de ces passés quantà leurs choix et quant à leurs actions effec-tives. Ils en montrent à la fois tout le poten-tiel, notamment dans les situations de fortengagement, de forte mobilisation collec-tive ; mais aussi, bien sûr, les limites et leurcaractère dramatique.

Mais revenons à notre constat de départ. Soitla grande difficulté actuelle de transmettre etde faire percevoir des contenus d’histoire rela-tifs au mouvement ouvrier, au socialisme ouau communisme. Non pas parce que cette his-toire sociale et sa mémoire ne feraient plussens dans une société où les disparités socialesse seraient amenuisées ; mais parce que lesdébats contemporains autour de ces ques-tions, et les usages qui sont faits de ces notionsdans l’espace public, sont d’autant plus

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confus qu’ils ne tiennent guère compte del’histoire des faits. Dans ces conditions, l’exis-tence de documents filmiques mettant enscène d’une manière aussi synthétique qu’effi-cace certains de ces débats ou de ces enjeuxconstitue une véritable aubaine pour une his-toire enseignée qui a la responsabilité detransmettre aux élèves cette dimension socialede notre passé contemporain.

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L’actualité de l’histoire

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NATIONALISMES MÉDIÉVAL ET CONTEMPORAIN

PATRICK J. GEARY 1, UNIVERSITÉ UCLA, LOS ANGELES

Le Moyen Âge est de retour, mais ce n’est pasnécessairement une bonne nouvelle, mêmepour les médiévistes. Il y a un peu plus d’unedécennie, l’Europe semblait s’être enfin libé-rée des ombres des anciens antagonismes etdes haines ethniques remontant, paraît-il, à lalongue période migratoire qui a contribué auxdeux guerres mondiales et à d’innombrablescampagnes de libération ou de terreur. Cepen-dant, avec la création des nouveaux États del’Est et de l’Europe centrale, ainsi qu’avec laréémergence de la xénophobie à l’Ouest, d’an-ciens mythes sur les origines médiévales desnations, parfois sources d’hostilité ethnique,ont refait surface.

À première vue, cela pourrait sembler simple-ment amusant. Examinons par exemplel’« histoire » de la Slovénie, le plus jeune etpeut-être le plus inoffensif des États issus del’ex-Yougoslavie. Avec un petit coup de poucede l’histoire médiévale, la Slovénie est actuel-lement devenue la plus ancienne des nationsen Europe. Ses historiens populaires ont eneffet reconstruit des passés imaginaires, despassés qui décrivent ce qui a été tout en y inté-grant ce qui aurait dû être à leurs yeux. Ainsi,selon l’une de ces versions, l’histoire de l’Étatde Slovénie daterait du VIIe siècle : «En 623av. J.-C., le chef Franko Samo créa le premier

État indépendant slovène, qui s’étendait du lacBalaton à la Méditerranée ». Ou, mieuxencore : l’histoire politique de la Slovénieremonterait au VIe siècle, quand les premièresprincipautés libres s’établirent, « fameusespour leurs institutions démocratiques, leur sys-tème juridique, l’élection populaire de leursducs et leurs lois progressistes en faveur desdroits des femmes» 2.

Il est vrai qu’on ne saurait imaginer un passéplus progressiste sur lequel bâtir un meilleuravenir!

Malheureusement, quelques-unes de cesrevendications contemporaines d’autonomiepolitique sont moins inoffensives. Voyons parexemple cette déclaration tirée d’un site uni-versitaire consacré à la linguistique:«Le royaume basque de Pampelune fut fondécomme entité politique vers 830. À la fin du Xe siècle, il devint le royaume de Navarre. Cespopulations qui devinrent les Basques réussirentnon seulement à préserver leur autonomie, maisaussi à étendre leur royaume au-delà des Pyré-nées. La Navarre comprenait à cette période laHaute-Navarre (la Navarre espagnole moderne)et la Basse-Navarre (la Navarre française).Durant le règne de Sancho III (999-1035), la

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1 Auteur de Quand les nations refont l’histoire. L’inven-tion des origines médiévales de l’Europe, Paris, ChampsFlammarion, 2004 (2002).

2 Récit recueilli en été 2006 sur le site www.alpeadria.org,d’une Communauté de travail Alpes-Adriatique quiregroupe toute une série de régions et pays de cette zonegéographique.

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plupart des Basques dépendaient d’une autoritépolitique unique»3.

La logique de la formulation est claire : larégion basque avait une autonomie politiqueau XIe siècle, elle ne peut que la retrouveraujourd’hui.

Autre exemple, à propos de la Hongrie et de lavieille question du Traité de Trianon qui adivisé le pays et contrarie toujours les nationa-listes hongrois :«Dans le but de minimiser le problème auprèsde l’opinion publique américaine, quelquesofficiers du Département d’État inventèrent lestermes «Roumains de descendance hongroise»et «Roumains parlant hongrois» pour replacerla situation actuelle dans une « perspectiveappropriée»… Pour certains, cela pourrait êtredifficile à comprendre de prime abord, mais lefait est que la signification première du mot«nation» n’est pas celle d’une population don-née selon une certaine unité géographique etadministrative, mais, comme le dit le NouveauDictionnaire mondial, celle d’«une commu-nauté de personnes qui se sont développées his-toriquement dans une culture distincte et avecune langue commune». Les dictionnaires éditésavant la Première Guerre mondiale insistaientsur « les liens de sang». Les Hongrois de Tran-sylvanie, dont les aïeux s’installèrent il y a centans, ont créé, établi et défendu le pays hongroispendant des siècles, et ils font définitivementpartie intégrante de la nation hongroise, parta-geant la même histoire, la même culture et lamême langue.» 4

La violence sporadique dans les Pyrénées n’apas mené à une effusion de sang et les conflitsroumains, longuement couvés, semblent êtresous contrôle, du moins pour l’instant. Maisce n’est pas le cas de notre prochain exemple:«Les Serbes ont vécu sur le territoire du Kosovo-Metohija depuis le VIe siècle. Ce territoire revêtune importance exceptionnelle pour l’histoireserbe et pour l’identité culturelle de la Serbie.C’était le centre de l’État serbe, du même niveaud’importance pour les Serbes que le Mur desLamentations pour les juifs. Un grand nombrede monuments culturels serbes sont situés auKosovo ou en Metohija (200 églises médiévales).Il n’y a pas de témoignage historique qui diseque les Albanais peuplèrent ce territoire auMoyen Âge. Les Albanais du Kosovo et de Meto-hija sont pour la plupart des musulmans, avecun petit pourcentage de catholiques romains. Laquestion du Kosovo n’est pas seulement unequestion de territoire ou de proportion de Serbesou d’Albanais: c’est aussi celle d’un trésor natio-nal inaliénable, indispensable à l’identité dupeuple serbe.» 5

Bien sûr, les Kosovars albanais peuvent adop-ter une posture analogue:«Les Albanais de la «Kosova» sont les descen-dants de l’ancienne tribu illyrienne des Darda-niens, qui ont vécu dans la «Kosova» depuisl’Antiquité. L’attachement serbe à la «Kosova»vient du Moyen Âge, alors que la «Kosova» étaitle soi-disant « berceau » des Serbes et de leurÉglise orthodoxe.» 6

L’idéologie qui a mené Slobodan Milosevic àsa tentative brutale de nettoyage ethnique est

3 Jacques Leclerc, «Le Pays Basque», in L’aménagementlinguistique dans le monde, Québec, TLFQ, UniversitéLaval, www.tlfq.ulaval.ca/AXL/Europe/espagneetat.htm(été 2006).4 Tiré, en été 2006, du site hongrois www.hungarian-history.hu/lib/genoci/genoci18.htm («Corvinius Library,Hungarian History»).

5 Tiré, en été 2006, du site du gouvernement serbewww.serbia-info.com/news/kosovo/facts/history.html6 Tiré, en été 2006, du site www.adherents.com/Na/Na_17.html, qui présente un inventaire des religionsdans le monde.

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l’une des conséquences ultimes les plusconnues de ce genre de manipulationspseudo-historiques. Mais ces pratiques ne sontpas limitées à l’Europe de l’Est. Voyons un peucette affirmation d’un personnage qui a ter-miné au deuxième rang de l’élection présiden-tielle française de 2002:«Peuple de France né avec le baptême de Clovis,en 496, qui a maintenu cette flamme inextin-guible qu’est l’âme d’un peuple pendant bientôtmille cinq cent ans.» 7

La finalité du propos est elle aussi claire: ceuxdont les ancêtres n’ont pas été baptisés parClovis, littéralement les juifs et les musulmans,ne sauraient faire partie du peuple français.

Toutes ces revendications nationalistes ontpour trait commun d’examiner le passémédiéval pour tenter d’y découvrir non seule-ment les origines des peuples en question,mais aussi leur essence : il s’agit de faire ensorte que ce passé éloigné établisse quelquepart des droits spécifiques pour le présent etl’avenir.

Ce jeu avec l’histoire peut nous paraître fami-lier. C’est en effet au XIXe siècle que l’associa-tion de la philologie et de la recherche histo-rique, critique vis-à-vis des sources etcomplétée par l’archéologie, a surgi en tantqu’histoire médiévale scientifique, partie pre-nante de l’entreprise nationaliste, d’abord enAllemagne, puis en France, voire dans toutel’Europe. En partant du principe que la langue

est un marqueur essentiel de la nationalité, leshistoriens et les philologues ont fait remonterles origines des nations européennes dans leHaut Moyen Âge, quand les ancêtres desnations modernes ont commencé à parler leurlangue nationale, qui charriait et transmettaitdes modes culturels et intellectuels spécifiques,les premiers à apparaître en Europe, conqué-rant une fois pour toutes leurs territoiressacrés et immuables, et définissant non moinsdéfinitivement leurs ennemis naturels. Toutesles revendications antérieures à cet instantfondateur sont alors devenues caduques, tousles changements de population et de culturesdéclarés illégitimes. Dans cette manière de voirles nations, l’essentiel est son caractère «scien-tifique» ou, pourrait-on dire, sa nature géné-tique: l’identité nationale, basée sur l’ethnicitéet l’histoire, devient ainsi un fait objectif de lanature, identifiable dans la parole écrite oudans la source archéologique, un accident denaissance auquel on ne peut échapper.

Ces recours à l’histoire médiévale sont aussi lerésultat direct de décennies de collaborationentre des médiévistes et des dirigeants poli-tiques. C’est ainsi que l’étude professionnelledu Moyen Âge en Europe et en Amérique doitle soutien et l’estime dont elle a fait l’objet àson rôle central dans la création et la défensedu nationalisme. Ce furent un peu les jours degloire des médiévistes, un temps durant lequelles historiens du Moyen Âge et les philologuesont été des figures populaires et respectées,sollicitées pour montrer la continuité histo-rique des nations entre leur lointaine originemédiévale et le présent.

Cet usage de l’histoire médiévale est aussiséduisant pour les peuples en quête d’État quepour les États en quête de peuple. Les Alle-mands ont par exemple cherché à incarner un

7 Cette citation de Jean-Marie Le Pen a été tirée, en été2006, du site www.reds.msh-paris.fr/publications/revue/html/ds022/ds022-16.htm#_ednref28. Il s’agit d’un articlede Raymond Coulon, « Mot, mythe et logique dans laconstruction des réalités juridique et sociale», Droit etSociété, n° 22, 1992, dans lequel les propos de Le Pen sontcités.

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État en propageant l’idée d’une identitéunique du peuple allemand. La France, avec salongue tradition étatique, s’est tournée versl’histoire pour trouver un peuple susceptibled’incarner son État. Entre les deux, de nom-breux groupes comme les Serbes, les Croates,les Slovènes, les Tchèques, les Basques, les Bre-tons et d’autres, se sont constitués pour prou-ver qu’eux aussi avaient droit à la souveraineté,un droit largement basé sur des revendicationsde nature historique.

Les médiévistes leur ont en quelque sortefourni tout ce dont ils avaient besoin pourintégrer les critères de la philologie indo-européenne et des sentiments nationauxromantiques comme ceux de Herder et Fichteafin d’identifier et d’étudier les profondeursde l’histoire et l’aspiration des peuples. Lesérudits allemands ont ainsi montré le cheminen utilisant la philologie pour projeter l’exis-tence du peuple germanique dans l’Antiquitéalors même que leurs contemporainsessayaient de revendiquer l’existence d’unÉtat allemand.

C’est ainsi que deux instruments du nationa-lisme allemand, les textes et l’analyse philolo-gique, ont non seulement créé l’histoire alle-mande, mais aussi, implicitement, toutel’histoire. Ils ont constitué un emballage prêt àl’exportation, facilement applicable à n’im-porte quel corpus de textes ou de langues. Deplus, puisque les standards allemands dusavoir historique «scientifique» ont dominéde manière croissante dans les universitéseuropéennes et américaines du XIXe siècle, leshistoriens étrangers formés par les méthodesdes séminaires allemands et l’étude critiquedes textes ont servi de relais à la diffusion deces analyses nationalistes en rentrant dansleur pays.

À travers l’Europe, les effets pernicieux de laméthode philologique destinée à identifier lespeuples par la langue ont été multiples. Toutd’abord, les gradations infinies de groupes lin-guistiques en Europe ont mené à une divisionen différentes langues selon des règles scienti-fiques. Comme les réalités écrites et orales necorrespondent jamais exactement à ces règlesartificielles, des formes «officielles» de langageont été inventées. La plupart du temps, il s’estagi de versions réorganisées des dialecteslocaux provenant de groupes politiquementpuissants ou de villes importantes. Elles ontété imposées par des systèmes d’éducationpromus par l’État. Il en a résulté que les lienslinguistiques sont devenus beaucoup plusrigides, l’ensemble des traditions orale et, danscertains cas, écrites, disparaissant sous la pres-sion de ces langues «standard». Ensuite, leursprésupposés ont initialement tendu à êtreattribués à des liens politiques réels ou désirés.Rares ont été les cas où la population d’unrégime donné parlait effectivement le dialectele plus favorisé. Même dans un pays commela France, qui avait des traditions séculairesde frontières politiques et dont les propresnormes d’usage s’étaient développées durantdes siècles, la proportion des Françaises etdes Français qui parlaient le français commelangue maternelle ne dépassait probable-ment pas les 50% en 1900. Dans d’autres cas,la langue nationale était parlée par uneminorité distincte, comme en Norvège où lespopulations utilisaient toute une variété decombinaisons de langues en fonction des circonstances.

La raison d’être de ces programmes résidedans la mise en relation de l’idéologie natio-nale et de la langue avec le passé par la créa-tion d’une histoire nationale « scientifique»les projetant tous les deux dans un passé loin-

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tain. Cela a été possible parce que le triomphede la philologie a eu un effet secondaire toutaussi pernicieux sur le développement dunationalisme. Une fois les langues nationalesétablies, en théorie ou en pratique, au seindes populations, les règles de la philologieindo-européenne ont permis aux linguistesde les relier aux anciens textes vernaculaires,vieux de plus d’un millier d’années. Ainsi leslinguistes ont-ils pu parler des anciensmonuments de leurs nations : le plus vieuxtexte en « allemand » date ainsi du VIIIe

siècle ; en « français», du IXe ; en «slovène»,du Xe ; en «arménien» du IVe. La philologie amême permis de remonter plus loin encore.L’étude comparative des différentes tradi-tions langagières indo-européennes a mené àl’élaboration de règles systématiques propresaux langues, permettant aux philologues, àpartir de langues subsistantes et plus loin-taines, de remonter à des reconstructionshypothétiques beaucoup plus anciennes, àd’un temps pré-lettré dans des patries puta-tives. Ainsi les philologues ont-ils fourni auxnationalistes les moyens de projeter leurnation dans un passé très lointain. Ils ont dèslors pu revendiquer, selon l’esprit de Fichte,que la philologie historique prouvait l’exis-tence de «communautés linguistiques» dis-tinctes, partageant la même vision de la vie,les mêmes valeurs sociales et religieuses, lesmêmes systèmes politiques. La naissance despeuples correspond ainsi au temps lointainde leur première séparation. Des languesidentifiables se sont détachées de leur soclecommun, germanique, slave, roman ou hellé-nique, pour former une unité linguistique etculturelle.

Au cours des dernières décennies, les médié-vistes et leurs visions du passé des nations ontvécu des temps plus durs face à l’interdépen-

dance de l’économie et de la technologiemoderne, et l’unité européenne a semblérendre inutiles ces recours à de vieux natio-nalismes ethniques. Benedict Anderson etd’autres nous ont dit que l’État-nation étaitune communauté imaginaire 8 qui n’étaitplus aussi investie qu’à l’époque des intellec-tuels et des politiciens du XIXe siècle. PourEric Hobsbawm, beaucoup d’entre eux ontcréé des légendes comme celle de la grandenation slovène ou comme la « traditioninventée» de la naissance de la France en pro-fitant de la naïveté de leurs contemporains 9.

Les historiens d’aujourd’hui ont beaucoupcontribué à discréditer les valeurs idéologiqueset les périodisations des histoires nationalesdes XIXe et XXe siècles. Ils n’ont pas donné dusens au passé lointain, mais ils ont agi demanière critique sur le contexte contemporaindes relations de pouvoir, culturel et politique,dans le cadre de sociétés constituées ennations10.

Cependant, alors que cette approche a permisaux sociologues, aux politologues et aux histo-riens du contemporain d’ignorer l’histoireavant 1800, elle ne nous dispense pas de lanécessité de recourir aux sources et aux ves-tiges historiques qui ont constitué la matièrepremière des historiens nationalistes et conti-nuent de peser lourdement sur l’identité des

8 Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions surl’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte,1996 (1981).9 Eric J. Hobsbawm & Terence Ranger (dir.), L’invention dela tradition, Paris, Éditions Amsterdam, 2006 (1983). Voiraussi Eric J. Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis1870, Paris, Gallimard, 1992 (1990).10 Voir le nouveau projet de représentations du passéémanant de la Fondation européenne de la Science : TheWriting of National Histories in Europe (L’Écriture desHistoires nationales en Europe), sur le site www.esf.org

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Européens. Brièvement dit, il n’est plus pos-sible de nourrir les idéologies avec des narra-tions nationales de référence: quelque chosedoit les supplanter.

En Europe centrale, particulièrement, le désirde fournir un passé directement utilisable pardes nations nouvelles, ou nouvellement indé-pendantes, a très fortement encouragé unretour aux histoires nationales, voire nationa-listes. Pour ce faire, une fois de plus, de vieillesversions du XIXe siècle ont été remises à jour,quand on n’en a pas inventé de nouvelles.Ainsi pouvons-nous voir et entendre que cesmédiévistes du XIXe siècle ont fort bien faitleur travail d’éducateurs. Des mythes commeceux de l’État slovène ou de la conversionfranque, qui ne servent qu’à justifier le présentà partir du passé médiéval, nous montrent queles avertissements de Benedict Anderson oud’Eric Hobsbawm ont eu peu d’effet sur lacompréhension des sociétés par elles-mêmes.Une nouvelle génération de nationalismesethniques nourrie par cette vieille conceptionde l’histoire trouve toujours un large échoauprès de millions d’Européens.

Il est tout aussi gênant de constater à quelpoint la communauté internationale, y com-pris des sociétés plurielles comme les États-Unis d’Amérique, acceptent les prémisses debase de cette histoire nationaliste du XIXe

siècle. Une telle vision est surtout utile aux iso-lationnistes : en effet, si ces peuples se sont«toujours» haïs au cours de l’histoire, si leurscrispations identitaires et leurs antagonismesdemeurent figés et immuables, alors touteintervention pour tenter de résoudre cesconflits ne peut être que vaine.

En réaction à cette instrumentalisation natio-naliste du passé médiéval, une nouvelle géné-

ration de chercheurs et de politiciens a faitexactement l’inverse, c’est-à-dire revisiter cesreconstructions imaginaires du Moyen Âgepour justifier, non pas les antagonismesanciens, mais bien plutôt l’unité européenne.Ainsi, ces dernières années, quelques politi-ciens et historiens polonais et allemands ontpar exemple tenté d’instrumentaliser l’anni-versaire de la rencontre entre l’empereurOthon III et Boleslas Chobry en l’an 1000 àGnesen. Il s’agissait de prouver que la Polognefaisait partie intégrante de l’Europe et avaitainsi le droit d’entrer dans l’Union euro-péenne. Le 3 mai 2000, jour de l’anniversairede cette rencontre, Ortwin Runde, maire deHambourg, a expliqué sa signification de lamanière suivante:«L’intimité et l’unité ont marqué le début desrelations germano-polonaises. La rencontreentre l’Empereur Othon III, à peine arrivé deRome, et le duc polonais Boleslas dans la cathé-drale de Gnesen a ainsi constitué un acte d’uneimportance politique séculaire. Ce qui s’est passésur la tombe de Saint-Adalbert le 11 mars 1000peut être débattu par les chercheurs. Il n’en restepas moins que les deux gouvernants se sont ren-contrés avec respect et ont affirmé par-dessustout l’amitié existant entre leurs peuples.» 11

Il y a sans doute de quoi s’émerveiller à voirainsi cent ans d’histoire sanglante entre l’Alle-magne et la Pologne s’effacer miraculeuse-ment sous l’effet d’un événement médiéval !

De la même façon, les politiciens tchèques,slovaques, polonais et hongrois ont célébré lamémoire d’une alliance du XIVe siècle, entre laBohème, la Pologne et la Hongrie, conclue auPalais royal hongrois de Visegrád en 1335,

11 Tiré, en été 2006, du site de la ville de Hambourg :www.hamburg.de/Behoerden/Pressestelle/Meldungen/tagesmeldungen/2000/mai/w18/mi/news.htm

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pour légitimer la constitution, en 1991, du«Groupe de Visegrád», une structure infor-melle associant ces quatre États européens.Peu importe que les Tchèques et les Slovaquesaient récemment divorcé, les Slovaques et lesHongrois connaissant pour leur part desconflits qui remontent au démembrement duvieil Empire des Habsbourg. Les historiens, lesarchéologues et les promoteurs touristiqueshongrois, tous soucieux d’inscrire Visegrád auPatrimoine mondial de l’Humanité, ont ainsisoutenu d’une seule voix l’instrumentalisationde l’alliance du XIVe siècle au service d’objec-tifs politiques du XXIe siècle.

Dans la mesure où les Européens cherchent àbâtir une identité européenne commune, au-delà des identités nationales, l’Union euro-péenne soutient des programmes qui tendentà élaborer des récits communs et des projetsde recherche comme ceux de la Fondationeuropéenne de la Science.

Certes, ce sont là sans doute des buts louablesqui sont poursuivis. Mais un historien quiaffirme son scepticisme face à la manipulationnationaliste du passé quand elle vise à créerdes divisions devrait aussi se sentir concernépar la manipulation européenne du passé quicherche à construire une unité. Peut-on eneffet rejeter l’histoire mise au service des parti-cularismes nationalistes et accepter l’instru-mentalisation du Moyen Âge au service del’intégration européenne?

Les dangers potentiels qui découleraient d’uneidentité européenne construite sur une utilisa-tion abusive du passé sont déjà perceptibles.Certains politiciens européens pensent quel’identité chrétienne de l’Europe, forgée auMoyen Âge, avant les divisions de la Réforme,serait le facteur commun essentiel de l’identité

européenne. Ce qui pourrait même justifier laconfiguration actuelle de l’Union européenne.Le danger qui en découle est que l’«Europe»pourrait être définie en tant que nouvellenation, en tant que nouveau peuple essentia-lisé et, bien sûr, opposé aux «non-Européens».N’est-ce pas là une nouvelle preuve que lesméthodes et les instrumentalisations héritéesdu XIXe siècle perdurent au XXIe ?

Tout comme le vieux nationalisme, le nouveleuropéanisme pose de graves problèmes auxchercheurs contemporains, incapables derompre avec ce passé inventé, mais qui neveulent pas être à nouveau instrumentaliséspar les politiciens actuels. Dès lors, commentimaginer les peuples du début du Moyen Âge,et comment approcher leur histoire, sansavoir recours à la philologie et à l’analyse his-torique telle qu’elle a été développée par nosprédécesseurs?

Tels sont les défis qui se posent aux médié-vistes d’aujourd’hui, poussés par la gauche etpar la droite, par les nationalistes et par lesinternationalistes, à décrire le passé et à insti-tuer le présent et le futur. Mais, de plus enplus, les médiévistes professionnels sont aussimal à l’aise face aux modèles, aux outils et auxcatégories conceptuelles de leurs prédéces-seurs du XIXe et du début du XXe siècle. Cesoutils ont en effet produit ce qui pourrait êtredécrit comme les déchets toxiques des excèsde xénophobie et de nationalisme. Cepen-dant, contrairement à nos collègues de socio-logie, nous ne pouvons pas ignorer la signifi-cation de nos sources anciennes – chroniques,histoires, sagas, romans, et autres –, qui par-lent des gens, des nations, des solidarités etdes antagonismes du passé médiéval. Noussommes donc placés devant la nécessité,comme chercheurs et comme citoyens, de

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trouver de nouvelles voies de compréhensiondu passé et de sa relation avec le présent.

Si seulement nous pouvions nous contenterde dire qu’ils ont eu tort au XIXe siècle et quecela s’est passé comme ceci ou cela ! Malheu-reusement, les disciplines historiques traver-sent une grave crise épistémologique. Nousnous demandons ce que devraient être leslimites de la représentation ; si nous étudionsle passé ou si nous étudions les documents ;si nous avons accès à la réalité ou si nousnous racontons des fables qui seraient desconstructions reliées à une culture du pré-sent. Ces remises en cause radicales de lavision historique apparaissent au momentoù l’Europe cherche une fois encore à éradi-quer ce qui était perçu jusque-là comme del’histoire. Quels sont désormais les devoirsdes historiens médiévistes en cette époque ànouveau dangereuse ? Peut-on relier le passéau présent et au futur ? Faut-il insister surl’impossibilité de connaître le passé en refu-sant de créer de nouveaux récits qui ren-draient le passé soi-disant intelligible auxgénérations futures ? Même le cadre narratifrudimentaire du médiévisme du XIXe siècleque je viens de présenter suscite le doute. Parconséquent, je ne crois pas que nous puis-sions encore écrire l’histoire comme cela aété fait au XIXe ou au début du XXe siècle, endisant «comment cela s’est réellement passé».Mais alors, que devrions-nous faire ?

En premier lieu, il serait bon de reconnaîtreque les gens du Moyen Âge avaient chacunune identité propre, une personnalité qui,malgré un caractère multiple et croisé, pou-vait s’insérer dans une grande partie de lasociété et s’associer à des actions communes.Il y a lieu donc de rejeter une image linguis-tiquement et culturellement homogénéisée

des hommes et des femmes du Moyen Âge,de même que ces « unités ethniques » sichères aux chercheurs du XIXe siècle et aux nationalistes contemporains. Citonsl’exemple de l’invention des Grecs, et decelle des Romains, dans l’Antiquité, quireconnaissaient l’hétérogénéité, la com-plexité et la malléabilité de leurs propressociétés, mais qui considéraient les « bar-bares » comme des éléments non-histo-riques, issus d’un monde naturel immuable,plutôt que comme des éléments de l’histoirehumaine. Aussi est-il plus approprié deconcevoir la provenance de la notion de« peuple » à partir d’une entité constitution-nelle que sous la forme d’unités biologiquesou culturelles. L’appartenance à un peuplene s’est jamais réduite à une simple questionde langue, d’héritage culturel, d’origine, etencore moins de descendance. Les Goths quiont gouverné l’Italie, les Huns en Espagne,les Francs, les Allamans, les Slaves et tous lesgroupes qui sont apparus en Europe à la finde l’Antiquité étaient composés de gens quiparlaient des langues différentes, qui prove-naient d’origines géographiques et cultu-relles diverses, et qui avaient des traditionspolitiques divergentes. On pourrait compa-rer ces peuples et leurs compositions à desprogrammes ou à des partis, leurs noms etleurs dirigeants se ralliant à des unions poli-tiques et militaires changeantes. Le masqued’une histoire partagée et d’une culturecommune provenait de revendications et deprogrammes présentés par leurs chefs dansle but d’obtenir leur soutien. Ceux quiacceptaient d’adopter ces traditions et de lut-ter pour leur sauvegarde pouvaient devenirmembres d’un nouveau peuple, sans aban-donner nécessairement d’autres identitésantérieures, parfois en conflit, qui pouvaientressurgir si nécessaire.

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Deuxièmement, plutôt que de chercher descontinuités reliant les périodes de migrationsau présent pour construire un récit linéaire,nous devrions percevoir les discontinuitésessentielles qui ont marqué l’identité eth-nique et nationale. Ainsi, les groupes denations et d’ethnies se sont transformés et ontmodifié ce qui semblait être leurs caractéris-tiques fondamentales comme leur langue,leur religion, leur art de la guerre, leurs cou-tumes et même leurs visions de l’histoire. Lacomposition hétérogène de ces groupes a faci-lité de telles transformations. Des options dif-férentes coexistaient au sein de ces sociétés.En dépit de leurs idéologies explicites, ellesrestaient ouvertes au recrutement extérieur.Les Goths pouvaient devenir des Huns et ànouveau des Goths ; les Romains pouvaientdevenir des Francs. Les Francs pouvaientabandonner leur langue et leur religion enfaveur du christianisme latin ou orthodoxe.Les récits fondateurs pouvaient être contra-dictoires et multiples, ajustés, et l’on n’ycroyait pas nécessairement de génération engénération.

En troisième lieu, nous avons besoin de nousdemander si la nation ou l’ethnie constituentune unité naturelle et appropriée pour larecherche historique. Nous devons décons-truire ces créations du XIXe siècle et nous pen-cher plutôt sur de plus petites unités commeles régions, les villes, les parentés, les dynasties,ainsi que sur des unités plus larges comme lesreligions ou les empires. De même, il s’agitd’introduire des distinctions de genre et declasse dans nos analyses des États médiévaux.Une génération précédente d’historiens s’estdemandée si les femmes avaient connu unerenaissance. Nous devrions nous demander ànotre tour si elles ont eu une nation.

Quatrièmement, aucun de ces processus nedevrait être considéré comme ayant abouti àune territorialisation, à l’acquisition stable etdurable d’une terre natale. Les peuples euro-péens n’ont jamais cessé d’évoluer : de nou-veaux sont apparus et de plus anciens se sonttransformés ; les noms subsistent, mais leurcontenu change. L’essence de l’Allemagne, dela France ou de l’Europe n’a certainement rienà voir avec ce qu’elle était il y a mille ans. Et ellene sera pas non plus la même demain. L’his-toire n’est pas un objet du passé que l’on étu-die. Elle est le monde dans lequel on vit.

Une telle approche parviendra-t-elle à rem-placer l’analyse historique dite positiviste parune autre plus subtile dans le cœur et l’espritde tous les Européens ? L’histoire comprisecomme un processus d’enquête critique etnon pas comme le récit lisse de la productiondu présent par le passé peut-elle rompre avecles spectres du passé? Finalement, une nou-velle histoire conçue avec emphase sur l’im-prévu et la perturbation ne risque-t-elle pasde se réduire à un outil de propagande pourl’idéologie de l’unité européenne ou, pireencore, pour celle d’un système mondial amé-ricanisé fondé sur des marchés intégrés et uneéconomie globale ? Ce sont là les défis quedoivent affronter ceux d’entre nous qui sesont engagés à repenser l’héritage national etl’histoire européenne.

Traduction: Mari Carmen Rodriguez

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122 Le cartable de Clio, n° 7 – «La guerre d’Espagne», une histoire nationale en mutation – 122-135

Il ne s’agit pas ici de faire un bilan historiogra-phique détaillé du 70e anniversaire du débutde ce qu’il est convenu d’appeler la guerred’Espagne, ou guerre civile espagnole, mais deproposer à des collègues non spécialistes unétat de la recherche, sur un champ qui peutdérouter l’enseignant soucieux de transmettreune histoire actualisée. Non pas que, pourcelui qui en aborde l’étude, les coordonnées dela guerre civile ne soient pas suffisammentdéterminées et les problématiques trop com-plexes. C’est bien le contraire, et là est la diffi-culté: nous savons tous quelque chose sur laguerre d’Espagne, nous sommes tous capablesde réciter une partie de la légende. Cet événe-ment fait partie des histoires «bien connues»,quelquefois trop bien, au point que certainsrenoncent à la recherche, surtout à l’étranger,c’est-à-dire hors d’Espagne. Pour les amateursd’une histoire magistra vitae, il s’agit d’unchamp privilégié : les identités y sont nettes,bien distribuées, le scénario tragique, lesleçons relativement faciles ; et il y en a pourtout le monde, pour toutes les chapelles poli-tiques, et même – actuellement, cela se faitbeaucoup – pour ceux qui professent uneaversion pour toutes les chapelles et imaginentune «troisième Espagne» victime des extré-mismes et des passions politiques.

Finalement, le principe «à chacun sa guerred’Espagne», où chaque groupe était porteurd’une vérité définitive, a été longtemps toléré,

même si les chercheurs amateurs d’une his-toire dépassionnée ont souvent préféré sedétourner de cet objet, par trop «militant». Laguerre d’Espagne est devenue à ce compte unsujet d’attention presque exclusif de descen-dants d’exilés espagnols et d’étudiants d’ex-trême gauche; et, quand elle est intégrée autableau européen de la période, c’est à partirdes images les plus courantes comme la répé-tition générale de la Deuxième Guerre mon-diale, la grande cruauté des guerres civiles, lamontée des fascismes ou la malignité sovié-tique ou stalinienne.

Mais que surgissent ceux que l’on appelle les«révisionnistes» et qui mériteraient plus exac-tement le qualificatif de «négationnistes», ettout se trouble1. Tout relativisme idéologiquedisparaît et il faut se battre pour une vérité,seule, unique, consensuelle. Cette vérité, ellen’est plus tant à chercher sous la plume deshistoriens militants qui sont nombreux à noir-cir des pages, mais dans les « dernièresrecherches» des historiens espagnols ou étran-gers qui travaillent sur la question, et dont onpourra vulgariser les travaux, dont on se ser-vira comme d’autant de boucliers « scienti-fiques» contre une offensive «politique». On

«LA GUERRE D’ESPAGNE», UNE HISTOIRE NATIONALE EN MUTATION

FRANÇOIS GODICHEAU, UNIVERSITÉ DE BORDEAUX

1 Pour la discussion sur le révisionnisme et le négation-nisme, voir Enzo Traverso, Le passé mode d’emploi.Histoire, mémoire, politique, Paris, La Fabrique, 2005 ;ainsi que Pablo Sánchez León & Jesús Izquierdo, La guerraque nos han contado, Madrid, Alianza, 2006.

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rejouera alors l’unité dans la diversité, contrel’ennemi fasciste, incarné par les figures desvendeurs de best-sellers que sont le publicistePío Moa et ses acolytes, effectivement soute-nus par tout ce que le Parti Populaire espagnolcompte de droitiers extrémistes.

Pourtant, la guerre d’Espagne reste essentielle-ment un sujet pour aficionados, que desregards extérieurs pourront présenter (commeles journalistes non-espagnols qui ont écrit surle grand congrès de novembre 2006 tenu àl’Université de Madrid) sous un jour cocasse, àmi-chemin entre la joute passionnée de fiersibères et la bagarre dans un village gaulois2. Enattendant, l’objet que constitue ce conflit seradevenu trouble pour beaucoup d’historiensdu contemporain, spécialistes d’autres pays,bien informés des débats sur le fascisme ita-lien, sur l’Allemagne nazie, sur l’occupation enFrance, etc., mais pris d’un sentiment d’étran-geté face à une histoire de la guerre d’Espagnesuspecte car parlant un langage qui n’est pas lelangage commun de la discipline.

L’histoire de la guerre d’Espagne est d’abord etavant tout nationale; elle n’a pas été saisie parun débat international provoqué ou pas pardes études étrangères (Paxton pour la périodede Vichy en France). Pour international que fûtle conflit, c’est d’histoire nationale qu’il s’agitici, et la force des poncifs vient de leur enraci-nement dans des conflits espagnols dont lesactuels «conflits de mémoire» ne sont qu’unavatar, comme c’est le cas dans la plupart despays. Tous les pays cultivent (et enseignent) àdivers degrés une histoire nationale, une gestearticulée ou non à un caractère national, à des

particularités présentées comme des valeursnationales ; mais dans de nombreux pays, unehistoire réflexive est à l’œuvre et a fait retoursur la fonction de « construction de lanation» de la discipline historique. L’Espagnen’échappe pas à cette règle et les exemples depublications très éclairantes ne manquentpas sur cette question, tant pour le pays dansson entier que pour les «nationalismes péri-phériques» basque et catalan 3.

Pourtant, dans aucun pays, pas plus enEspagne qu’ailleurs, l’histoire, et encore moinsl’histoire enseignée, n’a complètement perducette fonction: les efforts des avocats du com-paratisme et autres adversaires du «francocen-trisme », « germanocentrisme », « anglocen-trisme », etc., ne peuvent rien au fait quel’histoire n’appartient pas aux historiens etque la discipline historique est tributaire desusages collectifs du passé et autres politiquesde mémoire. L’historiographie de la guerrecivile espagnole est donc inséparable de l’évo-lution et de l’entrecroisement des politiquesde mémoire4.

Le cas de l’histoire de la guerre d’Espagneillustre parfaitement l’influence des usages col-lectifs, – nationaux particulièrement – dupassé sur la discipline historique et la grandedifficulté à leur échapper. Les tentatives pourne pas s’y soumettre peuvent être indivi-duelles, mais elles ne déterminent pas forcé-ment les termes des débats. Au contraire, les

2 Voir l’article de Mari Carmen Rodríguez sur la visionjournalistique du congrès en question : « Guerre de lamémoire en Espagne», Le Courrier, Genève, 30 janvier2007.

3 Pour l’Espagne dans son ensemble, voir Pérez Garzón,Juan Sisinio, La gestión de la memoria : la historia deEspaña al servicio del poder, Barcelona, Crítica, 2000; etCarolyn P. Boyd, Historia Patria: política, historia e identi-dad nacional en España (1875-1975), Barcelona, Pomares-Corredor, 2000.4 Les travaux de Paloma Aguilar ont été pionniers sur cettequestion. En particulier son livre Memoria y olvido de laguerra civil, Madrid, Alianza, 1996.

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praticiens de la recherche se voient souventimposer (ou recueillent sans les soumettre àun examen approfondi) les notions princi-pales et les questionnements qu’ils manientlors de leurs plongées dans les archives. L’his-toire nationale n’est pas seulement le culte deshéros et des héroïsmes nationaux, elle plongeses racines bien en deçà, dans le caractèred’évidence conféré à certains problèmes, à cer-tains personnages collectifs. Le prolongementde la guerre sur le terrain historique a ainsi,après plusieurs décennies, produit une natu-ralisation des notions qui servent aux histo-riens et qui induisent des questionnementspeu différents de ceux des années trente. Maiscette naturalisation ne se maintient que dansla mesure où les politiques de mémoire duprésent les admettent et les nécessitent.

Aujourd’hui, en Espagne, on assiste à une miseen cause du «consensus de la transition démo-cratique» à propos du passé, qui ne se traduitque marginalement par un renouvellementhistoriographique. Dans la productionrécente, la tendance au renforcement de l’his-toire nationale est la plus forte et elle s’appuiesur la mise en cause continuelle et réitérée durécit mythique de la guerre produit par lerégime franquiste. L’accumulation des don-nées construit l’édifice de la connaissance his-torique sur la guerre civile de façon toujoursplus riche, solide et raffinée, ce qui n’empêchepas la réaffirmation, par certains auteurs,d’éléments de récit depuis longtemps disquali-fiés. La forte présence d’auteurs anglo-saxons,essentiels au progrès de cette historiographie,ne la fait pourtant pas sortir du schéma d’unehistoire magistra vitae au service de politiquesde mémoire bien déterminées; pas plus que ledéveloppement d’une histoire basée sur lespostulats d’une mémoire revendicative dupremier franquisme, même si celle-ci conduit

au moins à faire voler en éclat le cadre chro-nologique hérité de la «guerre civile». C’estseulement récemment qu’une remise en causeradicale s’est fait jour, qui promet un profondrenouvellement si les historiens parviennent às’en servir pour discuter.

L’historiographie de la guerre civile peut êtredécrite comme un «genre» au sens où l’onparle de genres littéraires5. Elle est abondanteet son évolution a obéi à des impératifs demémoire tout à fait particuliers car l’événe-ment fondateur fut à l’origine d’une dictaturede plusieurs décennies, laquelle a accouché durégime actuel qui se définit par contraste avecquarante ans de domination de la violencepolitique. Elle a longtemps été le conservatoired’une histoire politique «à l’ancienne», orga-nisée autour de questions simples, nées pen-dant le conflit lui-même ou immédiatementaprès. La première était fondamentale: pour-quoi la guerre civile a-t-elle eu lieu ? Sousentendu à cette question : à qui en incom-baient les responsabilités? La deuxième ne futpas moins importante : pourquoi la Répu-blique a-t-elle perdu la guerre face à Franco?Là aussi, la question des responsabilités poli-tiques de la défaite fut centrale. Ces deux ques-tions ont donné lieu à une histoire nationale,essentiellement politique et diplomatique,orientant l’enquête vers des acteurs collectifset institutionnels du conflit lui-même, acteursdu drame dont l’identification semblait évi-dente et qui se renvoyaient au visage, en cari-caturant l’adversaire, les responsabilités de laguerre et de la défaite.

5 Cf. François Godicheau, « ‘L’histoire objective’ de laguerre civile et la mythologie de la Transition», in DanielleCorrado Danielle & Viviane Alary (coord.), La guerred’Espagne en héritage. Entre mémoire et oubli (de 1975 ànos jours), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires BlaisePascal, 2007, pp. 69-96.

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Le premier travail des historiens a donc étéd’examiner les arguments des uns et desautres, c’est-à-dire de soumettre la propa-gande de guerre à un examen de vraisem-blance, ce qui a fortement contraint la manièred’aborder les différents sujets. Pendant long-temps, ils ont partagé ces questions avec lesacteurs et les témoins eux-mêmes, auteurs delivres de mémoires ou d’histoires officiellespour les différents courants politiques. Leséchanges entre les uns et les autres ont étéconstants, de même que le partage de nom-breuses questions et d’une manière de lesposer, avec un vocabulaire commun. Les rôlesétaient ensuite partagés: au récit des historiensprofessionnels un supplément de rigueur lié àleur supposée neutralité, et aux témoins etacteurs la passion de l’argumentaire. Mais toutcela se déroulait entre démocrates et gens degauche, même si les historiens professionnelscherchaient à démythifier les récits produitspar les plumes franquistes comme ceux desdifférents courants antifranquistes. L’histoireacadémique avait une mission : pacifier etrefroidir les braises de la discorde, permettre,par l’édification d’un récit exact et juste, laréconciliation des Espagnols, mettre fin à uneguerre considérée comme «fratricide».

Si l’on prend l’une des directions les plusempruntées par l’historiographie, l’histoirepolitique de l’Espagne d’alors, on voit toutd’abord que la question des origines et des res-ponsabilités de la guerre renvoya vite à deuxdébats: le premier sur la vie politique républi-caine de 1931 à 1936 et les «erreurs» possiblesdes politiciens de l’époque; le second, sur les«contradictions» durables de la société espa-gnole qui auraient «éclaté» en 1936 et expli-queraient les aspects acharnés, très cruels, de laguerre civile, relativement exotiques pour leshistoriens étrangers. Les explications simples,

datant de 1936, à propos d’un complot com-muniste déjoué par l’action courageuse desmilitaires (version franquiste) ou d’une agres-sion fasciste (version républicaine) n’étaientévidemment pas de mise, mais cela n’éliminaitpas tous les conditionnements de l’histoire parla propagande de guerre, en particulier fran-quiste. Les historiens démocrates ont en effetpassé beaucoup de temps, pendant les annéessoixante et soixante-dix, à disséquer la poli-tique républicaine pour soupeser les « fai-blesses» du système qui auraient conduit à laconflagration, sans prêter plus d’attention auprésupposé selon lequel «la montée des ten-sions qui avait conduit à la conflagration »était sans doute partagée. Et le problèmen’était pas tant le partage mais l’idée que laguerre avait été le résultat d’une montée destensions politiques et sociales. La discussionsembla alors séparer deux courants: ceux quidésignaient comme coupables les politiciensrépublicains (ou les organisations politiquesrépublicaines) et privilégiaient un temps courtdes origines de la guerre, et ceux qui, portéspar la tonalité « guerre de classes » présentedans la guerre civile, privilégiant le temps longet une approche structuralo-marxisante,voyaient dans le conflit le résultat de décen-nies de tensions sociales.

Tous étaient également victimes, pourtant, del’idée que la guerre civile était une sorte defatalité, en quelque sorte inévitable. Ce n’étaitpas le simple effet d’une téléologie courante enhistoire mais le résultat, d’une part, d’unestratégie discursive du franquisme qui avaitdétourné l’attention, dès la guerre elle-même,des responsabilités des putschistes, d’autrepart, d’une transition démocratique quel’équilibrage des torts entre combattantsarrangeait. Les franquistes expliquaient que laguerre civile avait été inévitable, que le coup

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d’État de juillet 1936 n’avait fait qu’anticiperune conflagration sans pouvoir l’éviter etqu’après la victoire des « nationaux », lesgermes de la guerre civile et de l’anarchieavaient été extirpés de la nation. Le régime seprésenta à partir de 1964 comme garant d’unepaix exceptionnelle depuis un quart de siècleet renchérit le discours d’une partie de l’oppo-sition – en particulier communiste – qui par-lait déjà, à propos de 1936, de «guerre fratri-cide » et appelait à la réconciliation des« frères ». Après la mort du tyran en 1975,l’idée que Béhémoth était à tout instant prêt àfaire son retour en Espagne servit à assurerune transition sans rupture: la guerre avait étéd’abord et avant tout «fratricide», son nom nedevait pas être prononcé dans l’arène politiqueet son histoire devait être faite avec la plusgrande sérénité sans déboucher, si possible, surl’exigence de responsabilités6.

Aujourd’hui, alors qu’une vague de revendica-tion mémorielle dénonce les politiques demémoire de la transition sous le nom de «pactede silence», les voix des historiens qui dès lesannées 1980 refusaient l’idée que la guerre civilerésultât d’un «échec de la République» sontplus audibles: il apparaît à présent clairementque la guerre civile eut bien lieu parce que desmilitaires avaient tenté de renverser le gouver-nement de front populaire, avaient échoué,puis provoqué des mobilisations qui prirentensuite la forme d’une guerre civile 7. L’un des

«mythes» les plus importants du franquismeest tombé 8.

La deuxième grande question, sur les res-ponsabilités de la défaite à l’intérieur ducamp républicain, fut un terrain privilégiépour les règlements de comptes politiquesentre les différents courants antifranquistes.L’histoire politique des années 1936 à 1939fut conditionnée par cette interrogation. Lespersonnages centraux en furent en premierlieu « la révolution » née au lendemain ducoup d’État, pendant l’été 1936, et ensuite,les différentes organisations ou groupes :communistes, anarchistes, socialistes, répu-blicains, etc. L’histoire officielle communisteniait l’existence d’une révolution en 1936 oudénonçait les menées révolutionnairescomme responsables des divisions républi-caines et donc de la défaite ; la littératureanarchiste ou POUMiste 9 insistait sur la tra-hison de cette révolution et son écrasementpar les communistes.

Cette veine politique est toujours active maisil est intéressant d’en signaler les limites cou-rantes : d’une part, si l’on excepte les récitslibertaires sur les expériences collectivistes,l’intérêt des historiens professionnels et

6 Cf. Paloma Aguilar, op. cit. et l’article «Presencia y ausen-cia de la guerra civil y del franquismo en la democraciaespañola. Reflexiones en torno a la articulación y rupturadel “pacto de silencio”», in Julio Aróstegui & FrançoisGodicheau (dirs.), La guerra civil, mito y memoria,Madrid, Marcial Pons, 2006.7 Pour les historiens qui ont tôt refusé l’idée d’un «échecde la République» comme principe explicatif de la guerre,il s’agit par exemple de Julio Aróstegui ou Julián Casa-nova. Pour une interprétation très actuelle, voir RafaelCruz, En el nombre del pueblo, Madrid, Siglo XXI, 2006.

8 Cela n’empêche nullement qu’il soit repris par un histo-rien chevronné comme Bartolomé Bennassar (La guerred’Espagne et ses lendemains, Paris, Perrin, 2004): on peut yvoir la force des conditionnements mémoriels et la facilitéavec laquelle l’idée de guerre civile est conçue comme uneévidence qui comporte la culpabilité collective, une« figure historique » presque toujours associée à l’idéed’un «conflit fratride» dans la mesure où, a posteriori,l’époque de paix qui suit choisit de considérer les combat-tants comme des frères (dans le cas contraire, le nom deguerre civile a tendance à ne pas s’imposer).9 Du POUM, Parti Ouvrier d’Unification Marxiste, particommuniste antistalinien essentiellement présent enCatalogne et poursuivi par les communistes officielscomme trotskiste à partir de 1937. Il fut dissous et sondirigeant, Andrés Nin, assassiné.

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amateurs se concentre sur les appareils despartis, leurs lignes, leurs divisions éven-tuelles, les attitudes et décisions des respon-sables face à telle ou telle question posée parou pendant la guerre. On n’explore presquejamais leur implantation, les activités desmilitants dans les usines, les quartiers, les vil-lages, sur le front, l’inscription de l’actionpolitique dans les réalités locales, la distancequ’il peut y avoir entre celles-ci et le plannational ou régional 10. Les organisationspartisanes sont considérées souvent commeautant de blocs, des réalités homogènes ausein desquelles les individus partagent demanière fluide un grand nombre de convic-tions et de pratiques, et ont plus en communqu’ils n’ont de différences. Un individu por-teur d’une carte du PCE est d’abord et avanttout un communiste, et c’est comme s’il étaitdéterminé par « la ligne » du PCE, cellulemarquée par un code génétique idéologique.Cette vision des choses, cet essentialisme,dominant dans le discours politique destémoins et acteurs, n’est pas absent des tra-vaux des historiens.

La deuxième limite que l’on peut signaler àcette veine historiographique est chronolo-gique : au-delà du printemps, voire de l’au-tomne 1937, la vie politique du camp répu-blicain semble disparaître et, dans la plupartdes livres, il n’est plus question à partir de1938 que de bombardements et de problèmesd’alimentation. La période qui intéresse leplus est la plus conflictuelle : celle qui met auxprises, apparemment, comme deux blocs,partisans et adversaires de la révolution, etqui semble se terminer par la victoire de cesderniers en mai 1937. La période suivante

semble beaucoup plus embrouillée, moinsnette 11. Pourtant, on y trouve les mêmessigles, et les syndicats sont même très présentsdans le soutien à l’effort de guerre organisépar le gouvernement.

En dépit du très grand nombre d’ouvrages surla période, on trouve donc de grands absents.Le syndicat UGT n’est pas étudié en dehors dela Catalogne, la CNT l’est très peu: ces organi-sations intéressent peu cette histoire politique-là; organisations de masses engagées dans laguerre, elles sont avant tout des phénomènessociaux et leur étude n’intéresse pas la ques-tion des responsabilités de la défaite, quiregarde plutôt les « essences » que sont « lesanarchistes» ou les «communistes»12. À pro-pos de ces derniers, l’inexistence d’une mono-graphie sur le PCE ou sur le PSUC, versioncatalane du parti communiste, équivalente autravail d’Helen Graham sur le PCE pourraits’expliquer par le fait que les historiensn’avaient pas (et n’ont toujours pas) à leur dis-position les archives de ces partis (alors que leshistoriens de la CNT ont beaucoup de maté-riau à l’Institut d’Histoire sociale (IISH)d’Amsterdam et les historiens du PSOE à lafondation Pablo Iglesias de Madrid). Mais lesarchives locales dans certaines régions sont

10 C’est le choix que fait par exemple Helen Graham danssa magistrale étude El PSOE en la guerra civil, Madrid,Debate, 2005 (version originale anglaise: 1991).

11 Et pour cause ! La période consécutive aux affronte-ments de mai 1937, qui m’a intéressé dans ma thèse dedoctorat (La guerre d’Espagne. République et révolution enCatalogne, Paris, Odile Jacob, 2004), conduit à révisersérieusement les oppositions de bloc à bloc.12 L’UGT a été étudiée dans sa version catalane, sans que lesujet soit épuisé (d’une manière plutôt institutionnelle)par David Ballester (Els anys de la guerra. La UGT de Cata-lunya (1936-1939), Barcelona, Columna, 1998). On peutremarquer aussi que l’histoire des femmes s’est en quelquesorte pliée à cette approche institutionnelle «par le haut»,que ce soit pour l’ensemble de la guerre (Mary Nash, Lasmujeres republicanas en la guerra civil, Madrid, Taurus,1999) ou dans différentes études sur les organisationspolitiques.

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suffisamment riches et auraient pu être com-plétées par les documents réunis malgré toutaux archives du PCE à Madrid et à un travaild’interviews. Le résultat aurait été (ou serait)un travail d’histoire sociale du PCE qui ne per-mettrait pas de répondre à «la» question surles responsabilités du PCE dans la défaite.

L’histoire politique du camp républicain ad’abord et avant tout été motivée, condition-née et orientée par les politiques de mémoiredes différents courants antifranquistes, laconstruction ou la reconstruction de leuridentité sur la base de leur «rôle» pendant leconflit, ce qui explique l’approche institution-nelle commune à la plupart des ouvrages(même dans les livres où le personnage centralest « la révolution» par rapport à laquelle sedéterminent les actes et l’identité de chacun).Les légitimités anarchiste et communistes(officielle et antistalinienne) ont été ainsientretenues par les différentes historiogra-phies, ce qui contraste avec celle du PSOE,dont la direction, dès avant la transition, areconstitué l’identité du parti en tournant ledos au culte de la IInde République. C’est seule-ment dans l’après transition et l’après Gonzá-lez qu’une politique de mémoire socialiste acommencé à s’affirmer positivement en rap-port avec la guerre civile. Aujourd’hui, à unmoment où la droite espagnole tente de fairerejouer les identités affrontées de la guerrecivile et où l’extrême gauche est très engagéedans la revendication mémorielle antifran-quiste et dénonce le «pacte de silence» de latransition, on mesure grâce à des travauxrécents et de qualité le rôle éminent du PSOEdans la résistance républicaine, la stature d’unJuan Negrín, chef du gouvernement, socialisteet pragmatique, surtout pas «prisonnier d’uneidéologie». Cela vient à point nommé pour unparti socialiste dont l’identité a pâti, comme

celle de ses voisins européens, de l’assomptionde la politique néo-libérale inscrite dans lestables de la Loi des traités de l’Union Euro-péenne, et cela lui permet de « capitaliser »l’image positive de la IInde République, qu’il estcourant de voir aujourd’hui couronnée d’uneauréole de «mère de notre actuelle démocratieet de ses valeurs de générosité et de tolérance».

On le voit, l’histoire académique la plus scien-tifique soit-elle n’échappe pas aux politiquesde mémoire, qu’elles soient nationales, locales,ou propres à certains groupes et, dans le casqui nous occupe, le fait que la guerre civileespagnole serve encore de réservoir identitaireaux cultures politiques de l’Espagne d’aujour-d’hui, rend difficile et longue l’entrepriseconsistant à en «dénationaliser» l’histoire.

À être ainsi conditionnée par les politiques demémoire du franquisme et de la transitionainsi que par les préoccupations identitairesdes acteurs institutionnels, cette historiogra-phie a dans son angle mort rien moins que lasociété espagnole elle-même, la société enguerre (ou les sociétés à partir du moment oùelles évoluent différemment, de part et d’autredu front). On ne trouve dans la bibliographierien de ressemblant à ce que l’on connaît pourles sociétés des pays engagés dans la PremièreGuerre mondiale 13. Les transformations dessociétés en guerre de chaque côté du front, ducôté républicain avec ce mouvement révolu-tionnaire, son reflux, la constitution d’unearmée d’un demi-million d’hommes et lareconstruction de l’État au sein d’une société

13 Cette absence d’une histoire sociale de la guerre a éténotée plusieurs fois par Juan Andrés Blanco Rodríguezdans des bilans bibliographiques comme celui-ci : « Elregistro historiográfico de la guerra civil (1936-2004)», inJulio Aróstegui Julio & François Godicheau, Guerra civil,mito y memoria, op. cit., pp. 373-406.

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en guerre, ou du côté franquiste, avec la gesta-tion d’une « Espagne nouvelle », pourraientêtre très intéressantes dans le cadre de compa-raisons avec les pays voisins dans la premièremoitié du XXe siècle. Travailler dans ce senssignifierait sortir du cadre posé par les deuxgrandes questions signalées plus haut et êtreguidé par des hypothèses partagées avec deshistoriens travaillant sur d’autres objets, doncsusceptibles d’être discutées, approuvées,invalidées, etc. ; cela signifierait sortir de l’his-toire nationale. Il est, on l’aura compris, uneautre constante de cette historiographie : l’ab-sence complète de comparatisme. La guerrecivile espagnole est réputée unique, incompa-rable et constituant une sorte de patrimoinenational : «notre guerre civile», lit-on souventen Espagne sur les quatrièmes de couvertureou les jaquettes des livres. Les tentatives demettre en avant des comparaisons brillent parleur isolement 14. Et c’est bien compréhen-sible : si la société espagnole peut être, en tantque telle, comparée avec d’autres sociétéseuropéennes de la même époque, les ques-tionnements qui encadrent l’histoire de laguerre civile ne sont susceptibles d’aucuneapplication pour d’autres pays.

Nous savons donc relativement peu de chosesur la manière dont la guerre a été vécue parles Espagnols, en dehors des activistes desprincipaux partis et en dehors du fait que lessouffrances liées aux privations et à la vio-lence de guerre sont très souvent évoquées.

C’est particulièrement vrai pour le campfranquiste, qui a beaucoup moins intéresséque les polémiques politiques internes aucamp républicain. Dernièrement, quelquesbonnes monographies locales ont étépubliées et permettent de sortir de l’igno-rance, mais beaucoup reste encore à faire 15.On trouve très peu de travaux articulés surdes problématiques transversales aux diffé-rentes régions et la plupart du temps, ils neconcernent que de façon marginale lapériode antérieure à 1939 16. D’une manièregénérale, l’invention de problématiqueséchappant à celles qui dérivent des deuxgrandes questions évoquées n’est pas cou-rante dans les recherches sur la guerre civile.Le plus souvent, les étudiants qui font despropositions de mémoires de master ou dedoctorat cherchent à remplir des « blancs »dans le tableau de la guerre, selon uneconception d’histoire cumulative, et finissentpar écrire une monographie régionale, sinonlocale. La qualité du résultat est forcémentinégale mais dans presque tous les cas, onremarque que les schémas d’interprétationgénéraux de la guerre ne sont pas interrogés,

14 La première tentative, depuis une dizaine d’années, parJulián Casanova, a donné lieu à plusieurs articles qui sontdes versions ressemblantes du même (par exemple« Guerres civiles, révolutions, contre-révolutions : Fin-lande, Espagne et Grèce 1918-1949», in Le XXe siècle desguerres. Modernité et barbarie, Paris, Éditions de l’Atelier,2004, pp. 59-70.) ; mais le gant n’a pas été relevé par uneétude systématique. Nous aborderons plus loin le travailsystématiquement comparatiste de Rafael Cruz.

15 Outre le livre d’Angela Cenarro (Cruzados y camisasazules. Los orígines del franquismo en Aragón (1936-1945),Zaragoza, PUZ, 1997) et de Javier Ugarte (La nueva cova-donga insurgente. Orígines sociales y culturales de la suble-vación de 1936 en Navarra y el País Vasco, Madrid, Biblio-teca Nueva, 1998), on peut signaler celui de Carlos GilAndrés (Lejos del frente. La guerra civil en la Rioja Alta,Barcelona, Crítica, 2006) et celui de Luis Castro (Capitalde la cruzada. Burgos durante la guerra Civil, Barcelona,Crítica, 2006).16 C’est le cas des – pourtant excellents – ouvrages deMichael Richards (Un tiempo de silencio. La guerra civil yla cultura de la represión en la España de Franco (1936-1945), Barcelona, Crítica, 1999), d’Antonio Cazorla Sán-chez (Las políticas de la victoria. La consolidación del NuevoEstado franquista (1938-1953), Madrid, Marcial Pons,2000) et d’Angela Cenarro (La sonrisa de Falange. AuxilioSocial en la guerra civil y en la posguerra, Barcelona,Crítica, 2006).

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quand ils ne structurent pas directement leplan des ouvrages ainsi produits.

L’histoire locale représente une part trèsimportante de la production éditoriale surla période de la guerre civile et on y trouveautant voire moins de résultats derecherches effectuées dans un cadre univer-sitaire que de livres écrits par des érudits –pas toujours – locaux. Dans certaines partiesde la Catalogne, particulièrement affectéepar ce phénomène, chaque village a son« histoire de la guerre civile », et parfois deuxou trois. Ces livres sont souvent édités surpapier glacé, avec une riche iconographie oùabondent les photos de groupe (qui permet-tent de mettre le doigt sur telle ou telle per-sonne connue ou familière), et bien venduscar ils constituent des monuments portatifsde la « mémoire locale » de la guerre. Ils nesont pas conçus comme des interrogationsdu passé destinées à analyser la société desgrands parents et leur vécu particulier, maiscomme des illustrations d’une doxa bienmaîtrisée, toujours préfacée et conclue parla formule « plus jamais ça ! » 17 L’histoire estalors une discipline du jugement, permet-tant de fixer par écrit les responsabilités desuns et des autres 18.

Ces livres répondent à une demande d’incar-nation de la guerre laissée insatisfaite parl’historiographie politique traditionnelle qui

délaisse la société, mais ils sont concurrencésaujourd’hui par une production plus direc-tement axée sur l’édition de témoignages, de« voix du passé », qu’il s’agisse de transcrip-tions d’entretiens réalisés avec des témoinsâgés, ou d’extraits de correspondances ou dejournaux intimes (plus rares cependant).Cette littérature comble quelque peu legouffre souvent ressenti entre les livres sur laguerre civile et la mémoire du conflit trans-mise dans les familles, les « petites histoires »dont les termes semblent si peu corres-pondre à ceux de l’histoire disciplinaire. Cedernier « sous-genre » n’échappe évidem-ment pas à l’histoire nationale et ne touchepas à l’analyse de la guerre. Ses objectifs sontautres et les raisons de son développementsont liées à l’agitation mémorielle queconnaît l’Espagne depuis une dizaine d’an-nées, responsable d’une inflation impres-sionnante des publications. Les usages dupassé au présent – les politiques de mémoireà l’œuvre actuellement – s’imposent à la dis-cipline historique sans entraîner pour l’ins-tant une véritable rénovation de ce côté-là,faute de faire un retour sur l’historiographiegénérale de l’événement.

Il est en revanche un domaine où un certainnombre de motifs politiques, liés pour unepart aux revendications mémorielles de la« mémoire des vaincus » ont produit uneévolution susceptible de bouleverser l’his-toire de la guerre civile et l’objet même deguerre civile, c’est l’histoire de la répression.Celle-ci a longtemps constitué une sorte de« sous-genre » de l’histoire de la guerre d’Es-pagne, orienté vers une comptabilité géné-rale et précise du nombre de victimes civilesen dehors des actions de guerre ; et elle aconnu un couronnement avec la parution en1997 d’un volume de synthèse, Víctimas de la

17 Cf. notre analyse de la production catalane d’histoirelocale dans « ’L’histoire objective’ de la guerre civile…»art. cit.18 Cette répartition des responsabilités aux uns et auxautres servait jusqu’à la fin du siècle dernier à entretenirl’oubli, mais depuis une dizaine d’années, elle est souventconçue comme une manière de rappeler les atrocités com-mises par les franquistes, rappel destiné à permettre desréparations symboliques et la restauration de la dignitédes victimes «oubliées».

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guerra civil 19. Les livres écrits dans ce cadre serésumaient pour la plupart à la publicationde listes de morts, ce qui restreignait lanotion de «répression», sorte de fausse évi-dence jamais questionnée, aux assassinats parles uns et par les autres, de chaque côté dufront. L’objectif essentiel était d’obtenir deschiffres fiables, les plus « rigoureux » pos-sibles, pour enterrer les polémiques sur lenombre des morts, permettre une répartitiondes responsabilités en quelque sorte « fermeet définitive», ce qui rejoignait le but généralde l’historiographie de la guerre civile : établir« objectivement » les faits pour fuir la dis-corde et pacifier l’histoire de la guerre 20.

À partir de la fin des années 1990, cette his-toire a connu une double évolution dont lesconséquences tendent à bouleverser en pro-fondeur l’objet historique « guerre civile ».D’une part, la répression est devenue com-plexe, très complexe, a inclus les emprisonne-ments, la torture, la répression économique,les camps de travail, les mauvais traitementsde toutes sortes, la répression de genre, l’étudedes réseaux familiaux de victimes et de bour-reaux, pour devenir l’histoire d’une sociétérépressive, celle du franquisme des années1936 à 1950 ou « premier franquisme » 21.

Cette histoire a aussi fait une place impor-tante à l’histoire des guérillas antifranquistes,objets privilégiés de la répression 22. D’autrepart, une telle approche a fait voler en éclats lecadre chronologique hérité de la guerre civile :la date du 1er avril 1939 ne marquait plus demanière aussi nette la fin du conflit puisqueles formes de la répression et même, pour cer-taines provinces de l’Ouest, les formes de larésistance armée (une des formes de la guerrecivile) étaient les mêmes avant et après. Lesquestionnements et les méthodes mises enœuvre dans nombre de ces recherches ontrompu aussi avec le cadre national dans lamesure où ils portent sur ce qui est considérépar nombre d’historiens du franquismecomme un « fascisme espagnol». Les débatssur les différentes formes et logiques derépression, les résistances, les «zones grises», àl’œuvre dans l’histoire d’autres pays euro-péens dans les années trente et quarante ontété utilisés et reçoivent à présent l’apport deschercheurs espagnols à partir du cas du fran-quisme: il s’agit d’une porte de sortie hors del’histoire nationale.

Jusqu’à présent, le point de contact entre l’his-toire de la guerre civile et celle des autres paysétait exclusivement l’histoire diplomatique oucelle des aspects « extérieurs » de la guerre.Celle-ci a mis en son centre la question des rai-sons de la défaite, des interventions et de lanon-intervention et a fini par répondre à la

19 Sous la direction de Santos Julià. Pour une analyse de celivre et sur « l’histoire de la répression » comme sous-genre, on peut consulter notre article «La represión y laguerra civil : memoria y tratamiento histórico», Prohisto-ria, Rosario [Argentine], 5, 2001, pp. 103-122.20 Dans la première édition du livre Víctimas…, les résul-tats chiffrés étaient les suivants: à peu près 75000 victimesde la répression républicaine contre 150000 de la répres-sion franquiste, celle-ci incluant l’immédiat après-guerre.21 Quelques références indispensables : Julián Casanova,Francisco Espinosa & Conxita Mir, Morir, matar, sobrevi-vir. La violencia en la dictadura de Franco, Barcelona, Crí-tica, 2002; Conxita Mir, Vivir es sobrevivir. Justicia, orden ymarginación en la Cataluña rural de posguerra, Lérida,Milenio, 2000 ; Carme Molinero, Marguerida Sala &Jaume Sobrequés (eds.), Una inmensa prisión. Los campos

de concentración y las prisiones durante la Guerra Civil y elfranquismo, Barcelona, Crítica, 2003 ; Ricard Vinyes,Montse Armengou & Ricardo Belis, Los niños perdidos delfranquismo, Barcelone, Plaza & Janés, 2002 ; RicardoVinyes, Ricard, Irredentas. Las presas políticas y sus hijos enlas cárceles franquistas, Madrid, Temas de Hoy, 2002.22 On consultera par exemple : Secundino Serrano,Maquis. Historia de la guerrilla antifranquista, Madrid,Temas de Hoy, 2001; Mercedes Yusta, Guerrilla y resisten-cia campesina: la resistencia armada contra el franquismoen Aragón (1939-1952), Zaragoza, PUZ, 2003.

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question. Les études sont abondantes et detrès grande qualité, que ce soit sur la non-intervention elle-même, sur les pays – URSS,Allemagne, Italie, France, Angleterre, États-Unis, Argentine, Portugal – ou sur des ques-tions particulières comme les Brigades Inter-nationales ou la question des armes 23. Cestravaux ont permis d’établir avec certitudeque, contrairement à ce que prétendait lamythologie franquiste, les deux campsn’avaient pas reçu la même quantité d’armesde leurs alliés respectifs et que c’était là la rai-son principale de la défaite républicaine 24. Lesconséquences sur les directions de recherche àvenir ne sont pas négligeables car une bonnepartie des travaux sur les divisions de la poli-tique républicaine en guerre sont liés à l’hy-pothèse selon laquelle elles auraient été res-ponsables de la défaite, hypothèse largementfavorisée par la propagande franquiste tantl’opposition d’un camp «national» unitaire à

un camp « rouge » déchiré par les égoïsmespartisans était pratique.

L’histoire des aspects «extérieurs» de la guerrecivile est importante pour d’autres raisons, etla dichotomie extérieur/intérieur que véhi-cule cette expression correspond à une cer-taine réalité, à une réalité plurielle de l’événe-ment : les autres pays européens et le mondedans son entier furent informés de ce qui sepassait en Espagne par les services de propa-gande des deux camps, à l’occasion d’unconflit où la diffusion de l’information et soncontrôle représentaient un enjeu de premierordre 25. Aux représentations traditionnellessur l’Espagne et ses habitants, s’ajoutèrent lescaricatures que les uns et les autres faisaientde leurs ennemis, et les articles et reportagesenvoyés par les journalistes ne permettaientpas toujours de sortir des images d’Épinal. La«guerre d’Espagne» fut en outre, dans chaquepays, un enjeu de politique intérieure autourduquel luttèrent les différents courants natio-naux, en association ou non avec les propa-gandes espagnoles. Il est à noter que parmi leshistoriens étrangers qui se sont intéressés à ceconflit, une grande majorité l’a abordé souscet angle. Il y eut donc plusieurs « guerresd’Espagne » en plus de la guerre sur le solespagnol, avec un jeu de miroirs permanententre les images produites en Espagne, àl’étranger, et renvoyées d’un lieu à l’autre 26.

23 Quelques références, dans l’ordre, et sans aucune pré-tention d’exhaustivité : Jean-François Berdah, La Répu-blique assassinée. La République espagnole et les grandespuissances (1931-1939), Paris, Berg, 2000 ; DanielKowalsky, La Unión Soviética y la guerra civil española.Una revisión crítica, Barcelone, Crítica, 2003; Angel Viñas,Franco, Hitler y el Estallido de la guerra civil. Antecedentes yconsecuencias, Madrid, Alianza, 2001; Morten Heiberg,Emperadores del Mediterráneo. Franco, Mussolini y laguerra civil española, Barcelona, Crítica, 2003 ; EnriqueMoradiellos, El reñidero de Europa. Las dimensiones inter-nacionales de la guerra civil española, Madrid, Península,2001; Mónica Quijada, Aires de República, aires de cru-zada: la guerra civil española en Argentina, Barcelona, Sen-dai, 1991 ; Alberto Pena Rodriguez, El gran aliado deFranco. Portugal y la guerra civil española: prensa, radio,cine y propaganda,A Coruña, Edicios do Castro, 1998; ReyGarcía, Stars for Spain. La Guerra civil española en los Esta-dos Unidos, A Coruña, Ediciós do Castro, 1997 ; RémiSkoutelsky, L’espoir guidait leurs pas. Les volontaires fran-çais dans les Brigades Internationales, Paris, Grasset, 1997;Gerald Howson, Armas para España, Barcelone, Penín-sula, 2000.24 La meilleure synthèse pour cette question est celle d’He-len Graham: The Spanish Republic at War (1936-1939),Cambridge, Cambridge University Press, 2002.

25 Cf. sur cet aspect la thèse de Hugo García sur les propa-gandes des deux camps en direction du Royaume Uni, àparaître en Espagne aux éditions Siglo XXI.26 Voir à ce sujet les excellents articles d’Enric Ucelay DaCal, «Ideas preconcebidas y estereotipos en las interpre-taciones de la guerra civil española : el dorso de la solida-ridad», Historia Social, n° 6, 1990, pp. 23-43, et «La ima-gen internacional de España en el período de entreguerras:reminiscencias, estereotipos, dramatización neorro-mántica y sus consecuencias historiográficas.», SpagnaContemporanea, 1999, n° 15, pp. 23-52.

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L’histoire des aspects internationaux du conflita peu abordé ces questions et a considéré un« objet guerre d’Espagne » homogène, sansprêter attention à tous ces jeux de miroir et àl’utilisation des topiques par les uns et par lesautres. Elle s’est en quelque sorte arrêtée sur lemême seuil que l’histoire des aspects « inté-rieurs», le seuil des identités constituées et parla suite naturalisées. En effet, la prolongationdes combats en luttes de propagandes et decelles-ci en polémiques historiques a natura-lisé les identités politiques construites au coursde la guerre. Les catégories « franquistes »,« républicains », « socialistes », « commu-nistes», «anarchistes», etc., ont acquis un sta-tut d’évidences qui n’a pas été remis en causetant que les axes de recherche ont suivi lesquestions imposées par les politiques demémoire successives, questions qui partaientelles-mêmes de ces catégories. Il en va demême avec les bornes chronologiques ou avecl’expression « guerre civile », qui apparaîtcomme une évidence. Or, d’une part, on a vuque ces bornes n’étaient pas immuables etbeaucoup d’historiens commencent à affirmerque la guerre civile ne se termine pas en 1939.D’autre part, l’on sait que nommer le conflit aété un enjeu dès les premières semaines : lesservices de propagande des deux camps, dansleur effort pour faire porter à l’adversaire laresponsabilité de la tragédie, ont présenté unehistoire de l’avant-guerre dans laquelle eux-mêmes et l’adversaire existaient «en puissance»comme deux essences prêtes à en découdre.

La mise en cause des catégories principalesdu discours historique traditionnel estd’abord venue d’une prise de distance avecl’idée selon laquelle les Espagnols des deuxcamps étaient également mobilisés, avec lemême degré de conviction idéologique, ceque les diverses propagandes tentaient de

faire croire. Il faut ajouter que l’oppositiondes « deux Espagnes » est à présent considé-rée sous son aspect rhétorique et a même faitl’objet d’une analyse sur le long terme 27,alors que la multiplication des témoignages,liés en partie à l’histoire locale, a montré undécalage entre les souvenirs de nombreuxEspagnols et les discours partisans. Cela aconduit certains historiens à imaginer une« troisième Espagne », également éloignéedes deux « extrêmes » du fascisme et de larévolution, et qui aurait été la première vic-time de l’exacerbation des passions poli-tiques en 1936 28. Cette Espagne ainsi sacri-fiée par les deux autres apparaît mêmecomme préfiguration morale de celle d’au-jourd’hui, attachée à la convivencia pacíficaet au débat démocratique.

Cette interprétation, même si elle représenteun effort de mise en cause louable des catégo-ries héritées (et imposées) du débat sur laguerre, reste dans le cadre d’une histoire quiconsidère la guerre civile comme une évidence– commençant le 18 juillet 1936, se terminantle 1er avril 1939 – , comme une tragédie fratri-cide dont elle cherche à désigner des cou-pables. Mais, à l’heure d’une prétendue «findes idéologies», la volonté de dépasser les cli-vages traditionnels et de plonger dans la com-plexité des raisons des uns et des autres quandelle se conjugue avec la distance vis-à-vis des« passions politiques » des années trentedébouche volontiers sur une opposition entred’un côté «les militants» ou ceux qui étaientprêts à «sacrifier la vie de leurs compatriotes»et de l’autre les individus pétris de doutes ou

27 Santos Julia, Historia de las dos Españas, Madrid, Taurus,2005.28 Cf. Paul Preston (Las tres Españas del 36, Madrid, Plazay Janés, 1998, 472 pp) et Enrique Moradiellos (1936. Losmitos de la guerra civil, Barcelona, Península, 2004).

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soucieux avant tout de leurs «intérêts indivi-duels», qui sont finalement des gens «commevous et moi»29. Cette interprétation est finale-ment compatible avec la renonciation à com-prendre les raisons des auteurs de ce qui conti-nue à être une «folie collective». Elle sert lespolitiques de mémoire d’une gauche espa-gnole qui cherche aujourd’hui à capter la légi-timité d’une IInde République réformiste etmodérée.

Deux ouvrages parus en 2006 vont beaucoupplus loin dans la remise en cause de l’histo-riographie traditionnelle de la guerre civile :l’un, En el nombre del Pueblo de RafaelCruz 30, en prêchant l’exemple ; l’autre, Laguerra que nos han contado. 1936 y nosotros,de Pablo Sánchez León et Jesús IzquierdoMartín, sur le mode d’une critique historio-graphique reposant sur une analyse épisté-mologique très poussée 31. Les deux mettenten cause directement l’évidence de l’objet« guerre civile » – choisissant de ne pasreprendre cette dénomination quasimentofficielle du conflit –, et observent la mêmeattitude vis-à-vis de toutes les catégorieshéritées de l’histoire de cette guerre. RafaelCruz montre à quel point la guerre a été lethéâtre d’une reconfiguration d’identitéscollectives, lesquelles se sont déployées endiscours et rituels pour finalement produireles images à partir desquelles nous avons prisl’habitude de penser le conflit. Utilisant une

méthodologie empruntée aux sciencessociales et en particulier à la sociologie histo-rique, il nous fait entrer, par l’analyse desmobilisations collectives, dans une guerre oùles identités collectives sont des enjeuxmajeurs et où les symboles et autres identi-fiants sont autant de ressources utilisées parles acteurs et les institutions.

Pablo Sánchez León et Jesús Izquierdo Martín,s’ils reprennent et souscrivent à l’essentiel del’analyse de Rafael Cruz, insistent quant à euxsur les mots employés par les acteurs del’époque, mots qui sont la seule et uniquemanière pour nous d’appréhender le conflit.Ils soulignent la fonction de ces mots dans laconstruction sociale de la réalité, dans laconstitution des identités collectives et dansl’appréhension et la définition par les indivi-dus de leurs intérêts. Ils soulignent les limitesnécessaires de la connaissance historique, elle-même basée sur les mots, et critiquent la ten-dance permanente des historiens de la guerrecivile à la naturalisation des réalités passées.Cette tendance à la réification des catégoriess’appuie sur une conception du langagecomme transparent, et des mots commesimples véhicules à travers lesquels la réalité serévèle à notre conscience. Enfin, ils dénoncentl’usage qui est fait aujourd’hui en Espagne,dans les polémiques sur l’histoire de la guerre,du mot «mythe», pris comme synonyme de«récit mensonger» et auquel on oppose unrégime de vérité absolue. Celle-ci naîtrait de la«connaissance objective» élaborée par des his-toriens professionnels, que leur rigueur dansl’utilisation des sources prémunirait contretoute mythification. Ils rappellent à quel pointle mythe est un discours fondateur d’identitéet à quel point le récit des historiens, quand ilnaturalise les concepts que « notre société »utilise au présent, en leur donnant un passé,

29 Nous faisons référence ici à l’anthropologie très simplede Michael Seidman dans son livre A ras de suelo. Historiasocial de la república durante la guerra civil (Madrid,Alianza, 2002) où il distingue deux types d’individus, lesmilitants, qu’il définit comme des personnes capables desacrifier leur vie pour la cause, et les gens normaux, quicherchent avant tout à satisfaire leurs intérêts égoïstes.30 Rafael Cruz, En el nombre…, op. cit.31 Pablo Sánchez León & Jesús Izquierdo, La guerra…,op. cit.

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participe à l’affirmation de «notre identité» dela même manière que la projection des sièclesen arrière de l’histoire d’un peuple renforcel’identité de la nation correspondante32.

Il est à espérer que l’un et l’autre ouvrages jet-tent les bases d’une nouvelle façon de fairel’histoire de la guerre civile, même si pourl’instant, ils sont relativement isolés et n’ontpas encore suscité le débat qu’ils méritent33. Lelivre de Rafael Cruz ouvre grande la ported’une histoire qui jusqu’à présent a été confi-née dans un cadre national, non seulement enexposant, dans un premier chapitre, les outilsthéoriques et conceptuels qui fondent sonanalyse, mais aussi en prenant systématique-ment le parti du comparatisme, à chaqueétape de sa démonstration: «La comparaisonavec les expériences politiques de différents payspeut être très utile, car beaucoup de raisonne-ments dans les différentes disciplines des sciencessociales paraissent très convaincants quand lesexpériences sont examinées isolément, mais per-dent une grande partie de leur force quand on lesconfronte à un contexte plus large à travers lacomparaison.» 34

Les deux auteurs du second livre, en affirmantque l’historiographie consacrée de la guerrecivile est incapable de répondre aux provoca-tions du négationniste Pío Moa et de ses aco-lytes parce qu’elle partage avec lui une concep-tion commune de la preuve en histoire quiminore l’importance de l’interprétation, ontfait preuve de beaucoup de courage. Leur exi-gence d’une histoire réflexive, leur insistancesur la nécessité d’historiciser la mémoire, lavérité et l’histoire elle-même en faisant systé-matiquement l’archéologie des mots employéspar les acteurs de l’époque considérée et enenvisageant vraiment le passé comme uneterre étrangère dont nous devons apprendre lelangage, est inséparable de leur réflexion surles usages de l’histoire dans une société démo-cratique. La radicalité de leur critique de l’his-toriographie existante et la grande ambition àlaquelle ils aspirent ne devrait pas être un pré-texte pour ne pas ouvrir largement le débat. Ilnous semble clair qu’après leur livre, on nepeut plus écrire ni enseigner l’histoire de laguerre civile de la même façon.

32 Comme le montre de façon magnifique Patrick J. Gearydans Quand les nations refont l’histoire. L’invention des ori-gines médiévales de l’Europe, Paris, Champs-Flammarion,2004.33 Cet isolement n’est pas total : le livre récent de XoséManuel Nuñez Seixas ¡Fuera el invasor! Nacionalismos ymovilización bélica durante la guerra civil española(Madrid, Marcial Pons, 2006) met au centre de saréflexion la manipulation des identités par les propa-gandes à des fins de mobilisation. Sa façon de montrerque le nationalisme était la chose la mieux partagée de laguerre, si elle n’est pas toujours convaincante, rompt net-tement avec l’opposition traditionnelle des rhétoriquesguerrières.34 “La comparación con las experiencias políticas de dife-rentes países puede ser muy útil, porque muchos de los plan-teamientos en las diferentes disciplinas sociales parecen muyconvincentes cuando las experiencias se examinan en solita-rio, pero pierden mucha fuerza cuando se enfrentan a uncontexto más amplio mediante la comparación”. p. 23

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136 Le cartable de Clio, n° 7 – Pour une histoire de genre et des identités masculines – 136-138

Organisée notamment par l’Association Mné-mosyne, qui regroupe des jeunes chercheur-e-sen études féministes, sur le genre et les sexua-lités, une journée d’études a abordé, en sep-tembre 2006 à Paris, la thématique de l’histoiredes masculinités (France, 1789-1945).

Les approches des contributeurs ont été trèsdiverses, et parfois inattendues. Anne-ClaireRebreyend a par exemple présenté une corres-pondance privée, une histoire d’amour dansle contexte du régime de Vichy permettant demettre en évidence des postures sexuées diffé-rentes. Dans ce cas, les stéréotypes de genreont été en quelque sorte renversés, au-delà desapparences premières. Certes, c’est bienl’homme qui a exprimé le plus un désir éro-tique alors que la femme se définissait commeune femme de prisonnier esseulée. Mais enréalité, il apparaît que dans cette histoire, c’estelle qui a pris effectivement l’initiative.

Le cas des relations amoureuses de civils fran-çais enrôlés de force en Allemagne pendant laSeconde Guerre mondiale, présenté parPatrice Arnaud, concerne lui aussi une inver-sion du genre. Une rumeur terrible inquiétaitleurs protagonistes, celle d’une menace demort des autorités allemandes; mais elle ne futjamais appliquée, la Gestapo se contentant dequelques avertissements. Par contre, les récits

ultérieurs de ces hommes sur ces relationsétaient teintés d’une très forte misogynie.Quant aux femmes allemandes, du moinscelles dont les hommes n’étaient plus là, ilsemble qu’elles aient là aussi été à l’initiative.

La rhétorique argumentaire antiféministe a étéparticulièrement créative autour de la ques-tion de l’entrée de femmes dans certainsmétiers. Juliette Rennes a montré que cesdéveloppements d’arguments ont aussi fournil’occasion d’une désignation explicite descanons de la virilité pour justifier l’inadéqua-tion des femmes à tel ou tel poste. Parmi cesmarques du masculin se retrouve bien sûr enbonne place l’invocation de la force physique.Mais c’est là un argument qui en cache mal unautre: celui, souvent plus décisif, d’une peurde la concurrence sur le marché du travail.

À la fin du XIXe siècle, le poil facial représen-tait un attribut marquant, et parfois ressenticomme décisif, de la masculinité. GilMihaely a ainsi montré en quoi la moustacheconstituait un symbole de la force et de lapuissance, dans une perspective militaire,mais aussi le signe d’un statut social. Il a éga-lement évoqué ce mouvement de protesta-tion des garçons de café parisiens qui exigè-rent de pouvoir enfin porter la barbe pourque leur métier ne soit plus dévalorisé, voire

POUR UNE HISTOIRE DE GENRE ET DES IDENTITÉS MASCULINES

CHARLES HEIMBERG, IFMES & UNIVERSITÉ DE GENÈVE

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L’actualité de l’histoire 137

dévirilisé, comme beaucoup de métiers desservices.

Les rapports de genre s’observent dans desconflits intérieurs comme les guerres civiles àtravers les mécanismes de désignation et destigmatisation du camp adverse. Bruno Hervéa expliqué comment les femmes vendéennes,qui étaient très présentes et actives dans leurscommunautés, étaient dénoncées par le camprévolutionnaire. Certains procès de femmesrebelles ont même fini par prendre des formesrappelant d’anciens procès de sorcellerie. Maisle mécanisme de la stigmatisation, dans lequeldes critères de genre se mêlent à d’autres cri-tères plus sociaux, fonctionnait tout autant àl’égard des hommes vendéens, que l’on accu-sait d’être incapables de s’occuper d’unefamille puisqu’ils se laissaient ainsi monter latête par des femmes.

La masculinité s’observe de manière privilé-giée dans des lieux exclusivement masculins.Par exemple, les forçats de la Restauration,étudiés par Nicholas Dobelbower, ont étésoumis à un dispositif d’enfermement trèsritualisé au cœur duquel ils subissaient lafouille corporelle ou leur présentationpublique à moitié dévêtus et enchaînés. Cesconditions de grande promiscuité ont parailleurs débouché sur une explosion des pra-tiques et des violences homosexuelles.

Dans un tout autre registre, la vie sacerdotaleet le célibat des prêtres dans la France du XIXe

siècle, qui a concerné 2 à 8 % des jeuneshommes, ont constitué une forme originale demasculinité, même si Zola pensait qu’il fallaitrejeter ce terme en l’absence d’exercice de lasexualité. Le prêtre était un homme par sesattributs extérieurs, notamment ses vêtementsprotecteurs. Il était aussi en contact avec la

sexualité à travers ses expériences de jeunesse,par le biais de la confession et à travers sa for-mation qui lui permettait de commenter, etparfois d’absoudre, les comportements avouéspar les fidèles. Il pratiquait par ailleurs unesociabilité masculine avec les autres prêtres; etsa masculinité trouvait une forme de recon-naissance dans le cadre du service militaire.

Cette masculinité catholique est égalementdécrite dans l’œuvre littéraire de la comtessede Ségur, dont le fils, catholique conserva-teur, a semble-t-il contrôlé attentivement lecontenu. Sophie Heywood a ainsi décrit lespersonnages de cette littérature comme unesorte de nouveaux croisés modernes parmilesquels les hommes de l’aristocratie parais-saient avant tout charitables.

Carol Harrison s’est intéressée aux récits deBougainville au XVIIIe siècle. On sait que laFrance des Lumières était sensible au mythedu bon sauvage et à celui d’une Polynésieincarnant le retour à la nature. Cette der-nière, pour les naturalistes de l’époque, nes’opposait pas à la civilisation ; mais elle pré-sentait en plus un certain nombre derichesses spécifiques. La rencontre des civili-sations a révélé des regards et des perceptionsde genre ; par exemple lorsque les Aborigènesvoulaient vérifier l’identité masculine deshommes européens imberbes.

De son côté, Julie Gaucher a étudié desromans sportifs de l’entre-deux-guerres quiexaltent une virilité dominatrice assez abso-lue. Le concept de race, très utilisé pour évo-quer les sportifs noirs, y apparaît comme unepure construction sociale utilisant le corpscomme un symbole culturel. Les travaux del’historien George Mosse ont bien montréque le stéréotype catégorise, essentialise et fige

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les représentations. Il fonctionne commeune mise à distance en pointant les diffé-rences. Dans ce cas des romans sportifs, ilinclut également une dimension érotiquepar laquelle les femmes blanches seraientmenacées. En fin de compte, cette littératurerend compte d’une masculinité noire dontl’origine remonte aux constructions cultu-relles de la colonisation, en particulier lesthéories raciales développées par l’anthropo-logie de l’époque.

Dans un commentaire final sur l’ensemble deces présentations de jeunes chercheur-e-s,Alain Corbin a d’abord souligné la force dumodèle naturaliste de la fin du XVIIIe siècle.Ce modèle, qui a eu une grande influence jus-qu’en 1945, considérait que l’essentiel était deconcevoir et de perpétuer la race. Quant à lamasculinité, dont il s’est réjoui qu’elle soitenfin devenue un objet d’études pour les his-toriens, il a souligné qu’il était justifié de nepas en avoir occulté la grande fragilité. Pourl’histoire de la médecine, la clinique de l’im-puissance était en effet prospère tout au longdu XIXe siècle. Mais cette fragilité masculine,qui était multiforme, pouvait aussi se présen-ter comme un destin que l’on portait en soi.

La grande disparité des thématiques abordéesautour de la masculinité dans le cadre de cettejournée d’études a montré à la fois la richessepotentielle de ce type de questionnement enhistoire et le fait qu’il était encore difficile d’endégager une vision synthétique et articulée.En outre, ce qui a trait aux relations de genredans les sociétés humaines, notamment, peut-être surtout, en termes de domination, inter-fère souvent avec d’autres formes de domina-tion sociale ou culturelle, comme l’a montrépar exemple l’étude des romans sportifs del’entre-deux-guerres, largement influencés

par l’idéologie coloniale. Cela dit, il est sansdoute utile et nécessaire, avant de développerplus à fond l’étude critique de ces croise-ments, de s’efforcer d’établir un inventaire,certes non-exhaustif, de tous ces exemplesd’affirmation identitaire et de relations degenre.

Entre sa violence potentielle et sa fragilité peureconnue, l’identité masculine que les étudeshistoriques peuvent nous donner à voir révèledes fonctionnements masqués et des aspectsoccultés des sociétés qui sont observées. Maisce travail d’investigation est rendu d’autantplus difficile que les codes culturels dominantsont tendu à éloigner le masculin de la sphèreintime et privée, laissant au seul genre fémininle soin et le loisir d’en parler plus volontiers.En outre, l’histoire des hommes s’est long-temps confondue avec cette histoire des domi-nants, des vainqueurs et des grands person-nages qui a marqué les études historiques etl’enseignement de l’histoire. Il reste donc duchemin à parcourir pour renverser ces ten-dances et développer une histoire du sensible,de l’intime et du privé qui laisse leur place auxhommes et aux relations de genre.

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Transmettre la mémoire des camps nazis et dugénocide des Juifs demande de croiser texte etimage. On lit les textes avec des images en tête,et les nombreux reportages sur les camps quisont régulièrement diffusés nous rappellentdes noms, des titres et des citations. Or, sou-vent la mémoire visuelle et, par là même,l’imaginaire qui l’alimente sont réduits tantôtà la dimension émotionnelle que suscitent lesvictimes, tantôt à une critique idéologique. Sij’avais personnellement une thèse pédago-gique à défendre, ce serait de pouvoir ensei-gner à nos élèves ou à nos étudiants (voire ànos enseignants) la possibilité de mettre à dis-tance ses propres émotions, sans les neutraliserpour autant, en développant des logiquesd’analyse qui ne s’arrêtent pas aux enjeuxidéologiques de ces représentations. Lacontextualisation nécessaire à ce type d’ana-lyse nous invite, d’abord, à interroger la ou lesmémoires culturelles qui ont permis de don-ner une intelligibilité aux images diffusées lorsde la découverte des camps nazis ; ensuite, àdégager les facteurs idéologiques qui ontdéterminé la mise en représentation des vic-times. Après quoi, et pour ne pas s’arrêter à cesfacteurs, nous mettrons au jour les logiquesqui président à l’organisation des visuels auplus près de leur conception, de leur élabora-tion et de leur réception. Enfin, il est impor-tant de repérer les zones d’invisibilité que pro-duit la visibilité, parfois la survisibilité desvictimes.

Parce que les nazis ont voulu effacer toutetrace du crime et qu’ils y sont en partie parve-nus 1, la mémoire du génocide des Juifs s’estformée sur un manque iconographique. Cemanque a été comblé par des images qui ontacquis une valeur symbolique, comme le bull-dozer de Bergen-Belsen. Bien qu’inédit en tantque tel, le bulldozer est le produit inversé d’unmythe du progrès qui disait la construction dumodernisme et la domination à grande échellede la nature par l’homme, comme le traindisait la marche de l’histoire. Ces images ontcirculé. Elles circulent toujours. Sans cesse.Certaines ont valeur de référence. Il y a lesmonticules de valises, de chaussures, de che-veux, de lunettes, de bagues… métonymies(ici, la partie pour le tout) de l’extermination;les autres métaphoriques: l’inoffensive inno-cence du petit garçon de Varsovie, le Molochdu portail de Birkenau, les rails (surtoutdepuis Shoah de Lanzmann). Un réservoir declichés se constitue. À peine la guerre termi-née, le public est confronté à une surabon-dance d’images sur la réalité concentration-naire diffusées par la presse, les actualitéscinématographiques et lors d’expositions iti-nérantes. Surabondance due surtout à la répé-tition lancinante de quelques types d’images

ÉLABORATION ET CONTRAINTES DE LA MÉMOIRE DES CAMPS DE CONCENTRATION ET DU GÉNOCIDE DES JUIFS

PHILIPPE MESNARD, HAUTE ÉCOLE DE BRUXELLES & COLLÈGE INTERNATIONAL DE PHILOSOPHIE

Le cartable de Clio, n° 7 – Élaboration et contraintes de la mémoire des camps de concentration – 141-149

1 La majorité des Juifs exterminés, n’ayant pas été enregis-trés à l’arrivée, n’ont pas pénétré dans l’enceinte du campde concentration d’Auschwitz ; pour les autres campsd’extermination, l’alternative ne se posait même paspuisque seul le massacre les attendait.

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variant peu d’une photo à une autre (les char-niers, les déportés cadavériques, quelques cru-cifiés, des suicidés sur les barbelés…). Répéti-tion qui suscitait une indignation morale maisdont la violence demeurait incompréhensiblefaute de cadre pour la penser.

1. UNE MÉMOIRE CULTURELLE DES VICTIMES

Historiquement, les masses de civils victimesdes malheurs et des brutalités de la guerre onttardé à acquérir une visibilité. Pourtant, leseaux-fortes des Misères de guerre de JacquesCallot (1633) ne cachent pas que supplicier lessans armes est une coutume qui date. Reve-nons plus près, au XIXe siècle. La guerre deCrimée (1853-1856) n’avait rien montré quipût soulever les cœurs.Aux États-Unis d’Amé-rique, la guerre de Sécession n’avait livré de sesboucheries que quelques clichés qui n’avaientcréé aucun véritable événement. Et quandDunant fonde la Croix-Rouge après Solferino(1859), les agonisants auxquels ils pensentsont en uniformes. Leur neutralité vient de cequ’ils sont désarmés. Le seul carnage d’am-pleur équivalente aux camps auquel l’imagi-nation aurait pu se référer était celui de laguerre de 1914-1918. Or, celle-ci n’a donné àvoir que peu de victimes en nombre, les corpsn’étant pas exposés à l’information, beaucoupd’entre eux ayant de surcroît disparus, pulvé-risés. De toute façon, il s’agissait dans la plu-part des cas de victimes militaires héroïsables(l’exemple des gueules cassées). Bien que l’hu-manitaire commençât alors à se développers’accompagnant de quelques petits films (laCroix-Rouge sur le front en 1914-1918; Savethe children found nourrissant des enfantsdurant la première famine d’Ukraine en1922), les victimes civiles restaient peu pré-

sentes et représentatives. Même si les exactionsqu’elles subissaient – et les rumeurs etlégendes propagandaires qu’elles ont aussi ins-pirées – servaient à renforcer la haine de l’en-nemi, et à justifier les appels à la vengeance.Durant la guerre d’Éthiopie de 1935-1936menée par les troupes mussoliniennes, unequantité impressionnante d’escadres de pho-tographes ont été dépêchées sur le front.C’était pour assurer une tâche propagandiste.Les travaux d’Adolfo Mignemi soulignentcombien, s’il y avait des corps à exhiber, c’étaitpour stigmatiser l’ennemi et valoriser le hérosconquérant (Mignemi, 2003, 125sq) qui posaità côté de leurs dépouilles. En revanche, lescivils gazés par l’aviation mussolinienne n’ontpas eu de visibilité avant une soixantaine d’an-nées. Les œuvres expérimentales des cinéastesYervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi sontrécemment parvenues à faire émerger, à partird’archives oubliées, l’histoire de ces vaincusqui n’avaient jamais combattu.

Les victimes civiles ont certes acquis une toutautre visibilité pendant la Guerre d’Espagne,notamment celles des bombardements. Mais ils’agit alors de corps isolés ou en petits groupesqui ne préfigurent en rien les morts entasséspar centaines des camps nazis. L’époque neprésentait pas, comme ce sera le cas dans lesannées 1990 ou 2000, le spectacle quasi-quoti-dien de la désolation des mourants et desmorts. Barbie Zelizer retrace la lente progres-sion qui conduit la presse américaine à rece-voir en 1943 l’autorisation de montrer,d’abord dans Newsweek, des Marines blessés,puis six mois après dans Life, les cadavres desoldats américains sur le sable de Buna Beach(Zelizer, 1998, 36). Et si les corps de militairescommencent alors d’être montrés, c’est pouremporter les populations dans l’effort deguerre. Quand les camps sont découverts, la

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guerre est finie et la Guerre froide n’a pasencore commencé. Dès 1940, des imagesd’atrocités commises notamment en Polognesur la population avaient été diffusées par leIllustrated London News, mais elles se sonttrouvées noyées dans l’ensemble des repor-tages de guerre, parfois accompagnées decommentaires inadéquats (ibid., 46).

Une étude rigoureuse des conditions deréception et d’intelligibilité des images descamps exige de prendre en compte les spéci-ficités nationales. Quelle était la culture de laviolence dans le pays? Généralement, celle-ciétait soutenue par une imagerie héroïque quiétait, en Allemagne, par exemple, après 1914-1918, travaillée de l’intérieur par le ressenti-ment (Mosse, 1999). De quel fonds cultureldisposait-on pour rendre visible la souffranceet l’absence de gloire ? La pauvreté de cefonds pouvait être compensée par l’art. Ainsi,il existait, en Allemagne aussi, une iconogra-phie antérieure à celle qu’ont diffusée presseet actualités cinématographiques : c’était lespeintures et les gravures expressionnistesreprésentant la Première Guerre mondiale(Otto Dix, Max Beckmann…). Ces icônes dudésastre auraient joué un rôle dans la récep-tion des visions concentrationnaires, d’au-tant que le public y était suffisamment accou-tumé en visitant les nombreux muséesmunicipaux souvent riches de cet art. «Pro-duit d’une éducation esthétique » (Rancière,2003, 35), la réalité devient lisible à la condi-tion d’être interprétable par des modèles cul-turels ou religieux (la Pietà, le Christ souf-frant, en croix, la passion) qui, après coup,jouent comme autant d’effets connotatifsvenant sinon colorer, si je puis dire, les corpslivides, du moins leur donner l’humanité dela culture. À cela, il faut ajouter un autre fac-teur tenant à l’expérience traumatique des

bombardements qui a considérablementmodifié le rapport au réel et à la souffranced’une partie de la population (Sebald, 2004).

La quantité et la généralisation des charniers,la déchéance dans laquelle sont découvertscertains camps, mettent d’emblée en ques-tion les positions spectatoriales possiblesface à une telle réalité. En 1895, devant l’Ar-rivée d’un train dans la gare de la Ciotat, desfrères Lumière, les spectateurs sont sortis encourant, ils n’étaient pas cognitivement pré-parés. En 1945, devant la fixité des cadavres,ils n’ont pas bougé, mais probablement pasplus compris par eux-mêmes. Après queSusan Sontag eut découvert par hasard dansune librairie de Santa Monica en juillet 1945des photographies de Bergen Belsen et deDachau, elle confia qu’il lui fallut «encore plu-sieurs années avant de comprendre complète-ment leur signification». (Sontag, 1993, 33-34)

2. LA VALEUR IDÉOLOGIQUE DESVICTIMES EN REPRÉSENTATION

«Une photo qui informe sur la détresse qui sévitdans une zone où on ne la soupçonnait pas nefera pas la moindre brèche dans l’opinionpublique, en l’absence de sentiments et de prisesde position qui lui fournissent un contexte adé-quat», écrit encore Susan Sontag (ibid., 31).C’est ce contexte adéquat, à base de discours etd’émotion, plus que de sentiment d’ailleurs,qui va être construit et, ainsi, donner un sensaux représentations. La découverte des camps,dont la libération, je le rappelle, n’a jamais étéun objectif, polarise le plus simple des enjeuxidéologiques: se montrer en habit de libéra-teur et, par là même, tirer un sens d’une masseinsensée dont il n’y avait plus rien à faire, sinonà l’ensevelir sous la chaux vive. The Illustrated

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London News du 28 avril 1945 montre en pre-mière page le général Eisenhower au camp deOhrdruf devant les corps de déportés assassi-nés par des SS avant leur débâcle. Le 4 mai1945, un véritable charter de journalistes estdépêché au camp de Dachau. Toute unechaîne de production est alors mise en placeen direction des citoyens américains en parti-culier, et du grand public mondial. Les faitssont désormais indissociables de leur repré-sentation renforçant ainsi l’hégémonie duparadigme réaliste qui fonde la transparenceentre expression et réel. Les films tournés parl’Armée rouge à partir de la reconstitution aposteriori de la «libération» d’Auschwitz ou àMajdanek – les petits enfants accueillant lelibérateur soviétique – sont du même ordre, àquelques nuances scénographiques ou théma-tiques près, ni plus ni moins idéologiques.D’ailleurs, les journaux américains (Time Life,New York Herald Tribune) publient égalementdes photos et des reportages sur Majdanek(Zelizer, 1998, 49-61). Le Signal Corps améri-cain prend «soin de recomposer certaines scènesde la libération des camps», explique ClémentChéroux (2001, 114-115), prenant pourexemple Mauthausen, après avoir parlé de lareconstitution de l’arrivée des troupes améri-caines à Buchenwald. Pour dépasser la critiquedes idéologies qui risque de bloquer l’inter-prétation, il est nécessaire d’aller interroger leslogiques de représentation.

L’identité de la victime est elle-même unenjeu; en effet, les déportations raciales (Juifs,Tsiganes) et civiles (otages) posent un pro-blème: elles ont moins de sens que les victimesrésistantes, voire aucun sens. L’héroïsationpossible reste, quel que soit le camp, la valeurdominante dans ce système de représentation.Les déportés ne renforcent pas l’image de lavictoire, au contraire, ils tendent à l’épuiser par

l’ampleur du malheur répandu pendant lesannées de guerre. C’est pourquoi le premiermouvement d’information de la libération descamps s’inscrit dans la perspective d’une valo-risation de la résistance, qu’il s’agisse de laPologne, de la France ou d’Israël (Matard-Bonucci et Lynch, 1995, 215-229; Wieviorka,1992). En Italie, une grande exposition célé-brant en 1955 à Turin les dix ans de la fin de laguerre déclenchera une vive réaction de PrimoLevi, le visiteur n’y découvrant qu’un vaguepanneau consacré à la déportation et au géno-cide, quelques dessins, quelques objets noyésdans une vaste mise en scène des mouve-ments de partisans (Thomson, 2002, 274). Ilest vrai qu’au-delà des intérêts partisans de telou tel parti, seuls les schémas types héroïquesou patriotiques et la logique du mythe peu-vent alors permettre la mise en récit d’uneviolence qui a déstabilisé communautés etnations entières. De même que dans la littéra-ture du témoignage, l’idée d’un Grand campmythique se construit visuellement, c’est dansle cadre de ce réalisme que se constituent lesmémoires politiques et nationales.

La représentation des camps de concentrations’organise sur la base des reportages effectuéssoit par des fantassins qui disposaient d’unappareil photographique, soit par des photo-graphes militaires qui avaient pour mission dedocumenter lieux et événements, soit par desphotographes reporters professionnels (LeeMiller, Magaret Bourke-White, George Rod-ger, Eric Schwab, Germaine Krull…). La pro-duction de ces derniers domine non seule-ment parce que la presse de masse les distribueimmédiatement, mais parce qu’elle recèle uneesthétique qui les différencie radicalement desclichés militaires. Clément Chéroux parle dela naissance d’une «“photogénie” du charnier»(Chéroux, 2001, 127) consécutive au déferle-

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ment de séries d’images de charniers durant leprintemps 1945. Marie-Anne Matard-Bonucciparle d’une «pédagogie de l’horreur» (Matard-Bonucci et Lynch, 1995, 61-73). Interroger leprocessus même de la perception photogra-phique reconduit directement, mais par uneautre voix, aux questions de réalisme.

3. L’INTENTIONNALISATION DU VISUEL

Un pas de plus dans l’exploration. L’em-preinte physique dont résultent ces photogra-phies leur procure une force indicielle au sensoù, selon Pierce, un signe indiciel est lié à sonobjet par un rapport de causalité. C’est-à-direque ce que je vois a été là, face à l’objectif demon appareil (ou de ma caméra), au momentoù je prends la photo. Le fait que de nom-breuses photographies des camps incluent laprésence de témoins, voire de photographes,notamment militaires, avait vraisemblable-ment pour intention d’augmenter cette forceindicielle, de la sursignifier. Or, plus la photo-graphie est sursignifiée, moins elle est indi-cielle, car elle est composée, construite, ico-nique, ou plus largement : culturelle. On estici au cœur de la dialectique entre vérité etvraisemblable, celle-là devant être informéeaux conditions de celle-ci.

Barthes, de son côté, écrit que toute photogra-phie est «co-naturelle à son référent» (Barthes,1980, 119). Or, remarque-t-il, c’est justementce référent qui est investi par l’intention pho-tographique. La «photo-choc» (Barthes, 1957,105-108), soulignait-il déjà dans Mythologies,donne à la violence, du fait même du chocqu’elle produit, une littéralité qui en empêchela compréhension. C’est à cela que tient saphotogénie. Avec la violence des photos des

camps, le phénomène est du même ordre. Cequi relève de la codification se mêle au réfé-rent. Le symbolique (un cadavre les bras encroix, par exemple) passe pour du littéral avecd’autant plus de force que la présence del’opérateur sur les lieux renforce cetteempreinte d’un irréfutable J’étais là testimo-nial. «La stratégie du témoignage profite […]d’une ambiguïté qui est constitutive du statutsémiotique de l’image photographique, à savoirle fait qu’elle est à la fois indicielle et iconique»,écrit fort justement Jean-Marie Schaeffer(1987, 142). C’est ainsi que se construit l’im-pression réaliste au bénéfice d’une transpa-rence dans laquelle se confondent symbole,code et référent. L’ensemble est conjugué à laprésence authentifiante du témoin reporter.

Un degré supplémentaire doit être franchiavec l’articulation du visuel aux discours sanslesquels le visuel n’est jamais diffusé et n’amême pratiquement pas d’existence publique.Ironie, c’est le mot «légende» qui désigne cepetit texte censé dire la vérité élémentaire del’image. Celle-ci, on ne s’en rend jamais vrai-ment assez compte, ne va pas sans le discoursqui l’accompagne, l’explique, la subordonnedepuis des siècles, inscrivant cet assujettisse-ment dans une longue tradition, totalementnaturalisée, qu’a remarquablement analyséeJacqueline Lichtenstein. «Le visible devient uneffet de discours, perceptible seulement grâce aupouvoir évocateur du verbe » (Lichtenstein,1999, 10). L’assemblage fait que la représenta-tion visuelle est une combinaison de visuel etde discours, l’image étant un phénomène cir-culant de l’un à l’autre par la médiation del’esprit du lecteur et des impressions référen-tielles (Rastier, 1991) que cela déclenche en lui.

L’image n’est plus seule – acceptons-en la fata-lité –; elle devient plus dicible que visible, le

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dicible (ou le lisible) est historiquement (cul-turellement) inscrit en elle. Que la déchéanceet l’humiliation subies par les corps ennombre, que la souffrance et la mort de massepussent se voir, comme ça, naturellement, enl’état d’empreinte photographique, contenaitet contient toujours quelque chose de troppérilleux pour la réception d’après-guerre et,en général, quelque chose d’intolérable àl’ordre du discours – quel que soit le pouvoiret l’idéologie qui commandent. C’est bien àcela que l’on doit répondre en 1945 aumoment de la découverte des camps.

Bergen Belsen Liberation, film anglais, est à cetitre très instructif. Il fallait «prouver que celas’était passé », dit Sydney Bernstein, officierbritannique à l’origine de ce projet au mon-tage duquel participe Alfred Hitchcock, etdont Brian Blake est le réalisateur. La popula-tion allemande est conduite à visiter ce à côtéde quoi elle a vécu durant la guerre sans telle-ment s’en émouvoir ; des prisonniers SStransportent les cadavres dans les fosses ; unbulldozer – que tout le monde aujourd’huipeut reconnaître – charrie un monceau decadavres. Le plan séquence et la caméra pano-ramique sont privilégiés pour accentuer l’effetd’authenticité. Pourtant, le film dans lequel cebulldozer aurait dû figurer en premier est sus-pendu sur décision du Foreign Office jugeantqu’il pourrait contrevenir à la stabilisation del’Allemagne où il devait être projeté2. Il ne

sera diffusé qu’en 1985, sous le titre A Painfulreminder. Auparavant, ce bulldozer a été pré-senté dans des reportages, en séquence dansNuit et brouillard et sur des photographiesavec, chaque fois, la fonction illustrative d’une«archive» servant des discours sur les «hor-reurs concentrationnaires». Or, l’effet mons-trueux de la scène correspond en réalité à unemesure sanitaire de première urgence: pallierles risques d’épidémie. Il a donc fallu qu’il soitdécontextualisé, sorti du film dans lequel ildevait faire sens – parce que ce sens ne conve-nait plus aux normes qui commençaient alorsde s’installer en se réajustant aux impératifspolitiques – qu’il soit donc décontextualisépour être montré. Il est devenu un cliché qui,par abus de sens, représentait métaphorique-ment, d’abord, ce que le Grand camp a pro-duit (des cadavres maculés poussés par unemachine), puis, quelques décades après, legénocide des Juifs.

«Les normes réceptives visent à circonvenir cetteétrangeté du signe photographique: elles tententde minimaliser son extériorité, qui le rend diffi-cilement maîtrisable» (Schaeffer, 1987, 103).Bien que le propos de Jean-Marie Schaefferconcerne plus spécialement la photographie,on peut l’appliquer à cet exemple. Dans lemême temps que les visuels concentration-naires apparaissent, des discours normatifssont produits pour les cadrer publiquementen les commentant souvent à la hâte avec lesregistres de langue de l’indignation3 et dupathos. On est à l’opposé de Shoah de ClaudeLanzmann qui, prenant le parti de ne pasmontrer d’archives, ne satisfait pas la curiosité

2 On trouve de nombreux renseignements sur l’histoirede ce film dans les revues Cinergon (1996) et Le génie docu-mentaire (1995) et dans Vincent Lowy (2001, pp. 48-49).Ce dernier cite d’ailleurs le télégramme que le ForeignOffice adresse le 4 août 1945 à Bernstein: «La politiqueactuelle vis-à-vis de l’Allemagne est entièrement fondée surl’idée d’encourager, de stimuler et de tirer les Allemands deleur apathie – et il y aura des gens qui diront: Nous ne vou-lons plus de films sur les atrocités» (ibid., p. 48). On sereportera également à « Un bulldozer nella storia » (DeLuna, 2006, pp. 29-31).

3 Dans le domaine contigu des représentations humani-taires, cf. Luc Boltanski (1993). Si les camps nazis ne sontpas présents, en revanche, une partie du chapitre 9,« Quelle réalité du malheur ? » (ibid., pp. 215-246) estconsacré aux camps soviétiques.

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des spectateurs, ne répond pas à «ce besoin devoir toujours plus de visible dans le visible, de“visionner” l’épaisseur du vu, de s’enfoncer dansl’étoffe de visibilité du moindre spectacle, de serouler par les yeux dans cette chair du monde»dont parle Michel Deguy (1990, 22).

4. DES ZONES D’INVISIBILITÉ

Il y a peut-être même eu, lors des reportagessur la découverte des camps, le renforcementquasiment irréversible d’une logique évinçantla rationalité de la représentation, visant ainsià la promotion absolue du pathos. C’est-à-dired’un pathos séparé de toute procédure distan-ciatrice qui viendrait rééquilibrer le rapport àl’émotion et éviter que le spectateur n’y soitplongé, en indiquant que le réel n’est pasréductible à sa représentation, encore moins àl’émotion qu’elle déclenche. Ce régime de l’ac-tualité de la victime – renforcé ultérieurementpar les représentations des désastres humani-taires dont nombre d’entre elles empruntentdes stéréotypes concentrationnaires (Mes-nard, 2002, 2004) – est un élément détermi-nant de la construction de la mémoire et, cefaisant, il influe sur notre attente à l’égard destémoins. Ainsi, il y a eu une demande dechaos, de désordre qui a fait écran oudétourné, voire dénié le réel de la violence.Perec critique avec virulence l’attitude de ser-rer les poings, de s’indigner, de s’émouvoir,sans pour autant chercher ni à comprendre, nià approfondir. Il cite l’exemple de MichelineMaurel qui, dans Un camp très ordinaire,«raconte que la question qu’on lui posa le plussouvent à son retour fut : “Est-ce qu’on vous aviolée?” C’était la seule question qui intéressaitvraiment les gens, la seule qui rentrait dansl’idée qu’ils se faisaient de la terreur» (Perec,1992, 90-91). En faux contre cette tendance

lourde, il parle du choix d’Antelme de «refusertout appel au spectaculaire, d’empêcher touteémotion immédiate, à laquelle il serait tropsimple, pour le lecteur [transposons ici : pour lespectateur], de s’arrêter» (ibid., 94).

Deux autres conséquences altèrent la connais-sance à la fois des camps de concentration etdu génocide des Juifs. En effet, d’une part, entrel’ouverture des camps et ce qui s’y était passédepuis 1933, d’autre part, entre les camps deconcentration et les centres d’exterminationqui, en tout ou en partie, ont été démantelés(Auschwitz-Birkenau) ou effacés de la carte(Belzec, Chelmno, Sobibor, Treblinka), secreuse un important manque d’archivesvisuelles. Important à plusieurs niveaux, quiconditionnent aussi bien les possibilités de cesreprésentations que des périmètres de non-visibilité. Les processus de sémantisation de laviolence fonctionnent eux-mêmes par sélec-tion, division, distribution et compensation dela visibilité et de la lisibilité. D’où d’impor-tantes lacunes qui privent de l’intelligence de cequi a eu lieu. Deux exemples.

Durant la débâcle des derniers mois de laguerre, les camps sont devenus des mouroirsoù la maladie et la malnutrition rivalisaientavec les assassinats. En condensant tout lesystème concentrationnaire dans ces imagespromises à l’avenir du cliché, c’est la com-plexité du fonctionnement des camps quiétait perdue pour longtemps. Aucune desreprésentations issues de la découverte descamps ne permet de comprendre ce qu’a été lefonctionnement concentrationnaire. Rien dece qui aurait pu être filmé ou photographiédans ces mêmes camps de 1933 à 1945 n’estdivulgué, rien des conditions de vie, de survieet de terreur durant ces douze années n’estaccessible, alors que de nombreux matériaux

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existent. Pour l’approche du fonctionnementconcentrationnaire, le seul recours visuel estalors la fiction. Le film La Dernière Étape deWanda Jakubowska en est le premier etremarquable exemple.

Par ailleurs, ceux qui ont été immédiatementgazés, Juifs et Tsiganes pour la plupart, avaientgénéralement conservé une apparence quasi-normale et ne ressemblaient pas aux déportésfaméliques (dénommés Muselmänner àAuschwitz) dont l’image nous est désormais sireconnaissable. Or, l’apparente normalité desJuifs exterminés atteste de la rapidité de leurassassinat. Les SS ne leur laissaient pas le tempsde subir les dégradations dues aux conditionsconcentrationnaires. Ils ourdissaient mêmedes mensonges et des mises en scène jusqu’auxportes de la chambre à gaz, faisant en sorte quecette quasi-normalité des victimes participâtelle-même aux mensonges. Peu de documentsattestent de cela. C’est pourquoi les monceauxde cadavres et le bulldozer de Bergen Belsenont été adoptés par défaut, suscitant uncontresens majeur. De même, l’ensemble desimages des reportages d’après-guerre ne per-met pas d’établir clairement les différencesentre système concentrationnaire et systèmed’extermination.

En ce sens, les logiques spectaculaires et desurvisibilité de la souffrance ne sont pasincompatibles – même si elles sont d’intentionet d’idéologie radicalement différentes – avecles logiques de disparition des traces qu’ontappliquées les SS. Terrible constat qui met enévidence les multiples résonances qu’entre-tiennent violence et représentation, faisantque la violence, y compris dans ses interpréta-tions les plus métaphysiques, n’est pas disso-ciable de la question du visible, entre autres dustigmate. Et c’est avec la question du visible

que jouent les acteurs même de la violencepour produire ces zones d’invisibilité qui sontcelles-là même où se réalisent les génocides.Ainsi, au-delà de ses enjeux idéologiques, ladécouverte des camps est caractérisée par unedialectique entre la défaillance des modèlescognitifs et la nécessité de faire sens. D’emblée,l’enjeu se situe au niveau de l’appropriationpar la culture d’événements qui, avec la des-truction de l’homme, visent du même coup àdétruire la culture. Mais cette dialectique n’estpas seule en jeu. Lui fait écho une seconde,celle où valeur indicielle (la référentialité del’empreinte) et valeur iconique (la symbo-lique) sont en tension l’une avec l’autre. C’estau creux de chacune de ces dialectiques, entreviolence et culture, entre référentialité et sym-bolique, que se trouverait la zone d’ombresparmi les ombres du manque d’archives quiconcerne le génocide des Juifs. À ce manquevient répondre par défaut la surproduction dedocuments sur les camps.

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À l’instar du Caprice de Goya «Le sommeil dela raison produit des monstres» 2, les mémoiresde l’Espagne se trouvent aujourd’hui en proieà des «monstres» d’irrationalité. Livrée auxabus de ses usages publics, l’histoire espagnoleconnaît en effet depuis quelques années uneeffervescence conflictuelle. La résurgence detensions mémorielles s’est principalementcentrée sur le traumatisme encore irrésolu duXXe siècle ibérique: la guerre civile.

Les «monstres» d’irrationalité ont refait leurapparition avec l’arrivée au pouvoir de ladroite (Parti populaire d’Aznar) en 1996. Cetteconjoncture politique a trouvé son reflet dansle débat historiographique national. Elle a pro-voqué une résurgence de versions néofran-quistes représentées, entre autres, par le néga-tionniste Pío Moa, recyclant de vieuxfantômes de la propagande de la dictature quel’on croyait disparus3. Ces auteurs, fortementrelayés par les médias, justifient ainsi le coup d’État de juillet 1936 contre la République par

la menace d’un complot bolchévique quiaurait alors plané sur le pays4. Après la guerre,la dictature de Franco aurait ensuite posé lesbases de la démocratie.

Avec le retour des socialistes en 2004 (gouver-nement de Zapatero), l’élan mémoriel ne s’est

LES CAPRICES DE LA MÉMOIRE NATIONALE EN ESPAGNE

MARI CARMEN RODRIGUEZ 1, GYMNASE D’YVERDON

1 Doctorante à l’Université de Fribourg.2 Eau-forte n° 43 d’une série de 80, représentant Loscaprichos, sur le thème « El sueño de la razón producemonstruos », peinte en 1796-97. Goya (1746-1828) uti-lise le terme « caprices » dans le sens d’une satire de lasociété de son temps. Ce Caprice représente l’imaged’un homme endormi sur sa table de travail et envi-ronné d’oiseaux nocturnes, de chauve-souris et d’unlynx. Il représente le danger du sommeil symbolisantl’obscurité (ou l’obscurantisme).3 Pío Moa, Pío, Los mitos de la guerra civil, Madrid, La Esferade los Libros, 2004 et Angel Palomino, 1934, la Guerra Civilempezó en Asturias, Barcelona, Planeta, 1998, etc.

« El sueño de la razón produce monstruos », Goya.

4 Les généraux se sont soulevés au cri de ¡Viva la Repú-blica !, dans l’idée de restaurer une République à leurimage. Voir Julio Aróstegui, Por qué el 18 de julio… Y des-pués, Barcelona, Flor del viento ediciones, 2006, p. 255.

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pas éteint. En 2005, un projet de « loi de récu-pération de la mémoire historique » a étérédigé (il est toujours en cours d’examen auParlement). Cette loi, voulue dans un premiertemps pour réparer les torts causés aux vic-times du franquisme, a renforcé les débatsmémoriels. L’Association pour la récupéra-tion de la mémoire historique a promu desactions spectaculaires, également reprises parla presse, comme l’exhumation de fossescommunes datant de la guerre civile.

Si le débat qui agite l’Espagne a le mérite demettre au jour les enjeux de l’histoire et dedépoussiérer les vieux manuels scolaires, ilcède souvent aux caprices de la polémique. Sesusages publics sont aussi nombreux que diversdans la société postfranquiste. Ils l’ontd’ailleurs été constamment, dès le déclenche-ment du conflit5.

Cet article ne prétend pas rendre compte del’évolution historiographique de la guerred’Espagne, dont les lecteurs du Cartable deClio trouveront une synthèse actualisée deFrançois Godicheau dans le présent volume 6.Il se propose de compléter l’évocation de lamémoire historique espagnole par quelquesexemples actuels des usages dont elle faitl’objet dans l’espace public.

I. ILLUSTRATIONS DE L’USAGE PUBLICDE L’HISTOIRE NATIONALE EN 2006

À l’image des débats qui entourent les conte-nus de l’éducation à la citoyenneté7, le rapportau passé historique reste un enjeu politique

majeur en Espagne. L’exploitation du passésuscite une surenchère d’expositions, decongrès et d’activités favorisées par l’annoncede cette prochaine «loi de récupération de lamémoire historique».

En 2006, les débats publics ont porté sur lacommémoration du 70e anniversaire dudébut de la guerre civile. Ces manifestationspubliques ont reflété les affrontements idéo-logiques entre les mémoires antifranquisteset le révisionnisme néofranquiste.

Un imposant congrès, 1936-1939, la guerracivil española, a ainsi été organisé ennovembre 2006 à Madrid par la Société desCommémorations culturelles espagnoles etl’Université espagnole à Distance (UNED).Il a réuni près de 200 chercheurs et renduhommage aux précurseurs de l’historiogra-phie du conflit espagnol. Il a dressé un bilanpublic de la recherche afin de bâtir des pontsentre le passé et le présent.

Le site du congrès, au pied de la cité univer-sitaire, est lui-même un double symbolecommémoratif de la mémoire démocra-tique. À cet endroit, en effet, au cœur de lacité universitaire, la résistance républicaine alivré bataille aux troupes franquistes, au cride « ¡No pasarán !» (Ils ne passeront pas !).D’autre part, ce lieu est également situé prèsde l’emplacement où furent fusillés en 1814les résistants espagnols aux troupes napoléo-niennes, peints par Francisco de Goya danssa toile Los fusilamientos del 3 de mayo. Pourle peuple espagnol, ils représentent la luttecontre l’occupation.

5 Voir l’encadré en fin d’article.6 Voir aussi l’article de Mercedes Yusta, «L’historiographiede la guerre d’Espagne: à la recherche de la ‘mémoire histo-rique’», Le Cartable de Clio, Le Mont-sur-Lausanne, LEP,n° 3, 2003, pp. 51-58.

7 [col. précédente] Les milieux catholiques ultraconserva-teurs s’opposent à un enseignement d’éducation à lacitoyenneté qui présenterait des législations récentes,comme par exemple sur le mariage des homosexuels.

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Le congrès a été placé sous le signe du dépas-sement du mythe de l’oubli par son principalorganisateur, l’historien Santos Juliá. Ainsi a-t-il rappelé la présence de la mémoire de laguerre civile dans la conscience collectiveespagnole dès ses débuts, malgré sa réductionà l’invisibilité ou à l’exil imposés tout au longdu franquisme. Il a également relié la manifes-tation à l’éducation à la citoyenneté des Espa-gnols d’aujourd’hui, seule une connaissancesolide du passé permettant de mieux affronterle présent et l’avenir d’une société.

Parmi les présentations qui ont ponctué lestrois jours de débats du congrès, il faut toutd’abord évoquer la présence de témoins de lapremière heure, comme Jorge Semprún, qui aconnu l’exil, la résistance et la déportation…Son message s’est centré sur la nécessité de nepas confier le récit de la guerre aux ancienscombattants, de rejeter les mythes de la guerresainte défendus par l’Église catholique, dereplacer la République dans son cadre derégime démocratiquement élu; mais il a égale-ment reposé la question des dissensions ausein du camp républicain et d’une vision troppolarisée des événements, terminant sur lacitation du roman L’Espoir de Malraux: «Il y ades guerres justes, mais pas d’armées justes.»

Une myriade de conférencesLes conférences se sont ensuite articuléesautour de sessions thématiques, comme «Laguerre, la révolution et l’intervention étran-gère », où les historiens ont confronté leursinterprétations, sur la base de l’historiographiepassée et présente, montrant parfois leursdésaccords. Gabriele Ranzato a présenté lathèse traditionnelle d’une non-interventiondes puissances démocratiques étrangères quiaurait été basée sur la peur d’un détourne-ment de cette aide en faveur d’une révolution.

Enrique Moradiellos a réfuté l’idée d’uneexplication bipolaire de deux Espagnes face àlaquelle il fallait prendre parti. Il a proposéd’examiner au contraire un contexte espagnolplus complexe, composé d’au moins troisEspagnes, porteuses de tensions collectives: lesréformateurs, les réactionnaires et les révolu-tionnaires. Angel Viñas, à la lumière de l’ou-verture récente des archives des services secretsanglais, français et russes, a présenté de soncôté la non-intervention anglaise comme unedécision idéologique du Foreign Office visantà lutter contre le communisme. Il a affirméque, dès 1936, les services anglais avaient plei-nement connaissance des aides apportéesmassivement par Mussolini à Franco. Ilssavaient donc à quelles conséquences tra-giques menait la non-intervention…

Une deuxième série thématique s’est attelée à«L’économie, la société civile et la culture».Carlos Barciela a présenté le rôle de l’écono-mie dans le conflit, marquée au début parl’avantage républicain (capital industriel et orde la Banque d’Espagne), puis favorable aucamp franquiste grâce à l’aide étrangère quis’est manifestée à plusieurs moments décisifspour sceller la victoire. Michael Siedman s’estpenché sur deux aspects de la vie quotidienneà l’arrière: l’alimentation et l’argent. Il a ainsiévoqué la guerre vécue par la société civile,souvent oubliée, avec ses aspects peu traitéscomme le problème de la guerre des devises.En effet, l’émission de billets républicains atrès vite été concurrencée par une monnaie dugouvernement nationaliste de Burgos ; ainsi,au fur et à mesure de leur avancée, les valeursrépublicaines devenues caduques ont précipitéles habitants dans la ruine. Ces aspects qui ontmarqué la mémoire collective des vaincus etles ont parfois conduits à l’exil ont constituéune part importante du conflit civil qui révèle

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son extension au-delà des opérations mili-taires.Andrés Trapiello a aussi évoqué un nou-veau corpus de sources en exploration, lestranscriptions littéraires inédites. En effet, siles récits de guerre d’écrivains confirméscomme Orwell, Hemingway, Malraux ouMachado ont été pris en compte par l’histo-riographie, ceux d’auteurs moins prestigieuxont été occultés. Parfois, certains supports lit-téraires ont même été détruits, comme lesmanuels de littérature républicains. L’intérêtpour ce nouveau champ d’investigation, pour-rait révéler, selon Trapiello, une multituded’«Espagnes» en présence, celle de l’exil, celledes représentants d’une droite en rupture avecle franquisme, celle des témoins d’alors quiosent désormais écrire, etc.

Une dernière session thématique s’est tournéevers «La répression, l’exil et leurs mémoires».Javier Rodrigo a présenté ses recherches cri-tiques sur la violence terrifiante des premiersmois de la guerre, osant affronter les massacresqui ont été perpétrés dans les deux camps, touten distinguant l’asymétrie des formes des exé-cutions. Cette présentation a soulevé de vivesréactions, notamment de la part de descen-dants de victimes pour qui la mémoiremythique des vaincus rejette toute idée de vio-lence politique républicaine. Geneviève Drey-fus-Armand a ensuite évoqué l’exil républi-cain, en particulier vers la France, en l’insérantdans la continuité des années qui suivirent: ladure réalité des camps «d’accueil», l’instru-mentalisation des internés comme travailleursdans le Nord, leur sort tragique durant lesdéportations nazies. Javier Garciadiego a pré-senté l’accueil plus solidaire des réfugiés intel-lectuels espagnols au Mexique, qui ont fondéun centre de recherche et d’enseignement, «LaMaison d’Espagne». Eric Ucelay a évoqué ladialectique complexe entre l’histoire et une

mémoire en quête de légitimité. Il a évoqué leconcept de «mémoire liquide», emprunté àZygmunt Baumann, pour représenter cettenavigation entre les souvenirs personnel etcollectif, mêlant oublis, commémorations,idéologies, rituels et recherche de légitimité.

Le congrès a également proposé un grandnombre d’ateliers portant sur les origines duconflit, l’économie, l’intervention étrangère,les mentalités au sein des groupes militaires,l’Église, la propagande, la presse, les écrivainsdans le conflit, l’art et le cinéma face à laguerre, les prisons, la violence et la répression,les Brigades internationales, la vie quoti-dienne, l’exil et les archives utiles à larecherche… L’affluence a été massive et lesdiscussions parfois vives. Les exposés et lesdébats ont permis de redécouvrir la guerrecivile sous de nouveaux angles de recherche:par exemple, l’expérience peu étudiée desfemmes dans les deux camps en lutte; le cas derégions isolées comme la Cantabrie durant lespremiers mois du conflit ou au contraire duLevant à la fin de la guerre; le rôle du cinémadans un conflit qui a été l’objet d’une propa-gande de masse dans les deux camps enguerre; etc. Mentionnons aussi l’intérêt d’unnouvel éclairage sur l’alternative des collectivi-sations républicaines, détruisant quelquesmythes quant à leur manque de structure et devision à long terme ; mais aussi l’étude desconséquences du conflit pour l’immigrationd’après-guerre dans des régions peu abordéescomme le Brésil, l’Argentine ou Cuba.

L’hommage aux hispanistes de la premièreheureIl faut relever l’hommage rendu à ceux qui, lespremiers, s’étaient penchés sur l’histoire de laguerre civile espagnole, à l’aide d’archivesencore peu accessibles : Maryse Bertrand,

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Ronald Fraser, Gabriel Jackson, Edward Male-fakis et Stanley G. Payne étaient présents.

Maryse Bertrand Muñoz a évoqué une visioncritique de la littérature de guerre malgré unepremière étape difficile marquée à l’époquepar la censure de sa thèse. Seule femme hispa-niste présente, elle a retracé ses débuts pas-sionnés mais aussi semés d’obstacles, ainsi queson intérêt pour l’« intrahistoria », l’histoireentre les lignes selon le néologisme introduitpar Miguel de Unamuno.

Ronald Fraser, par une approche d’histoiresociale et orale, a affronté la responsabilité col-lective consistant à récupérer la mémoire desEspagnols. Pour ce faire, il a réuni des témoi-gnages «d’anciens» de la guerre en les enri-chissant d’une analyse sociale du conflit.Gabriel Jackson, qui vit en Catalogne depuisplus de vingt ans, s’est attaché à l’histoire del’Espagne en tant que jeune étudiant au coursdes années 1960. Son engagement pour lesdroits humains l’a poussé à chercher les causesde la chute de l’agonie de la République espa-gnole. Edward Malefakis, intéressé par la ques-tion agraire durant la guerre civile au coursdes années 1950, est devenu un historien de laquestion espagnole. Il a insisté, dans le cadrede la polarisation historiographique espagnoleactuelle, sur la nécessité d’une action éthiqueprônant le dépassement des silences de l’histo-riographie. Il a encouragé les acteurs actuels àoser aborder les zones d’ombre du passé.Enfin, Stanley G. Payne, spécialiste du fran-quisme, a incarné par sa présence l’étudeconservatrice des figures de la guerre civile.

La mémoire néofranquisteComme nous l’avons vu, l’usage public del’histoire n’a pas échappé au déferlement detoutes les révisions possibles. Les fantômes du

franquisme ont réinvesti la scène de lamémoire collective depuis quelques années etleur visibilité s’est illustrée dans le cadre du 70e anniversaire. Outre l’essor de publicationsrévisionnistes relayées par les médias, la tenued’un «contre-congrès», quelques jours avantla manifestation susmentionnée, a servi de tri-bune publique à l’«historiographie» néofran-quiste. L’Université catholique madrilène(CEU), avec le soutien de l’Association catho-lique des Propagandistes, a ainsi organisé unimposant « contre-congrès » à Madrid, « LaRépublique et la guerre civile, septante ansaprès». Pío Moa et quelques autres réaction-naires révisionnistes l’ont évidemment animé.

II. LES MANIFESTATIONS PUBLIQUESDE LA MÉMOIRE EN 2007

Deux symboles se sont trouvés au cœur descélébrations commémoratives de 2007 :l’hommage, 70 ans après, aux victimes dumassacre de Guernica et, après cette série deremémorations de la guerre depuis 2006, letemps d’un autre espace mémoriel : la transi-tion «pacifique». C’est en effet en 1977, aprèsle long règne franquiste, que les citoyensespagnols ont retrouvé la démocratie par lavoie des urnes.

Guernica, lieu de mémoireGuernica est peut-être l’épisode le plus triste-ment célèbre de la guerre d’Espagne. Le 26 avril1937, les avions de la Luftwaffe, en accord avecles franquistes, bombardent la ville basque unjour de marché faisant près d’un millier de vic-times civiles8. La propagande de Franco a faitcroire que les républicains avaient eux-mêmes

8 Les estimations oscillent entre 800 et 1000 morts(Bartholomé Bennassar, La guerre d’Espagne et ses lende-mains, Paris, Perrin, 2004).

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incendié la ville. Ce mensonge a eu droit decité en Espagne jusqu’à la fin de la dictature.

Cet emblème victimaire a été médiatisé dansle monde entier par le Guernica que Picasso aréalisé pour la République en 1937. Il a étéexposé la même année dans le pavillon espa-gnol de l’Exposition universelle de Paris. Il estresté 40 ans en exil à New York, jusqu’à la finde la dictature, avant d’être accroché à Madrid.C’est ici tout le poids de l’usage public de l’his-toire qui s’affirme. En effet, souligne LionelRichard, si elle n’avait pas inspiré à Picasso«un chef-d’œuvre en hommage aux victimes, ladestruction de Guernica serait-elle restée dans la«mémoire de l’humanité»? Limité à des livres,fussent-ils d’éminents historiens, son souveniraurait sans doute été conduit à s’estomper» 9.

À Guernica comme dans le reste de l’Espagne,de multiples expositions et colloques ont com-mémoré le tragique anniversaire. Le Musée dela Paix de Guernica a ainsi mis l’accent sur unecritique des usages publics de l’histoire et desrécits nationaux en dédiant une exposition auxreprésentations de la guerre civile dans lesmanuels scolaires espagnols10. Celle-ci a tentéde montrer comment la mémoire du conflitavait été transmise, à travers l’éducation natio-nale, l’école étant un lieu stratégique de laconstruction de la citoyenneté et de lamémoire. À ce titre, l’enseignement de l’histoirea occupé une place prépondérante, sa fonctionayant toujours été de «forger des Espagnols»11.

Le franquisme n’a cessé de privilégier une his-toire impériale et nationale-catholique del’«hispanidad», au service des vainqueurs duconflit. Une troupe basque, Tanttaka Teatroa,en a d’ailleurs offert une satire par un spec-tacle, El florido pensil, mettant en scène unereconstitution humoristique de l’enseigne-ment à l’époque12. Son succès a montré l’inté-rêt encore vif du public espagnol pour cetteremémoration 13. Du côté républicain, dupoint de vue des «vaincus», la guerre civile atoujours été présentée comme une lutte pourla liberté et la démocratie, avec l’imagemythique d’une République détentrice de cesvaleurs.

Éloge de la « transition démocratique »Les Espagnols ont également eu l’occasion decélébrer un autre événement lié à la mémoirehistorique, «le temps de la transition». Cettemémoire de la réconciliation idéalisée de l’Es-pagne par le retour à la démocratie a été aucœur d’une exposition du Cercle des Beaux-Arts de Madrid, sous l’égide de la FondationPablo Iglesias14. Zapatero, chef du gouverne-ment et fer de lance du projet de «loi de récu-pération de la mémoire historique », a misl’accent sur l’idéal de réconciliation : « LesEspagnols étaient bien conscients de la nécessitéhistorique de mettre fin à la fatalité de leur non-rencontre, de l’intolérance enracinée, des impo-sitions arbitraires et de l’inégalité.» 15 Alfonso

9 Lionel Richard, « Guernica, un crime franquiste », LeMonde Diplomatique, avril 2007.10 Asignatura pendiente: el estudio de la Guerra Civil en losmanuales escolares, Guernica, Musée de la Paix, 20 avril-17 juin 2007.11 Juan Sisinio Pérez Garzón, Eduardo Manzano, RamónLópez Facal & Aurora Rivière, La gestión de la memoria, lahistoria de España al servicio del poder, Barcelona, Crítica,2000, p. 7 pour la citation dont l’auteur est Pérez Garzón.

12 Pièce de théâtre élaborée à partir de l’ouvrage d’AndrésSopeña Monsalve, Memoria de la escuela nacionalcatólica,Barcelona, Crítica, 1997.13 Lors de sa création en 1997, plus de 2000 représenta-tions avaient été données dans toute l’Espagne. Cet été àMadrid, dix ans après, l’affluence a encore été importante.14 Pablo Iglesias Posse (1850-1925) a été l’un des princi-paux fondateurs du Parti socialiste espagnol.15 Catalogue de l’exposition édité par la Fondation PabloIglesias, Tiempo de Transición (1975-1982), Madrid,Fondation Pablo Iglesias, 2007.

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Guerra, l’actuel président de la FondationPablo Iglesias, a aussi proposé une visiontéléologique de la transition faisant remonterl’élan démocratique espagnol au début desannées 1970. Selon lui, le changement était enmarche dans une Espagne prête à accueillirune structure constitutionnelle. Précisons qu’ilavait lui-même milité clandestinement dès lesannées 1970, devenant l’un des dirigeants duParti socialiste espagnol (PSOE). Il a étédéputé en 1977, puis l’un des principauxauteurs de la Constitution de 1978. Enfin, de1982 à 1991, il a occupé le poste de vice-prési-dent du gouvernement de Felipe Gonzalez. Sareprésentation du «temps de la transition» estcelle de la réconciliation des Espagnols expri-mant «leur désir de voir définitivement cicatri-sées les blessures produites par la violence» de laguerre civile, ce qui les relie à la tentative pro-gressiste de la Constitution républicaine de1931 16. L’accent est ainsi mis sur un autremythe, celui de la paix consensuelle. Il s’agit derendre hommage à une génération qui a sumettre au point les règles fondamentales de lacohabitation actuelle.

Le visiteur était invité d’emblée à interpréterla transition en ce sens. «Elle a été un temps deconsensus, dont on veut laisser une trace avecl’espoir qu’elle contribue à la construction civi-lisée du futur. »17 La mémoire de la guerrecivile, exacerbée depuis quelques années,génère de la saturation chez certains Espa-gnols. L’année 2007 a ainsi permis un apaise-ment symbolique autour d’une identité espa-gnole positive. Pourtant, il est important derappeler que la transition n’a pas été sans dif-ficultés et, comme son nom l’indique, n’a passignifié une plongée immédiate vers un idéal

démocratique « en actes », effectif. S’il étaitbien «en puissance», potentiel, le projet d’uneEspagne démocratique a dû naviguer entreplusieurs écueils. Mentionnons par exemplele résultat des votations durant ce «renouveaudémocratique ». En juin 1977, les électionsdonnent la majorité à un conglomérat cen-triste, l’Union du centre démocratique(UCD), dirigée par un ancien haut-membrede l’appareil franquiste, Adolfo Suarez, avec34,52 % des votes et 165 sièges, devant lagauche socialiste (29,20% et 118 sièges). Ladroite de l’Alliance populaire (AP), le parti dela continuité franquiste, n’obtient que 8,05%des voix et 16 sièges. Or, en octobre 1982, unan après une tentative de coup d’État militairemanquée 18, les résultats électoraux ont évo-lué. Les socialistes l’emportent avec 48,34%et 202 sièges. L’UCD s’effondre, avec seule-ment 6,47% et 11 sièges, mais surtout, l’APnéofranquiste progresse, obtenant 26,48% et107 sièges. L’image d’une transition pacifiqueet consensuelle est mise à mal par les urnes. Enoutre, cette étape d’ouverture démocratique estmarquée par la pression populaire de manifes-tations et de grèves massives et nombreusesrevendiquant des changements sociaux.

Mythe ou réalité ?L’avis des historiens critiques est, en ce sens,en rupture avec la volonté politique d’asso-cier cette période à un mythe pacificateur.Santos Julià met ainsi l’accent, dans le cata-logue de l’exposition, sur les incertitudes quirégnaient à la fin de la dictature quant à l’ave-nir du pays et sur une autre vision moinsidéalisée de l’époque de la transition. Ilmontre ainsi le contraste entre les mobilisa-tions populaires, en majorité favorables à la

16 Ibid., pp. 13-19.17 Ibid.

18 Le 23 février 1981, le colonel de la Garde civile AntonioTejero a tenté un coup d’État aux Cortès.

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rupture, et la politique officielle, promue parle roi Juan-Carlos, qui nomme des représen-tants gouvernementaux issus de l’ancienrégime pour qu’ils réalisent des réformesmodérées. L’ancien ministre de l’informationet du tourisme de Franco, Manuel Fraga, estainsi chargé de la vice-présidence et des attri-butions gouvernementales 19. Cet autre visagede la transition démocratique à l’écoute desmilieux conservateurs, que Julià nomme unepolitique de caméléon, ne correspond pasaux changements radicaux de l’imaginairecollectif du « temps de la transition ». Lesréformes ont été le fruit de lentes négocia-tions, entre une peur de voir ressurgir desviolences militaires et la pression de groupespolitiques mobilisant une population vou-lant rompre avec le franquisme. Il a enfinfallu compter sur une loi d’amnistie qui apréféré l’effacement de la dictature à laconfrontation avec le passé.

Ce point de vue de l’historien en décalage avecle discours politique de la transition n’apparaîtpas dans le dédale des panneaux destinés à unlarge public, moins sensible à une lecture entreles lignes. L’usage de l’histoire est une nouvellefois l’objet d’une mise en scène politique, enmarge de toute réflexion historiographique.

Usages mémoriels à venirNul doute, après ce survol de l’usage public del’histoire contemporaine en Espagne, que cetteflamme mémorielle n’est pas prête des’éteindre. La prochaine «loi de récupérationde la mémoire historique» ne va pas manquerde la promouvoir. 2008 doit marquer la com-mémoration de la Constitution espagnole.2009 correspond à l’anniversaire de la fin de laguerre civile… Pourtant, malgré toutes ces

célébrations, et en dépit du chemin parcourudepuis la fin du franquisme, la société civileespagnole se trouve encore au seuil de la récu-pération «critique» de sa mémoire historique.Le travail des historiens et celui de l’éducation,en interaction avec l’usage politique du passé,en sont encore à leurs débuts, contrairementaux apparences. D’ailleurs, pour de nombreuxhistoriens, ce travail est sans fin, dans lamesure où, comme le dit Julio Aróstegui, nousne pourrons jamais «penser que nous détenonsune réponse définitive nous permettant de com-prendre ce que nous montrent ces paysages dupassé» 20.

19 Catalogue de l’exposition, Tiempo de…, op. cit.,pp.21-46.

20 Julio Aróstegui, Por qué el 18 de julio… Y después,Barcelone, Flor del viento ediciones, 2006, p. 24.

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Aux origines de la concurrence des mémoires de la guerre civile 21

Il faut souligner que les mémoires antagonistes de la guerre civile ont été élaborées dès lespremières heures du conflit. Les deux camps ont ainsi raconté la guerre dans un vaste effortde propagande. L’histoire s’est souvent mêlée au mythe : pour les républicains, il fallaitdéfendre la démocratie contre le fascisme; pour les franquistes, il fallait défendre la civili-sation occidentale contre le bolchévisme. Tous exposaient les atrocités de l’adversaire.L’identité politique définissait alors la mémoire 22.

Il y a aussi eu la mémoire induite par les récits de ceux qui sont venus en Espagne pourtémoigner, forgeant l’opinion internationale : reporters, photographes, écrivains, etc.(Robert Capa, Saint-Exupéry, Malraux, Orwell, Hemingway, etc.) qui ont projeté leurpropre point de vue sur les événements… 23

Après le conflit, c’est la mémoire des vainqueurs qui s’est imposée, occupant la scène del’histoire officielle imposée aux politiques, aux médias, aux écoles, etc. La mémoire desvaincus subsistait clandestinement, ou parmi les républicains en exil, comme dans le cas del’historien Manuel Tuñón de Lara 24. Quelques contributions étrangères comme Le laby-rinthe espagnol, de Gerald Brennan (1943) ont posé les premières pierres d’une explicationde l’extérieur.

Au cours des années 1960, avec la phase d’ouverture du régime de Franco, la mémoire offi-cielle a consisté à célébrer la réconciliation nationale par un autre mythe, celui des «25 ansde paix». Pour Santos Julià, les étudiants qui protestaient contre Franco dès 1956 exigeaientdéjà de sortir du mensonge des vainqueurs25.

Les recherches historiques pionnières sont venues de l’extérieur. Il s’est agi de jeunes cher-cheurs, anglo-saxons et français, ne dépendant pas du gouvernement franquiste, commeGabriel Jackson, Edward Malefakis, Hugh Thomas, Burnett Bolloten, Herbert Southworth,Pierre Vilar, Emile Témime, Pierre Broué, Guy Hermet, Bartholomé Benassar, entre autres.Leurs premières publications remontent aux années 1960.

21 Ces précisions complètent les informations apportées par l’article de François Godicheau dans le présent volume et parla contribution de Mercedès Yusta mentionné dans la note 6.22 François Godicheau, La guerre d’Espagne, de la démocratie à la dictature, Paris, Découvertes Gallimard, 2006, pp. 116-119.23 Paul Preston, Idealistas bajo las balas: corresponsales extranjeros en la guerra de España, Madrid, editorial Debate, 2007.24 José Luis de la Granja Sainz, Ricardo Millares Palencia & Alberto Reig Tapia, Tuñón de Lara y la historiografía española,Madrid, Siglo XXI, 1999, p. 164.25 José Andrés Rojo, No hubo olvido ni silencio, El País, 2 janvier 2007.

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En retour, le Ministère de l’Information et du Tourisme espagnol a répondu au succès deces historiens en mandatant un ex-jésuite, Ricardo de la Cierva, pour réactualiser la versionfranquiste de la guerre civile…

À la mort de Franco, la peur d’un nouveau conflit a marqué la transition démocratique, uneconvention d’amnistie excluant du débat les arguments politiques liés à la guerre civile.Pourtant, le sujet n’a pas été tabou. Il n’y a pas eu de «pacte de silence», au contraire. Unegénération d’historiens ayant milité contre le franquisme a continué la recherche et ses résul-tats ont été connus au cours des années 1980 (par les médias, des colloques, des publica-tions). Les estimations du nombre de victimes ont été affinées, des mythes comme l’inévita-bilité de la guerre ont été corrigés. Comme le souligne François Godicheau 26, cettehistoriographie de la transition a grandement amélioré la connaissance des faits, notammentpar rapport aux travaux d’histoire locale, mais elle n’a pas remis en question les cadres d’in-terprétation globale des grandes synthèses des années 1960. Soulignons toutefois les travauxpionniers de Ronald Fraser pour l’histoire orale de la guerre civile27. Ces années ont aussisuscité des thématiques novatrices comme les études d’Angel Viñas sur l’aide économiqueextérieure décisive qui a été apportée aux deux camps28.

Les commémorations des anniversaires de la guerre civile ont ensuite rythmé la productionhistoriographique et les manifestations antagonistes de sa mémoire.

26 François Godicheau, La guerre d’Espagne, op. cit., p. 119.27 Recuérdalo tú y recuérdalo a otros, Barcelone, Crìtica, 2001 (1979).28 Voir Juan Andrés Blanco Rodríguez, El registro historiográfico de la guerra civil, 1936-2004, in Julio Aróstegui & FrançoisGodicheau (éds), Guerra civil, mito y memoria, Madrid, Marcial Pons, 2006, (actes d’un colloque de 2004 à la Casa Velás-quez, Madrid) p. 388.

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160 Le cartable de Clio, n° 7 – Récit d’une visite d’Auschwitz-Birkenau, juillet 2007 – 160-178

AUSCHWITZ 1, À OSWIECIM

Arrivée au Musée d’Auschwitz. Des cars sontalignés qui ont déjà déversé quelques flots detouristes, même s’il est encore tôt. On entrepar un accueil qui ressemble à tous les accueils.L’entrée est libre, mais la plupart des visiteurssuivent un guide.

Au fond de la première cour, le fameux portailArbeit macht frei attire tout de suite le regard. Ilnous fait pénétrer sur les lieux du premiercamp d’Auschwitz 1, érigé dans une vieillecaserne militaire, tout d’abord destiné à desprisonniers polonais. Sa surface est assezréduite, les bâtiments de brique sont alignés,entourés de miradors et de barbelés.

En se promenant dans le camp, il est difficilede percevoir la nature exacte de ce que l’on

voit. Qu’est-ce qui a été reconstruit? Qu’est-cequi est authentique? En réalité, c’est toujoursun peu les deux à la fois. Et ce qui a été recons-truit l’a été pour nous rendre compte de la réa-lité de l’époque de cette barbarie.

Des lieux particuliers, et surtout les commen-taires des guides, nous renvoient à l’horreurconcentrationnaire. Le block de l’infirmerieétait l’antichambre de la mort. Mais aussicelui des ignobles expériences médicales deMengele. Le block dit de la Justice était celuides châtiments et des mauvais traitements.Ses caves sombres et minuscules nous suggè-rent le pire. Les fleurs déposées au fond de lacour des exécutions, qui était cachée par unmur, nous rappellent que le site d’Auschwitz 1est aussi un cimetière. Ce que nous indiquentégalement avec force la chambre à gaz et lefour crématoire situés tout au fond du camp,

RÉCIT D’UNE VISITE D’AUSCHWITZ-BIRKENAU, JUILLET 2007

Une douzaine d’enseignants et didacticiens d’histoire, tessinois pour la plupart d’entre eux, onteffectué un voyage d’une semaine en Pologne, financé en partie par la Fondation pour l’Éducationà la Tolérance [www.set-toleranz.ch], en association avec la Loge B’nai B’rith de Zurich. Mme ErikaGideon avait décrit cette proposition de soutien à des voyages à Auschwitz-Birkenau dans notrerevue [Le cartable de Clio, n° 4, 2004, p. 325].

L’occasion a ainsi été donnée à ces enseignants et didacticiens de visiter le site d’Auschwitz-Birkenau,mais aussi la ville de Cracovie, son quartier juif et son ancien ghetto. Ils ont également assisté à desconférences et à une rencontre avec des collègues polonais.

Ce récit a été rédigé par Charles Heimberg, en collaboration avec Mari Carmen Rodriguez, ainsiqu’avec Monique Eckmann, qui avait conçu le programme du voyage.

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Les usages publics de l’histoire 161

les seuls que les Allemands n’ont pas détruitsavant de s’enfuir fin janvier 1945, probable-ment parce qu’ils n’étaient plus en fonction.

Notre groupe d’enseignants a eu accès à unblock dans lequel on avait maintenu, oureconstruit, la configuration de la « vie »concentrationnaire : pièces sombres, espacesréduits au strict minimum, alignements desanitaires, empilements de lits… Des restesd’inscriptions allemandes exigent le calme etle silence. Dans un autre block, ce sont despièces à conviction qui nous ont été présen-tées: par exemple, un morceau de masque àgaz, un récipient qui contenait le fameux gazZiklon B de l’IG Farben, l’un de ces horriblespommeaux de douche fictifs, que l’on aretrouvés dans les débris des crématoires, etqui devaient tromper les condamnés. Parceque les nazis ont tout fait pour effacer les

traces de leurs crimes, parce que les victimesde cette barbarie ont tout fait pour que cestraces puissent exister, parce que le négation-nisme survit à toutes les preuves mais ne peutpas être combattu sans elles, ces objets jouentun rôle essentiel.

Mais la plupart des blocks renferment desexpositions, Pour une grande partie d’entreelles, ce sont des expositions nationales quiévoquent la déportation du point de vue d’unpays ou d’une communauté de provenance.Elles sont très différentes par leurs contenus,mais surtout par le fait qu’elles ne datent pastoutes de la même époque. On y retrouve ainsiune pluralité d’espaces et de temporalités quinous révèle deux dimensions essentielles de celieu: il renferme une multitude de mémoiresqui correspondent chacune à la vaste ampleurterritoriale de la terreur nazie; mais il donne

Auschwitz 1, © ChH

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162 Le cartable de Clio, n° 7

aussi à voir une évolution de ces mémoires aufil du temps qui pourrait nous en faireconstruire une histoire.

L’exposition italienne est par exemple parmiles plus anciennes. Elle consiste à faire circu-ler le visiteur le long d’un boyau présentantdes images et des bribes de documents écrits.Elle s’ouvre avec une image d’Antonio Gram-sci. Elle se clôt sur un poème de Primo Levi.D’une victime politique du fascisme à unevictime juive de la déportation, miraculeuse-ment rescapée, on retrouve là l’essentiel del’évolution de la mémoire de la Shoah. Dansun premier temps, et pendant longtemps, lesvictimes de la barbarie nazie n’ont pas étédésignées comme juives. Désormais, cela acomplètement changé, au risque, dans cer-tains cas, d’occulter la mémoire des résis-tants, des opposants politiques et d’autresminorités persécutées. Ce qui n’est pas dutout le cas à Auschwitz 1.

L’exposition française présentée dans unautre block est beaucoup plus récente.Quelques parcours singuliers comme celui deCharlotte Delbo sont évoqués en relationavec des faits historiques plus généraux. Unportait de Marianne Cohn, cette jeunefemme qui avait été arrêtée et assassinée àVille-la-Grand par la Gestapo parce qu’ellefaisait passer des enfants juifs sur le territoiregenevois nous relie directement à notrepropre territoire et aux mémoires qu’il ren-ferme. De même pour ces enfants d’Izieu quiont péri à Auschwitz parce que Sabine Zlatinn’est pas parvenue à les faire passer en Suisse.

Une conférence d’Henryk Swiebocki, historienau Musée d’Auschwitz-Birkenau, a permisd’évoquer à la fois cette double modalité dedestruction perpétrée par les nazis, l’exter-

mination directe, mais aussi l’assassinat déli-béré par des conditions d’internement par-faitement inhumaines ; ainsi que cette néces-sité absolue pour les victimes de faireconnaître la réalité de ce qu’ils vivaient enproduisant des traces. Quelques très rarestentatives d’insurrection ou de fuite, toutesnoyées dans le sang, ont également été men-tionnées. Avec quelques exceptions quiredonnent de l’espoir sans rien changer à laréalité globale de ces faits. C’est le cas parexemple de ce résistant polonais qui s’est faitdélibérément interner à Auschwitz 1 pourorganiser la Résistance. Ou de ces fuites enuniforme allemand de la part de déportés neparlant pas un mot de la langue de leurs tor-tionnaires. Mais au final, malheureusement,les chiffres parlent clairement : plus d’unmillion de victimes, à peine plus d’une cen-taine de fuites réussies.

Le Musée d’Auschwitz comprend des archiveset des collections. On peut citer parmi ellestoutes ces œuvres artistiques que les nazis ontfait exécuter pour leur propre plaisir ; et à l’in-verse, ces œuvres-témoignages réalisées pard’anciens déportés pour documenter leurexpérience. C’est là un autre vecteur encore dela transmission de la mémoire.

Sur le site d’Auschwitz 1, les nombreux visi-teurs qui défilent et s’entassent dans lesblocks parlent un grand nombre de langueseuropéennes. Sans doute parce que tous ceuxqui ont été déportés sur ce terrain prove-naient d’un aussi grand nombre de nations. Ya-t-il en effet plus international que ce lieude mémoire là ? Il incarne bien sûr la destruc-tion des Juifs d’Europe. Mais il est peut-êtreaussi en quelque sorte le lieu le plus symbo-lique de la négation de l’internationalisme,au sens d’une solidarité humaine avec tous

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Les usages publics de l’histoire 163

les contemporains, quelles que soient leursidentités, leurs appartenances, leur territoirede vie.

En réalité, le site d’Auschwitz-Birkenau corres-pond à trois lieux très différents : le campd’Auschwitz 1 qui a fonctionné dès 1940; celuid’Auschwitz 2-Birkenau, construit sur le ter-rain dit de Brzezinka, où se trouvait notam-ment un bois de bouleaux, et conçu pour ladestruction de masse qui a démarré fin 1941;mais aussi, sept kilomètres plus loin, celuid’Auschwitz 3-Monowitz, dès 1942, avec lecamp de Buna, qui ne se visite malheureuse-ment pas. Les déportés qui s’y trouvaient tra-vaillaient pour une entreprise de l’IG Farben-industrie installée juste à côté. Commed’autres sous-camps installés en Haute-Silésie,il concernait ceux des déportés considérés

comme aptes au travail au moment de la sélec-tion. Ou bien sûr d’autres déportés qui, n’étantpas juifs, n’avaient pas été soumis à cette sélec-tion. Cet aspect d’Auschwitz-Birkenau, dans lamesure où il est directement relié à l’industrieallemande de l’époque, et par conséquent à ladimension économique de la criminaliténazie, aurait mérité d’être mieux donné à voiraux visiteurs d’aujourd’hui.

AUSCHWITZ 2 – BIRKENAU

Les voies de chemin de fer et les rampes d’Au-schwitz soulignent les différentes étapes de latragédie. Au début, les trains arrivaient direc-tement à l’entrée d’Auschwitz 1. C’est notam-ment parce qu’Oswiecim était située près d’unnœud ferroviaire que les criminels nazis

Auschwitz 2 – Birkenau, © ChH

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164 Le cartable de Clio, n° 7

construisirent Birkenau à trois kilomètres delà. À mi-chemin, le long de la ligne ferroviaire,la Judenrampe a fonctionné comme lieu desélection durant une première phase de lamise en œuvre de la Solution finale. Puis, dèsl’été 1944, alors qu’Auschwitz-Birkenau étaitsurtout utilisé pour la mise à mort des Juifshongrois, entra encore en fonction la rampesituée au cœur de Birkenau, après la célèbreporte-guérite.

Vers la Judenrampe, sur un quai isolé, unwagon unique rappelle le lieu où débarquè-rent des déportés de toute l’Europe, triésimmédiatement en deux groupes distincts : lescondamnés au gazage et les condamnés auxtravaux forcés. Les uns marchaient vers leschambres à gaz de Birkenau, les autres, versAuschwitz 1 ou vers des baraquements del’immense camp d’Auschwitz 2.

Arrivé au camp de Birkenau, à peine a-t-ilidentifié la fameuse porte-guérite par laquellearrivaient les trains que le visiteur est immé-diatement frappé par l’ampleur des lieux. Unelongue file de baraquements se prolonge àperte de vue, de même que des vestiges bienplus nombreux encore dont on a restauré lesseules cheminées. Ici, plus moyen de penserqu’il s’agit d’autre chose. Le site, que les nazisavaient même le projet de rendre encore deuxfois plus grand, n’a pas eu d’autres fonctions;il était bien à la taille de l’objectif monstrueuxqui l’avait fait construire, la destruction desJuifs d’Europe.

Le régime national-socialiste, qui s’en est aussipris aux Tsiganes et à d’autres catégories de lapopulation comme les homosexuels, visaitl’asservissement de l’humain et sa destructionpar la faim, l’épuisement, l’insalubrité, lesmaladies, la violence, le froid, les rats… Des

conditions de détention abominables aux-quelles on ne survivait en principe quequelques mois au maximum.

Un certain nombre de baraquements sontreconstruits à Birkenau, pour donner une idéedes effroyables conditions matérielles de lasurvie en ces lieux. Mais cet espace derecueillement se présente comme d’autantplus abstrait que les chambres à gaz et fourscrématoires ne sont plus que des amas deruines suite à leur dynamitage par les Alle-mands en janvier 1945.

La muséographie des lieux est discrète, maisfort pertinente. De temps en temps, un pan-neau reproduit sur les lieux mêmes où ellesont été prises, et avec la même orientation, lesquelques photographies de l’époque dont dis-posent les archives.Ainsi la rampe de Birkenauet les scènes de sélection des Juifs hongroissont-elles exposées face au portail-guérite ;ainsi les fameuses images prises par des Son-derkommandos depuis la chambre à gaz n° 5sont-elles présentées face au bois où des corpsde victimes étaient amoncelés ; ainsi cesimages de Juifs hongrois désespérés, attendantcouchés dans ce même bois de bouleaux, sont-elles reproduites sur ces lieux où, désormais,les oiseaux ont recommencé à chanter.

Vers la chambre à gaz n° 4, un panneau rap-pelle aussi l’un des rares épisodes de résistancearmée, la révolte des Sonderkommandos d’oc-tobre 1944. Elle fut déclenchée par le fait qu’ilsavaient bien compris qu’ils allaient sans douteêtre rapidement tous liquidés. Elle permit dedétruire l’un des crématoires. Mais elle se ter-mina dans un véritable bain de sang.

Les zones dites du Kanada sont celles où lesdéportés étaient dépouillés de leurs affaires

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Les usages publics de l’histoire 165

personnelles et de leurs vêtements. C’est donclà qu’on a retrouvé, à la libération du camp, cesamoncellements d’objets qui attestent à la foisla réalité de la déportation et sa dimensiongigantesque.

La visite de ce site immense de Birkenau, quiest d’abord un lieu d’hommage et de recueille-ment, se clôt sur la visite du « sauna », cetendroit où tous les détenus qui étaient destinés

au monde concentrationnaire devaient sedoucher, se désinfecter, puis revêtir leur tenuede déportés. On suit ainsi leur parcours envoyant des objets qui leur ont appartenu. Maissurtout, on découvre une très émouvanteexposition de photographies retrouvées dansleurs valises. Elle nous rend compte de la vieantérieure, joyeuse et normale, de ces famillesjuives dans des villages polonais d’avant laguerre.

Les camps d’extermination allemands installés en Pologne

Il y en a eu six en tout.

Auschwitz-Birkenau, le plus emblématique, a d’abord été créé en 1940 comme camp de

concentration pour y enfermer les élites polonaises. Il est aussi devenu par la suite un camp

d’extermination qui a assassiné 1100000 Juifs. Lorsque les troupes soviétiques l’ont libéré le

27 janvier 1945, les traces de son existence n’avaient de loin pas pu être détruites.

De mars 1942 à avril 1943, le camp d’extermination de Belzec a fonctionné à plein régime,

d’une manière expérimentale, pour éliminer un demi-million de Juifs, polonais dans leur

majorité. Il a fallu ensuite des mois aux nazis pour incinérer les cadavres et détruire toute trace

de cette tuerie de masse.

De mai 1942 à octobre 1943, le camp d’extermination de Sobibor a provoqué la mort de

250000 Juifs et d’un millier de Polonais. Le 14 octobre 1943, c’est une révolte armée des vic-

times qui mit fin au massacre. Les nazis s’efforcèrent de détruire toute trace de leurs méfaits.

Mais les quelques évadés qui survécurent purent témoigner de l’existence de ce camp où per-

sonne n’aurait dû survivre.

Le camp d’extermination de Treblinka a été construit à côté d’un camp de travail. Dès

juillet 1942, il fit plus de 800000 victimes. Là encore, c’est une révolte de prisonniers qui mit

fin aux massacres en août 1943. En novembre de la même année, toutes les infrastructures du

camp furent démolies.

Près de Lublin, le camp de concentration et d’extermination de Majdanek fonctionna d’oc-

tobre 1941 à juillet 1944. Il fit environ 235000 morts. Beaucoup de déportés moururent des

conditions d’existence particulièrement abominables qui caractérisaient ce camp pour lequel

une bonne partie de la documentation a disparu.

D O C U M E N T

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166 Le cartable de Clio, n° 7

Que retenir d’Auschwitz-Birkenau ?Auschwitz-Birkenau, à Oswiecim, en Pologne,dans l’Union européenne. Quel est donc le sta-tut de ces lieux? Musées? Lieux de mémoire?Cimetières? Dans les rues alentour, toutes lesindications routières indiquent les Musées

d’Auschwitz et de Birkenau. De son côté,l’Unesco a récemment déclaré que «le site etson paysage représentent un haut niveau d’au-thenticité et d’intégrité d’autant que les preuvesoriginelles ont été soigneusement conservées,sans aucune restauration superflue» 1.

Enfin, à Chelmno sur Ner, le camp d’extermination de Kulmhof am Ner a été mis en service

en décembre 1941. Il avait été précédé par des opérations de gazages massifs de victimes juives

dans des camions. Jusqu’en avril 1943, on utilisa encore ces camions comme des chambres à

gaz, mais sans parvenir à incinérer tous les cadavres. Dans un second temps, en 1944, après un

certain temps de répit, les massacres reprirent de plus belle. L’estimation du nombre de

victimes, peut-être quelque 200000, reste aujourd’hui incertaine.

Tiré de Centres de mise à mort allemands en Pologne, Marki, Parma Press, 2007.

1 Déclaration du Comité du patrimoine mondial del’Unesco qui annonçait, le 28 juin 2007, à Christchurch, lamodification du nom Camp de concentration d’Auschwitz

en Auschwitz-Birkenau. Camp allemand nazi de concen-tration et d’extermination (1940-1945). Elle est reproduitein extenso dans ce dossier.

Le Comité du patrimoine mondial approuve la modification du nom d’Auschwitz

Le Comité du patrimoine mondial a approuvé la demande de la Pologne de changer le nom

d’Auschwitz sur la Liste du patrimoine mondial. Après des consultations internationales, le

bien, inscrit comme « Camp de concentration d’Auschwitz » en 1979 porte désormais comme

titre « Auschwitz-Birkenau » et «Camp allemand nazi de concentration et d’extermination

(1940-1945)» comme sous-titre.

Dans sa décision, le Comité, actuellement réuni à Christchurch, Nouvelle-Zélande, pour la

31e session a également adopté une «déclaration de valeur» pour le site, formulée comme suit :

«Auschwitz-Birkenau était le principal et le plus célèbre des six camps de concentration et d’ex-

termination créés par l’Allemagne nazie pour mettre en œuvre sa politique de solution finale

visant à l’extermination massive des Juifs d’Europe. Édifié en Pologne sous l’occupation allemande

nazie – initialement comme camp de concentration pour des Polonais et ensuite pour des prison-

niers de guerre soviétiques, le camp est vite devenu une prison pour de nombreuses autres natio-

nalités. Entre les années 1942 et 1944, il est devenu le principal camp d’extermination massive où

des Juifs ont été torturés et exécutés à cause de leurs origines prétendument raciales. Outre

D O C U M E N T

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Les usages publics de l’histoire 167

Quoi qu’il en soit, on ne revient pas indemnede la visite d’Auschwitz-Birkenau. Chacun desparticipants a ainsi pu évoquer après coup unaspect ou l’autre de la visite qui l’avait particu-lièrement ému: les ruines des chambres à gazet des fours crématoires, l’immensité du campet les innombrables cheminées des baraque-ments qui n’ont pas été reconstruits, lesquelques photos de l’époque, celles de pai-sibles familles juives avant la guerre, les objetsd’enfants présentés dans le block des femmes

d’Auschwitz 1, etc. Une participante a égale-ment souligné qu’elle avait gagné dix ans delecture en se trouvant concrètement sur ceslieux.

Une telle visite, en effet, rend ce drame inima-ginable un peu plus concret. Elle nous encou-rage aussi à faire connaître aux élèves l’énormecomplexité de la survie dans les camps, avecses règles multiples, ses hiérarchies, ses activi-tés clandestines, ses évolutions au fil de la

l’extermination massive de plus d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants juifs, et de

dizaines de milliers de victimes polonaises, Auschwitz a aussi servi de camp d’extermination

de milliers de Roms et de Sinti et autres prisonniers de différentes nationalités européennes.

La politique nazie de spoliation, de dégradation et d’extermination des Juifs était fondée sur une

idéologie raciste et antisémite propagée par le Troisième Reich.

Auschwitz-Birkenau était le plus vaste des ensembles de camps de concentration créés par le régime

allemand nazi, et celui qui associait l’extermination au travail forcé. Au cœur d’un vaste pano-

rama d’exploitation et de souffrance humaines, les vestiges des deux camps d’Auschwitz I et d’Au-

schwitz II-Birkenau, avec leur zone de protection, ont été placés sur la Liste du patrimoine mon-

dial pour témoigner de cet effort inhumain, cruel et méthodique de déni de la dignité humaine à

des groupes considérés comme inférieurs, aboutissant à leur exécution systématique. Les camps

sont un témoignage frappant du caractère criminel de la politique antisémite et raciste nazie, qui

a entraîné l’anéantissement de plus d’1,2 million de personnes, dont 90% de Juifs, dans les fours

crématoires.

Les enceintes, les barbelés, les voies de garage, les quais, les baraquements, les potences, les chambres

à gaz et les fours crématoires d’Auschwitz-Birkenau montrent clairement le déroulement de l’Ho-

locauste, ainsi que la politique allemande nazie de meurtre de masse et de travail forcé. Les collec-

tions sur le site préservent le témoignage de ceux qui ont été assassinés avec préméditation, et pré-

sentent le mécanisme systématique de ce mode d’exécution. Les effets personnels figurant dans les

collections témoignent de la vie des victimes avant leur envoi dans les camps de concentration, ainsi

que de l’utilisation cynique de leurs biens et de leurs restes. Le site et son paysage représentent un

haut niveau d’authenticité et d’intégrité d’autant que les preuves originelles ont été soigneusement

conservées, sans aucune restauration superflue.»

28 juin 2007.

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168 Le cartable de Clio, n° 7

guerre. Elle nous montre aussi en quoi cetteaffaire de la Shoah est vraiment centrale dansla dynamique de l’histoire contemporaine,notamment autour de la dimension de déshu-manisation. D’où l’intérêt de ces histoiresexemplaires de résistance, qui sont malheu-reusement exceptionnelles, mais qui ont pu lamettre en échec.

Auschwitz-Birkenau incarne la politique d’ex-termination en ce sens que c’est à la fois le sitequi a fait le plus de victimes et celui où ont été

conservées le plus de traces matérielles. Qu’ilsaient été reconstruits ou laissés tels quels, lefait de fouler ou de voir ces lieux ou ces objetsdonne une dimension nouvelle à notre per-ception de cette tragédie. Cependant, cetteprise de conscience nécessite de prendre letemps de s’imprégner de ces lieux, d’y retour-ner librement après la phase des visites gui-dées, d’échanger des impressions avec des col-lègues, de réfléchir à ce qui devrait évoluerdans nos manières d’en parler aux élèves ou àtout autre public.

Une rencontre avec le Youth Meeting Center

À quelques mètres des camps de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, un

Centre international d’éducation a été créé en 1986 dans une perspective de réconciliation et

de paix entre la Pologne et l’Allemagne. L’idée qu’une meilleure compréhension de l’histoire,

à travers une approche critique, puisse rendre un meilleur futur possible avait inspiré, sous

l’impulsion du poète Volker von Törne, la création de ce centre de rencontre entre les jeunes

et leur passé, pour faciliter leur confrontation avec l’héritage d’Auschwitz. Elle est issue de

l’Accord de Varsovie de 1970 entre l’Allemagne de l’Ouest et la Pologne et d’une organisation

allemande, les Actions pour la Réconciliation et Service pour la Paix.

Le centre propose surtout des rencontres entre jeunes Polonais et Allemands (de 18 à 26 ans)

qui reçoivent ensemble une sensibilisation d’une semaine à Auschwitz et dans la région, avec

le témoignage des derniers survivants, et tentent ensuite d’exprimer leur empathie ou leur

expérience sous forme de créations artistiques: photographie, sculpture sur bois, sur pierre,

etc, qui donnent lieu à des expositions voyageant ensuite dans leurs régions respectives. Le

centre organise également d’autres formes de cours destinés à des jeunes sourds et aveugles.

Le but est donc d’aborder la problématique de la Shoah différemment, sous l’angle de l’édu-

cation à la citoyenneté et en tentant de réconcilier les communautés. «Le travail du centre,

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Les usages publics de l’histoire 169

nous dit Eva Guziak, éducatrice spécialisée, est lié à la confrontation avec le lieu et s’intègre dans

la tradition allemande de la pédagogie des lieux de mémoire. En Pologne, cette forme de prise de

conscience commence à circuler depuis quelques années seulement…»

En effet, la société polonaise est héritière de la difficulté de résilience mémorielle avec la

Deuxième Guerre mondiale, l’après-guerre et l’antisémitisme. Durant la guerre, le gouverne-

ment polonais avait parfois volontairement procédé à l’assassinat de nombreux Juifs sous

l’occupation nazie (s’agissait-il d’une instrumentalisation ou d’une pression?); et après la

guerre, la mémoire du camp d’Auschwitz était avant tout liée à une question interne, en lien

avec les prisonniers polonais et russes; la problématique de l’extermination juive est restée

absente des débats jusqu’au procès Eichmann. Après 1967 (guerre des Six Jours en Israël), la

politique des blocs de l’Est a changé et l’antisémitisme ambiant a provoqué le départ de

l’intelligentzia juive du pays… En 1989, après la chute du Mur, la situation a commencé à

changer et l’intérêt pour l’histoire des camps de concentration et d’extermination a ressurgi

en Pologne, mais le camp d’Auschwitz était vu comme un lieu de martyrs polonais qui avaient

été abandonnés aux nazis par la passivité des Alliés. Durant la même période, le concept de

génocide juif a pris corps, s’appropriant parfois le monopole de la mémoire concentration-

naire, en concurrence avec la mémoire locale. Au cours de cette fin des années 80, le Centre

international d’éducation d’Auschwitz a donc pris part à l’action de reconstruction et de

transmission historique critique.

Dans les années 1990, l’Éducation à l’Holocauste a commencé dans le pays alors que celui-ci

sortait de l’ère communiste et que les Polonais commençaient à se reconstruire une identité

citoyenne. Ils retraçaient leur passé difficile et apprenaient à intégrer leur hétérogénéité,

notamment en raison des déplacements de populations qui avaient eu lieu durant la guerre

et dans l’après-guerre. Les habitants de Silésie, de Lituanie, d’Ukraine, de Pologne, etc. ont

effectivement subi de tels déplacements. Certains ont même découvert qu’ils étaient d’ascen-

dance juive, ce qui rendit possible une forme de «réconciliation mémorielle». L’exploration

d’une histoire critique était en marche, malgré le fait qu’elle côtoyait des tendances négation-

nistes et révisionnistes.

Aujourd’hui, le centre accueille également des visiteurs d’autres pays (Israël, Suisse, France,

etc.) et propose des cours pour enseignants ou experts, des voyages ainsi que des séminaires

dans des lieux de mémoire. «L’histoire est un questionnement permanent, nous dit Joanne

Dyduch, éducatrice du centre, formée en sciences politiques et relations internationales de

l’Université de Cracovie. Les Polonais perçoivent le site d’Auschwitz comme un cimetière, les Alle-

mands ou les ressortissants de pays de l’Est le voient comme un musée. Les visiteurs ne viennent

pas chercher leur responsabilité propre, mais la responsabilité de leur Histoire. »

Mari Carmen Rodriguez, Gymnase d’Yverdon

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170 Le cartable de Clio, n° 7

Un prolongement à Cracovie

Notre voyage s’est poursuivi par une visite dela ville voisine de Cracovie, en particulier leKazimierz, son quartier juif historique, quiétait en réalité une ancienne ville juive séparéede Cracovie. On y retrouve aujourd’hui lestraces apparentes d’une vie juive polonaisecontemporaine. Et toute une série de monu-ments, synagogues ou cimetières, qui rendentcompte de ce passé juif. Mais désormais, Kazi-mierz est surtout un quartier touristique et àla mode qui ne peut pas nous faire oublierque, pour l’essentiel, le monde juif polonais abien été largement anéanti par la Shoah.

Si Kazimierz n’a pas été détruite par les nazis,c’est parce que, dès leur arrivée sur les lieux,ils avaient déplacé tous les Juifs de la régiondans un ghetto un peu plus excentré, dans lequartier de Podgorze, au-delà de la Vistule.Une visite sur place passe bien sûr par lapharmacie de Tadeusz Pankiewicz. Ce Justepolonais avait obtenu de ne pas déplacer sonmagasin d’où il a secouru des victimes etassisté aux pires horreurs dont il a ensuiterendu compte dans un texte poignant [voirson témoignage, La pharmacie du ghetto deCracovie, paru en 1999 chez Actes Sud].Cependant, l’unique plaque commémorativede ce ghetto d’où des dizaines de milliers deJuifs ont tous été envoyés au camp d’extermi-nation de Belzec pour y être liquidés reste onne peut plus discrète.

La guide qui nous a emmenés dans Kazimierzet au ghetto tenait des propos parfois discu-tables. Elle nous a parfaitement rendu comptede l’extermination des Juifs polonais et euro-péens. Mais sa présentation des faits ne nous adonné à voir que des victimes et des hérosparmi les Polonais.

Une rencontre avec des enseignants polonais aégalement eu lieu à Cracovie. Elle nous a per-mis de prendre conscience des particularitésd’un enseignement de l’histoire dans uncontexte de société marqué à la fois par unpassé incertain et complexe, qui explique sansdoute toutes ces cartes historiques qui s’affi-chent dans les bars et les restaurants, et parune histoire tellement tragique qu’elle attiseune concurrence des victimes.

De retour de Cracovie, il apparaît clairementque l’on n’enseignera plus la Shoah commeavant. Bien sûr, les faits sont toujours lesmêmes, abominables, très bien documentés.La science historique a besoin de faire com-prendre, mais elle reste plutôt modeste face àdes actes d’une telle nature invraisemblable.Toutefois, le fait d’avoir vu les lieux les plusemblématiques de cette tragédie, d’avoir perçul’absence de la grande masse de ceux qui nereviendront pas, de pouvoir enfin associer desimages dramatiques à un lieu déterminé, toutcela favorise ce travail d’histoire qui est parti-culièrement nécessaire s’agissant de la Shoah.

Charles Heimberg,IFMES & Université de Genève

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Les usages publics de l’histoire 171

Une rencontre avec Pjotr Trojansky, professeur de didactique de l’histoire à l’Université de

Cracovie, une enseignante polonaise de l’école primaire (dans la région du Nord-Est) et

une autre enseignante polonaise du secondaire II (qui travaille près de Lublin).

L’orateur nous a présenté la répartition de l’enseignement de la Shoah dans le système scolaire

polonais ; il s’agit d’un thème obligatoire.

À l’école primaire, il n’est pas encore enseigné, mais les instituteurs abordent déjà la question

et organisent des activités hors-cadre pour sensibiliser les enfants à la culture juive et com-

battre l’antisémitisme.

À l’école secondaire, les élèves abordent le sujet dans le cadre de l’étude de la littérature

polonaise (environ 1 à 2 h du programme consacrées à la littérature de la Shoah, principa-

lement des récits de guerre, poésie, etc.), ainsi que dans l’enseignement de l’histoire (5 h du

programme sont dédiées à l’extermination des Juifs). Des activités extra-scolaires sont éga-

lement organisées dans le cadre de l’éducation à la citoyenneté et présentent divers aspects

de la culture juive (art, musique, visites de synagogues, patrimoine culturel, explications de

fêtes religieuses, etc.)

Les deux enseignantes présentes ont ensuite évoqué quelques exemples d’activités de sensibi-

lisation qu’elles réalisent dans leurs écoles.

L’enseignante du secondaire II a expliqué que dans sa ville, on comptait une communauté

juive de 15’000 personnes avant la guerre alors qu’aujourd’hui, ils ne sont plus que 2! L’his-

toire de la Shoah est donc importante pour les enfants qui doivent ainsi faire face à la difficile

compréhension du passé dont il reste si peu de traces. La plupart des Juifs ont été exterminés

à Sobibor.

L’histoire de la région a également été marquée par le suicide devant les autorités d’un repré-

sentant juif pendant la guerre, pour alerter l’opinion publique et protester contre la passivité

du monde face à l’extermination nazie. L’histoire de la Shoah est ici fortement liée à l’histoire

locale.

En lien avec les associations culturelles de sa ville, cette enseignante a organisé des activités de

sensibilisation comme des concerts de musique juive, une célébration de fêtes juives, des soi-

rées littéraires, des expositions consacrée à leur histoire culturelle commune, etc.

Sa collègue, institutrice dans le Nord-Est, a insisté pour sa part sur le contexte multiculturel

de sa région où cohabitent des Lituaniens, des Biélorusses, des Polonais et des membres de la

communauté juive. La question de la Shoah est donc liée à la volonté de favoriser le respect et

la tolérance entre les élèves de différentes appartenances culturelles.

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172 Le cartable de Clio, n° 7

Les enseignants proposent par exemple la visite de synagogues de la région qui n’ont pas été

détruites par les nazis, seuls témoins architecturaux du passé juif. Les enfants reçoivent égale-

ment une éducation au respect interreligieux, présentée par une introduction à la cosmogonie

d’autres cultures, à la célébration de leurs fêtes. Ils tissent aussi des liens interreligieux. «Par

exemple, lors de la célébration catholique de la Toussaint, nous visitons le cimetière juif qui a été

abandonné car tous les descendants sont morts. Les enfants apposent une bougie ou une pierre sur

les tombes». En maintenant ainsi la mémoire des morts, ils manifestent leur respect envers la

communauté disparue. En collaboration avec les musées, les classes élaborent une recons-

truction de la vie quotidienne des Juifs de la région avant leur extermination, à travers, par

exemple, la reconstitution d’une journée dans la vie d’un enfant juif. Les instituteurs tentent

ainsi de générer de l’empathie chez les élèves afin de prévenir l’antisémitisme.

L’institutrice cite enfin un projet d’album qui a été réalisé dans le village. Elle a demandé aux

élèves de collecter dans leurs familles des photos souvenirs d’avant-guerre qui illustrent une

image de cohabitation entre Juifs et Polonais dans la région. Cet album est devenu un modèle

positif des liens existants.

Pour conclure, Pjotr Trojansky a présenté l’évolution de l’éducation historique de la Shoah en

Pologne en signalant un ouvrage dont il est l’un des co-auteurs: Holocaust, understanding why

(Holocauste, comprendre pourquoi). Il signale tout d’abord que la Pologne entretient un rap-

port particulier avec l’extermination des Juifs d’Europe puisque c’est sur son territoire qu’elle

s’est déroulée. En ce qui concerne son enseignement, c’est la perspective locale qui domine,

souvent au détriment de la dimension globale du génocide. Il y a 10 ans, la Shoah n’occupait

qu’un petit chapitre et était marginalisée. Son étude était liée à celle des victimes du fascisme.

Aujourd’hui, 10 pages entières des manuels d’histoire sont octroyées à la Shoah. Elles tentent

de présenter aux élèves qui étaient les Juifs que la Pologne a perdus. L’étude de la Shoah se fait

également dans le contexte de la montée du nazisme et de la Deuxième Guerre mondiale, en

présentant les autres victimes de ce totalitarisme. La question de l’antisémitisme de la

deuxième République polonaise (années 1930) est également abordée.

L’enseignement de la Shoah n’a pas été facile à dispenser en Pologne dans la mesure où, à la

fin du communisme (au début des années 1990), il y avait une tendance à rendre les Juifs res-

ponsables de l’instauration du régime de Staline en Pologne. Certains Juifs polonais avaient

occupé de hautes fonctions dans le gouvernement et dans la police répressive (torture); ils

furent condamnés pour abus de pouvoir. Ces procès ont donné une image de certains Juifs

communistes comme persécuteurs des Polonais et ils ont contribué à alimenter l’antisémi-

tisme. Aujourd’hui, avec le temps, la question de la mémoire conflictuelle reste vive, mais le

sujet est abordé plus ouvertement.

Mari Carmen Rodriguez, Gymnase d’Yverdon

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Les usages publics de l’histoire 173

UN ENTRETIEN AVEC MONIQUE ECKMANN 2

Comment le programme du voyage a-t-il étéconçu et avec quels objectifs?

Un tel voyage de groupe a toujours trois com-posantes principales qui forment une sorte detriangle : le groupe, le territoire et l’objet/lathématique. Aussi faut-il construire un pro-gramme où chaque volet de ce triangle ait saplace. Ce voyage était au fond construit selonles mêmes principes que les séminaires inten-sifs 3 que nous avions développés dans lesannées 1990, mais en sachant qu’il y avait descontingences exceptionnelles. En effet, laconférence pour le 60e anniversaire du Muséea été à la fois un obstacle et une chance, parceque c’était un moment de bilan pour le Muséeauquel nous avons pu participer.

En premier lieu, il faut donner un espace à laconstruction du groupe, faire une place àl’expression de la diversité des trajectoires etexpériences individuelles, familiales et collec-tives, aux appréhensions et attentes (souventtrès élevées à l’égard de soi-même) des un-e-set des autres et à la dynamique collective derencontre et d’échange. En outre, prévoir desmoments de debriefing est crucial, non seule-ment parce que venir dans cet endroit esttoujours une expérience émotionnellementlourde, mais aussi parce que ces momentspermettent une élaboration individuelle etcollective de cette expérience.

Au centre d’un voyage se trouve évidemmentla visite du Musée et du territoire d’Auschwitz-

Birkenau. Il est important d’y consacrer suffi-samment de temps pour prendre consciencede la complexité de ce lieu et de son histoire, etsaisir, dans le cadre du projet nazi, les diffé-rences et les similitudes entre les deux parties :Les deux sont des lieux de massacres et demémoire des morts, mais l’aspect prédomi-nant d’Auschwitz 1 est son musée et la présen-tation de l’histoire du camp, alors que l’aspectprédominant d’Auschwitz-Birkenau (ouAuschwitz 2) est que c’est un immense cime-tière, qui force le silence et le respect et qui estsurtout un lieu de recueillement pour lamémoire des victimes. La visite met en évi-dence la complexité des différentes catégoriesde victimes établies par le pouvoir nazi au gréde l’avancement de son projet meurtrier.

Un autre point important est d’offrir uneréflexion sur la question de l’authenticité et dela conservation du lieu même : ainsi, allerdans les archives était important parce quetout le monde est un peu perturbé par la ques-tion de savoir ce qui est «authentique» et cequ’il ne l’est pas. Revenir sur les objets, sedemander comment il faut les préserver, c’estaussi réfléchir au rapport entre le passé et leprésent. Le musée a fait dès le départ, en 1947,un immense effort de conservation des tracesde ce qui s’est passé, de documentation et demaintien des preuves, ce qui permet decontrer les tentatives de négationnisme. Ceciexplique pourquoi, dans un premier tempsaprès la guerre, la priorité a été donnée à unevolonté d’honorer les victimes, les martyrs etles résistants, notamment polonais, on pour-rait presque dire dans une perspective antifas-ciste, avant d’accorder la place qui leur est dueaux victimes juives.

On le voit, une telle visite doit non seulementprésenter l’histoire de ce qui s’est passé en ce

2 Monique Eckmann est sociologue, professeure à la hets,HES-SO, Genève.3 Séminaires multilatéraux de plusieurs jours menés dansle cadre des coopérations interuniversitaires ERASMUS.

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174 Le cartable de Clio, n° 7

lieu, mais aussi celle de l’évolution de samémoire. Ces deux aspects devraient toujoursêtre traités, mais l’un après l’autre, en laissantbien un espace pour chacun des deux. Ainsi, ilfaut prendre conscience du fait historique que,même si les victimes juives font la très grandemajorité des victimes, chronologiquement il ya d’abord eu des victimes polonaises. Aujour-d’hui, toutes les déclarations insistent sur cefait, tentant de donner une place juste à cha-cune des mémoires. C’est donc précisément ceque je nomme le «dialogue des mémoires»qui doit trouver une place dans un tel voyage.Ainsi, les Polonais ont eu beaucoup de peine àreconnaître les victimes juives, presque jusqu’àla fin des années 80, vers la fin de la guerrefroide. À l’inverse, les organisations plus sen-sibles aux victimes juives ont parfois de lapeine à reconnaître les victimes polonaises. Età leur tour, les Polonais sont en mal de recon-naissance pour les morts durant les longuesannées d’après-guerre, période communiste etsous emprise soviétique. Il y a donc du travailpour dépasser la concurrence des victimes. Parcontre, dans ce contexte, il ne reste guère deplace pour une histoire de la Seconde Guerremondiale. Mais je ne suis pas sûre que ce soit lebut d’une visite à Auschwitz-Birkenau; celle-cidoit impérativement être préparée aupara-vant, notamment pour mettre le camp dansun contexte plus large.

Maintenant, ce qui me paraît important avecun tel voyage, c’est que l’on interagisse aussiavec le contexte et la société polonaise d’au-jourd’hui. C’est pour cela que je tenais abso-lument à ce que le groupe puisse rencontrerdes gens qui réfléchissent à cet enseignementen Pologne, tels que le co-auteur du nouveaucurriculum en Pologne, des enseignants, etégalement le staff du Youth meeting center,exemplaire en matière de pédagogie des lieux

de mémoire et de pédagogie de la rencontre.Il était pour moi important que les partici-pants comprennent non seulement ce quis’est passé durant la Seconde Guerre mon-diale et la Shoah, mais aussi voient la com-plexité des blessures et des ressentiments quiexistent encore actuellement et qui rendentun dialogue « inter-national» fort nécessaire.Le prolongement de l’enseignement et dutravail scolaire par un travail socio-pédago-gique extrascolaire me paraît crucial pourapprocher ces fameuses « leçons» que tout lemonde vise à tirer de l’histoire. C’est impor-tant, par exemple, que les Polonais sachentqu’il y a des débats de mémoires en Suisse. Ilnous fallait entrer en dialogue avec la sociétépolonaise.

Et l’étape à Cracovie?

Peut-être cela pose-t-il la question de la thé-matique même de ce voyage. Mémoire ?Deuil? Histoire? Histoire des bourreaux, desvictimes, des bystanders? C’est important d’al-ler voir les traces de l’histoire juive de larégion et de montrer la vie juive d’avant laShoah; mais c’est aussi douloureux, car celafait entrevoir un monde complètementdétruit, en dépit de tout le travail d’histoire etde mémoire que l’on puisse faire.

Notre guide représentait une voix polonaisequi reconnaissait le tragique du génocide juif.Mais elle n’était pas capable d’entrer en dia-logue avec les Juifs d’aujourd’hui, soucieuse devaloriser la résistance polonaise, sans évoquerle soupçon d’une critique de collaborationpolonaise; mais aussi, parce qu’elle ne se sen-tait pas reconnue dans sa propre mémoire.Ainsi, un regard juif sur ce passé nous a man-qué, mais n’est-ce pas normal, puisqu’il n’y apour ainsi dire plus de Juifs en Pologne? Le

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Les usages publics de l’histoire 175

principe de multiperspectivité devrait toujoursêtre respecté: montrer les différents narratifs,les différentes mémoires d’une même histoire.

Quelles sont finalement les étapes d’un telvoyage?

On devrait d’abord rassembler le groupe et sepréparer au niveau des peurs et des attentesémotionnelles. Ensuite, il y a l’étape de lavisite, entre musée et recueillement. Puis, ilfaut élaborer l’histoire elle-même, ce qui s’estpassé, comment ça nous a touchés. Par la suite,souvenons-nous que la Pologne n’est pas quedestruction, qu’elle a été longtemps la patriede millions de Juifs, de Juifs diversifiés, ce quiexplique qu’il y en ait eu un aussi grandnombre. Enfin, on peut parler de ce qui s’estpassé et se passe dans la société polonaise. Etpeut-être serait-il plus urgent aujourd’huid’évoquer l’antisémitisme d’après-guerre plu-tôt que les formes de collaboration avec lesnazis. Les Polonais souffrent aussi des mortsdu Goulag et de leur douloureuse mémoire ducommunisme. D’où l’importance d’entamerce dialogue.

Il faudrait aussi disposer d’assez de tempspour que chacun puisse se rendre compte de lacomplexité à la fois du passé et du présent.Chaque fois qu’on va là-bas, on doit savoirconsidérer que chacune des paroles expriméesest située dans un contexte de société, selonune perspective donnée.

Mais, en fin de compte, l’histoire et lamémoire servent toujours aussi à se projeterdans l’avenir. L’effet de l’histoire et de lamémoire sur les identités et les relations entregroupes sociaux et nationaux perdure encoreaujourd’hui, et la qualité du vivre ensembledépend aussi de notre compréhension de

l’histoire et de la qualité de ce dialogue demémoires.

Propos recueillis par Charles Heimberg

Le lecteur trouvera des prolongements de cetteréflexion dans l’ouvrage de Monique Eck-mann, Identités en conflit, dialogue desmémoires. Enjeux identitaires dans les ren-contres intergroupes, Genève, IES, 2004.

Par ailleurs, la ITF (Task force for internationalcoopération on Holocaust education, remem-brance and research) a publié des recomman-dations, notamment concernant la visite delieux de mémoire:http://www.holocausttaskforce.org/ (teachersguidelines)

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176 Le cartable de Clio, n° 7

Au cours de notre séjour à Oswiecim, nousavons eu la chance de bénéficier des confé-rences du congrès du 60e anniversaire duMusée d’Auschwitz-Birkenau. Ainsi avons-nous eu accès aux dernières contributionsd’experts du thème de la Shoah et de samémoire, ainsi qu’à la parole en direct dequelques-uns de ses derniers survivants.

Elie Wiesel, rescapé d’Auschwitz et de Buchenwald, écrivainElie Wiesel est un survivant des camps d’Au-schwitz et de Buchenwald qui a perdu unegrande part de sa famille dans la Shoah ;durant toute sa vie, il a écrit et expliqué sonexpérience symbolique du destin de millionsde Juifs d’Europe sous le nazisme.

Sa présentation a porté sur le lien entre le lieude la «catastrophe» qu’ont vécu les Juifs àAuschwitz et la VÉRITÉ. Le langage tente deconnecter la mémoire et le lieu, mais pourWiesel, le silence à Auschwitz est bien plus élo-quent. En quête du sens à donner à cette souf-france, il nous engage à ressentir la vérité dulieu, à se replonger dans ce qui s’est passé danscette place de malédiction et d’obscurité, là oùle mystère de l’humanité a basculé dans lecrime et la destruction. « Pourquoi ? »,demande-t-il. Les SS qui ont massacré desenfants ont montré que la cruauté était fortsimple. La culture leur a servi de protectionpour commettre le pire. Aussi avons-nous àapprendre de ces faits qui doivent nous servirde leçon, d’avertissement. Elie Wiesel a fait unappel au G8 pour qu’il vienne un jour à

Auschwitz et comprenne, même si la proposi-tion peut paraître naïve. Il espère que l’expé-rience de ce lieu de vérité rende un jour lesdirigeants de la planète un peu plus humains.« Les historiens ont dépensé tant d’énergie àtrouver des preuves de ce qui s’est passé…» PourElie Wiesel, le message est que la vérité dutueur n’est pas la sienne, que c’est celle de lavictime qui est sa vérité. Ainsi, «toutes les vic-times ne sont pas juives, mais tous les Juifs sontdes victimes».

Elie Wiesel a remercié les personnes présentesde l’effort qu’elles fournissent pour l’étuded’une histoire vide de joie…

Yehuda Bauer, historien israélien,conseiller de Yad VashemYehuda Bauer a rappelé quant à lui que lecamp de concentration et d’exterminationd’Auschwitz avait également été la tombe deRoms, de prisonniers polonais, de résistants detoute l’Europe, y compris d’Allemagne.

Cette période a représenté pour Yehuda Bauerune rupture dans l’histoire de la civilisation.Nous devrions ainsi réfléchir au contexte dugénocide et aux multiples interprétations quiont surgi en réponse à ces événements (com-préhension/incompréhension, intériorisa-tion/rejet, action/réaction).

Tout d’abord, Auschwitz était le résultat d’uneidéologie antisémite produite par un imagi-naire malade. En janvier 1939, le discoursd’Hitler en a été l’illustration.

QUELQUES ÉCHOS DU CONGRÈS INTERNATIONAL D’OSWIECIM POUR LE 60e ANNIVERSAIRE DE LA CRÉATION DU MUSÉE D’AUSCHWITZ-BIRKENAU

Mari Carmen Rodriguez, Gymnase d’Yverdon

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Les usages publics de l’histoire 177

Mais il n’y a pas eu de planification claire del’extermination. Il n’y avait pas de précédentde ce qui allait se passer. Les gens étaient aucourant des meurtres, mais la destruction demasse était incompréhensible. Le meurtreindustriel était raconté par les rescapés, maissa connaissance ne pouvait être intégrée. L’in-formation était incroyable, les journaux mini-misaient sa dimension. L’espoir était unmoteur qui a permis le génocide, pour trom-per la prise de conscience. Un morceau desavon et un linge pouvaient faire croire à laréalité d’une douche qui attendait les dépor-tés… Pourtant, en août 1942, l’ordre étaitdonné de traiter les Roms comme les Juifs…

Les enseignants doivent donc transmettre lesens de la Shoah: ne faites pas à autrui ce quevous n’aimeriez pas que l’on vous fasse.

Yehuda Bauer a lancé un appel à la RESPON-SABILITÉ. La responsabilité comme devoir,car c’est par la passivité que le génocide a puavoir lieu. Il faut lutter aussi aujourd’huicontre le silence, contre les violences enAfrique par exemple.

D’autre part, peut-on s’imaginer ce que repré-sentent 6 millions de victimes, surtout si onpostule que 2 millions d’entre elles étaient desenfants? À l’inverse du journal d’Anne Frank,individualisé, le lecteur peine à ressentir del’empathie. Le musée peut occuper cette fonc-tion éthique et notre devoir est d’en tirer desleçons pour le présent et le futur. Il faut trans-poser l’expérience de la Shoah face aux vic-times d’aujourd’hui.

Ces deux conférences inaugurales ont étésuivies d’ateliers d’historiens où ont été évo-quées les questions du massacre des Roms,de la passivité, de la « fatigue de la Shoah »

(lassitude) qu’il faut combattre et que tantles musées que les mémoriaux tentent tantbien que mal d’endiguer. À cela, il faudraitsans doute opposer la visite des lieux et laconsultation des documents qui peuventapporter une guérison.

Zygmunt Bauman, sociologueLe penseur polonais nous a parlé de l’in-fluence de la Shoah après la Shoah. Est-ce quele monde est devenu plus sûr? Nous avons cruque cette expérience apporterait une moralede bonté et de sécurité et cela n’a pas été le cas.

Les psychiatres américains ont découvert quele syndrome des survivants était la CULPABI-LITÉ. Ils ne comprennent pas pourquoi ils ontsurvécu alors que tant d’autres ont péri. Onpeut percevoir que le sens de la vie est de sur-vivre et que ce syndrome du survivant a étéinvesti d’un sens collectif. Spielberg a utilisé leterme de « liste » dans un sens positif, pourbannir l’idée de ceux qui ont apposé un «J»sur le passeport des Juifs.

Zygmunt Bauman s’est interrogé sur les cri-tiques d’antisémitisme qui ont été observéesen Pologne et il a rappelé le contexte demenace de mort qui planait sur les Polonaiss’ils cachaient un Juif par exemple. La PEURde la punition des Allemands était présente…Qu’aurions-nous fait dans cette situation?

Ceci nous ramène au sentiment de culpabilité.Zygmunt Baumann engage ainsi les survivantsà briser cette chaîne et à se donner une«deuxième chance».

Piotr Cywinski, directeur du Muséed’AuschwitzAprès trois jours de sessions de conférences etde témoignages de rescapés, le Directeur du

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178 Le cartable de Clio, n° 7

Musée d’Auschwitz a souligné l’importance deconserver les lieux de mémoire et leur rôlepour l’éducation.

Les lieux de mémoire sont multiples et leurfonction peut varier. Le visiteur ne vit parexemple pas la même expérience dans unmémorial hors du territoire, comme ceux deYad Wachem ou de Washington, que dans lesanciens camps qui sont des cimetières réels,des lieux de souffrances. La tendance à la glo-balisation de la mémoire exige de nouvellesformes de muséologie et d’éducation. Certainsmusées font un véritable travail d’éducationauprès de la population locale et celui-ci peutêtre un lieu d’expérience et de transformation.L’exemple du mémorial de Washington a étécité. Une activité de sensibilisation par l’étudede la Shoah à la dérive de la brutalité totalitairea été menée auprès de 4’000 officiers de policede la ville. La recherche a montré que l’atti-tude des policiers avait changé et que l’on aconstaté une diminution de l’utilisation desarmes.

Le travail d’éducation doit être basé surl’espoir qu’il produise un effet dans le futurdes visiteurs, un changement d’attitude.Nous nous devons d’enseigner même sinous ne maîtrisons pas le résultat. Nousdevrions mesurer notre force par rapport àl’INTENTION.

Wladyslaw Bartoszewski, historien, ancienrésistant et prisonnier d’AuschwitzRescapé et historien polonais, Wladyslaw Bartoszewski rappelle la difficulté à faire recon-naître la Shoah qui a prévalu après la guerre.

Les Alliés devaient aussi gérer l’après-guerre etle processus de reconnaissance de l’extermina-tion a été long.

En sortant du camp, Wladyslaw Bartoszewskiavait pour but de transmettre son expérienceafin d’éviter sa répétition. Il parle ainsi duSYNDROME D’AUSCHWITZ. Beaucoup deprisonniers étaient dépressifs à cause dumanque d’écoute de la société civile. L’anciendéporté raconte la spécificité du cas des Juifsqui, eux, ne restaient souvent que quelquesjours au camp avant d’être exterminés. Lepoint de rupture a été à ses yeux le procèsEichmann.

Il faut travailler le souvenir des événements etenseigner la RESPONSABILITÉ, dans lesécoles, les musées, les camps, etc. L’essor desmusées dans les années 1970-1980 a eu lieuaprès que l’effort se soit d’abord centré sur larecherche des archives. L’orateur explique lalutte qu’il a fallu mener avec la presse contre larelativisation pour parler d’Auschwitz et descamps de concentration et d’exterminationallemands nazis en Pologne.

Aujourd’hui, il y a urgence car les dernierstémoins disparaissent. Il faut aussi valoriser laspécificité de lieux de mémoire comme Ausch-witz-Birkenau, qui est un symbole de la souf-france et un cimetière qui doivent servir àl’éducation. Comme l’a dit Elie Wiesel, c’estun lieu de «vérité » que les musées ne peuventpas remplacer.

En conclusion de ce Congrès international, unappel à la responsabilisation a été lancé par leDirecteur du Musée d’Auschwitz. 60 ans aprèsla création de ce lieu de mémoire, le massacrequi a lieu au Darfour doit être dénoncé et desdécisions d’arrêter ces crimes doivent êtreprises.

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Le cartable de Clio, n° 7 – L’enseignement et l’apprentissage de la mémoire historique – 179-181 179

Les IVe Journées internationales de Recherchesen Didactiques des Sciences sociales organi-sées par l’Unité de Didactiques des Sciencessociales de l’Université autonome de Barce-lone ont réuni des chercheurs de diverses pro-venances (Italie, Suisse, France, Argentine,Chili et Espagne) qui ont débattu avec desenseignants et des collègues de questions rela-tives à l’enseignement et à l’apprentissage de lamémoire historique1.

Elles ont été ouvertes par la conférence inaugurale d’Ivo Mattozzi (Université deBologne), suivies des présentations deCharles Heimberg (IFMES & Université deGenève), Benoît Falaize (INRP, Lyon), Nel-son Vásquez (Université catholique de Valpa-raiso), Silvia Finocchio (Université de Bue-nos Aires & FLASCO-Argentine) et JoanPagès (Université autonome de Barcelone).Quatre communications sur des travaux réa-lisés dans des écoles catalanes ont égalementété proposées alors qu’ont été exposés diversposters portant sur des thématiques reliées àcelle de la manifestation.

Au fil de toutes ces interventions ont émergédes questions posées depuis longtemps –

vivement et intensément – dans les champsde l’histoire, de la mémoire et de l’éducation.Aussi les communications se sont-elles com-plétées, non sans donner à voir quelquesdivergences, en suggérant quelques défis etinterpellations. Parmi beaucoup d’autres élé-ments, elles ont fait ressortir les relationsentre histoire et mémoire, entre histoire,mémoire et identité, entre mémoire, histoireet questions socialement vives, ou encoreentre histoire, mémoire et enseignement del’histoire.

Le lien entre histoire et mémoire a été spécia-lement abordé dans les deux communicationsd’Ivo Mattozzi et de Charles Heimberg. Sansque leurs propos coïncident parfaitement, ilsont insisté tous les deux sur la dimension édu-cative du «travail de mémoire», en rappelantque l’histoire ne devait pas juger la mémoire,mais plutôt l’interpréter en l’intégrant dansune description dense et plurielle.

Mattozzi a en outre mis particulièrement l’ac-cent sur le rôle de l’histoire orale dans sonrécit rétrospectif et analytique intituléMémoire et enseignement de l’histoire en Italie.Ce faisant, il a présenté l’évolution de l’usagepédagogique de ces sources orales et de cestémoignages en réclamant en même tempsque ces pratiques puissent donner lieu à une

IVe JOURNÉES INTERNATIONALES DE RECHERCHES EN DIDACTIQUESDES SCIENCES SOCIALES. LA RECHERCHE SUR L’ENSEIGNEMENT ET L’APPRENTISSAGE DE LA MÉMOIRE HISTORIQUE, UNIVERSITÉ AUTONOME DE BARCELONE, 8-10 FÉVRIER 2007

PAULA GONZALEZ AMORENA, UNIVERSITÉ AUTONOME DE BARCELONE

1 Les résumés des interventions sont disponibles surhttp://dewey.uab.es/jornadesdcs/

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180 Le cartable de Clio, n° 7

meilleure élaboration historique. Dans ce sens,il a souligné la nécessité de mieux réfléchir à larelation entre histoire et mémoire en prenanten compte la manière dont la mémoireinfluençait l’histoire et celle dont l’histoirepouvait enrichir et élaborer la mémoire.

De son côté, Heimberg, dans sa présentationsur Le travail de mémoire et l’apprentissage del’histoire, a proposé que la distinction et l’in-teraction entre l’histoire et la mémoire soientl’objet d’une réflexion et d’un apprentissagescolaire dans le sens de constituer une véri-table «pédagogie de la mémoire» qui se réfèreaux faits du passé, à leurs interprétations, à lacritique de la mémoire et à la prise en comptede la dimension irrationnelle des faitshumains. Dans ce sens, il a appelé de ses vœuxune pédagogie qui ne soit ni prescriptive, nimoralisatrice – un défi considérable si l’onconsidère ce qu’ont été les traits marquants del’histoire comme discipline scolaire au coursdu XXe siècle.

La relation entre histoire, mémoire et identitéa été traitée dans les communications de SilviaFinocchio et Benoît Falaize. Elles ont mis enévidence ce qui reliait ces trois termes en mon-trant chacune comment l’enseignement del’histoire dans leurs deux pays s’affirmaitcomme un récit homogène et exclusif ; et dequelle manière l’actualité rendait vraimentnécessaire de pouvoir débattre des construc-tions identitaires qui en découlaient.

Finocchio a montré comment le fait de passerde l’idée de «restituer de mémoire» à celle de«l’apprentissage pour la mémoire» produisaitforcément un récit plus dense, fécond et inté-grateur, transformant l’histoire, la mémoire etl’identité qui se construisaient à l’école.L’accent mis par ailleurs sur le traitement de

l’histoire récente – spécialement la dernièredictature militaire en Argentine – répondaussi à une nécessité politique qui est fonda-mentale pour le renforcement de la démocra-tie, tout comme l’est la question de la diversitéculturelle qui ne saurait être négligée dansune société démocratique.

Falaize, de son côté, a souligné que «L’ensei-gnement de la Shoah et des guerres de décoloni-sation en France» conduisait à une «histoirescolaire affrontant des thèmes controversés» quia nécessité une révision des pratiques ensei-gnantes effectives, et des représentations desprofesseurs, afin de permettre aux élèves d’au-jourd’hui d’accepter le caractère controverséde l’histoire française et de l’identité nationale.Paraphrasant Paul Ricœur, Falaize a appelé deses vœux une «juste pédagogie de l’histoire»qui puisse construire une histoire critique sansnégliger ni la fidélité, ni la vérité.

En lien avec ce qui précède a aussi été traitée larelation entre histoire, mémoire et questionssocialement vives, dont avait parlé Falaize etsur laquelle portait justement la présentationde Nelson Vásquez. La recherche qu’il a évo-quée, portant sur « La construction de lamémoire collective dans l’histoire récente duChili», a montré comment des mémoires trèsdifférentes coexistaient et quels problèmes celaposait dans le monde scolaire quand il devaitaborder l’histoire récente du Chili. L’orateur aainsi mis en évidence plusieurs mémoires enconflit qui interprètent la dictature en termesde sauvetage, de rupture, de résistance ou deréconciliation.

La communication de Joan Pagès a ensuitesouligné la relation entre histoire, mémoireet enseignement de l’histoire. À son tour –en écho avec ce qu’avait dit Mattozzi, il a

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Les usages publics de l’histoire 181

parcouru les différentes innovations réaliséesen Catalogne dans l’enseignement de l’his-toire autour de la mémoire historique eninsistant tout particulièrement sur celles quiavaient mobilisé des témoignages et des sou-venirs à travers l’histoire orale. La présenta-tion a montré comment, à travers de tellesexpériences, les jeunes devenaient les prota-gonistes d’une reconstruction du passé et dela construction de connaissances histo-riques, comment s’établissait un dialogueentre générations et de quelle manière lepassé, le présent et le futur étaient ainsi misen relation, conformément au sens fonda-mental de l’enseignement de l’histoire.

Les communications des collèges et des institutsde Catalogne, ainsi que les posters, ont montrédifférentes expériences éducatives de travailautour de l’histoire et de la mémoire. L’histoireorale, le recueil de sources retrouvées par desélèves, l’image de familles engagées dans le tra-vail des enfants et des jeunes, etc., ont chacunmarqué de manière récurrente ces interven-tions, ce qui donne à réfléchir. D’un côté, cesexpériences scolaires ont illustré comment lesélèves et leurs enseignants ont été amenés à sor-tir de la classe pour interagir avec le reste del’école, s’efforcer de mieux relier cette école auquartier, au village, à un musée, à des médias,etc. Dans ce sens, ils ont donné l’image d’ungroupe d’écoles qui ont rompu leur isolementet se sont chargées de rassembler et d’enregis-trer des témoignages, ce que d’autres institu-tions n’avaient pas fait, ou n’avaient que com-mencé à faire, en Espagne. D’un autre côté, enreprenant ce qu’ont dit Mattozzi et Heimberg,il est nécessaire que ces expériences de recueilde la mémoire dans le cadre scolaire se pour-suivent ; notamment parce qu’elles devraienten même temps être approfondies et enrichiespar les apports de l’histoire.

Finalement, ces IVe Journées de Recherches enDidactiques des Sciences sociales dédiées àl’enseignement et à l’apprentissage de lamémoire historique ont montré l’intérêtmanifeste et l’importance actuelle d’uneréflexion sur ce qui relie la mémoire, l’histoireet l’éducation. De même, aussi bien les défisactuels de l’enseignement de l’histoire que lavariété des regards, des concepts et des propo-sitions didactiques à partir desquels ces pro-blèmes peuvent être abordés impliquent quel’on affronte ces problèmes en cherchant desréponses pour la pratique scolaire.

Traduction: Charles Heimberg

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Les didactiques de l’histoire

Le cartable de Clio

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185Le cartable de Clio, n° 7 – La didactique de l’histoire en France, quel(s) horizon(s) d’attente ? – 185-195

Cet article, tout en adoptant un point de vuegénéral sur la didactique de l’histoire enFrance, n’entend pas en recenser ou analyserles recherches. Ceci a été fait en 2001 dansPerspectives documentaires en Éducation et en2006 dans Historiens et Géographes. Les tra-vaux français publiés depuis n’ont pas boule-versé le paysage1. Mes interrogations sont enapparence simples : à quoi sert la didactiquede l’histoire2 ? Les recherches constituent-ellesun savoir reconnu hors du petit monde desdidacticiens? Ces questions peuvent semblerd’un goût douteux ou laisser présager une jus-tification. Et pourtant… Il ne suffit pas de dire«la didactique de l’histoire en France existe»,je l’ai lue, j’ai rencontré ses chercheurs, parti-cipé à ses colloques, fréquenté les lieux où ellese pratique. Encore faut-il qu’elle soit identi-fiée et acceptée hors du cercle de ses pionniers.Or le travail que j’ai mené pour mon habilita-tion m’a conduite à constater et interpréterl’inertie de l’histoire scolaire (Tutiaux-Guillon,2004), malgré plus de vingt ans de rechercheset de publications, ce qui invite au moins audoute… Et combien de collègues ont fait le

constat amer ou désabusé que les propositionspubliées, expérimentées dans des recherches-actions, ne semblaient guère se diffuser, voirequ’elles étaient dénoncées comme irréalistespour l’enseignement secondaire3 ?

J’organise les réflexions qui suivent selon unepartition classique: les enjeux sociaux (ceux dela profession, des décideurs, la «demandesociale») et les enjeux scientifiques (ceux liés àla constitution d’un nouveau domaine derecherche), coupure arbitraire puisqu’aussibien les enjeux scientifiques sont sociaux (etmême concrètement économiques, en termesde postes, de crédits de laboratoire…), et queles enjeux sociaux peuvent présenter desfacettes scientifiques (épistémologiques parexemple). Mais les problèmes ne se posent pasdans les mêmes termes et peuvent induire desorientations de la recherche divergentes.

PRÉAMBULE

Au cours de mes années de recherche et au filde mon expérience de formatrice en IUFM,

LA DIDACTIQUE DE L’HISTOIRE EN FRANCE, QUEL(S) HORIZON(S) D’ATTENTE?

NICOLE TUTIAUX-GUILLON, IUFM DU NORD PAS DE CALAIS, ARRAS, LABORATOIRE THÉODILE, LILLE

1 Pour des contributions récentes, consulter les contribu-tions des Journées d’Étude des Didactiques de la Géogra-phie et de l´Histoire sur www.inrp.fr2 Ceci rejoint le thème de la table ronde organisée par Lecartable de Clio aux Rendez-Vous de l’Histoire de Blois en2005: «En quoi la transmission de l’histoire dans la sociétéa-t-elle besoin de la réflexion didactique? »

3 Du fait de la polyvalence des professeurs d’école, d’uneformation initiale et surtout continuée différente, deconceptions de l’apprentissage et du rôle de l’école pluscentrées sur la personne de l’élève, la situation du primairedemanderait une analyse spécifique.

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186 Le cartable de Clio, n° 7

j’ai éprouvé la résistance de l’histoire(-géo-graphie) aux changements. Ce qui a étéobservé dans les classes des années 1990 etmême 2000 n’est pas si différent des pra-tiques qui se développent dans les années1970 4, alors que les sciences de référence ontprofondément changé, que les didactiquesont avancé analyses critiques et propositions– et que le monde, la société, l’École (lesecondaire) ont changé. Le cours, tout dialo-gué qu’il soit, apparaît comme un texte closqui découpe et simplifie les savoirs. Lalogique de l’exposition y est confondue aveccelle de l’apprentissage, pensé comme empi-lement de savoirs des bases aux plus com-plexes. J’y vois une inertie de la discipline,entendant par là à la fois « la propriété de nepas changer d’état ou de mouvement» et laforce d’inertie, «résistance opposée au mou-vement» 5. Cette inertie me semble un attri-but de la discipline scolaire, entendue commeun système stable où la solidarité entre conte-nus, pratiques et finalités contribue à péren-niser mais aussi à figer l’enseignement. Lessavoirs sont énoncés comme des vérités défi-nitives, comme l’image réaliste du monde,auxquelles doivent adhérer les jeunes afin quela connaissance historique éclaire l’actioncitoyenne et sociale responsable et raisonnée(Audigier, 1993 ; Tutiaux-Guillon, 2004).Autrement dit, l’histoire scolaire reste inscriteprincipalement sous le paradigme positivistequi fut dominant dans les premières décen-nies du XXe siècle (Tutiaux-Guillon, 2004 ;Tutiaux-Guillon, à paraître) 6.

1. DES ENJEUX SOCIAUX

Cette première perspective est classique, nonseulement pour les travaux qui ont à faireavec l’éducation (à quoi servent-ils s’ilsn’éclairent pas ou n’infléchissent pas la pra-tique?) mais pour toutes les sciences qui (ne)sont tenues pour socialement ou économi-quement utiles (que) par leurs applications.Les recherches en didactique peuvent-ellespermettre de meilleurs apprentissages – plusexacts, plus adaptés aux besoins contempo-rains et à ceux des élèves, plus éducatifs, etc. –et/ou une meilleure formation, de meilleurespratiques, de meilleures solutions aux pro-blèmes professionnels etc. des enseignants ?

1.1. Enseignement et apprentissageLe but fréquent des recherches, dans lesannées 80 et encore 90, était de rendrecompte des éventuels échecs, des distorsionsentre intentions et réalisations, et d’engagerdes innovations permettant d’y remédier.Parallèlement, se sont affirmés les travaux surl’intelligibilité du passé que retiennent oureconstruisent les élèves. Les résultats pou-vaient répondre aux questions des décideursou des enseignants dans un contexte de mas-sification du secondaire long. Pourtant, lemodèle de l’apprentissage sous-jacent auxpratiques dominantes ne semble guère avoirévolué. Si l’idée qu’il faut tenir compte de ceque savent les élèves est souvent énoncée, ellene paraît pas infléchir les pratiques au-delàdu souci de mettre en activité les élèves poursoutenir leur intérêt. Le modèle reste celui«des bases d’abord», repéré par Lautier dansles années 90 (Lautier, 1997a). Or, les travauxde didactique de l’histoire se fondent sur des

4 Voir Évelyne Héry, un siècle de leçons d’histoire, l’histoireenseignée au lycée, 1870-1970, Rennes, PUR, 1999.5 Le Petit Robert 1, Paris, Le Robert, 1967.6 Ma position, peut-être parce qu’elle s’appuie autant surles cours et les manuels que sur les programmes, est sensi-blement différente de celle de Patrick Garcia et JeanLeduc, L’enseignement de l’histoire en France de l’Ancienrégime à nos jours, Paris,Armand Colin, 2003, qui insistent

plutôt sur les changements des programmes d’histoire, ycompris en fonction des évolutions historiographiques.

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Les didactiques de l’histoire 187

références aux théories constructivistes del’apprentissage, éventuellement assorties depsychologie sociale, et proposent des activitésde haute tension intellectuelle 7 exigeantes etdifficiles à «routiniser». Plusieurs recherches-actions ont eu pour ambition de favoriser ledéveloppement des capacités à penser letemps, le politique, le social et/ou de la relationentre l’histoire et le monde des élèves. Cesfinalités sont bien les finalités intellectuelles etsociales de l’histoire scolaire. Pour autant ellessont peu prises en charge explicitement dansla classe et largement laissées à l’initiative desélèves ou aux hasards de leur maturité, mêmesi les enseignants y souscrivent. Sans doutefaut-il poursuivre l’effort de diffusion desrésultats et des conseils, y compris par la for-mation. Sans doute faudrait-il aussi dévelop-per des recherches plus en prise sur les inter-rogations du monde enseignant: chercheurs etenseignants ne perçoivent pas toujours lesmêmes lacunes ou les mêmes urgences.

Depuis quelques années, s’est dessinée, enmarge des recherches antérieures, uneréflexion sur les questions socialement viveset plus spécifiquement sur les tensions entremémoire et histoire dans l’enseignement :génocides, colonisation et décolonisation,immigration 8. C’est là, sur le versant scolaire,

l’ombre portée des débats sur les lois mémo-rielles, sur les communautarismes et sur l’ef-facement ou le métissage des identités cultu-relles et politiques. Ceux qui y interviennentne sont pas toujours didacticiens de l’histoire(ainsi Sophie Ernst 9). L’écho qui est fait à cesquestions dans la presse professionnelle, dansles instances syndicales ou institutionnellesen manifeste l’importance sociale. Or, enFrance les recherches paraissent ignorer lesapports des didactiques sur les apprentissagesde l’histoire, voire leurs références théo-riques. Ne pourrait-on tirer parti des travauxsur les représentations sociales ou de pistesplus récemment ouvertes en France sur laconscience historique (Tutiaux-Guillon etMousseau, 1998 ; Tutiaux-Guillon & Nour-risson, 2003), pour y contribuer ? Certes leconcept de «conscience historique» renvoie àdes définitions variées et controversées :conscience de soi dans l’histoire (Seixas,2004 ; Tutiaux-Guillon 2003), mode de pen-sée historique (Martineau, 2000), vecteurd’identité collective (Cajani, 2006)… maisjustement il peut permettre par la confronta-tion de ces approches de réinterroger les buts

7 Jacky Fontabona (dir.) Cartes et modèles graphiques, ana-lyses de pratiques en classe de géographie, Paris, INRP, 2001;Mousseau & Pouettre (1999).8 Voir par exemple Véronique Chalcou, 2002, Enseignerl’histoire aux Antilles françaises, conscience historique etsentiments d’identité, thèse Paris 7–Denis Diderot, s.d. deCatherine Coquery-Vidrovitch & Henri Moniot ; Fran-çois Durpaire, Enseignement de l’histoire et diversité cul-turelle, Paris, Hachette éducation, 2002 ; Tutiaux-Guillon& Nourrisson (2003) ; Laurence Corbel & Benoît Falaize,«L’enseignement de l’histoire et les mémoires doulou-reuses du XXe siècle. Enquête sur les représentationsenseignantes», Revue Française de Pédagogie, n° 147,avril-mai-juin 2004, pp. 43-56 ; Sandrine Lemaire, 2005,

«Colonisation et immigration : des «points aveugles» del’histoire à l’école ? », in Pascal Blanchard, Nicolas Bancel& Sandrine Lemaire, La fracture coloniale. La société fran-çaise au prisme de l’histoire coloniale, Paris, Éditions Ladécouverte, pp. 67-79 ; Benoît Falaize, 2006, «L’histoire de l’immigration dans les classes», Éducation et Manage-ment, CRDP de Créteil, mai 2006, disponible surhttp://ecehg.inrp.fr/ECEHG/enseigner-les-sujets-controverses/histoire-de-l-immigration/reflexions-gene-rales/l-histoire-de-l2019immigration-dans-les-classes-entre-reconnaissance-politique-et-estime-de-soi/.9 Par exemple: Sophie Ernst, «Auschwitz dans la salle declasse. Enseigner l’histoire ou le devoir de mémoire?»,www.communautarisme.net, 2005 (site de l’observatoiredu communautarisme, Observatoire indépendant d’in-formation et de réflexion sur le communautarisme, la laï-cité, les discriminations et le racisme). À l’INRP de tellesrecherches avaient été conduites dans les années 2000 parle département «philosophie de l’éducation» et non par ledépartement «didactiques des disciplines».

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et les effets de l’apprentissage de l’histoire,entre identité(s) et compétences, et (peut-être) de dépasser le débat idéologique 10.

En changeant de registre et en considérant lesévolutions institutionnelles de l’enseignementde l’histoire, on peut supposer que la pres-cription en 2006 d’un « socle commun deconnaissances et de compétences», transversalaux disciplines, soulève quelques interroga-tions chez les enseignants d’histoire(-géogra-phie) du moins quant au développement des«capacités» et des «attitudes» 11. Il y a là despistes de recherche sans doute nécessaires. Ilfaudra toutefois faire face à un biais : les capa-cités déclinées dans « la culture humaniste»ne correspondent pas à l’épistémologie dessciences sociales ou aux modes de pensée del’histoire, à l’exception de la capacité à situerdans le temps et l’espace. Les attitudes s’écar-tent des finalités traditionnelles de l’histoire-géographie, lesquelles se retrouvent dans les«compétences sociales et civiques» ; elles ren-voient à la curiosité, au goût, à l’ouvertured’esprit. Si les enseignants prennent ausérieux cette prescription, ils auront besoin denouvelles ressources. Cela signifie, pour leschercheurs, des publications davantage pro-fessionnelles, comme l’a fait Baquès en 2001en réponse aux interrogations sur l’utilisationdes œuvres d’art en classe d’histoire, maisaussi des recherches empiriques sur l’articula-tion enseignement par situations 12/activitésdes élèves/développement de compétences.

Ce ne sont là que deux exemples. Il faudraitpoursuivre la réflexion et l’enquête: quels sontactuellement les enjeux sociaux des apprentis-sages de l’histoire?

1.2. Formation et pratiquesMême si de nombreux travaux, surtout àl’INRP, ont été le fait d’équipes constituéesd’enseignants du secondaire en exercice 13, ledivorce entre recherche et enseignement«normal» semble prononcé. La plupart despublications des CRDP et des éditeurs privésen direction des enseignants d’histoire nefont pas appel à des recherches. Les diversesaides à la mise en œuvre des programmes,rédigées par des inspecteurs, des formateursou des enseignants-experts donnent aumieux une place très réduite aux recherchesen didactique 14. Les propositions pour laclasse de la revue Historiens & Géographes,largement diffusée, permettent le mêmeconstat. S’agit-il de privilégier la seule légiti-mité du terrain – aux dépens de fondementsdavantage théorisés ? Est-ce le résultat desréseaux existants qui excluraient les didacti-ciens? Ou l’effet de recherches méconnues oumarginales ? Ou encore la traduction d’unereprésentation sociale où l’histoire est le seulfondement acceptable de l’enseignement 15 ?

10 Ceci n’exclut pas qu’on confronte ces questions à cellesde la formation à la citoyenneté par l’enseignement del’histoire; mais je suis moins sûre que ce soit actuellementen France une question professionnelle vive…11 Les connaissances relatives à l’histoire apparaissentcependant plutôt dans la «compétence» intitulée «culturehumaniste». B.O. n° 29 du 20 juillet 2006, www.educa-tion.gouv.fr.

12 [col. précédente] Si les définitions des compétencessont elles aussi variées et controversées, un consensusexiste sur le fait que les compétences se construisent parun travail en situation ou sur des situations… et nonpar la transmission magistrale.13 Pour les recherches de l’INRP, voir Nicole Allieu-Mary,François Audigier & Nicole Tutiaux-Guillon, «Un quartde siècle de recherches en didactiques de l’histoire: quelbilan pour quelles perspectives?», Historiens et Géogra-phies (2006), pp. 195-209.14 Seule une analyse méthodique permettrait de voir si cesréférences sont intégrées, incorporées, tacitement. Ellereste à faire.15 Deux exemples : lorsque se tient le colloque de l’Inspection générale sur l’histoire-géographie pour le

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Les obstacles sont sans doute nombreux(Etévé & Rayou, 2002 ; Mousseau & Pouettre,1999). L’un échappe aux chercheurs : lesacteurs qui pourraient jouer les intermé-diaires (inspecteurs et formateurs surtout) ysont réticents, d’autant qu’ils sont souventconcurrents et que certains voient dans ladidactique la menace d’une dépossession deleur expertise et de leur autorité. D’autresobstacles pourraient être atténués en les envi-sageant dès le projet de recherche : mieuxarticuler recherche et politiques éducatives,penser tout au long de la recherche aux adap-tations et aux transferts possibles à la forma-tion et aux ressources professionnelles, àleurs acteurs et à leurs conditions, et en tirerles conséquences sur les expérimentations etles modèles proposés (une recherche collabo-rative étant bienvenue)… Tenir ces exigencesen même temps que celles de rigueur et dethéorisation n’est guère facile. Mais si lesrecherches en didactique ne proposent pasdes outils d’analyse et d’action qui consti-tuent autant de ressources professionnelles,quelle peut-être leur place dans la formationdes enseignants ? Comment justifier quecelle-ci se fonde sur des savoirs universitairesdidactiques et non sur la seule pratique?

De fait certains concepts utilisés en didactiqueont trouvé place dans la formation profession-nelle. Mais ils sont souvent reconfigurés –voire profondément déformés – pour s’adap-ter aux conceptions dominantes du rôle del’enseignant et des savoirs déclaratifs (Tutiaux-

Guillon, 2004). Un groupe professionnel mesemble ici la ‘cible’ privilégiée (si l’on excuse ceterme): les formateurs à temps partagé, ou lesmaîtres de stage, en position charnière entreuniversité (ou institut universitaire) et ‘terrain’.Ceci suppose de s’interroger sur leur attitudeface à la recherche en didactique et à ses résul-tats, sur leurs pratiques de formation, sur lesressources empiriques et théoriques qu’ils yinvestissent… Pourquoi ne pas développernon un projet de formation de ces formateurs,mais une recherche sur leurs compétences etcomment elles peuvent permettre une traduc-tion, une reproblématisation, une recontex-tualisation des résultats des recherches didac-tiques ? Une telle recherche profiterait auxformateurs, aux enseignants – mais aussi auxchercheurs en didactique à la recherche d’unelégitimité sociale.

Et si l’on veut faire évoluer l’enseignement ?Manifestement il ne suffit pas de publier nimême de devenir formateur. Peut-être fau-drait-il s’interroger, enquêter : quels pro-blèmes professionnels réels, identifiés par lesenseignants, ne peuvent pas être résolus dansle fonctionnement actuel de l’histoire sco-laire, ne peuvent pas être posés en termessatisfaisants en se situant dans le paradigmepédagogique positiviste (Tutiaux-Guillon, àparaître) ? Par exemple, permet-il de propo-ser des savoirs jugés valides et pertinentshors l’Ecole, en particulier face aux films,jeux de rôles, jeux vidéo, romans, bandesdessinées… historiques ? Laisse-t-il uneplace au sujet (sujet-professeur ou sujet-élève) dans un projet éducatif qui fait de laformation et de l’épanouissement de la per-sonne une de ses finalités ? Permet-il d’ensei-gner les questions socialement vives, dont laplace s’accroît, y compris à travers les injonc-tions de commémoration ou d’éducation au

XXIe siècle, les seuls universitaires invités à intervenirsont des disciplinaires ; dans la banque de référencesscientifiques Persée ne figurent pas les publications dedidactique de l’histoire (à la différence par exemple dufrançais ou des mathématiques). Et pourtant, l’INRP, quia joué un rôle fondamental dans le développement decette didactique, dépend du ministère.

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développement durable 16 ? Et permet-il auxenseignants débutants de trouver commentobtenir que les élèves travaillent alors qu’ilsrefusent l’adhésion à l’autorité magistralequi permet le cours dialogué ?

Les recherches en didactique devraient aussicontribuer à la réflexion des enseignants sur lafonction sociale (éthique, politique) de l’his-toire scolaire et sur les conséquences pratiquesde cette fonction. On retrouve là une questionrécurrente des sciences de l’éducation et decertaines recherches sous la signature d’Audi-gier ou de Tutiaux-Guillon 17. Interroger lesrelations des finalités avec les savoirs enseignéset les méthodes employées oriente la recherchevers le sens des disciplines scolaires en actes,question fondamentale dans une période cri-tique pour le secondaire et pour la formationet rejoint la réflexion sur les compétences. Onpourrait ainsi, sans se limiter aux contenus,travailler le versant enseignement des thèmescomme la pluralité des mémoires, la tensionentre vérité et subjectivité, le rapport au réel età la trace, la médiation de la culture et de lasubjectivité dans l’approche du monde, lesdébats et les enjeux des interprétations – enrelation avec les interrogations des enseignantseux-mêmes.

2. LES ENJEUX SCIENTIFIQUES

Ceux-ci correspondent à des mises fort diffé-rentes des précédentes: la place de la didactiquede l’histoire dans les savoirs universitaires, la

participation à des laboratoires, des col-loques, les publications scientifiques recon-nues. Il ne s’agit donc plus des expertises oude la «valorisation de la recherche» 18, maisde ce qui permet d’assurer, comme c’est le caspour les didactiques des mathématiques, dufrançais, des diverses sciences expérimen-tales, l’existence d’une discipline derecherche, d’un domaine scientifique, «carac-térisé par des questions spécifiques […], desthéories, des concepts, des méthodes derecherche et des recherches empiriques» 19. Ici ledidacticien pourrait récuser toute interven-tion dans la formation ou l’enseignement,laisser à d’autres la responsabilité du transfertdes résultats de la recherche – c’est la positionusuelle des historiens pour l’histoire scolaire– et se consacrer à ses problématiques et sesanalyses. C’est rarement le cas pour des rai-sons pratiques : les didacticiens de l’histoirefrançais sont presque tous en même tempsformateurs, plus rarement enseignants dusecondaire. Ce n’est pas sans présenter desdifficultés.

2.1. S’intégrer dans les disciplinesuniversitaires existantes ?

Comme toute didactique, la didactique del’histoire oscille entre un enracinement dans ladiscipline universitaire de référence et unancrage dans les sciences de l’éducation. Maisles recherches ont aussi trouvé accueil dans lesUFR diverses: sciences politiques, sociologie,psychologie sociale…

L’histoire semble s’imposer d’évidence, d’au-tant qu’enseignants et formateurs l’ont étudiée

16 Cf. Alain Legardez & Laurence Simonneaux (dir.),L’école à l’épreuve de l’actualité, enseigner les questions vives,Issy-les-Moulineaux, ESF, 2006.17 C’est aussi le sens des orientations données par NicoleAllieu-Mary aux travaux de didactique de l’histoire et dela géographie à l’INRP.

18 Pour reprendre les termes des listes institutionnelles depublications.19 Yves Reuter, « didactiques », in Yves Reuter (éd.), Dic-tionnaire des concepts fondamentaux des didactiques,Bruxelles, de Boeck, 2007, p. 69.

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et que la didactique se spécifie par sa centra-tion disciplinaire. L’épistémologie constitueun cadre problématique commode. Mais est-ilpertinent de penser l’histoire scolaire – et, par-tant, sa didactique – principalement en réfé-rence à l’histoire historienne ? La disciplinescolaire répond à des finalités sociales etciviques prescrites par l’État, elle est structuréepar des pratiques scolaires qui participent à lacréation de savoirs et elle est inscrite dans unparadigme épistémologique qui n’est plusguère celui de la recherche historique. L’his-toire scolaire est un mixte qui accommode desrésultats ou des démarches («routinisées» enméthodes) empruntées à des courants scienti-fiques différents et aux traditions scolaires, desaffirmations et des procédures relevant du«bon sens», de la culture commune, dont lesréférences ne sont pas toujours les rechercheshistoriennes. Cette hétérogénéité est, selonmoi, le produit d’un paradigme du «plain-pied au passé»20, qui légitime l’histoire scolairecomme introduction à la réalité et clarificationde cette réalité, et qui induit une démarcheprivilégiant les supports réalistes et le dévoile-ment. Ce paradigme écarte des probléma-tiques ou des démarches plus critiques ouconstructivistes (Tutiaux-Guillon, 2004).L’histoire scolaire n’est pas l’histoire savanteactuelle mise à portée de jeunes esprits. Etl’histoire savante ne dit rien des apprentis-sages: établir si les démarches de la recherche

historienne sont celles de l’apprentissage del’histoire n’est pas le fait des historiens, dumoins en France.

Du coup ceux-ci ne prêtent qu’exceptionnelle-ment21 un intérêt à la didactique. Même pré-occupés d’enseignement, ils semblent ignorerce qui s’est fait de solide dans le domaine.Dans les débats sur l’histoire enseignée, ilsoptent pour un repli sur la tradition, ou pourune réflexion sur les prescriptions qui négligeles conditions d’enseignement/apprentissage.Cette ignorance contribue à laisser la didac-tique hors de l’histoire universitaire et, de fait,de la culture que se construisent les futursenseignants22. L’argument, fréquent, de l’im-possibilité d’étudier la didactique tant qu’onn’a pas d’expérience de l’enseignement, a l’évi-dence du bon sens. Il reflète une conceptionqui associe didactique et pratique, ou plusexactement qui fait de la pratique la seule réfé-rence légitime de la didactique. Je ne déve-loppe pas ici ce que, dans le champ dessciences sociales, il peut avoir de spécieux. Ducoup une thèse de didactique est rarementqualifiée en histoire, mais un poste (rare) dedidactique de l’histoire peut être pourvu parun historien, pourvu qu’il ait l’expérience del’enseignement secondaire.

Les relations avec les sciences de l’éducation,plurielles par définition, ne sont pas toujours

20 Je décalque l’expression de Jean-François Thémines,«Propositions pour un transfert du concept de rapportau savoir en didactique de la géographie», Cahiers de laMRSH-Caen, n° 28, février 2002, pp. 35-56 ; lui-même ladécalque d’Orain analysant l’écriture des post-vidaliens.Produire un discours qui permette un plain-pied aupassé c’est produire un discours qui efface toutes lesmédiations entre le réel et le propos tenu et qui offre aulecteur/auditeur (ici l’élève) d’entrer de plain-pied dansla situation présentée, donc sans effort, sans obstacle. Ony retrouve aisément le « réalisme » du modèle des 4 Rd’Audigier, 1993.

21 Henri Moniot est évidemment l’exception la plusremarquable. Il faut toutefois noter que depuis 2000,les congrès mondiaux des sciences historiques (et doncle CISH) consacrent une réflexion à l’enseignement del’histoire.22 La pré-professionnalisation, lorsqu’elle existe, n’y faitpas nécessairement droit, non plus que la préparation auCAPES limitée à l’épistémologie, l’historiographie, laculture historique. Seul le PLP lettres-histoire a, en his-toire-géographie, une épreuve sur dossier quelque peudidactique – même si bien sûr l’expérience de la classen’est pas requise.

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moins contraintes. Elles hésitent entre com-plémentarité et concurrence, entre refus,tolérance aux marges et intégration – celle-cise faisant plutôt par l’association de plu-sieurs didactiques. Mais c’est en sciences del’éducation que sont qualifiées la plupart desthèses qui n’incluent pas un volet « histoirede l’éducation » ; ce sont des laboratoires desciences de l’éducation qui permettent ledéveloppement de la recherche, hors del’INRP et des IUFM 23. Ceci dit la didactiquede l’histoire s’est aussi construite par refusd’une pédagogie jugée « ignorante des conte-nus » et « psychologisante » ; les empruntsaux problématiques et aux outils des sciencesde l’éducation y sont moindres que ceux faità l’épistémologie ou aux psychologies(Tutiaux-Guillon, 2001). Develay constate laméfiance initiale des chercheurs en didac-tique vis-à-vis des sciences de l’éducation, enpartie en raison de leur formation discipli-naire, en partie en raison de leurs visées detransformation des pratiques et relève « unfaisceau de malentendus » 24 mutuels. Reuterimpute les difficultés et les hésitations auxinquiétudes que suscite tout nouveaudomaine de recherche, nécessairementconcurrent des domaines établis, ici accen-tuées par une focalisation des didactiquessur les contenus qui met en question le rap-port des sciences de l’éducation aux disci-plines 25. Faire reconnaître l’intérêt et la

valeur des recherches en didactique supposeque celles-ci témoignent vigoureusement dela maîtrise des cadres théoriques et de larigueur méthodologique de toute rechercheuniversitaire et requiert d’entrer en dialogueavec les sciences de l’éducation. Davantagequ’une recherche ordinaire ? Sans doute : ils’agit encore actuellement d’imposer sonstatut.

La position incertaine de la didactique parrapport à l’histoire et aux sciences de l’éduca-tion écarte de la recherche des étudiants quivisent un poste universitaire.

Actuellement en France, peu d’institutionssont capables à la fois de transmettre un savoirpour la recherche, d’en contrôler les moyens,et de décerner les diplômes en didactique del’histoire. Les postes universitaires sont rares.Le statut scientifique de la didactique de l’his-toire en est affaibli et sa pérennité menacée:elle semble pouvoir facilement disparaître,pour peu que les initiatives individuelles derecherche se tarissent. Or la recherche fran-çaise est appréciée outre frontières et y fournitdes références solides.

2.2. La constitution d’un domainespécifique

La didactique de l’histoire est courammentcréditée d’une vingtaine d’années d’existence.Son statut scientifique est encore enconstruction ; les thèses soutenues (moinsd’une dizaine depuis la première, celle deLautier en 1992) sont peu nombreuses. Lamasse critique des travaux est encoreinsuffisante pour assurer en France soninfluence dans la culture professionnelle et lareconnaissance de son statut. En outre, le sensmême du mot est mal assuré. À ceux quirefusent le qualificatif de «didactique» à des

23 Une exception notable, l’école doctorale Savoirs scienti-fiques : histoires des sciences, épistémologie, didactiquedes disciplines, de l’Université de Paris 7- Denis Diderot.On peut s’interroger sur le devenir de la recherche univer-sitaire en didactique dans les IUFM intégrés dans des uni-versités qui n’ont pas d’Unité de Formation Recherche(UFR), dispensant les cours et encadrant les recherches desciences de l’éducation.24 Michel Develay, Propos sur les sciences de l’éducation,Paris, ESF, 2001.25 Yves Reuter, op. cit.

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recherches très marquées par les outilsthéoriques des sciences de l’éducation,répondent ceux qui excluent de la didactiqueles travaux d’épistémologie scolaire etd’histoire des disciplines. À ceux qui voientdans la didactique une ingénierie del’enseignement, hors de toute réflexionépistémologique, répondent ceux quil’étendent à toute étude de la transmission,l’appropriation, la construction scolaire decontenus disciplinaires, ouvrant l’analyse surce qui encadre, organise, sous-tend lesdisciplines scolaires. S’est ajouté le flou de ladéfinition dans les institutions de formationoù tout ce qui n’est pas « transversal », estétiqueté «didactique» qu’il s’agisse de la miseen œuvre de connaissances théoriques outhéorisées, d’informations sur les textesofficiels ou de savoirs d’expérience.

Le nomadisme des concepts et des modèlesest une constante de l’histoire des sciences,un procédé courant dans l’évolution dessavoirs. Pour se construire, la didactique del’histoire s’est nourrie d’emprunts : auxautres didactiques ; à l’épistémologie del’histoire ; à la psychologie sociale et aux psy-chologies cognitives ; à l’histoire de l’éduca-tion ; aux sciences de l’éducation ; occasion-nellement à la sociologie et à l’épistémologiede cette dernière ; à la sémiologie ou auxdiverses approches de l’art… Les deuxconcepts fondamentaux de « représentationssociales » et de « discipline scolaire » sontempruntés à Moscovici (psychologie sociale)et André Chervel (histoire de l’éducation).Ce n’est ni pratique honteuse, ni faiblesse,c’est l’effet de la diversité des questions : épis-témologie des savoirs scolaires, apprentis-sage, relation sociale aux savoirs, contraintesinstitutionnelles, pratiques (Tutiaux-Guillon, 2001). Le cadre théorique des

recherches est « didactique » par la place qu’ytient la discipline scolaire, mais rarement« seulement didactique ». La spécificité tientà ce que le cadre théorique d’ensemble n’estpas repris tel quel mais construit au croise-ment de plusieurs approches, agencées etreconfigurées. L’enjeu de scientificité estalors de veiller à la cohérence de la problé-matique et des interprétations que lesconcepts ou les modèles, déracinés de leurthéorie d’origine et transplantés, autorisentet soutiennent.

Parallèlement, les apports des recherches endidactiques devraient être réinvestis dans denouveaux travaux, ce qui n’est guère le cas horsdu «modèle des 4 R» (réalisme, résultats, réfé-rent consensuel, refus du politique) construitpar Audigier en 1993 et de la distinction entreélèves «internes» et «externes» à l’histoire pro-posée par Lautier dans sa thèse (1997a).Modèles, méthodologies éprouvées, et résultatsvalidés n’étayent pas souvent les recherches pos-térieures, du moins si l’on se fie aux référencesbibliographiques.Cela peut tenir à la dispersiondes chercheurs et à une insuffisante diffusiondes travaux26. Cela peut tenir – et c’est un cerclevicieux – à la précarité du statut scientifique dela didactique de l’histoire. C’est aussi un effetdes curiosités multiples de ceux qui se lancentdans la recherche et inventent leurs propresquestions, sans qu’il y ait souci de construire undomaine de recherche ou un champ scienti-fique. La vingtaine de thèses recensées27 (dontenviron un tiers soutenues et probablement

26 Très peu de thèses françaises ont été publiées: Lautier,Bruter, Héry, Lucas (ces trois dernières étant largement enhistoire de l’éducation). C’est aussi un effet de la placesociale limitée de la didactique de l’histoire.27 Sur le fichier central des thèses de l’université de Paris 10– Nanterre et sur le catalogue des bibliothèques universi-taires (www.fct.u-paris10.fr et www.sudoc.abes.fr).

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autant abandonnées) montre une très grandedispersion qui ne s’explique pas uniquementpar celle des UFR28.

Globalement, les recherches en didactique del’histoire s’inscrivent dans un champ scienti-fique encore peu structuré. L’effort de modéli-sation de la réalité est encore limité et l’exis-tence d’un système de concepts proprementdidactiques est douteuse. Il n’y a actuellementpas de paradigme dominant en didactique del’histoire, sauf à considérer comme tel le para-digme constructiviste, si englobant qu’il nepermet guère de délimiter l’autonomie duchamp. Enfin disposons-nous de critères devalidité explicites et consensuels, alors mêmeque les chercheurs ne sont pas vraimentconstitués en communauté scientifique ? Ilnous faudrait alors – rêvons un peu – un véri-table programme de recherche, des chercheurspour le mener à bien, des institutions un peupérennes permettant de construire la commu-nauté de recherche (Le cartable de Clio, en tantque revue francophone, y participe déjà, toutcomme les journées d’étude – autrefois les col-loques de l’INRP – des didactiques de la géo-graphie et de l’histoire).

CONCLUSION

L’analyse, même rapide, des enjeux sociauxet scientifiques peut dessiner un paysageassombri ; le débat est bien sûr ouvert sur lapertinence et le pessimisme de cette image.

Les enjeux ne manquent pas pour l’avenir dela didactique de l’histoire en France:

– identifier les besoins vifs auxquels lesrecherches pourraient répondre, qu’ilssoient de l’ordre des apprentissages desélèves (leurs compétences, leurs cultures,leurs citoyennetés, leurs identités…), del’ordre des ressources professionnelles desenseignants et des significations qu’ils assi-gnent et qu’ils assument en enseignantl’histoire ou de l’ordre des évolutions de ladiscipline scolaire liées aux nouvelles orien-tations institutionnelles légitimes. Et biensûr un enjeu important à développer cesrecherches en prise sur l’enseignement et laformation réels ;

– veiller à capitaliser les acquis et à la rigueurdes problématiques, des méthodologies etdes conditions de validation, même lorsquel’enjeu n’est pas un titre de docteur; penser,dans nos travaux, à la contribution possibleau domaine de savoir qu’est la didactique;faire exister une communauté de cher-cheurs ou du moins un réseau d’échanges;

– concilier les exigences de la recherche uni-versitaire et les réponses aux besoins pro-fessionnels pour gagner en crédit ; contri-buer ainsi à une double légitimation de ladidactique ; et pour cela, publier et valori-ser la recherche d’une part, transformerles résultats de recherche en ressourcesprofessionnelles d’autre part.

Encore y faut-il des chercheurs…

28 Selon un classement rapide : relation discipline de référence et enseignement ; objets d’enseignement, éven-tuellement transversaux aux programmes ; supportsd’enseignement ; apprentissages des élèves ; approche desimplicites idéologiques, des représentations sociales ;analyse du fonctionnement de l’enseignement.

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196 Le cartable de Clio, n° 7 – Enseigner la controverse, l’exemple du fait colonial – 196-207

INTRODUCTION

«Notre histoire n’est pas tracée d’un seul trait,elle est une tresse d’histoires», affirme NathalieZamon Davis 1, pointant par là la nécessité dechercher à rompre avec une écriture linéaireet unilatérale de l’histoire pour tenter d’inté-grer au récit des discontinuités constitutivesde la complexité d’un moment historique.Sous l’influence des postcolonial studies, l’his-toriographie récente du fait colonial s’attacheainsi à travailler sur une histoire qui restitueaux acteurs leurs capacités d’action et seconcentre précisément sur les effets provo-qués, de part et d’autre, par cette singulière«rencontre» coloniale 2. Cette historiographiesoulève nécessairement l’épineuse questiondes identités des acteurs qui combinent à lafois des aspects juridiques, politiques et socio-anthropologiques. Elle interroge également letemps présent, car, aujourd’hui, les questionsidentitaires irriguent tellement l’espace publicfrançais que l’on peut faire l’hypothèse que,presque par essence, elles fabriquent de lacontroverse. En tant qu’institution sociétale,

l’école s’en fait naturellement écho, particu-lièrement à travers les réflexions que suscitela redéfinition de sa mission civique auregard de la pluralité culturelle. L’enseigne-ment de l’histoire se trouve ainsi mis au cœurdes débats de par sa vocation traditionnelle àparticiper à la formation du citoyen dedemain. Certes, toute question historique estpar essence controversée si l’on entend par«controverse» la multiplicité des interpréta-tions parfois concurrentes soulevées parcelle-ci. Mais la controverse se teinte d’unecouleur spécifique si elle est mise au regarddes usages publics de l’histoire, car elle vientsoulever des enjeux au présent en endossantune fonction mémorielle. Ainsi, nous enten-drons par questions «chaudes», «sensibles»,ou « controversées » celles qui entrent enrésonance avec des débats mémoriels dumoment dans l’espace public, et qui soulè-vent des questions politiques brûlantes, tou-chant généralement à la configuration identi-taire d’une société. En histoire scolaire, cesquestions regroupent les thématiques destraumatismes historiques (guerres, géno-cides, traites et esclavage), de la place desimmigrés et de leurs descendants (histoiredes immigrations, fait colonial) et de la redé-finition de la laïcité au regard des nouveauxpublics (fait religieux). Toutes ces théma-tiques n’étant, bien entendu, pas exclusivesles unes des autres, mais se nourrissant aucontraire réciproquement.

ENSEIGNER LA CONTROVERSE AU MIROIR DES QUESTIONNEMENTSÉPISTÉMOLOGIQUES, SOCIO-CULTURELS ET DIDACTIQUES, L’EXEMPLEDU FAIT COLONIAL

LAURENCE DE COCK PIERREPONT, IUFM DE VERSAILLES & INRP DE LYON

1 Natalie Zemon Davis, «Métissage culturel et méditationhistorique», Conférences Marc Bloch, 1995;http://cmb.ehess.fr/document114.html2 Pour une synthèse de l’historiographie du fait colonial,voir Romain Bertrand, « Les sciences sociales et le‘moment colonial’ : de la problématique de la dominationcoloniale à celle de l’hégémonie impériale», Questions derecherche, n° 18, juin 2006;http: //www.ceri-sciences-po.org/publica/qdh.htm

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Les didactiques de l’histoire 197

L’année 2005 place le fait colonial au cœurdes débats mémoriels 3. L’article 4 de la loi du23 février qui souligne le « rôle positif de laprésence française outre-mer» profile le débatpublic qui s’oriente vers la définition d’unesorte de bilan comptable du fait colonial. Uneperception éthique et manichéenne de l’his-toire coloniale se distille donc lentement dansl’opinion publique. Ce débat vient s’ajouter àcelui déjà ancien sur la place des immigrantscoloniaux, post-coloniaux, et de leurs des-cendants dans la société. Ainsi, ces deux ques-tions se combinent pour pointer l’extrêmedifficulté de l’enseignement du fait colonial,notamment dans les écoles au recrutementmajoritairement d’origine immigrée.

Notre approche se voudra donc ici à la fois épis-témologique, sociologique et didactique. Ils’agira de déterminer en quoi l’enseignement dufait colonial vient interpeller la mission civiquede l’enseignement de l’histoire, et quellesapproches didactiques seraient susceptiblesde répondre aux reconfigurations des formesde citoyenneté induites par la complexité du monde et des sociétés contemporains.

L’ENSEIGNEMENT DU FAIT COLONIALET SOCIÉTÉ, L’ÉCOLE AU CŒUR DESDÉBATS

Le fait colonial dans les sous-terrains del’histoire, les enjeux civiques du renouveauépistémologiqueL’enseignement des sujets sensibles est unenjeu de taille car il pose au récit historiquescolaire des questions qui ne touchent pas

simplement à l’historiographie scolaire ausens large, mais interrogent également la placeplus globale de l’école en tant qu’institutionrépublicaine. Le débat pourrait se décliner dela façon suivante: deux visions de l’école s’op-posent, la première s’attache davantage à défi-nir une «école sanctuaire», indifférente auxenjeux de société, alors que la seconde est plusouverte sur la cité et ses débats.

Sur le plan de l’histoire scolaire, la premièrevision se traduit par la protection d’une his-toire consensuelle ciment des valeurs républi-caines et garante d’une laïcité plutôt figée dansl’histoire. Elle privilégie un récit historique quiinsiste donc sur la transitivité, les relations decausalité, et où les pratiques des acteurssociaux sont réduites à des épiphénomènesqui surfent sur des grandes lames de fondsidéologiques. D’où le succès de l’approche«culturelle» des événements historiques, de la«culture de guerre» en passant par la «culturecoloniale», et plus généralement la «culturepolitique». Ce type d’analyse qui semble rele-ver d’une histoire culturelle très vulgarisée estdoté d’une double efficacité. La première estpédagogique, car envelopper d’un voile cultu-rel les pratiques des acteurs permet de ne pasposer le problème de la multiplicité desregards et de la complexité d’interprétation.Cela favorise donc la pratique magistrale de latransmission puisque l’enseignant est maîtrede la parole légitime et unifiée. La seconde estplus politique : prétendre en effet que desacteurs sont plus ou moins otages d’un bainculturel qui prédétermine leurs actions, c’estfabriquer du consensus autour de valeursquasi-transcendentales dans lesquelles chacunfinira bien par se retrouver. De surcroît, cetteapproche n’est jamais très éloignée de l’idéed’une histoire « donneuse de leçon ». Danscette logique, il est inutile d’insister trop avant

3 Des «guerres de mémoires» avaient déjà eu lieu dès la findes années 1990, notamment autour de la question algé-rienne; mais l’année 2005 globalise le «fait colonial» dansles débats publics.

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sur des événements en marge du droit cheminpuisqu’ils ne sont qu’incidents de parcours.Tout cela garantit la pertinence de cette lignehistoriographique pour appuyer l’idée ducreuset républicain garanti par l’école.

Une seconde vision de l’école préfère insistersur l’ouverture vers le dehors et les enjeux desociété. Dans cette optique, l’école devient unespace avec sa propre temporalité qui n’est pascelle des débats médiatiques, mais qui ne pré-tend pas non plus y être imperméable. Dansun contexte marqué par le soulèvement dequestions identitaires, l’école serait, en tantque «micro-société», à la fois un lieu de ratio-nalisation et d’apaisement des conflits, et unlieu de réflexion empirique sur la combinai-son pacifique des différences. La traductionhistoriographique d’une telle perspective enappelle à l’introduction des «discontinuités»dans le récit historique scolaire. Il s’agirait derompre avec une écriture téléologique qui,sous prétexte de donner du sens, construit lescauses à partir des effets et s’attache à établirune trame explicative qui repose sur unenchaînement causal. Car dans ce montage, lamultiplicité des interprétations est nécessaire-ment gommée, et, sous prétexte d’une quêtepermanente du «sens» de l’histoire, on occultece qui vient au contraire fabriquer de la dis-continuité, en particulier les pensées ou actesdes minorités agissantes dont les voix restentenfouies dans les tunnels de l’histoire. MichèleRiot-Sarcey (historienne du XIXe siècle qui aprincipalement travaillé sur les questions dugenre et de l’utopie politique) se fait porte-parole d’une autre écriture de l’histoire: «uneméthode différente doit être inventée pour récu-pérer les multiples écarts, fragments, aspéritésqui subsistent dans le sous-terrain des choses» 4.

L’histoire ainsi décrite n’est donc pas consen-suelle mais aspire tout de même à fabriquer del’appartenance en restituant à chaque sujethistorique son agency (puissance d’agir, selonla terminologie des subaltern studies 5). Elleopère non pas par juxtaposition linéaire defaits, mais par la mise en co-présence des sub-jectivités constitutives de l’histoire. Lemoment historique émerge donc comme unemosaïque, miroir d’un discours fragmenté, etnon comme le simple chaînon manquantdans la quête du progrès. La chronologie nedisparaît pas, elle reste bien le socle sur lequelviennent s’insérer ces moments, mais un jeupermanent sur les échelles de temps viserait ày distiller de la rupture. Les récents débatsépistémologiques sur le fait colonial peuvententrer dans cette catégorie. La perspectivepostcoloniale s’attache en effet à montrercomment le moment colonial a configuré unmode d’être au monde particulier; un rapportà l’autre, un monde de tensions, de tiraille-ments, d’identités multiples qui convoque destemporalités différentes et suscite une nouvelleapproche philosophico-politique de la ques-tion «Comment faire société?». Cette histo-riographie questionne donc les repères chro-nologiques classiques (précolonial/colonial/décolonial) pour interroger le phénomène dupoint de vue des populations et surtout despratiques, montrant par là que, à la politiquepar le haut, ne répond pas forcément une

4 Interview dans L’Humanité, 8 mars 2001.

5 Nées dans le monde anglo-saxon sous l’influence despostcolonial studies, les subaltern studies s’attachent àredonner voix aux « sans voix ». D’abord propres auchamp universitaire littéraire, elles inspirent certains his-toriens en France, et imprègnent aujourd’hui de nom-breux travaux universitaires récents sur l’esclavage, lestraites ou le fait colonial. Elles permettent d’interrogerautrement les « lieux de la culture» en circonscrivant desespaces d’action des acteurs dominés, et en restituant leurrôle dans l’histoire ; cf. Homi K. Bhabha, Les lieux de laculture, une théorie postcoloniale, 1994, trad. française,Paris, Payot, 2007.

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docilité passive des hommes et des femmes.On voit d’emblée les problèmes didactiqueset pédagogiques que peut soulever cetteapproche qui ne vise pas la mise en ordremais privilégie au contraire l’« histoire àrebrousse-poil» 6. Mais on en voit égalementl’intérêt civique, car il s’agit d’introduire desanalyses qui permettent de penser une formede « faire société» basée sur la co-présence desubjectivités définies a priori comme poten-tiellement conflictuelles. Il s’agit ainsi d’unenouvelle manière d’interroger le lien social etson rapport à l’universel républicain. Cettedimension civique vient, à sa manière,contrebalancer les difficultés et éventuelsdangers imputés généralement à l’enseigne-ment du fait colonial.

L’enseignement du fait colonial catalyseurdu phénomène d’ethnicisation desrapports sociaux à l’école ?Avec la loi du 23 février 2005, l’histoire dufait colonial se trouve prise en étau entre desmémoires concurrentielles qui fabriquentune vision binaire du moment historique.On prétend alors que le débat vient recouperles revendications identitaires des adolescentshéritiers de l’immigration, les « émeutes » de novembre 2005 venant confirmer cetteinterprétation culturaliste. Le risque de com-munautarisme est à nouveau brandi, et l’en-seignement du fait colonial se charge poli-tiquement. Dans une atmosphère politiquemarquée par le sentiment d’un modèle répu-blicain en crise, la tentation communautaireapparaîtrait alors comme le signe d’unedémocratie faible où la figure de victimeaurait remplacé celle du citoyen. La « com-munauté » crainte serait celle d’un mondeclos se revendiquant d’une culture commune

qui reposerait sur une origine supposée, destraditions, des valeurs et une religion, et quiserait en droit de réclamer un traitement par-ticulier dans l’État adapté à ses propres cri-tères, et donc défini par elle-même. Le faitcolonial est vu comme susceptible d’attiserune forme d’ethnicisation des rapportssociaux car la question «ethnique» s’amarre àcelle du communautarisme. Par «ethnicité»,il faut entendre ici la mobilisation volontairede l’argument « ethnique » dans le cadre derapports sociaux. Chez les élèves, cela s’illus-trera par des remarques du type «Algérie enforce», «Renois/Céfrans», etc. donc par desinterpellations ethnicisées entre pairs 7. EnFrance, l’ethnicité renvoie encore à une cer-taine idée de réification identitaire. Certainstravaux anglo-saxons ont pourtant montréque ce concept d’«ethnicité» doit être envi-sagé de façon dynamique car ses frontièressont mouvantes. L’anthropologie sociale a eneffet désubstantialisé les groupes ethniques enmontrant que l’ethnicité opère un «bricolage»par sélection de traits culturels fonctionnantensuite comme des signaux qui fondent lecontraste entre des Nous et des Eux 8. Il estvrai que les débats publics sur les questionssensibles peuvent agir sur ces rapportssociaux dans l’école ; ils les orientent, cristalli-sent des entre-soi, les infléchissent vers desmodes plus exclusifs et fermés et donc poten-tiellement les «communautarise». Or le faitcolonial est en effet l’une des thématiques quirévèlent les relations ambiguës que la sociétéentretient avec la question migratoire et sesminorités visibles. Néanmoins, l’effet «com-munautarisant» de son enseignement suppo-serait une imprégnation préalable, par les

6 Walter benjamin, «Sur le concept d’histoire», Œuvres III,Paris, folio Gallimard, 1972, rééd. 2000, p. 433.

7 Françoise Lorcerie, L’école et le défi ethnique. Éducation etintégration, INRP, Issy-les-Moulineaux, Esf éditeur, 2003.8 Philippe Poutignat, Jocelyne Streiff-Fenart, Théories del’ethnicité, Paris, Puf, Le sociologue, 1995.

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élèves, des aspects identitaires en jeu. Qu’enest-il vraiment? Il est très difficile de mesurerle poids de ces questionnements mémorielsdans la construction identitaire des élèves.Comment ces mémoires circulent-elles dansles familles? On sait que la transmission inter-générationnelle existe peu dans des famillesqui cumulent souvent la double relégationsociale et géographique en France aujour-d’hui 9. La plupart des enfants des quartiersrelégués qui arrivent à l’école ou au collègen’ont jamais ou très peu entendu parler de lacolonisation. On peut toujours prétendrequ’ils sont inconsciemment pénétrés de samémoire, mais cette dimension identitaire neva pas de soi. Elle nécessite à la base une cul-ture historique même minime. Par ailleurs,outre quelques événements indéniablementtraumatiques qui suscitent la condamnationsans appel, le fait colonial est un moment his-torique avec lequel les générations demigrants post-coloniaux entretiennent eux-mêmes des rapports ambigus : ils parlent par-fois encore la langue des anciens colonisa-teurs, ils en vantent même la beauté. Ils ontplus ou moins baigné dans les valeurs de l’an-cienne puissance coloniale, et, par-dessustout, ils ont choisi de venir s’y installer. Leparadoxe n’est pas toujours simple à assumerpour ces «enfants illégitimes» selon l’expres-sion d’Abdelmalek Sayad. Le registre identi-taire est trop subtil et délicat pour pouvoirnaturellement préexister à l’état revendicatif.Le discours de l’indignation est une construc-tion intellectuelle. C’est la raison pourlaquelle l’idée de «descendant d’Indigène» nepeut pas aller de soi. Trop réductrice, trop vio-lente, trop idéologique, elle n’entre pas enrésonance avec la conscience de soi, ni de la

plupart des immigrés, ni de leurs enfants.Nous poserons donc l’hypothèse que s’il y aparfois chez les adolescents les plus âgés uneprédisposition sensible à la question coloniale,elle est surtout à mettre sur le compte desdébats publics. Elle est donc médiatiquementconstruite, et est susceptible d’être récupéréecar elle fournit une grille d’interprétation effi-cace d’un mal-être qui, lui, repose en réalitésur des critères beaucoup plus complexes.Ainsi, il est indéniable que le débat publicconstruit des catégories de pensée mobili-sables par les élèves dans le cadre de leur socia-lisation politique, et donc particulièrement ausein de l’école. Mais la forme «ethnique» deces affirmations doit pouvoir se lire comme unprocessus dynamique animé par des flux etreflux, toujours situé (contexte, lieu) et donctrès rarement symptomatique d’une crispa-tion identitaire ou communautaire. Enfin,pourquoi ne considérer le réflexe «commu-nautaire» des élèves que sous l’angle du dan-ger? S’affilier à un groupe, fabriquer du mêmeen opposition aux autres n’a rien d’exception-nel dans l’expérience adolescente. Il faudraitdonc admettre que cette transition «commu-nautaire » peut n’être rien d’autre qu’unmoment légitime et nécessaire de passage àl’adulte/sujet politique.

LE FAIT COLONIAL OU COMMENTENSEIGNER LA CONTROVERSE

Le fait colonial dans les programmesscolairesIl faut rappeler ici que le fait colonial estenseigné à l’école sans interruption depuis lesinstructions de 1902, d’abord surtout en géo-graphie, mais aussi en histoire, et que lesprescriptions sont aujourd’hui en pleinréajustements. Dans l’état actuel des choses,aucun élève ne quittera le système scolaire

9 David Lepoutre avec Isabelle Cannoodt, Souvenirs defamilles d’immigrés, Paris, Odile Jacob, 2005.

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Les didactiques de l’histoire 201

sans avoir entendu parler de la question colo-niale qui est désormais abordée dès l’écoleprimaire. C’est au final une vision très sim-plifiée et aseptisée du fait colonial qui pré-vaut dans les programmes actuels. La vio-lence des conquêtes et des diverses formesd’appropriation a désormais disparu au pro-fit d’une insistance sur les causes, notammentsur la fameuse « mission civilisatrice » quin’est jamais replacée dans son contexte épis-témologique, ce qui contribue à « folkloriser»la figure de l’Indigène. Ce dernier estd’ailleurs le grand absent du fait colonial quin’envisage que le point de vue européen et nes’attache pas du tout à caractériser les effetsconcrets de la rencontre coloniale. L’adoptiond’un angle dynamique (colonisation/décolo-nisation) renforce ce dernier aspect car, aufinal, la vie en colonie ou la « situation colo-niale » (expression de Georges Balandier)n’est que trop superficiellement abordée. Demême, les interactions entre métropole etcolonie ne sont vues que sous l’angle d’une«culture coloniale» incarnée par l’étude sys-tématique de l’exposition coloniale de 1931et sans aucune distance critique face à cetteforme de vulgarisation de l’histoire cultu-relle. La complexité du moment colonial estgommée. Toutes les formes d’esquives, derésistances, de ruses, mais aussi d’accommo-dements développés par les indigènes sontabsentes des programmes. À défaut de s’inté-resser aux pratiques effectives dans les colo-nies ou protectorats (qui s’autonomisent faceà la métropole), on préfère modéliser outypologiser. Ainsi en va-t-il des différents«bilans» de la colonisation qui désincarnentl’événement ou de ces terminologies finale-ment assez obscures : décolonisations «négo-ciées», «réussies», «pacifiques», «violentes»sauf à se placer du point de vue de ceux quiobservent et non des populations qui les

vivent. C’est également une vision très déter-ministe qui est privilégiée. Les décolonisationss’insèrent dans les différentes «variations ther-miques » de la guerre froide et permettentd’annoncer l’avènement du tiers-monde et dusous-développement. Elles sont «héroïsées»,portées par un leader charismatique imprégnépar la culture métropolitaine. L’Algérie netrouve pas de place cohérente dans les pro-grammes car rien n’indique sa spécificité. Laconquête a disparu (Il arrive même que la datede 1830 ne soit pas insérée à la frise chronolo-gique de la colonisation…), et la guerre d’Al-gérie intervient une première fois dans uneperspective géopolitique (les vagues de déco-lonisation) puis une seconde fois dans la poli-tique intérieure française, souvent commepréalable à l’avènement de la Ve République.Mais qui sont les habitants d’Algérie? Com-ment comprendre la violence de la guerre sansappréhension préalable des différentes catégo-ries sociales et juridiques qui composent cetteseule colonie de peuplement française? Com-ment envisager la guerre d’Algérie sur le terri-toire métropolitain autrement que comme unsimple effet collatéral ? Toutes ces questionsrevêtent un enjeu de taille car, paradoxale-ment, sans que peu d’événements ne soientgommés, c’est bien le montage historique dufait colonial qui ne permet pas aujourd’huid’envisager cette histoire comme partagée parles différentes populations scolaires. Deuxnouvelles prescriptions en 2003 témoignentnéanmoins de nouvelles approches. La pre-mière touche au programme de la terminale Squi étudie désormais la thématique «colonisa-tion/décolonisation» d’un seul tenant. Dansun entretien qu’il nous a accordé endécembre 2006, l’Inspecteur Général YvesPoncelet est revenu sur ces nouvelles disposi-tions qui témoignent d’une volonté de revisi-ter l’historiographie scolaire : «On avait décidé

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de questionner les césures traditionnelles,notamment celle de la 2e guerre mondiale[…]. On voulait se méfier des césures trop évi-dentes […]. La question de la colonisation aété un lieu d’incarnation d’une réflexion plusgénérale sur la colonisation […]. Donc elle aété un double laboratoire d’expérience : la Ter-minale S comme lieu d’écriture des pro-grammes plus dynamisant intellectuellement,moins convenu, et une réflexion sur des ques-tions au long cours […]. Il y a un espace pourposer la question du fait colonial ». Il s’agitdonc d’une relecture critique d’une historio-graphie scolaire 10. Cette nouvelle manièred’aborder le fait colonial est d’autant plusintéressante qu’elle pointe, pour la premièrefois à l’école, la cohérence du moment histo-rique en soi. En première STG, le nouveauprogramme inclut également différemmentla question coloniale qui n’est désormais vueque sous l’angle « colonialiste » en tant quecomposante de l’idéologie républicaine de laIIIe République dans le chapitre « Momentset actes fondateurs : 1880-1946 ». On sentd’emblée les limites d’une telle démarche.Certes, cela permet d’étudier le lien quasiparadoxal entre les valeurs républicaines et lecolonialisme ; mais cette réécriture obèredésormais toute dimension événementiellede la colonisation.

Au final, l’écriture scolaire du fait colonial faitaujourd’hui l’objet de nouveaux questionne-ments plus ou moins connectés aux débatspublics. Mais elle est encore très éloignée despistes lancées par la recherche universitaire. Cedécalage est normal; néanmoins, nous verronsqu’il existe des marges de manœuvre dans lesprescriptions actuelles qui rendent possible

l’appréhension critique du fait colonial par lebiais d’une didactique adaptée.

Quelques pistes didactiques : enseigner la controverseL’intention est d’emblée paradoxale. Aumieux, la controverse se déclare et s’éprouve;mais, sauf à vouloir la résoudre, on l’imaginemal relever du domaine de l’enseignement.Nicole Tutiaux-Guillon montre en outre quel’histoire scolaire en France se présentecomme un modèle résistant aux débats et auxcontroverses: «Les savoirs scolaires sont lissés,tranquilles, consensuels […] les pratiques domi-nantes de l’enseignement de l’histoire margina-lisent, voire excluent le débat. » 11 Or, dans lecontexte actuel, gommer la dimension contro-versée de la question coloniale revient à ladénaturer et à risquer la non-intelligence desenjeux par les élèves.

La controverse appelle le débat, et la pédagogiedu débat est au cœur de la réflexion. Chacuns’accorde à en pointer les difficultés: commentéviter le simple débat d’opinions? Commentréguler un débat sans verser dans une codifi-cation telle qu’il se retrouve réduit à un simpleexercice formel de prestations d’acteurs ? Etsurtout, comment éviter de sombrer dans unrelativisme qui vienne rompre avec l’effet devérité recherché par l’opération historique?Pourtant, l’apprentissage des compétencesargumentatives semble bien relever d’unecitoyenneté davantage en adéquation avec lemonde contemporain. À ce titre, NicoleTutiaux-Guillon en appelle à la mise en placed’un « nouveau paradigme pédagogique » de

10 Une relecture qui, d’après Yves Poncelet, n’est en rienliée aux prémices de débats publics sur la question.

11 Nicole Tutiaux-Guillon, «L’histoire scolaire en France,un modèle résistant aux débats et aux controverses», inMarie-Christine Baquès, Annie Bruter, Nicole Tutiaux-Guillon, Pistes didactiques et chemins d’historiens, textesofferts à Henri Moniot, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 267.

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Les didactiques de l’histoire 203

nature «constructiviste critique» qui vise à l’ap-prentissage de la capacité à assumer son pointde vue, à l’argumenter et à participer au débatpublic. «Ce nouveau paradigme associe plura-lité des identités, citoyenneté critique, l’univer-salité/savoirs ouverts, construits, pluriels/diffé-renciation, interaction, recherche, débat.»12

Nous tenterons de proposer ici quelques pistesde mise en pratique de ce nouveau paradigme.

L’élève acteur de l’opération historiqueLa première tient dans la convocation, appa-remment banale, de la praxis historienne enproposant aux élèves de procéder à leur propremontage, et en les accompagnant jusqu’aucœur des débats soulevés; ceci sans la média-tion des manuels qui, en tant que discoursconstruits, procèdent à une mise en ordrepréalable des documents proposés.

Prenons l’exemple de la décolonisation tuni-sienne. Présentée dans les programmescomme un exemple de décolonisation «paci-fique » ou « réussie » ou « négociée » menéeentre Habib Bourguiba, chef de file du Néo-Destour et les gouvernements successifs fran-çais, et catalysée par le «Coup de Carthage» en1954 de Pierre Mendes-France qui, sur place,offre la perspective de l’autonomie interne.Imaginons une séance (niveau troisième ouTerminale) centrée sur cet événement en pré-cisant d’emblée que même s’il semble a prioriinconcevable, dans l’état actuel des pro-grammes, de consacrer une séance à la ques-tion, on peut tout de même l’imaginer sous laforme d’une étude de cas susceptible de faire

jaillir des problématiques plus générales sur ladécolonisation.

La classe est divisée en quatre groupes quidétiennent chacun un petit dossier documen-taire. Tous les documents cités sont publiésdans différents ouvrages français ou tunisiens,il ne s’agit pas d’archives inédites.

Le 1er groupe dispose d’une vision françaisede la décolonisation tunisienne sur un tempscourt :– Programme du 15 décembre 1951 du Néo-

Destour qui évoque les « indéfectibles liensentre la France et la Tunisie».

– Photographie du coup de Carthage.– Photographie de la poignée de main à Paris

entre Edgar Faure et Bourguiba reçu àMatignon (1955) qui marque le momentde sa reconnaissance officielle commeinterlocuteur.

– Extraits de l’accord sur l’autonomie interneen 1955.

Le 2e groupe travaille sur une autre échelle detemps, des années 1930 à 1956 et sur unevision tunisienne :– Extraits de presse des événements du 9 avril

1938 au cours desquels une manifestationnationaliste est réprimée dans le sang et lesprincipaux leaders du Néo-Destour sontarrêtés.

– Discours d’Habib Bourguiba (libéré parKlaus Barbie) à Radio-Bari en 1943 danslequel il laisse planer le doute sur l’éventua-lité d’une collaboration avec les forces del’Axe.

– Témoignages sur le ratissage du Cap Bonen 1952 (organisé par le Général Garbayqui était déjà intervenu à Madagascar en1947) soupçonné d’être un repère natio-naliste.

12 Nicole Tutiaux-Guillon, « L’enseignement des QSV(questions socialement vives) en histoire-géographie,éducation civique» in Alain Legardez & Laurence Simon-neaux, L’école à l’épreuve de l’actualité, enseigner les ques-tions vives, Issy-les-Moulineaux, Esf éditeur, 2006, p. 133.

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– Photographie de Bourguiba détenu par lesFrançais de 1952 à 1954 sur l’île de la Galiteau large de Tunis.

– Photographie du retour triomphal deBourguiba à Tunis le 1er juin 1955.

Le 3e groupe en revient au temps court maisavec une vision franco-tunisienne par unchoix plus hétéroclite de documents.– Programme du 15 décembre 1951.– Discours de Salah Ben Youssef (compa-

gnon de route de Bourguiba) en 1955 quifait officiellement sécession avec Bour-guiba, refusant la signature des conventionsinternes, et prônant une solidarité avec l’Al-gérie sous des arguments mobilisant lepanarabisme.

– Un extrait du journal de Vincent Auriol(tome 6, p. 315) dans lequel le Président dela République et le Président du Conseils’accordent à qualifier le Résident Généralfrançais de Hauteclocque d’« imbécile »(1953).

– La poignée de main avec Edgar Faure àParis.

Le 4e groupe s’attaque à un dossier purementtunisien qui mêle la problématique mémo-rielle à l’histoire.– Une compilation d’extraits de discours

de Bourguiba postérieurs à l’indépen-dance montre que Bourguiba s’arrogel’entière responsabilité de la « libérationnationale ». la perspective est totalementinversée. L’indépendance est présentéecomme le fruit d’une conquête menéequasi personnellement par le « comman-dant suprême ». À aucun moment lesdivergences politiques internes à la Tuni-sie ne sont évoquées, surtout pas SalahBen Youssef qui est gommé du mouve-ment de l’histoire nationale.

– En regard de cette version-épopée, desextraits de l’œuvre sociologique de JeanDuvignaud, Chebika, viennent montrer desperceptions très différentes de l’événement.Petit village du sud tunisien, Chebika a faitl’objet d’une vaste enquête dans les années1960 par Jean Duvignaud et ses étudiants.L’enquête n’est pas proprement politique,mais des extraits de témoignages d’habi-tants montrent cet incroyable décalage.Bourguiba, «Si Habib», n’est qu’une voix àla radio qui dit que ça va changer… maisrien ne change.

Chaque groupe est appelé à ordonner lesdocuments sous un montage logique répon-dant à la question: «Comment la Tunisie a-t-elle accédé à l’indépendance?» Les présenta-tions entrent donc à la fois en résonance et endivergence. Certaines visions sont totalementopposées, d’autres viennent se compléter.L’ensemble des productions est ensuite retra-vaillé pour élaborer un récit cohérent quiprenne en acte l’ensemble des documents dechacun des groupes. Les élèves sont alorsconfrontés non seulement à l’idée des percep-tions et interprétations multiples, mais surtoutà la quasi-impossibilité d’ordonner les infor-mations dans le cadre d’un récit linéaire. Lecaractère « fragmenté» de l’écriture de l’his-toire saute aux yeux. Les élèves sont placés aucœur de la controverse qu’ils ont eux-mêmesconstruite.

Le débat qui en résulte n’est donc pas unsimple exercice rhétorique, il accompagnevéritablement la démarche historienne quiconjugue le doute, l’analyse critique, et laquête de(s) vérité(s). Parallèlement, la miseen miroir des versions tunisienne et fran-çaise d’un même événement permet depointer simultanément la question des

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usages politiques de l’histoire (propagandeétatique bourguibienne) et de la difficulté deconstruire une histoire partagée. De la sorte,elle fait émerger la mémoire en tant qu’itiné-raire dans le temps de l’événement.

Il est également possible de demander auxélèves, à partir d’un corpus documentaire deprocéder à leurs propres circonscriptions dumoment historique. On verrait alors émergerune série de moments différents, aux borneschronologiques et à la grammaire variables.Ces pratiques sont de l’ordre du socio-constructivisme, c’est-à-dire qu’elles s’appli-quent à favoriser la découverte autonome parl’élève en procédant par des détours, des bar-rages, des déviations. Elles créent un « petitévénement» 13 en plaçant les élèves face à desproblèmes qui les mobilisent. Il y a forcémentune mise en scène de ces situations d’appren-tissage puisqu’il y a successivement fabricationpuis résolution d’une énigme qui mobilise descompétences historiennes. Et on voit bien quedans le cas des sujets sensibles, ces expériencespermettent de désamorcer toutes revendica-tions qui reposeraient sur un paradigmeéthique de l’histoire. Elles sont porteuses d’unvéritable potentiel civique parce qu’elles met-tent en branle une série de comportements etde postures sous la forme d’interactionssociales et de démarches critiques. À cetendroit, ce n’est pas une parole magistrale quis’oppose à une autre (familiale ou média-tique), mais bien une appropriation par l’élèvelui-même des différentes prises de vue.

L’appel au témoignage vivantC’est un autre moyen de mobiliser la réflexionautour du couple mémoire/histoire. La place

du témoin en classe n’est pas sans poserquelques questions épistémologiques. La pre-mière rejoint les questions que les historiens,utilisateurs des sources orales, posent inévita-blement. Le souvenir est-il une source histo-rique? Dans quelle mesure le récit n’est-il pasinconsciemment ou non reconstruit, préparéà l’avance par le recours à des supports écrits,donc désingularisé ? Le témoin n’adapte-t-ilpas son discours en fonction de l’identité del’enquêteur? Est-il ou non porteur d’une causemémorielle? Dans le cadre d’une interventiondans une école, on imagine en outre la forcesymbolique du lieu qui peut induire des typesde réponses stéréotypées. C’est la raison pourlaquelle la rencontre doit être préparée enamont par une historicisation précise, et que lafaçon peut-être la plus pertinente d’aborderpédagogiquement la rencontre est de se situerprécisément sur ce fil mémoire/histoire enmontrant comment les deux interagissentdans le souvenir, et en se posant la question dusens porté par un souvenir, sans pour autantdélégitimer la parole du témoin. Dans le casdes questions sensibles, le souvenir est sou-vent de nature traumatique. Il charrie doncnombre d’occultations, de déformations,d’emphase ou au contraire de neutralisation.Lorsque les élèves arrivent outillés de leurssavoirs historiques, la rencontre provoque ledébat (sur le moment ou différé) et un travailconsécutif sur la mémoire permet de pointerl’éclatement des discours, voire leur possiblemise en concurrence.

L’approche ethnographiqueUne autre forme d’investigation d’un sujet sen-sible consiste à pratiquer une forme de«micro-histoire» en partant enquêter sur leterrain. Un quartier populaire peuplé princi-palement d’immigrants et de leurs descendantspourra devenir le lieu d’un travail sur l’histoire

13 Charles Heimberg, L’histoire à l’école, modes de pensée etregard sur le monde, Issy-les-Moulineaux, Esf éditeur,2002, p. 99.

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de la colonisation et de son pendant migra-toire 14. Là encore, l’histoire et la mémoireseront placées en regard l’une de l’autre.

Le décloisonnement disciplinaireUn poème de Césaire ou de Senghor en diralong sur le lien colonial, autant par sa forme lit-téraire que son contenu. Des passages bienchoisis d’Amkoullel, enfant Peul 15 pourrontfaire prendre la mesure de toute l’ambiguïté dusentiment de l’enfant colonisé vis-à-vis desBlancs (le passage sur la surprise des enfantsépiant les Blancs et découvrant des excrémentsnoirs est savoureux…). La langue est un vec-teur très fort du moment colonial, en particu-lier à travers l’introduction d’un vocabulaire liéà l’émergence d’un nouvel univers de référenceet de technicités jusque-là inconnues, et quivient nourrir la langue vernaculaire et trans-former les modalités du discours et du dia-logue. Nos élèves perpétuent parfois sans s’enrendre compte cette appropriation linguis-tique, tant à travers la langue de leurs parents,que dans celle qu’ils bricolent encore aujour-d’hui dans les cités. La musique, enfin, est éga-lement porteuse de problématiques de ren-contres et de nourriture réciproque (cf. le raï).

CONCLUSION

Les questions sensibles interrogent avecacuité les contenus et les pratiques d’ensei-gnement. Dans les interactions école/débatspublics se jouent des reconfigurations de la

fonction civique de l’enseignement de l’his-toire. De nouvelles formes de citoyennetéssont convoquées, plus adaptées aux possiblesformes d’agir de demain. Mais, à y regarderde près, les nouveaux questionnements sem-blent peu éloignés des propositions de l’édu-cation interculturelle. Françoise Lorceries’étonne que cette dernière « sonne pour cer-tains comme un label vieilli » 16. Souvent malcomprise, réduite à un simple dialogue decultures ou compréhension mutuelle, onaccole à l’éducation interculturelle une éti-quette bien-pensante, mais peu la juge, enFrance, susceptible de contribuer à un renou-vellement épistémologique. Le chantierqu’ouvre l’éducation interculturelle est pour-tant totalement ouvert et porteur, même s’ilsous-tend une réflexion générale sur la placede l’école et l’invention de méthodes suffi-samment subtiles pour construire du savoirsur les différences sans les essentialiser. Lepréfixe inter insiste au contraire sur les misesen relation, et les interactions entre groupes,entre individus, et entre identités. Il s’agitdonc d’une perspective dynamique qui tendvers la mise en place d’un projet combina-toire. L’analyse interculturelle est pluri-dimensionnelle, car elle prend en comptel’environnement, les conditions de vie, lescirconstances, et s’érige à partir d’une plura-lité de sens, de points de vue, et de causalités.Elle postule que la culture et l’identité cultu-relle sont des phénomènes dynamiques, encontinuelle transformation, que tous les êtreshumains sont des porteurs de culture et qu’ilsdoivent avoir le libre choix de leur évolutionidentitaire 17. Nous avons montré que cette

14 À titre d’exemple, voir Laurence Pierrepont, «Le parlerdes autres : quelles mémoires de l’immigration à Nan-terre? L’exemple d’un atelier pédagogique mené avec desélèves de troisième du collège Evariste Galois dans lequartier des Fontenelles à Nanterre», Diversité, juin 2007.15 Hampaté Bâ, Amkoullel, enfant Peul, Paris, Flammarion,J’ai Lu, 2000.

16 Françoise Lorcerie, «L’éducation interculturelle: état deslieux», VEI Enjeux, n° 129, juin 2002.17 Martine Abdallah-Préceille, Former et éduquer encontexte hétérogène, pour un humanisme du divers, Paris,Anthropos, 2003.

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Les didactiques de l’histoire 207

grille de lecture des interactions sociales estproche de celle l’historiographie postcolo-niale. Il n’est donc pas insensé de réfléchir àune pratique interculturelle de l’enseigne-ment du fait colonial ; une approche qui fassede la complexité du moment colonial l’objetd’apprentissage ; une approche enfin quipuisse contribuer à désamorcer toutes cris-pations identitaires provoquées par certainsusages publics de l’histoire.

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208 Le cartable de Clio, n° 7 – Comment penser l’initiation culturelle des élèves dans les classes d’histoire? – 208-219

La réforme du système scolaire entreprisedans la province de Québec depuis une dou-zaine d’années se caractérise notamment parl’accent mis sur le rehaussement culturel desprogrammes d’études. En effet, le Groupe detravail sur la réforme du curriculum indiquequ’« il faut s’assurer de la présence de l’ap-proche culturelle dans chacune des matièresenseignées» (Inchauspé, 1997, 26). Cette pro-position est muée en prescription parl’énoncé de politique éducative du Québec(1997) où il est écrit qu’une meilleure placedoit être réservée aux matières plus « natu-rellement » porteuses de culture, dont l’his-toire, et qu’une approche culturelle doit êtreun support à leur enseignement.

Les textes officiels publiés à la suite del’énoncé de politique éducative ne permet-tent guère de répondre à cette demande : cer-tains mettent l’accent sur l’approche parcompétences plutôt que sur l’approche cultu-relle (MÉLS 4, 2001a, 2004), alors que d’autres

suggèrent qu’approche par compétence etapproche culturelle peuvent s’alimenter(MCC 5 et MÉLS, 2004). De plus, si des textesofficiels suggèrent que l’enseignement del’histoire doit contribuer au développementde la conscience citoyenne des élèves parl’apprentissage de la pensée historique(MÉLS, 2004), plusieurs présentent l’histoirecomme un héritage à transmettre (Inchauspé,1997). Définir l’approche culturelle dansl’enseignement de l’histoire au secondaireapparaît donc nécessaire afin d’alimenter laréflexion des enseignants d’histoire soucieuxd’intégrer la culture dans leur discipline. Or,comme l’approche culturelle doit découlerd’une conception préalable, articulée etexplicite de la culture (Simard, 2002) et,ajouterions-nous, d’une conception claire durôle de l’enseignement de l’histoire au regardde l’initiation culturelle des élèves, alors il s’agitd’abord de cerner la signification accordée à laculture et à l’histoire dans les textes officiels, etce, selon certains auteurs, afin de préciser lesconceptions proposées par les textes officiels.Ensuite, nous présenterons l’approche cultu-relle dans l’enseignement de l’histoire quidécoule de chacune de ces conceptions. Enfin,

COMMENT PENSER L’INITIATION CULTURELLE DES ÉLÈVES DANS LESCLASSES D’HISTOIRE AU SECONDAIRE? L’APPROCHE CULTURELLEDANS L’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE

CATHERINE DUQUETTE, CRIFPE 1, FACULTÉ DES SCIENCES DE L’ÉDUCATION, UNIVERSITÉ LAVAL

(QUÉBEC) & HÉLOÏSE CÔTÉ, GREC 2, CRIFPE, UNIVERSITÉ LAVAL (QUÉBEC) 3

1 Centre de recherche interuniversitaire sur la formationet la profession enseignante.2 Groupe de recherche enseignement et culture.3 Les deux auteures sont boursières du Conseil derecherche en sciences humaines du Canada.4 Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport duQuébec.

5 Ministère de la Culture et des Communications duQuébec.

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Les didactiques de l’histoire 209

nous dégagerons les dimensions constitutivesde l’approche culturelle et les conceptions de laculture et de l’histoire sur lesquelles elles s’ap-puient. Avant d’aborder ces différents aspects,nous traiterons de notre méthodologie.

MÉTHODOLOGIE

Notre méthodologie s’appuie sur la philoso-phie herméneutique, qui suppose que le sensdécoule du dialogue entre l’interprète et letexte (Gadamer, 1996). Nous avons donc misen commun nos connaissances sur l’enseigne-ment de l’histoire, pour l’une, et sur les rela-tions entre école et culture, pour l’autre, etavons examiné les textes officiels québécois surl’approche culturelle et les écrits d’auteursayant examiné la question de la culture, del’enseignement et de l’histoire enseignée àl’école.

Pour sélectionner ces derniers, nous noussommes appuyées sur les critères suivants: surles plans historique et géographique, nousavons retenu les écrits ayant été publiés aucours des vingt dernières années en Amériquedu Nord et en Europe, puisque ce sont surtoutles recherches menées sur ces continents quiont nourri la réflexion des rédacteurs destextes officiels québécois. Ensuite, nous avonsrespecté les critères proposés par Bardin(1986), soit l’exhaustivité, la représentativité,l’homogénéité et la pertinence. Notre corpusest exhaustif, au sens où il prend en comptetoutes les conceptions de la culture et de l’his-toire présentes dans les textes officiels. Il estreprésentatif, puisque nous avons sélectionnéles auteurs représentant le mieux les concep-tions examinées. Le corpus étant constituéd’écrits sur la culture, l’histoire et l’enseigne-ment, il est également homogène. Enfin, il

trouve sa pertinence dans l’éclairage qu’il four-nit sur l’approche culturelle dans l’enseigne-ment de l’histoire au secondaire.

Le corpus constitué, nous avons identifié lesconceptions de la culture et de l’histoire émer-geant des textes officiels. Dans un deuxièmetemps, nous avons élargi notre champ derecherche en y ajoutant les écrits des auteursconnexes, et ce, afin de préciser et d’ajouteraux significations de la culture déjà présentéesdans les textes officiels6. Puis, nous avonsdécrit chacune des conceptions et avonsdégagé le sens qu’elles accordent à l’approcheculturelle. Enfin, nous avons procédé à l’inter-prétation en mettant en relation les diversessignifications accordées à la culture, à l’histoireet à l’approche culturelle.

CONCEPTIONS DE LA CULTURE ET DE L’HISTOIRE DANS LES TEXTES OFFICIELS

Dans le rapport du Groupe de travail sur laréforme du curriculum (Inchauspé, 1997) etdans l’énoncé de politique éducative (Gou-vernement du Québec, 1997), la culture estprésentée comme « un patrimoine culturelcommun (bagage de connaissances, référencesculturelles, valeurs) » (Inchauspé, 1997, 14).De plus, il est des matières plus «naturelle-ment » porteuses de culture dont l’histoire(gouvernement du Québec, 1997) qui permetd’introduire l’élève aux «créations matérielleset spirituelles des sociétés […], aux hommes etaux femmes d’exception qui participent au

6 Ce qui explique le passage d’une conception patrimo-niale présentée dans les textes officiels à une conceptionhumaniste, celui d’une conception anthropologique àpostmoderne, ainsi que l’ajout d’une conception esthé-tique de la culture et de l’histoire.

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pouvoir, […] aux grands mouvements créa-teurs» (Inchauspé, 1997, 137). Tant la cultureque l’histoire paraissent ainsi reposer sur uneconception patrimoniale.

Les programmes d’études du préscolaire, duprimaire et du secondaire (MÉLS, 2001a,2004) suggèrent une seconde conception dela culture et de l’histoire. En effet, la cultureest introduite sous la forme de repères cultu-rels qui « correspondent à des ressources del’environnement social et culturel pouvantcontribuer au développement de la compé-tence » (MÉLS, 2001a, 9). Par le fait même,elle outille la capacité d’agir de l’élève dansdes contextes variés. Quant à l’enseignementde l’histoire, qui est présenté comme indisso-ciable de l’éducation à la citoyenneté, il« favorise chez l’élève le développement de cer-tains outils de réflexion qui rendent possiblel’appropriation graduelle d’un mode de penséehistorique» (MÉLS, 2004, 337) et contribuede la sorte « à former des citoyens capablesd’une participation sociale ouverte et éclairée,conformément aux principes et aux valeursdémocratiques» (MÉLS, 2004, 338). C’est direque la culture et l’histoire sont vues commedes instruments qui alimentent la maîtrise desavoir-agir efficaces et la construction de laconscience citoyenne (MÉLS, 2004, 349).

Le document La formation à l’enseignementpropose une nouvelle conception de la culture,cette fois comme objet et comme rapport(MÉLS, 2001b). En tant qu’objet, la culturepeut être première ou seconde 7 : « la culturepremière, construite et intériorisée par osmose,prend un sens collectif, anthropologique et quicorrespond aux modes de vie, aux comportements,

aux attitudes et aux croyances d’une société»(MÉLS, 2001b, 33). Quant à la cultureseconde, qui est constituée des systèmes sym-boliques et des œuvres que l’humain crée pourse distancier de la culture première et la com-prendre, elle doit faire l’objet d’un apprentis-sage systématique, tel qu’il a cours à l’école(MÉLS, 2001b). La culture pensée commerapport8, elle, fait référence à l’idée de com-préhension, au sens où c’est grâce à la média-tion de la culture que l’individu peut donnersens à lui-même, au monde et à autrui (MÉLS,2001b). Dans cette perspective, l’histoiredevient elle aussi un rapport, puisque « laconnaissance de soi est toujours une compréhen-sion dans la culture et dans l’histoire qui la por-tent» (MÉLS, 2001b, 36). Elle est également,en tant qu’objet, partie prenante de la culturepremière comme de la culture seconde, étantdonné que chaque élève entre à l’école avecune certaine connaissance de l’histoire qu’il aapprise dans sa famille ou dans les médias(Epstein, 1997; Seixas, 1993 & 1997) et qu’ildécouvre à l’école les récits construits par leshistoriens.

Enfin, le document L’intégration de la dimen-sion culturelle à l’école décrit la culture commeétant immédiate et générale : « La cultureimmédiate correspond à l’univers familier del’élève. […] La culture générale permet à l’élèved’accéder à l’héritage culturel d’ici et d’ailleurs(donc à des réalités du passé). Elle se rapporteaussi aux multiples manifestations actuelles dela culture à travers le monde» (MCC & MÉLS,2004, 10). Étant donné cette double acception,« l’école a donc la double responsabilité de faireaccéder l’élève à la culture actuelle et de luitransmettre un héritage culturel » (MCC &

7 En cela, les auteurs du document reprennent laconception de la culture suggérée par Dumont (2005).

8 Les auteurs s’appuient sur la théorie du rapport ausavoir développée par Charlot (1997).

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MÉLS, 2004). De plus, l’histoire est associée àla citoyenneté, puisque toutes deux favorise-raient « l’alphabétisation sociale de l’élève, c’est-à-dire l’apprentissage du référentiel de connais-sances partagées par une collectivité et sanslesquelles un citoyen serait un étranger dans sasociété. Cette discipline lui permet aussi de s’ini-tier à l’héritage culturel de communautés quicontribuent à la pluralité culturelle du monde»(MCC & MÉLS, 2004, 34). Une telle concep-tion de la culture et de l’histoire peut être qua-lifiée d’«anthropologique», au sens où la cul-ture renvoie à l’ensemble des us et coutumespartagés par une communauté et l’histoirefait référence au récit de la constitution decette collectivité et à l’examen des artefactsqu’elle s’est donnés et qui gardent une tracede son existence.

CONCEPTIONS DE LA CULTURE ET DE L’HISTOIRE DANS LES ÉCRITSD’AUTEURS

Dans les écrits d’auteurs s’étant penchés sur laquestion de la culture et de l’histoire dans l’en-seignement, la culture est habituellement pré-sentée comme celle de l’humanité et consti-tuée d’«outils et systèmes cognitifs complexes,modes d’expression, élaborations artistiques etspirituelles» (Forquin, 1989, 192). Selon unetelle conception, ce ne sont pas toutes les pro-ductions culturelles qui se valent : certaines,plus que d’autres, méritent d’être enseignéesaux générations montantes et doivent être ins-crites «dans un horizon de rationalité et d’uni-versalité qui transcende les intérêts momenta-nés, les traditions spécifiques et les postulationsarbitraires de groupes sociaux (ou nationaux)particuliers» (Forquin, 1989, 192). Par le faitmême, l’histoire prend la forme de l’histoirede l’humanité. Dans ce contexte, son rôle

devient la transmission aux jeunes des «lieuxde mémoire» constitutifs de leur société afinde préserver l’héritage de celle-ci (Nora, 1996).En ce sens, tant la culture que l’histoire parais-sent reposer sur une conception humanistequi fait d’elles les constituantes du patrimoinede l’humanité, à la fois universelles (commerécit et héritage uniques) et particulières(incarnées dans des grandes œuvres, événe-ments et personnages marquants).

Chez d’autres auteurs, par exemple Giroux, laculture renvoie à l’hétérogénéité, à la diversitéet à la multiplicité des cultures; qu’elle s’érigecontre «comment les centres impériaux de pou-voirs se construisent à travers un discours derécits primordiaux et de systèmes totalitaires»(Giroux, 2005, 12, notre traduction), alors ellefait référence à une conception postmodernequi reconnaît qu’il y a autant de cultures quede communautés humaines. À ce postulats’ajoute un aspect résolument critique, au sensoù une telle conception rejette les grands récitset dénonce l’oppression de certains groupespar d’autres, détenteurs du pouvoir et du dis-cours. L’histoire joue un rôle clé dans cettedénonciation quand elle soutient la cohabita-tion d’une multitude de récits visant à inter-préter le présent à la lumière du passé. Pour yparvenir, l’enseignement de l’histoire ne doitplus se limiter à un récit unique mais doits’ouvrir aux histoires plurielles des minorités,s’intéresser non plus seulement aux vain-queurs, mais également aux vaincus (Heim-berg, 2002). L’histoire devient le véhicule deces récits en proposant diverses interprétationsd’un même événement.

Par ailleurs, la culture peut être constituéed’un ensemble de ressources qui donnent « lesclés pour comprendre le monde dans lequel onvit, en mieux appréhender la complexité pour

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mieux y faire face» (Monférier, 1999, 18). L’his-toire, elle, contribue au développement de lapensée historique, comprise comme un pro-cessus ou une suite d’opérations mentalesvisant à produire un récit historique critiqueet nuancé, qui jouerait un rôle de premier plandans la construction d’une consciencecitoyenne chez les élèves. Dans cette perspec-tive, la pensée historique outille l’élève pourqu’il développe ses compétences de citoyencritique et actif dans un monde complexe,capable de se distancier de la mémoire collec-tive 9 et de la culture de l’instant (Audigier,2003; Laville & Martineau, 1998). L’histoirealimenterait aussi la compréhension de l’alté-rité, c’est-à-dire l’empathie et l’ouverture surle monde (Martineau, 2003). Enfin, elle amè-nerait l’adolescent à établir des liens entre lepassé et le présent, au sens de se situer dans letemps, de constater l’évolution tumultueusede la démocratie, de comprendre les situationsactuelles et d’apprécier leur développement(Martineau, 2003). La culture et l’histoire fontpar ce fait même référence à une conceptioninstrumentaliste, car elles constituent unensemble de ressources qui conduisent l’ado-lescent à maîtriser le monde et à s’y accomplir(Monférier, 1999).

Certains auteurs proposent une conceptionde la culture comme objet et comme rapport :«Toute culture donne lieu à un dédoublement :une culture première, où le sens du monde estdonné […] ; une culture seconde, élaborée àpartir des matériaux de la première, où nousreconstruisons le sens de notre rapport aumonde » (Simard, 2004, 137). Ce dédouble-ment de la culture permet « l’élaboration

d’une conscience historique, dédoublement dela culture où nous reconstruisons le sens dumonde à travers la culture seconde: on ne sau-rait mieux dire le dédoublement de laconscience où l’existence se met à distanced’elle-même pour entrevoir le sens de son mou-vement» (Simard, 2004, 137). L’histoire peutdonc être définie comme conscience histo-rique, comme l’aboutissement du dialogueentretenu avec le passé (Lukacs, 1968), ouencore comme la prise en compte de sapropre historicité et de la distance existantentre soi et le passé (Lukacs, 1968; Wineburg,2001). La conscience historique devient alorsune compréhension du temps et de la duréequi permet à l’individu d’historiciser sesvaleurs morales et son identité personnelle etcollective (Charland, 2003 ; Luckas, 1968 ;Martineau, 1999; Rüsen, 2004; Seixas, 2006;von Borries, 2000) 10. Par l’accent qu’elle metsur l’interprétation de soi à travers la média-tion de la culture et de l’histoire, cette concep-tion peut être qualifiée d’«herméneutique».

Pour certains auteurs, la culture serait dominéepar les arts et par « le domaine de la sensation,mais plus largement la réhabilitation de l’uni-vers de la sensibilité et des émotions, de la singu-larité et de l’intuition, de la manifestation phé-noménale et de l’apparence» (Kerlan, 2004, 60).L’histoire, lorsqu’elle est pensée dans une telleperspective, reconnaît que tout récit est le fruitde la subjectivité de l’historien, ses émotions,ses sentiments à l’endroit du passé (Seixas,2000). Culture et histoire sont de la sorteassociées à une conception dite «esthétique».

9 La mémoire collective peut être définie comme unregroupement d’histoires, au sens de récits de fiction, detraditions et de mythes communs aux membres d’unemême société (Laville & Martineau, 1998).

10 Il est à noter que les études sur la conscience histo-rique sont fortement controversées. Non seulementn’existe-t-il aucune définition du concept qui fassel’unanimité, mais en outre, peu d’écrits examinent lesinteractions qui semblent exister entre la conscience his-torique, la pensée historique et la mémoire collective.

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CONCEPTIONS DE L’APPROCHECULTURELLE DANS LES TEXTESOFFICIELS

Dans les textes officiels qui proposent uneconception patrimoniale de la culture et del’histoire, l’approche culturelle « doit fairedécouvrir aux élèves les productions, les modesde vie et les institutions qui caractérisent uneépoque » (gouvernement du Québec, 1997,14). De plus, l’histoire est présentée comme ladiscipline permettant de penser l’approcheculturelle, puisque celle-ci suppose de faire sai-sir à l’élève «que le développement de l’espritdans l’humanité est lié au développement desreprésentations, des savoirs construits sur lemonde » (Inchauspé, 1997, 29). Par le faitmême, l’approche culturelle comporte unedimension patrimoniale, qui suppose d’intro-duire les élèves aux productions significativesde leur histoire et au récit de la constitution deleur communauté, c’est-à-dire à l’histoirecomme héritage.

Si l’approche culturelle paraît absente desprogrammes d’études, ceux-ci suggèrentnéanmoins qu’enseigner dans une perspectiveculturelle suppose d’«exploiter des repères cul-turels pour amener l’élève à comprendre lemonde et lui faire découvrir chaque disciplinecomme porteuse de sens, tant par son histoireque par les questionnements particuliers qu’ellesuscite» (MÉLS, 2004, 7). Dans la classe d’his-toire et de citoyenneté, les repères culturels« font particulièrement référence à des maté-riaux patrimoniaux. Ils constituent alors dessources auxquelles l’élève se réfère » (MÉLS,2004, 350). Ainsi, l’approche culturelle com-porte à la fois une dimension historique (lesméthodes et la perspective de l’histoire quipermettent à l’élève de développer la penséehistorique nécessaire à la formation d’un

citoyen compétent) et une dimension socio-logique, au sens de connaître les institutions,les acteurs et les réseaux de production et dediffusion contemporains qui façonnent leprésent de l’élève et motivent un questionne-ment au regard du passé.

Les auteurs du document La formation àl’enseignement suggèrent qu’une approcheculturelle suppose que l’enseignant a uneconnaissance plus vaste de son domained’enseignement que ce qui est au pro-gramme ; qu’il comprend la genèse et l’épis-témologie de sa discipline ; qu’il établit desliens entre la culture première de ses élèves etla culture seconde qu’il a la charge de trans-mettre ; qu’il amène les élèves à discuterentre eux des évidences de la vie commune,de manière à ce qu’ils partagent la richesseque constituent leurs différences ; qu’iladopte une attitude de distance critique parrapport à ses pratiques culturelles et à cellesde sa profession, puisqu’elles sont le fruit deprocessus d’acculturation, d’idéologies etd’enjeux sociaux (MÉLS, 2001b). L’approcheculturelle comporte ainsi une dimensionhistoriographique, soit d’amener les jeunesà comprendre l’histoire de l’histoire, à com-prendre la nature profonde de la discipline età percevoir son évolution. Elle comprendaussi une dimension herméneutique, quiimplique de reconnaître la culture premièredes élèves et de l’enseignant et son rôlemajeur dans l’appréhension des savoirs deculture seconde qui constituent la disciplinehistorique.

La conception anthropologique de la cultureet de l’histoire suppose que l’approche cultu-relle mette l’élève en contact avec des repèresculturels et l’amène à s’interroger dans uneperspective historique sur les réalités à l’étude

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(MCC & MÉLS, 2004). L’histoire et l’éduca-tion à la citoyenneté amènent de la sorte l’ado-lescent à «observer l’humanité en action et [à]s’inscrire à son tour, en tant qu’être entrepre-nant, inventif et solidaire des autres, dans lacontinuité de la construction du monde» (MCC& MÉLS, 2004, 34). Par conséquent, l’ap-proche culturelle conduit l’élève à connaître lelegs de sa société, celui d’autres collectivités etles acteurs actuels de l’histoire et à développersa pensée historique, de manière à devenir uncitoyen capable de contribuer à la construc-tion du monde. Elle comporte donc unedimension patrimoniale et une dimensionsociologique.

CONCEPTIONS DE L’APPROCHECULTURELLE DANS LES ÉCRITSD’AUTEURS

Selon la conception humaniste de la culture etde l’histoire, l’approche culturelle suppose «detransmettre quelque chose qui vaille à ceux quinous suivent […] tout simplement pour que lemonde demeure » (Forquin, 1989, 192-193).Dans la classe d’histoire, la transmission d’unrécit assurant une certaine continuité est sou-vent perçue comme primordiale, et ce, autantpour former l’identité collective de l’élève quepour protéger l’héritage sociétal. De fait, lors-qu’il s’agit d’histoire nationale, la passationd’un héritage ou d’un patrimoine cultureldemeure au centre des intérêts et toute modi-fication à ce récit peut engendrer de violentesréactions comme il fut possible de le constaterlors de la présentation du nouveau pro-gramme d’histoire du Québec et du Canadapar le MÉLS en septembre dernier. L’approcheculturelle comporte donc une dimensionpatrimoniale, au sens de mettre l’élève encontact avec un certain nombre d’œuvres, de

lieux, de personnages et d’événements qui ontune valeur historique, avec le récit de la consti-tution de sa société et de celui de l’origine del’ensemble des humains.

Lorsque les auteurs s’appuient sur la concep-tion instrumentaliste de la culture et de l’his-toire, l’approche culturelle amène les jeunes à«rencontrer des conservateurs de musées ou deservices d’archives, travailler avec des architectes[…], apprendre avec eux à analyser une œuvreou à décrypter une façade, collaborer à la sauve-garde d’un patrimoine même modeste» (Mon-férier, 1999, 26). L’élève apprend de la sorte àcontribuer à l’avenir de sa collectivité et faitconnaissance avec les acteurs contemporainsde la discipline historique. Dans la classe d’his-toire, cela implique également que l’élèvesache utiliser les traces du passé pour lui don-ner sens, et ce, grâce à la pensée historique, quiest composée des outils réflexifs propres àl’historien, soit la méthode historique et laperspective historique (Laville, 2001) 11. D’unepart, c’est par la méthode historique, basée surune approche hypothético-déductive, quel’élève sera amené à travailler avec les sourcespremières et secondaires, les artéfacts et lesreprésentations iconographiques qui sont tousdes traces laissées par le passé. D’autre part, cetravail ne peut naître que d’un questionne-ment historique : «Ce qui distingue l’activitéhistorienne, c’est d’abord et avant tout le type dequestions et le type d’énoncés que l’on fait à pro-pos du passé» (Martineau, 1999). Par ce ques-tionnement, l’élève adopte l’attitude propre àl’historien et visualise le passé dans une pers-pective historique (Martineau, 1999; Laville,2001). L’approche culturelle a donc, selon cetteconception, une dimension sociologique, au

11 La pensée et la méthode historiques sont respective-ment constitutives des compétences 1 et 2 du programmed’histoire du secondaire (MÉLS, 2004).

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sens de familiariser les élèves avec les institu-tions, les personnes et les réseaux de diffusion(revues historiques, sites Internet) qui façon-nent l’histoire, et une dimension historique,constituée des savoirs, savoir-être et savoir-faire propres à cette discipline.

L’approche culturelle fondée sur une concep-tion postmoderne de la culture et de l’his-toire « rend visible les limites provenant desconstructions historiques et sociales des lieux etde leurs frontières que nous avons hérités et quiorientent nos discours et nos relations sociales»(Giroux, 2005, 20, notre traduction). En his-toire, cela signifie que l’élève questionne lesfondements de la discipline, se montre cri-tique par rapport aux récits proposés et seméfie des conceptions prétendant à la vérité(Jenkins, 1991). Il doit en effet prendreconscience qu’il est possible que d’autres, telsles politiciens, présentent un récit historiquede manière à influencer la perception dupassé à leur avantage. L’histoire postmo-derne, en ramenant l’histoire à un texte, four-nit par la même occasion les outils pour libé-rer l’adolescent de l’emprise du passé 12. Parconséquent, l’approche culturelle comporteune dimension critique, puisque toute nar-ration historique doit être examinée à lalumière du contexte qui l’a vue naître, desbuts poursuivis par la personne qui l’a écriteet des tensions, de l’oppression et des conflitsqu’elle engendre.

Quand elle découle d’une conception hermé-neutique de la culture et de l’histoire, l’ap-proche culturelle suppose d’accueillir et decomprendre la culture des jeunes, tout en lesaidant à se mettre à distance du connu pour

mieux le comprendre (Simard, 2002). Dansl’enseignement de l’histoire, cela suppose demettre l’accent sur le développement de laconscience historique, qui conduit les jeunes àse comprendre dans le temps sur les plansidentitaire et moral (Charland, 2003; Marti-neau, 1999 ; Rüsen, 2004 ; Seixas, 2006 ; vonBorries, 2000). Une telle conscience permeten effet de connaître et de comprendre sesorigines, tout en découvrant un courant tem-porel dont le début et la fin existent au-delà desa propre existence (Charland, 2003; Rüsen,2004 ; Wineburg, 2001). Cette découverteengendre un sentiment d’appartenance à ungroupe social particulier, dont certains traitsidentitaires peuvent être expliqués grâce auxrécits historiques (Tutiaux-Guillon, 2005). Deplus, la conscience historique suppose desituer les valeurs d’une société dans une pers-pective temporelle et de les valider (Rüsen,2004), ce qui conduit l’adolescent à leuraccorder une importance. Enfin, la consciencehistorique puise à même le récit résultant dela pensée historique ou de la mémoire collec-tive afin d’alimenter la compréhension duprésent à la lumière du passé. L’approche cul-turelle comprend ainsi une dimension her-méneutique, qui implique de prendre encompte la culture première des élèves, leurmémoire collective, pour les amener, par lamédiation de la culture seconde, le récit créépar la pensée historique, à développer leurconscience historique, celle qui leur permetde se comprendre, de comprendre le mondeet autrui. Elle intègre aussi une dimensionhistoriographique, qui amène les jeunes àdécouvrir l’épistémologie de l’histoire.

L’approche culturelle découlant d’une concep-tion esthétique de la culture et de l’histoiresuppose que les adolescents expriment leurvision de l’histoire, les sentiments et les émotions

12 Toutefois, la réduction de l’histoire à un simple texteest, pour plusieurs chercheurs, la mort de l’histoire(Laville, 2003 ; Seixas, 2000).

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que celle-ci fait naître chez eux, et partagentleur histoire personnelle avec leurs pairs. Laclasse d’histoire laisse donc une place à la créa-tivité de l’élève. À ce titre, l’enseignement de lapensée historique permet à l’élève de créer sapropre interprétation, tout comme laconscience historique l’amène à prendreconscience des émotions et des sentiments quele passé suscite chez lui. Par conséquent, l’ap-proche culturelle comporte une dimensionesthétique, étant donné que l’histoire fait l’ob-jet d’interprétations singulières, colorées parles émotions et les sentiments qu’elles éveillentchez son auteur ou son lecteur.

DIMENSIONS CONSTITUTIVES DE L’APPROCHE CULTURELLE

Les conceptions examinées nous permettent dedonner sens à l’approche culturelle dans l’en-seignement de l’histoire. Étant donné qu’elledécoule d’une conception préalable de la cul-ture et du rôle de l’histoire dans l’initiation cul-turelle des élèves, la culture doit être penséecomme objet et comme rapport (Simard,2004). Certes, l’école doit initier l’élève à la cul-ture seconde, comme le suggèrent les concep-tions herméneutique, humaniste et patrimo-niale. Néanmoins, elle ne peut faire abstraction,comme le suggèrent les conceptions esthétique,instrumentaliste, anthropologique et postmo-derne, de la culture première des adolescentscomme de celle de l’enseignant. C’est en effetdans le dialogue entre culture première et cul-ture seconde que la culture comme rapportpourra naître et que l’adolescent effectuera unereprise consciente de la culture première grâce àla médiation de la culture seconde, tout commeil pourra s’approprier les objets de cultureseconde à la lumière de la culture première. Deplus, le rôle de l’histoire au regard de l’initiation

culturelle de l’élève est de développer saconscience historique, et ce, grâce à laconstruction préalable de la pensée historique.L’approche culturelle doit alimenter ce déve-loppement en s’appuyant sur les dimensionsconstitutives suivantes:• une dimension patrimoniale, qui consi-

dère que l’histoire est constituée de lieux,d’œuvres, de monuments, d’artefactstransmis de génération en génération, quiconstituent l’héritage d’une communauté,voire de l’humanité. L’élève doit connaîtreet utiliser cet héritage et les repères qui per-mettent de les situer dans le temps et dansle monde, de manière à ce qu’il devienneun membre de sa communauté et, plus lar-gement, de la communauté humaine. Enoutre, il doit prendre conscience de la fra-gilité de ce legs, afin de le chérir et de leprotéger ;

• une dimension épistémologique de l’his-toire, qui amène les adolescents à connaîtreles savoirs et savoir-faire de l’historien, àdévelopper leurs compétences à com-prendre l’histoire d’une société, à analyserdes artefacts, à écrire, à lire et à critiquer lesrécits historiques, à confronter les sources, àposer des questions au passé, bref à utiliserl’outil réflexif propre à l’historien: la penséehistorique;

• une dimension historiographique, parlaquelle l’élève se familiarise avec l’histoirede l’histoire, soit les interrogations qui ontamené la discipline à se constituer et les dif-férentes façons de faire l’histoire à travers letemps. De la sorte, l’adolescent saisit que lesnormes, les perspectives, les paradigmes dela discipline ne sont pas immuables, maisqu’ils sont liés au contexte historique danslesquels ils s’inscrivent;

• une dimension sociologique, grâce àlaquelle les jeunes entrent en contact avec

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les institutions, les acteurs contemporains,les réseaux de production et de diffusion del’histoire. La porte de la classe s’ouvre ainsià l’historien, aux revues et aux modes dediffusion de l’histoire. C’est aussi grâce àcette dimension que l’élève apprend à lire leprésent à la lumière de l’histoire et qu’il seconstitue en citoyen actif et respectueux,conscient de ses responsabilités et de la fra-gilité de la démocratie;

• une dimension critique, qui reconnaît quel’histoire est un discours historiquementsitué, qui peut devenir instrument de pou-voir et promouvoir un groupe humain audétriment d’autrui. En ce sens, l’élève doitapprendre à développer sa pensée critiqueau regard de tout récit qui prétend à lavérité et parvenir à considérer chaque évé-nement ou conjoncture historique selon demultiples perspectives;

• une dimension herméneutique, puisquec’est à travers l’histoire, par l’interprétationque chacun en fait, que les élèves arrivent àse mettre à distance de leur présent et à lecomprendre,à dialoguer avec lui à la lumièrede la culture seconde. Cette dimension sup-pose également la prise en compte de la cul-ture première des élèves, étant donné quetoute compréhension est influencée par lesprésupposés de l’interprète;

• une dimension esthétique, enfin, quiprend en compte le fait que l’histoire sus-cite des émotions, des sentiments, un atta-chement. En outre, cette dimension sup-pose que celui qui fait l’histoire a une partde subjectivité, des intérêts, tout commechaque lieu, monument, artefact revêt cer-taines qualités d’ordre esthétique qui peutsusciter de l’affection. Par ce fait même, ils’agit d’apprendre aux élèves à trouver de labeauté dans les costumes d’époque ou deles amener à prendre conscience que la

question de la souveraineté du Québecpeut soulever des passions.

Précisons que par «dimensions constitutives»,nous entendons que celles-ci sont indisso-ciables de la mise en œuvre de l’approche cul-turelle dans les classes d’histoire au secondaire,car elles ont toutes un rôle spécifique et com-plémentaire à jouer dans l’initiation culturelledes élèves et dans le développement de leurconscience historique.

L’APPROCHE CULTURELLE: ENTREPENSÉE ET CONSCIENCE HISTORIQUE

En guise de conclusion, nous insisterons surl’idée qu’introduire une approche culturelleen classe d’histoire ne peut plus se limiter àune présentation exhaustive de lieux, de datesou d’artéfacts propres à une société. La réali-sation d’une approche culturelle dans l’ensei-gnement de l’histoire requiert une prise encompte de toutes les dimensions que nousavons identifiées, car c’est leur dialogue quipermettra à l’élève de comprendre les liensétroits que la culture entretient avec l’histoire.Pour y parvenir, le développement des outilsréflexifs qui constituent la pensée historiques’avère incontournable, puisqu’elle fournit lesassises qui permettront à l’élève d’appréhen-der les facettes multiples de la discipline his-torique. La pensée historique suppose doncune mise à distance de la mémoire collectivepar la médiation des savoirs de la cultureseconde, de manière à mieux la comprendreet à en saisir les origines. Toutefois, il ne suffitpas d’amener l’élève à se distancier de lamémoire collective et de développer ses com-pétences d’historien : encore faut-il qu’ilapprenne à réfléchir à la fois sur la disciplinehistorique et sur le récit qu’il a appris par

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imprégnation, dans sa famille ou dans lesmédias, et qu’il parvienne à interroger lessavoirs qu’il découvre dans la classe d’histoireà la lumière de celle-ci. C’est dans ce dialogueentre la culture première et la culture secondeque l’histoire comme conscience historiquepourra voir le jour. Bien que cette dernièresoit entourée d’un flou conceptuel, elle n’endemeure pas moins celle qui permet à l’élèvede donner sens à lui-même, au monde et àautrui à l’aide de ce qui compose la disciplinehistorique. En d’autres termes, la pensée his-torique que l’adolescent développe dans laclasse d’histoire l’amène à produire des récitscritiques qui nourrissent sa conscience histo-rique, de manière à ce qu’il puisse donner sensau présent et envisager le futur à la lumière deson passé. De fait, si la conscience historiqueest inséparable de la culture seconde, elle nepeut également être dissociée de la culturepremière de l’élève, puisqu’elle reconnaît lapart de subjectivité qui oriente les questionsqu’il pose au passé. À ce titre, les liens entrepensée historique et conscience historiquenous apparaissent plus forts que les écritsactuels le suggèrent, du moins lorsqu’il s’agitd’établir entre eux le dialogue conduisant à lamise en œuvre de l’approche culturelle dansla classe d’histoire. En ce sens, mieux saisir lesrelations entre pensée et conscience histo-rique nous apparaît constituer une conditionindispensable à l’initiation culturelle desélèves dans la classe d’histoire.

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220 Le cartable de Clio, n° 7 – L’histoire récente comme contenu scolaire en Argentine – 220-231

1. INTRODUCTION

Le terme «histoire» désigne tout à la fois letemps passé, une discipline et une forme deconscience collective et identitaire. Avec l’his-toire récente, une autre acception s’y ajouteencore, c’est celle d’un champ historiogra-phique nouveau qui a fait de la mémoire l’unde ses sujets d’étude et de préoccupation.

Pour le cas argentin, parler d’histoire récente,c’est se référer à un passé proche, douloureuxet ouvert – traversé par la violence politique etle terrorisme d’État3 ; à un champ de recherchehistorique en construction ; à un espace deluttes pour la mémoire – où les organisationsde défense des droits humains ont joué un rôlecentral ; et à un domaine suscitant une multi-tude de narrations – provenant d’autres disci-plines (sciences politiques, sociologie, etc.) oud’autres pratiques culturelles (cinéma, presse,

littérature, etc.). De même, l’histoire récenteévoque une série de contenus disciplinaires etde travaux de mémoire4 qui ont été inclus tar-divement dans le curriculum et les pratiquesscolaires de notre pays.

Dans cet article, nous analyserons l’histoirerécente comme contenu scolaire en tenantparticulièrement compte de son inclusiondans l’enseignement de l’histoire et dessciences sociales et nous examinerons lesconditions de la transmission de ce passéobservables dans les écoles. Mais avant cela,nous dirons ce qui a changé dans la recherchehistorique et le curriculum par rapport à l’his-toire récente; non pas pour mesurer les cor-respondances ou les écarts ni entre les pra-tiques scolaires et les prescriptions officielles,ni entre ces pratiques et la discipline histo-rique; mais plutôt pour examiner le cheminparcouru sur les plans de l’histoire et des pro-grammes scolaires en examinant ce que celasuscite dans le monde scolaire.

L’HISTOIRE RÉCENTE COMME CONTENU SCOLAIRE EN ARGENTINE 1

MARIA PAULA GONZALEZ 2, UNIVERSITÉ AUTONOME DE BARCELONE

1 Ce travail est tiré d’une thèse en préparation, soutenuepar une bourse prédoctorale de l’Université autonomede Barcelone, intitulée Les enseignants et l’histoire argen-tine récente, dirigée par le prof. Joan Pagès (Universitéautonome de Barcelone) et avec l’aide du prof. SilviaFinocchio (Universités de Buenos Aires, La Plata etFLASCO-Argentine).2 [email protected] Quand nous parlons d’histoire argentine récente, nousnous référons principalement aux années 1970-80, c’est-à-dire les années d’une violence politique qui a atteint sonpoint culminant avec la dernière dictature (1976-1983).

4 Par cette expression, nous désignons les commémora-tions qui se réfèrent au passé récent, par exemple, le 24mars (déclenchement du dernier putsch militaire) ou le16 septembre (en souvenir des étudiants et lycéens déte-nus et disparus en 1976 dans la ville de La Plata, provincede Buenos Aires). Dans ce travail, nous n’aborderons l’his-toire récente scolaire qu’en tant que contenu disciplinaire.

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Les didactiques de l’histoire 221

2. L’HISTOIRE RÉCENTE DANS SONCONTEXTE HISTORIOGRAPHIQUE

Le contexte historiographique de l’histoirerécente est difficile à définir. Comme le mani-festent les nombreux termes qui la désignent– histoire «du temps présent», «du présent»,« très contemporaine », « de notre temps »,«immédiate», «récente», «vécue», «actuelle»,« contemporaine » (Aróstegui, 2004) 5, de multiples critères coexistent pour définir cechamp. Mais au-delà du nombre de ces cri-tères se posent toutes sortes de questions,quand il ne s’agit pas d’objections, quant à lapossibilité même de faire de l’histoire récente;des problèmes de définition et de délimitationpour lesquels il n’y a pas de réponse fermée,mais une variété d’arguments au sein d’unchamp encore en construction.

La première question concerne la possibilitémême d’une histoire récente, une objectionlargement justifiée par l’inexistence d’uneperspective temporelle adéquate et par leproblème des sources historiques (entre lacarence et la surabondance de certains docu-ments). L’idée d’une nécessaire mise à dis-tance temporelle découle de l’idéal positivisteet a longtemps été considérée comme garantede l’objectivité, parce que (paraît-il), elle pro-tégeait les historiens des passions, des préju-gés et des polémiques suscités par leur objetd’étude. Il n’est toutefois pas possibled’échapper à la subjectivité du travail histo-riographique et la distance temporelle ne per-met pas davantage d’éviter les polémiques 6.

L’autre objection relative aux sources histo-riques découle du fait que la plupart desarchives publiques demeurent inaccessiblesaux chercheurs pour les périodes les plusrécentes 7. Cependant, des archives de typeprivé, semi-officiel, de presse, et surtout destémoignages oraux, ont joué un rôle centraldans la reconstruction de l’histoire récente. Cessources peuvent parfaitement être validées etutilisées pour autant, bien sûr, qu’elles aient faitl’objet des précautions méthodologiques habi-tuelles (contextualisation, croisement, etc.).

La deuxième interrogation sur l’histoirerécente concerne sa délimitation commechamp de recherche. Il y aurait lieu, en effet,d’envisager une série de critères, temporels,méthodologiques et thématiques, sans qu’ilssuffisent pour autant à la circonscrire. Sur leplan temporel, cette portée est mouvante etélastique (Bédarida 1998) ; elle ne se réduitpas à la plus proche chronologie, mais elle serelie à des processus historiques à la fois pas-sés et encore en vigueur. Méthodologique-ment, l’histoire récente n’est pas restrictive ;l’histoire orale en est en effet la grande prota-goniste ; en outre, elle ne répond pas à desquestions abstraites, mais bien à des thèmes età des problèmes très importants sur le planpolitique et social. Enfin, au niveau théma-tique, elle n’est pas non plus exclusive puis-qu’elle affronte d’emblée dans ses question-nements une dimension significative commeles processus traumatiques (guerres mon-diales, guerres civiles, génocides, dictatures,etc.), cette orientation ne répondant pas à descritères purement disciplinaires.

5 Dans le cas argentin, le terme «histoire récente» – mal-gré les problèmes qu’il peut poser – est l’expression la pluscouramment utilisée, raison pour laquelle il est utilisé ici.6 On peut citer dans ce sens le débat enflammé qui s’estdéroulé en France à l’occasion du Bicentenaire de la Révo-lution française (Bédarida, 1998).

7 Pour les pays du Sud de l’Amérique Latine, une bonnepartie du patrimoine documentaire public des périodesde dictature a été éliminé, est inexistant ou est en traind’être lentement reconstruit.

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La troisième et dernière question porte sur laspécificité de l’histoire récente. S’agit-il dequelque chose de nouveau? Ou simplementd’une extension de l’histoire contemporaine?La spécificité de l’histoire récente ne peut sedéfinir seulement avec des critères chronolo-giques, thématiques ou méthodologiques, maispar une conception différente du temps histo-rique et des faits historiques. Pour Pierre Nora(1993), il ne s’agit pas d’une histoire «pluscontemporaine», mais d’une autre manière defaire de l’histoire en fonction de ses catégories,de sa relation avec la mémoire, de son retouraux événements et à l’histoire politique. Il s’agit,en somme, d’autres événements, d’autresthèmes, d’autres attitudes historiennes.

Les demandes et les interrogations susmen-tionnées montrent que l’histoire récenteconstitue un domaine dynamique, avec demultiples perspectives de développement, maisà condition de prendre en compte les condi-tions et les causes de son surgissement. L’his-toire récente, en tant que domaine propre àl’histoire occidentale, est née de la nécessité dedonner des réponses aux transformationssocio-culturelles qui se sont produites dans laseconde moitié du XXe siècle. Cela a particuliè-rement été le cas durant les années 1970 quiont vu émerger des lieux spécifiquementconsacrés à un travail sur les origines, le dérou-lement et les conséquences de la SecondeGuerre mondiale8, convertissant la Shoah enune « métaphore du XXe siècle » (Traverso,2005), c’est-à-dire en symbole emblématiqued’une époque de guerres, de totalitarismes, degénocides et de crimes contre l’humanité. Ceprocessus a encore été soumis à l’impact dulinguistic turn qui, ajouté à la crise des para-

digmes structuralo-fonctionnaliste et marxiste,a mis en doute les grands récits historiques touten favorisant une accentuation de la sensibilitéaux détails, aux événements politiques et à lanarration comme forme d’écriture.

Dans le cas latino-américain, les expériencesdes États terroristes des années 1970-80 duXXe siècle ont aussi été à l’origine d’étudescentrées sur le passé plus proche. Dès lors,autant en Europe qu’en Amérique latine, l’his-toire récente se présente comme une «fille dela douleur» (Franco & Levin, 2007, 15), uneorigine qui l’a conditionnée en la reliant étroi-tement à un passé traumatique et ouvert, nonsans la confronter à d’inévitables défis poli-tiques et moraux.

En Argentine, l’histoire consacrée au passérécent a connu un développement tardif.Actuellement, son principal champ d’intérêtporte sur les années 1970-80, celles de la der-nière dictature, et sur les années précédentes,même si, sur cette période, les historiens ontgardé un silence éloquent entre 1984 et 1994(Pittaluga, 2007).

La production historiographique n’est pasintervenue de manière immédiate dans lareconstruction du passé proche, mais elle a étéconstamment présente dans l’espace publicgrâce à l’action des associations pour lesdroits humains 9, aux effets du Juicio a la

8 Notamment l’Institut d’Histoire du Temps présent, crééen France en 1978; ou l’Institute of Contemporary BritishHistory, apparu en 1986 en Grande-Bretagne.

9 Il s’agit d’organisations de la société civile, non gouver-nementales, qui ont surgi avant ou pendant la dernièredictature militaire et qui ont toujours eu pour objectif depromouvoir les droits humains, localiser et restituer à leurfamille légitime les enfants séquestrés et disparus dans lecontexte de la répression, etc. Parmi elles, on trouve LesGrands-Mères de la Place de Mai, les Mères de la Place deMai – structure fondatrice, l’Assemblée permanente pourles Droits humains, le Centre d’Études légales et sociales,et encore beaucoup d’autres.

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Les didactiques de l’histoire 223

Juntas 10, à la publication du document NuncaMas! 11, ainsi qu’à une vaste production litté-raire, cinématographique et artistique posté-rieure à la dictature (Lvovich, 2007), toutcomme aux travaux provenant d’autressciences sociales et de la presse (de Amézola,1999). Cependant, ces visions du passé ontsouvent réduit la dictature à une sorte de«mal externe», provoqué par la répression, laterreur et la violence des organisations arméeset du pouvoir militaire à l’encontre d’unepopulation innocente (Vezzetti, 2002). Lesbatailles de mémoire immédiatement posté-rieures à la dictature se sont donc concentréessur la recherche de la vérité et de la justice,laissant peu d’espace dans ce contexte à unvéritable examen critique du passé et des responsabilités collectives.

Plus récemment, des recherches et des publi-cations se sont développées qui ont permis demieux éclairer les zones grises et négligées desannées 1970-80 : le consensus, le confor-misme et la complicité de la société civile faceà la dictature, la responsabilité des organisa-tions armées, l’attitude des partis politiques,les exilés politiques, la connivence des milieuxecclésiastiques, parmi beaucoup d’autresaspects encore (Novaro, 2003; Suriano, 2005).C’est donc un nouveau récit qui se construitlentement afin de répondre à une question

essentielle : Qu’a donc été cette société danslaquelle un tel terrorisme d’État a été possible?(Sábato, 2001) ; une question qui revient sanscesse et qui, sans diminuer en quoi que ce soitla condamnation morale de la dernière dicta-ture et de ses responsables directs, exige desexplications plus complètes que les schémasmanichéens d’une dictature comme « malexterne» ou d’une société coupable.

3. L’HISTOIRE RÉCENTE DANS LE CURRICULUM SCOLAIRE

L’histoire argentine récente n’a en fait qu’unecourte existence dans le curriculum scolaire.Depuis la fin du XIXe siècle et pendant plusd’une centaine d’années, le nationalisme, l’éli-tisme et la glorification de la mémoire ont étéles fondements d’un «code disciplinaire» del’histoire scolaire (Cuesta, 1997). Ses fonc-tions politiques et idéologiques ont consisté àtransmettre le récit généalogique de la nation,à faire connaître le panthéon de ses plusgrands personnages, ainsi qu’à accomplir cer-tains rituels (Braslavsky, 1993) de manière àfaire en sorte que l’école rende hommage auxhéros et aux épopées de l’histoire patriotique(Bertoni, 2001) par de véritables liturgies àcaractère laïc 12.

Ce modèle, avec ses objectifs patriotiques et«civilisateurs», a longtemps écarté l’histoirescolaire de toute sensibilisation aux valeursdémocratiques et républicaines, ainsi que detout problème de nature sociale, économiqueou culturelle. De même, le poids de l’histoirepatriotique du XIXe siècle a laissé peu d’espace

10 Le Juicio a las Juntas [Jugement des Juntes] a été unprocès judiciaire effectué en 1985 par la Justice civile quia condamné les trois premières juntes militaires de ladernière dictature (1976-1983) pour des violationsgraves et massives des droits humains. En 1990, les chefsmilitaires ont été graciés, mais en 2006, la Justice adécrété l’inconstitutionnalité de cette dernière décision.11 Nunca Mas ! [Plus jamais !] présente les témoignages etles dénonciations de détenus, torturés et proches de dis-parus recueillis par la Commission nationale sur lesDisparitions de Personnes (CONADEP) qui avait étécréée en 1983 pour enquêter sur les violations des droitshumains au cours de la dernière dictature militaire.

12 Actuellement les anniversaires scolaires les plus impor-tants continuent de transmettre des événements et d’évo-quer des acteurs de l’histoire patriotique du XIXe siècle(révolution, indépendance, drapeau, etc.).

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à l’histoire plus récente, comme l’illustrent lesmanuels scolaires édités entre 1912 et 1991(Devoto, 1993; de Amézola, 1999).

Cependant, après la fin de la dictature en 1983,l’histoire récente est finalement entrée dansl’école sous l’effet des luttes de mémoire, avecdes commémorations scolaires supplémen-taires 13, de nouvelles productions éditorialesau milieu des années 1990 et, surtout, l’étudedes nombreux coups d’État en Argentine 14,soit dans le cadre de l’éducation civique, soitdans le cadre de l’histoire (Finocchio, 2007).

De manière « officielle » et au niveau natio-nal, l’histoire argentine récente est entréedans le curriculum scolaire à partir de la LeyFederal de Educación (24.195) de 1993 15. Sil’histoire patriotique et « civilisatrice » avaitfortement négligé la question de la démocra-tie, l’histoire introduite par la réforme édu-cative allait précisément inclure la périodedes violences et des confrontations poli-tiques les plus importantes, y compris leurapogée lors de la dernière dictature militaire.L’importance de cette thématique pour laformation de jeunes citoyens engagés dans ladémocratie a constitué un argument centralpour son inclusion, malgré les réticences et lerefus de beaucoup d’historiens (de Amézola,2004). Cette loi, sans négliger le raffermisse-

ment de l’identité nationale, a ainsi explicite-ment défini une politique éducative ayantpour but le renforcement de la démocratieen Argentine 16 ; et la conception curriculairequi en est issue a donc inclus des contenusspécifiques et implicites se référant à l’his-toire récente. Par exemple, les ContenidosBásicos Comunes (ci-après CBC) pour le 3e

cycle de l’Éducation générale de base (ci-après EGB), approuvés en 1995 au niveaunational, ont prévu les contenus suivants :« Croissance et crise économiques. Instabilitépolitique, coups d’État militaires. La violencepolitique et les gouvernements autoritaires. Latransformation économique. L’endettementextérieur. La Guerre des Malouines et la crisede l’autoritarisme » 17.

Plus tard, ces propositions nationales ont étéconcrétisées, notamment dans la province deBuenos Aires, avec ses plans d’études de1999 18, renouvelés en 2005 19. Les transfor-mations curriculaires de cette juridiction(spécialement au niveau polymodal) ontpermis de traiter à maintes reprises le passérécent en sélectionnant des contenus del’histoire latino-américaine et argentine desXIXe et XXe siècles. De même, les définitionsautour de l’histoire argentine récente ontgagné en nuances et en précision, avec desthèmes comme l’exil qui n’avaient pas trouvé

13 Nous nous référons ici aux nouvelles dates commémo-ratives qui sont mentionnées dans la note 4 et qui ont étéintégrées dans le calendrier scolaire.14 Au cours du XXe siècle, six coups d’État se sont produitsen Argentine, en 1930, 1943, 1955, 1962, 1966 et 1976.15 En plus de cette innovation curriculaire, cette Loi fédé-rale de l’Éducation a modifié le parcours de la scolaritéobligatoire (en le prolongeant à neuf années) et a redéfiniles niveaux d’enseignement (des niveaux «primaire» et«secondaire», on est passé à une Éducation «générale debase» (EGB), ayant un caractère obligatoire, suivie d’uneÉducation «polymodale»).

16 Dans ce sens, une mention explicite des objectifs de lapolitique éducative est incluse : «La consolidation de ladémocratie dans sa forme représentative, républicaine etfédérale », Ley federal de Educación, n° 24195, titre II,1er chapitre, art. 5, al. 3.17 Ministerio di Cultura y Educación de la Nación (1995),CBC pour l’EGB, 3e cycle, bloc 2: Las sociedades a travésdel tiempo, continuidades y diversidad cultural, Conteni-dos conceptuales.18 Programma de Definición del Diseño Curricular del NivelPolimodal de Provincia de Buenos Aires, 1999.19 Programma de Definición del Diseño Curricular del NivelPolimodal de Provincia de Buenos Aires, 2005.

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de place au cours des années suivant immé-diatement la dictature 20.

En 2004, le Ministère national de l’Éducation aengagé un nouveau processus de définitioncurriculaire en identifiant cette fois des« Noyaux d’apprentissage prioritaires » (ci-après NAP) pour les différents niveaux éduca-tifs. À ce propos, pour la 9e année du 3e cyclede l’EGB, niveau moyen en sciences sociales,les contenus suivants sont explicitement pré-vus pour l’histoire argentine immédiate: «Lacompréhension des multiples causes qui ontconduit à l’instabilité politique de l’Argentine aucours de la période 1955-1976, en identifiant lesdivers acteurs et intérêts en jeu. La connaissancedes caractéristiques du terrorisme d’État mis enœuvre en Argentine par la dictature militaire de1976-1983, ainsi que ses relations avec la guerrefroide et l’application d’un modèle économiqueet social néolibéral»21.

Plus récemment, à la fin de 2006, une nouvelleLey Nacional de Educación (26.206) a étéintroduite qui attribue un caractère central àl’histoire récente et à la construction de lamémoire. Dans ses principes généraux, la loimentionne que l’éducation introduit une poli-tique d’État afin, notamment, de «respecter lesdroits humains» 22 et prévoit un temps pour«l’exercice et la construction de la mémoire col-lective sur les processus historiques et politiques

qui ont brisé l’ordre constitutionnel et fini parinstaurer un terrorisme d’État» 23.

Ce rapide aperçu des changements curricu-laires de la dernière décennie montre quel’histoire argentine récente a conquis de l’es-pace et a pris de l’importance, alors mêmeque les définitions des processus historiquesont gagné en nuances et en précision. Parexemple, si les CBC de l’EGB de 1995 se sontréférés à « l’instabilité politique», aux «coupsd’État militaires», aux «gouvernements auto-ritaires», en 2004, les définitions des NAP ontvisé la compréhension des « causes » de cesprocessus historiques en les reliant aux« acteurs et intérêts en jeu » et en parlantmême, sans euphémisme, de «terrorisme d’É-tat » ; c’est une définition plus complète etplus précise si on la compare aux allusions àdes « gouvernements militaires » et autres«coups d’État» contenues dans les textes de1995. De même, on a progressé dans le traite-ment de thèmes plus complexes en passantdes énoncés les moins controversés de la der-nière dictature (« l’endettement extérieur» ou« la guerre des Malouines ») à des questionsplus compromettantes (comme «La compré-hension des multiples causes qui ont conduit àl’instabilité politique de l’Argentine au cours dela période 1955-1976»).

Vu le développement de l’histoire en Argen-tine, cette inclusion du passé récent dans lesobjectifs scolaires des années 1990 a surtoutdécoulé des avancées d’autres sciencessociales, ainsi que des pratiques culturellesreliées aux luttes pour la mémoire. L’idéed’une production académique approfondieet préalable qui devrait se « transporter »ensuite dans l’école n’est pas pertinente en

20 Bien que les exilés constituent une partie des victimes dela répression militaire et de la violence politique, ils nesont apparus ni dans les discours publics, ni dans lesmanuels qui abordaient l’histoire récente jusqu’à la fin desannées 1990; seule prévalait jusque-là la figure tragiquedes disparus.21 Ministerio de Educación, Ciencia y Tecnologia (2006),NAP, 3e cycle, 9e/2e année, Ciencias Sociales, Bloc Las socie-dades a través del tiempo.22 Voir l’art. 3, titre I, 1er chapitre : Principes, droits etgaranties. 23 Titre VI, 2e chapitre: Dispositions spécifiques, art. 92, al. c.

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ce qui concerne ces contenus de sciencessociales (Siede, 2007). De même, bien queplus lentement, les programmes scolaires de2004 et 2006 ont intégré des problématiques,des nuances et des thèmes que le milieu aca-démique avait à peine commencé à traiter ;même si les allusions à l’exercice et à laconstruction de la mémoire répondent detoute façon bien davantage à la politique dela mémoire qu’à la fonction explicative del’histoire.

Tout cela nous montre que les disciplines sco-laires ne se réfèrent pas seulement à leurssciences de référence, mais aussi aux diversesluttes d’influence sociales et politiques (Good-son, 1995). La prise en compte, ces dernièresannées, de l’histoire argentine récente dans lescontenus scolaires en est un bel exemple.

4. L’HISTOIRE RÉCENTE À L’ÉCOLE

L’histoire argentine récente est désormaisreconnue dans le milieu académique toutcomme dans les plans d’études et programmesd’enseignement. On peut toutefois se deman-der si, auparavant, l’histoire récente étaitquand même présente dans les écoles et dequelle manière. Cela ne signifie pas que nousentendions observer les classes et les pratiquesenseignantes pour voir «ce qui s’enseigne réel-lement » ou « ce qui se transmet véritable-ment», en mesurant les correspondances oules écarts avec les prescriptions officielles etl’état de la recherche historique. Au contraire,nous suivons volontiers Philipp Jackson lors-qu’il affirme que «dans l’enseignement, commedans la plupart des actes humains, ce quicompte, ce n’est pas tant ce qui se voit, maiscomment cela se voit » (2000, p. 15) ; ce quisignifie alors que l’enseignement dépend d’un

vaste appareil d’attributions de sens, rarementexaminé et souvent traité de manière superfi-cielle. Elles dérivent de divers conditionne-ments qui dépendent autant des enseignantsque des institutions.

Si, comme nous l’avons dit, les disciplinesscolaires sont des productions socio-histo-riques qui ne sont pas des synthèses desconnaissances académiques, les pratiquesenseignantes ne reproduisent pas davantageles propositions qui leur sont prescrites. Aucontraire, en fonction de l’intégration denouvelles demandes sociales ou de contenusd’enseignement (dans ce cas, l’histoirerécente), elles peuvent être conçues commedes expérimentations ou comme des adapta-tions, comme « des opérations qui réparentd’une certaine manière, qui remédient et quiarrangent – avec tout ce dont les professeurs etles maîtres disposent – les objectifs et les propo-sitions découlant d’intérêts, d’informations, dementalités et d’exigences institutionnelles trèsdifférents, parfois même opposés, dont dépendla pratique professionnelle enseignante »(Finocchio, 2003, p. 84).

Pour examiner la lecture et la traduction quefont les enseignants du « devoir » de trans-mettre l’histoire récente, il a été utile de passerpar des entretiens24. Ces dialogues nous ont eneffet permis d’identifier les rugosités qui sonteffacées par les discours lisses et prescriptifsdes sources écrites – comme les documentscurriculaires officiels –, et de percevoir lesmalaises, les préoccupations et les omissionsque génère le fait d’aborder l’histoire récente.Les témoignages des enseignants nous ont

24 D’autres sources d’information mises à part, nous avonsréalisé une vingtaine d’entretiens avec des enseignants duniveau moyen (secondaire et polymodal) travaillant dansla ville et la province de Buenos Aires en 2005.

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ainsi permis d’ébaucher un panorama desobstacles et des possibilités effectives de traiterl’histoire argentine récente dans le cadre del’enseignement secondaire; étroitement reliéesentre elles, elles peuvent être mises en relationavec:

Le caractère récent de l’histoire à trans-mettre. La possibilité d’historiciser le passérécent est débattue non seulement parmi leshistoriens, mais aussi au sein des écoles, ce quebien des enseignants nous ont mentionné.Certains d’entre eux ont fait état de leurs hési-tations et de leurs doutes face à cette évocationd’un passé récent, si «chaud» et si polémique.C’est pourquoi ils évitent souvent de l’abor-der, ou ne s’en tiennent qu’aux aspects lesmoins sujets à controverse comme les consé-quences économiques de la dernière dictature,la guerre des Malouines, etc., ce qui corres-pond à ce que nous avions déjà rencontré dansles premiers objectifs officiels de l’école à avoirinclus l’histoire argentine récente.

La nature politique et le défi éthique quicaractérisent l’enseignement de l’histoireargentine récente. L’école moderne assumedepuis longtemps la transmission de valeurset d’idéaux comme la justice, l’égalité, laliberté et, plus récemment, la démocratie.Mais quand ces valeurs doivent se combineravec le traitement des processus historiques,des acteurs du passé, de leurs intentions et deleurs actions concrètes, proches, polémiqueset douloureuses, la tâche se révèle plus diffi-cile. Et ce d’autant plus que l’école favorisebien souvent une lecture restrictive du poli-tique (associé aux institutions, aux partis)alors qu’elle se présente elle-même commeune institution neutre et aseptisée où il n’yaurait de place ni pour la politique, ni pourl’idéologie.

Le discours de neutralité soutenu historique-ment comme une fonction inclusive et univer-selle d’une école qui – affirme-t-on – n’ajamais interféré avec les origines, les idées oules croyances de ses élèves. Nous savons pour-tant que cette neutralité n’a jamais existécomme telle et qu’elle demeure une illusionpersistante qui met en tension l’enseignementde l’histoire récente. Il arrive que les parentsexigent de la part des enseignants une attitudede «neutralité» et d’«objectivité» dans leurtraitement de l’histoire récente. Parfois, il leurest prescrit de donner à voir les deux versionsà leurs élèves. En même temps, beaucoupd’enseignants précisent qu’ils ne peuvent pasêtre neutres, ce qui pousse certains d’entre euxà éluder le thème alors que d’autres choisis-sent d’expliciter leur position.

Les mémoires en conflit autour de lapériode de la dernière dictature. L’école atoujours transmis un récit historique cano-nique, presque sans fissure. Aujourd’hui, iln’est plus possible d’identifier une «mémoireofficielle» – ni de l’historiographie, ni de l’É-tat –, mais seulement plusieurs «mémoires enconflit» (Jelin, 2002, p. 39) sur le passé récent.Dans les classes et les écoles, plusieurs opi-nions distinctes peuvent se manifester à pro-pos des années 1970-80. Face à cette situa-tion, les enseignants réagissent de différentesmanières : par exemple, après l’écoute despoints de vue de chacun, sans émettre aucune«opinion», en acceptant même l’expressionde toutes les justifications possibles de la dic-tature, ils peuvent poser des questions incon-tournables (comme le fait qu’ait existé unÉtat terroriste qui a systématiquement violéles droits humains).

Le caractère ouvert d’un passé récent qui esttrès présent. L’enseignement de l’histoire,

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volontiers orienté vers le traitement de l’his-toire la plus lointaine, n’est guère habitué àdiscuter en classe de ces thèmes d’actualité telsqu’ils émergent très régulièrement dans l’espacepublic. En Argentine, la validité des regards surle passé récent – surtout celui de la dernièredictature – est interrogée avec une grande pru-dence au fur et à mesure des échéancespubliques (comme des décisions politiques,des procès judiciaires, etc.) qui le remettent aucœur de l’actualité. Alors que cette questionest complexe, l’enseignement de l’histoire n’estguère habitué à traiter des thèmes controver-sés et à accepter que le sens de ce qui s’est passéne soit pas fixé de manière définitive.

La dimension traumatique du passé récent.L’école et l’enseignement de l’histoire n’ontjamais cessé, par tradition, de contribuer à laformation d’une conscience nationale par uneglorification du passé. Le passé récentengendre par contre des difficultés ; il n’est pascommode parce qu’il ne présente pas deshéros, mais seulement des victimes (desmorts, des disparus, des enfants enlevés, desexilés, etc.). Quelques enseignants mention-nent ainsi leur gêne de devoir travailler avecdes témoignages d’anciens détenus ou exilés,les doutes qu’ils ressentent face à des films quireproduisent des scènes de torture, etc. Il estdifficile de savoir comment gérer la douleur enclasse: faut-il plutôt l’éviter, l’atténuer, ou faut-il au contraire la montrer dans toute sa cruditépour avoir les meilleures chances de sensibili-ser les jeunes?

La fragmentation et la diversité des réfé-rences autour de l’histoire récente. Commenous l’avons vu, ce ne sont pas les historiensqui ont le plus étudié le passé récent, les étudesprovenant d’autres sciences sociales et les nar-rations issues d’autres modes d’expression

artistique et culturelle étant abondantes. Iln’est donc pas étonnant que les enseignantsdéclarent utiliser divers types de sources :films, témoignages, articles de journaux, etc.Cette diversité des références disponibles placele monde des historiens devant la nécessité decontextualiser ces sources et de les soumettre àla critique. Ce qui n’est pas toujours effectuédans le cadre du travail scolaire. Mais le pro-blème principal ne concerne pas l’absence decritique historique, mais plutôt la manièredont on travaille en classe avec d’autres typesde documents qui impliquent d’autres modesde lecture.

La prééminence du souvenir et l’effacementde la dimension explicative. Les contenusqui caractérisent l’enseignement de l’histoireargentine récente voient prédominer desthèmes paradigmatiques qui sont plutôt des-criptifs (comme ce que c’est qu’un État ter-roriste ou ce qu’ont été la répression, lesconséquences des violations des droitshumains, etc.) au détriment d’une véritableétude des causes de ce terrorisme d’État. Cephénomène est lié à plusieurs facteurs : laforme scolaire de l’histoire récente (des acti-vités et des cours qui restent allusifs, qui nepermettent pas de développer la thématique,mais seulement de transmettre des élémentsde base) ; le traitement du passé récent dansl’actualité argentine – bien plus relié auxluttes de la mémoire qu’aux apports de l’his-toire – ; les traditions propres à l’enseigne-ment de l’histoire, une discipline qui est plushabituée à transmettre une mémoire qu’àaborder les contradictions du passé et de sacompréhension.

La persistance des critères chronologiquespour la sélection et l’organisation des conte-nus historiques et pour la hiérarchisation des

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thèmes et des problèmes abordés en classe.Les enseignants expriment leurs difficultéspour «parvenir» à percevoir l’histoire la plusrécente parce que cela nécessiterait un récitarticulé dans le temps garantissant unebonne compréhension des processus histo-riques. Cette manière de voir ne favoriseguère la prise en compte de l’histoire la plusrécente, même si un récit articulé dans letemps ne devrait pas empêcher pour autantde traiter des thèmes socialement importants(ici, le critère chronologique constituedavantage un facteur d’occultation qu’uneexigence didactique véritablement fondée).

Cela dit, en considérant ces différents élé-ments, le panorama dessiné par les témoi-gnages des enseignants est en fin de comptecelui d’une histoire argentine récente effecti-vement présente à l’école, mais avec plus oumoins d’intensité et de fragilité. Dans cesens, nous pouvons donc avancer quelquesconclusions provisoires.

En premier lieu, nous pouvons affirmer que,dans la majorité des cas, l’école est perçuecomme un lieu de transmission de l’histoirerécente et de la mémoire relative à cettepériode. Aucun enseignant n’a expriméouvertement un refus d’enseigner l’histoirerécente : les controverses qui ont existé dansun premier temps sont désormais masquéespar des choix de contenus (on évite le thème)ou un manque de temps (on ne pas parvientpas à atteindre cette période). Évidemment,le passé proche est en général dérangeant et,dans la mesure du possible, il est plus pru-dent de l’éluder (de Amézola, 1999) ; maiscela ne passe pas par un rejet explicite etdirect. Dans ce sens, la « politique de lamémoire» (Romero, 2000) connaît un certainsuccès à l’école.

Deuxièmement, nous pouvons dire que la tra-dition scolaire et les cultures institution-nelles modèlent la transmission de l’histoireargentine récente. Les récits des enseignantssoulignent que les écoles, selon les cas, stimu-lent, tolèrent, découragent, résistent ou mêmerejettent le traitement du passé récent. Mais ilva de soi que les enseignants réagissent eux-mêmes de différentes manières à ces climats,surtout dans les écoles où cette transmissionrequiert leur propre engagement volontaire oune fournissent pas de directive particulière (nipour, ni contre).

Enfin, en dernier lieu, nous pouvons consta-ter que les enseignants sont vraiment lesacteurs-clé de la transmission de l’histoireargentine récente, bien davantage encoreque les prescriptions officielles, les avancéesde la recherche historique, les directives sco-laires, etc. Ils lisent, interprètent et traduisentles prescriptions officielles sur l’enseigne-ment de leur discipline ; ils les adaptentensuite à leur contexte de travail en fonctionde leur propre biographie, de leur expériencede vie, de leur mémoire de ce passé récent, deleur engagement politique et social, de leurconception de l’histoire et d’autres variablesencore. Ce qui signifie en définitive que laconstruction des pratiques enseignantes del’histoire argentine récente s’effectue aucœur d’une tension entre des obstacles et despotentiels de développement.

5. POUR TERMINER…

L’évolution de la connaissance historique amontré que l’histoire récente était passée d’unstatut de doute et de questionnement sur sapossibilité même, sa définition et sa délimita-tion à celui d’un véritable champ en pleine

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construction et en plein développement. Demême, l’évolution des programmes scolairesargentins a montré que l’histoire récente, par-tie d’une quasi-absence, ou d’une présencesuperficielle, dans les programmes, avaittrouvé une place toujours plus consistante etmieux définie.

Dans le cadre scolaire, les témoignages desenseignants ont montré que l’histoire récenteavait gagné du terrain dans les pratiques sco-laires, malgré certaines réticences et difficul-tés ; parfois, cela s’est fait en concomitanceavec les progrès de l’historiographie et du cur-riculum; d’autres fois, en fonction de la tradi-tion de la culture scolaire, du sens générale-ment attribué à l’enseignement de l’histoire,de la position des enseignants à l’égard del’histoire, de la politique, des thèmes sujets àpolémiques, de leur propre passé, etc.

Tous ces éléments ont pu être à la source decertaines omissions (on évite l’histoire la plusproche ou on la traite de manière rapide etsuperficielle) ; et, dans d’autres cas, d’une pré-éminence de la mémoire, ou des mémoires,sur toute dimension explicative (obser-vable, par exemple, par le poids donné missur les faits indiscutables – terrorisme d’État,disparus – ou sur les thèmes les moins polé-miques – conséquences économiques, guerredes Malouines, etc. – dans le traitement del’histoire récente).

Dès lors, les écoles connaissent une évolutionfragile et lente, mais en même temps soute-nue, vers une transmission de l’histoireargentine récente et la construction de lamémoire du passé proche. Cela va mener à denouveaux défis, notamment autour de cesaspects dont nous avons vu qu’ils avaientlongtemps constitué des obstacles : les tradi-

tions de l’histoire, du curriculum et de ladidactique qui conditionnent la trame del’enseignement de l’histoire.

Nous pensons donc nécessaire de susciter ledébat pour permettre d’interroger cet anglemort du passé récent argentin que la recherchehistorique, les sciences sociales et le curricu-lum ont lentement commencé à aborder :comment cela a-t-il été possible? Et pourquoi?L’enseignement de l’histoire est appelé à jouerun grand rôle dans cette tâche, sa raison d’êtreétant de former des citoyens qui approcherontle passé récent non seulement pour se le remé-morer, mais pour se demander aussi quels fac-teurs l’ont rendu possible et si ces facteurs nese reproduisent pas (Raggio, 2002). C’est là,sans doute, en effet, l’un des défis majeurs del’enseignement de l’histoire, en particulier laplus récente: dresser des ponts entre le passé,le présent et le futur des jeunes.

Traduction: Charles Heimberg

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Les didactiques de l’histoire 231

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232 Le cartable de Clio, n° 7 – Un’esperienza didattica sul castello di Serravalle – 232-243

Il lavoro qui presentato è stato svolto nell’am-bito dell’anno di formazione pedagogica perl’ottenimento dell’abilitazione all’insegna-mento della storia e della geografia, pressol’Alta Scuola Pedagogica di Locarno.

Il progetto riguarda un itinerario didatticoconsacrato alla storia tardo medievale ticinese;nello specifico, l’argomento del lavoro ruotaattorno alle vestigia del castello bleniese di Ser-ravalle distrutto nel 1402 e mai più ricostruito.

Partendo da alcuni dei reperti ritrovati a Ser-ravalle durante le campagne di scavo tra il2002 e il 2006, gli allievi (una classe di secondamedia) hanno dovuto ricostruire alcuni scorcidi vita tardo medievale di un castello alpino,hanno scoperto alcune tecniche di distruzionedel castello e hanno immaginato di vedereall’opera gli artigiani alla ricostruzione delcastello.

IL CASTELLO DI SERRAVALLE

Accanto ai castelli di Bellinzona e di Locarno,è una delle fortificazioni più importanti delCantone Ticino. È situato in una posizionestrategica a Semione, nella Valle di Blenio,direttamente sulla strada che da Biasca salivaverso Olivone ed il passo del Lucomagnoseguendo il primo tratto della sponda destradel fiume Brenno.

Del castello si sapeva ben poco fino alle recentiscoperte scaturite dalle campagne di scaviarcheologici terminate nell’estate del 2006,grazie alle quali si è potuto appurare l’esistenzasul sito di due differenti complessi difensivi:il primo risalente al X secolo e il secondo alXIII secolo; entrambi distrutti da attacchinemici rispettivamente nel 1176 e nel 1402.

Durante i lavori di scavo sono stati rinvenutigrandi quantità di reperti appartenenti a cate-gorie diversificate, che offrono importati indi-cazioni non solo sulla vita quotidiana degliabitanti del castello del secondo periodo, maanche sull’architettura interna dei due castellie sulle tecniche militari d’attacco e di distru-zione degli stessi 1.

MOTIVAZIONE DELLA SCELTA

Nel corso di una visita guidata al castello diSerravalle ho avuto l’opportunità e il piaceredi conoscere l’archeologa responsabile degliscavi, dott. Silvana Bezzola.

Ricordo che durante l’interessantissima visitanacque in me un forte desiderio di proporreagli allievi un’attività speciale che attraverso lostudio di reperti e documenti avrebbe potuto

UN’ESPERIENZA DIDATTICA SUL CASTELLO DI SERRAVALLE

NICOLETTA ROSSELLI, ALTA SCUOLA PEDAGOGICA DI LOCARNO

1 Silvana Bezzola, Castello di Serravalle: rapporto preli-minare delle ricerche 2002-2004, BSSI, Fasc. I, 2005, p. 48.

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Les didactiques de l’histoire 233

far rivivere le rovine di quello che dovevaessere stato un glorioso maniero del nostroterritorio, oggi quasi dimenticato da tutti.Grazie all’aiuto e alla grande disponibilità diSilvana Bezzola nel fornirmi le fotografie deireperti non ancora pubblicate, sono riuscita apianificare un itinerario didattico particolareche tiene conto di quattro aspetti: si trattainnanzitutto di avvicinare gli allievi al territo-rio studiando “la vita” di un castello dell’altoTicino; secondariamente viene loro offertal’opportunità di lavorare su fonti materialiconcrete (reperti archeologici); in terzo luogol’avvicinarsi al mondo dell’archeologia per-mette ai ragazzi di costruire un legame tra pre-sente e passato grazie ai reperti (fotografie); e,da ultimo, il fatto di poter vedere e toccare lerovine del castello durante un’uscita a Serra-valle (sotto la guida di Silvana Bezzola) rap-presenta una conferma del lavoro svolto inclasse e avvia i ragazzi alla progettazione e con-cretizzazione del depliant, il prodotto finaledel loro lavoro.

ATTIVITÀ DIDATTICA

L’attività didattica svolta in classe è stata carat-terizzata da tre momenti distinti. Il primo èrappresentato da una fase preparatoria diapprendimento in cui la classe si è documen-tata sul sito e sul periodo storico. Nel secondo,gli allievi sono stati chiamati a ricostruirealcuni aspetti legati alla vita del castello e disuoi abitanti utilizzando la modalità del labo-ratorio: la classe è stata suddivisa in quattrogruppi ognuno dei quali ha analizzato e stu-diato una tematica specifica e in particolare: lacostruzione del castello (gruppo 1), la vitaquotidiana nel castello (gruppi 2 e 3) e l’at-tacco, la difesa e la distruzione del castello(gruppo 4). Il punto di partenza del lavoro a

gruppi è rappresentato dalle fotografie origi-nali di alcuni reperti ritrovati durante gliscavi a Serravalle. Agli apprendisti-archeologiè dunque stato chiesto di ricostruire alcunescene di vita quotidiana del castello partendoda ciò che ci hanno lasciato gli abitanti delmaniero vissuti tra i 600 e i 1000 anni fa aSerravalle. In particolare, all’interno deigruppi, gli allievi hanno osservato i repertiassegnati e discutendo fra loro hanno formu-lato delle ipotesi per identificare l’oggetto inquestione e per definire in un secondo tempola sua funzione; poi hanno ricostruito il con-testo originale nel quale si inseriva l’oggettoin questione.

L’ultimo momento è culminato nella visitaguidata al castello svolta dall’archeologa Sil-vana Bezzola seguita dalla progettazione e rea-lizzazione di una breve guida al castello. Ildepliant è stato costruito con i ragazzi chehanno scelto le informazioni da inserire ehanno apportato dei “tocchi personali” moltooriginali (disegni e fotografie scattate da lorodurante la visita).

Per i ragazzi è stata un’esperienza particolareche esce dagli schemi delle “tradizionali”lezioni di storia, per qualche settimana hannosentito la storia più vicina a loro e più concreta;ma soprattutto si sono sentiti i veri protagoni-sti del percorso didattico. La guida è infattiqualcosa che appartiene loro, frutto della loroiniziativa, che può essere mostrata con orgo-glio e, perché no, utilizzata in occasione di unritorno sul sito con parenti o amici.

Un’esperienza del genere è senz’altro daripetere, soprattutto se si trovano professio-nisti disponibili come lo è stato nel mio casoSilvana Bezzola alla quale rivolgo un sinceroringraziamento.

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RÉSUMÉ

Dans le cadre d’un travail de fin de formation initiale à la Alta Scuola pedagogica deLocarno, Nicoletta Rosselli a fait travailler des élèves de l’école moyenne sur les ruines duchâteau de Serravalle. Avec l’aide précieuse de l’archéologue Silvana Bezzola, elle a puaider ses élèves à donner du sens à des fragments d’objets en leur faisant reconstruire cequ’avait pu être la vie quotidienne dans le château.

Dans le cadre et à la suite d’une visite sur les lieux, les élèves ont encore été amenés à lais-ser des traces de leur expérience en élaborant eux-mêmes un petit guide historique deslieux qui est reproduit ci-dessous.

La rédaction

Le cartable de Clio, n° 7

Breve guida al Castello di Serravalle:un castello rinato dalle sue rovine

pensata, costruita e proposta dalla classe IIA della Scuola Media di CamignoloAnno scolastico 2006-2007

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Attività svolta in classe

Le lezioni di storia dei mesi di aprile e maggio sono state consacrate allo studio delterzo castello per importanza del Cantone Ticino: il castello di Serravalle.Da allievi di storia ci siamo trasformati in apprendisti archeologi; i quali una volta tro-vati i reperti, hanno ipotizzato a quale oggetto potevano appartenere e qual’era laloro funzione o utilizzo. Ma ogni archeologo è pure un po’ storico e quindi abbiamodovuto documentarci sul periodo, con particolare riguardo alla realtà medievale del-l’alto Ticino; leggere e tradurre dei documenti in latino e soprattutto studiare i costumie la vita quotidiana di un castello per vedere se vi era un riscontro anche a Serravalle.

Ciò che abbiamo scoperto ci ha stupito, ma… non sveliamo troppo!

Venite con noi!

Seguiteci nel nostro viaggio di scoperta della vita di un castello e di coloro che vihanno abitato!

Il sito archeologicoLe ricerche hanno avuto inizio a febbraio del 2002 e sono terminate nell’estate del 2006.La responsabile degli schiavi è Silvana Bezzola, ricercatrice presso l’Accademia di Archi-tettura dell’USI (Mendrisio). Gli scavi sono avvenuti in collaborazione con l’HistorischesSeminar dell’Università di Basilea e l’Ufficio Beni Culturali del Cantone Ticino.

I ritrovamenti hanno permesso di sta-bilire, contrariamente a quanto si cre-deva, che sul promontorio a nord diSemione sono stati edificati duecastelli, il primo verso il 900 d.C., ilsecondo dopo il 1176 (anno di distru-zione del primo castello da partedella Lega Lombarda).

I reperti portati alla luce permettonodi documentare alcuni aspetti di vitaquotidiana di una famiglia signorilealpina del nord del Ticino.

Le diverse fasi di costruzione dei duecastelli (in rosso il primo castello; in giallo il

secondo castello)

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Un po’ di storiaIl primo castello fu costruito attorno al 900 d.C. Questa datazione è stata possibile gra-

zie agli scavi che hanno portato alla luce le fondamenta di un castello antecedente

a quello di cui si vedono oggi le rovine (vedi piantina pagina precedente). Si tratta

del castello che venne distrutto dai milanesi nel 1176 dopo la sconfitta di Federico

Barbarossa a Legnano (29 maggio 1176).

Durante il periodo a cavallo della distruzione del castello (1176) i signori del castello

erano la famiglia bleniese dei “da Torre” (Alcherio e Guido).

Nel 1235 la valle e il castello furono affidati alla famiglia degli Orelli di Locarno che vi

governarono fino alla metà del XIV secolo.

Dopo un breve periodo in mano alla famiglia dei Visconti di Oleggio, Giovanni Visconti

nel 1356 cedette i suoi diritti sulla valle e sul castello alla famiglia Pepoli di Bologna.

Il castello verrà distrutto nel 1402 e dopo di allora non fu più ricostruito né tantomeno

abitato.

Il lavoro dell’archeologoQui si seguito trovate alcuni esempi di reperti trovati a Serravalle. Per ognuno di essi èstato ricostruito il percorso di scoperta che ci ha permesso di rispondere a due domande:• Di quale oggetto si tratta?• Quale funzione ricopriva nella vita quotidiana del castello?

Ripercorrete assieme a noi il lavoro svolto dietro alle quinte dagli archeologi!

Reperto 1

Reperto Ricostruzione Esempio nella realtà

+ –

Gli affreschi servivano per decorare i muri interni del castello, per renderlo più bello edi solito si trovano nelle residenze delle persone ricche. Un affresco poteva raffiguraread esempio una scena di caccia o dei disegni geometrici.A Serravalle sono stati trovati alcuni frammenti appartenenti ad affreschi, ma puredelle parti più grandi (vedi acquarello del 1930).

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Les didactiques de l’histoire 237

Luogo del ritrovamento

L’affresco raffigurato nell’acquarello (dipintodurante gli scavi avvenuti negli anni 30, di cuioggi non è rimasta traccia) è stato ritrovatomolto probabilmente nel locale E.

Torniamo per un attimo nel Medioevo

Siamo circa nel 1200, una ventina di anni dopo la distruzione del castello di Serravalleda parte dei milanesi a seguito della vittoria a Legnano sull’esercito di FedericoBarbarossa (1176). Alcherio da Torre, il signore di Blenio, visita il cantiere del “nuovo”castello che l’imperatore in persona ha dato ordine di ricostruire. I lavori sono quasiultimati, mancano il tetto e gli arredamenti interni (affreschi, arazzi, mobili, rivestimentiin legno,…).

Reperto 2

Locale E

Reperto

Ricostruzione

Nella realtà (miniatura)

+ –

Da un possibile discorso di Bartolomeo da Bilizio, capomastro del cantiere delcastello, mentre spiega ad Alcherio da Torre a che punto sono i lavori: “…gliimbianchini stanno decorando le sale, ne mancano solo due e gli affreschi dellebattaglie sono quasi terminati…” (Samuele, Remo, Athos, Simone e Matteo)

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238 Le cartable de Clio, n° 7

Quando abbiamo ricevuto il reperto abbiamo ipotizzato che si trattasse di unframmento di vaso o di brocca, utilizzati durante i banchetti in onore di ospitid’eccezione come Federico Barbarossa (che visitò il castello nel 1176). Dei vasi cosìpregiati, finemente decorati e pitturati, si trovavano solo nelle residenze delle famiglieimportati. Venivano utilizzati per contenere il vino, l’acqua, il mosto, ecc.

Luogo del ritrovamento

I cocci del vaso sono stati ritrovati nell’area A27,area all’esterno delle mura del castello vicino allacucina (locale H), dove venivano buttate le ossa e icocci (rifiuti).

Torniamo per un attimo nel Medioevo

Siamo nel 1176, Federico Barbarossa con il suo seguito si è fermato a Serravalle. Ilsignore Alcherio da Torre, in suo onore, organizza una cena maestosa nella sala deibanchetti ed ha invitato, visto l’eccezionalità dell’avvenimento, tutti i personaggi dispicco della valle.

La famiglia di servi che si occupa di preparare la cena e di apparecchiare e abbellirela tavola è composta dalla madre (Lucrezia) e dal padre (Guillielmus) che preparanola cena; da Albertus e Renardus (i figli) che sono i camerieri e da Matilde che sioccupa di riordinare in cucina e decora i piatti che vengono serviti nella sala accanto(sala dei banchetti).

Area di scavo A27

Mia figlia Matilde sta decorando la tavola con i vasi più pregiati (con i fiori delgiardino). La tovaglia è bianca come la neve, ci sono i bicchieri di vetro con irilievi o decorati finemente, le brocche abbellite finemente; tutto è perfetto.(Rocco, Camilla, Kevin, Samuele e Nadia)

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Les didactiques de l’histoire 239

La tavola imbandita in onore di Federico Barbarossa

Visione dall’alto della tavola con disposte le varie pietanze del banchetto

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Reperto

Ricostruzione

Nella realtà (miniatura)

+ –

240 Le cartable de Clio, n° 7

Reperto 3

Durante le prime fasi del nostro lavoro avevamo ipotizzato che il campanellinoservisse ai lebbrosi e agli ammalati per avvertire la gente comune della loro presenza. In seguito abbiamo scoperto che il campanellino serviva ai falconieri per individuaredove fosse il proprio falco durante la caccia. Il campanello veniva legato con unlaccio alla zampa del falco.

La caccia col falcone era uno svago praticato anche dalle donne della famiglia, lequali si recavano a caccia con il proprio consorte.

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Les didactiques de l’histoire 241

Luogo del ritrovamento

Il campanellino è stato ritrovato nel locale B, illuogo dove molto probabilmente si trovavano lemude (gabbie) in cui venivano allevati, adde-strati e tenuti i falchi per la caccia.

Torniamo per un attimo nel Medioevo

Nel 1176 l’imperatore Federico Barbarossa soggiornò a Serravalle per quattro giorniprima di scendere a Milano (Legnano) con il suo esercito per dare battaglia alla LegaLombarda.Un paggio al seguito dell’imperatore ha l’incarico di descrivere i divertimenti organiz-zati in suo onore a cui naturalmente partecipa.

Locale B

Ecco quanto narrò Barbarossa al paggio “…all’alba,quando mi svegliai, un servo mi portò la prima colazionein camera. Quando fui pronto lo stesso domestico miaccompagnò alle scuderie dove mi stava aspettandoAlcherio, saltai in sella al mio destriero e andai a cacciabassa con il falcone. Dalla caccia tornammo vittoriosi:avevamo catturato sei fagiani…” (Marilena, Paola, Veronica,

Astrid e Maria Rosaria)

Federico Barbarossa e il suo destrieropronti per andate a caccia

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242 Le cartable de Clio, n° 7

Reperto 4

L’ipotesi iniziale era che i sassi servissero per costruire le mura di difesa del castello. Inseguito abbiamo collegato i sassi al trabucco, una catapulta utilizzata comemacchina da guerra durante gli attacchi ai castelli.Il trabucco è una macchina da guerra che veniva utilizzato a una distanza di 200-300 metri dal bersaglio. Nel caso del castello di Serravalle il trabucco è statoposizionato a sud ovest delle mura di cinta. I proiettili del trabucco (foto reperto)venivano arrotondati a mano.

Luogo del ritrovamento

I proiettili di trabucco sono stati ritrovati nellocale C, in profondità, vicino alla roccia su cuiè costruito il castello.

Torniamo per un attimo nel Medioevo

Siamo nel 1176, alcune settimane dopo la sconfitta dell’imperatore Federico Barba-rossa a Legnano. Alcherio da Torre, suo alleato ha fatto ritorno alla sua dimora ed èignaro di quanto sta succedendo mentre lui dorme sonni tranquilli.Una notte di luna piena un esercito milanese ben armato si accampa vicino alcastello. L’esercito ha con se alcune macchine da guerra e lo scopo finale è la con-quista e la distruzione del castello rivale!

Reperto

Ricostruzione

Nella realtà (miniatura)

+ –

Locale C

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Les didactiques de l’histoire 243

Alcherio da Torre che si sveglia al suono di squilli di tromba e di schiocchi di frecce.

Spazio per le annotazioni

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Buona visita e divertitevi…la classe IIA di Camignolo

Frammento di muro appartenente al torione o mastio distrutto nel 1402

“…quando vide la macchina da guerra (il trabucco) Alcherio corse subito adavvisare i soldati. I milanesi attaccavano le mura del castello con dei massiscaraventati dal trabucco 1 seguiti da una pioggia incessante di frecce…”(Luca, Mara, Mario, Fabienne e Steven)

1 I proiettili ritrovati a Serravalle costituiscono la più antica testimonianza archeologica dell’introduzione del trabuccoin Occidente e testimoniano dell’impegno militare profuso dai milanesi a Serravalle per distruggere il maniero.

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Le cartable de Clio

La citoyenneté à l’école

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247Le cartable de Clio, n° 7 – Enseignement de l’histoire et éducation à la citoyenneté – Ouvrir un débat – 247-250

Retourné comme un gant, l’imprévuétait ce que nous, les écoliers, étudiionssous le nom d’histoire, cette histoirebénigne, où tout ce qui était attendu enson temps devenait inévitable dans lachronologie de la page. La terreur del’imprévu, voilà ce qu’occulte la sciencehistorique, qui fait d’un désastre uneépopée.

Philip Roth, Le complot contre l’Amérique, Gallimard 2006, p. 141

Cette courte note a pour but d’ouvrir undébat dans les colonnes du Cartable de Cliosur les relations entre l’enseignement de l’his-toire et l’éducation à la citoyenneté. Depuisplus d’un siècle, histoire et citoyenneté àl’école forment un couple d’évidence. Toute-fois, une analyse historique qui aille au-delàdes affirmations de principe, une étude de lasituation actuelle ou encore des réflexionsthéoriques rigoureuses et un minimum deconnaissances sur les pratiques et les ques-tions qu’elle soulève, montrent que cette évi-dence ne résiste pas à un examen approfondi.Les limites de cette courte note ne permettentpas d’argumenter avec suffisamment de soinet de précisions les affirmations qui suivent.Celles-ci sont à lire avant tout comme uneinvitation au débat. La rédaction du Cartablede Clio n’est pas engagée par le point de vueque je développe; en revanche, elle souhaite

recevoir des propositions d’articles permet-tant de nourrir ce débat nécessaire.

Une étude comparative de nombreux curricu-lums et autres plans d’étude montre un lienfort entre l’enseignement de l’histoire et l’édu-cation à la citoyenneté. Cependant, avant deprendre au pied de la lettre ces orientations etcontenus, je suggère de commencer par dis-tinguer ce qui fait la particularité de chacunde ces domaines puis d’étudier les différenceset les rapprochements possibles. Je ne ferai pasl’injure aux lecteurs du Cartable de Cliod’énoncer à nouveau ce qui fait l’importanceet la particularité de l’histoire. En revanche, lacitoyenneté et ce que recouvre ce conceptdemandent quelques précisions. Je n’ignorepas les débats dont le concept de citoyenneté aété, est et sera l’objet. Au-delà de ceux-ci, jedéfends la position selon laquelle il est néces-saire d’affirmer un noyau dur de la citoyen-neté. Celle-ci est un statut attribué à une per-sonne en fonction de son appartenance à unecommunauté politique étatique, autrementdit à sa nationalité au sens donné à ce termedans les textes internationaux. Ce statutconfère au citoyen un ensemble de droits etd’obligations, lequel dessine un cadre pourl’exercice de ses libertés, définit des manièresde résoudre des conflits et des procédures obli-gatoires pour accomplir certains actes… brefce qui permet la vie commune et son inven-tion permanente. Parmi ces droits figurent

ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE ET ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉOUVRIR UN DÉBAT

FRANÇOIS AUDIGIER, UNIVERSITÉ DE GENÈVE

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248 Le cartable de Clio, n° 7

ceux qui lui attribuent une part de la souverai-neté, autrement dit du pouvoir politique. À cesdimensions juridiques et politiques s’ajouteune dimension plus «subjective», plus «affec-tive», à savoir un sentiment d’appartenance liéà l’identité collective.

L’éducation à la citoyenneté est donc uneéducation aux droits et une éducation auxpouvoirs, une éducation de la liberté et uneréflexion, une éducation, une formation…au(x) sentiment(s) d’appartenance(s). Elleimplique la connaissance des sociétésactuelles et la capacité à prendre part à leurinvention permanente. Elle renvoie doncaussi à des pratiques.

La position que je défends nous interdit d’as-similer de façon simpliste l’éducation à lacitoyenneté et le «vivre ensemble», formulefréquente et qui remplace trop souvent la pre-mière, y compris dans des textes émanant desautorités scolaires et d’organisations intergou-vernementales. Le sentiment (et la réalité)d’une augmentation des actes d’incivilités etdes actes condamnés par la loi tend à faire dece glissement une évidence. Toutes les sociétésse sont toujours efforcées d’élaborer et detransmettre des normes, des codes, des prin-cipes, des règles qui favorisent ce « vivreensemble ». Faire référence à la citoyennetéimplique donc de clarifier ce que cela apportede spécifique pour le «vivre ensemble». Sansdévelopper cette clarification qui reste ouverte,je me limite à citer deux aspects : l’égalité desdroits de tous les citoyens; la participation, elleaussi égale, au pouvoir politique, c’est-à-direpour l’essentiel, la participation à l’énoncé dela loi mais aussi le contrôle de ceux qui exer-cent un pouvoir en son nom.

L’HISTOIRE SCOLAIRE, L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ…

Le point de vue historien, non repris ici, et lepoint de vue citoyen trop brièvement rappelé,je formule, à titre d’exemples quelques diffé-rences, voire quelques oppositions. Je ne com-mente pas certaines de ces affirmations, que jene prends pas nécessairement à mon compteet que le lecteur est invité à lire avec l’espritcritique requis :

– l’histoire se réclame d’une légitimité scien-tifique; les historiens affirment que l’exi-gence de vérité imposée par cette légitimitéinterdit tout embrigadement de l’histoiredans une cause quelle qu’elle soit. Seule lacause de la vérité serait au menu de l’his-toire. L’éducation à la citoyenneté assumeune dimension normative, ne serait-ce quepar l’une de ses finalités qui est l’inscriptiondes élèves dans une société déjà là avec sesnormes, ses principes, ses valeurs, ses droitset ses obligations. D’une certaine manière,elle enrégimente les savoirs, les connais-sances, les esprits, sans état d’âme. Elle lefait d’autant plus que, comme l’histoire, elleaffirme laisser place à la diversité, contri-buer à la formation de l’esprit critique et àla formation d’un citoyen autonome1 ;

– la relation aux temps – passés, présents etfuturs – n’est pas la même. Même si l’histo-rien est totalement plongé dans son tempset que les questions posées aux passés sontpour la plupart très ancrées dans nosdébats contemporains, l’histoire a pourobjet la connaissance de ces passés dans

1 Il serait aussi temps de soumettre à la question ces for-mules si générales et généreuses, auxquelles personne nepeut être opposé, mais qui méritent autre chose que cesconsensus mous qui font croire à leur «réalité».

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La citoyenneté à l’école 249

toutes leurs dimensions. De son côté, l’édu-cation à la citoyenneté est résolument uneconnaissance du présent, un présent tournévers l’avenir ; elle place la liberté du sujetdans la perspective de la construction de cetavenir. Le citoyen comme être politiqueaffronte un monde divisé et conflictuel, unmonde de risques et d’incertitudes où l’évé-nement surgit comme un imprévu et noncomme un moment qui s’explique néces-sairement par ce qui était avant lui. L’his-toire est rétrodiction, la citoyenneté estanticipation;

– l’histoire et l’éducation à la citoyennetés’intéressent, étudient, tous les domainesde la vie sociale : l’économique, le poli-tique, le culturel, le technique, le social, etc.Rien de ce qui intéresse la vie en sociétén’est a priori étranger aussi bien à l’histo-rien qu’au citoyen. Toutefois, on observeque l’enseignement de l’histoire traite sansétat d’âme de ces réalités sociales, maniantdes concepts et des approches empruntés àde nombreuses sciences sociales ou toutsimplement au sens commun, souventrebaptisé bon sens, ce qui évite d’en inter-roger la pertinence. En revanche, l’ensei-gnant d’éducation à la citoyenneté setrouve aux prises avec bien des scrupules etdes réserves dès qu’il étudie ces domainesdans le présent. Il se trouve immédiate-ment confronté à la pluralité des informa-tions, des explications, des anticipations, àl’expression des différences, différencesd’intérêts, de croyances, de points de vue,etc. Il se trouve aussi limité par sa propreformation qui laisse de côté la connais-sance du monde actuel. Certes, certainesformations lient l’histoire, la citoyenneté etla géographie. Cette dernière se trouve encharge de connaissances sur le monde

actuel. Toutefois, si elle inclut de nom-breux savoirs concernant les différentsdomaines de la vie sociale contemporaine,elle le fait souvent sans plus d’explicitationque l’histoire. Dès qu’il se trouve en situa-tion d’éducation à la citoyenneté, l’ensei-gnant semble prendre une position nette-ment distanciée et nettement plus réservéevis-à-vis de ces domaines ;

– la dimension « appartenance » de lacitoyenneté invite sans plus de précautionsl’histoire. L’appartenance est liée à l’iden-tité ; l’une et l’autre ont longtemps été pen-sées dans la durée et la continuité. Appar-tenir à une communauté politique c’estavoir conscience d’un destin commun quiunit les générations les unes aux autres, lesactuelles aux futures. Ainsi, au-dessus desmultiples appartenances, familiales, reli-gieuses, amicales, associatives, etc., l’appar-tenance à une communauté politiques’imposait comme ce qui était commun àtous les citoyens de cette communauté.Aujourd’hui, appartenances et identitéssont pensées comme multiples mais sur-tout mobiles et ouvertes aux choix et auxcirconstances.

… REPENSER LEUR RELATION AU-DELÀ DES FAUSSES ÉVIDENCES

Je suspends là ces quelques exemples qui sontautant de pistes à approfondir, à critiquer, àcompléter. J’ajoute simplement ce qui relèvedes pratiques d’enseignement. L’histoire estune connaissance par traces qui a pour objet laconstruction de textes qui disent les passés dessociétés et des humains. La citoyenneté estautant un ensemble de connaissances, ellesaussi constituées en grande partie par traces

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250 Le cartable de Clio, n° 7

comme toutes les sciences sociales pour qui lelaboratoire c’est la vie, qu’un ensemble de pra-tiques. Une forte tendance qui est elle-mêmedéjà ancienne, veut que les pratiques s’appren-nent par la pratique. C’est en «citoyennant»que l’on devient citoyen. Mais alors, qu’est-ceque « citoyenner » dans nos écoles aujour-d’hui? Plus largement, qu’est-ce que «citoyen-ner » dans nos sociétés démocratiques ?Quelles relations les pratiques citoyennes del’école entretiennent-elles avec celles de nossociétés ? C’est une affaire de transpositiondidactique et de scolarisation des secondes ;c’est aussi une affaire d’invention de pratiquespropres à l’école.

Dans les deux disciplines, nous retrouvonscette immense question des choix. Quelle quesoit la place horaire de l’une et l’autre dans lesemplois du temps, des choix drastiques sontnécessaires. On ne peut enseigner qu’uneinfime partie des connaissances, des savoir-faire, des compétences, accumulés et mis enœuvre par les historiens depuis plusieursgénérations ; on ne peut enseigner qu’uneinfime partie des ressources nécessaires pourformer ce citoyen idéal décrit par les autoritésscolaires et politiques. Dès lors, quels critèresde choix se donne-t-on?

Enfin, pour poser autrement la question desrelations entre l’enseignement de l’histoire etl’éducation à la citoyenneté, ou la résumer, jesuggère qu’il y a deux manières de penser cesrelations:

– affirmer que l’histoire est « intrinsèque-ment», par nature, formation à la citoyen-neté. Tout au plus pourra-t-on concéderque le choix des objets historiens étudiésrelève aussi de cette finalité citoyenne;

– s’interroger sur ce que j’appellerai les com-pétences citoyennes et se demander ce quel’histoire peut apporter pour les construire.

Dans le premier cas, il suffit de «bien ensei-gner » l’histoire pour former des citoyens.Dans le second cas, la contribution de l’his-toire est pensée à partir des finalités de l’édu-cation à la citoyenneté.

J’ai développé une partie de ces thèmes dans quelquestextes qui sont reproduits sur le site de l’Équipe derecherche en didactiques et épistémologie dessciences sociales, ERDESS, de l’Université de Genève:http://www.unige.ch/fapse/didactsciensoc/index.htm

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L’histoirede l’enseignement

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253Le cartable de Clio, n° 7 – Marie Pape-Carpantier : le parcours d’une femme pédagogue – 253-258

Dans l’historiographie des idées éducatives,ce texte a l’ambition de mettre en lumièrel’existence d’un penseur trop souvent restédans l’ombre. Il s’agit de décrire le parcoursd’une figure de l’éducation de la petiteenfance qui permit à l’École maternelle devoir le jour. Marie Pape-Carpantier a consa-cré toute sa vie à la formulation des basesthéoriques qui seront les fondations del’éducation du jeune enfant. Avant de deve-nir pédagogue, elle sera enseignante puis for-matrice dans la première École normalematernelle qu’elle fondera. Mettant sa plumeau service de la pédagogie, elle éditera denombreux manuels et présentera de nom-breuses conférences en direction des maîtres.

C’est une histoire complexe ; c’est pourquoi,pour une meilleure lisibilité, elle sera organi-sée suivant les parcours et les itinéraires de lapédagogue. Notre propos en les présentantdistinctement, participe à notre volonté dedescription, tant les éléments d’une vie sontintriqués. L’histoire des idées éducativesnous emmène sur les terres des acteurs quien font la promotion. L’acteur-pédagogue estaussi homme du voyage, dans le temps etdans l’espace. C’est d’ailleurs un élément quiparticipe à son action. Ainsi, se nourrissantdes lieux, des espaces d’idées, des contacts etdes événements qui ponctuent sa vie, lepédagogue est celui qui chemine et forge sonidentité et sa pensée.

MARIE PAPE-CARPANTIER (1815-1878) : LE PARCOURS D’UNE FEMME PÉDAGOGUE

BRUNO KLEIN, UNIVERSITÉ DE ROUEN, LABO CIVIIC

UN PARCOURS D’ADMISSION

Débutante, Marie Pape-Carpantier apprendles connaissances nécessaires à l’exercice deson métier, moyennant les services qu’unenovice est susceptible de rendre. Même si sesservices sont réduits aux activités élémen-taires, elle a vocation à une connaissancecomplète et à une activité spécifique : l’ensei-gnement. C’est le temps de l’apprentissage aucontact de personnes expérimentées etmaîtres de nombreux savoir-faire, car leslieux de formation professionnelle n’existentpas encore. Cette étape est celle, où la jeunesarthoise reçoit la fibre qui est nécessairepour pénétrer dans l’univers de l’éducationafin de poursuivre sa formation. Elle reçoitdes autres en travaillant particulièrementavec un conseiller : celui qu’elle appellera«son maître», J. F. de Neufbourg. Mais c’est àun travail sur elle qu’elle sera livrée. Sansdoute, était-ce son destin, de méditer sur lacondition humaine et sur sa nature profonde.Dès lors, il s’agira de prendre en main sapropre existence.

S’éloignant du professeur de Neufbourg, elleva se frotter à d’autres réalités et à d’autresrencontres. Elle parcourt des lieux mais aussides espaces de connaissances. C’est l’époqueoù l’expérience permet de commencer à fina-liser un premier ouvrage : Conseil pour ladirection des salles d’asile (1846). C’est le début

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254 Le cartable de Clio, n° 7

de l’ascension vers la connaissance qui permetl’explicitation du socle de sa pensée éducative.Elle semble suivre une invitation permanenteà conserver sa force intérieure. C’est ainsiqu’elle se persuade de l’unité profonde dumonde, en commençant une réflexion géomé-trique. La conscience de l’harmonie l’anime.Elle commence à être dans une posture qui lafonde à penser librement.

Alors, il est temps de prendre de la hauteur engagnant peu à peu une sorte de majorité. Laplénitude va s’exprimer progressivement dansses travaux, avec la domination de soi-mêmepar une maîtrise de sa science et un respect desvaleurs morales. De ce fait, les raisons d’être dela pédagogue gravitent autour d’une croyanceen une vie supérieure, au savoir, à la morale etau dévouement pour une grande cause. C’estl’âge mûr. Ayant beaucoup expérimenté,Marie Pape-Carpantier est prête à tout donnerpour sauvegarder les principes qui furent larègle de son existence. À ce stade, elle possèdeen théorie et doit mettre en pratique.

UN PARCOURS GÉOGRAPHIQUE

Le parcours géographique de Pape-Carpantierva la voir de provinciale devenir parisienne. Saville natale est celle de la Flèche, une sous-pré-fecture de la Sarthe. Dans la première moitiédu XIXe, c’est encore une petite ville d’Anjoutrès rurale, tournée essentiellement vers lestravaux de la terre. Elle quitte l’éducation à 9ans avec un bagage scolaire élémentaire, avantd’y revenir quelque dix ans plus tard pourouvrir la première salle d’asile de la ville.Orpheline d’un père qu’elle n’a pas connu, ellesuit un apprentissage tout en se nourrissantdes contacts intellectuels de son entourage.Mais elle est aussi poète:

La Flèche, ô mon doux nid ! ô ma bellepatrie!Asile où je vécus du fruit de mon labeur;Toi qui compris mes chants, qui protégeasma vie;Quel amour t’a voué mon cœur!

(Préludes, p. 111)

Plus tard, c’est Le Mans qui l’accueillera poursuccéder à ses futurs beaux-parents, à la direc-tion d’une importante salle d’asile. Ce dépla-cement géographique s’accompagne d’unematurité se développant et allant grandissante.Son séjour est assez bref car d’autres sirènes lacharment.

Elle quitte donc, un peu rapidement, la préfec-ture sarthoise, pour gagner Paris. L’occasiond’éclaircir et de mettre en œuvre ses idéaux seconcrétise dans l’ouverture de l’École normalematernelle qu’elle dirige pendant près de 30 ans. Cette ville sera l’espace où la personna-lité de la pédagogue pourra s’épanouir jusqu’às’exprimer complètement. Quelque 17 ansplus tôt, elle écrivait pourtant:

Paris, ce vaniteux qui veut briller et plaire,À mes yeux un instant sembla royal etbeau ;Mais bientôt j’aperçus la fraude et lamisèreSous la pourpre de son manteau.

(Préludes, p. 112)

C’est cette capitale insolente qui la verra auparoxysme de sa notoriété, puis choir enquelques années jusqu’à l’oubli. Nous sommesici proches de la métaphore du voyage, avec lesthèmes récurrents de la chute, de l’épreuve etde la réintégration. Le déracinement vécu parl’enseignante est en quelque sorte l’épreuve del’exil quand elle devient étrangère dans un

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L’histoire de l’enseignement 255

Paris agité où elle n’aura comme seule issue,que l’accès à un nom.

Raconter l’histoire d’un pédagogue, c’est aussitémoigner de ses rencontres qui ont contri-bué à consolider ses positions, mais parfoistout autant, à les critiquer. La première pré-sence à retenir, est celle de J. F. de Neufbourg,professeur de rhétorique au Prytanée mili-taire de la Flèche. Élu au conseil municipal,philanthrope, écrivain d’ouvrages pédago-giques et philosophiques, il représente pour lajeune fille le père et le précepteur. Il sera plusencore, en la mettant en contact avec lesgrands philosophes. C’est ainsi que Lockeconstituera une autre conjonction en per-mettant à la réflexion de la pédagogue des’alimenter de la pensée sensualiste. Fröbel,par l’intermédiaire d’une expérience pari-sienne de ses théories, pénétrera la réflexionde l’enseignante de salle d’asile.

Poète pendant quelques années de jeunesse,Pape-Carpantier publie un recueil. C’est parson intermédiaire qu’elle sera en contact avecquelques-uns des plus grands tels VictorHugo, Chateaubriand ou Lamartine maisaussi Georges Sand et Amable Tastu. Mais cene sera qu’une parenthèse, avant de pour-suivre sur la route de la pédagogie. Son che-min croise celui du ministre républicain Hip-polyte Carnot et plus tard, avec plusd’intensité celui de Victor Duruy. La construc-tion de ses thèses éducatives se fera aussiautour de connivences plurielles : ainsi sera larelation parfois complice, parfois houleuseavec Mme Mallet, riche bourgeoise de la famillede banquier Oberkampf, protestante attachéeaux vertus de la charité dans la salle d’asile. Il yaura enfin les associations avec les fouriéristesengagés dans la publication de revues et lemilitantisme.

À TRAVERS L’HISTOIRE

Décrire la posture identitaire d’un pédagoguenous entraîne invariablement à la rencontredu politique. À ce propos, il faut citer troistemps forts de la carrière professionnelleobservée. La première concerne la relation tis-sée avec le ministre de l’Instruction publique,Salvandy. Fait important, ce contact est à l’ins-tigation de la jeune femme encore Sarthoise.Sa motivation est de faire connaître au minis-tère son premier ouvrage pour la salle d’asile.Son deuxième objectif est d’ouvrir la premièreÉcole normale maternelle. Enfin, en intercé-dant auprès Hippolyte Carnot, déjà mention-née précédemment, sa dernière volonté serade faire transformer le nom de salle d’asile enécole maternelle. Les trois vœux seront exau-cés pour un temps, car le nom d’école mater-nelle restera officiel le temps de la très courteIIe République.

La troisième forte rencontre avec le politiquese fera avec un autre ministre de l’Instructionpublique: Victor Duruy. Les liens qui le rap-prochent de la formatrice concernent savolonté d’améliorer la situation de l’école pri-maire; elle sera alors sollicitée pour mettre surpied des cours gratuits, les très réputées confé-rences de la Sorbonne et enfin, sans doute plusimportant, de proposer une refonte de l’écoleprimaire sur le nom d’Union scolaire. Noussommes alors à l’heure libérale du secondEmpire.

Le dernier et fatal rapprochement avec le pou-voir conclura brutalement une longue et richecarrière. En effet, le ministre de Cumont,animé par un ordre moral puissant, s’en prendnon au pédagogue, mais au fonctionnaire, enla démettant de ses fonctions, suspectant sessympathies pour la libre-pensée.

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Marie Pape-Carpantier, pédagogue avertie,est aussi fonctionnaire de l’Instructionpublique. Brièvement évoqué, son parcoursprofessionnel participe à la compréhensionde sa pensée. Partie de la direction d’unemodeste salle d’asile, vers celle du Mans plusimportante, elle est donc à Paris, directrice del’École normale maternelle, puis conjointe-ment, inspectrice générale des salles d’asile. Àcela s’ajoutent différentes missions ponc-tuelles, d’observation, d’inspection et d’en-seignement.

Au-delà de ces itinéraires, il est instructif derepérer un mouvement au cœur même du dis-cours qui porte la pensée éducative de Pape-Carpantier. Autour de l’utilisation de troisconcepts que sont la praxis, l’agir, et la rationa-lisation, nous observons une maturation, unmouvement qui marquent un déplacementd’une posture à une autre. Les premiers pasdans l’ère pédagogique sont conciliants etprennent en compte l’apprenant dans sescomposantes humaines. C’est l’écoute qui pré-domine et la démarche plus que le but pour-suivi. Mais ensuite, le propos se fait plus ferme,plus assuré. La conduite est instrumentaliséeafin de parvenir à des objectifs clairementidentifiés : il est alors vivement question destratégie et de rationalité.

Notre dernier cheminement nous conduira aucontenu de la position pédagogique de la Sar-thoise. Si l’ensemble des précédents parcourstémoignent d’une progression, il faut ici préci-ser sur leur interaction avec la pensée elle-même. Celle-ci ne se fait pas indépendam-ment des lieux, du temps, et des autres. Aucontraire, elle est le fruit de constants allers-retours entre la personne et son contempo-rain. Si finalement elle revendique la méthodenaturelle pour le bien de l’éducation de la

petite enfance, elle le fera après un long che-min semé d’écueils, de difficultés mais ausside rencontres qui mènent à la certitude. Ainsi,par exemple, la leçon de choses ne prendrason contenu définitif qu’après pas loin de 20ans de réflexions. De la même façon, sa pro-position d’un établissement scolaire novateurn’interviendra qu’au paroxysme de sa vie.

Cette rapide histoire vue de côté, des parcoursmêlés et complexes sont les bases d’une des-cription, et d’une compréhension du carac-tère multiforme de la pensée de Marie Pape-Carpantier. Mais avant cela, quelques facettesde son portrait peuvent être proposées.

La pédagogue est tout d’abord une personnevivant dans et de l’action. Non par obligation,ayant dressé des théories,mais parce que l’actionest l’espace de la pédagogie: le pédagogue est unêtre d’action,principalement.Ses différents par-cours sont autant d’occasion d’agir sur ou avecun phénomène. Cette activité traduit le travailque mène le professionnel pour construirepuis amender sa pensée éducative. Comme entémoignent son itinéraire, cette activitéconcerne exclusivement le monde public lais-sant la sphère privée quasiment vide de toutevie d’expression. En effet, Pape-Carpantierlaissera très en retrait sa vie personnelle quisera très minime, désirant se réaliser dans sonmétier, espace de ses ambitions personnelles.

Ce que nous enseigne aussi la lecture des che-minements de l’enseignante, c’est son carac-tère autodidacte. Celui-ci peut être alors vucomme une disposition qui tente de comblerun manque initial du sujet, dans une viséeréparatrice.

L’ensemble des échanges que nous avons repéréprécédemment a participé à l’élaboration et à

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L’histoire de l’enseignement 257

la formation des idées, et répond en quelquesorte à l’énigme qui interroge l’origine dusavoir de la Sarthoise. Une forte volonté adonc habité Marie Pape-Carpantier dès saplus tendre enfance. Cette détermination acontribué à sa qualité d’écoute et de partageà l’égard de ceux qui furent ses partenaires –partenaires vivant ou de lecture. Il faut doncretenir d’elle, cette résolution d’exister grâceau dire et au faire, et plus encore par uneaction incessante qu’elle puise auprès desautres et d’elle-même.

L’existence et la longévité de l’histoire péda-gogique de la formatrice tiennent à sonenracinement profond dans l’univers qui futle sien. Ses cheminements en sont le signe.Ce sont particulièrement ses actions quitiennent compte des exigences de la sociététout entière. Tout d’abord, le XIXe estcontraignant pour la condition des femmes.Empire et Restauration ne cessent d’infério-riser les femmes, officialisant la hiérarchiedes sexes. Ainsi, en se vouant à l’enseigne-ment de la petite enfance, elle embrasse unecarrière féminine donc convenue et elle esten accord avec sa pensée éducative quiconsacre la femme puisque « l’ÉDUCATION[est] cette fonction suprême de la femme »(1861, p. 4).

Étre en prise avec la réalité signifie aussi vivreles difficultés ou les crises de la société ; laforte autorité de l’Église lui créera des tour-ments réguliers ; on retiendra les mises à l’In-dex de certains de ses ouvrages et aussi, défi-nitivement, sa révocation. Enfin, la montéedes congrégations tout au long du secondEmpire, gagne les salles d’asile qui sont majo-ritairement dirigées par des gens d’Église.Mais son écoute de la société et son engage-ment en faveur de la scolarisation de la petite

enfance, raison d’État, lui permettront de res-ter en poste malgré les vicissitudes politiques.

Ainsi, malgré les lourdes contraintes de lasalle d’asile, elle sera tout le contraire d’uneenseignante résignée dans un sacrifice né-cessaire à l’exercice de son métier. L’analyse deses écrits dans leurs variétés de supports et decontenus nous a présenté un penseur del’éducation, maître de son destin et pas dis-posé à renoncer à sa conviction: mettre sonénergie au service des plus pauvres desenfants, mais plus généralement de l’Homme.Finalement, l’ensemble des astreintes socié-tales liées à l’exercice de son agir, entrave lelien avec le penser. Elle vit donc à l’entre-deux. Ici il est intéressant de comprendrecomment Marie Pape-Carpantier s’en sortavec ce dilemme. Peut-on éclaircir la placeoccupée entre sa pensée agie et l’action pen-sée ? À la lecture de nos analyses, la penséeagie prend le pas sur l’autre versant au fur et àmesure de l’évolution de la carrière de l’ensei-gnante. Il faut observer conjointement le par-cours professionnel et la position de la péda-gogue vis-à-vis de l’agir et du penser.Responsable de salle d’asile à l’orée de sa car-rière, ces étapes permettent à l’action d’êtrepensée. À ce stade la praxis habite la forma-trice qui préfère la démarche. Celle-ci senourrit du terrain et commence à tisser lemaillage de la théorie qui est à venir. Cemoment est celui du cœur : elle est encoreSarthoise et fréquente des gens qu’elle aime.Elle franchira le fossé qui la séparait de la rai-son. Peu à peu, l’éloignement, les responsabi-lités, les gens, tout ceci participe à l’affermis-sement de son discours qui gagne la poièsis etla stratégie.

Mais la posture de Marie Pape-Carpantier nesemble pas, pour autant, aussi arrêtée. Il y a

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en effet un écart entre l’opiniâtreté de l’ensei-gnante à planifier son agir, et le penseur quiréfléchi à la destinée de l’enfant. C’est sansdoute comme si on devait instruire dans lasalle d’asile, pour préparer l’élève à son entréeprochaine dans la vie active et que, parailleurs, on définissait la finalité de l’éduca-tion en ces termes : former l’homme moral.Cet entre-deux va nuire à la pédagogue. Eneffet, celle-ci ne restera pas cantonnée à uneposture fondée sur les objectifs à atteindregrâce à des outils clairement préparés, baliséspar les objectifs de la salle d’asile. Elle com-mettra un ouvrage philosophique : le Secretdes grains de sable (1863).

Finalement, la pensée éducative de MariePape-Carpantier peut être décrite suivantdeux axes distincts : le pédagogique et lephilosophico-théologique.

Le premier penchant sans doute le plus connu,traverse la réalité de la salle d’asile. Il concerneles moyens à mettre en œuvre, rassemblés sous le vocable de « méthode naturelle ». Larecherche de la méthode idéale a sans cesseoccupé et préoccupé Pape-Carpantier ainsique la plupart des pédagogues.

La méthode qui nous occupe a la volontéd’instrumentaliser les apprentissages en s’ap-puyant sur un agencement de moyens visant àdévelopper de façon harmonieuse les capacitésnaturelles de l’enfant. L’idée est de lui fairesuivre, les voies qu’utilise la nature pour déve-lopper les capacités humaines. Ainsi, elle uti-lise les voies naturelles que sont les sens, pourparvenir à l’entendement humain, et tente demettre en contact l’apprenant avec le mondedes objets en amplifiant l’observation, maîtremot de la démarche. Tout naturellement, laleçon de choses est la figure de proue de cette

méthode. Elle a l’ambition de suivre les lois dela nature sensible en s’intéressant à tous lessujets de la connaissance, en participant à laformation intellectuelle et morale de l’enfant.Pédagogiquement, cette leçon de choses estthéâtralisée dans un espace scénique. Elle sefait itinéraire de découverte, jalonnée de faitset d’objets qui nous sont expliqués. Ceux-cisont reliés à un fil directeur qui est l’axe de laséance.

La seconde lecture que l’on peut faire de lapensée de Pape-Carpantier a un caractèrephilosophico-théologique. Il se place au-des-sus des méthodes en les transcendant. Ainsi, ilmarque une posture détachée de la pédagogueà l’égard du faire. Animée de sentimentshumanistes, elle attribue à l’Éducation unemission d’élucidation de la vérité. Elle peutd’ailleurs se définir ainsi : disposant de moyensadaptés, l’Éducation est une relation ration-nelle initiée par la mère, au profit de la morale,de la raison et de la conscience de son enfant,en suivant les lois de la nature conçues par leCréateur. Tout est dit ici !

b i b l i oBIBLIOGRAPHIE

• PAPE-CARPANTIER, Marie, Préludes, Perrotin, 1841.• PAPE-CARPANTIER, Marie, Conseils sur la direction des

salles d’asile, Paris, Hachette, 1846.• PAPE-CARPANTIER, Marie, Histoires et leçons de choses

pour les enfants, Bibliothèque Rose Illustrée, Paris,Hachette, 1861.

• PAPE-CARPANTIER, Marie, Le secret des grains desable, Paris, Hetzel, 1863.

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Le cartable de Clio, n° 7 – Ernest-Paul Graber – Comment un instituteur socialiste parlait de l’école – 259-264 259

ERNEST-PAUL GRABER – COMMENT UN INSTITUTEUR SOCIALISTE PARLAIT DE L’ÉCOLE IL Y A UN SIÈCLE

À l’heure où l’école publique fait l’objet en Suisse romande de débats houleux et difficiles,il nous a semblé intéressant de publier ci-dessous un texte de 1907 de l’instituteur socialisteErnest-Paul Graber. Le lecteur y trouvera sans doute de quoi mesurer tout ce qui a changédepuis cette époque; mais aussi quelques idées généreuses sur l’école et ses élèves qui nesont certes pas vraiment dans l’air du temps, mais qui trouvent sans doute un certain échodans notre actualité.

Ernest-Paul Graber (1875-1956)1 était un instituteur, mais aussi un journaliste et une per-sonnalité politique de premier plan. Il a milité à la Croix-Bleue et à l’Union chrétienne avantde devenir socialiste. Avec Charles Naine, il a été l’un des principaux précurseurs du déve-loppement du socialisme en Suisse romande et dans les Montagnes neuchâteloises. Il a étél’un des fondateurs et rédacteurs du journal La Sentinelle, publié à La Chaux-de-Fonds. Ila aussi siégé au Conseil national de 1912 à 1943.

C’est après avoir dénoncé dans son journal le traitement inhumain subi par un soldatqu’Ernest-Paul Graber a été condamné à huit jours de prison pour injures envers l’arméesuisse. Fait peu banal, il a été libéré dans la nuit du 19 au 20 mai 1917 par une foule de mani-festants. Le lendemain, l’armée occupait la ville. Mais l’antimilitariste Graber, l’un des raresà n’avoir pas soutenu la défense nationale en 1914, n’est réapparu que deux semaines plustard au Conseil national.

Durant l’entre-deux-guerres, Ernest-Paul Graber a lutté à la fois contre le communisme etcontre le fascisme. Il a aussi adressé des critiques sévères aux autorités suisses pour leursconcessions au Reich allemand, et en particulier leur politique restrictive en matière d’asile.Il a également dénoncé l’antisémitisme.

Son fils, Pierre Graber, a été conseiller fédéral et président de la Confédération. Il aretravaillé et publié les mémoires de son père en 1988 2.

Charles Heimberg, IFMES & Université de Genève

1 Il existe un Fonds E.-Paul Graber à la Bibliothèque de la Ville de La Chaux-de-Fonds comprenant en particulier untapuscrit de Willy Schüpbach, Vie et œuvre de E.-Paul Graber (30 mai 1875-30 juillet 1956) : http://www.chaux-de-fonds.ch/Bibliotheques/Pdf/Fonds/EPG_Schupbach.pdf. Voir aussi la notice biographique de Marc Perrenoud dansle Dictionnaire Historique de la Suisse : www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F4510.php2 Ernest-Paul Graber, Mémoires, avant-propos de Pierre Graber, Savigny, 1988.

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« L’ÉCOLE POPULAIRE » 3

I

Le peuple qui peine au travail et souffre dans lasujétion a une tendance à mettre ses espoirs etsa confiance en certaines panacées qu’il croitpour le moins infaillibles.

N’a-t-il pas cru que le suffrage universel, à luiseul, suffirait pour lui garantir tous les pro-grès, lui assurer toutes les libertés et brisertoutes les tutelles ? Aujourd’hui, il comprendque le capital est plus fort que le bulletin de

vote, et que, si le suffrage universel est unearme qui n’est pas à dédaigner, elle est cepen-dant d’une puissance toute relative et d’unmaniement si délicat qu’elle permet tous lesabus.

Il a cru aussi, ce peuple qui peine jour aprèsjour et qui souffre dans le dénuement, quel’école populaire, gratuite et obligatoire, seraitpour le moins la source du bien-être pourchacun. Il avait mis sa foi en certaines for-mules presque mystiques et qui commencentà être mises en doute : l’instruction mène àtout ; celui qui est instruit ne craint pas lamisère ; celui qui sait lire, écrire et comptersaura toujours mener à bien ses affaires.

Malheur à celui qui, il y a quelque vingt ans,aurait osé douter du rôle rédempteur del’école!

Et l’on citait mille exemples frappants: un tel afait son chemin dans l’administration, il calli-graphiait merveilleusement et était très fort enorthographe. On ne savait pas, on ne disait pasles coups d’épaule d’amis influents, ni lescompromis plus louches que nobles qui luiavaient permis de devenir un rond-de-cuirsupérieur.

Tel autre était devenu un riche commerçant etfaisait de splendides affaires. On ne savait pasles spéculations malhonnêtes, les coups decommerce véreux, ni les bénéfices dispro-portionnés.

Les postes, les chemins de fer, les servicesadministratifs, le commerce ont réclamé etréclament encore de « bons élèves ». Et lestravailleurs, toujours dans l’incertain oul’angoisse du pain du lendemain, enviaientpour leurs fils la quiétude des employés

Ernest-Paul Graber. Photo tirée de www.chaux-de-fonds.ch/Bibliotheques/Pdf/Fonds/EPG.pdf

3 Par Ernest-Paul Graber. Paru dans l’Almanach du progrèsde 1907, pp. 17-23.

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L’histoire de l’enseignement 261

d’administration. L’école devait les former.On mit tout son espoir en elle : c’était lesauveur.

Elle le fut, en effet, pour une infime minorité,pour deux ou trois sur cent.

Mais voici qu’est venu le mouvement ouvrier.La masse du peuple n’a pas manqué de fairesentir que l’école, si choyée dans nos budgets,ne répondait pas du tout à ce qu’on en atten-dait. Cette masse, qui vit si péniblement dutravail manuel, avait fait ses expériences. Aprèsses huit ans de scolarité, elle gardait surtout lesouvenir d’une enfance sans joie, troublée pardes travaux sans intérêt, des gronderies, descraintes, des pensums.

C’est que, de tout le fatras de mots qu’il avaitacquis douloureusement, qui avait coûté à sonenfance des efforts excessifs voilant le ciel deses beaux jours, il ne restait à l’ouvrier pasgrand-chose, et cela n’avait contribué en rien àle rendre habile, à améliorer sa situation.

Mécanicien ou horloger, tisserand ou cordon-nier, paysan ou peintre en bâtiment, c’est deses talents, de son habileté, de ses doigts qu’ildoit tout retirer, et l’école n’avait jamais rienfait pour cela.

Certes, il est heureux de savoir lire, l’exploité.Cela lui procure d’agréables jouissances. Maisen six mois d’école, il aurait appris ce qu’ilapprécie, et on lui avait demandé huit annéesd’un stérile labeur, huit années pendant les-quelles on avait maté ses instincts naturels devie, de mouvement, de folle gaîté. On l’avaitfait vieux avant l’âge.

Cette constatation amère explique la réactionqui gagne actuellement le peuple. Certes, il en

est encore qui estiment beaucoup l’école : àcause du secret espoir qu’elle sortira leursenfants qui ont l’esprit éveillé de la classe destravailleurs manuels, pour les lancer dans lesvocations libérales ou dans l’administration.

Mais cela ne résout pas la question. L’écolen’est pas faite pour une petite minorité dontelle fera ensuite des privilégiés. Ce faisant, elletrahit la cause du peuple ouvrier, qui trou-vera en ces privilégiés, sortis de son sein, desennemis.

L’école a à procurer au peuple, à tout le peuplele plus grand bien-être possible. Elle se doitsurtout aux petits et non pour les sortir de leurclasse d’ouvriers, mais pour rendre meilleurleur sort.

Or l’ouvrier, aujourd’hui, dit à son fils : ce n’estpas l’école qui a fait de moi un bon ouvrier etj’en connais beaucoup qui ont fait admirable-ment leur chemin dans la vie et qui n’étaientque de piètres élèves en classe.

Ce détachement de l’école de la part desouvriers est largement justifié. Qu’on nes’imagine point pour tout autant que nousallons prononcer la faillite de l’école. Certes,s’il fallait en arriver à cette extrémité, ce seraitplus grave, que certaines faillites récemmentprononcées à grand fracas.

Non, l’école a un rôle d’une extrême impor-tance à jouer: elle travaille ou doit travailler àaugmenter le bien-être de tous. C’est le terrainoù doivent germer les facteurs essentiels duprogrès. C’est la préparation de l’avenir.

Il faut donc aussi sans cesse la rajeunir, l’ap-proprier à sa destination. Actuellement, elles’est enlisée en un littéralisme froid et stérile.

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Rendons-la à la vie, à l’action, à la liberté, à lajoie : elle sera le plus précieux des trésors àcultiver.

II

L’école est dogmatique; elle est pédantesque.

Ce sont là les deux grands reproches qu’onpeut lui adresser. À eux seuls, ils expliquent ladéfaveur populaire.

Dogmatique, elle l’est profondément.

Elle l’est, parce qu’elle oublie qu’elle travaillepour l’avenir et ne s’inquiète guère que desrésultats qu’elle peut constater immédiate-ment. Elle devrait travailler avec beaucoup defoi : elle travaille avec la courte vue du présent.

Avant tout elle devrait former la disciplineintellectuelle de l’élève, éveiller intensémentses facultés d’observation, d’analyse, de rai-sonnement, et cela en le mettant à même defaire mille expériences.

Elle devrait le mettre à même de passer de l’er-reur à la vérité au moyen de ses propres facul-tés. Elle devrait lui apprendre à sortir d’unedifficulté, à résoudre un problème pratique.

L’école préparerait ainsi des hommes sachantet, surtout, désirant comprendre, critiquer,observer, raisonner et agir ; des hommesaffranchis de la tutelle des vérités imposées ouacceptées toutes faites ; des vérités officiellesou courantes.

Au lieu de cela, l’école dicte des vérités qu’elledonne à apprendre. L’enfant les reçoit indiffé-remment et les reçoit sans plus. La recherchede la vérité lui apparaît alors si au-dessus de

ses moyens qu’il ne songera pas plus tard à larechercher: il laissera ce soin à d’autres dont ilsubira sans cesse la tutelle.

L’école prépare un programme fixe. Celui-cireprésente un certain total d’idées et deconnaissances. Le maître est chargé de lefaire pénétrer dans le cerveau des élèves.Y arriver coûte que coûte : c’est l’essentiel.Le moyen employé pour ce faire, c’est l’accessoire.

On sacrifie ainsi ce qui pourrait faire larichesse de l’école : la discipline intellectuelle,l’éveil des facultés les plus précieuses, cellesqui sont à la base du progrès humain, à unprogramme sans vie.

Cela explique pourquoi l’école est sans vie,froide, littérale, et pourquoi l’enfant ne s’y sentpas attiré.

On tourne autour d’un mot qui entre dans lecerveau de l’enfant sans image, c’est-à-diremort.

Il apprend, il apprend, le malheureux écolier,avec peine et lassitude, et ce qu’il acquiert estsans vie, sans lien avec ce qui l’entoure, sansrapport avec la réalité vivante.

Pas de libre et joyeuse recherche, pas de spon-tanéité, pas d’occasion de développer uneindividualité, un tempérament. Pas d’expé-riences conduisant aux principes par une voienaturelle.

L’école prépare ainsi des sujets intellectuels.Cela explique les foules qui se cramponnentau préjugé, au statu quo, au présent; les foulesqui attendent leur mot d’ordre du journal, duparti, de l’église, du gouvernement.

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L’histoire de l’enseignement 263

Et ce servage intellectuel, de plus, est la clef devoûte de tous les autres servages.

Ce programme si malheureux pourrait cepen-dant nous accorder une fiche de consolation,malgré ses dangers; il suffirait pour cela queles matières qu’il comporte et qu’on donne àl’enfant si indigestement soient pratiques enelles-mêmes, utiles, simplement utiles.

Hélas, il faut encore déchanter. Le programmede l’école populaire n’est point basé sur lesbesoins de la masse. Ce n’est qu’un pro-gramme pédantesque, le prolongement anté-rieur des études supérieures dont profite uneinfime minorité.

Ce n’est point une préparation pratique à lavie de l’ouvrier.

Les faux-pédants, les bâtards intellectuels quisortiront des classes seront des incapables etdes malhabiles dans la vie pratique.

Oui, l’école est profondément pédantesque.

Pourquoi pencher péniblement une fillette deneuf ans sur une grammaire et lui faireapprendre des mots disant : « On forme leféminin en ajoutant un e au masculin», ou:«Les noms féminins sont ceux devant lesquelson peut mettre une ou la», etc. Cette enfantpossède mieux que ces formules ridiculementstéréotypées et froides: elle emploie ces deuxrègles depuis l’âge de trois ans. Elle savait fortbien dire alors : ma poupée, mon berceau,mon chapeau, ma robe. Pourquoi à onze anslui faire apprendre que ce mon et ma qu’elleemployait très correctement à trois ans sontdes adjectifs déterminatifs possessifs ? Cesnoms barbares et incompréhensibles à soncerveau enfantin sont des rébus qu’il retient

par la mémoire, qui lui coûtent des effortsdouloureux et ne lui apprennent rien.

Peu après sa scolarité, il perdra le souvenir detout ce qu’il avait si péniblement acquis.

Pourquoi ces jeunes filles, ces futuresouvrières, ces futures mères doivent-ellespasser, à l’âge critique où de belles heures deloisir au grand air leur assureraient unesanté normale pendant de longues heures,pourquoi doivent-elles tourmenter leur cer-veau troublé pour arriver à manier avec dex-térité les règles de trois pour la recherche dutaux du capital, du temps, alors que, sur dixmille, une au maximum aura à les employerpratiquement ?

Combien cette même pédanterie stupide n’a-t-elle pas chassé l’esprit vivant et vivifiant del’histoire ! Ce n’est pas l’idée qui a agité lespeuples que l’on cherche à révéler et faire sai-sir à l’enfant : des dates, des noms, des faitsmomifiés, catalogués pour… la mémoire etnon pour l’esprit. Aussi, autant en emporte levent. À vingt ans il ne leur en reste rien, et cen’est pas dommage.

Et de mêmes critiques s’adressent à la géogra-phie, au dessin, à l’écriture : à tout. Partoutrègne un esprit lourd qui sent l’antique, le des-séché, le pétrifié: une vague odeur de cloîtreou d’académie.

Rien n’y est libre, spontané, joyeux, vivant,pratique, attrayant.

L’école ne devrait-elle pas tendre au plus grandbien-être de la grande masse? de l’individu?

La santé et le salaire ne sont-ils pas les deuxfacteurs essentiels du bien-être de l’individu,

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c’est-à-dire ceux qui lui permettent de jouirdes bienfaits de la vie?

Que fait l’école pour la santé de l’individu?Rien, ou plutôt elle la compromet.

Il y a bien ici ou là quelques vagues leçonsd’hygiène, très théoriques. On pourrait don-ner avec démonstrations des principes pré-cieux de prophylaxie. Nous ne demandonspas de docteurs, des savants maniant grosmots et formules ! Ah ! non, mais des gensavisés, attentifs et prudents.

Combien il serait facile de donner des habi-tudes hygiéniques, l’appétit de l’air pur, del’eau, de la nature, de la propreté, de la marche.

Que sait l’ouvrier sur la valeur des alimentsqu’il consomme ? Ce serait plus importantpourtant que de savoir quand fut fondée laville de Berne, combien il y a d’habitants àCoire et que dont est un pronom relatif. Quesait la cuisinière du ménage pauvre sur lamanière de préparer des mets appétissants ethygiéniques ? Ici et là, quelque vague écoleménagère, comme une excroissance de luxe,alors que ce devrait être une des branchesessentielles.

Que fait donc l’école ? Je l’ai dit déjà : desbâtards intellectuels, inaptes à saisir vite, à voirjuste, à analyser, à comprendre, à vouloir.

L’écolier ne sait rien en fait des connaissancesusuelles, pratiques. Les métaux, les décou-vertes, les matières premières, les procédésindustriels, les principes féconds de la géomé-trie, de la physique, de la chimie, la naturevivante: voilà tout autant d’inconnus, d’étran-gers pour l’écolier, et ce sont, pourtant, lesgrands acteurs de la vie pratique. On préfère

lui faire apprendre non sans peine que telConseil est composé de tant de membrespayés tant, etc.

La main inexperte, l’œil malhabile, le cerveaulourd et figé, l’élève arrivera dans la vie pra-tique désorienté. Tout sera à refaire. Que detemps perdu!

Et par-dessus tout cela, l’école rébarbative aurafait perdre le goût d’apprendre, la curiositénative, à tout homme: la soif de progrès.

Esprit craintif, hésitant, ouvrier malhabile, ilest à la merci des vampires sociaux qui le guet-tent dès longtemps.

On aurait pu, on aurait dû en faire unhomme; on en a fait un faible, un vaincu.Voilàle grand péché social, celui qui comprometl’avenir, le progrès, le perfectionnement.

C’est l’école, hélas! qui prépare ces masses selaissant exploiter avec résignation, se laissanttromper par les habiles sans conscience, tou-jours prêts à obéir et à se jeter dans les brasd’un puissant quelconque, les masses qui nousrivent au statu quo, les masses qui, avant tout,devraient avoir l’espoir de la Révolution, maisqui, dans leur pusillanimité irréfléchie, ne crai-gnent rien tant que la Révolution; les massesqui, par leurs craintes stupides, se condamnentà souffrir dans la sujétion.

E.-Paul Graber

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Le cartable de Clio

Les annonces,comptes rendus

et notes de lecture

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Les annonces, comptes rendus et notes 267

Vicente Sánchez-Biosca, Cine de historia, cinede memoria, la representación y sus límites,Madrid, Cátedra, 2006, 175 p.

Cet ouvrage analyse la relation particulière quele cinéma entretient avec l’histoire et lamémoire. Pour l’auteur, le cinéma se présenteavant tout comme un outil de « pseudo-histo-ricisation » destiné au grand public et à samémoire collective, allant parfois jusqu’à sesubstituer aux avancements de la recherchehistorique. Il joue un double rôle : celui d’ins-trument de propagande servant à forger l’opi-nion des masses, mais aussi celui de documentdu passé visant un usage public de l’histoire.Sánchez-Biosca présente cette double fonction-nalité du cinéma à travers deux cas d’étude : laconstruction de figures de dirigeants du fran-quisme et les difficultés de représentation de laShoah.

Dans la première partie de son ouvrage, l’auteurétudie la mythification par le cinéma de deuxfigures de l’autoritarisme espagnol du XXe siècle:José Antonio Primo de Rivera, créateur de laPhalange espagnole, et Francisco Franco, chefdes nationalistes durant la guerre civile et futurdictateur.

Dans la seconde partie, également à travers lecinéma, Sánchez-Biosca met en contraste cetteidéalisation d’individus avec les représentationsd’une expression collective, tragique et extrêmede l’autoritarisme: les camps d’extermination.

Première partieLa construction de l’image mythique de figuresindividuelles de l’autoritarisme comme Primode Rivera ou Franco est à placer dans le sillagedes discours épiques et nationalistes d’autresdirigeants de l’époque comme Mussolini, Hitleret Staline. Le leader de la Phalange 1, mort le20 novembre, au début de la guerre civile, sousles balles républicaines sera l’objet d’un cultepost-mortem sans précédent dans le camp fran-quiste. La modestie du corpus cinématogra-phique alors disponible sur José Antonio (serésumant essentiellement à une brève séquencedocumentaire de Paramount en 1935) et sonsilence sépulcral sont venus renforcer l’exploita-tion idéalisée de sa mémoire. La figure de «l’Ab-sent», jeune martyr de l’Espagne nationale, seraun argument de plus au service de la «Croisade»franquiste. En 1938, le jour du 20 novembre a étédéclaré par décret jour de Deuil national enhommage à tous ceux qui sont «tombés» pour laNouvelle Espagne. La même année, un reportagefilmé de la cérémonie de commémoration de lamort de José Antonio devient un outil de propa-gande du régime de Burgos. Dans la cathédralede la ville qui abrite la tombe du Cid, un autresymbole de la conquête catholique ibérique, lacélébration a été marquée par la présence defastes militaires, politiques et ecclésiastiques auservice du nouveau chef d’État national, Franco2,qui a revêtu les attributs vestimentaires de laPhalange, signifiant ainsi la récupération duparti par le nouvel ordre politique.

Pour marquer la fin de la guerre et le troisièmeanniversaire de la mort de José Antonio, le moisde novembre 1939 a été marqué par le transfertde ses restes au monastère de l’Escorial, lieumythique de sépulture des Rois d’Espagne…L’événement a été relayé par un reportage depropagande de 18’20’’ du Département National

1 La Phalange espagnole, à l’image du fascisme et dunazisme, a été fondée le 29 octobre 1933.2 La cérémonie fait écho à l’intronisation, en octobre 1936,de Franco à la direction du nouvel État, dans le même lieu.

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des minijupes et des pantalons à pattes d’élé-phant, etc. provoquant une forte vague d’iden-tification et de nostalgie parmi les Espagnols d’aujourd’hui (elle a été diffusée jusqu’en 2005).Ce recyclage télévisuel utilisé comme source his-torique évitait toute vision critique et réflexivedu franquisme et de ses crimes. Sánchez-Bioscavoit dans ce phénomène cinématographique unepseudo-écriture de l’histoire qui est en train des’imposer comme mémoire collective. L’utilisa-tion commerciale d’images sélectives du fran-quisme est ainsi en passe de devenir un standardmémoriel.

Seconde partieSánchez-Biosca analyse la difficile dialectiqueentre le cinéma et la mémoire dans le contexte del’expérience collective de la Shoah. L’irreprésen-tabilité de la Shoah le ramène à la difficulté d’unetraduction cinématographique de cette périodepar l’image.

Les représentations visuelles directes de la Shoahsont en effet limitées et se réduisent pour la plu-part à quelques photos de résidents d’Auschwitz,des Super 8 mm tournés par des SS amateurs àdes fins de propagande. L’expérience des campsa été également reproduite indirectement, àl’aide d’extraits de reportages postérieurs, ceuxdes troupes britanniques, soviétiques ou améri-caines lors de la Libération (corps squelettiques,fosses de cadavres, restes de preuves laissés parles SS, etc.).

Les images reconstruites sont en revanche trèsabondantes. Elles vont de Nuit et brouillardd’Alain Renais (1956) à La Liste de Schindler deSpielberg (1992).

Dans cette vaste série de représentations filmées,Sánchez-Biosca pose un regard plus détaillé surShoah de Claude Lanzmann (1985): onze ans detravail pour réunir les données (1974-1985)débouchant sur 350 heures de matériel filmé etdemandant 5 ans de montage, sans compter uncontexte historique de défaillance mémorielle.

de Cinématographie officielle3, Présent! À l’en-terrement de José Antonio Primo de Rivera. En1959, les restes du fondateur de la Phalange ontété exhumés une dernière fois pour être déposésdans la chapelle du Valle de los Caídos, filmés etcommentés par le service d’information officielsur une musique de Wagner, Le Crépuscule desDieux…

Pour mieux souligner l’idée de continuité sym-bolique entre le culte de José Antonio etFranco, le corps mourant du dictateur auraitété maintenu en vie jusqu’au 20 novembre1975… Mais les caméras, plus proches del’obscénité que du deuil, ont alors mis en scènel’image d’un Franco entubé, entouré de mul-tiples appareils respiratoires, converti en unesorte de monstre. Au terme de ce calvaire mor-bide, la dépouille du nouvel « Absent » a étédéposée trois jours plus tard à côté de la tombedu martyr phalangiste. Cette construction sedistingue de l’imaginaire cinématographiquede l’après-guerre, par exemple dans le longmétrage Raza. Produit en 1941 par José LuisSáenz de Heredia, il s’agissait d’une autobio-graphie camouflée du dictateur, à partir d’unscénario rédigé par Franco lui-même, sous lepseudonyme de Jaime de Andrade. Le filmavait tenté sans succès de réaliser une allégoriefranquiste de la « Race » espagnole.

Sánchez-Biosca conclut la première partie de sonouvrage par une réflexion sur l’actualité de «lamémoire imposée » que représente la « récenteconsommation d’images du franquisme». Il sou-ligne notamment le succès en Espagne, depuisune dizaine d’années, de la série de télévisionCuéntame (« Raconte-moi ») et de son recordd’audience lors des fêtes de Noël 2002. Cette fic-tion transportait le spectateur dans la vie quoti-dienne d’une famille durant les années soixante,sous le franquisme, en l’intégrant dans lecontexte de l’arrivée des Beatles, de la Seat 600,

3 Unité créée en 1938 au service de la Délégation Nationalede Presse et Propagande.

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L’œuvre de Lanzmann a prétendu pallier l’ab-sence de traces de la Shoah, ces «non-lieux de lamémoire» (s’il est permis d’inverser le conceptde Pierre Nora), et la volonté du IIIe Reich d’éli-miner les images d’archives. Elle a dû affronter,dans son projet de recueil de témoignages, lecontournement de l’ineffable. Pourtant, Sán-chez-Biosca souligne que cette réalisation n’estpas exempte de mise en scène.

Il analyse en particulier le travail de dispositiocinématographique réalisé par Lanzmann.D’une part, ce cinéaste a articulé des séquencesindividuelles de description de l’exterminationavec des séquences filmées des lieux où se sontdéroulés les massacres de masse, aujourd’huidéserts et accessibles à tous les visiteurs, ce quis’oppose à la reconstitution filmée des événe-ments. La suggestion des faits est produite par lerécit des survivants. D’autre part, Sánchez-Biosca souligne la mise en scène de l’informa-tion par Lanzmann. Il choisit, par exemple, dedonner la parole à un ancien membre du Son-derkommando qui, par son témoignage, faitpénétrer le spectateur dans une chambre à gazavant la disparition des occupants. Le cinéasteorganise la succession des séquences en vue de ladramatisation. Ainsi, il garde pour la fin d’uneséquence le récit poignant, traversé de sanglots,que le témoin fait de la découverte, lors d’unarrivage de Juifs condamnés, de victimes prove-nant du même village que lui. Cette concentra-tion de l’émotion à la fin du témoignage confèreà l’information une force tragique. L’empathierecherchée par le réalisateur est atteinte. Ladimension humaine du crime collectif donnealors un sens moral précis à toutes les autresséquences. Les frontières entre l’histoire et le pré-sent ont été abolies par le recours à la mémoireémotionnelle.

En contraste avec cette scène qui fait appel à l’em-pathie, Lanzmann présente le témoignage d’an-ciens nazis sous la forme d’un récit administratif,évoquant le génocide comme une machineindustrielle du Reich ou comme une nécessité de

guerre imposée par voie hiérarchique. Il vamême jusqu’à montrer, à l’aide d’une caméracachée, un reste de sadisme ou l’esquisse d’unsourire qui se lit dans le regard d’un anciens SSse rappelant des scènes précises 4.

Sánchez-Biosca présente ensuite une réflexionsur le danger possible de la mémoire visuelle dela Shoah. Il revient sur l’utilisation abusive desimages d’atrocités. L’auteur parcourt les imageset les discours qui ont marqué notre reconstruc-tion mentale de la barbarie concentrationnaire.Les images fournies par les soldats britanniqueset américains voulaient prouver les crimescontre l’humanité afin de lutter contre leurnégation et d’identifier les victimes et les bour-reaux (notamment pour le procès de Nürem-berg de novembre 1945). Beaucoup de gens pri-rent ainsi conscience, par l’image, de ladimension des crimes nazis… La pédagogie del’horreur était née.

Dans ce contexte, Sánchez-Biosca présente le casde Nuit et brouillard 5, réalisé par Alain Resnaisdans le contexte du dixième anniversaire de lalibération des camps. La réception de ce film,sorti en 1956, a montré que la priorité n’étaitplus à la dénonciation juridique immédiate,mais à une transmission tout public. La distancehistorique a également marqué le texte accom-pagnant les images, orienté vers un devoiréthique du souvenir face au risque d’oubli. MaisResnais a fait l’amalgame entre les camps deconcentration et ceux d’extermination, en pro-posant une image unique de la criminalité nazie.Or, son film a circulé abondamment dans lesécoles et s’est converti en modèle iconique de la

4Le Untersturmführer Franz Suchomel après avoir décritles camps comme des fabriques ou des laboratoires,entonne un chant apprécié des SS et que ceux-ci forçaientles Juifs à entonner à Buchenwald ; le plaisir se dessinealors sur son visage…5 Ce titre fait écho au décret nazi du 7 décembre 1941,Nacht und Nebel, rédigé par le Feldmarechal Keitel, et quidéfinissait le comportement à avoir avec les ennemis duReich: les faire disparaître de la surface de la terre.

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exemple), il appelle à l’actualiser et prend unefois encore l’exemple de Claude Lanzmann.En 2001, cet auteur présente son film Sobibor,14 octobre 1943, 16 heures, soit le récit d’untémoin de la rébellion d’un groupe de prison-niers juifs dans le camp d’extermination deSobibor. La fonction de ce documentaire est decontredire l’affirmation absolue de nombreuxhistoriens que les Juifs auraient tous été menéscomme des agneaux dociles à l’extermination…

Sánchez-Biosca s’interroge néanmoins sur lesilence de l’œuvre de Lanzmann vis-à-vis du pré-sent. En effet, la période de conception de Sorbi-dor, 14 octobre 1943, 16 heures correspond aumoment où, au Moyen-Orient, le gouvernementisraélien d’Ariel Sharon s’en prenait violemmentaux Palestiniens dans les territoires occupés ;ainsi qu’à la rupture des négociations de paix. Sepose alors la question de l’impératif moral deTzvetan Todorov face à l’horreur du passé7 : nepas rester prisonnier du passé, mais hausser lavoix contre toute autre horreur du présent,qu’elle ait lieu à des centaines de kilomètres ou àquelques mètres de chez soi.

Mari Carmen Rodriguez,Gymnase d’Yverdon

Sylvie Lindeperg, «Nuit et Brouillard». Un filmdans l’histoire, Paris, Odile Jacob, 2007, 290 p.

Déportation sans que l’on ne tienne pluscompte de ces particularités.

L’auteur décrit ensuite d’autres exemples cinéma-tographiques de l’application de cette pédagogiequi ont contribué à façonner l’imaginaire collec-tif de la Shoah. Parfois, certains événements his-toriques comme le procès d’Adolf Eichmann sontvenus accentuer la force de cette mémoire. C’estaussi la valorisation de la mémoire de la Shoahpar certains États qui a accentué la production deses représentations. Cela s’est produit de façonmassive aux États-Unis, notamment avec la com-mission créée par Jimmy Carter et présidée parElie Wiesel qui a donné lieu à la création de l’Uni-ted States Holocaust Memorial Museum deWashington. A surgi alors un discours émotion-nel, identificateur, sans pudeur, désireux de mon-trer l’horreur dans sa réalité crue, comme avec leschambres à gaz du film Holocaust, de 1978, dif-fusé à la télévision avec des records d’audience enAmérique du Nord et en Allemagne malgré lesvives critiques de témoins et d’historiens. Plustard, après La liste de Schindler,de Steven Spielberg(1992)6, deux projets nord-américains de compi-lation de témoignages oraux ont créé une sur-abondance de cette source : le centre FortunoffVideo Archive for Holocaust Testimonies de l’Uni-versité de Yale et celui de Spielberg, créé en 1993,la Survivors of the Shoah Visual History Founda-tion. Comme d’autres historiens, Sánchez-Bioscas’inquiète du danger de ces superproductionsmélodramatiques ou de ces projets de compila-tion qui pourraient déboucher sur une satura-tion de la mémoire sans prendre le chemin de lacompréhension historique.

Il leur oppose une autre forme de cinéma de lamémoire qui doit extraire du passé un ensei-gnement pour le présent. Au lieu de figer lepassé dans des séquences noir-blanc de fictionscinématographiques (La liste de Schindler par

6 Claude Lanzmann a réagi très négativement à ce film quia mis en avant l’image d’une figure de héros alors queShoah prétendait laisser la parole et le premier rôle auxtémoins pour reconnaître l’absence d’images d’archives.

7 Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, Paris, Arléa,1995, p. 61.

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Claudine Drame, Des films pour le dire. Refletsde la Shoah au cinéma. 1945-1985, Genève,Métropolis, 2007, 384 p.

Il n’est sans doute pas plus facile au langage ducinéma qu’à la narration écrite de rendre comptede l’indicible de la Shoah. Ce qui n’a heureuse-ment empêché ni l’un, ni l’autre de contribuer autravail de mémoire et, dans un premier temps,avec les plus grandes difficultés, au retour destémoins.

«Ce miracle a eu lieu, s’exclamait l’ancien déportéPierre Daix. Ce n’étaient plus les camps, ni nous, ninos morts, mais notre expérience sous l’angle del’éternité […]. Ce miracle, ce fut pour moi Nuit etBrouillard ». Alors qu’il était impossible detémoigner et de se faire entendre, l’œuvred’Alain Resnais, et de Jean Cayrol, avec sa doublenarration par les images et par les mots qui leuront été associés, permit à ce moment-là non pasde transmettre tout ce qu’il y avait à faire savoir,mais au moins d’en fixer une trace pour conjurerla fuite des regards.

Nuit et Brouillard a toutefois une histoire. Ceprojet de film a eu en effet des commanditaires,parmi lesquels d’anciens déportés, dans lecontexte du 10e anniversaire de leur retour, ontjoué un rôle décisif. Les historiens Henri Michelet Olga Wormser-Migot, qui avaient mis sur pieddes publications et une exposition sur la Dépor-tation au Musée pédagogique de la rue d’Ulm,jouèrent un rôle-clé dans cette affaire. Ce projet a

bénéficié d’un financement français et polonais.Il a donné lieu à des recherches documentairesqui lui ont permis, sur ce plan, de rendre comptede l’état de la recherche à cette époque.

Préparé en 1955, sorti en 1956, le film d’AlainResnais est discutable. Il l’est comme touteœuvre d’art. Il l’est par ses usages et par leur évo-lution. Mais il ne doit pas nous faire tomber pourautant dans une hypercritique de sa véridicité,sous la pression ignoble des négationnistes, nonseulement parce qu’il témoigne d’un état désor-mais ancien et dépassé des connaissances sur ladéportation et l’extermination ; mais aussi,ajoute Sylvie Lindeperg 1, parce qu’en «choisis-sant pour sa part de produire pudiquement uneimage au présent, pauvre en certitude et dépour-vue d’explication “technique”, Alain Resnais faitnaître chez le spectateur une émotion durable carcette trace, réelle ou symbolique, est une déchirurequi le meurtrit sans fin».

Il n’en reste pas moins qu’il est désormais utile desavoir que beaucoup des images utilisées ne pro-viennent pas de sources allemandes, mais defilms des Alliés ou de fictions comme La dernièreÉtape, un film tourné par une ancienne dépor-tée, Wanda Jakubowska, et sorti en 1948. Toutcomme il importe de savoir que l’écrivaindéporté Jean Cayrol a écrit le texte de son com-mentaire sur la base d’images déjà montées etavec l’ambition de rendre compte d’une expé-rience non pas personnelle, mais collective.Ajoutons que le texte est dit par l’acteur MichelBouquet, dont le nom n’apparaît pas au géné-rique par souci… de ne pas céder à une frivolité.

L’histoire de Nuit et Brouillard est aussi celled’une censure. Celle d’un képi de gendarmefrançais au camp de Pithiviers, tout d’abord,parce que la mention d’une collaboration fran-çaise à la Déportation était alors insupportable.

1 Professeur à l’Université Paris III – Sorbonne Nouvelle,Sylvie Lindeperg est une spécialiste de l’histoire ducinéma français pendant le Seconde Guerre mondiale.

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Celle, ensuite, de l’affaire du retrait du film duprogramme du Festival de Cannes, officielle-ment par respect pour les victimes, mais sansdoute aussi pour éviter de froisser les Allemands.Très vite, cette décision devient un scandale etune belle promotion pour le film! Qui fut encoreretiré du programme des Rencontres Internatio-nales de Genève et très mal accueilli en Suissealémanique…

Beaucoup plus tard, Nuit et Brouillard, estdevenu un support scolaire dont l’usage peutposer problème en l’absence d’une contextuali-sation suffisante. Notamment en ce quiconcerne son silence sur l’identité juive de lagrande majorité des victimes ou sur la distinc-tion entre concentration et extermination.Quant à l’historienne Olga Wormser-Migot, quia fini par soutenir une thèse sur le systèmeconcentrationnaire nazi en 1968, elle s’estretrouvée impliquée dans une polémique mal-heureuse, dont elle ne s’est jamais vraimentremise, et que Sylvie Lindeperg trouve assezinjuste au-delà des erreurs effectivement com-mises. Des déportés l’ont en effet accuséed’avoir voulu nier l’existence de chambres à gazen dehors du territoire polonais et d’avoir ainsicherché à minimiser la souffrance des victimesdu nazisme qui n’étaient pas juives.

Avec Shoah, de Claude Lanzmann, Nuit etBrouillard est sans doute l’une des œuvres lesplus emblématiques de ces représentations ciné-matographiques de la Shoah. Mais la filmogra-phie n’en est pas moins longue dans ce domaine.Elle va des films d’actualité à des œuvres de fic-tion dont la production a commencé très tôt.L’ouvrage de synthèse que lui a consacré Clau-dine Drame2 paraît donc fort utile et bienvenu.

Nous ne pouvons pas reprendre ici la longueliste des documents et des films qui sont évo-qués dans cet ouvrage. Elle met en évidence

trois moments successifs qui vont de la décou-verte des camps eux-mêmes à la période bienplus récente des témoignages qui mêlent l’his-toire à la mémoire, en passant par les brèchesconstituées pas certaines œuvres pionnières.Mentionnons par exemple, sans aucuneexhaustivité, La dernière Étape, ce film que lesanciens déportés, dont certains ont d’ailleursété figurants, ont considéré comme une repré-sentation vraisemblable. Tourné très vite aprèsles faits, dès 1947, il a rencontré un honorablesuccès. Quelques années plus tard, en 1961,L’Enclos, d’Armand Gatti, correspond à unereprésentation microcosmique de la logiqueconcentrationnaire, mais aussi de la conditionhumaine. La même année, Frédéric Rossif sortLe Temps du Ghetto, la première représentationde la Shoah par le cinéma français.

Plus tard, la représentation de la Déportation etde la Shoah passera davantage par des fictions,d’ailleurs assez nombreuses. Une place à partdoit bien sûr être laissée ici à la série téléviséeaméricaine Holocaust, sortie en 1978, et diffuséeen France l’année suivante. Elle a fait beaucoupde bruit à cause de son aspect caricatural. Elle asans doute contribué à renforcer la présence dela Shoah dans les consciences. Mais PierreVidal-Naquet n’avait pas apprécié «cette sorted’unanimisme bête » qui n’expliquait rien. Unautre film comme Le Chagrin et la Pitié, deMarcel Ophüls, sorti en 1971, avait par contrecontribué à une nouvelle prise en compte desfaits réels de la Seconde Guerre mondiale, enparticulier de la Collaboration en France. Ilavait aussi introduit une nouvelle manière d’in-sérer des témoignages, et de comprimer letemps, dans un propos mémoriel.

L’étude de Claudine Drame, qui fait suite à unethèse de doctorat, se clôt sur la sortie, en 1985,de Shoah, de Claude Lanzmann. Cette œuvresingulière relève d’un processus narratif entière-ment basé sur des témoignages et leur mise enscène. D’une manière générale, elle a en quelquesorte ouvert la voie à l’ère des témoignages et àtoute une série d’initiatives consistant à récolterces récits.

2 Historienne et cinéaste, Claudine Drame est professeureagrégée d’histoire, docteure en Sciences sociales et direc-trice du Festival international du film contre l’exclusionet pour la tolérance qu’elle a créé en 1997.

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Un DVD accompagne encore l’ouvrage. Ilcontient justement un documentaire de Clau-dine Drame constitué des témoignages croisésde trois rescapés des camps. La transcription deleurs propos est aussi proposée en fin devolume. Tout à la fin, les dernières parolesd’Henri Borlant ravivent la dimension émo-tionnelle du processus de témoignage et nousrappellent ce qu’Alessandro Portelli avait déjàfortement mis en évidence à propos de la pra-tique de cette histoire orale qui est d’abord uneaffaire de relation 3 :

«Mais raconter la misère, raconter le martyre, onne peut vraiment raconter qu’aux gens qui sontconcernés et qui ont souffert dans leur chair et dansleur famille, et ceux-là, ils ont du mal à vousentendre. Et quand je vous regarde, Claudine, jesens des fois que vous souffrez, et je vois votre visageet vos traits s’altérer… Donc, quelque part, je saisque ce que je dis, c’est vrai.»

Charles Heimberg,IFMES & Université de Genève

Eva Pruschy (dir.), Survivre et témoigner. Resca-pés de la Shoah en Suisse, DVD bilingue (155min.) et cahier pédagogique,Genève,éditions ies& Zurich, Verlag Pestalozzianum, 2007, 112 p.

Depuis quelques années, les enseignants dispo-sent d’une série d’outils permettant d’aborder

avec leurs élèves les problématiques de l’antisé-mitisme, de la Shoah ou des répercussions de laSeconde Guerre mondiale. Rappelons, pour laforme, La Suisse, le national-socialisme et laSeconde Guerre mondiale; la question des réfugiés,la documentation présentée par Charles Heim-berg à l’usage des élèves du cycle d’orientationgenevois, les multiples DVD de l’associationArchimob, prolongeant l’exposition L’Histoirec’est moi, ou, dans une autre perspective, le clas-seur Racisme(s) et citoyenneté dirigé parMonique Eckman et Michèle Fleury. Outre-Sarine, les collègues alémaniques bénéficientégalement du manuel Hinschauen und Nachfra-gen. Die Schweiz und die Zeit des Nationalsozia-lismus im Licht aktueller Fragen. Autant decontributions à la connaissance de l’histoiresuisse contemporaine et à la mémoire de laShoah, dont les parutions n’ont d’ailleurs jamaiscoïncidé avec une quelconque volonté explicitede commémoration, même si est entrée dans lecalendrier scolaire, il y a trois ans, la date du27 janvier, jour anniversaire de la libération ducamp d’Auschwitz en 1945, choisi comme Jour-née de la mémoire et de la prévention des crimescontre l’humanité par la Conférence suisse desdirecteurs cantonaux de l’instruction publique(CDIP), suite à une initiative du Conseil de l’Eu-rope. Autant de contributions qui n’auraientprobablement jamais été envisagées sans l’Affairedes fonds en déshérence et le Rapport Bergier.Cette ambivalence entre mémoire et histoire,entre passé et présent, fait de la thématique durôle de la Suisse pendant la Seconde Guerremondiale un des sujets incontournables du pro-gramme d’histoire de fin de scolarité obligatoire.

Survivre et témoigner. Rescapés de la Shoah enSuisse est un nouveau matériel multimédia sevoulant complémentaire à tout dispositif didac-tique que les maîtres auront mis en place pourtraiter de la Seconde Guerre mondiale en Suisse.Il n’a pour ambition ni de résumer à lui seul ladiversité et les contrastes de l’histoire suisse pen-dant cette période, ni de résoudre les doulou-reuses interrogations que soulève aujourd’hui

3 Alessandro Portelli, « Un travail de relation. Quelquesobservations sur l’histoire orale », Le cartable de Clio, LeMont-sur-Lausanne, LEP, n° 4, 2004, pp. 18-28.

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encore la question de la Shoah. En revanche ilpermet d’ouvrir ou d’enrichir le délicat débatgénéré par ces sources «chaudes» de l’histoire:les témoignages oraux.

Ce coffret a été élaboré par deux éditeurs ayantréuni une équipe de didacticiens, d’historiens etde sociologues dont la plupart avaient déjà colla-boré dans l’une ou l’autre des publications pré-cédemment citées. Ceux-ci ont réussi le parid’associer ce qui faisait l’intérêt de leurs réalisa-tions antérieures, dans une dimension et un for-mat beaucoup mieux adaptés à une utilisationen classe et, surtout, aisément exploitables par lesenseignants.

Relevons tout d’abord le caractère totalementbilingue du projet : les interviews sont sous-titrées dans l’autre langue et le livret d’accompa-gnement comprend aussi, tête-bêche, une intro-duction distincte en français et en allemand. Lesentretiens avec les rescapés et les historiens,d’une durée d’un quart d’heure à une demi-heure, et le chapitrage judicieusement thématisé,permettent une intégration commode et appro-priée au temps limité d’une période-horaired’histoire.

Le cahier pédagogique ne se contente pas d’ap-porter les usuelles informations d’appoint, bio-graphiques, bibliographiques et contextuelles, oude suggérer telle ou telle exploitation en classe deces ressources audiovisuelles ; il présente de sur-croît des mises au point indispensables et remar-quables de synthèse. Sa partie en français notam-ment, due à la plume de Charles Heimberg,plonge le lecteur dans une réflexion historiogra-phique et même philosophique, tant sur la trans-mission de la mémoire de la Shoah que sur lesproblèmes de l’histoire orale, ou sur les limites etles potentialités de l’enquête historique, lors-qu’elle cherche une vérité de sciences humaines àpartir de témoignages (de) particuliers.

Ce qui nous amène au contenu du DVD quicomprend toute une série de documents histo-

riques, mais surtout des entretiens filmés : lessouvenirs d’enfance ou de jeunesse des six res-capés interviewés retracent comment chacund’entre eux a été amené à passer la frontièresuisse, les raisons de leur exil forcé, l’accueil dela population, ou encore quelle a été leur per-ception de la politique des autorités. Il est sai-sissant de constater combien ces témoins ontconservé une conscience détaillée de moments,certes intenses et dramatiques, mais vécus dansla première moitié du siècle dernier. Certainsn’ont d’ailleurs aucune peine à actualiser etproblématiser leur témoignage en évoquantdes controverses sensibles : l’indemnisation desvictimes, le rôle de la Suisse après les événe-ments et le rapport souvent complexe que cettegénération entretient avec l’État d’Israël.

Au-delà de l’aspect pratique ou émotionnel dece matériel didactique, il faut saluer la démarchequi, sans confrontation inutile mais en interac-tion nécessaire, donne la parole non seulement àdes survivants mais également à des historiens,et pas des moindres, puisqu’il s’agit de collabo-rateurs de la Commission Indépendante d’Ex-perts Suisse-Deuxième Guerre mondiale (CIE),Marc Perrenoud et Gregor Spuhler, chevillesouvrières du Rapport Bergier. Leurs commen-taires critiques et nuancés assurent la construc-tion du contexte historique, sans lequel lestémoignages seraient réduits à un événementielsingulier, difficilement interprétable. Plusieursarticles du Cartable de Clio se sont déjà faitl’écho des enjeux qui sous-tendent ce genre deprojet au croisement de l’histoire et la mémoire.

En définitive, ces trajectoires individuelles, tour àtour tragiques, poignantes, parfois anecdotiques,jamais banales, renvoient sans conteste pourtantà l’histoire générale de la Suisse entre les annéestrente et la fin de la guerre. Malgré les reformula-tions de la mémoire, soixante ans après les événements. Malgré la cautèle des experts.

L’histoire orale, matériau de choix pour l’ensei-gnement et os à ronger pour l’épistémologie de

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Les annonces, comptes rendus et notes 275

la discipline, n’a pas fini de susciter les discus-sions, en classe comme entre historiens; et c’esttant mieux.

Patrick de Leonardis,Gymnase de La Cité, Lausanne

Insegnare storia con il cinema muto. Torino :Cinema, Moda e Costume nel primo Novecento,sous la direction de Maria Vassallo, Associa-zione Clio’92, Istituto d’Istruzione Superiore« Albert-Einstein » & Museo nazionale delCinema, Faenza, Polaris, 2006, 187 p.

Torino : Cinema, Moda e Costume nel primoNovecento. Percorsi didattici, I quaderni diClio’92, Associazione Clio’92 & Museo nazio-nale del Cinema, Faenza, Polaris, n° 6 / février2006, 87 p.

Ces deux ouvrages, coordonnés par Maria Vassallo, rendent compte de cours de formationcontinue qui ont été rendus possibles par la col-laboration d’un musée, le Musée national duCinéma de Turin, d’une école secondaire supé-

rieure et d’une association de didactique de l’his-toire (Clio’92). Ils portent sur l’usage du cinémadans l’enseignement de l’histoire et mettent enavant l’intérêt du cinéma muet pour la compré-hension de l’époque historique qui l’a vu naître.Par ailleurs, ils témoignent également des liensétroits qui unissent la cité turinoise, le cinéma,son histoire et son rôle dans l’histoire.

À l’origine, comme le souligne à juste titre IvoMattozzi, les premiers documents filmés à avoirété produits n’étaient d’abord que les tracesd’une activité humaine particulière. Il a doncbien fallu apprendre à les regarder, à les contex-tualiser et à les analyser selon des critères déter-minés pour qu’ils deviennent de véritablessources historiques. Et qu’ils puissent être utiliséscomme tels dans des activités didactiques quipermettent aux élèves de mieux connaître lespremières années du XXe siècle, celles de l’âged’or du cinéma turinois, du point de vue des réa-lités économiques, des mentalités, des manièresde vivre, de s’habiller, de s’amuser, etc.

Le premier des deux ouvrages est ainsi centré surl’histoire de Turin au temps du cinéma muet,notamment autour de l’Exposition internationalede 1911. Aussi évoque-t-il en particulier l’histoiredu cinéma muet et de sa production, avec unemise au point de Silvio Alovisio, du Musée duCinéma, sur le premier cinéma comique italien.Quant au second volume, il met davantage l’ac-cent sur des expériences didactiques.

L’intérêt des élèves pour des films anciens, en noiret blanc, et dont le rythme est souvent lent, ne vapas de soi. La découverte des premiers filmscomiques, fussent-ils muets, peut en revancheêtre stimulante. Elle donne à voir tout un patri-moine culturel qui est sans doute délaissé. Tout enpermettant d’accéder à diverses informations surla société qui a produit et regardé ces documents.

Les activités proposées aux élèves cherchent àdonner du sens au visionnement de ces films, àles utiliser comme des vecteurs de la reconstruc-tion d’une société du passé, celle qui les a juste-ment vus naître. Mais aussi, pour les plus grands

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élèves, à comprendre les mécanismes de laconstruction cinématographique, de ses effetsspéciaux, ainsi qu’à examiner les figures emblé-matiques des premiers personnages du muetcomique. Pour sa part, alliant l’enseignement del’histoire à une expérience pratique de produc-tion, Maria Vassallo a fait réaliser un court-métrage à ses élèves pour qu’ils prennent bienconscience de toutes les étapes qui jalonnaient letravail du cinéaste. D’une manière générale, lavisite du Musée avec les classes constitue bien sûrun élément fort, à un moment ou à un autre duparcours didactique. Ce qui est un avantage spé-cifique du territoire turinois.

La lecture de ces deux volumes très stimulantsinspire un seul regret, celui de ne pas disposerd’un DVD qui proposerait quelques extraits etquelques exemples de tous ces documents filmésdont il est question. Parce que, dans l’ensemble,ils ne sont ni très connus, ni très disponibles.Mais ces pages nous montrent bien tout l’intérêtd’un usage réfléchi du cinéma, et de son histoire,pour un enseignement de l’histoire du XXe sièclesous ses aspects les plus divers.

Charles Heimberg,IFMES & Université de Genève

Verdun, visions d’histoire, un film de Léon Poi-rier (1928), version muette originale retrouvéeà Moscou et restaurée par la Cinémathèque de Toulouse, Cinémathèque de Toulouse &Carlotta, 2006.

Verdun, visions d’histoire est un film de LéonPoirier qui a été tourné sur les lieux mêmes de la

bataille de Verdun et se décline en trois parties :la Force, l’Enfer et le Destin. Dédié «à tous lesmartyrs de la plus affreuse des passions humaines,la guerre», il évoque cette tragédie de 1916 oùpérirent 200 000 soldats. C’est un film plutôtpacifiste, que la critique accueillit à l’époquecomme typique de l’esprit de ces anciens com-battants qui ne voulaient plus laisser reproduireun tel désastre. «Ce film ne contient aucune pen-sée de haine, écrivit à l’époque La Petite Illustra-tion 1. Il ne raille aucun peuple. Il les plaint tous. Ilmontre les Français défendant pied à pied le sol dela France, les Allemands lancés sans pitié au mas-sacre par l’impérialisme d’une dynastie». Ce quine l’empêche pas de défendre discrètement lathèse des responsabilités de l’Allemagne et de seshauts gradés.

Ce film-monument a nécessité onze mois detournage. Il a fait revenir sur place des ancienscombattants, des troupes, et même un certainPétain. L’auteur s’est efforcé de reconstituer lesfaits tels qu’ils s’étaient déroulés. Mais il a ajoutéune trame fictionnelle, qui n’est pas l’aspect leplus réussi de son œuvre, avec une série de per-sonnages inventés qui ont une valeur symbo-lique : soldat allemand, soldat français, officierallemand, mère française, vieux maréchal alle-mand, et même un intellectuel, interprété parAntonin Artaud. Ce film de mémoire a ététourné à peu près dix ans après les faits qu’ilévoque, comme pour un certain Nuit etBrouillard. C’est un récit de survivants. C’estaussi un film dont l’auteur a dit qu’il ne fut pasjoué, mais revécu. Mais c’est surtout unereconstitution d’autant plus fondamentale queles archives filmées de la Grande Guerre, quePoirier a également utilisées, manquentd’images immédiates de soldats au front, de sol-dats au feu, de soldats dans l’action réelle. Etc’est peut-être aussi pour cela qu’à sa sortie, lefilm de Léon Poirier a connu un énorme succès.

1 Citation tirée d’un texte de Christophe Gauthier, conser-vateur, in Restaurer le film de Léon Poirier Verdun, visionsd’histoire (1928), dossier de presse de la Cinémathèque deToulouse, Toulouse, 2006. L’essentiel des informationsévoquées dans ce compte rendu provient de ce dossier.

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Les films ont une histoire comme le cinéma aune histoire. L’histoire de Verdun, visions d’his-toire est ainsi particulièrement intéressante. Sapremière projection eut lieu à l’Opéra Garnier,le 8 novembre 1928, en présence du présidentde la République et de l’ambassadeur d’Alle-magne. Le film était muet. Un orchestre l’ac-compagna d’une musique originale d’AndréPetiot. La copie utilisée durait alors 2 heures30. Les versions qui ont été successivementprojetées en France ont été remaniées, et sou-vent raccourcies. En 1931, Léon Poirier décidade faire une version sonore, parlante et rac-courcie, Verdun, souvenirs d’histoire, qui n’avaitplus le même caractère épique et se voulait pluspédagogique. C’est ensuite cette dernière ver-sion qui a continué de circuler en France.

Quant à la version originale, longue et muette,du film de Poirier, elle avait disparu. Et elle aété retrouvée dans des archives de Moscou, auGosfilmofond. Elle s’y trouvait après avoir étédérobée deux fois : d’abord par l’occupant alle-mand à Paris ; ensuite par les Soviétiques quitrouvèrent le Reichfilmarchiv dans leur zoned’occupation à Berlin. La cinémathèque deToulouse avait déjà œuvré en restaurant lacopie originale de La Grande Illusion, de JeanRenoir, également retrouvée à Moscou. Étantpar ailleurs l’ayant droit d’une partie des filmsde Léon Poirier, elle s’est donc chargée de larestauration du film, en collaboration avec lelaboratoire L’Immagine Ritrovata, de Bologne.Et elle a eu la bonne idée de coéditer un DVDavec les éditions Carlotta.

Le film de Poirier est donc désormais disponibledans sa version originale, muette et longue,accompagné au piano. Il est complété par unereproduction du livret qui avait accompagné lasortie du film, de deux documentaires sur l’his-toire de Verdun, visions d’histoire et de sa restau-ration, ainsi que d’un film documentaire, Larevanche des Français devant Verdun. Octobre-décembre 1916, un récit muet de la bataille qui aété tourné au moment des faits et qui a étémonté par le Service cinématographique desArmées. Sur le plan pédagogique, il est tout à fait

intéressant de pouvoir comparer ce film aveccelui de Poirier pour prendre conscience desimages qui manquent dans les films d’archivesde la Grande Guerre. Quant à Verdun, visionsd’histoire, sa sortie en DVD est réjouissante et ouvre la porte à des usages pédagogiquesprometteurs.

Charles Heimberg,IFMES & Université de Genève

Claude Liauzu (dir.), Dictionnaire de la coloni-sation française, Paris, Larousse, coll. Larousseà présent, 2007, 646 p.

Dans sa livraison de 2005, notre revue avaitrendu compte d’un ouvrage collectif sur la colo-nisation dirigé chez Armand Colin par ClaudeLiauzu et en avait dit tout à la fois le fort intérêtpratique et la vivacité intellectuelle. À l’initiativede Larousse, et pour la seule colonisation fran-çaise, le même auteur a récidivé (sans lemoindre double emploi), autant dans sa capa-cité à organiser le travail de nombreux collègues(en collaboration avec un comité scientifiquecomposé d’Hélène d’Almeida-Topor, PierreBrocheux, Myriam Cottias et Jean-MarcRegnault) que dans sa compétence à produireun ouvrage éminemment pratique pour ses uti-lisateurs (qui pourront être les professeurs, desélèves et un grand public) et à tenir bien en vuetous les ressorts de l’histoire : ses démarchespropres, son enseignement et son apprentissage,ses usages publics et les mobilisations demémoires.

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Claude Liauzu y propose d’entrée quelqueslignes de cette posture problématique, sous letitre «La colonisation en questions» (pp. 9-25) :«pourquoi ce dictionnaire», entre les sollicita-tions publiques actuelles de la repentance et del’éloge ; « la colonisation a-t-elle été positive ounégative?» ; «pourquoi la colonisation?» ; «vuedu Sud, quelle est la place de la colonisation?» ;«quelle a été la place de la colonisation?» pourla France et «y a-t-il des spécificités françaises?»,que penser « des sociétés postcoloniales » etcomprendre par là des sociétés mondialisées.Puis, de la fin du XVIIIe s. à aujourd’hui, il cerneles «temps forts» successifs de cette colonisationfrançaise (pp. 28-61).

Ainsi mis en scène, le plus gros du livre est alorsun dictionnaire alphabétique de 775 articlescomposés par 72 auteurs. Les titres d’articlesdésignent des acteurs, des auteurs, des lieux,des peuples, des thèmes, des institutions, desconflits… ou sont même à l’occasion destermes plus ponctuels (« Tintin », « Y’a bonBanania »…). Des astériques et des flèches per-mettent de regrouper des articles vivementconstitutifs de tout un dossier. (L’index desnoms et des thèmes est consultable sur le siteHermès http://www.hermes.jussieu.fr)

Il s’ajoute 16 cartes historiques et une biblio-graphie détaillée.

Ce livre sera le dernier de Claude Liauzu,décédé le 23 mai 2007, âgé de 67 ans. La stature,l’œuvre et les inspirations de cet auteur justi-fient qu’on leur donne ici un court écho global.

De milieu pied noir, Claude Liauzu est né auMaroc. Il a été formé en histoire à l’Universitéd’Aix-en-Provence et il y choisit un sujet dethèse sur le mouvement ouvrier tunisien. Pen-dant une dizaine d’années, il réside et exerce enTunisie, comme coopérant puis à l’Université deTunis. Il devient ensuite professeur à l’Universitéde Paris 7.

Son intérêt de chercheur, d’enseignant et depubliciste a porté sur le Maghreb, sur la culturearabo-musulmane, sur les rapports que l’Occi-dent et ses colonisés ont entretenu avec la colo-nisation et avec la décolonisation, avec lessilences et avec les instrumentalisations qui lesont concernées, sur les usages publics de l’his-toire, son enseignement, sa vulgarisation, sur laposture spécifique et la fonction sociale de l’his-toire à la jonction du civique et du scientifique,contre les instrumentalisations du passé aussibien sur les modes de la glorification que surceux de la repentance – je l’ai entendu évoquerAnatole France rappelant que nous devonscompassion aux morts mais uniquement lavérité aux vivants.

On trouvera cette pensée vive dans diversouvrages de Claude Liauzu, outre les deux évo-qués ici en compte rendu :• Naissance du salariat et du mouvement

ouvrier en Tunisie, Paris, CNRS, 1978.• Aux origines des tiers-mondismes. Colonisés

et anticolonialistes en France 1919-1939,Paris, L’Harmattan, 1982.

• Avec Marie-Claire Hoock-Demarle (dir.),Transmettre les passés. Nazisme, Vichy etconflits coloniaux. Les responsabilités del’Université, Paris, Syllepse, 2001 (colloquetenu à l’université de Paris 7).

• Avec Josette Liauzu, Quand on chantait lescolonies, Paris, Syllepse, 2002.

• Claude Liauzu, Empire du mal contre grandSatan. Treize siècles de cultures de guerreentre l’islam et l’Occident, Paris, ArmandColin, 2005.

• Avec Gilles Manceron, La colonisation, la loiet l’histoire, Paris, Syllepse, 2006.

Henri Moniot,Université de Paris 7-Denis Diderot

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Pierre-Philippe Bugnard, Le temps des espacespédagogiques, de la cathédrale orientée à lacapitale occidentée, Nancy, Presses universi-taires de Nancy, coll. « Questions d’éducationet de formation », 2006, 333 p. ill.

Qu’est-ce que l’orientation des cathédrales, ladisposition des lieux de pouvoir ou l’« occiden-tation », subtil néologisme d’usage, des villes-capitales ont à voir avec l’aménagement de laforme scolaire ? Rien avant la lecture de cetouvrage, tout après.

En effet, méthode simultanée, classe d’âgehomogène, notes chiffrées – bonnes ou mau-vaises –, examen qui sanctionne et sélectionne,système scolaire ségrégationniste, cycles pri-maires pour tous, cycles secondaires qui trientl’élite de l’ivraie, sont autant d’aspects quicaractérisent l’école moderne, c’est-à-direactuelle. Cependant l’auteur postule qu’il fau-drait comprendre « moderne » comme l’héri-tage d’une césure, celle que connaît l’histoireoccidentale à la fin du Moyen Age : la laïcisa-tion de la société et de la connaissance, lisiblecorrélativement, et dans l’architecture monu-mentale ou les plans de développement urbainde certaines capitales d’Europe, et dans lesnouvelles configurations structurelles modi-fiant petit à petit le paysage scolaire. À l’imagedes réformes initiées, sous l’impulsion notam-ment des jésuites, dans le domaine éducatif.

L’approche méthodologique de l’auteuremprunte tant à l’anthropologie ou à la socio-logie qu’aux travaux de l’école française desLieux de mémoire. La densité du propos, larigueur notionnelle qu’implique l’exercice aca-démique d’une thèse d’habilitation ne doiventpas rebuter le profane. L’érudition savante duprofesseur fribourgeois, maîtrisée et jamais gra-tuite, est la conséquence d’une problématiqueambitieuse, et non pas d’une quelconque moti-vation référentielle : l’histoire de l’éducationenvisagée de la sorte s’articule à des croisementsinterdisciplinaires que seuls les historiens che-vronnés et polyvalents sont capables d’élaborer.

Pierre-Philippe Bugnard accumule depuis denombreuses décennies les études de micro- etde macro-histoire, les observations, les expé-riences effectives en la matière ; Le temps desespaces pédagogiques noue donc une gerbe queles lecteurs assidus du Cartable de Clio ont puentrevoir, au détour d’articles variés, toujoursdocumentés et illustrés avec rigueur, alimen-tant régulièrement la rubrique « Histoire del’enseignement ».

L’originalité de cette contribution à la rechercheen histoire de l’éducation est d’avoir empruntéles traverses d’une longue digression sur l’orga-nisation géographique de l’église-cathédrale etdu plan d’études de quelques villes européennesmajeures, pour aboutir à une réflexion fonda-mentale sur le champ scolaire. Du reste, il estconseillé à tous les enseignants qui préparentun voyage d’études à Paris, Florence, Londresou Berlin, de se plonger dans les chapitres pas-sionnants traitant de l’essor spatial et architec-tural de ces villes depuis le XVIIe siècle : ils ydécouvriront une intelligence nouvelle de lacongruence entre l’urbanisme, le social et lepédagogique, et qui dépasse la valeur symbo-lique, à faire acquérir à leurs élèves.

En plaçant l’histoire de nos pratiques scolairesdans les perspectives de la longue durée, l’auteurnous rend attentifs à la permanence – Bugnard

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préfère parler de rémanence plus exactement –de structures établies depuis la fin de la périodemédiévale ; époque où il situe la dissociationentre le profane et le sacré, où se constitue unenouvelle société d’ordres, prête à conférer àl’éducation un rôle de régulateur social, et dontles répercussions orienteront l’école pour lessiècles à venir : «L’éducation peut aider à mainte-nir l’ordre social, ce qui plus que tout peut-êtreentraîne l’apparition d’un type d’éducation pourchaque condition sociale. Bref, la société d’ordresengendre une école par ordres.» [p. 298]

L’utopie sociale d’une démocratisation desétudes propre au XXe siècle scandant le prin-cipe de l’égalité des chances, slogan chimérique,aurait achoppé de fait aux rémanences sco-laires. Elle aurait, certes et pour l’essentiel, per-mis de briser la dualité primaire-secondaire endéveloppant une école moyenne unique, éta-geant en trois niveaux un parcours scolairejusque-là binaire, et dont la dynamique sélec-tive use et abuse encore de la courbe de Gauss…Mais est-il nécessaire d’évoquer alors ce quiaffecte les sociétés occidentales d’aujourd’hui :l’érosion de la classe moyenne ? La polysémiejoue ici à plein.

En fin de compte, l’historien interroge sanscomplaisance les impasses de nos habitus sco-laires, de ces impossibles réformes qui ontépuisé les meilleures volontés, les projets lesplus généreux et pertinents a priori, ces ajuste-ments censés adapter l’école à une société enperpétuel changement. Depuis quarante anspourtant, depuis les études de Pierre Bourdieuet Jean-Claude Passeron sur les héritiers de laméritocratie républicaine, on constate froide-ment la coïncidence entre réussite scolaire etappartenance de classe, sans être capable de bri-ser une logique sociale qui établit le système-école comme lieu de pérennisation et de repro-duction des élites culturelles et économiques.

Les investigations historiques de l’auteur netrahissent aucune nostalgie des temps révolus,mais lui permettent de dresser une série de

lucides constats : la pédagogie active n’est pasune innovation contemporaine ; elle est cepen-dant restée confinée, par les nécessités de lagestion de l’enseignement de masse, en margede la sphère scolaire publique, alors que l’an-crage institutionnel de la méthode dite «magis-trale » ou « frontale » se révèle une des spécifici-tés marquantes du XXe siècle. La mixité socialedes degrés secondaires de l’école d’aujourd’huine se distingue guère de la proportion d’élèvesdes classes non privilégiées fréquentant les col-lèges d’Ancien Régime. Il serait également illu-soire d’imaginer changer le dogme de la nota-tion (la codification par chiffres et moyennes),ou de promouvoir la dimension formative del’évaluation, sans procéder en parallèle à uneremise en question du cycle scolaire et des pos-sibilités de différenciation ; en d’autres termes :sans renouveler profondément l’archétype« classe ».

Aucune nostalgie, non ; un fatalisme discret,peut-être.

Patrick de Leonardis,Gymnase de La Cité, Lausanne

Rafael Valls Montés, Historiografía escolarespañola : Siglos XIX-XX ; Madrid, UNED,2007, 346 p.

Cette étude de Rafael Valls Montés, qui porte surles manuels scolaires d’histoire espagnols, consti-tue l’un des aboutissements d’un vaste projet derecherche sur les manuels scolaires dans le

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monde hispanique – le projet MANES. Ilconsiste aussi bien à inventorier qu’à analyser cesvéritables «lieux de mémoire» que constituentles ouvrages et les ressources avec lesquels lesélèves ont travaillé en classe.

Les objectifs de la recherche dont rend comptecet ouvrage ont ainsi consisté à réaliser un inven-taire aussi exhaustif que possible de tous lesmanuels scolaires d’histoire utilisés en Espagneentre 1800 et 1970; à tenter de décrire l’utilisa-tion effective qui en a été faite dans les écoles;ainsi qu’à étudier dans une sélection de cesmanuels, avec aussi quelques ouvrages plusrécents, la manière dont ont été traités desmoments-clés de l’histoire espagnole; enfin, lesévolutions les plus récentes de l’utilisation de cesmanuels d’histoire sont aussi abordées, de mêmequ’est établie une comparaison entre ce qui peuts’observer au niveau national et dans la région deValence.

Rafael Valls nous présente tout d’abord une his-toriographie et une didactique scolaire espa-gnoles qui se sont montrées formidablementprolixes au cours de ces dernières années dansun contexte mémoriel particulièrement denseincarné aujourd’hui par le projet de «loi de récu-pération de la mémoire historique ». En effet,pour l’auteur, les manuels scolaires contribuent,en partie, à forger l’imaginaire historique de lapopulation. Ils sont le reflet des valeurs et desoptions politiques de leur temps.

Son étude du curriculum d’histoire dans l’ensei-gnement secondaire à travers ces manuels portedonc sur les années 1846 à 2006, avec une évolu-tion étroitement liée aux contextes politiquessuccessifs. Au cours du XIXe siècle, les manuels,dont la plupart étaient réalisés par des ensei-gnants, centrent leurs contenus historiques surdeux axes. Le premier correspond à la vision tra-ditionnelle d’une magistra vitae, modèle de vertupour l’éducation (avec des extraits de grandsclassiques comme l’Historia General de España,du jésuite Mariana) et le second vise à forger une

identité nationale sur le modèle libéral et patrio-tique. Il faut encore ajouter à cette vision unecomposante positiviste qui propose uneapproche plus scientifique de la discipline histo-rique en mettant à jour les informations desmanuels en fonction de l’évolution de l’historio-graphie. Parallèlement, une dimension plussociale et culturelle est venue élargir la notion de«civilisation» à d’autres champs que l’histoiretraditionnelle.

Au niveau des mentalités, une certaine évolutiona été rendue possible par l’influence de l’Institu-tion libre de l’enseignement, en faveur d’unetransmission plus laïque et démocratique. Cetteperspective est développée au début des années1930 par la IIe République, mais sa brièveté n’apas permis la production de nombreux manuels.Aussi le matériel antérieur est-il souvent reprispar les enseignants, avec des formulations plusprogressistes.

Mais cet élan novateur a été rapidement rompupar le franquisme. Dès 1938, la stratégie éduca-tive du Nouvel État se dessine avec de nouvelleslois prescrivant d’inculquer aux élèves les valeursdu régime : unité, catholicisme et empire. Lespériodes favorisant l’image d’une Espagne impé-riale (Renaissance catholique, Primo de Rivera,guerre coloniale, fascisme…) sont magnifiées,alors que les périodes libérales et républicaines(les Lumières espagnoles, les guerres d’Indépen-dance, la IIe République) font l’objet d’un déni-grement systématique. Par un glissement séman-tique, le terme de «civilisation» est désormaisassocié aux valeurs nationales-catholiques. Lemodèle franquiste s’est ainsi imposé jusqu’à lafin de la dictature (1975).

Au cours de la «transition démocratique», dontl’Espagne actuelle est l’héritière, de nouveauxmanuels sont produits avec l’aide des groupesuniversitaires de didactique. Certains d’entre euxrenouent avec les valeurs de l’Institution libre del’enseignement. Mais Valls mentionne aussi lapersistance de manuels plus traditionnels. C’est

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alors que se révèlent les limites d’une analyse ducurriculum historique à travers les seulsmanuels, ce que l’auteur souligne lui-même, carles témoignages des enseignants et l’étuded’autres dimensions didactiques comme les acti-vités extrascolaires donnent une image bien dif-férente de l’enseignement de l’histoire au coursde cette période. Les réformes éducatives desannées 1980 et 1990 ont laissé davantage d’es-pace aux nouvelles didactiques, suscitant destypes de manuels plus ouverts, notammentautour de thèmes comme le régionalisme ou ladiversité culturelle. Le début des années 2000 estpar contre caractérisé par un retour à une visionplus unificatrice de l’histoire espagnole.

En ce qui concerne l’usage politique desmanuels, l’ouvrage dresse un véritable portraitde la «mémoire publique» à travers la sélectionet le traitement des contenus historiques effec-tués dans les contextes politiques successifs quel’Espagne a connus de 1800 à 2006.Valls reprenddes éléments de l’histoire d’Espagne comme lafigure impériale de Philippe II au XVIe siècle, leXIXe siècle et la guerre d’indépendance, laguerre civile et l’idée d’Europe. La figure de Philippe II est par exemple déterminée parl’image de la colonisation espagnole qu’il s’agitde transmettre. Elle est tantôt érigée en modèlehéroïque et patriotique d’une Espagne impérialeau régime conservateur et tantôt discréditée parles valeurs anticolonialistes des gouvernementsprogressistes.

Pour sa part, la guerre civile est analysée en fonc-tion des politiques mémorielles du franquisme(insistant sur la légitimation de la dictature), dela « transition» (marquées par l’amnistie et laréconciliation) et de l’époque plus récente (dansla perspective de la « loi de récupération de lamémoire historique»). L’auteur met en évidencel’évolution entre la période qui a vu gouverner ladroite (1994-2004) et celle des débats plusrécents autour de la mémoire historique et desvictimes du franquisme après le retour au pou-voir des socialistes.

Enfin, la conception de l’Europe suit les mêmesparadigmes et ne se démarque guère desmanuels de l’Europe occidentale. Elle est utilisée,en fonction de l’actualité, comme support à uneéducation citoyenne ouverte à la pluralité et auxéchanges.

L’auteur a été très attentif à l’utilisation desimages (notamment à partir des années 1900) età la polysémie de leurs fonctions au sein desmanuels. C’est là bien sûr une dimension essen-tielle de l’histoire des ressources scolaires quinous fait forcément regretter que l’ouvrage nepropose lui-même aucune iconographie. Certes,la loi d’airain des coûts de production et desdroits de reproduction est sans doute passée parlà, mais cela n’aide pas à la divulgation d’uneanalyse aussi riche que pertinente.

L’ouvrage est encore complété par une liste apriori exhaustive des manuels d’histoire espa-gnols publiés ces deux derniers siècles, classés partitre et par auteur; elle est tellement longue qu’ilaurait bien sûr été impossible de les prendre tousen considération pour une telle étude.

Comme l’a bien rappelé l’auteur, les contenusdes manuels ne nous disent pas tout ce qui s’estpassé en classe d’histoire. Ils sont plutôt etd’abord le reflet des représentations du passé quiont caractérisé les sociétés qui les ont produits.Ils se situent donc au cœur de l’usage public del’histoire le plus répandu et le plus significatif, satransmission scolaire, sans forcément nous ladécrire dans les faits, mais en nous disant à quelscontenus elle était destinée par ceux qui avaientla charge de la financer et de l’organiser.

Charles Heimberg,IFMES & Université de Genève

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Walter Panciera & Andrea Zannini, Didatticadella storia. Manuale per la formazione degliinsegnanti, Florence, Le Monnier Università,2006, 246 p.

Cet ouvrage sur la didactique de l’histoire a étéécrit à quatre mains par deux historiens moder-nistes. Destiné à la formation des enseignants, ilest constitué de quatre parties distinctes. WalterPanciera a traité de La discipline historique et desFondements de l’histoire ; Andrea Zannini arédigé les chapitres sur L’histoire à l’école etEnseigner l’histoire. Près d’une centaine de pagesd’annexes fournissent ensuite au lecteur destextes de références sur les normes et les pro-grammes italiens d’hier et d’aujourd’hui enmatière d’histoire scolaire.

Le portrait de la discipline historique qui nousest proposé rend compte à la fois de la com-plexité de cette discipline et des réflexions lesplus importantes qu’elle a suscitées. L’étude del’histoire est ainsi conçue comme une éducationà la problématicité du monde et à une réflexioncritique partant de sa complexité. L’auteurconsacre des pages significatives, et ouvertes surla culture européenne, à la propre histoire del’histoire comme mode de pensée. Certes, on yregrettera l’absence d’une référence à l’œuvre deLanglois et Seignobos. Mais ce panorama, trèsriche, constitue une synthèse qui est fort utile.

S’agissant des fondements de la discipline, Pan-ciera se réfère tout d’abord à Marc Bloch pour

introduire des concepts fondamentaux commele changement, la rupture et la continuité. Lestrois temporalités de Fernand Braudel donnentégalement lieu à une présentation. De même quela question des sources et celle de la narration enhistoire. L’auteur est particulièrement sensible àla question des espaces, aux interactions entre lesdifférentes perspectives spatiales dans lesquellesles récits historiques se déploient. Il nous pré-sente la perspective de l’histoire globale et enmontre certaines limites, mais sans nousconvaincre qu’il faille pour autant maintenir uneposture européocentrique dans l’enseignementde l’histoire en le déclarant ouvertement. Enfin, ilaborde le concept d’usage public de l’histoirepour introduire la question du révisionnisme,ainsi que celle des diverses manifestations de lamémoire avec toute la confusion qu’elles indui-sent dans notre monde contemporain entrel’histoire et la mémoire.

Le chapitre sur l’histoire à l’école se penche dansun premier temps sur l’histoire de l’enseigne-ment de l’histoire dans l’école italienne. AndreaZannini dresse un portrait très critique des réali-tés de cet enseignement, en particulier à cause dela formation disciplinaire très insuffisante desenseignants chargés de l’histoire scolaire. Il sou-ligne ce paradoxe, qui n’est peut-être pas spécifi-quement italien, qui veut que l’ampleur des affir-mations de l’importance fondamentale del’histoire dans le projet éducatif soit proportion-nelle à la discrétion des moyens qui lui sontalloués et à sa marginalité effective dans le sys-tème éducatif. La présentation porte ensuite surles programmes et les directives qui ont été suc-cessivement introduits ces dernières années enItalie, donnant lieu à des controverses dont il adéjà été question dans Le cartable de Clio (voirl’article de Luigi Cajani dans le volume n° 2,2002, pp. 97-113).

Dans la dernière partie, l’auteur nous introduit àla didactique de l’histoire et à ses différents cou-rants. Il évoque l’approche traditionnelle aussibien du point de vue de ses détracteurs que de

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celui de ceux qui continuent de la considérercomme indispensable. À ses yeux, elle est certesdestinée à disparaître, mais non sans nous laisserun certain héritage. L’approche modulaireconstitue une proposition alternative. Il ne s’agitni d’un regroupement thématique, ni d’une suc-cession d’unités didactiques, mais d’une réorga-nisation globale permettant de traiter une pro-blématique sous différents aspects et selon desmodalités variées, y compris les plus tradition-nelles. Cette manière de concevoir l’apprentis-sage de l’histoire débouche sur des travaux pra-tiques diversifiés permettant d’exercer les modesde pensée historiens. À ce propos, Zannini insisteà juste titre sur les perspectives ouvertes par lesdocuments audiovisuels et les nouvelles techno-logies, dont l’usage en classe est aussi délicat quenécessaire.

Cet ouvrage de synthèse dresse un tableau inté-ressant de la manière dont le problème de l’en-seignement de l’histoire se pose dans le contexteitalien. Alors qu’il évoque des problèmes géné-raux que l’on retrouve largement dans d’autrescontextes nationaux, il mobilise un vocabulairespécifique et se réfère à une histoire institution-nelle particulière liée la situation italienne.Cependant, le fait que la problématique soit pré-sentée dans une perspective historique explicitepermet au lecteur étranger à ce contexte demieux comprendre les enjeux dont il est ques-tion. La répartition des thématiques entre lesdeux auteurs donne par contre l’impression,dans cet ouvrage, d’une forte séparation entrel’histoire des chercheurs et celle qui se donne àvoir en classe, entre la théorie et la pratique péda-gogique. Ainsi, il aurait été intéressant, parexemple, de savoir comment Braudel et ses tem-poralités pouvaient s’intégrer dans les moduleset les unités didactiques; ou comment l’on pou-vait traiter de manière critique du concept derévisionnisme dans le cadre d’une unité didac-tique ou en utilisant les ressources des nouvellestechnologies.

Charles Heimberg,IFMES & Université de Genève

Bernard Rey & Michel Staszewki, Enseignerl’histoire aux adolescents, Démarches socio-constructivistes, Bruxelles, De Boeck, 2004,248 p.

Dans la collection Action, La pédagogie dans l’en-seignement de l’histoire, Bernard Rey, professeuren sciences de l’éducation à l’Université Libre deBruxelles et auteur de plusieurs ouvrages connuspour leur qualité, tel celui qui traite des compé-tences transversales (ESF, 1995), et Michel Stas-zewsky, professeur d’histoire dans le secondaireet collaborateur scientifique de l’Université Librede Bruxelles, signent un livre à deux voix dontl’intention est de proposer de nouvelles pratiquesde l’enseignement de l’histoire tout en accompa-gnant celles-ci de réflexions théoriques qui endéveloppent les fondements.

L’ouvrage s’organise en trois parties d’inégaleimportance.Après une introduction qui rappellebrièvement nombre de critiques adressées à l’en-seignement de la « vieille histoire » et énoncel’objet du livre et ses limites, une première partie,Description du modèle proposé, décrit et argu-mente de nouvelles manières d’enseigner l’his-toire. Cette présentation assez générale est suiviepar une seconde partie, plus brève, qui exposeQuatre dispositifs didactiques. Enfin, une dernièrepartie, Éléments pour une réflexion, de longueuréquivalente à la première, reprend, complète etdéveloppe divers aspects théoriques qui, à la fois,sont à l’origine des pratiques exposées précé-

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demment, les prolongent et les situent dans despréoccupations plus vastes leur conférant ainsides significations qui dépassent largement lesseuls exemples donnés ici.

Je ne reviens pas sur les critiques émises à l’en-contre de la «vieille histoire», critiques très lar-gement convenues et qui me semblent, icicomme souvent, non seulement superficielles,ce qui peut s’expliquer par leur brièveté, maissurtout souvent « à côté de la plaque » voireerronées. Même si cette dénonciation deman-derait d’être examinée d’un point de vue cri-tique, ce n’est pas l’intérêt du livre, aussi je nem’y attarde pas.

La première partie comporte six chapitres quiexposent de manière complète le modèle proposé.Le premier chapitre qui traite du choix des conte-nus à enseigner ; il réaffirme l’objectif fondamen-tal de l’enseignement de l’histoire depuis sonintroduction dans l’enseignement obligatoiredes écoles publiques des sociétés démocratiques,à savoir sa contribution à la formation ducitoyen; il introduit ensuite l’usage du terme decompétence de préférence à celui de savoir, com-pétence «pour nommer une disposition à accom-plir une tâche, disposition qui n’est acquise que si lesujet est devenu apte à mettre en œuvre l’ensembleorganisé de savoirs de différents types nécessairespour accomplir la tâche en question ». Suit unexposé qui liste Des macro-compétences, Des atti-tudes, Des concepts, Des savoir-faire. Le choix desproblèmes historiques à traiter est alors effectuéen priorité en fonction des concepts à construire.Ce renversement de perspective consiste à neplus raisonner d’abord selon des objets, desthèmes, des événements ou des périodes à ensei-gner, mais selon des compétences, des modes depensée disciplinaire. Il est aujourd’hui bien dif-fusé même si les pratiques d’enseignement res-tent encore le plus souvent dépendantes de laperspective précédente.

Le deuxième chapitre expose ce qu’est, selon lesauteurs, Une pédagogie socio-constructiviste. Les

développements théoriques étant repris dans latroisième partie de l’ouvrage, il y est surtoutquestions des dispositifs de travail. Cela ouvrevers le chapitre suivant, Types d’activités pour lecours d’histoire. Après diverses méthodes desti-nées à faire émerger les représentations mentalesdes élèves et à les déstabiliser, on en retiendra lavariété des activités présentées ici, variété quirejoint nombre de travaux de didactiques insis-tant sur le lien entre cette variété et la diversitédes manières de penser des élèves pour ne pasparler de la diversité des intelligences. Un brefchapitre au contenu épistémologique précède unautre bref chapitre sur les conditions matérielles,ce dernier rappelant fort opportunément quel’enseignement est aussi question d’environne-ment matériel. Cette première partie s’achève parquelques pages sur l’évaluation, pages d’autantplus utiles que celle-ci reste très largement unimpensé de la didactique de l’histoire.

La seconde partie présente donc Quatre disposi-tifs didactiques pour enseigner l’histoire à desélèves de différents niveaux de l’enseignementsecondaire, correspondant au post-obligatoireen Suisse et au lycée en France. Le lecteur y trou-vera de claires illustrations des propos plus géné-raux de la première partie.

La troisième partie, Éléments pour une réflexion,revient sur la conception constructiviste etsocio-constructiviste de l’apprentissage, puisdéveloppe trois thèmes, l’écrit, le lien avec lacitoyenneté et la motivation des élèves. Bache-lard et l’idée d’une construction de la connais-sance en termes d’obstacles à franchir, lesconceptions préalables des élèves présentéesselon cette même problématique, Piaget et sonintérêt pour les réorganisations cognitives, cestrois références précèdent quelques pages surles situations-problèmes en histoire ; le conflitsocio-cognitif, avec les interactions qu’il sup-pose avec autrui ainsi que sa mise en œuvre ensituation scolaire, est une autre référence forte.Ensemble, ces références convergent vers laconstruction d’un citoyen autonome du point

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de vue de la pensée et des choix. Le chapitre sui-vant développe l’importance de l’écrit, d’une«pensée scripturale», elle aussi mise en relationavec la construction de la citoyenneté. La naturetextuelle de l’histoire, son lien avec le récit maisaussi le lien de l’écrit et du pouvoir sont autantd’arguments qui parcourent ces fortes pages.L’avant dernier chapitre revient plus longue-ment sur le lien entre enseignement de l’histoireet citoyenneté pour mettre en avant l’impor-tance de l’acteur, de ses mobiles, de ses inten-tions, dans la construction de son histoire et del’histoire collective, et donc aussi sa responsabi-lité par rapport à un futur qui reste en grandepartie à inventer. La réflexion sur les motiva-tions des élèves à l’étude de l’histoire ouvre ledernier chapitre sur des questions qui restentouvertes telles que l’utilité de cet enseignement,sa relation avec la recherche de l’identité, les dis-positifs et manières d’enseigner qui mettentl’élève en situation de s’engager dans les tâchesqui lui sont proposées. Cette dernière partiebalaie ainsi de très nombreux thèmes et intro-duit maintes références pour penser et mettreen œuvre un enseignement de l’histoire renou-velé. En refermant l’ouvrage, qui peut aussi êtrelu de manière discontinue associant les cha-pitres autrement que dans leur succession,cherchant dans la troisième partie des élémentsqui approfondissent certaines propositionsfigurant dans les deux premières et inverse-ment, le lecteur aura rencontré nombre dethèmes qui sont aujourd’hui très présents dansla réflexion didactique, que ce soit d’un pointde vue pratique ou du point de vue de larecherche.

La diversité et la complexité des thèmes qui sontdéveloppés ainsi que leur actualité pour l’ensei-gnement de l’histoire et les travaux de didactiqueinvitent à prolonger certains d’entre eux en lessoumettant à une interrogation critique. Il s’agitalors d’inviter les auteurs au débat en prenantpour acquis une grande partie de leurs idées eten considérant avec grand intérêt les exemplesde dispositif qui sont décrits. C’est ainsi qu’il

convient de lire les remarques et réserves qui sui-vent, les unes et les autres brièvement énoncéeset introduites sans aucune exhaustivité.

La construction de l’ouvrage suggère une divi-sion du travail entre les deux auteurs qui, si elles’explique par leurs métiers et par la complé-mentarité de leurs compétences, laisse un regretquant aux articulations entre ces deux points devue. Il est évident que les choix faits par l’ensei-gnant ne se déduisent pas d’un point de vuethéorique sur l’enseignement et l’apprentissage.Toutefois, cette séparation, voire cette dichoto-mie, me semble pouvoir être interprétée en rela-tion avec un étage manquant, ou trop succinct,de l’ouvrage, à savoir ce qui relève de la spécificitéde l’histoire en tant que science sociale et de cellede l’histoire scolaire dans sa construction singu-lière, liée à son insertion dans une institution elleaussi singulière, l’école. En invitant et en distin-guant ces deux références, je marque d’une partque l’histoire est un mode de pensée particulier,d’autre part qu’il est important de prendre toutela mesure des processus de scolarisation dessavoirs. Nombre d’historiens se reconnaissentaujourd’hui comme pratiquant une sciencesociale, une science socio-historique pourreprendre l’expression de Jean-Claude Passeron.À ce titre, elle met en œuvre divers procédésallant de la construction des traces du passé ensources de connaissances au produit final qui,d’une manière ou d’une autre, se présentecomme un texte. Cet aspect de la connaissancehistorique, pour ne prendre que cet exemple, setraduit dans l’espace scolaire par l’usage de«documents». Les exemples introduits ici fonttravailler les élèves sur des documents très variéset très hétérogènes, en particulier de nombreuxextraits de manuels scolaires. Ceux-ci voisinentavec des textes contemporains des objets histo-riques dont ils parlent, des organigrammes, desdéfinitions, etc. Tous ces documents sont traitéscomme égaux et, de fait, limités à leur contenuinformatif ce qui éloigne toute mise à distance,toute interrogation portant sur les sources detravail. Certes, chaque exemple précise les types

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de texte qui sont en jeu, mais ces précisions n’ou-vrent pas un travail particulier des élèves.

Sur un autre plan, je m’interroge sur le trèsrapide, trop rapide ?, transfert de certainsconcepts émanant de la recherche vers l’ensei-gnement. Il en est ainsi du socio-constructi-visme et du conflit socio-cognitif. L’un etl’autre sont devenus une référence passable-ment partagée dans les mondes didactique etpédagogique. Si l’accord est assez général pourdire que c’est le sujet qui construit sa connais-sance, je reste dans une très grande réservequant au renversement rapide vers des disposi-tifs qui sont qualifiés de cette manière. Aprèstout, n’importe quel dispositif peut être uneoccasion d’apprentissage, depuis le mimétismesilencieux des gestes de l’expert comme lemontrent certains travaux d’anthropologie jus-qu’à la conférence magistrale, qui est d’ailleursici un objet d’apprentissage. Quant au conflitsocio-cognitif, il est particulièrement dange-reux de réduire une situation de travail à plu-sieurs à ce seul aspect. Dans toute dynamiquecollective, même si l’intention est celle de laconstruction de connaissances, les relationsentre les individus ne peuvent en aucun casn’être envisagées que de ce seul point de vue.Les dimensions affectives, les rapports de pou-voir, la pression à l’inférence, l’investissementdifférent des individus dans la tâche et biend’autres modalités se croisent en permanencedans de telles situations. Un autre terme àprendre avec une grande prudence est celui deconceptions ou de représentations. Presqueplus personne ne met en question l’idée selonlaquelle les élèves ne sont ni une page blancheni un verre vide. Ce constat fait, établi etreconnu, ne nous donne aucune clé particu-lière. Les conceptions/représentations peuventêtre celles d’un concept -révolution, État, colo-nisation, etc. –, celles d’une période – Moyenâge, Renaissance, Entre-deux guerres, etc. –,celles d’une action – élire, déclarer la guerre,faire grève, fonder une entreprise, etc. –, encorefaut-il que les élèves aient quelques références,

quelques exemples, pour pouvoir nourrir ceciou cela de ce que nous allons appeler représen-tations. Plus encore, je doute de la pertinenced’un transfert trop systématique de l’épistémo-logie bachelardienne sur l’apprentissage del’histoire. Les conceptions/représentations sontautant voire plus des aides que des obstacles.Plusieurs chercheurs, historiens commeAntoine Prost et avant lui Henri-Irénée Mar-rou, didacticiens comme Nicole Lautier ouDidier Cariou ont bien montré l’importancedu raisonnement analogique en histoire, pluslargement en sciences sociales. La conceptuali-sation se joue dans un travail de comparaisonautour de la ressemblance-différence et plusl’élève maîtrise de situations où le concept est« valide », pertinent, utile… plus ce travail deconceptualisation avance. C’est en nourrissantle général de particuliers, d’exemples, que leconcept prend de plus en plus de sens. Nousretrouvons là la difficile question des choix desobjets historiques à étudier, immense chantierqu’il importe d’ouvrir en ces temps où les réfé-rences, notamment nationales, sont mises enquestion.

Il est presque toujours quelque peu déplacé dereprocher à des auteurs de ne pas traiter tel ou telaspect de la question. On retrouve dans cetteultime remarque concernant le contenu du livre,ici une absence, un écho à ce que j’ai écrit précé-demment sur l’étage manquant. Les exemplesprésentés ici concernent des niveaux de classedifférents. Mais rien n’est dit, ou presque, de leurinsertion dans une continuité, celle des coursd’histoire pendant une année ou un cycle. Or,une des difficultés rencontrées aujourd’hui dansde nombreux systèmes éducatifs est celle de l’éla-boration des curriculums. Il y a une grande dis-tance entre l’affirmation d’un enseignement plusrésolument tourné vers la construction de com-pétences, de concepts, d’attitudes, de savoir-faire,et la construction d’une succession de leçonsrelevant d’une progression et d’un approfondis-sement des apprentissages. À cela s’ajoute ce queje persiste à penser comme une réduction de la

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citoyenneté à une vision très instrumentale etindividualiste et un oubli ou un non-traitementde la dimension identitaire de l’histoire au-delàde quelques formules générales. Puisque l’écri-ture et la dimension narrative sont traitées entant que tel dans un chapitre, je me limite à for-muler une question: de quels récits avons-nousbesoin pour construire un monde habitablepour tous ? On peut évidemment contester laformulation de cette question, mais elle contientcelle des choix, choix aussi bien des conceptsprioritaires que des moments, périodes, événe-ments qu’il est juste, bon, utile, nécessaire que lesélèves construisent, connaissent.

Pour terminer cette note de lecture, on regret-tera une bibliographie très hétérogène danslaquelle on remarquera certaines absences. Outrel’ouvrage de Charles Heimberg sur L’histoire àl’école (ESF, 2002), la recherche animée parSuzanne Guyon, Marie-José Mousseau et NicoleTutiaux-Guillon sur la construction du conceptde nation (INRP, 1993) est oubliée alors qu’elleest un des travaux les plus aboutis sur la concep-tualisation en histoire par la mise en œuvre desituations-problèmes dans une perspective trèslargement inspirée par la didactique des sciencesexpérimentales et une conception bachelar-dienne de la construction des savoirs. On noteraaussi l’absence des travaux de Nicole Lautier (parexemple Presses universitaires du Septentrion,1997) ou encore du numéro 106 de la RevueFrançaise de Pédagogie (1994) qui comporte undossier complet sur les didactiques de l’histoireet de la géographie.

Ces réserves énoncées, l’enseignant et le forma-teur y puiseront maintes idées et références pournourrir leurs enseignements et leurs réflexions,contribuant ainsi au renouvellement de l’ensei-gnement de l’histoire.

François Audigier,Université de Genève

Rita Hofstetter & Bernard Schneuwly (dir.),avec la collaboration de Valérie Lussi, MarcoCicchini, Lucien Criblez & Martine Späni,Émergence des sciences de l’éducation enSuisse à la croisée de traditions académiquescontrastées. Fin du XIXe – première moitié duXXe siècle, Berne & al., Peter Lang, 2007, 539 p.

Fruit d’une vaste enquête collective, cet ouvrageretrace le processus très complexe qui a permisaux sciences de l’éducation de se constituer enSuisse et d’être reconnues sur le plan acadé-mique. Sa périodisation nous donne à voir lespremières phases, souvent sinueuses, de cette ins-titutionnalisation, caractérisée selon les auteurspar une professionnalisation de la recherche, laconstitution d’un réseau de communication, uneproduction scientifique de connaissances et unmécanisme de formation de la relève.

Comme il s’agit de la Suisse, une série de mono-graphies cantonales nous est tout d’abord propo-sée. Ces contributions donnent ainsi à voir lagrande diversité des situations et de leurs aléasdans un contexte où ce qui relève de l’éducation esttrès décentralisé. Les principales universités sontévoquées, de même que des lieux, comme l’Écolepolytechnique fédérale de Zurich, qui ont jouéun rôle marginal, mais néanmoins significatif.

D’autres contributions portent ensuite sur desthèmes transversaux, optant pour une postureplus comparative. Elles invitent le lecteur à relier

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les différentes situations cantonales décrites pré-cédemment pour les mettre en perspectiveautour de questions révélatrices comme l’ensei-gnement spécialisé, l’orientation professionnelleou les formations à l’enseignement. Sur ce der-nier thème, en ce qui concerne l’enseignementsecondaire supérieur, les compétences respec-tives de l’Université et de l’État employeur, ainsique les tensions qu’elles suscitent, sont mises enévidences pour la validation des formations; demême que les rapports parfois difficiles entre lesenseignements disciplinaires et ceux qui relèventplus généralement de la pédagogie. Parmi les élé-ments qui différencient les situations cantonalesen la matière, on peut noter le degré de sépara-tion entre les ordres d’enseignement, mais aussile choix de confier la formation à l’université, àdes écoles normales ou à des structures reliées àla profession, fonctionnant sous la forme d’uncompagnonnage assorti de stages.

Les auteurs dégagent de ces descriptions unesérie de configurations générales qui permettentde mieux appréhender le problème à l’échellenationale. Les sciences de l’éducation sont parexemple fortement reliées à la philosophie dansles sites alémaniques; du côté romand, la péda-gogie s’affirme de manière plus indépendante,mais tournée davantage vers la formation pro-fessionnelle ; enfin, Genève se distingue en asso-ciant fortement la psychologie à la pédagogie.

L’une des questions fondamentales posées parces études est celle de la reconnaissance desrecherches empiriques, tant au point de vue deleur valeur scientifique qu’à celui de leur utilitépour la politique éducative. L’un des facteurspouvant favoriser cette reconnaissance se situedans l’existence de réseaux, plus volontiersinternationaux que nationaux, qui stimulent larecherche et la rendent parfois plus visible. Uneétude prosopographique des principaux acteursde cette émergence des sciences de l’éducationen Suisse nous est d’ailleurs utilement propo-sée, y compris sous la forme de courtes fichesbiographiques.

Soumis fortement, dans un premier temps, à laphilosophie, et dans une moindre mesure à lapsychologie, le champ disciplinaire des sciencesde l’éducation s’est finalement développécomme une mosaïque «riche en couleurs» danslaquelle les contenus forment « un ensemblehybride et foisonnant. Leur cohérence ne s’imposeni par une rationalité épistémologique, ni par unelogique disciplinaire, sociale ou professionnelle,mais est sans cesse reconstruite à travers le mouve-ment qu’impriment les champs disciplinaires etprofessionnels en interaction» (p. 457).

L’affirmation des sciences de l’éducation n’estpas achevée pour autant au milieu du XXe siècleet l’investigation pourrait donc se poursuivrepour la période plus récente. L’histoire éclairant apriori le présent, cela nous aiderait sans doute àmieux comprendre, en les inscrivant dans unecertaine durée, les contradictions, les persis-tances et les rémanences qui s’observent autourde quelques dossiers comme celui de la forma-tion des enseignants. Ce qui permettrait égale-ment de mieux connaître les conditions d’émer-gences plus récentes comme celle des didactiquesdisciplinaires. Ce volume très intéressant ouvredonc la voie à d’autres recherches en contribuantfructueusement à cette connaissance de l’histoirequi dégage un potentiel décisif quant à la possi-bilité d’une pratique critique, lucide et raison-née, de toute profession. Il nous permet enmême temps de remonter jusqu’aux sources decertains débats contemporains sur l’éducation,l’enseignement et les recherches en la matière;des sources peut-être plus lointaines encore quece que l’on pouvait attendre.

Charles Heimberg,IFMES & Université de Genève

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La journée de la mémoire 2007 à Genève

Pour son édition 2007, la Journée de la mémoireorganisée conjointement par le Département del’instruction publique et le Théâtre de Saint-Ger-vais, à Genève, a porté sur le thème de l’action etde la résistance face à l’inacceptable. Pour cefaire, les figures de deux femmes exceptionnellesont été évoquées.

Marianne Cohn (1922-1944) était une jeunefemme juive allemande, engagée pendant laSeconde Guerre mondiale dans le Mouvementde la jeunesse sioniste. Elle a ainsi été convoyeusepour des passages clandestins d’enfants juifs enSuisse. Le 31 mai 1944, l’un de ces convois a étéarrêté par les Allemands. Ainsi s’est-elle retrou-vée enfermée dans le sinistre hôtel Pax d’Anne-masse, siège local de la Gestapo. Elle a été tortu-rée et a tout fait pour protéger les enfants. Elle aété exécutée début juillet avec d’autres résistants.Son corps mutilé a été retrouvé le 28 août 1944,jour de la libération d’Annemasse.

Aimée Stitelmann (1925-2004), à l’époque de laSeconde Guerre mondiale, était une jeunefemme antifasciste, d’origine juive, qui possédaitla double nationalité suisse et française. Elle a faitpasser clandestinement une quinzaine d’enfantsen Suisse. Elle a aidé des réfugiés à passer la fron-tière, y compris pour les faire retourner clandes-tinement en France, ce pour quoi elle a été arrê-tée et condamnée par les autorités judiciairessuisses. Elle est restée fidèle toute sa vie à desengagements politiques et humanitaires, notam-ment en faveur des enfants clandestins et des

réfugiés. Juste avant sa disparition, elle a été réha-bilitée par la Confédération et la Ville de Genèvelui a officiellement rendu hommage.

Une école primaire d’Annemasse porte le nomde Marianne Cohn. Un collège de l’enseigne-ment secondaire genevois porte celui d’AiméeStitelmann. Cette double marque de reconnais-sance méritait pour le moins de faire mieuxconnaître leurs deux itinéraires.Le 27 janvier 2007, deux films ont tout d’abordété projetés en présence de leur réalisateur :Aimée S., emprisonnée en 1945, de Daniel Künzi,et Un îlot dans la tempête, de Neus Fiala (un trèsbeau documentaire consacré au recueil d’enfantsjuifs par la Croix-Rouge suisse-Secours auxenfants au Château de la Hille, dans l’Ariège ;ainsi qu’à une autre figure remarquable, celle del’infirmière suisse Rösli Näf qui a sauvé desenfants de la Déportation, en prenant, avecd’autres, des initiatives personnelles hardies,contraires aux directives officielles).

Les contributions de trois historiens ont égale-ment marqué cette soirée qui avait débuté parun hommage officiel. Tout d’abord, Marc Perre-noud, ancien conseiller scientifique de la Com-mission indépendante d’experts présidée parJean-François Bergier, a évoqué le contexte suissedurant la Seconde Guerre mondiale (il l’a égale-ment fait dans un entretien disponible sur leDVD Survivre et témoigner. Rescapés de la Shoahen Suisse publié par les éditions ies de Genève etle Verlag Pestalozzianum de Zurich). Ensuite,

La disparition brutale et prématurée de notre collègue et ami Philippe Schwed, un historien etun enseignant qui a fortement contribué au développement et à la diffusion d’une histoire cri-tique de la Suisse, a privé les lecteurs du Cartable de Clio d’un article sur Marianne Cohn qu’ilnous avait promis. Elle nous prive également d’un fin connaisseur des aspects les plus sombresde l’histoire helvétique, notamment en matière d’antisémitisme. Et surtout d’un remarquable«passeur d’histoire» qui aura marqué durablement beaucoup de ses élèves. [ChH]

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Ruth Fivaz-Silbermann a dressé un tableau desdifférentes filières qui ont fait passer clandestine-ment des victimes du national-socialisme enSuisse (on en trouvera une utile synthèse sur lesite www.aidh.org/Racisme/2e_guerre/Images/09-gloss.pdf). Enfin, Philippe Schwed a évoquéla trop courte vie de Marianne Cohn, en particu-lier le fait qu’elle avait dû fuir l’Allemagne, puisl’Espagne où sa famille s’était réfugiée préalable-ment à la chute de la République et à la dictaturede Franco, avant de s’engager dans le sauvetageclandestin d’enfants juifs.

Charles Heimberg,IFMES & Université de Genève

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292 Le cartable de Clio, n° 7

Le cours annuel organisé par le Groupe d’étudedes didactiques de l’histoire (GDH) en mai 2007a porté sur le thème du cinéma et de l’enseigne-ment de l’histoire. La plupart des présentationsde ces trois journées font l’objet d’un articledans le présent volume du Cartable de Clio. Ils’agit des contributions de Pierrre Sorlin, GianniHaver, Rémy Pithon, Lionel Lacour et Pierre-Emmanuel Jaques. Deux autres intervenants ontégalement présenté leurs réflexions.

Laurent Véray (Paris) a évoqué des documen-taires réalisés autour de la Grande Guerre. Il amontré l’importance que l’archivage des imagesavait prise dès cette période. Et il a notammentévoqué l’un de ses propres films documentaires,L’héroïque cinématographe, un récit autour dedeux personnages fictifs, deux opérateurs deprises de vues durant la Grande Guerre, unFrançais et un Allemand, dont les voix off com-mentent alternativement une constructiond’images d’archives. Ce qui rend compte desconditions de tournage et du fait qu’il n’y a pra-tiquement pas d’images directes des combats.Roland Cosandey (Vevey) nous a invités à nousméfier des images d’archives montrant des exé-cutions ou des événements dramatiques présen-tées comme authentiques alors qu’il s’agit le plussouvent de reconstitutions. Un film récent surles secrets d’État a ainsi présenté à tort les imagesd’une exécution dans le cadre de la guerre his-pano-cubaine de 1898 comme absolumentauthentiques. Un autre exemple est celui d’unpetit film sur la troupe du «Village nègre» del’Exposition nationale de Genève en 1896, quiest disponible sur un dvd de la cinémathèquesuisse. Ces images ne sont pas vraiment com-préhensibles si l’on ne sait pas qui sont les per-sonnages qui apparaissent. Il s’agit d’images del’entreprise Lumière associées à une opérationpublicitaire des savons Sunlight en Suisse.

La Peste rouge est un film documentaire de pro-pagande anticommuniste qui a été tournée en1938 par Franz Riedweg et Charles-GeorgesDuvanel, à l’initiative de l’ancien conseiller fédé-ral Jean-Marie Musy et de son Action nationalesuisse contre le communisme. Dans son ouver-ture, le commentaire du film prétend explicite-ment ne transmettre que des faits sans être lemoins du monde une construction. Il s’agit d’unlong métrage de 82 minutes, actuellementdéposé à la Cinémathèque suisse, dont l’orienta-tion n’est pas exempte d’accents clairement philofascistes et antisémites.

Le cours de Lausanne a également accueilli desélèves venus présenter leurs travaux de maturitésur le thème de l’apport du cinéma à la connais-sance de l’histoire. D’une manière générale, lesintervenants ont insisté sur l’intérêt didactique,pour l’enseignement de l’histoire, de savoirsélectionner des extraits significatifs des œuvrescinématographiques. Plaidant chacun pour uneapproche critique de l’usage du cinéma dansl’histoire scolaire, ils ont également fait valoirqu’un film en dit toujours plus sur l’époque etle contexte de sa réalisation que sur le thèmequ’il évoque.

Charles Heimberg,IFMES & Université de Genève

Cours du Groupe d’étude des Didactiques de l’Histoire (GDH)

Cinéma et enseignement de l’histoire, Lausanne, 9-11 mai 2007

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Les annonces, comptes rendus et notes 293

COURS DU GDH / CPS, 3-4 MARS 2008

Histoire sociale et culturelle des sciences et des techniques

La prise en compte de l’histoire des sciences et des techniques (ci-après HST) dans l’ensei-gnement est un domaine particulièrement important aujourd’hui pour introduire lesélèves à notre monde de plus en plus marqué par les objets techniques et leur permettre deconstruire une pensée complexe et critique. L’HST est très diversement prise en charge parles spécialistes, les uns venant de l’histoire, d’autres de la philosophie, d’autres encore dessciences ou des techniques elles-mêmes. Une vision fréquemment répandue veut qu’à l’ori-gine, il y ait la science, produite par des personnes plus ou moins qualifiées de génie, quitrouverait des applications dans la technique, laquelle s’insère alors dans les systèmes deproduction et transforme les modes de vie, les sociétés. Contre cette vision quelque peudéterministe, une histoire sociale et culturelle des ST place ces dernières dans les contextesoù elles se produisent, se diffusent et contribuent à modifier les sociétés. Outre cette raisonpremière, l’introduction de l’HST dans l’enseignement ouvre encore d’autres pistes deréflexion, comme par exemple : la distinction entre une histoire interne à chaque science outechnique, histoire qui est fréquemment développée et une histoire externe telle que lepense une histoire sociale et culturelle ; la relation entre psychogénèse et phylogénèse,autrement dit entre l’histoire des sciences et le développement de la pensée scientifiquechez l’individu.

Les thèmes suivants seront abordés : culture scientifique à l’école, mutations du travail, Égliseet société face aux nouvelles visions du monde (Galilée) et aux théories de l’évolution, etc.

IntervenantsAndré Langaney, généticien, Université de GenèveStéphane Garcia, historien, Genèveainsi que deux autres intervenants

Lieu du coursGenève

PrixCHF 200.–

Numéro du coursWBZ_08_12_41

Inscriptionswww.webpalette.ch

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294 Le cartable de Clio, n° 7

COURS DU GDH / CPS, 14-16 MAI 2008

LA MODERNISATION DES ALPESLa modernisation d’une région marginale au centre de l’Europe

Ce cours a pour objectif d’examiner quelques aspects des mutations qui ont transformé lesrythmes de la vie quotidienne dans les sociétés alpines, en particulier entre les XIXe et XXe siècles. Les travaux s’articuleront en trois journées pour fournir aux enseignants inté-ressés des éléments de réflexion sur la modernisation des Alpes ; le premier jour sera consa-cré aux voies de communication, le deuxième à la démographie et aux sources énergétiques,le troisième au tourisme.

Durant ces trois jours, des exposés scientifiques seront proposés en alternance avec desdébats, des visites guidées et des présentations d’activités didactiques. Les diverses activitésprévues auront une forte dimension interdisciplinaire pour les enseignants d’histoire et degéographie et donneront l’occasion de débattre sur des questions centrales de l’histoire euro-péenne, mais aussi sur les perspectives de développement et d’intégration des États dans lecadre de la nouvelle Europe. De ce point de vue, les présentations prévues et les visites sur leterrain offriront aussi des éléments de réflexion pour l’éducation à la citoyenneté.

IntervenantsRaffaello CeschiAnne-Marie Granet-AbissetLuigi LorenzettiMarco MarcacciLaurent Tissot

Lieu du coursBellinzone, Tessin

Langues du coursItalien et français

PrixCHF 300.–

Numéro du coursWBZ_08_12_40

Inscriptionswww.webpalette.ch

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de ses lecteurs

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