12
ASSET MANAGEMENT P.4 et 5 | Actualité LA REPRÉSENTATION DES SALARIÉS DANS LES ORGANES DE GOUVERNANCE DES ENTREPRISES FRANÇAISES N° 7 - Juin 2015 LES CHRONIQUES DE L’ ISR P.6 à 9 | Point de vue académique L’ÉTHIQUE ET LE MARCHÉ, PAR JEAN TIROLE

LES CHRONIQUES DE L’ISR - Edmond de Rothschild · les économies planifiées où les mécanismes d’allocation des ressources sont plus centralisés. Pour ces raisons, il joue

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: LES CHRONIQUES DE L’ISR - Edmond de Rothschild · les économies planifiées où les mécanismes d’allocation des ressources sont plus centralisés. Pour ces raisons, il joue

ASSET MANAGEMENT

P.4 et 5 | Actualité

LA REPRÉSENTATION DES SALARIÉS DANS LES ORGANES DE GOUVERNANCE DES ENTREPRISES FRANÇAISES

N° 7 - Juin 2015

LES CHRONIQUES DE L’ISR

P.6 à 9 | Point de vue académique

L’ÉTHIQUE ET LE MARCHÉ, PAR JEAN TIROLE

Page 2: LES CHRONIQUES DE L’ISR - Edmond de Rothschild · les économies planifiées où les mécanismes d’allocation des ressources sont plus centralisés. Pour ces raisons, il joue
Page 3: LES CHRONIQUES DE L’ISR - Edmond de Rothschild · les économies planifiées où les mécanismes d’allocation des ressources sont plus centralisés. Pour ces raisons, il joue

3 ASSET MANAGEMENT - LES CHRONIQUES DE L’ISR

Chers lecteurs,

Certains biens et services ne semblent pas devoir s’insérer dans le cadre d’une économie marchande et ce, pour des raisons éthiques.

Cette importante question est développée par Jean Tirole, lauréat du prix Nobel d’Économie 2014, qui nous a aimablement accordé l’autorisation de reproduire un article paru dans le quotidien Les Échos. Jean Tirole nous explique que la frontière entre « marché » et « morale » n’est pas toujours aussi hermétique qu’il n’y paraît et qu’il existe des domaines relevant de l’éthique qui méritent d’être explorés par la recherche et l’analyse économiques.

Nous poursuivrons cette 7ème édition des Chroniques de l’ISR par une réflexion sur la présence des représentants des salariés au sein des Conseils d’administration ou de surveillance. Après avoir dressé un tableau du paysage européen en la matière, nous mettrons l’accent sur les avantages que peuvent retirer les organes de gouvernance des sociétés de cette forme d’ouverture à d’autres parties prenantes ainsi que sur les champs d’étude qui sont ouverts quant à la mesure de performance induite par cette pratique.

Sur un tout autre sujet, et à l’heure où les compagnies pétrolières et gazières doivent faire face à de nouveaux défis en matière de projets d’investissement, plus coûteux et plus risqués, nous mentionnerons l’action d’engagement collaboratif d’Edmond de Rothschild Asset Management (France) auprès des autorités de marché américaines afin d’obtenir de la part de ces sociétés davantage d’informations sur leurs projets d’extraction et de production.

Nous rendrons compte d’une visite sur un site de production de bière du groupe belge AB InBev, où nous constaterons que l’un des enjeux majeurs auxquels est confrontée l’industrie brassicole est la gestion de la ressource en eau.

À lire sans modération.

Manuel DoméonDirecteur Adjoint, responsable

Analyse-Gestion ISR

Edmond de Rothschild Asset Management (France) co-sponsorise la Chaire Finance Durable et Investissement Responsable, co-dirigée par l’École Polytechnique et la Toulouse School of Economics sous l’égide de l’Association Française de la Gestion financière (AFG).

ÉDITORIALE

Page 4: LES CHRONIQUES DE L’ISR - Edmond de Rothschild · les économies planifiées où les mécanismes d’allocation des ressources sont plus centralisés. Pour ces raisons, il joue

4

L’accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013 sur la sécurisation de l’emploi instaure une représentation des salariés au sein des Conseils d’administration ou de surveillance des grandes entreprises privées françaises : les entreprises de plus de 10 000 salariés dans le monde ou 5 000 en France doivent avoir un représentant des salariés au conseil, deux si le conseil compte plus de 12 membres. Il étend donc une pratique qui, en France, se concentrait au sein des entreprises publiques ou anciennement publiques.L’administrateur salarié sera désigné par les salariés de l’entreprise, le comité central d’entreprise ou l’organisation syndicale la plus représentative. Il bénéficiera des mêmes droits et devoirs que tout autre administrateur, notamment une voix délibérative lors du vote des décisions prises par le Conseil d’administration ou de surveillance.Ces nouvelles dispositions placent la France à mi-chemin entre le modèle anglo-saxon (pas de représentant des salariés) et le modèle allemand (un tiers des administrateurs représentant les salariés dans les entreprises de 500 à 2 000 employés et la moitié pour celles de plus de 2 000 salariés ; on parle de codétermination paritaire dans ce dernier cas). Jusqu’à présent, la place des salariés dans les Conseils de sociétés françaises était réduite, ce qui semble assez paradoxal alors que la France est l’un des pays qui compte le plus de salariés actionnaires : 3,4 millions de

salariés détiennent des actions de leur entreprise.

AVANTAGES ET INCONVÉNIENTS DU NOUVEL ACCORD

Au-delà d’un meilleur équilibre des points de vue des différentes parties prenantes, les différentes études sur les bienfaits des salariés dans les conseils avancent :

leur connaissance de l’entreprise et de ses hommes,

leur compétence, leur engagement de long terme.

La présence des salariés est également perçue comme un moyen d’améliorer la qualité des relations sociales dans l’entreprise, qui selon un classement du World Economic Forum, serait particulièrement mauvaise en France (125e/133).Une étude met par ailleurs en lumière une corrélation entre la présence au Conseil d’administrateurs salariés et une certaine modération salariale des dirigeants.Les craintes nées de la présence de représentants de salariés dans les Conseils sont :

une menace sur la confidentialité des décisions qui sont prises,

une immixtion du pouvoir syndical dans la bonne marche des affaires,

une sortie de certains investisseurs pour qui ces instances ne doivent débattre que des préoccupations des actionnaires.

LA REPRÉSENTATION DES SALARIÉS DANS LES ORGANES DE GOUVERNANCE DES ENTREPRISES FRANÇAISES

ACTUALITÉA

Sur notre univers du MSCI EMU (240 entreprises), en 2014, 63 entreprises comptaient au moins un administrateur salarié dont 43 en Allemagne (sur 51 entreprises), 7 en Autriche (sur 8) et 13 en France (sur 72).

Le modèle d’analyse extra-financière développée par Edmond de Rothschild Asset Management (France) tient compte de l’existence de représentants des salariés dans les organes de gouvernance au niveau du critère mesurant la diversité des administrateurs.

Jusqu’à présent, la place des salariés dans les Conseils de sociétés françaises était réduite.

Page 5: LES CHRONIQUES DE L’ISR - Edmond de Rothschild · les économies planifiées où les mécanismes d’allocation des ressources sont plus centralisés. Pour ces raisons, il joue

5 ASSET MANAGEMENT - LES CHRONIQUES DE L’ISR

L’exemple de l’Allemagne et des pays nordiques montre que, bien souvent, ces craintes apparaissent superflues. Dans ces pays, la réactivité et la capacité d’adaptation face aux chocs économiques et financiers ont été facilitées par une grande qualité du dialogue social.

LA PERFORMANCE DE L’ENTREPRISE EST-ELLE COMPATIBLE AVEC L’EXISTENCE D’ADMINISTRATEURS SALARIÉS ?

La question se pose de la corrélation entre la présence d’administrateurs salariés et la performance de l’entreprise. Une rapide revue des recherches académiques ne permet pas de conclure avec certitude sur l’existence d’un tel lien, notamment en Allemagne où la codétermination paritaire existe depuis les années 1970. Selon nous, un axe de recherche consisterait à privilégier la qualité des profils réunis dans les conseils. La présence d’administrateurs salariés pourrait alors s’ajouter aux variables explicatives de la performance des sociétés, au même titre que la variété des diplômes des administrateurs et leur expérience internationale et/ou opérationnelle.

Droits de participation généralisés incluant entreprises publiques et privées (14 pays : Allemagne, Autriche, Croatie, Danemark, Finlande, France, Hongrie, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas, République tchèque, Slovaquie, Slovénie, Suède)

Droits de participation limités incluant principalement entreprises publiques ou privatisées (5 pays : Espagne, Grèce, Irlande, Pologne, Portugal)

Droits de participation inexistants ou quasi inexistants (12  pays : Belgique, Bulgarie, Chypre, Estonie, Islande, Italie, Liechtenstein, Lituanie, Lettonie, Malte, Roumanie, Royaume-Uni)

Source : Norbert Kluge, Michael Stollt et Aline Conchon - Institut syndical européen (European Trade Union Institute, ETUI) Juillet 2013

POUR EN SAVOIR PLUS :

André Gauron et Vincent Charlet, « Réussir la mise en place des administrateurs salariés », Paris, Presses des Mines, 2014, Préface de Denis Ranque.

Houda Ghaya, Gilles Lambert, « Caractéristiques de la diver-sité au sein des conseils d’administration et performance financière : une étude empirique sur les entreprises du CAC40 » Document de travail n°2012-14, Bureau d’écono-mie théorique et appliquée, Strasbourg, 2012.

NIVEAU DE PARTICIPATION DES SALARIÉS DANS LES CONSEILS DANS 31 PAYS DE L’ESPACE ÉCONOMIQUE EUROPÉEN

ACTUALITÉA

Page 6: LES CHRONIQUES DE L’ISR - Edmond de Rothschild · les économies planifiées où les mécanismes d’allocation des ressources sont plus centralisés. Pour ces raisons, il joue

6

POINT DE VUE ACADEMIQUE

ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts, est président de l’Ecole d’Economie de Toulouse (TSE), directeur scientifique de l’Institut d’Economie Industrielle (IDEI) à Toulouse, membre fondateur et président du comité exécutif de l’Institute for Advanced Study in Toulouse (IAST), professeur invité au MIT et directeur d’études cumulant à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Il est également membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques (élu au fauteuil de Maurice Allais) et du Conseil d’Analyse Economique (CAE).Ingénieur général des Ponts et Chaussées, il est ancien élève de l’Ecole Polytechnique (promotion 1973), ingénieur des Ponts et Chaussées (1978), docteur de troisième cycle en mathématique de la décision (1978, Paris IX) et docteur en économie (1981, MIT). Il a enseigné à l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussées (1981-1984) et au MIT (1984-1991), et a été enseignant invité dans de nombreuses universités.Il a publié plus de 200 articles dans les revues internationales ainsi que 11 livres dont Game Theory (avec Drew Fudenberg), A Theory of Incentives in Regulation and Procurement (avec Jean-Jacques Laffont), The Prudential Regulation of Banks (avec Mathias Dewatripont), Competition in Telecommunications (avec Jean-Jacques Laffont) , The Theory of Industrial Organization, The Theory of Corporate Finance, et Inside and Outside Liquidity (avec Bengt Holmström). Il travaille actuellement sur les liens entre économie et psychologie, sur la crise

financière et la réglementation bancaire, ainsi que sur divers problèmes d’économie industrielle.Ancien Sloan fellow et Guggenheim fellow, il est Docteur Honoris Causa de l’Université Libre de Bruxelles, de l’Université de Londres (London Business School), de l’Université de Montréal (HEC), de l’Université de Mannheim, de l’Université d’Athènes, de l’Université de Rome 2 Tor Vergata, et des universités Hitotsubashi (Tokyo) et Lausanne. En 1993, il a été élu membre étranger de l’American Academy of Arts and Sciences ainsi que de l’American Economic Association. Il a été président de l’Econometric Society en 1998 et de l’European Economic Association en 2001. Il reçut en 1993 le prix Yrjö Jahnsson de l’European Economic Association (décerné à partir de 1993 tous les deux ans au meilleur économiste européen de moins de 45 ans), et le distinguished-fellow prize de l’université de Munich en 1996. En 2007, il reçut la médaille d’or du CNRS , et est le seul économiste avec Maurice Allais à avoir eu cet honneur. En 2008, il fut le premier récipiendaire du BBVA Frontiers of Knowledge Award dans la catégorie économie, management et finance. Il reçut en 2010 le prix Claude Lévi-Strauss, ainsi que le prix en finance décerné conjointement par l’institut de mathématiques de Berkeley (MSRI) et le Chicago Mercantile Exchange, et en 2013 le Ross Prize. En 2014, il a reçu le Nemmers Prize et le Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel.

Jean Tirole,

Page 7: LES CHRONIQUES DE L’ISR - Edmond de Rothschild · les économies planifiées où les mécanismes d’allocation des ressources sont plus centralisés. Pour ces raisons, il joue

7 ASSET MANAGEMENT - LES CHRONIQUES DE L’ISR

L’ÉTHIQUE ET LE MARCHÉ, PAR JEAN TIROLE

LIMITES MORALES DU MARCHÉ...

Aux yeux des économistes, le marché est un puissant mécanisme d’allocation des ressources. Il  protège aussi le citoyen des lobbies et du pouvoir discrétionnaire, si présents dans les économies planifiées où les mécanismes d’allocation des ressources sont plus centralisés. Pour ces raisons, il joue un rôle central dans la vie économique. Mais bénéficier des vertus du marché requiert souvent de s’écarter du laissez-faire. De fait, les économistes ont consacré une grande partie de leurs recherches à l’identification des défaillances du marché et à leur correction par la politique publique : droit de la concurrence, régulation par les autorités sectorielles et prudentielles, taxation des externalités environnementales ou de congestion, politique monétaire et de stabilité financière, mécanismes de fourniture des biens tutélaires comme l’éducation et la santé, redistribution, etc.

Les spécialistes des autres sciences sociales (philosophes, psychologues, sociologues, juristes et politistes...), une grande partie de la société civile, et la plupart des religions ont une vision différente du marché. Tout en reconnaissant ses vertus, ils reprochent souvent aux économistes de ne pas suffisamment tenir compte des problèmes d’éthique, et de la nécessité d’établir une frontière claire entre les domaines marchand et non-marchand.

Un symptôme de cette perception est le succès planétaire du livre « Ce que l’argent ne saurait acheter : les limites morales du marché »

de Michael Sandel, professeur de philosophie à Harvard. II  y  affirme que l’adoption d’enfants, la gestation pour autrui, la sexualité, la drogue, le service militaire, le droit de vote, la pollution ou la transplantation d’organes ne doivent pas être banalisés par le marché. Pas plus que l’amitié, l’admission aux grandes universités ou le prix Nobel ne doivent être achetés, ou les gènes et plus généralement le vivant ne doivent être brevetés.

... OU DÉFAILLANCES DE MARCHÉ ?

Certains de ces exemples reflètent un manque de connaissance des très nombreux travaux d’économistes depuis dix ans et parfois beaucoup plus, en Europe comme aux États-Unis. Ces  travaux théoriques et expérimentaux (sur le terrain, en laboratoire ou en neuro-économie) couvrent des sujets aussi divers que la morale et l’éthique, les normes sociales, l’identité, la confiance, ou les phénomènes d’éviction engendrés par les incitations.

Par exemple, l’idée que l’on puisse acheter une vraie amitié, une admission à une université ou un prix Nobel contrevient aux théories élémentaires sur les asymétries d’information : ces « biens » perdraient leur valeur s’ils pouvaient être achetés  ! Un marché pour l’adoption d’enfants où les « vendeurs » (parents biologiques, agences d’adoption) et les « acheteurs » (les parents adoptifs) s’échangeraient des enfants, n’incluraient pas une tierce partie pourtant très concernée : les enfants eux-mêmes.

L’éthique face au marché : Est-il possible, et même souhaitable, d’exclure une fois pour toutes certains domaines de la loi du secteur marchand ? Pour Jean Tirole, Président de Toulouse School of Economics, la question est bien plus complexe qu’elle n’en a l’air.

Texte initialement publié par Les Echos le 7 décembre 2014. Nous remercions Les Echos pour l’autorisation de reproduire ce texte ici.

Page 8: LES CHRONIQUES DE L’ISR - Edmond de Rothschild · les économies planifiées où les mécanismes d’allocation des ressources sont plus centralisés. Pour ces raisons, il joue

8

POINT DE VUE ACADEMIQUE

La question de la drogue pose, au-delà des problèmes de violence ou de santé publique liés aux drogues dures, la question de l’insuffisance d’autodiscipline et de l’addiction, dont les individus concernés sont les premières victimes. Un pays où les droits de vote s’échangeraient à un prix de marché ne mènerait pas à des politiques auxquelles nous souscririons « derrière le voile de l’ignorance », c’est-à-dire avant de connaître notre place dans la société. Quant à la pollution, l’expérience montre que la recommandation la plus fréquente des économistes - un prix unique du polluant - a nettement diminué le coût des politiques écologiques, et par là les a nettement renforcées.

Pour tous ces exemples, nous sommes donc dans le domaine des défaillances de marché, que les économistes ont toujours mises au premier plan.

Une autre limite au marché est que dans certaines circonstances les incitations qu’ils créent peuvent être contre-productives. Roland Bénabou (de l’Université Princeton) et moi-même avons supposé qu’un comportement pro-social peut être motivé par trois facteurs : une vraie générosité, une incitation (par exemple monétaire) à adopter un tel comportement, et une volonté de paraître, c’est-à-dire de donner une bonne image de soi, soit vis-à-vis de

soi-même soit vis-à-vis des autres. Cette volonté de paraître peut être modélisée grâce à la théorie « des inférences » (ou « de l’attribution » en psychologie). Elle est d’autant plus importante que le comportement est public (surtout devant des personnes dont on recherche l’estime) et qu’il est mémorable. Cette recherche théorique a montré par exemple que quand cette volonté de paraître est importante, une incitation monétaire peut être contreproductive. En cas de paiement pour un acte autrement pro-social (par exemple le don de sang), les individus ont peur que leur contribution soit interprétée comme un signe de cupidité plutôt que de générosité, et que le signal qu’ils envoient aux autres soit ainsi dilué. Contrairement à un principe de base de l’économie, une récompense monétaire peut réduire l’offre du comportement pro-social concerné. Plusieurs études empiriques réalisées ont depuis vérifié cette hypothèse.

Roland Bénabou et moi avons aussi étudié les messages envoyés par les politiques publiques quant aux normes sociales, en vigueur ou jugées devoir prévaloir par les autres membres de la société. Parfois, l’utilisation de dispositifs incitatifs signale le peu d’enthousiasme de nos concitoyens pour le bien public et par là peut détériorer la norme de comportement citoyen et se révéler contreproductive. Dans la mesure où nous désirons tous garder l’illusion que la société dans

laquelle nous vivons est vertueuse, ceci éclaire aussi la résistance répandue au message des économistes, souvent porteurs de mauvaises nouvelles empiriques. Cette idée permet aussi de comprendre pourquoi les sociétés modernes, voulant signaler leurs valeurs, renoncent à la peine de mort ou à des châtiments cruels, même en cas de consentement de la personne concernée à une substitution des peines habituelles.

LE DOMAINE DU NON-MARCHAND

Une identification de la nature des défaillances du marché me semble plus fructueuse pour la conception des politiques publiques qu’une simple indignation. Il convient par exemple d’aller au fond des choses et de travailler sur le terrain pour mieux comprendre. Prenons un domaine sur lequel le débat manque de profondeur et nécessiterait plus de réflexion : le don d’organe. Il y a longtemps, l’économiste Gary Becker remarquait par exemple que l’interdiction de vendre son rein limitait les dons (essentiellement réservées à la famille ou aux très proches), condamnant des milliers de personnes (rien qu’aux États-Unis) à mourir chaque année faute de donneur, et que donc les détracteurs des marchés d’organes ne devraient pas se targuer de moralité.

Malgré le bien-fondé de cet argument, nous éprouvons tous une certaine gêne vis-à-vis des marchés de dons d’organe. Mais il conviendrait de comprendre pourquoi. Est-ce parce que nous craignons que les donneurs ne soient pas suffisamment informés des conséquences de leur acte (dans ce cas, il y a un remède simple : l’obligation

Contrairement à un principe de base de l’économie, une récompense monétaire peut réduire l’offre du comportement pro-social concerné

Page 9: LES CHRONIQUES DE L’ISR - Edmond de Rothschild · les économies planifiées où les mécanismes d’allocation des ressources sont plus centralisés. Pour ces raisons, il joue

9 ASSET MANAGEMENT - LES CHRONIQUES DE L’ISR

pour le donneur d’écouter une information impartiale) ? Parce que la vente d’organe, en dévoilant que des individus sont prêts à perdre un rein pour quelques centaines d’euros, révèlerait des inégalités que nous voudrions bien oublier ? Ou bien parce que l’on veut protéger les gens contre leur préférence trop forte pour le présent (la préférence pour une somme disponible immédiatement contre des conséquences néfastes dans le long terme) ?

Notre attitude vis-à-vis du marché relève peut-être aussi de notre refus de comparer l’argent avec certains autres objectifs. Par exemple, l’introduction de considérations financières heurte particulièrement nos vues sur le caractère sacré de la vie humaine. La vie, comme nous le savons, « n’a pas de valeur ». L’explicitation des arbitrages liés à la santé (allocation des budgets hospitaliers ou choix de sécurité) soulève des controverses importantes.

Les tabous sur la vie et la mort, faisant partie de « l’incommensurable », ont des conséquences, comme un accroissement des décès dus à notre parti-pris dans les choix hospitaliers ou l’allocation des budgets de recherche médicale. Ou, pour prendre un cas moins extrême, deux chercheuses américaines ont montré que même le marché américain a priori très concurrentiel du funéraire exhibe des marges quasi-monopolistiques, en raison de notre répugnance de parler d’argent lors d’un décès d’un proche. Et pourtant, nous mettons tous implicitement une valeur sur la vie, celle des patients lors d’arbitrage dans les choix d’équipements hospitaliers, ou celle de nos enfants dans nos choix d’automobile ou de vacances. (...)

LES RESSORTS DE LA MORALITÉ

Ces répugnances, ces tabous sont-ils provoqués par la peur de perte de dignité qui s’ensuivrait même si l’on ne faisait même que contempler de tels choix ? Ou par la peur que la société ne s’engage sur une pente glissante ?

Pour avancer, il faudra identifier en profondeur les ressorts de la moralité et des comportements. L’on pourra ainsi mieux comprendre comment différentes institutions, marché ou systèmes plus administrés, affectent nos valeurs et nos comportements. Une étude récente d’Armin Falk (Université de Bonn) et Nora Szech (Université de Karlsruhe) publiée dans Science montre que le partage de responsabilité érode les valeurs morales. Cette érosion s’applique aux marchés, mais existe déjà avec la même puissance dès qu’une décision implique une autre personne, autorisant (un semblant de) partage de la responsabilité. L’existence d’ « excuses » (« l’on m’a demandé de le faire », « quelqu’un le ferait de toute façon si je ne le faisais pas », « je ne savais pas », « tout le monde le fait », etc.) a dans toutes les organisations permis la mise au rencart des réticences à des comportements peu éthiques.

La définition des politiques économiques ne peut se satisfaire d’une dichotomie arbitraire entre domaine du non-marchand et domaine

marchand et des cantonnements dans des postures morales. Comme le note le psychologue et professeur d’éthique Jonathan Haidt, la morale commune réfère non seulement à des externalités, mais aussi à des condamnations de comportements sans victime claire. Or il y a moins d’un demi-siècle, l’opinion majoritaire condamnait les actes sexuels entre deux personnes du même sexe, ou (aux

États-Unis) entre deux personnes de races différentes, ou encore impliquant une femme (mais pas un homme) non-mariée. Sur un terrain plus économique, les droits d’émission

négociables inspiraient il y a vingt ans un dégoût généralisé, avant qu’ils se banalisent une fois qu’il fut compris par une frange de la population qu’ils promouvaient la cause écologique. Nos sentiments de répulsion sont très peu fiables comme source d’inspiration éthique. Le progrès de la civilisation nécessite de questionner ces sentiments et de privilégier la réflexion dans la conception des politiques publiques.

Il nous faut mieux comprendre les fondements des craintes vis-à-vis de la marchandisation de certains domaines ainsi que ceux de la moralité. Ce que la communauté des chercheurs, y compris Roland Bénabou, Armin Falk et moi-même, va continuer d’explorer dans les années à venir.

L’introduction de considérations

financières heurte particulièrement

nos vues sur le caractère sacré de

la vie humaine

Page 10: LES CHRONIQUES DE L’ISR - Edmond de Rothschild · les économies planifiées où les mécanismes d’allocation des ressources sont plus centralisés. Pour ces raisons, il joue

10

La brasserie a mis en œuvre de nombreuses initiatives sociales et environnementales dans le cadre du programme d’AB INBEV « brewing a better world » qui lui ont permis d’enregistrer de bons résultats :

le taux d’accident a considérablement diminué depuis 2008, avec en 2014 seulement 1 accident ayant entrainé un arrêt de travail (contre 24 en 2008). Cela est lié au changement de l’équipement des salariés et surtout des comportements. D’ailleurs avant la visite, nous avons dû suivre une formation vidéo sur les principes de sécurité et remplir un mini test, que tous les visiteurs et sous-traitants entrant sur le site doivent compléter.

la consommation d’énergie a diminué (-26% pour la chaleur, -15% pour l’électricité) grâce à un suivi quotidien, une réunion hebdomadaire sur le sujet, et un planning de production plus adapté. Depuis 2008, les émissions de CO2 ont diminué de 19%.

enfin, la consommation d’eau est particulièrement basse avec 3,3 hectolitres d’eau consommée par

hectolitre de production grâce à la réutilisation de l’eau et l’adaptation des process ; par ailleurs, un monitoring régulier permet de responsabiliser les employés affectés à la production.

AB Inbev, avec un ratio de 3,35 hl/hl au niveau du groupe, se révèle plus sobre que son concurrent direct, Heineken NV, qui consomme 4,1 hl d’eau par hl de production. En 2013, la baisse de 5,4% de la consommation

unitaire d’eau a permis une économie de 2,5 millions de dollars. L’objectif d’AB Inbev est d’atteindre 3,2 hl/hl en 2017, notamment en concentrant ses efforts dans les zones les plus à risque de stress hydrique, ce qui n’est pas le cas de Louvain comme nous avons pu le constater. Cependant, l’impact le plus important reste celui de l’amont (agriculture) sur lequel les différents groupes travaillent mais avec une influence moins directe et difficile à mesurer.

VISITE DE LA BRASSERIE D’AB INBEV À LOUVAINAB InBev est le premier brasseur mondial. Louvain, à proximité de Bruxelles, en est le cœur puisque son siège et son centre d’innovation se sont installés dans la ville qui vit naître l’ancêtre de la Stella Artois en 1366. Désormais, la brasserie de Louvain, qui compte 630 salariés, produit 6,2 millions hectolitres de bière. Plusieurs marques y sont fabriquées (Stella Artois, Leffe, et Jupiler) principalement à destination de l’export. Le site fabrique à la fois des cannettes, des bouteilles, des fûts et dispose de 2 lignes spécifiques pour les bouteilles consignées.

À LA RENCONTRE DES SOCIÉTÉS

Cuves, brasserie de Louvain, AB INBEV

Page 11: LES CHRONIQUES DE L’ISR - Edmond de Rothschild · les économies planifiées où les mécanismes d’allocation des ressources sont plus centralisés. Pour ces raisons, il joue

11 ASSET MANAGEMENT - LES CHRONIQUES DE L’ISR

L’ENGAGEMENT D’EDMOND DE ROTHSCHILD ASSET MANAGEMENT POUR PLUS DE TRANSPARENCE

L’ÉQUIPE ISR EN ACTION

Le principal objectif de cette lettre est d’amener les compagnies pétrolières et gazières à fournir des informations précises sur leurs dépenses en capital dans un contexte de hausse des coûts, les projets d’exploration intensifs en émissions carbone, ainsi que sur l’impact d’une possible réduction de la demande de produits pétroliers dès 2020.

Cette initiative vient compléter pour Edmond de Rothschild Asset Management (France) une démarche conduite en 2011 auprès du groupe Total SA, qui portait sur les conditions d’exploitation de sables bitumineux en Alberta (Canada). Elle vient également en complément d’actions menées récemment par des investisseurs, parmi lesquelles le Montréal Pledge2 et la Portfolio Decarbonization Coalition portées par les Nations Unies3. La lettre adressée à la SEC met particulièrement l’accent sur :

la diffusion par les compagnies pétrolières de renseignements sur des actifs corporels qui pourraient se

révéler non viables économiquement (on parle de « stranded assets ») en raison d’une modification de l’équilibre Offre/Demande et/ou d’une réglementation tendant à favoriser une transition vers un modèle économique faiblement carboné,

les informations attendues par les parties prenantes sur les projets d’extraction non conventionnels -Arctique, forages en eaux ultra profondes, sables bitumineux, pétrole de schiste - coûteux et émetteurs en carbone,

la publication par les compagnies pétrolières de résultats détaillés sur des « stress tests » climatiques, notamment celui portant sur l’objectif fixé à Copenhague en 2009 de ne pas dépasser +2°C en 2100 par rapport à la température moyenne de la période préindustrielle. La déclaration des paramètres et facteurs de risque retenus sont aujourd’hui exigés par de nombreux investisseurs.

Edmond de Rothschild Asset Management (France) a participé à l’envoi d’une lettre adressée à la SEC (Security Exchange Commission) et co-signée par une soixantaine d’investisseurs internationaux représentant près de 2 000 milliards d’US dollars d’actifs sous gestion1.

CONSEIL DE LECTURE : Nous conseillons la lecture d’un ouvrage récemment paru qui retrace l’histoire du pétrole, du premier puits foré par le colonel Drake en Pennsylvanie jusqu’à nos jours.

«Or Noir, la grande histoire du pétrole», Matthieu Auzanneau, ed. La Découverte (26 euros, 620 pages)

1. http://www.ceres.org/files/confidential/investor-sec-letter-inadequate-carbon-asset-risk-disclosure-by-oil-and-gas-companies

2. http://montrealpledge.org/

3. http://unepfi.org/pdc/

Page 12: LES CHRONIQUES DE L’ISR - Edmond de Rothschild · les économies planifiées où les mécanismes d’allocation des ressources sont plus centralisés. Pour ces raisons, il joue

En réponse aux attentes variées et sophistiquées des investisseurs en matière de développement durable et de gestion du risque extra-financier, Edmond de Rothschild Asset Management (France) a développé depuis 2007 une solide expertise ISR à travers différentes approches complémentaires et à forte valeur ajoutée.

Notre expertise s’appuie sur une analyse interne et indépendante suivant une méthodologie qui lui est propre. Celle-ci est fondée sur une recherche multi-critères reposant sur 4 piliers : Environnement, Social, Gouvernance et Parties Prenantes.Nous réalisons notre analyse ESG à partir de données issues des rapports annuels et de développement durable ainsi que des informations recueillies lors des visites de sociétés.

Cette approche différenciante a été développée depuis 2007 et est aujourd’hui réalisée par une équipe spécialisée sur l’ISR de 2 gérants-analystes et 4 correspondants ISR au sein des différentes équipes de gestion de Edmond de Rothschild Asset Management (France).La double compétence des spécialistes ISR permet une articulation unique entre l’analyse financière, la connaissance approfondie des sociétés et la prise en compte des risques extra-financiers.De plus, l’indépendance du Groupe Edmond de Rothschild libère les gérants de tout conflit d’intérêts.L’approche qualitative offre une grande flexibilité afin de répondre aux attentes spécifiques des investisseurs au travers de solutions d’investissements sur mesure.

L’équipe ISR de Edmond de Rothschild Asset Management (France) est constituée de Manuel Doméon, Directeur Adjoint, responsable Analyse-Gestion ISR et Clémence Moullot, Analyste-Gérante ISR.Afin de propager son engagement ISR au sein de ses diffé-rentes expertises de gestion, 4 correspondants ISR ont été nommés : - au sein de l’équipe actions européennes : Ariane Hayate

assure la gestion des actions mid-caps européennes tout en poursuivant des travaux d’analyse ESG (y compris la coor-dination de la politique de vote aux assemblées générales) et François Breton met en oeuvre le critère «Engagement» au sein du fonds Edmond de Rothschild Tricolore Rendement ;

- au sein de l’équipe actions internationales : Hortense Lacroix prend en charge l’analyse ESG des valeurs américaines ;

- au sein de l’équipe dettes d’entreprises : Alexis Foret assure la mise en œuvre d’une démarche ISR sur des fonds obligataires.

Achevé de rédiger en juin 2015. Document non contractuel. Ce document est exclusivement conçu à des fins d’information.Avertissement : Les données chiffrées, commentaires et analyses figurant dans cette présentation reflètent le sentiment de Edmond de Rothschild Asset Management (France) et de ses filiales sur les marchés, leur évolution, leur réglementation et leur fiscalité, compte tenu de son expertise, des analyses économiques et des informations possédées à ce jour. Ils ne sauraient toutefois constituer un quelconque engagement ou garantie de Edmond de Rothschild Asset Management (France). Tout investisseur potentiel est invité à se rapprocher de son prestataire ou conseiller, afin de se forger sa propre opinion sur les risques inhérents à chaque investissement indépendamment de Edmond de Rothschild Asset Management (France) et sur leur adéquation avec sa situation patrimoniale et personnelle .Directeur de la publication : Manuel Doméon.

EDMOND DE ROTHSCHILD ASSET MANAGEMENT (FRANCE)47, rue du Faubourg Saint-Honoré – 75401 Paris Cedex 08 Société anonyme à Directoire et Conseil de Surveillance au capital de 11 033 769 euros Numéro d’agrément AMF GP 04000015 332.652.536 R.C.S. Paris Partenariats & Distribution Tél. +33 (0)1 40 17 23 09Institutionnels France Tél. +33 (0)1 40 17 23 44Développement International Tél. +33 (0)1 40 17 27 04www.edram.fr

NOS EXPERTS

NOTRE APPROCHE EN INVESTISSEMENT SOCIALEMENT RESPONSABLE

ASSET MANAGEMENT - LES CHRONIQUES DE L’ISR

Au cours de ces 7 dernières années, le pragmatisme et la rigueur de l’approche de l’équipe de gestion ISR lui ont permis de connaître un développement des encours en approche ESG significatif, s’élevant à près de 3 milliards d’euros au 31 décembre 2014.

De gauche à droite : Manuel Doméon, Clémence Moullot, Alexis Foret, Hortense Lacroix, Ariane Hayate. et François Breton