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Les enjeux des concentrations dans l'édition par Christine Drugmant-Portelli et Olivier L'Hostis* À partir d'un repérage des différents éléments de la chaîne du livre qui souligne leur étroite interdépendance, Christine Drugmant-Portelli et Olivier L'Hostis expliquent le fonctionnement et soulignent les particularités d'un secteur économique pas tout à fait comme les autres. Ils font ainsi apparaître les enjeux des concentrations actuelles et s'interrogent sur l'avenir de la création. * Christine Drugmant-Portelli et Olivier L'Hostis sont libraires. Christine Drugmant-Portelli, présidente de l'Association des libraires spécialisés jeunesse, est membre du Directoire du SLF (Syndicat de la Librairie française) dont Olivier L'Hostis est le directeur général. Chaîne du livre et création O n parle volontiers de « chaîne du livre » : manière imagée de souli- gner la très étroite interdépendance verticale de ses différents acteurs. Certes cela est vrai de tous les secteurs écono- miques mais, en ce qui concerne le livre, deux facteurs renforcent de manière exceptionnelle les liens des « chaînons ». C'est d'abord le caractère privé de cette économie qui fait exception au sein de l'activité culturelle, laquelle ne se sou- tient généralement que de subventions importantes, comme dans le cinéma, voire massives si l'on pense au spectacle vivant. Tandis qu'une création littéraire touche directement les personnes qui vont l'apprécier et l'acquérir pour elles- mêmes, sans devoir attendre, dans la plu- part des cas, un agrément d'une adminis- tration qui la tiendrait sous dépendance. Pour reprendre l'exemple du spectacle vivant, on sait les difficultés financières qui peuvent émerger dès lors que la puis- sance publique se désengage. Un engage- ment très limité de l'État en matière d'économie culturelle oblige à des coopé- dossier j N°218-LAREVUEDE5LIVRESPOURENFANTS 121

Les enjeux des concentrations dans l'édition

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Les enjeuxdes concentrations

dans l'éditionpar Christine Drugmant-Portelli et Olivier L'Hostis*

À partir d'un repéragedes différents éléments dela chaîne du livre qui souligneleur étroite interdépendance,Christine Drugmant-Portelliet Olivier L'Hostis expliquentle fonctionnement et soulignentles particularités d'un secteuréconomique pas tout à faitcomme les autres.Ils font ainsi apparaîtreles enjeux des concentrationsactuelles et s'interrogent surl'avenir de la création.

* Christine Drugmant-Portelli et Olivier L'Hostis sont

libraires. Christine Drugmant-Portelli, présidente de

l'Association des libraires spécialisés jeunesse, est membre

du Directoire du SLF (Syndicat de la Librairie française)

dont Olivier L'Hostis est le directeur général.

Chaîne du livre et création

O n parle volontiers de « chaîne dulivre » : manière imagée de souli-gner la très étroite interdépendance

verticale de ses différents acteurs. Certescela est vrai de tous les secteurs écono-miques mais, en ce qui concerne le livre,deux facteurs renforcent de manièreexceptionnelle les liens des « chaînons ».C'est d'abord le caractère privé de cetteéconomie qui fait exception au sein del'activité culturelle, laquelle ne se sou-tient généralement que de subventionsimportantes, comme dans le cinéma,voire massives si l'on pense au spectaclevivant. Tandis qu'une création littérairetouche directement les personnes quivont l'apprécier et l'acquérir pour elles-mêmes, sans devoir attendre, dans la plu-part des cas, un agrément d'une adminis-tration qui la tiendrait sous dépendance.Pour reprendre l'exemple du spectaclevivant, on sait les difficultés financièresqui peuvent émerger dès lors que la puis-sance publique se désengage. Un engage-ment très limité de l'État en matièred'économie culturelle oblige à des coopé-

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rations fortes des acteurs privés, ce qui apour avantage de créer des synergies fortes.

L'autre lien exceptionnel entre les acteursde la chaîne du livre tient à la régulationéconomique qu'elle connaît : la loi rela-tive au prix du livre. Elle seule permet lemaintien de la création la plus libre pos-sible dans le cadre précédemment évo-qué. Il n'est que de regarder de plus prèsles évolutions du marché du disque deces deux dernières décennies : de concen-trations en concentrations, accompagnéesde leur corrélat, la rationalisation finan-cière, les points de vente n'ont cessé dedisparaître et la production de s'étiolerjusqu'à ne plus proposer qu'un nombreréduit de références de fonds, et un for-matage de plus en plus important desnouveautés. Ce formatage n'est peut-êtrepas tant dû à la demande supposée duconsommateur qu'à la nécessité de fairede ces produits rationalisés des objets demarketing facile. Il n'est pas certain quela matière culturelle ait intérêt à se limiterà une demande massive présumée : on nepeut en effet que difficilement demanderce dont on ne conçoit pas l'existence ! Lepropre de la création, comme de l'inven-tion, est bien de ne pas être connue d'a-vance, ni attendue par qui que ce soit...

Cette régulation économique génère dessolidarités indispensables, de façon à ceque chaque acteur, dans le cadre d'unprix fixé, se voie rétribuer à la hauteur deses besoins. Elle implique un système trèsriche de péréquations, qui permettent àl'ensemble des acteurs de la chaîne deprendre les risques nécessaires à la créa-tion, à la production, puis à la commer-cialisation de biens culturels que per-sonne n'attend, mais que beaucoup peu-vent ainsi avoir la chance de découvrir.

La culture par le livre dépend de cetéquilibre délicat.C'est donc dans le cadre de l'initiativeprivée et de règles économiques précisesque l'auteur écrit, que l'éditeur accom-pagne l'écriture et assure la productiondes livres, et que le libraire les vend.

Ce que le public connaît moins, c'estl'organisation très puissante des acteursqui assurent la diffusion et la distributiondes livres. Sans eux, les livres ne pour-raient être promus auprès des libraires, niacheminés via des systèmes très com-plexes.Le diffuseur est l'intermédiaire indispen-sable entre l'éditeur producteur et lelibraire vendeur. C'est lui qui programmeles sorties, les présente régulièrementdans les librairies, et négocie les condi-tions commerciales. Le distributeur quantà lui, assure l'intégralité de la logistiquedes envois aux points de vente, et faitfonctionner l'administration de la com-mercialisation des livres (stockage,envois, factures, gestion des compteslibraires). Si le partenaire naturel dulibraire, acteur commercial comme lui,est le diffuseur, il est évident que l'orga-nisation interne de chaque point de venteest étroitement liée au mode de fonction-nement du distributeur.

La tâche de la diffusion et de la distribu-tion n'est pas simple. Elle s'articule ets'organise autour des différents réseauxde vente dont les modèles économiquessont extrêmement différents, et au seindesquels on peut distinguer au moinstrois catégories :Les librairies qualifiées dites de premierou de second niveau sélectionnent leslivres qu'elles proposent à leurs clientssur des critères qui tiennent à la fois

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d'équilibres économiques et de choixqualitatifs. Leur offre est très diversifiée etrepose sur des choix objectifs (de gestion)et subjectifs (les aspects culturels). Pourassurer la vente d'un assortiment quitient grand compte de la qualité et défendla création, elles proposent un personnelnombreux et compétent, capable de por-ter une offre. C'est-à-dire de vendre deslivres non attendus qui n'auraient aucuneviabilité économique sans eux.

Les grandes surfaces spécialisées sontorganisées en chaînes souvent de grandetaille. Les assortiments peuvent êtreassez larges ou adaptés à leur zone dechalandise. Le personnel responsabledes achats est également qualifié, maiselles fonctionnent essentiellement sur leprincipe du libre service. Leur capacité àdéfendre la création est donc limitée à laprésentation des ouvrages en rayon : s'ilest clair qu'elles sont de très puissantsdémultiplicateurs de ventes dès lorsqu'un ouvrage existe préalablementdans l'esprit des clients, elles ne peuventpas défendre ou promouvoir une diversi-té d'ouvrages inconnus du public. Ledisque connaît une très forte dominationde ce type de structures, et on en connaîtles effets sur la production en amont. Onreste strictement là dans le champ ducommerce et du marketing de masse.

La grande distribution et les petits pointsde vente non spécialisés restent canton-nés dans la sphère des ventes faciles, surle mode de la réponse à la demande. Cesstructures permettent de massifier encoreplus certaines ventes qui jouentd'ailleurs un rôle important sur le mar-ché du livre : la forte rentabilité de leursventes pour les producteurs peut ainsipermettre à ces derniers de financer des

risques de création qui, autrement,seraient impossibles à envisager.

Le diffuseur règle ses rapports avecchaque type de point de vente de manièrevariée, en privilégiant tantôt la quantité,tantôt la qualité, et parfois les deuxensemble, dans la mesure où certainspoints de vente peuvent associer les deuxdimensions : forte capacité à relayer lesventes faciles et défense de la création.Sur la base des accords commerciaux éta-blis par le diffuseur et le libraire, le distri-buteur met en place l'organisation logis-tique et administrative des flux physiqueset financiers entre lui et le libraire.

Effets de chaînePour compléter ce repérage des diffé-rentes fonctions, il faut préciser que,dans la majorité des cas, diffuseurs etdistributeurs appartiennent à la mêmeentité. Cela entraîne qu'à pratiquementtous les moments, les raisons qualitati-ves, commerciales et économiques sontintimement liées, sans que l'on puissetrès bien savoir laquelle de ces raisonsprime, et à quel moment.Éditeur/diffuseur/distributeur : l'organi-sation de ce segment de la chaîne n'estpas du tout homogène et peut suivre aumoins deux logiques :Les diffuseurs/distributeurs qui passentdes contrats d'exclusivité avec les édi-teurs, sont généralement plus petits et« intégrés » et ils répondent à une com-mande : celle de l'amont où les choix del'édition ont tout leur poids, y comprislorsqu'il s'agit de création. Ils doivents'organiser de manière à rendre lemeilleur service possible. Cela peutentraîner, parfois, des difficultés pour lelibraire qui est certes client au sens où ilachète les livres, mais captif, puisqu'il n'a

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pas le choix de mettre en concurrence sesfournisseurs pour un même titre. Demi-client en quelque sorte, le libraire y trou-vera son intérêt dans la mesure où leslivres créés s'inscrivent dans une ligneéditoriale qui correspond à ses propreschoix d'assortiment. Dans le cas d'unedysharmonie, le niveau des flux échangés(produits et finances) restera relativementbas : le groupe Gallimard - Sodis parexemple, qui ne publie pas de BD, feratrès peu d'affaires avec les libraires spé-cialisés en bandes dessinées qui, encontrepartie, n'auront pas de bonnesconditions commerciales avec ce fournis-seur. Nous sommes là dans une logiquede coopération sur le produit, logique tra-ditionnelle du monde du livre.

Les grands groupes, dont nous voyonsaujourd'hui l'irrémédiable montée enpuissance, possèdent de nombreuses mai-sons d'édition, dans tous les secteurs de laproduction. Ces maisons disposentensemble d'une seule structure de diffu-sion/distribution. Les raisons en sont trèssimples : l'intérêt de fusionner des mai-sons d'édition est contraire à une logiquede création diversifiée et, commerciale-ment, il est tout à fait improductif de sup-primer des marques connues ; à l'inverse,concentrer et fusionner les outils de diffu-sion et surtout de distribution génère deséconomies d'échelle très attractives.Ces groupes n'ont donc pas une politiqueéditoriale, mais plusieurs ; ils ont parailleurs une politique industrielle, et c'estelle qui va très nettement avoir le primatdans les échanges avec les libraires.Or qui dit logique industrielle dit concen-tration, si bien que la distribution, encharge de rationaliser la logistique dulivre, a, par nature, un intérêt évident àavancer dans ce sens.

De ce fait, les grands groupes sont struc-turellement éloignés des maisons d'édi-tion qui misent sur la création. Il n'y apourtant pas d'opposition de principeentre les deux logiques, mais des contra-dictions concrètes : un outil de masse,adapté à un marché de la demande, estarmé pour une pénétration stratégique duterritoire et associe marketing puissant etlogistique de taille ; tandis qu'une organi-sation qui répond aux exigences de lacréation et se propose sur un marché del'offre, n'a aucune chance dans une pré-sentation en rayons, sans libraire pour ladéfendre.

Le système industriel a des difficultés àtraiter les prototypes - terme souventassocié aux ouvrages de création -quand bien même tout prototype peutun jour se voir produit en grande série.De ce fait, la grande série, produit pourlequel on met en place une logistiqueaussi importante, doit toujours « peser »précisément ce que donnera le compted'exploitation. Ce qui entraîne lesgrands groupes, tendanciellement, à rai-sonner sur le court terme, sauf à accep-ter d'essuyer des pertes importantes.À la rationalisation logistique répond larationalisation financière, alors que lacréation ne peut émerger que d'un inves-tissement de long terme, antinomique desinvestissements industriels lourds.En effet, le long terme des grands groupesconcerne nécessairement les investisse-ments industriels lourds, et cela supposequ'ils soient financés par des flux impor-tants et rentables rapidement. Les pro-duits doivent jouer ce rôle de financeurs.Les livres connaissent alors des courbesde vie plus courtes qui interdisent l'écheccommercial.L'édition jeunesse qui jusque-là avait

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quelque peu échappé à ces phénomènescar elle restait le champ d'éditeurs et delibraires spécialisés, souvent indépen-dants et de création pour l'essentiel, estmaintenant gagnée par cette évolution, etc'est doublement dramatique. On sait eneffet que cette littérature demande untemps de « pénétration » plus long, lié auxnécessaires médiation et prescription endirection du public des enfants (à suppo-ser qu'au-delà de l'acte de vente, il y aitce souci de réelle rencontre entre livreset lecteurs). Cela exige du libraire demaintenir plus longtemps les nouveautés,mais également d'entretenir un fondsimportant : il faut rappeler ici que cette lit-térature, historiquement récente, neconserve de lisibilité que présentée avecses œuvres constitutives d'une part, etque, d'autre part, c'est une littérature detransmission entre générations, qui néces-site d'offrir en librairie des œuvres auxtons variant du plus traditionnel au trèscontemporain, souvent les plus difficilesen termes de rotation. Or l'important déve-loppement des catalogues de jeunesse, etparadoxalement leur bonne santé écono-mique, leur rattachement à des groupesde diffusion/distribution plus importantsainsi que la concentration éditorialeaccrue à l'extrême, font apparaître aujour-d'hui les mêmes effets que ceux décritspour l'ensemble de la production : demoins en moins de prise de risque sur lacréation, beaucoup d'achats à l'étrangeren misant sur les fortes ventes réalisées,beaucoup moins de réimpressions, doncde constitution « raisonnée » des catalo-gues, un nombre de nouveautés allants'emballant, donc une durée de vie deplus en plus courte en librairie.Mis à part les « coups » médiatiques, et leslivres de fonds à forte rotation parce queliés à une forte prescription de l'Éducation

nationale, tous les autres ouvragesdemandent plus qu'ailleurs encore un réelinvestissement de la part des libraires, etrestent méconnus de la majorité des lec-teurs. La difficulté pour les libraires àmaintenir cet investissement, tant humainque financier, s'accroît encore face à uneproduction qui se dégrade, en propor-tion, car là plus qu'ailleurs, l'opportu-nisme s'avère payant...

Le danger est bien réel pour la créationsi la concentration, qui s'accélère dra-matiquement ces temps derniers, n'estqu'une affaire industrielle. Les enjeuxactuels consistent bien à définir les équi-libres entre la création et l'industrialisa-tion. Si cette dernière absorbe l'essentieldes gains générés par les fortes ventes,c'est la création qui n'aura plus lieu. Quela logique financière associée à l'indus-trie trouve les moyens de consacrer unepart de ses investissements à la création,et le livre ne sera pas réduit à un simpleproduit de marketing.Cela supposerait des actionnaires cons-cients et mobilisés autour d'enjeux col-lectifs dépassant les seules valeurs finan-cières et le seul intérêt privé.Cela supposerait une volonté d'exercer etde transmettre dans les maisons d'éditionun métier de tradition - dans le sens où ilaurait une mémoire et une mission.Le rôle majeur qu'auront à jouer alorsles libraires, dont le métier est de défen-dre la création, aujourd'hui plus quejamais, sera de maintenir des débouchéscommerciaux à des livres non attendus.Cela leur demandera qualification et indé-pendance : pas de création sans risques.Cela suppose enfin, que le goût des lec-teurs pour l'aventure des livres n'ait pasété entre-temps totalement émoussé pardes livres clones et vidés de tout intérêt.

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