Les délices de 36 - · PDF filePour cela, il va falloir des droits nou-veaux et des mentalités nouvelles. Le Front populaire est une longue his- ... douze coups de minuit, nos deux

Les délices de 36

Nicolas Rey

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Chapitre I

Gloire à la sieste ! 1936 ! Ne rien faire !

Ou l’inverse ! Faire des choses, enfi n.

Vivre. Respirer. Se balader sur la plage

ou en haut d’une montagne. Cette

année-là, une idée se promène un peu

partout : « être payé sans travailler »,

et puis également : « avoir droit au

bonheur ». C’était une idée neuve.


Les premiers congés payés

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Voilà. Tout est dit. Ou presque. Vian

écrivait qu’il voulait « voir tous les

enfants contents ». Il écrivait aussi

« qu’il faut être heureux, ne serait-ce

que pour montrer l’exemple ».

Notre vie dure l’espace d’un clin

d’œil. Pourquoi la perdre à vouloir

la gagner ? Nous allons devenir ce

que nous étions avant de naître. À

savoir : rien. Le chaos. Le vide. Une

sorte de sommeil profond. Alors ?

Deux semaines de congés payés par

an ? Il faut dire un grand oui ! Avant

la grande faucheuse, deux semaines

de grasses matinées, d’amour, de

pétanques, de randonnées, de sau-

cisses grillées, de bains de mer, de

pique-niques et de fraternité.


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Pour cela, il va falloir des droits nou-

veaux et des mentalités nouvelles. Le

Front populaire est une longue his-

toire d’amour. Car c’est bien d’amour

dont il s’agit. Reprenons. En 1920,

Jean tombe amoureux de Bernadette.

Marius vient au monde en 1921 et

sans péridurale. Jean est ouvrier. Il

travaille à la chaîne. Il n’a pas le temps

de penser, pas le temps de rêver, pas le

temps de vivre et encore moins celui

d’aimer. L’usine lui presse le corps et le

cerveau. Le travail est une aliénation.

Bernadette est standardiste dans une

entreprise de produits textiles. En fi n

de journée, elle sort du bureau lessivée

avec la tête dans un étau. Cela aurait

pu durer une vie, toute une longue



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vie durant. Mais ces deux-là se sont

rencontrés à Châteauroux au bal du

14 juillet 1920. Derrière l’église, ils

ont fait le mal et le mal était bien

fait. Lorsque la cloche a sonné les

douze coups de minuit, nos deux

tourtereaux tutoyaient le paradis. Il

faut que je vous raconte leurs débuts.

C’est un début d’histoire d’amour,

vous comprenez. C’est important, les

débuts. Lors de ce fameux bal, Jean

s’est d’abord levé de sa chaise. Il a

marché en direction de Bernadette,

laquelle, plus tard, allait devenir ma

grand-mère. Jean a invité Bernadette

à danser une java. Puis deux. Puis

trois. Enfi n, le rythme de la musique

est devenu plus lent. C’est l’ancêtre


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du slow qu’a joué l’orchestre. Déjà,

à l’époque, on l’appelait la danse du

timide. En 1920, il existe sous le nom

de « slow fox ». Le slow fox est une

danse trop compliquée pour Jean. Il

se contente de ralentir le rythme et

de serrer Bernadette dans ses bras.

Danse de contact démocratique à la

technique ultra-minimaliste, le slow

n'a plus grand-chose à voir avec son

ancêtre slow fox, qui se révèle une

danse aux fi gures très compliquées.

Avec le slow tout simple, nul besoin

de prendre des cours, tout le monde

peut se lancer. C’est un slow de

gauche. De « Only You » des Platters

à Mariah Carey, chaque génération

a ses madeleines adolescentes. En ce



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qui me concerne, je pleure à chaque

fois que j’entends « Hotel California ».

Jean et Bernadette, quant à eux, ont

passé une nuit blanche à Châteauroux.

À l’aube, Bernadette a avoué à Jean

qu’elle caressait le rêve fou, un jour, de

partir pour l’Inde pour fabriquer des

tissus. Bernadette était une femme de

caractère. Elle voulait tout dans la vie

et son contraire. Parcourir le monde

et construire une famille. Avoir un

foyer, un enfant, un homme qui sache

bricoler, tenir les comptes, être libre

comme jamais.

1936, donc. Et cette note d’espoir col-

lectif, enfi n. L’effervescence n'est pas

nouvelle : depuis vingt ans, les confl its

sociaux se sont multipliés. La nou-


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veauté, et la force du mouvement, est

une question d'ambiance : les ouvriers,

portés par le contexte de la victoire poli-

tique de la gauche, semblent certains

de gagner, et les grèves se font avec

occupation d’usines. Ce qui s'affi che,

c'est une joie tranquille, une manière

de vivre aussi, avec casse-croûte, danses,

musiques, chants, réunions vivantes

et revendicatives, photos de groupe,

solidarités entre âges, sexes, métiers,

fonctions, le tout popularisé par de

multiples reportages de presse. Un

étrange moment de bonheur collectif,

une parenthèse effervescente, comme

une bouffée d'air pur.

Notre couple fi le à Paris. Jean passe

ses journées à flâner avec Bernadette



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et le petit Marius sur les quais de

Seine. Ensemble, ils montent à Mont-

martre et s’amusent sur les pelouses.

Ils boivent des verres au comptoir

d’un zinc et dansent la valse place

du Tertre sur de l’accordéon. D'où la

diffi culté à reprendre le travail, même

une fois les principales revendica-

tions satisfaites. Et les inquiétudes

des hommes politiques, de droite

– évidemment – comme de gauche,

désormais au pouvoir, face à ce mou-

vement plus spontané qu'encadré,

d'où le fameux « il faut savoir ter-

miner une grève » lancé par Thorez

le 11 juin au soir. C'est dans cette

ambiance de fi erté ouvrière retrouvée

que s'impose, de fait, l'idée des congés


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payés, davantage une revendication

de bien-être général et d'identité

culturelle populaire qu'une exi-

gence matérielle et catégorielle pré-

cisément défi nie. Les congés payés,

fi nalement, sont le prolongement

estival d'un mouvement social qui

s'est vécu spontanément comme une

affi rmation de soi par l'ouvrier.

Jean, Bernadette et Marius, 15 ans,

partent en train pour Deauville. Il

convient de souligner le rôle essentiel

joué par le train lors de ces départs

en vacances de l'été 1936, grâce

notamment à l'institution des « billets

populaires » qui offrent d'importantes

réductions sur le prix du billet de

troisième classe. Le voyage en train



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fait d'ailleurs lui-même partie d'un

univers qui rompt avec un quotidien

monotone et laborieux, et permet

aux voyageurs de découvrir des

paysages nouveaux. Les images

prises sur les plages soulignent bien

leur fréquentation par une nouvelle

population, appartenant aux caté-

gories populaires, comme le montrent

les comportements et tenues ves-

timentaires : de la cigarette à cette

bonne vieille casquette. Marius

et Jean installent la tente dans le

camping.

Et puis, Jean propose à Marius deux

sous pour qu’il aille s’amuser à la fête

champêtre. En vérité, Jean donne

surtout deux sous à Marius pour que


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celui-ci le laisse sous la tente seul avec

Bernadette. Marius n’est pas dupe

mais accepte tout de même avec

plaisir et sans broncher la proposition.

La présence de ces « nouveaux venus »

sur les plages françaises ne va pas sans

heurter les « habitués », population

privilégiée ayant fait de quelques sta-

tions balnéaires, comme Deauville, le

symbole de leur lieu de villégiature. La

presse d'extrême droite se moque elle

aussi largement au cours de l'été 1936

de « ces salopards à casquettes » venus

se divertir et se reposer au bord de la

mer au lieu de continuer à travailler

à l'usine. On remarquera également

une attention particulière portée aux

activités sportives sur les plages :



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baignade, gymnastique, volley-ball. Le

développement du sport constitue lui

aussi l'un des grands objectifs du Front

populaire. On assiste à la création de

« brevets sportifs » et à la création

d'un secrétariat d'État aux loisirs et

aux sports.

Partir, c'est la première joie. Même

dans les rêves les plus fous, personne

n’aurait jamais osé imaginer une telle

chose : partir. S’en aller. Avoir le droit

de vivre, enfi n. Et même, pourquoi

pas : partir vers l’inconnu. Partir,

c’est la première joie qu'apportent

les vacances aux citadins prisonniers

toute l'année de leurs tâches, de leurs

soucis, des conventions. Les congés,

folle évasion, illusion de l'aventure


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dont le goût demeure au fond du

cœur, retour à la nature qui se pare

en cette saison de toutes les séduc-

tions. À la plage, parents et enfants

vivent sur un pied d'égalité. Ceux-ci

jouissent d'une indépendance presque

complète, et les parents se sentent tel-

lement rajeunis. Les vacances payées

accordées par le gouvernement ont

rendu cette année aux plages de

France toute leur animation d'au-

trefois. Mais derrière l’animation, il

y a quoi ?

La même haine, le même mépris du

bourgeois pour le prolétaire. Le bour-

geois n’a pas attendu l’été 1936 pour

éructer à la plage. La bourgeoisie vomit

le prolétariat. Dès la première semaine



de ses congés payés, la France est coupée

en deux. Comme elle l’a toujours été.

Comme elle le sera toujours.


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Chapitre II

Je m’appelle Hector. J’habite une villa

sur les hauteurs de Trouville. J’aime

les étrilles. Il y aussi de bons fruits sur

les étals du marché et, rien qu’à les

renifl er, les melons semblent excel-

lents. Je lis le journal dehors sur un

transat. Je suis en short. Mes épaules

rougissent et me picotent un peu. Je



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vois un gros ventre à chaque fois que

je baisse les yeux : ça doit être moi. Ces

derniers jours, j’ai pris conscience sur

ma terrasse de tout ce qui clochait chez

ma petite personne. Physiquement,

je veux dire, et la liste est longue. Il

y a un ongle incarné au gros orteil.

Du côté gauche, c’est le petit peton

qui se rappelle de temps en temps à

mon souvenir. Je crois qu’il s’est cassé.

Personne ne replâtre un peton. Donc

il va rester cassé dans l’indifférence

totale du corps médical. Les jambes,

ça va à peu près, ce sont des jambes

épaisses. Plus haut, le sexe et ses tour-

ments mériterait qu’on lui consacre

une saga scandinave. Passons s’il vous

plaît et attardons-nous sur le ventre, ça


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tombe bien, il incite à la paresse, tout

gonfl é et moelleux, vaste colline de

chair, on peut le prendre à pleine main,

le malaxer, le tordre comme une purée

complice. Pour un bourgeois, c’est un

beau point de vue sur les congés payés

et sur la fi n du monde.

Une force 8 débarque. Ma femme,

Fanny, blonde avec sa barrette qu’elle

porte comme la plus belle du collège,

est folle de rage parce qu’un « congé

payé » l’a siffl é alors qu’elle garait sa

décapotable. « C’est positif, rectifi e-je,

cela veut dire que certaines personnes

te trouvent encore consommable. »

C’est alors qu’une force 10 prend

le relais : Emma, 15 ans, notre fi lle



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unique. Elle chope un morceau de

pain sur la table : « Ne comptez pas

sur moi pour dîner avec vous. Mais

bon sang, regardez-vous, ça se voit

que vous ne vous aimez plus. C’est

clair comme de l’eau de roche ! Et il

n’y a rien de plus déprimant que de

se retrouver à table avec deux per-

sonnes qui se sont aimées mais qui

ne s’aiment plus. Je pars à la fête que

les pauvres appellent la fête foraine.

Salut tout le monde. »

Devant le stand des confi series, où

arrive Emma, trônent des barbes à

papa, du pop-corn et des pommes

d’amour. Emma et Marius regardent

la vitrine. Prenant son courage à deux


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mains, Marius sort sa pièce de deux

sous, achète une pomme d’amour et

l’offre à Emma.

« Merci.

– De rien.

– Tu t’appelles comment ?

– Marius. Et toi ?

– Emma. Tu viens faire un manège ?

– Non.

– Pourquoi ?

– J’ai pas l’argent pour faire un

manège.

– Viens, je t’invite.

– Non, je préfère pas.

– Et si on allait marcher sur la plage.

– T’as raison. C’est gratuit la plage. La

plage est à tout le monde. »


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