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Les Inities - Bronnec Thomas

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Quelques années après la chute de Lehman Brothers

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  • THOMAS BRONNEC

    LES INITIS

    G A L L I M A R D

  • 1Elle prit quelques secondes pour contempler ce paquebot de verre, pos sur le fleuve. Une lumireverdtre clairait les deux piliers, sous la faade compose de vitres sans lueur, laisses l'abandon.Quelques fentres taient encore allumes. Elle tait bien place pour savoir que, mme au cur de lanuit, on trouverait toujours quelqu'un pour coloniser ces bureaux. Elle aurait presque aim inspecter un un les carreaux de verre qui formaient ce damier monochrome. Des dizaines de regards, cachs dansl'obscurit, pouvaient l'observer. Peut-tre le sien, aussi.

    Elle se dirigea vers l'octroi, et montra son badge au douanier. Elle emprunta l'entre rserve auxfonctionnaires du ministre, jetant un coup d'il au portique de dtection des mtaux. Elle sourit l'agent assoupi sur son cran de contrle.

    Sans se presser, elle monta les quelques marches puis avana sur les graviers de l'alle Jean Monnet,comme elle l'avait fait des centaines de fois, dans une autre vie. Elle leva la tte, la tournant droite et gauche, comme si elle surveillait les deux btiments qui l'escortaient.

    Aprs le portail, sur sa gauche, une C6 stationne devant la porte dmarra au moment o elles'approchait et, par rflexe, elle eut un lger mouvement de recul. Elle regarda la voiture s'loigner etexamina les drapeaux franais en face d'elle. Ils s'agitaient doucement. Il y avait un peu de vent. Elles'engouffra dans l'Htel des ministres et, ignorant l'appariteur, se dirigea vers les ascenseurs.

    Elle fut bientt au septime tage et marcha vers la grande salle de rception, vide cette heure.Elle regarda avec indiffrence par la fentre Paris qui s'talait devant elle. Les portes des autres sallestaient fermes. Le couloir tait dsert. Elle avisa la terrasse et emprunta un petit escalier. Elle eut besoinde faire un effort pour ouvrir la porte.

    L-haut, les rafales de vent lui fouettrent le visage. L'hliport avait t imagin l'origine pourdes raisons de scurit, s'il avait fallu vacuer les ministres d'urgence. Mais il avait t mal conu : lesquatre piliers de la bibliothque Franois Mitterrand, de l'autre ct de la Seine, perturbaient les ventset rendaient les atterrissages prilleux. Elle tait l'une des rares personnes l'avoir utilis.

    Elle se plaa sur la barre de l'norme H au centre de la station et tourna doucement sur elle-mme. Le vent rabattait quelques mches de ses cheveux sur ses yeux. Il s'engouffrait dans sonimpermable, ce qui lui faisait comme des ailes. Les ailes d'un aigle. Ou d'un corbeau. Elle tait unpilote harcel par une nue de corbeaux la drive et qui allaient s'craser sur le cockpit.

    Personne ne pouvait la voir. En cartant les bras, elle eut un extraordinaire sentiment de puissance,comme elle n'en avait pas prouv depuis longtemps. Enfin, elle tait matresse de sa destine. Elle avaitsu se librer d'elle-mme, de cette forteresse dans laquelle elle s'tait laiss enfermer pendant des annes.

  • Elle fouilla dans sa poche, en tira un petit objet qu'elle crasa dans son poing. Elle prit son lan et,lance pleine vitesse, n'eut aucun mal enjamber la balustrade. Elle glissa, au lieu de sauter comme ellel'aurait voulu. Elle s'crasa sur le sol. Ses doigts s'ouvrirent. L'objet glissa doucement de la paume de samain sur le gravier.

  • 2Il replaa les quatre pages qu'il venait de parcourir dans la chemise bleue et ne perdit pas de temps dchiffrer les quelques mots qui avaient t crits sur le revers. Cette note tait une vritable insulte.Pendant quelques secondes, il valua le risque de la transmettre telle quelle la ministre, ou de larenvoyer lui-mme son auteur.

    Christophe Demory griffonna la hte. C'est loin d'tre satisfaisant, mais discutons-en ensemblepour aller les voir avec une position commune , crivit-il en signant de ses initiales, comme il le faisaitquand il mettait une opinion personnelle. Pour le moment, elle tait arc-boute sur ses certitudes, maispeut-tre se laisserait-elle flchir, aprs tout.

    Il se leva et frappa la porte, au cas trs improbable o elle aurait t prsente. Les deux picescommuniquaient directement et il entra aprs avoir attendu quelques secondes. Il s'avana vers lebureau de la ministre pour y dposer la note. Ses chaussures s'enfonaient dans l'paisse moquettequ'elle avait fait poser quelques semaines aprs son arrive.

    Il se laissa tomber dans le fauteuil de la ministre, la note la main. Sa colonne vertbrale s'affaissasur le dossier et il se retrouva quasiment l'horizontale, avant de se redresser par rflexe, les mainsposes sur le bureau en acajou sur lequel trnait l'ordinateurd'Isabelle Colson. Il essaya de dgager uneplace parmi tous les parapheurs en souffrance qui attendaient la signature de la ministre, puis y renona.Il eut tout coup l'envie de les balancer par terre, d'un vaste mouvement de bras, pour lui fairecomprendre une fois pour toutes que signer ces documents faisait partie du boulot.

    Christophe Demory dposa la note sur le clavier de l'ordinateur, pour tre sr qu'elle la verrait dsson arrive, puis s'attarda quelques minutes la fentre. Une pniche remontait la Seine, tous feuxteints. Il essaya de la suivre des yeux. Ils taient rares, ces moments contemplatifs, et il fallait savoir lessaisir. Il n'en aurait sans doute pas beaucoup dans les jours qui suivraient. Ce n'tait pas sa premire crisebancaire. Il avait fait Lehman 1. Mais l, personne ne savait ce que a allait donner.

    Il retourna dans son bureau et enfila son pardessus. Il regarda autour de lui. Tout tait tellementimpersonnel. Il n'avait mme pas pris le temps d'installer une plante, un poster ou une photo. S'ildisparaissait, son successeur pourrait prendre possession des lieux dans la minute. On s'apitoierait unpeu, et la machine redmarrerait comme si rien ne s'tait pass. Tout le monde ici se croyaitindispensable. Il n'avait pas cette prtention.

    Il se savait seul, ou presque, l'tage. La nuit, il lui arrivait de croiser, aux toilettes ou la machine caf, un conseiller qui s'attardait lui aussi, mais aprs 2 heures du matin, c'tait rare. Pour Christophe

  • Demory, l'exception, c'tait quand il tait chez lui avant minuit. Dire qu'il aimait ces moments-l, o iltait seul la barre, aurait t exagr. Il les prfrait, en tout cas, ceux qu'il passait chez lui.

    Aprs avoir appuy sur le bouton rez-de-chausse , il laissa les portes se refermer, poussa un longsoupir et approcha son visage des parois en mthacrylate. Il affichait malgr lui cet air maussade qui nele quittait plus, marqu par des cernes qui semblaient avoir creus sa peau comme le temps sculptelentement des chemins ternels dans la roche.

    La porte de l'ascenseur s'ouvrit sur le visage de Serge Weissman. L'ex-ministre le fixait avec un airjovial qui cadrait mal avec les souvenirs laisss dans la maison. Sa photo tait immanquable. Bouff parl'orgueil, Weissman avait eu l'ide de placer les portraits de tous ses prdcesseurs dans la rotonde del'Htel des ministres, pour mieux mettre en valeur le sien lorsqu'il partirait. Il avait fallu demander uneautorisation spciale l'architecte pour avoir le droit de planter quelques clous sur les parois. Lesportraits avaient fini par tre installs, quelques jours avant le dpart prmatur de Weissman. Lasuccession des photos, des clichs trs ordinaires en noir et blanc, dessinait une spirale dont la formen'obissait aucune autre logique que la mgalomanie d'un homme. Weissman s'tait dbrouill pourque son portrait soit situ juste en face des ascenseurs. Mais personne ne prtait attention sa calvitie et son sourire en coin. Ceux qui empruntaient ce chemin taient trop presss.

    Le froid tait vif et coupant. S'il attrapait un taxi immdiatement, il pouvait esprer retrouver sonlit dans le quart d'heure qui suivait. Machinalement, il jeta un coup d'il sur sa droite, en sortant, l od'ordinaire attendaient les voitures. Il n'y en avait videmment aucune, mais la place des C6 quistationnaient au gr des arrives et des dparts des ministres et de leurs collaborateurs, il aperut dansson champ de vision, une dizaine de mtres, une forme sombre sur le gravier.

    Il poursuivit sa route l'oppos pendant une ou deux secondes, puis se retourna et revintdoucement sur ses pas. Il pointa son tlphone vers le corps tendu sur le gravier, le visage face au ciel.Il sentit ses jambes le lcher et se mit trembler de plus belle en dcouvrant la cl, quelquescentimtres d'une main en apesanteur au-dessus du gravier, attache ce qui ressemblait une pice depuzzle.

    Il ne se souvenait pas d'avoir cri, mais, quelques secondes plus tard, l'appariteur tait l, derrirelui, murmurant : Qu'est-ce que c'est que ce merdier ?

    1. Le 15 septembre 2008, touche par la crise des subprimes, la banque amricaine Lehman Brothers fait faillite. Toutes les Bourseschutent travers le monde. Les tats doivent se porter au secours d'autres tablissements financiers en droute, contamins par labanqueroute de la banque d'affaires. C'est le dbut de la plus grande crise financire internationale depuis 1929.

  • 3Elle regarda le corps nu et immobile du jeune homme, et, avec une certaine tendresse, rajusta ledrap, juste assez pour couvrir ses fesses. Aprs quelques secondes, elle se releva, lgrement tourdie,chercha ses vtements dans la pnombre, les roula en boule et se trana jusqu' la salle de bains. Elledchira une feuille de papier hyginique et la lana dans le fond de la cuvette pour couvrir le clapotis deson urine. Elle remarqua un clat sur la faence avant de dcouvrir, dans le reflet d'un miroircurieusement plac face aux toilettes, son visage et son corps ramass, qui lui voqua fugacement lepenseur de Rodin.

    La position tait la mme, mais d'elle, ce moment-l, ne se dgageait aucune puissance. Unepetite vieille , se dit-elle en scrutant la peau de son cou, trop flasque, et ses ridules au coin des yeux. a fait un peu comme un soleil, lui avait dit le jeune homme.

    N'exagre pas, quand mme , lui avait-elle rpondu, amuse par tant d'hypocrisie.Elle n'tait pas laide, sans doute, mme si son nez pat et un trs lger prognathisme donnaient

    son visage une allure de primate qu'elle aimait dtester. Mais elle tait consciente que si elle n'avait pasmen une si brillante carrire, elle n'aurait jamais eu cette trange facult sduire les hommes. Au furet mesure de sa progression vers les sommets, ils taient de plus en plus beaux, et mme de plus en plusjeunes.

    Celui-l avait vingt-neuf ans. Techniquement, elle aurait pu tre sa mre, mme si ses enfants elletaient peine entrs dans l'ge adulte.

    Elle regarda le collier de diamants son cou et se demanda si les jeunes filles de leur ge oseraientporter a, ou l'offriraient plutt leur mre. Elle pencha pour la deuxime solution et estima qu'il taittemps de partir.

    Elle ne tira pas la chasse d'eau, pour ne pas le rveiller. Elle s'habilla, tira sur sa jupe et fixa sabroche dore sur sa veste. Avant de ramasser son sac, elle ne put s'empcher de caresser la peau de sondos, pique d'un lger duvet. Elle referma doucement la porte de l'appartement, aprs avoir envoy unSMS son chauffeur.

    C'tait la troisime fois qu'elle passait la nuit chez lui, en un mois. Les rumeurs ne la drangeaientpas. Aprs tout, elle baisait avec qui elle voulait. Mais il tait temps d'arrter les frais. Heureusement,c'tait juste un conseiller technique et c'tait surtout Demory qui avait affaire lui. Une dernire fois,peut-tre ? Pourquoi pas dans son grand bureau qui en avait certainement vu d'autres ? Elle taitcertaine qu'il saurait se montrer discret. Dans le cas contraire, il prendrait la porte. Je le muterai Saint-Dizier , se dit-elle en riant.

  • En descendant l'escalier, elle se surprit vouloir augmenter le jeune homme. Un deux-pices aussiordinaire, dans un quartier trop excentr, voil tout ce que l'lite du pays pouvait s'offrir ? Il mritaitquand mme mieux. son poste, il devait marger cinq mille euros mensuels. Il y avait vingt ans, alui aurait paru indcent. On finissait par s'habituer l'argent. Une prime, plutt, a se verra moins ,se dit-elle en arrivant dans le hall de l'immeuble.

    La C6 l'attendait. Elle avait t injoignable pendant plus de deux heures. Elle avait un seulmessage vocal. Au fur et mesure qu'elle l'coutait, dans le rtroviseur, Gilles, un type longiligne lamchoire carre, jamais trs bien ras, vit son visage d'adolescente trop guillerette se fermer, jusqu'composer un masque sans expression.

    On rentre Bercy, dit-elle. Aussi vite que vous pouvez. Gilles ne posait jamais de questions et rpondait aux siennes avec un minimum de mots. Il dmarra

    en trombe.

  • 4Isabelle Colson et Christophe Demory taient tous les deux assis sur le canap. Franck Lourmel, lesecrtaire gnral du ministre, se tenait droit dans le fauteuil en face. ct de lui, Bernard Bennarivo,le directeur de la police nationale, arborait, comme toujours, le visage le plus neutre possible. Aucunemotion.

    Eh bien, demanda simplement la ministre. Vous en savez un peu plus ? Qui tait cette pauvrepersonne ?

    Oui. C'est assez trange, rpondit Lourmel. Elle est entre avec un badge au nom de StphanieSacco.

    Christophe Demory voulut parler, mais s'abstint pour laisser la conversation se drouler. Pourquoi trange ? reprit Isabelle Colson. Stphanie Sacco, le nom ne vous dit sans doute rien, madame la ministre, car l'poque vous

    n'tiez pas encore dans les murs. Mais ici, ce nom parle beaucoup de gens. Tout le monde pensait quecette jeune femme tait morte.

    Elle tait porte disparue depuis plus de trois ans, prcisa Bennarivo. l'poque, on a retrouvsa voiture stationne au bord de la Seine, prs de Troyes. On n'avait jamais retrouv le corps. Dans cegenre d'affaires, en gnral, tout est peu prs clair et on ne met pas un zle particulier chercher.

    Tout est peu prs clair, a veut dire quoi ? demanda la ministre. Eh bien, a veut dire qu'on pense trs fort un suicide mais qu'on ne peut pas l'crire ni le

    dire. La famille n'a pas envie d'entendre ce genre de truc. Mais dans quatre-vingt-dix-neuf pour centdes cas, c'est la conclusion laquelle on arrive.

    L, visiblement, ce n'tait pas a. On ne peut pas le savoir avec certitude, rpondit Bennarivo. Elle est entre avec le badge de

    Stphanie Sacco, a ne veut pas dire que c'tait Stphanie Sacco. C'tait elle , voulut dire Demory. Mais aucun son ne sortit de sa bouche. Bennarivo

    poursuivit en se tournant vers Franck Lourmel : Et c'est l o a me pose un problme. Un problmede scurit.

    Je comprends, fit le secrtaire gnral. Vous ne dsactivez pas les badges en cas de dpart, de dmission, de dcs ? Si, mais il faut croire qu'il y a des rats. On va y prter attention. Parce que l, la fille a saut du toit. C'est un moindre mal, si je suis cynique. Aprs tout, ici ou

    ailleurs, elle fait ce qu'elle veut. Mais si elle avait introduit une kalachnikov en kit et fait un carton dans

  • le ministre des Finances, vous auriez d'autres types de problmes au cul en ce moment, Lourmel. J'en suis bien conscient, admit-il, en pongeant son front. J'en suis bien conscient, rpta-t-il

    pour lui-mme. Enfin, on ne devrait pas tarder savoir s'il s'agissait bien de Stphanie Sacco. La famille doit

    dj tre l'Institut. Les deux hauts fonctionnaires s'en allrent. Demory, lui, resta et commena sortir plusieurs

    chemises de son cartable, et les parpiller sur la table. Il en prenait une, puis la changeait de place,sortait un parapheur, le rangeait immdiatement. Ses jambes tressautaient.

    Vous connaissiez Stphanie Sacco ? demanda Isabelle Colson aprs quelques instants. Tout le monde la connaissait au moins de nom au ministre. C'tait une IGF 1. Brillante. Comme tous les IGF, sourit la ministre, mi-ironique, mi-admirative. Oui, comme tous les IGF, rpta machinalement Demory. Son histoire a fait beaucoup parler,

    l'poque. Il prit une grande inspiration pour empcher les larmes de monter, et il ajouta : D'autantque son suicide venait juste aprs celui de Nathalie Renaudier. Un nouveau silence s'installa entreIsabelle Colson et Christophe Demory. La ministre s'assit derrire son bureau. C'est la note que jevous ai demande ? Vous avez fait vite.

    La situation l'exige, vous le savez bien. coutez, il est 4 h 30. Rentrez chez vous, essayez d'oublier ce que vous avez vu, dormez un peu.

    On se donne rendez-vous 9 h 30. D'ici l, j'aurai lu cette note. Et on ira vite, croyez-moi.

    1. Il s'agit de l'Inspection gnrale des finances, le corps de hauts fonctionnaires le plus prestigieux de Bercy.

  • 5Isabelle Colson touffa un billement, ferma la porte de son bureau, traversa un couloir et tournala cl dans la serrure, pour se retrouver enfin chez elle.

    Quand elle avait t nomme, sur le conseil de ses prdcesseurs, elle avait emmnag l parcommodit mais elle ne s'tait jamais sentie trs l'aise au milieu de ce mobilier qu'on aurait dit toutdroit sorti de chez Habitat. Elle qui aimait tant traner chez les antiquaires, elle avait toujours du mal trouver les bons qualificatifs pour parler de la dcoration de l'appartement ses visiteurs, et c'estpourquoi elle n'en parlait pas. Elle leur faisait servir l'apritif dans des fauteuils plus proches ducatalogue de Cuir Center que du style en vigueur sous Louis XV et le dner sur une longue table de boisrecouverte d'une damasserie dniche dans on ne savait quel souk.

    Mais enfin, au moins, c'tait fonctionnel. L'appartement faisait trois cent neuf mtres carrs, maisil avait t amnag pour tre rduit une surface de quatre-vingt-dix-sept mtres carrs, sur lasuggestion de l'intendant qui lui faisait ainsi conomiser peut-tre quatre ou cinq mille euros par an detaxe d'habitation. Elle en gagnait prs de quinze mille par mois, mais elle avait tout de mme fini par seranger son conseil.

    Il fallait bien avouer que quatre-vingt-dix-sept mtres carrs, pour une clibataire, c'tait suffisant.Il y avait une salle de rception qui lui permettait d'accueillir des invits conformment son rang, troischambres et deux salles de bains pour ne pas se marcher dessus si quelqu'un tait amen rester dormir.Son chien, lui, pouvait aller courir le long de la Seine, promen par un de ses officiers de scurit, ous'battre seul dans la cour de l'Htel des ministres. Mme si c'tait officiellement interdit, elle n'avait euqu'une seule rprimande : le jour o le ministre des Finances allemand, sortant de la voiture qui taitalle l'accueillir l'aroport, avait march dans une djection juste avant de pntrer dans le btiment.Heureusement, Wolfgang Matthas avait eu assez d'humour pour ne pas en faire un incidentdiplomatique. Il n'empche : l'pisode avait inspir quelques lignes un journaliste du Canard enchan.Depuis, Isabelle Colson veillait ce que Lucky vite les promenades en solitaire.

    Comme d'habitude, le cocker, en l'entendant rentrer, s'tait lev d'un bond pour lui faire des joieset quelques gouttes d'urine avaient tch sa robe. Elle n'arrivait pas lui en vouloir. Pire, elle trouvaitpresque mouvante cette incontinence lie au bonheur de la retrouver et n'arrivait pas y voir l'un deseffets de la vieillesse sur ce compagnon de la premire heure, tmoin silencieux de son ascensionpolitique depuis prs de quatorze ans, grave dans le marbre de l'opinion par la grce du storytelling 1

    imagin par ses communicants.

  • C'tait l'histoire d'une fille ne dans une famille de notables provinciaux, marqus droite, rebelleds le plus jeune ge et qui, quinze ans, s'engageait dans le militantisme au sein des syndicats lycens etdes associations de gauche. L'histoire aussi d'une femmequi n'avait jamais cess d'affirmer sonindpendance d'esprit autant que son indpendance financire. Elle s'tait marie avec un entrepreneurqui l'avait toujours soutenue dans le combat pour l'galit hommes-femmes. L'histoire enfin d'unepolitique pour qui la fin justifiait les moyens et qui l'opinion pardonnait ses carts avec la biensanceautant qu'avec le droit. C'est pour cela qu'elle tait populaire. C'est pour cela aussi qu'elle avait tnomme Bercy.

    Elle racontait cette anecdote chaque fois qu'elle le pouvait sur les plateaux de tlvision : quand leprsident l'avait appele pour lui proposer les Finances, elle avait d'abord cru une plaisanterie. Elle luiavait demand en riant : Pourquoi moi ? J'ai fait des tudes littraires ! Tu sais faire des additions etdes soustractions, non ? La technique, a s'apprend, avait rpondu le prsident. Tu bcheras la nuitpendant deux mois et tu seras au niveau.

    En ralit, Isabelle Colson n'avait pas t surprise par la proposition du prsident. Elle avait t enpremire ligne dans l'laboration du projet de loi de sparation bancaire imagin par le prcdentgouvernement, ce qui lui avait permis de gagner le respect des membres de la commission des financesde l'Assemble. L'ide tait simple : il s'agissait de couper les banques en deux. D'un ct, les activits decrdit classiques. De l'autre, les activits spculatives. Bercy avait accouch d'un texte bancal. Le modledfendu notamment par Antoine Fertel, le patron du Crdit parisien, tait celui d'une banqueuniverselle qui reposait sur la complmentarit des activits de dpt et de march. Il avait t sauv. Lesactivits spculatives taient bien mises l'cart, mais elles taient cantonnes dans une filiale quicontinuait peser sur le bilan de la maison mre. Surtout, la dfinition retenue pour ces activits tait sirestrictive qu' peine un pour cent du chiffre d'affaires tait concern.

    Lors du passage du projet de loi l'Assemble nationale, Isabelle Colson s'tait gargarise d'avoirrussi faire pression sur le rapporteur du texte, qu'elle jugeait trop complaisant avec Bercy, pour lerendre plus contraignant, en largissant la dfinition des activits spculatives. Elle avait eu beau jeu, la tribune, de dnoncer l'influence nfaste des banquiers qui avaient, selon elle, tenu le stylo destechnocrates , ce qui avait provoqu la colre du ministre des Finances de l'poque. Mais, casextrmement rare, elle, lue de l'opposition, avait russi convaincre les dputs de la majorit del'poque. Le texte avait t lgrement amend.

    Malgr ses approximations quand on entrait dans le dtail des dbats, elle avait gagn unerputation, sinon d'expertise, d'intransigeance face aux puissances de l'argent, qui avait t trs utile auprsident pendant la campagne suivante. Il l'avait fait monter en premire ligne dans l'entre-deux-toursavec, dj, l'ide de la nommer Bercy. Il l'avait mise dans la confidence le lendemain du dbat d'entre-deux-tours. Je ne crois plus aux politiques classiques, Sciences Po-ENA, parce qu'ils sont trop prochesde l'habitus de Bercy, lui avait-il dit dans le TGV qui l'emmenait Marseille pour un des derniersmeetings. Je veux quelqu'un qui ait un poids politique, qui ait du rayonnement, qui bouscule cette

  • administration avec l'autorit qui convient. Si je suis lu, tu auras le poste. Certains parmi ses propresamis politiques avaient cri l'imposture et elle n'tait pas loin d'admettre qu'elle tait une usurpatrice.

    Mais le pari tait russi. Elle avait su mettre en uvre les promesses de campagne les plus gauche,avec l'aide de Demory qui s'tait occup de donner l'administration des contreparties difficilementvisibles par le grand public mais qui avaient aid faire passer la pilule.

    La taxe sur les trs hauts revenus s'tait accompagne de nouvelles dductions fiscales pour lescontribuables ligibles l'impt sur la fortune, qu'il avait justifi au nom du soutien de l'tat certainsacteurs conomiques : par exemple, les fonds investis dans les PME pouvaient dsormais tre dduits del'impt d. Le rtablissement de l'autorisation administrative de licenciement ne concernait que lesentreprises dont l'tat tait actionnaire. Pour les autres, cette autorisation s'tait transforme en obligation d'informer les pouvoirs publics . Enfin, la hausse du Smic s'tait accompagne d'un crditd'impt, ce qui revenait une opration quasi neutre pour les entreprises.

    La feuille de route avait t mise en place. Elle avait t dulcore par Bercy, mais c'taitimperceptible ou presque pour l'opinion. Isabelle Colson avait, aux yeux des lecteurs de gauche,l'immense mrite de piloter l'conomie franaise dans la crise sans sacrifier ses convictions. Chez leslecteurs de droite, le sentiment tait videmment beaucoup plus mitig : l'intransigeance qu'elleaffichait en permanence, le sentiment qu'elle donnait d'tre en guerre contre les entreprises et sapropension dfendre les fonctionnaires chaque mouvement de grve agaaient videmment au plushaut point.

    Mais la hausse des salaires avait donn un peu d'air aux lecteurs des classes populaires qui s'taientlaiss tenter par l'extrme droite. Surtout, les Franaises, quelles que soient leurs convictions politiques,s'identifiaient cette femme trs ordinaire, qui connaissait le prix du ticket de mtro et habitait unpavillon de banlieue, ce qu'elle ne manquait jamais de rappeler mme si elle n'y passait plus que certainsweek-ends depuis son emmnagement Bercy. Isabelle Colson tait devenue l'une des figures politiquesles plus populaires de ces vingt dernires annes, et les instituts de sondages, o elle arrivaitsystmatiquement en tte pour Matignon, commenaient tester son nom pour la prochaineprsidentielle. Plus des deux tiers des Franais avaient une image favorable d'elle. C'tait le leitmotiv desmdias : elle avait russi rendre l'conomie non seulement plus juste, mais sexy.

    Isabelle Colson retira sa robe, la roula en boule et la dposa dans le panier de linge sale destin aupressing. En petite culotte et soutien-gorge, elle alla dans la cuisine se chercher un grand verre d'eaufrache. Elle fit face la fentre, prte dfier un ventuel paparazzi qui se serait post dans cesimmeubles haussmanniens, de l'autre ct de la Seine.

    Elle se brossa les dents et se dbarbouilla une nouvelle fois le visage, mais ne reprit pas de douche.Elle enfila une chemise de nuit satine et s'installa au lit, ses demi-lunes sur le nez. Elle avait quarante-six ans et, plus que la mnopause avec laquelle il allait falloir apprendre cohabiter, c'tait sa vue qui lafaisait vraiment entrer dans un autre ge. Elle qui avait toujours eu une vision parfaite supportait mal le

  • brouillard qui s'installait quand elle attrapait un livre mme si, des livres, elle n'avait gure l'occasiond'en parcourir depuis qu'elle avait t nomme. Des notes, en revanche, elle en avait lu des centaines.

    Elle s'installa bien confortablement, Lucky au pied du lit, et commena celle que Demory lui avaitlaisse. La partie diagnostic tait claire et bien rdige, et elle n'avait pas grand-chose y redire. Maisen lisant les solutions prnes par le Trsor 2, elle manqua de s'trangler. Les connards, murmura-t-elle. Les connards !

    Elle relut le petit mot laiss par Demory. Le connard , rpta-t-elle. De rage, elle envoya valserla note l'autre bout de la chambre, puis se leva et essaya de se calmer en regardant les lumires desphares sur les quais et sur le pont de Bercy. Les armatures de fer du mtro arien dessinaient des pipe-lines dans la nuit.

    Elle pensa cette femme qui s'tait jete dans la cour, mais se surprit souhaiter que DanielCaradet, le directeur du Trsor, et sa clique connaissent bientt le mme sort. Elle les pousserait, s'il lefallait.

    1. Littralement, le fait de raconter une histoire . Il s'agit d'une mthode de communication qui applique les recettes du marketing lavie publique. Elle consiste mettre en scne l'histoire personnelle des hommes et des femmes politiques. Ils communiquent sur leur vcu, ou dumoins sur leur vcu tel qu'il a t revisit, et non plus seulement sur leurs ides.

    2. Le Trsor est, avec le Budget, l'une des deux administrations reines de Bercy. Contrairement aux ides reues, elle n'a rien voir avecle Trsor public, donc la leve de l'impt, assure par une autre direction du ministre. La direction du Trsor conseille le ministre dans sapolitique conomique et elle est en premire ligne pour la diplomatie financire.

  • 6Christophe Demory posa son pardessus sur le portemanteau, enleva ses chaussures et sortit la cl desa poche. Il l'avait vue des centaines de fois. Il se dirigea vers le coffre pos l'entre du salon. Pourpouvoir l'ouvrir, il souleva le vase et posa l'orchide sur le parquet. Il en retira une enveloppe o ilgardait les lettres qu'il avait changes avec Nathalie et quelques photos d'elle, nue, faites avec unappareil argentique plusieurs annes auparavant. Il les regarda, prit une grande inspiration et fit sauterle couvercle d'une petite bote en pierre sculpte o il conservait quelques reliques : ses boucles d'oreillesde bohmienne, un petit lapin en peluche qu'elle lui avait offert aprs une vire IKEA, le crucifixqu'elle avait accroch au-dessus de son lit.

    Il y avait une autre photo dans cette bote, celle qui tait colle sur son permis de conduire et qu'ilavait rcupre aprs sa mort. Une bte photo d'identit o elle tait vtue d'une veste en jean, commeune jeune fille qui sort de l'adolescence. C'tait bien elle avec ces yeux verts effils, ces longs cheveuxblonds qui tombaient sur ses paules, ce nez qu'elle trouvait trop fin. Il ne l'avait connue que beaucoupplus tard, mais elle lui avait toujours dit que cette priode-l, celle de ses dix-huit ans, avait t la plusheureuse de sa vie.

    Dans cette bote, il y avait aussi une cl. Elle la lui avait donne trs tt. Elle l'avait attache unde ces porte-cls que les boutiques de souvenirs vendent aux touristes amoureux. C'est beau, non ? avait-elle ri. Ils avaient entam leur relation deux semaines auparavant peine. Tu sais bien que j'aimece qui est kitsch. On a chacun une pice du puzzle, maintenant. Bref, c'est culcul, mais a veut dire quetu es ici chez toi. Enfin, chez nous.

    Il s'tait install dans son appartement, sans que cela soit jamais formalis. Situ aux abords du parcdu Luxembourg, il tait grand et confortable. C'est son pre qui le lui avait achet. Elle s'y sentaitcomme dans un cocon et n'aurait dmnag pour rien au monde. Il avait conserv son studio, o il nedormait qu'une nuit ou deux par semaine, mais, pour elle comme pour lui, ces moments taientindispensables. Ils le devinrent de plus en plus au fur et mesure que passaient les annes. Alors qu'il luisuggrait rgulirement de se mettre en qute d'un appartement qu'ils auraient choisi tous les deux, ellele chassait de plus en plus souvent, en douceur, sans qu'il puisse y faire grand-chose. Elle tolrait demoins en moins la prsence de Christophe Demory mais ne le lui disait jamais avec mchancet.

    Elle avait besoin de rester seule et ne souhaitait pas lui infliger ces crises qui survenaient de plus enplus rgulirement. Il en avait t le tmoin plusieurs reprises et il avait eu chaque fois le sentimentqu'il n'aurait jamais d tre l, regarder ses membres se crisper, son visage grimacer comme si elle nes'appartenait plus, comme si quelqu'un d'autre avait pris possession de son corps. Quelqu'un qui le

  • regardait avec un mlange de curiosit, de frocit et mme de haine. Le regard de ces moments-l, il nel'avait jamais oubli. Le regard d'une damne.

    Elle se recroquevillait comme un ftus, roule en boule sur le canap, claire par les lampadairesde la rue qui faisaient d'elle l'hrone lugubre d'un mauvais court-mtrage. Il essayait de lui parler, de larassurer, de l'embrasser, mais ses lvres tremblaient, de minces filets de bave s'chappaient de sa boucheet les larmes coulaient comme une plaie qui saigne, incapable de cicatriser. La plupart du temps, puise,elle finissait par s'affaisser, vide. Une fois, elle avait eu la force de se relever. Elle avait attrap un styloqu'elle tenait comme un poignard, le poing ferm autour, et il avait cru qu'elle allait le lui planter entreles yeux. Mais elle avait dchir une feuille de papier et s'tait mise tracer des mots malhabiles commeune enfant qui apprend crire : Je suis sale. Tu ne peux pas m'aimer.

    Cela faisait prs de quatre ans, maintenant. C'tait une journe ordinaire. Il l'avait quitte lematin, vers 7 heures, pour le ministre des Finances o il occupait le poste de sous-directeur des banqueset du financement d'intrt gnral. Depuis plusieurs semaines elle ne travaillait plus et passait le plusclair de son temps chez elle, avachie sur le canap ou allonge sur le lit. Le sommeil tait l'un desderniers moments o elle parvenait s'chapper de cette ralit qui lui vissait le crne.

    Ce soir-l, il avait essay de l'appeler, vers 21 heures, en rentrant de Bercy. Elle n'avait pasdcroch. Il avait laiss un message mais sans insister car il pensait qu'elle dormait. Ensuite, il avaitregard dans le frigo s'il n'y avait rien qu'il puisse rchauffer et s'tait rsign faire cuire des ptes,agrmentes d'une sauce tomate en bote. Il avait dn tranquillement, en lisant Le Monde, et il s'taitcouch.

    Le lendemain matin, 6 h 30, il lui avait envoy un texto, lui disant qu'il aurait aim dormir chezelle le soir. midi, il n'avait toujours pas de rponse. Il avait essay de la rappeler, sur son portable. Puissur le fixe. Personne n'avait dcroch. Il avait essay encore, aprs le djeuner. C'est l qu'il tait tombsur son pre. Aprs, tout s'tait brouill. Il se souvenait seulement qu'il avait couru chez elle. Une foissur place, il avait vu Alain Renaudier devant la porte de la rsidence. Le corps avait dj t emmen l'Institut mdico-lgal et il ne voulait pas le laisser monter. Il n'y a rien voir l-haut, avait-il dit. Ilsont pos des scells.

    Des scells ? C'est la procdure. C'est ce qu'ils m'ont dit. Ils les enlveront aprs l'enqute. Nathalie avait rduit en poudre tous les comprims qu'elle avait pu trouver dans sa pharmacie et les

    avait mlangs une demi-bouteille de ce whisky japonais qu'ils avaient si souvent dgust ensemble.Son cur s'tait arrt, sans doute assez rapidement, en dbut de matine alors qu'elle dormait. C'est cequ'avait assur le mdecin venu constater le dcs. L'autopsie confirmera tout a , avait-il conclu,sans affect.

    Christophe avait voulu rentrer chez lui pied, seul, dans un tat proche de ces ivresses qu'on necontrle plus, et il s'tait chou au Luxembourg, sur un banc o il avait commenc parcourirfrntiquement le rpertoire de son tlphone pour appeler quelqu'un. Mais qui ? Son pre, sa mre, ses

  • amis, pour leur dire : Elle est morte et tous demandaient : Qui ? , ils disaient aussi : Calme-toi et il leur racontait la mme histoire qu'ils n'essayaient mme pas de comprendre, qu'il tait rest vingt-quatre heures englu dans sa vie d'avant alors qu'elle tait dj morte.

    Il avait t compltement pris revers par la mort de Nathalie. Elle-mme n'avait jamais parl desuicide, et pas une seconde l'ide qu'elle puisse se tuer volontairement ne lui avait travers l'esprit, mmequand il l'avait vue se dprcier se rendre malade, mme quand il lui tait arriv de comparer laNathalie qu'il avait connue l'ENA avec celle qui partageait sa vie : deux faces opposes d'une mmefemme qui s'taient rvles l'une aprs l'autre. Il tait tomb amoureux de la premire, il avait composavec la seconde sans comprendre comment elle tait passe de l'une l'autre. Mais il tait rest persuadqu'elle emprunterait un jour le chemin inverse.

    Pendant plusieurs semaines, plusieurs mois, il avait eu du mal se faire l'ide qu'il vivait encorealors qu'elle tait morte, et qu'elle n'avait rien laiss pour lui. Pas une explication. Un vide absolu. Il nepouvait se dfaire de la crainte qu'elle n'ait voulu lui faire payer son incapacit la relever et la retenir.Il l'avait laisse seule avec la mort en face et pendant ce temps-l, lui, Christophe Demory, avait tsinon heureux, lger. En vie. Ce dcalage tait intolrable. Elle ne reviendrait jamais, il ne la reverraitjamais, et c'tait comme si on allumait la lumire dans une pice obscure et qu'on y voyait clair, enfin.

    Ce jour-l, perdu, hagard sur la pelouse du jardin du Luxembourg, il s'tait souvenu qu'elle n'avaitpas toujours t comme a et il avait essay de remonter les annes pour identifier le moment o elleavait bascul, si ce moment avait exist. Il s'tait souvenu d'instants heureux, de nuits douces, derelations sexuelles apaises, faciles, qui avaient fini par tre gommes par les derniers mois. La dernireanne ? Il ne se rappelait plus bien, mais il en tait sr : il y avait eu des moments de bonheur avant queNathalie descende dans le noir pour s'teindre d'elle-mme.

    Christophe Demory n'avait jamais remis les pieds dans l'appartement. Mais il avait gard la cl. Etvisiblement, il n'tait pas le seul.

  • 7Sa main ttonna derrire elle, sans succs. La place tait froide. Elle ouvrit les yeux, et mergead'un sommeil que l'inquitude avait rendu lger et dsagrable. Elle se redressa, alluma la lampe dechevet et se leva pour baisser le thermostat des convecteurs, avant d'enfiler une robe de chambre. Elledescendit l'escalier et le trouva le nez coll la baie vitre du salon. Il essayait de distinguer au fond dujardin, dans la pnombre, la cabane en teck qu'il avait achete au dbut de l't prcdent.

    Elle s'approcha de lui, sans bruit. Un tlphone vibra sur la table du salon. Elle sursauta. Lui seretourna et, sans avoir l'air surpris, comme s'il s'attendait recevoir un appel, dcrocha en lui lanantun sourire trange, triste et apais. J'arrive tout de suite, dit-il simplement. Je serai l dans trente-cinqminutes.

    Que se passe-t-il ? Rien. Je suis dj en retard. Il est peine 6 heures. Oui. Je te raconterai ce soir, ma chrie. L il faut que j'y aille. Daniel Oui ? Tu es sr que a va ? En guise de rponse, il lui posa un baiser sur le front, puis monta l'escalier avant de rapparatre

    quelques minutes plus tard, ras et en costume. Je rentrerai tard, prcisa-t-il en enfilant son pardessus. Tu dis a tous les matins, sourit-elle. Et je ne mens jamais. Daniel Caradet fixa son casque et prit place sur son scooter, un Peugeot Satelis trois roues.

    Quelques minutes plus tard, il tait sur le boulevard priphrique o, contrairement ses habitudes, ilne respecta pas la limite de vitesse. Il lui fallut moins d'une demi-heure pour rejoindre le ministre, o ilavait une place de parking attitre. Il aurait videmment pu demander son chauffeur de venir leprendre tous les matins devant chez lui, mais cette promenade sur la rocade, puis travers les rues deParis, tait le seul moment de la journe o il pouvait penser autre chose qu' son travail, qui avait finipar bouffer toute sa vie.

    Son pouse s'en accommodait, ou faisait semblant. Ils s'taient connus l'ENA, et elle aurait pu,elle aussi, faire une brillante carrire. Mais ils avaient tous les deux choisi de fonder une famillenombreuse. Ils avaient eu cinq enfants en huit ans et, forcment, cela avait quelque peu ralenti lesdbuts de la vie professionnelle de Batrice Caradet, quand celle de son mari avait dcoll la faveur

  • d'un passage par les cabinets ministriels dans les annes 1990. Elle s'tait sacrifie. Le plus g avaitvingt-trois ans. Il quitterait bientt la maison. Puis ce serait au tour des quatre autres, plus ou moinsrapidement.

    Ils approcheraient bientt tous les deux de la retraite. Elle lui avait fait promettre que, quand lesenfants seraient partis, il lverait le pied et qu'ils pourraient se retrouver. Se retrouver. Pour DanielCaradet, le terme tait inadquat. Ils avaient peine eu le temps de se trouver que leur premier enfanttait n. Et depuis, il avait l'impression qu'ils n'avaient jamais pris le temps de parler, de se dcouvrir. Ilsvivaient ensemble depuis plus de vingt-cinq ans, mais se connaissaient si peu. Chaque matin, chaquesoir, la question traversait fugacement l'esprit de Daniel Caradet, juch sur son scooter : quelle femmeallait-il dcouvrir quand viendrait le temps du tte--tte ? Est-ce qu'il faudrait tout lui dire, tout desuite ? Il prfrait penser autre chose, tous ces projets qu'il avait sans cesse repousss faute de temps,plus que d'argent, et qu'il pourrait mener bien quand il aurait quitt Bercy. Batrice avait sa place danscertains d'entre eux. Tout n'tait pas cass malgr une vie deux qui avait eu des allures de comte.

    Il se gara, regarda sa montre et soupira. Il prit l'ascenseur. Il parcourut les couloirs vides jusqu'son bureau, au sixime tage de l'Htel des ministres. Il appliqua son badge sur le lecteur. Le verrou sedbloqua. Il jeta sa parka sur le portemanteau et dposa sa veste sur le dos d'un fauteuil, puis, en bras dechemise, ouvrit une fentre au fond. Le soleil se levait sur la Seine. Il voyait la lumire se reflter sur cequ'il appelait le truc vert , de l'autre ct du quai d'Austerlitz, un btiment improbable qui semblaitavoir t recouvert d'un chewing-gum gant et sur lequel tout le monde faisait semblant de s'extasier.

    L'air frais envahit la pice mais il laisserait, comme tous les jours, la fentre ouverte jusqu'au soir.Daniel Caradet ne supportait pas d'tre confin. La taille de son bureau, le 6179D, tait un luxe qui luivitait la claustrophobie, mme si, sur ses treize fentres, certaines taient scelles. Chacune d'ellessurplombait une trave de quatre-vingt-dix centimtres de long, sur laquelle pouvait se monter unecloison amovible : l'ensemble se configurait et se reconfigurait au fil des attributions de postes. L'anneprcdente, il avait oppos une fin de non-recevoir Franck Lourmel, le secrtaire gnral, qui lui avaitdemand, comme aux autres directeurs, de rduire de quatre traves son bureau : il fallait se tasser pourfaire de la place aux hauts fonctionnaires venus de directions dlocalises dans Paris, et qui rintgraientla maison mre car l'tat, aux abois, vendait tout ce qu'il pouvait de son parc immobilier.

    Il dtenait le record de longvit la direction du Trsor. Personne n'avait davantage de travesque lui et il n'entendait pas renoncer ce privilge. Les autres directeurs en avaient douze, les chefs deservice sept ou huit, les sous-directeurs six, et les chefs de bureau, quatre peine. Il avait t le seul tenir tte Franck Lourmel, qui avait lui-mme donn l'exemple en rduisant son bureau de quatretraves, pour se retrouver au niveau d'un chef de service. Il savait qu'au royaume des organigrammes lessymboles pesaient lourd, et il tait le meilleur pour les manier. Il semblait inamovible, lgitim par lacurieuse impossibilit de le virer dans laquelle s'taient trouvs les ministres successifs.

    Il n'avait pas envie que a s'arrte. Jusque-l, il avait fait en sorte de tout matriser. Mais le geste deStphanie Sacco ne pouvait pas tre anodin. Avait-elle voulu faire passer un message ? Et qui ? Il fallait

  • le deviner et cela lui sembla presque aussi urgent que de faire adopter le plan de soutien au Crditparisien, au cas o celui-ci viendrait craquer.

  • 8C'tait un rituel, une habitude de vieux couple. Chaque matin, 6 h 30 au plus tt, 6 h 55 au plustard, Isabelle Colson appelait Christophe Demory. Elle ne se prsentait pas et lui disait simplement : Alors, Christophe, quoi de neuf ? Le plus souvent, Demory lui rpondait depuis son lit. Au contrairede la ministre, c'tait plutt un couche-tard et, aprs s'tre fait cueillir ainsi froid plusieurs matines desuite, il avait pris l'habitude d'organiser, tous les soirs, un point avec ses collaborateurs pour ne pas trepris au dpourvu. Il notait trois ou quatre bullet points sur une feuille de papier et improvisait le reste,en caleon sous les draps, les cheveux bouriffs.

    Il s'tait couch sans mettre de rveil. Ce matin-l, il ne devait pas y avoir de petit rituel. IsabelleColson lui avait donn rendez-vous 9 h 30 pour le laisser rcuprer. Sans doute avait-elle fini parapprendre, en prenant ses quartiers Bercy, ses liens avec Nathalie Renaudier, et le traumatisme qu'avaitcaus son suicide, des annes auparavant. Mais ils n'en avaient jamais parl. Elle pensait qu'il lui fallaitse remettre du choc qu'avait provoqu la vue d'un cadavre. Peut-tre tait-elle alle jusqu' se dire quecela pouvait rveiller sa blessure et qu'il fallait le laisser souffler. Mais elle ne savait pas que ce cadavrevenait de raviver les doutes qu'il avait enfouis, et qu'il lui indiquait une piste pour rpondre desinterrogations qu'il n'avait jamais os formuler clairement.

    Il avait laiss son tlphone en quilibre sur une pile de livres. Le vibreur se mit en marche, puis lasonnerie, et le tlphone tomba par terre, continuant sa lente agonie sur le parquet tandis que Demorymergeait en sursaut. Son premier rflexe fut de regarder l'heure. 7 heures. 7 heures, et pas une minutede plus, mme s'il tait 7 h 04 quand Demory la rappela, aprs tre pass aux toilettes, s'tredbarbouill le visage et rinc la bouche, et sans avoir consult le message de neuf secondes qu'elle avaitlaiss sur sa bote vocale.

    Ah, Christophe, dit-elle. Je suis dsole. Je vous avais dit 9 h 30, mais il va falloir tre l plus tt. Oui, Isabelle. Je comprends. Je me doute que vous avez autre chose en tte. Mais il va falloir rebondir. C'est l'intrt de

    l'tat qui est en jeu. Le temps presse. Et le tour que a prend ne me plat pas, mais alors pas du tout. Christophe Demory raccrocha. Il prit une douche, avala une banane et un yaourt, en regardant

    par la fentre le halo de lumire dessin par le lampadaire fatigu du jardin de la rsidence. Il respirait defaon saccade et essaya de se calmer. Il tenta de deviner le visage de Nathalie travers le jour qui selevait. Au bout de quelques secondes, il russit mme la voir sourire. Que penserait-elle de tout cela ?

    Pour supporter le souvenir de la femme qu'il aimait, pour que ce souvenir ne l'crase pas,Christophe Demory s'tait trs vite rendu compte qu'il fallait s'occuper, et il s'tait jet corps perdu

  • dans le travail. Jusque-l, il ne s'tait jamais fait violence et avait toujours compt sur son talent naturelpour russir. Avec un certain succs : il avait t reu l'ENA du premier coup. Mais son manqued'ambition lui avait aussi jou des tours : il tait sorti dans le ventre mou du classement, alors qu'enappuyant un peu sur ses capacits, il aurait pu viser les grands corps et notamment l'Inspection desfinances, que Nathalie, elle aussi issue de la promotion Roger Salengro, tait parvenue intgrer. Ilavait connu un bon dbut de carrire, mais pas aussi flamboyant que ses camarades sortis dans la botte 1

    si on exceptait Nathalie qui, elle, aprs des dbuts prometteurs, avait t stoppe net par la dpressionqui avait fini par l'emporter.

    Au dbut, le simple fait de venir Bercy avait t une vritable preuve car, chaque matin, il luifallait supporter l'impression que le mtro allait se fracasser contre les murs en brique rouge de l'Institutmdico-lgal. Aprs le virage, une fois pass la station Quai de la Rape, Christophe Demory rouvraitles yeux et dans l'aube qui pointait s'offrait lui ce grand paquebot de verre, glacial souhait, danslequel il embarquait tous les jours et qui semblait le toiser avec suffisance.

    Chaque matin, il devait donc affronter le souvenir de la courte visite dans cette btisse coincedans un renfoncement prs de la Seine, des quelques minutes o il tait rest plant devant le cercueilde Nathalie, expos pour un dernier adieu avant la leve du corps et son inhumation.

    Ce matin-l, il s'tait tenu distance, observant ce visage, les yeux clos, la bouche scelle, la lvremonte un peu plus haut que d'habitude comme si elle allait partir d'un de ces grands rires avec lesquelselle trompait si facilement son monde. Il l'avait regarde avec douceur. Il avait eu envie de la toucher,une dernire fois, mais l'aspect de sa peau qu'on aurait dit crame par le soleil, qu'il avait connue sidouce et qu'il devinait maintenant si flasque, agissait comme un bouclier. Elle tait devenue une reliquesacre qui refusait de se laisser approcher.

    Il l'aurait embrasse, s'il avait os venir plus prs, mais il tait reparti, avait dval l'escalier pours'abmer dans la contemplation idiote des voitures qui roulaient vive allure sur les quais, sans parvenir chasser de son esprit ce masque de cire qu'on avait fondu sur la peau bouffie de Nathalie.

    Ce visage-l n'avait cess de le poursuivre. Il ne se passait pas un jour videmment, mme pas uneheure, sans qu'il l'effleure. Mais il avait appris vivre avec cette ombre au-dessus de lui. Il avait mmeappris croire qu'elle tait bienveillante et, petit petit, ce visage fig dans la mort avait laiss la placeau souvenir d'un autre, vivant, lui, et qui rgulirement venait aussi le visiter la nuit, avec cette voix sicalme, et apaise.

    Il avait renonc progressivement voir dans chaque concidence des signes venus de l'au-del, croire que depuis l-bas elle lui indiquait un chemin. Le naturel avait repris le dessus. ChristopheDemory n'tait pas mystique. Il ne croyait pas aux revenants. Au bout de quelque temps, il avait pu sedonner un objectif : travailler, travailler et encore travailler. Il s'tait mtamorphos.

    Isabelle Colson avait t nomme ministre de l'conomie et des Finances dans la foule de lavictoire du candidat socialiste la prsidentielle. Il avait fallu qu'elle choisisse un directeur de cabinet.Dpourvue de rseaux dans l'administration, elle n'tait pas en position d'imposer quiconque un poste

  • stratgique pour lequel, en ralit, c'tait le directeur du Trsor qui composait une short-list decandidats. Ils devaient tre les gardiens de la ligne conomique dfendue par l'administration, mais aussitre acceptables par la ministre, Matignon, voire l'lyse.

    Christophe Demory avait russi se faufiler parmi les finalistes grce aux appuis politiques glanspendant la campagne lectorale o il s'tait fortement impliqu auprs du candidat socialiste. La mortde Nathalie avait rveill son ambition et il comptait bien contrebalancer l'absence de toute viesentimentale, laquelle il s'tait rsign, par une ascension professionnelle le plus rapide possible. Unpassage en cabinet, a fortiori la tte du cabinet, tait un acclrateur de carrire inou. Il n'tait pas lefavori. Le poste semblait promis Herv de Saintonge, chef de service du financement de l'conomie,ou Stanislas Rochelle, un ancien du Trsor devenu banquier d'affaires chez Lazard, deux personnalitsqui n'taient pas marques droite.

    Christophe Demory avait trs peu d'a priori sur Isabelle Colson. Mme si elle tait diplme deSciences Po, elle n'tait pas issue de l'administration, au contraire de la plupart des personnalitspolitiques. Engage gauche depuis toujours, d'abord au sein des syndicats tudiants puis dans lesassociations qui gravitaient autour de la gauche radicale, elle s'tait fait connatre par quelques coupsd'clat dont Christophe Demory avait un vague souvenir. vingt-neuf ans, elle tait parvenue djouer la scurit de l'Assemble nationale pour s'installer dans les traves de l'hmicycle, des poches defaux sang dans sa sacoche. Elle s'tait leve au milieu d'une intervention sur l'pargne salariale et avaitcri : Ce sang pourrait sauver des vies, et vous n'en voulez pas parce qu'il a t donn par deshomosexuels ! Honte vous, messieurs les dputs. Assassins ! Elle avait eu le temps, avant d'trematrise, d'ouvrir ces poches et d'en rpandre le contenu un peu partout.

    Ce happening avait lanc sa carrire politique. Trois ans plus tard, elle tait lu dpute sousl'tiquette cologiste et elle pouvait siger, en toute lgitimit, sur les bancs de l'Assemble. Sanomination la tte du ministre de l'conomie avait surpris tout le monde. Mais le prsident avaitl'habitude de surprendre.

    Quand il avait fait la connaissance d'Isabelle Colson, il avait t frapp par sa taille. Elle ledpassait de presque une tte et devait, avec ses talons, tutoyer le mtre quatre-vingt-cinq, ce qui luidonnait une prestance naturelle. Un vritable atout dans le jeu politique.

    Elle tait courtoise, mais sans plus ; froide, mais sans excs. Au milieu de la pice, pose sur unsupport en bois, une table en verre poli pouvait accueillir huit personnes. Face la fentre, il y avait uncanap en cuir noir, mais elle l'avait fait asseoir dans un de ces siges blancs, sortes de coquilles d'ufs,o l'on tait si mal l'aise. Ses fesses s'y enfonaient exagrment et son dos se heurtait au dossierincurv, ce qui l'obligeait s'avancer tout au bord s'il voulait viter de donner l'impression de s'avachir.

    On est mal assis, n'est-ce pas ? avait-elle commenc. Que voulez-vous, c'tait l avant moi, arestera l aprs Caprice de styliste. Quand ils ont amnag ce bureau, en 1988, Pierre Brgovoy taitministre. Ils ont confi le travail Andre Putman et Isabelle Hebey. Vous voyez qui c'est ? Non ? Deuxcratrices en vogue. J'ose pas imaginer la note Enfin bref. Un steak frites, a vous ira ? J'ai une de ces

  • faims, moi. Il avait hoch la tte et, trente secondes plus tard, les plats taient servis. ChristopheDemory s'tait lanc dans une longue tirade sur la faon dont le programme de la campagne, tel qu'ilavait t conu par l'quipe du candidat socialiste, pouvait tre mis en musique par le ministre.

    Vous parlez comme un chirurgien avant une opration, s'tait-elle amuse. Dtendez-vous ! Vousvoyez a comme un dfi technique.

    C'est mon travail, madame le ministre. Vous pouvez m'appeler Isabelle. Je dteste le formalisme. Mais si vous y tenez absolument, dites

    plutt madame la ministre. Bref, c'est sans importance. Vous avez raison. Vous, les technos, c'est latechnique. Mais j'ai besoin de quelqu'un qui partage les orientations politiques que nous allons mettreen uvre.

    Vous aurez du mal trouver a ici , avait pens Christophe Demory, qui avait gard le silence.Elle avait poursuivi : Je vais vous dire, Christophe : je ne crois pas la neutralit de l'administration,mais je ne peux pas faire sans elle. Je sais bien que notre programme a du mal passer ici. Je connais vosrflexes quand on vous prsente une proposition qui sort un peu de l'ordinaire ou de votre matriceidologique, quand on vous demande un avis, une tude d'impact : vous dites que a ne va pas marcher.Je me trompe ?

    Elle n'avait videmment pas tort. Christophe Demory sentait qu'il devait se dfendre, mme s'iln'tait pas nommment vis. Vous savez, avait-il rpondu, l'administration doit dire ce qu'elle pense :si elle est hostile une mesure, elle vous le dira, elle nous le dira, si j'ai la chance d'tre retenu pour ceposte. Mais elle vous donnera quand mme des pistes de mise en uvre. Et une fois que vous aureztranch, elle s'excutera. Il avait fait une pause, tandis qu'elle ne le lchait pas des yeux. Elle estconservatrice, avait-il souri, c'est vrai. Mais elle est loyale.

    Isabelle Colson avait tourn la tte en silence et avait attrap un classeur. Savez-vous ce que c'est,Christophe ? videmment, il le savait. C'tait ce qu'ils appelaient ici le Rapport sur l'tat del'union , en rfrence aux tats-Unis. Une note d'ensemble sur l'conomie franaise, de huit ou dixpages, accompagne d'une centaine de fiches, de quatre pages chacune. a en faisait, de la lecture. Ilavait particip lui-mme l'laboration de ce dossier, qui avait commenc tre pens pendant lacampagne lectorale. Cela reprsentait plusieurs mois de travail, et dmontrait toute l'expertise duTrsor.

    Isabelle Colson ne l'avait pas laiss rpondre. C'est un rapport qui m'a t remis hier. Jamais vuun foutage de gueule pareil. Nous venons d'tre lus, avec un certain nombre de mesures mettre enplace, lgitimes par un mandat du peuple, et Caradet me dit, de faon trs polie et feutre, mais je saistout de mme lire entre les lignes, que 1) on n'aura pas les marges de manuvre financires pour fairele quart de la moiti de ce qu'on a promis, 2) il faudra donc faire des choix et 3) voici les projets qu'ilfaudra abandonner. Et, en bonus, ceux qu'il faudrait mettre en uvre. Je caricature peine. Vousvoulez lire ?

  • Il avait fait un geste de la main, blas, l'air de dire non, je connais dj . Puis il avait pris laparole : Je ne dfends pas mon administration, mais si je peux vous donner un conseil, et ensuite vousferez ce que vous voulez, que vous me choisissiez ou pas : ne voyez pas en elle un ennemi. C'est normalqu' votre arrive le Trsor dise ce qu'il pense. S'il ne le fait pas ce moment-l, alors il ne le ferajamais. Mais encore une fois, le matre mot ici, c'est loyaut. C'est vous qui avez les cartes en main. Cedossier, c'est le pharmakn : le remde et le poison en mme temps. Il ne faut pas en tre prisonnier.Mais il ne faut pas le brler. Enfin, pas tout de suite

    Vous savez, Christophe, quand j'ai vu a, mon premier rflexe, a a t de dire : Je le vire, ceCaradet. Le spoil system l'amricaine, c'est peut-tre brutal mais au moins les choses sont claires. Leministre sait que tout le monde partage ses vues, et tout le monde avance dans le mme sens. Mais ilparat que a ne se fait pas. Alors, j'ai besoin d'un dircab qui croie sincrement en ce qu'on va faire, pasd'un type qui va relayer les demandes de Caradet et sa bande, parce que, toute seule, je ne m'en sortiraipas. J'ai besoin d'un alli, qui connat la place. Elle avait fait une pause. Et je sens que vous allez fairel'affaire. Une autre pause. Christophe Demory avait esquiss un sourire. Beaucoup plus en tout casque ces autres types qu'il m'a prsents. Le premier, l, c'est lui qui a concoct le plan de soutien auxbanques en 2008 : un scandale contre lequel j'avais gueul l'poque ! Et la preuve qu'il estcompltement ct de la plaque, c'est qu'il m'a aussi demand de rencontrer un type qui vient de chezLazard. Son salaire doit friser les cinq cent mille euros annuels et il a le culot de m'expliquer qu'il nefaut pas augmenter le Smic trop vite pour ne pas dstabiliser les entreprises. Je peux vous dire quel'entretien n'a pas dur longtemps.

    trente-six ans seulement, Christophe Demory devenait directeur du cabinet de la ministre desFinances. Un homme de l'ombre, que le grand public n'apprendrait jamais connatre, mais qui seraitderrire chacune des dcisions d'une femme qu'on voyait, et qu'on continuerait voir, chaque jour surles chanes d'information en continu, dans les matinales des radios, sur les sites web, dans les pages desmagazines. En lui disant oui , cette femme l'emmenait avec elle dans un tourbillon. a ne lui faisaitpas peur, au contraire. Il cherchait s'enivrer dans le travail pour oublier ce qu'tait devenue sa viedepuis la mort de Nathalie : un vaste dsert o l'horizon s'loignait, o chaque pas tait un effort, maiso cet effort lui-mme faisait oublier les raisons de la traverse.

    Christophe Demory s'assit sur le canap, sa petite bote en pierre sculpte sur les genoux. Ilregarda la cl, la saisit dans sa main droite, la caressa doucement. La gographie de l'appartement luirevint subitement en mmoire avec une exactitude saisissante : le parquet en point de Hongrie quigrinait tellement, la chemine condamne sur laquelle elle posait ses bougies parfumes et ses btonsd'encens, les fentres si mal isoles que les nuits d'hiver, dans son sommeil, elle se pelotonnait contre luipar rflexe, cette immense bibliothque remplie de manuels d'histoire, de droit, de sciences politiques,de finances publiques, qu'elle avait tous achets et qu'elle n'ouvrait plus jamais, ce Christ agonisant surle mur vierge et qui semblait les surveiller quand ils faisaient l'amour.

  • Demory continuait de regarder la cl. Il pensa au visage de Stphanie Sacco, entraperu dans unenuit paisse, les yeux clos. L'ide saugrenue lui vint qu'elle avait essay de lui dire quelque chose, luispcifiquement, et que, derrire cette cl, il trouverait les rponses des questions qu'il avait toujours eudu mal formuler.

    Pendant longtemps, il s'tait accus. Quelqu'un tait mort, il fallait bien un coupable. Il partageaitsa vie, habitait quasiment avec elle, il l'avait demande en mariage et Nathalie avait dit oui. Personned'autre que lui n'tait plus proche d'elle. Il avait eu un doute : et si elle n'avait pas voulu mourir ? Et sielle avait juste voulu lui dire avec fracas ce qui n'allait pas ?

    Elle n'avait laiss aucun message, aucune instruction, rien. Et lui avait manqu le rendez-vous. Iln'avait rien vu venir. Personne, pourtant, ne lui avait fait de reproches. Son pre avait pris les choses enmain, et lui tait rest vautr dans son malheur, sans rien de concret quoi se raccrocher. Jusqu' cettecl.

    Il hsita. S'il allait l'appartement avant d'aller au ministre, il ne serait son bureau que vers10 heures. Vu la situation, c'tait beaucoup trop tard. Il faudrait affronter la colre de Colson et elle sedbarrasserait de lui. Ce n'tait pas ce qui tait prvu. Il claqua la porte et prit le chemin de Bercy. Etds que les arbitrages seraient arrts avec la ministre, il irait faire un tour au 12, rue Garancire.

    1. La botte regroupe les lves qui finissent dans les quinze premiers au classement de sortie de l'ENA. Pour leur affectation, ilsprivilgient les grands corps (Cour des comptes, Conseil d'tat, Inspection gnrale des finances), qui sont les plus prestigieux et les mieuxpays.

  • 9Daniel Caradet avait eu Antoine Fertel sur son portable, 7 h 10. Le banquier tait dj aucourant. Il tait toujours au courant de tout, avant tout le monde. Je suis pris toute la matine pourprparer l'AG, dit-il. J'ai un djeuner avec un banquier anglais, je ne peux pas le dcommander. Maison se voit aprs.

    a me va. Bien sr que a te va. tout l'heure. Antoine Fertel ne manifestait aucun signe d'inquitude. Daniel Caradet, lui, se demandait quel

    message cachait la brve rsurrection de Stphanie Sacco un moment aussi critique pour la banque etpour le pays. Il fallait se prparer voir tanguer le navire.

    Il se souvenait trs bien d'elle. Il se souvenait aussi trs bien de Nathalie Renaudier et du jour o illes avait convoques, avec Jean-Paul Malleray, le chef de l'Inspection des finances. Les deux jeunesfemmes avaient t charges par le ministre de rdiger un rapport sur le plan dploy pour venir en aideaux banques franaises, au moment de la chute de Lehman Brothers, l'automne 2008.

    Le Crdit parisien tait accus d'avoir rachet une des plus importantes banques nerlandaises,l'Amsterdamsche Bank, avec de l'argent public. Ce rapport visait calmer l'opinion, excite parl'opposition qui avait dcid de jouer la carte du combat du pays rel contre la finance et ses oligarques . Le chef de l'opposition avait gagn de nombreux points de popularit en axant sondiscours sur la collusion entre le pouvoir et les banques.

    Tout le monde se souvenait de la phrase choc qu'il avait prononce lors d'une mission detlvision, en s'adressant directement aux Franais travers la camra, la prochaine prsidentielle enligne de mire : Et qui paye pour cela ? Qui ? C'est l'tat. Et l'tat, c'est qui ? C'est vous ! Je vous le disavec franchise car en 2012, si nous revenons aux affaires, nous serons obligs, nous aussi, de vousprsenter l'addition parce que les prcdents convives vont partir sans payer. Et ils voudraient revenir table. Et se goinfrer, tous ensemble. Ils veulent s'empiffrer, ces gloutons. Et qui va payer ? L'tat. Etl'tat, c'est qui ? C'est vous !

    Daniel Caradet aussi se souvenait de ce discours et de la nause qu'il avait ressentie en voyant celuiqui allait devenir prsident s'abaisser une telle dmagogie. Les politiques avaient tendance toutsimplifier et plaquer sur la ralit la vision manichenne qui prvalait dans la faon dont ilsapprhendaient la conqute et l'exercice du pouvoir. La droite contre la gauche, les mchants et lesgentils Daniel Caradet se persuadait que cette grille de lecture ne convenait pas quand il s'agissaitd'analyser la faon dont Bercy avait tir d'affaire le pays lors de la crise financire de 2008. Oui,

  • Antoine Fertel avait su naviguer de faon que le Crdit parisien sorte renforc de la tourmente. Cela nesignifiait pas que le plan avait t fait uniquement dans cet objectif : Caradet avait pris ces accusationscomme une insulte son intgrit intellectuelle et son dvouement la cause de l'tat. Il l'avait faitsavoir. Le ministre l'avait rassur en lui certifiant que le rapport avait justement pour but de laverl'administration de ces accusations. Et, par l mme, de fournir au pouvoir un argument objectif opposer la gauche, qui se dchanait en entonnant le refrain du gouvernement des puissants .

    Daniel Caradet n'avait aucune inquitude. Mais le simple fait d'tre mis sous surveillance par la police des polices de Bercy tait insupportable. C'tait comme s'il se baladait dans les couloirs avecune pancarte o l'on aurait crit suspect . Il n'avait pas agi seul en 2008. Cette dcision jetaitl'opprobre sur toute une administration et il ne le supportait pas. Heureusement, il avait davantaged'allis que d'ennemis au sein de la forteresse.

    Pour Stphanie Sacco, c'tait le quatrime rapport. Pour Nathalie Renaudier, le premier. Les deuxjeunes femmes avaient pris leur mission trs cur et n'avaient pas souhait se contenter d'avaliser lesconclusions suggres par le pouvoir politique. Elles avaient vraiment enqut. Entre autres donnes,elles avaient eu accs tous les appels entrants et sortants de Daniel Caradet et l'ensemble des mailsqu'il avait changs pendant la crise bancaire de 2008. Le directeur du Trsor n'avait pas tard l'apprendre. Il avait t estomaqu. Il avait toujours cru qu'il s'agissait d'une correspondance prive etne s'tait jamais dout que ces donnes puissent tre extraites des serveurs de Bercy sans quel'autorisation du ministre ou du chef de service soit ncessaire. Il avait seulement ensuite ralisl'ampleur potentielle des dgts. Jean-Paul Malleray avait d insister auprs des deux jeunes femmespour obtenir une version intermdiaire du rapport, qu'il s'tait empress de donner Daniel Caradet.

    Les deux jeunes femmes, ce stade, ne tiraient aucune conclusion. Dans la partie constat , ellesrelataient, de faon trs factuelle, presque chirurgicale, les tapes de la construction du plan de soutien,et le rle jou par les uns et par les autres. Daniel Caradet savait qu'elles savaient. La faon dont ellesavaient conduit leurs investigations le prouvait. Toute la vrit apparaissait dans sa lumire crue, pourqui savait lire entre les lignes. Si, dans sa version finale, le rapport conservait le mme esprit, et s'iltombait entre les mains des mdias, il pouvait se rvler dvastateur. Il y avait l tous les ingrdients d'unnouveau scandale politique.

    Il s'tait dcid les convoquer, en prsence de Malleray qui avait ouvert les hostilits. Vous tesencore des novices, si l'on peut employer ce terme pour des gens de votre niveau. C'est pour cela que jeprends la peine de vous expliquer. De vous rexpliquer, devrais-je dire, parce que ce discours-l, c'est lemme que je vous ai servi votre arrive. L'indpendance de l'Inspection est inscrite dans ses gnesdepuis deux sicles et j'en suis le garant. L'indpendance vis--vis de l'administration qu'elle peut trecharge d'valuer, videmment. L'indpendance vis--vis du pouvoir, quel qu'il soit. Mais surtoutl'indpendance vis--vis des ides. Il n'est pas concevable qu'un rapport soit un moyen d'aller chercherdes noises qui que ce soit pour des raisons politiques. Il n'est pas concevable que l'Inspection se laisseinstrumentaliser.

  • L'atmosphre tait tendue. Les deux jeunes femmes n'avaient pas bronch. Elles semblaientattendre l'estocade, conscientes d'avoir franchi une ligne jaune qui allait envoyer directement leurtravail la poubelle. Daniel Caradet avait pris la parole, d'un ton trs calme. Depuis que je suis auTrsor, j'ai connu beaucoup de ministres, vous savez, mesdemoiselles. Des sanguins, des nerveux, desplacides. Des qui vous rentrent dedans en permanence. Il faut leur pardonner car ils mnent des vies dedingues. Si je prends des baffes, mme quand ce n'est pas justifi et a ne l'est pas souvent, croyez-moi, j'encaisse et je dis merci. Je ne compte plus les ministres qui ont dit qu'ils allaient me virer. Etregardez : je suis toujours l ! Ce que je ne peux pas accepter, c'est quand vous, les hauts fonctionnaires,vous vous y mettez aussi. Il s'tait ensuite lanc dans un cours sur la crise, que les deux femmes luiavaient sembl couter d'une oreille distraite. Et la sance de rprimande avait t termine.

    Jean-Paul Malleray avait raccompagn les deux jeunes femmes en leur demandant : tait-ilvraiment ncessaire de faire tant de zle, mesdemoiselles ? Ncessaire ? Ce n'tait pas la question.Nathalie Renaudier et Stphanie Sacco l'avaient fait, et il tait impossible de revenir l-dessus. Le plustonnant, ce n'tait pas qu'elles avaient demand ces donnes. C'tait qu'elles les avaient obtenues. Lalettre de mission du ministre de l'poque, qui avait voulu dminer le scandale de l'Amsterdamsche Bankavant qu'il engloutisse l'ensemble du gouvernement, tait claire. Il avait crit, sans penser auxconsquences, comme il l'crivait chaque lettre de mission : par tous moyens que vous jugerezopportuns . Le service informatique ne s'tait pas pos de questions. Il avait fourni tous les listings ettoutes les archives. Les deux jeunes femmes taient naves. Elles avaient voulu bien faire. Et elless'taient heurtes la crme de l'IGF.

    Deux mois plus tard, le rapport avait t remis Jean-Paul Malleray. Ni le pouvoir en place niDaniel Caradet n'avait rien trouv redire. L'Inspection fit mme fuiter dans la presse, contrairement sa tradition, les conclusions de Nathalie Renaudier et Stphanie Sacco. En guise de remerciements, ellesfurent placardises. Leur chef, Jean-Paul Malleray, leur conseilla de terminer la tourne 1 et de chercherdu travail dans le priv.

    1. La tourne est une priode de quatre ans pendant laquelle les inspecteurs des finances, qui sont sortis dans les premiers rangs del'ENA, effectuent des missions de vrification ou d'enqute au sein des administrations franaises.

  • 10

    Il tait 8 h 04 quand Demory toqua la porte de la ministre. Elle le salua avec un regard empreintd'une certaine piti. Vous avez pu rcuprer un peu ? demanda Isabelle Colson. Quelle histoire !Pauvre femme. J'y ai repens une partie de la nuit. cet instant, Christophe Demory se demandapourquoi il tait encore l, ce qu'il faisait face cette fausse compassion qu'elle semblait lui accorderavant d'aborder les raisons pour lesquelles elle l'avait convoqu. Il commenait la connatre. Elle taitincapable de faire preuve d'empathie. Elle avait sans doute t choque par ce qui tait arriv la veille,mais, dj, elle n'y pensait plus et elle se concentrait sur sa mission.

    Asseyez-vous , dit-elle, et c'tait le signal que le prambule tait termin. Il vita de prendre lesige situ proximit immdiate du chien qui ronflait sans discrtion, affal sur la moquette. Sansdoute n'tait-ce pas trs conforme au rglement intrieur, mais la ministre avait l'habitude de le garderavec elle. Plusieurs photos taient parues dans la presse, o le cocker la couvait d'un regard enamour. C'est la version 30 Millions d'Amis de la photo des gosses de JFK qui jouent sous le bureau ovale ,disait-on dans les services du ministre.

    Devant elle, Demory reconnut la chemise bleue dans laquelle, la veille, il avait gliss la note qu'elleavait commande ses services. Elle tait froisse, et la couleur tait un peu passe, comme si elle avaitsch aprs avoir t trempe dans l'eau.

    Ce que j'ai vous dire n'est pas forcment agrable, commena-t-elle. Surtout, j'aurais aim vousle dire un autre moment. Mais l'intrt de l'tat est plus grand que le ntre. Christophe Commentdire ?

    Allez-y, l'encouragea-t-il. On peut tout se dire, non ? Je le crois aussi. Jusqu'ici j'tais plutt satisfaite de notre collaboration. J'avais une grande

    confiance en vous. Mais l Les bras m'en tombent. J'ai besoin de savoir si vous tes contre moi ouavec moi.

    Demory fut dsaronn par la violence de la question, laquelle il ne s'attendait pas. Qu'elle soitfurieuse, il pouvait le concevoir et il l'avait anticip, mais il avait pens que sa colre se dirigerait contrel'administration, pas contre lui.

    Le visage d'Isabelle Colson se transforma. Elle avait quitt le masque de la grande sur qui tentede mnager les susceptibilits. Ses traits se tendaient sous les coups de boutoir d'une colre qu'ellepeinait refouler.

    C'est loin d'tre satisfaisant Vous vous foutez de ma gueule ! poursuivit-elle. C'est untorchon, voil ce que c'est. Vous n'auriez mme pas d me transmettre cette merde, je n'aurais mme

  • pas d avoir vent de son existence. Je sais que ce n'est pas vous qui l'avez crite. Mais enfin, ne me ditespas que vous la cautionnez !

    L'espace d'un instant, il se demanda si elle allait le virer. Il l'espra presque. En thorie, c'taitpossible, mme si en ralit c'tait plutt le directeur de cabinet qui avait un pouvoir de vie ou de mortsur le ministre. Il pouvait l'asphyxier en le laissant crouler sous les arbitrages les plus anecdotiques,l'ensevelir sous ces parapheurs bordeaux en cuir fatigu qu'il fallait examiner tous les soirs, ou aucontraire lui cacher l'essentiel en barrant le chemin aux informations les plus sensibles, pour se laisser leprivilge de dcider lui-mme. Il tait potentiellement le vrai matre du ministre mais ChristopheDemory, lui, n'usait pas de ce pouvoir. Il avait eu le poste la franchise et n'entendait pas briser le liende confiance tiss avec Isabelle Colson. Ils fonctionnaient en duo. Un vrai couple, avec ses hauts et sesbas. Mais jamais il ne l'avait vue si exaspre.

    Il se souvint de ses hsitations, la veille au soir. Il savait que cette note rveillerait en elle la hainelatente qu'elle nourrissait contre l'administration, mais il avait pris le parti de la passer telle quelle pourque, ensemble, ils dfinissent une stratgie mme d'inflchir la position du Trsor. La bataille seraitdifficile mener et chacun devrait faire des concessions. La ministre, comme l'administration. Il sevoyait, sur cette question trs particulire, comme un arbitre qui pousserait un accord acceptable pourles deux parties. L'analyse et les solutions du Trsor ne seraient jamais assumes par une ministre commeIsabelle Colson, mais, il en avait l'intime conviction, les positions radicales de cette dernire taientcontraires l'intrt de l'tat.

    D'ordinaire, il la conseillait, l'orientait ventuellement, mais en cas de dsaccord, il la laissaittrancher et il assurait quand mme le service aprs-vente. Il n'avait jamais eu de convictions trs arrtes,au-del d'un certain nombre de grands principes partags par tous les gens senss. Pour la premire foisdepuis qu'il avait t nomm, Christophe Demory, en coutant la diatribe d'Isabelle Colson, doutaitque sa ministre fasse partie de cette catgorie.

    Je prfrais qu'on en discute tous les deux, qu'on soit bien au clair sur les corrections qu'il fallaitdemander au Trsor, se dfendit Demory. Je suis bien conscient que a ne colle pas notre ligne, maisnotre ligne, justement, est encore floue. Il faut dire que la situation est indite.

    Non, la situation n'est pas indite. Au contraire, il s'agit encore et toujours de la mme histoire.Une banque qui va mal, et elle n'a mme pas besoin d'appeler l'tat son secours : il y volespontanment.

    Ce n'est pas n'importe quelle banque. C'est encore pire. Dans quel monde vivez-vous, Christophe ? Celui des annes 2000 ? Ce

    monde-l s'est croul avec Lehman. Il y a bien eu quelques soubresauts, mais c'est termin : avec nous,les banques sont mortelles, mettez-vous bien a dans le crne.

    Je ne pense pas qu'envisager la faillite du Crdit parisien soit la meilleure option. Ne me prenez pas pour plus conne que je ne le suis.

  • Vous l'avez lu comme moi : selon le Trsor, c'est la banque la plus expose aux crdits tudiants.Or vous savez que ces crdits ont explos depuis la deuxime loi d'autonomie des universits qui leurpermet de fixer elles-mmes les tarifs l'entre. Elles ne se sont pas prives pour les augmenter. Les facssont devenues des grandes coles : moins d'tudiants, des droits d'entre plus chers.

    Je sais tout a. Cette loi tait une connerie. Je l'ai dit l'poque. Le prsident n'est pas revenu dessus. Et avec la croissance molle qu'on se tape depuis dix ans, le

    chmage n'a pas baiss d'un iota. Les tudiants empruntent vingt mille euros quand ils ont dix-huit ans,mais ne trouvent pas de boulot quand ils sont censs s'insrer sur le march du travail. Le taux dedfauts est suprieur huit pour cent. Les provisions pour crances douteuses ont explos dans tous lesbilans, et celui du Crdit parisien est le plus touch. Mais ce n'est rien par rapport au risque de dfaut depaiement de la Turquie, qui a dclench toute cette panique chez les banquiers, et en particulier chezFertel. Bref, je suis dsol de vous le dire, mais ne pas anticiper les prochaines difficults du Crditparisien serait une faute professionnelle.

    Qui vous a dit qu'il ne fallait pas les anticiper ? Vous faites semblant de ne pas comprendre,parce que vous fonctionnez avec les vieux logiciels du Trsor. Votre guichet, l, c'est open bar.

    Ce n'est pas mon guichet. Ce n'est pas moi qui ai rdig cette note. Comme je vous l'ai dit, je latrouve perfectible. C'est un euphmisme, si a peut vous rassurer.

    a ne me rassure qu' moiti. C'est la premire fois depuis que je suis arrive Bercy qu'on estau bord d'une crise majeure. Jusqu'ici, je n'ai pas eu douter de votre loyaut face cette administrationqui m'excre et me mprise. Mais maintenant que les choses deviennent srieuses, j'ai l'impression quevous tes frileux.

    Je ne suis pas frileux. Je ne sais tout simplement pas ce que vous avez au juste derrire la tte surce coup-l. Avouez que c'est difficile de naviguer sans boussole.

    Je pensais que vous aviez intgr le systme de pense qui sous-tend la politiquegouvernementale, Christophe, et que vous prendriez des initiatives en cohrence avec ce systme depense. Mais je constate qu'il va falloir tre plus explicite. Une question, une seule, mrite d'tre pose :vous ne croyez pas qu'on a suffisamment donn d'argent aux banquiers ces dernires annes ?

    La vision du monde d'Isabelle Colson tait manichenne, ses schmas de pense extrmementsimples. Ce que Demory allait rpondre le classerait dans un camp ou dans l'autre. Il savait que lapolitique souffrait rarement la nuance, mais il s'en rendait compte trs concrtement pour la premirefois. Il fixa Isabelle Colson et se demanda si elle croyait vraiment toute cette imagerie gauchiste quiavait enflamm la campagne de 2012, ou si elle l'avait simplement instrumentalise pour accder auposte qu'elle occupait maintenant. En clair, si elle tait honnte avec elle-mme, ce qui impliquait alorsqu'elle tait compltement idiote. Ou si elle connaissait la complexit de la ralit, mais passait outre parpur opportunisme, ce qui voulait dire qu'elle tait d'un cynisme absolu. Il ne rpondit pas directement la question.

  • L'argent public a videmment t mal utilis, dit-il. Mais vous ne pouvez pas occulter le rsultatauquel cette dilapidation le mot avait t utilis par le prsident et il le rpta dessein, mme s'il letrouvait exagr a abouti. Pour la plupart, les banques manquent encore de fonds propres, et voussavez bien que les marchs seront impitoyables avec celles qui ne respectent pas les critres de Ble III 1.Lesquels sont dj insuffisants, si vous voulez mon avis Regardez ce qui est arriv la turque TarimKredi la semaine dernire. On ne peut pas exclure que, dans un futur proche, le Crdit parisien aitbesoin de l'tat. Et vous ne m'terez pas de l'ide que le laisser tomber, c'est prendre un norme risque.

    Je vous l'ai dj dit. On ne laissera pas tomber la premire banque franaise. Elle sourit, et ouvrit la chemise qui contenait la note, la faisant pivoter pour que Christophe

    Demory puisse y jeter un coup d'il. La couleur bleue avait pass, elle tait verdtre par endroits, avecdes tranes blanches. On aurait dit qu'Isabelle Colson l'avait rcupre dans une poubelle. J'avaiscommenc l'amender dans la nuit , dit-elle. Demory vit effectivement que la premire page,curieusement jaunie et froisse elle aussi, tait noircie de son criture fine et serre. J'ai trouv quec'tait une mauvaise copie de Sciences Po, reprit-elle. Et visiblement Lucky aussi.

    Pendant qu'elle continuait parler, Demory ne put s'empcher de jeter un coup d'il au chienqui ronflait toujours. Il se tourna vers Isabelle Colson et l'interrogea du regard. Il avait du mal croirece qu'elle tait en train de dire avec un naturel dsarmant, sans la moindre gne.

    Je comptais terminer ce matin en me levant et j'ai retrouv la chemise comme a au pied de monlit, poursuivit-elle. Je me suis dit que c'tait une bonne mtaphore du travail du Trsor. J'ai eul'impression qu'ils avaient fait un copier-coller des solutions prcdentes ce qui est sans doute le cas.Or ce n'est videmment pas acceptable. Je ne verrai pas Caradet parce que j'ai autre chose foutre quede devoir rpter cinquante fois la mme chose la crme de la crme de l'lite franaise. Je vous laisse lesoin de lui expliquer qu'il faut penser davantage out of the box et a vous permettra de mditer aussi lemessage que je vous nonce une dernire fois : on ne laissera pas tomber le Crdit parisien. Par contre,je veux une solution qui le brutalise bien comme il faut.

    Elle serrait les dents. S'ils s'en sortent tout seuls, tant mieux pour eux, continua-t-elle. Mais s'ilsont besoin de nous je veux quelque chose de punitif. Que les clients de cette banque sachent bienqu'elle est pourrie jusqu' la moelle. Elle poursuivit, adoucie : J'ai encore besoin de vous,Christophe. L'tat a encore besoin de vous. Ne laissez pas cette histoire vous bouffer. Si vous ne voussentez pas capable d'aller au clash, je peux comprendre. Mais il faut me le dire.

    La traduction tait facile. Voici ce qu'elle voulait dire derrire les prcautions lmentaires : Je mefous des circonstances. C'est l'intrt de l'tat qui est en jeu. Et accessoirement mon image. Si vousn'tes pas capable de bouger le Trsor, je vous renvoie d'o vous venez et vous irez croupir dans un deces bureaux sinistres o personne n'est capable de rflchir par soi-mme.

    Christophe Demory savait qu' Bercy personne n'abandonnait le navire en pleine tempte. Il sesouvenait d'un membre du cabinet qui, au plus fort de la crise de 2008, avait perdu son pre. Il n'taitpas all l'enterrement. Au lieu de le prendre pour un fou, tout le monde, y compris le ministre, avait

  • exprim son admiration pour ce dvouement. Six mois plus tard, il avait t fait officier de l'ordrenational du Mrite, mme s'il ne remplissait pas les critres d'anciennet. Ici l'intrt de l'tat dpassaittoutes les considrations personnelles. Personne ne comprendrait qu'il abandonne. Il n'avait aucuneenvie de redevenir sous-directeur ou mme chef de service. Il fallait qu'il reste encore un peu, et, pourrester, il fallait obir. C'tait le deal : elle dcidait, il s'accrochait. Il allait donc falloir maintenant qu'ilexplique Daniel Caradet ce qui tait scandaleux dans le fait de vouloir essayer de sauver l'conomiefranaise. Le 12, rue Garancire allait devoir attendre un peu.

    1. Les accords de Ble III, signs en dcembre 2010, entrs en vigueur au 1er janvier 2013, visent tirer les enseignements de la crisefinancire des subprimes . Il s'agit d'un ensemble de rformes qui renforcent le niveau et la qualit des fonds propres des tablissementsfinanciers, c'est--dire leur matelas de scurit en cas de coup dur. L'objectif est de permettre aux banques de mieux absorber les pertes surdes prts ou des investissements lorsqu'une crise clate.

  • 11

    Il attrapa la coupelle et piocha au hasard un Krma. Iced tea. Il fit une lgre moue, mais il ouvritquand mme l'emballage puis mcha le bonbon. Si tt le matin, ce n'tait sans doute pas trsraisonnable, mais cela faisait longtemps qu'il avait arrt d'y prter attention. Depuis longtemps, sonactivit ne laissait plus aucune place pour le sport et il s'empiffrait de biscuits, de bonbons et de gteauxsecs, tout au long de la journe. Le rsultat tait l : il pesait quatre-vingts kilos. Pour un mtresoixante-neuf. Pas exactement ce qu'on appelle un athlte, ni une gravure de mode : il paraissait biendix ans de plus que son ge. Les costumes que lui choisissait son pouse taient mal taills. Malgr seskilos en trop, il flottait dedans, comme si elle anticipait l'aggravation sans fin de sa boulimie.

    Le tlphone se mit sonner. Il vit le nom de Demory s'afficher sur l'cran. Oui, dit-il.Maintenant si tu veux. Tu n'as qu' venir chez moi. Je t'attends. C'tait contre les usages. Les runionsavaient normalement lieu du ct de l'Htel des ministres, pas du ct de l'administration. MaisChristophe Demory prtait peu d'attention aux symboles. Il devait de toute faon Daniel Caradet unecertaine dfrence. Leur relation tait dsquilibre. Pendant longtemps, Demory avait t sous lesordres de Caradet. Ou plutt sous les ordres des subordonns de Caradet. Et du jour au lendemain,grce son engagement dans la campagne, il s'tait retrouv propuls directeur de cabinet. Avec lagriffe 1, il avait le pouvoir de se substituer la ministre. Il avait en thorie autorit sur toutel'administration, mais on n'effaait pas si facilement des annes d'habitudes : Demory n'imposait jamaisrien Caradet. Ds le dbut, il avait compris qu'avec une ministre comme Isabelle Colson les rapportsavec le Trsor s'annonaient tendus et que son rle serait de faire le go-between. Cela lui avait toujoursconvenu, mme s'il tait de notorit publique que, au moment o la ministre se cherchait un directeurde cabinet, le directeur du Trsor ne voulait pas de Demory, qu'il jugeait beaucoup trop tendre. Il avaitpouss la candidature d'Herv de Saintonge, qui avait t, avec lui, la cheville ouvrire du plan qui avaitsuivi la chute de Lehman.

    Christophe Demory y avait particip, mais sous leurs ordres, sans pouvoir peser sur les grandesorientations, sans se douter du scandale qu'il allait dclencher ensuite. Il avait t le seul voquer unemonte de l'tat au capital des banques, en change de l'aide qu'il leur fournissait. De vraies prises departicipations, avec la capacit peser sur les orientations stratgiques. Son hypothse avait t balayed'un revers de la main. On ne va pas faire un Crdit lyonnais 2 bis, avait dit Saintonge. Pas de prise departicipations. Cette audace avait t mise sur le compte d'une erreur de jeunesse et personne ne lui enavait voulu Bercy. Mais, qui sait, c'tait peut-tre cela qui avait fait pencher la balance dans le choixd'Isabelle Colson.

  • Une fois ce choix entrin, les deux hommes s'taient vus dans le bureau de Caradet, dj. Laconversation avait t brve. Caradet avait offert Demory un Coca qu'il tait all chercher dans leminibar derrire son bureau, et ils s'taient assis tous les deux autour de la table basse, l'autre bout dela pice.

    Tu tais le moins expriment des candidats, mais l'exprience ne fait pas tout et je croissincrement qu'il s'agit d'une bonne nouvelle pour nous, avait commenc Caradet. Nanmoins, avait-ilenchan sans mme laisser Demory le temps de le remercier, permets un vieux loup de mer commemoi de te donner quelques conseils. On ne va pas se mentir, Christophe. Le programme que tu vasdevoir mettre en uvre est un programme, comment dire

    Ambitieux ? On peut le dire comme a, avait souri Caradet, moi je dirais plutt anachronique. Voire

    dangereux. La hausse massive du Smic va grever la comptitivit de nos entreprises. Le cot du travailest dj norme, mais alors l Et l'autorisation administrative qu'ils veulent rtablir pour le CAC, aparat d'un autre ge. Bon, je ne te fais pas un dessin, tout a, a n'est pas trs Trsor. Tu es issu de lamaison, tu le sais trs bien.

    Tu comptes mettre ta dmission dans la balance ? Caradet avait eu l'air surpris. Il avait paru soupeser la part de navet et d'effronterie dans la

    question, et avait pris quelques secondes pour rpondre. mon poste, on ne parle pas de dmission.Un directeur est rvocable ad nutum, chaque mercredi en conseil des ministres. S'ils veulent me virer, ilsme virent. Quand ils veulent. Et l pas besoin d'autorisation, si tu vois ce que je veux dire. Mais puisquetu t'inquites pour moi, sache que j'ai eu l'assurance de mon maintien par le prsident de la Rpubliquehimself. Je ne resterai peut-tre pas tout le quinquennat, mais enfin, au moins maintenant, je suis le seul pouvoir brancher les fils sur la politique europenne. Je suis la mmoire de la crise et, pour allerngocier Bruxelles, ils ont besoin de moi. Donc il va falloir qu'on travaille bien ensemble, mon ami.Pour a il va falloir se respecter.

    Tout s'tait bien pass jusque-l. Mme s'il lui arrivait videmment de le contredire, et si le derniermot lui revenait de droit puisque la ministre, dont il tait l'invisible reprsentant l'me damne, semoquaient certains , tait celle qui dcidait, Demory avait toujours veill mnager Caradet. Ilstaient partenaires, plutt qu'adversaires, et ils avaient toujours russi trouver un compromis, sans quela ministre se sente floue ou dsavoue.

    Caradet tait matre en la matire. Il parvenait changer du plomb en or, comme sur la hausse duSmic. Cette promesse de campagne tait indiscutable ? Soit. Il avait commenc par la discuter. Discuterde sa pertinence, et discuter ses modalits, telles qu'elles avaient t envisages par le camp socialistependant la campagne. Il s'tait install avec la ministre dans une guerre de tranches qui avait dur troissemaines, au bout de laquelle il avait men une guerre clair magistrale. Il avait cd sur la dated'application, en acceptant qu'elle soit fixe le plus tt possible c'est--dire en septembre. Et il avait

  • russi imposer, en contrepartie de l'augmentation du salaire minimum, un crdit d'impt pour lesentreprises, quivalent au surcot engendr par cette hausse sur leur masse salariale.

    Tout le monde y avait trouv son compte : Isabelle Colson parce que cette mesure trsemblmatique d'une politique de gauche avait t tout de suite mise en uvre. L'lyse parce q