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283 PARCOURS 2008-2009 Les Mafias : une géopolitique ? Jean-François Gayraud Commissaire divisionnaire, criminologue, docteur en droit, diplômé de l’IEP Paris, diplômé de l’Institut de criminologie de Paris. Auteur de « Le monde des mafias », Odile Jacob 2005/2008; « Showbiz, people et corruption», Odile Jacob, 2009. Qu'est ce qu'une Mafia? Nous avons tous le sentiment de connaître, de com- prendre, ce qu'est une mafia par le biais du cinéma, de la télévision et d'internet. Nous vivons dans la société du spectacle et, dans cette société très particulière, les représentations par la fiction, en particulier la représentation cinématographique, nous donnent l'illusion de la connaissance: en réalité ce n'est qu'une illusion. Pour essayer de comprendre « la chose mafieuse », on va d'abord s'intéresser au mot. Car, comme le disait le philosophe Clément Rosset, le mot précède toujours la chose. Qu'est ce qu'une Mafia? Si on revient au mot, au départ, le nom de mafia est un nom propre, qui désigne une organisation criminelle particulière, une entité criminelle située, qui est née et qui s'est développée en Sicile à partir du XIX e siè- cle. Le paradoxe est que ce nom propre est en réalité un nom impropre: on a découvert à partir des années soixante que les mafieux, les membres de la Mafia sicilienne comme les membres de la Mafia italo-américaine d’Amérique du nord, n'utilisaient jamais ce terme. Ce terme a été utilisé par les hommes politiques, les LES MAFIAS : UNE GÉOPOLITIQUE ?

Les Mafias: une géopolitique? - GREP MP · lui donne un nom ; une table n'est table que parce qu’on l'appelle table. On ne On ne peut combattre la Mafia que si on sait lui donner

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PARCOURS 2008-2009

Les Mafias :une géopolitique?

Jean-François GayraudCommissaire divisionnaire, criminologue, docteur en droit, diplômé de l’IEP Paris,

diplômé de l’Institut de criminologie de Paris.Auteur de « Le monde des mafias », Odile Jacob 2005/2008 ;

« Showbiz, people et corruption », Odile Jacob, 2009.

Qu'est ce qu'une Mafia? Nous avons tous le sentiment de connaître, de com-prendre, ce qu'est une mafia par le biais du cinéma, de la télévision et d'internet.Nous vivons dans la société du spectacle et, dans cette société très particulière, lesreprésentations par la fiction, en particulier la représentation cinématographique,nous donnent l'illusion de la connaissance : en réalité ce n'est qu'une illusion. Pouressayer de comprendre « la chose mafieuse », on va d'abord s'intéresser au mot.Car, comme le disait le philosophe Clément Rosset, le mot précède toujours lachose. Qu'est ce qu'une Mafia? Si on revient au mot, au départ, le nom de mafiaest un nom propre, qui désigne une organisation criminelle particulière, une entitécriminelle située, qui est née et qui s'est développée en Sicile à partir du XIXe siè-cle. Le paradoxe est que ce nom propre est en réalité un nom impropre : on adécouvert à partir des années soixante que les mafieux, les membres de la Mafiasicilienne comme les membres de la Mafia italo-américaine d’Amérique du nord,n'utilisaient jamais ce terme. Ce terme a été utilisé par les hommes politiques, les

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policiers, la justice, voire les universitaires, mais, entre mafieux, ce terme les faisaittoujours rire, ils ne l'utilisaient pas. Ils utilisaient une autre expression qui estmaintenant popularisée, c'est Cosa Nostra, « notre chose », la chose à nous, unterme très intéressant parce qu'il désigne bien ce qu'est une mafia : c'est d'abordun entre-soi.

Mafia, un nom propre devenu un nom communPremier paradoxe donc, pendant plus d'un siècle, aussi bien en Sicile qu'aux

États-Unis, on a désigné une organisation criminelle par un nom impropre. Ce quien dit très long sur ce que sont les mafias, c'est-à-dire des univers d'invisibilité, enfait des sociétés secrètes. Y a-t-il beaucoup d'institutions dans le monde moderne,dans la prétendue société d'information, dont nous ne connaissions pas le nomexact? Évidemment non. Mafia est un nom propre et c'est un nom totalementimpropre. Comment a-t-on découvert le vrai nom? Simplement par l'action des« repentis », les « collaborateurs de justice ». Il y a eu deux grands moments dansla repentance de justice (il faut utiliser le terme de repentance, parce qu'avec sadimension religieuse il colle bien avec la Sicile et les réseaux mafieux). Le pre-mier temps, aux États-Unis, au milieu des années 60, avec un homme dont vousavez certainement entendu parler, Jo Valachi (on en a fait un beau film avec LinoVentura). Et ensuite, dans les années 80, avec la vague de repentance mise enœuvre par les juges Falcone et Borsellino en Italie, avec des hommes très connuscomme Tommaso Buscetta ou Antonino Calderone. On a alors découvert que laMafia avait un autre nom.

De nom propre, de nom impropre, c'est devenu aujourd'hui un nom commun,avec une dérive sémantique : le mot de mafia est devenu synonyme de crime, decriminalité, c'est une espèce de mot-valise que l'on met à toutes les sauces. Onparle de la « mafia des hormones » ou de la « mafia vietnamienne » ou de « mafiapolitique ». Il s'agit d'une dérive sémantique qui pose problème, parce qu'ellenous éloigne de la réalité criminelle stricto sensu. En soi, cette dérive de nom pro-pre en nom commun est très intéressante et très révélatrice ; elle n'est pas totale-ment farfelue car, de manière très inductive, le fait que ce mot apparaisse enpartant du terrain a une signification. Comme disait Tocqueville, quand un motapparaît c'est qu'il correspond bien à un besoin. Tocqueville faisait cetteremarque à partir du mot "actualité", apparu dans la deuxième moitié du XIXe

siècle car il correspondait à une réalité sociale nouvelle. À partir des années 80-90, il y a eu nécessité de qualifier de manière générale un certain nombre d'orga-nisations criminelles, et ce par comparaison avec la Mafia (sicilienne). L'un desobjets de mon livre a été d'essayer de comprendre pourquoi ce mot apparaissaitet si, d'un point de vue criminologique, « scientifique », on pouvait définir cer-taines organisations criminelles comme des « mafias » au sens strict du terme. Entant que nom commun, le mot mafia a du sens, de la valeur et je pense en effetque c'est un concept pertinent permettant de qualifier une certaine aristocratiedu crime.

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Les critères qui caractérisent les mafiasDes organisations criminelles se trouvent au sommet, dans la tranche supé-

rieure de cet univers social très particulier. Tout univers social, toute profession, ases classes inférieures, ses classes moyennes et ses classes supérieures. C'est vraidans le monde classique, dans le monde ordinaire et normal, c'est vrai aussi dansle monde criminel. Et en effet le terme mafia permet de qualifier une certainearistocratie du crime. J'emploie le terme d'aristocratie dans le sens deTocqueville : des individus qui se définissent comme supérieurs à partir, entreautres, du concept d'honneur, fruit d'une césure entre un intérieur et un extérieur,entre « eux » et « nous ». Ce qui signifie qu'entre une organisation criminelle quel'on peut qualifier de mafieuse et une organisation criminelle ordinaire - unebande, un cartel, un gang, etc. - il existe non pas une différence de degré mais unedifférence de nature, d'essence.

Alors quels sont les critères qui permettent d’opérer cette différence? J'en aidéfini sept ou huit et je vais revenir sur quatre d'entre eux qui me semblent toutparticulièrement pertinents.

Des sociétés secrètesLe premier critère d'une société mafieuse, c'est d'abord d’être une société

secrète. Une bande criminelle classique n'est pas une société secrète, c'estquelque chose qui a une plus ou moins grande visibilité sociale. Expliquer qu'uneorganisation criminelle est une société secrète, c'est nous faire entrer dans unesociologie différente, dans un autre univers. Dans l'histoire, on connaît des socié-tés secrètes à finalité politique ou culturelle légitimes - la franc-maçonnerie est untype de société secrète - mais il existe au-delà des sociétés secrètes légales, légi-times, des sociétés secrètes à caractère purement criminel. On est dans l'universde l'invisible et dans le monde du silence.

L'invisible et le silence, voilà des choses que nous ne savons plus voir et quenous ne savons plus comprendre. Puisque nous vivons exactement le contraire,que nous vivons dans la société de la communication et de l'information, donc dela transparence, que nous vivons dans un univers qui aime les discours, le bruit, laparole, et qui ne comprend que le visible. Les seules réalités qui existent dans lemonde moderne sont celles de la médiasphère, et tout ce qui n'est pas dans lamédiasphère n'existe pas réellement. Or les sociétés criminelles secrètes vivent enpermanence avec le périscope rentré.

Cela a un certain nombre d'implications. Premièrement, quand on est unesociété secrète criminelle, on passe son temps à organiser la négation de sa propreexistence. Pendant plus d'un siècle, il y a eu un processus politique, intellectuel,universitaire, (que dire de la sociologie! nous reviendrons là-dessus), un processusglobal qui a consisté à organiser la négation de l'existence de ces organisationssecrètes. Toute une littérature, souvent savante (qui pourrait emplir cette pièce),en Italie et ailleurs, a expliqué que la Mafia (sicilienne ou italo-américaine) n'exis-

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tait pas. Quand vous utilisiez le terme, les Palermitains, les Siciliens vous disaient :le concept de mafia est une invention des Italiens du nord pour stigmatiser lesItaliens du sud. C'est du racisme et de la xénophobie. Ou bien on vous disait : lamafia existe, mais ce n'est pas une organisation criminelle, c'est un ensemble d'uset coutumes. C'est un code culturel, une manière d'être. On peut qualifier demafieux quelqu'un qui est fier, rien de plus. En soi ce n'est pas une organisationcriminelle. Évidemment quand ce discours était tenu par des gens qui étaientmafieux eux-mêmes, on le comprend, c'est normal : si une organisation n'existepas, on ne la combat pas. Tel est le sens de la négation. Et la classe politique ita-lienne, globalement, a organisé cette négation pour des raisons évidentes de collu-sion, de symbiose corruptrice. C’est un échec des sciences sociales et humaines,pas seulement en Italie, mais aussi aux États-Unis, au Japon et un peu partout,sciences dont la vocation est pourtant de connaître et comprendre la réalité, etqui n'ont pas su la percevoir.

Le premier objectif d’une société mafieuse est donc de nier jusqu'à son exis-tence même. Et une des règles premières d'un mafieux qui est interpellé est denier cette existence : non les triades n'existent pas, non la Mafia sicilienne n'existepas, etc. Vous organisez la négation de l'entité criminelle parce que si elle n'existepas on ne va pas la combattre. Fondamentalement, un système judiciaire ne peutcombattre que ce qu’il voit et que ce qu'il comprend. Une chose n'existe que si onlui donne un nom; une table n'est table que parce qu’on l'appelle table. On nepeut combattre la Mafia que si on sait lui donner un nom et donc une existence.On organise la négation de l'entité criminelle et évidemment dans un deuxièmetemps, on organise la négation même des activités criminelles. L'idée est de dispa-raître du champ social, disparition toujours imparfaite, car les individus qui viventau contact de l'organisation criminelle savent très bien, eux, qu'elle existe. Mais ilse produit un phénomène de silence, c'est cela l' « omerta ».

Les processus de négation sont très intéressants à analyser et peuvent prendrede multiples visages. Les phénomènes d'aveuglement peuvent avoir des causesdiverses : l'aveuglement par étourderie, l'aveuglement par intérêt, l'aveuglementpar corruption. Je prends deux exemples : une des manières les plus subtiles denier l'existence d’une mafia est de la folkloriser, comme on le voit au travers ducinéma. Une autre manière de la nier, de manière subtile, c'est de nous expliquerque c'est une entité du passé et qu'elle n'existe plus. Vous voyez bien que l'actionest double : dans un premier temps, vous dites que ça a existé parce que lespreuves sont trop accablantes, vous re-situez le phénomène pour en faire un pro-duit économique, artistique, fictionnel, vous faites de l'argent avec, et puis vousdites que ça n'existe plus. Oui, on l’admet : « Las Vegas a été fondé par lesmafieux » ; on en fait des films, mais évidemment depuis les années 80, nous dit-on, « il n'y a plus de mafia à Las Vegas ». C'est un mode de discours très intéres-sant, un phénomène de négation historiquement passionnant et qui aujourd'huine peut que susciter l'étonnement. Ainsi, pendant 48 ans, aux États-Unis, l'hommequi a dirigé le FBI, John Edgar Hoover, (48 ans à la tête d'une telle administra-

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tion, ça en dit long sur ce que sont les États-Unis !) a affirmé que la Mafia italo-américaine n'existait pas, alors que le FBI savait bien que la Mafia existait.Pourquoi organise-t-on la négation d'un phénomène aussi grave? Il n'y a pasd'explication unique, il y a des explications équivoques mais pas uniques, en soic'est un phénomène passionnant. Quand, pendant un demi-siècle, le FBI ne s’at-taque pas la Mafia, cela permet à l'entité criminelle de s'enraciner profondémentdans le paysage social américain.

Expliquer qu’une mafia est une société secrète, cela signifie qu’il s’agit d’uneentité qui a une vie permanente, c’est une « personne morale » au sens juridique(bien qu’immorale) qui a une vie propre. Au-delà du destin particulier de sesmembres, elle survit : si un homme de base tombe, s’il meurt ou s’il est empri-sonné, peu importe, un autre prend sa place. Un « capitaine » tombe, peu importe,un autre prend sa place. Donc l'entité survit quel que soit le destin particulier dechacun de ses membres. Vous avez ainsi une géographie des Familles mafieusesqui, à travers l'histoire, ne change pas. La cartographie des Familles de CosaNostra italo-américaine au États-Unis au début du XXe siècle comparée à cequ’elle est au début du XIXe siècle, n'a pas changé d'un iota. Il y a une totale per-manence. L'entité ne passe pas, ses cadres passent, c'est un peu comme nos entre-prises : le PDG est viré, les ouvriers sont licenciés, mais l'entreprise est là, toujourset encore. Cette situation est donc radicalement différente de celle du mode cri-minel « classique » : dans une bande, quand le chef tombe, en général la bande sedisloque. Évidemment les individus poursuivent leur carrière criminelle, mais dif-féremment, et l'entité ne survit pas.

Dans une société secrète il y a un intérieur et un extérieur, il y a un processusd'entrée dans ce système. On ne pose pas sa candidature, il y a des processus dechoix et de sélection, il y a ensuite des processus d'intégration, en particulier viades rituels. Parlons des rituels mafieux. Ils ont été niés pendant très longtemps.Les rares fois où les repentis en ont parlé, tout a été mis sous le tapis, cela a éténié, jusqu'au jour le FBI a enregistré des rituels d'initiation en plaçant des micros.Le premier rituel qui a été enregistré par le FBI, dans les années 80, a donné lieuà une publication absolument passionnante, et à partir de là il n'était possible d’ennier l'existence. Pourquoi des rituels? Cela relève de l'ethnologie et de l'anthro-pologie. La fonction des rituels dans les sociétés dites "primitives" est exactementla même que dans les sociétés mafieuses. Le rituel est un moment symbolique depassage dans lequel un homme ancien devient un homme nouveau, par lequel unhomme change de statut et devient un nouvel homme. Dans le monde mafieux,(c'est vrai chez les Chinois des Triades comme chez les camorristes de Campanie),l'idée est de conférer à cet homme un nouveau statut, d’en faire un aristocrate.Quand vous lisez les confessions des repentis, ils utilisent le terme d' « aristo-crate » et ils se vivent comme une entité supérieure au sein du monde criminel.D’où l'importance du concept d'honneur. Ils ne se vivent pas comme des banditsmais comme des gens ayant un autre statut social. Lors du rituel, il y a une césuresymbolique, à la fois géographique et psychologique, par laquelle l'homme change

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de statut social, et ce rituel est l'occasion de faire passer un certain nombre demessages ritualisés. En particulier, on inculque les normes de la société secrète,(parce que ce monde criminel mafieux est un monde profondément normé), onfait passer les règles et les valeurs de la société secrète qui sont impératives. C'estaussi l'occasion de faire passer toute une mythologie sur les origines prétendu-ment nobles de la société secrète. Parce que les mafias sont des sociétés secrètes,nous sommes dans une autre sociologie, dans une autre anthropologie que celledu monde criminel classique. Donc le premier critère est d'être dans le monde dusecret et du silence. Cela signifie que nous sommes dans un monde qui nous estprofondément étranger.

Des sociétés qui ont une mythologieUn deuxième critère de ce qu'est une société mafieuse par rapport à une

bande ordinaire : une société mafieuse s'habille de tout un appareil mythologique,d'un corpus de contes et de légendes. Là où une bande criminelle n'a qu'unevague réputation, une organisation mafieuse s'est construit volontairement,consciemment, patiemment, à travers les années, toute une mythologie propre.Comme toute mythologie, celle-ci a un certain nombre de fonctions. La premièreest de cimenter les membres du groupe, de créer un lien, un liant psychologique etsocial. La deuxième est une fonction de fascination du monde extérieur.L’individu devenu mafieux s'imagine à travers cette mythologie comme un aristo-crate, comme un être d'une essence différente. La troisième fonction, qui estimplicite mais qui fonctionne bien, est la fonction d'intimidation.

Lors des rituels d'initiation, quelles sont les mythologies, quels sont les conteset légendes qui sont proposés aux nouveaux mafieux? Quand on analyse ce qui sepasse aussi bien chez les Siciliens que chez les Italo-américains ou dans les triades,on rencontre deux grands types de discours. D'abord que l’organisation criminellea été créée au départ pour aider les pauvres, pour les protéger face aux puissants.Je vous le résume à l'extrême. C'est une mythologie de « Robin des bois ». Lesecond niveau de discours mythologique est celui de la « résistance à l'oppressionet au pouvoir ». Je prends l’exemple tout simple de la Sicile, qui est la terre, enEurope, qui a été la plus envahie. Dans l'âme sicilienne, il y a l'idée selon laquellele pouvoir extérieur est un pouvoir illégitime, que le vrai pouvoir est indigène,endogène, clanique, local, et qu'en fait le pouvoir central est toujours un pouvoirallogène : les Phéniciens, les Français, les Anglais, aujourd'hui les Romains, lesItaliens du nord et puis cela changera peut-être dans un siècle. Dans le rituel d'ini-tiation on a la fameuse narration de l'affaire dite des "vêpres siciliennes" au XIIIesiècle. On a transfiguré cet incident, qui était un acte de révolte face à la présencede l'armée française, à l'oppression française, pour en faire un acte de résistancemafieuse. C'est une relecture, c'est une instrumentalisation de l'histoire, mais c'estainsi que ça se passe. Dans le rituel d'initiation des Italo-américains aux États-Unis, le rituel dit : nous mafieux siciliens, avons été l'instrument de la protectiondes immigrants pauvres italiens face aux méchants WASP qui dominaient la

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société américaine. Je vous le résume à l'extrême, cela fait sourire, pourtant c'estun élément très fort de l'idéologie, parce que c'est bien une idéologie. Cet appareilmythologique de contes et légendes, pour les Triades, s'ancre dans l’histoire de l'in-vasion manchoue, dans la légende des moines de Shaolin, dans le kung-fu etc. Deschoses qui nous font sourire, mais qui ne font pas sourire les Asiatiques.

Tout cet appareil, et nous ne nous en rendons pas compte, est profondémentrenouvelé à chaque génération, par deux phénomènes. Tout d'abord par l'histoireelle-même de ces Mafias, celle des grands gangsters qui alimentent cette mytholo-gie, (comme Al Capone). Et puis la deuxième source nous est fournie par lamédiasphère, par le cinéma, surtout le cinéma américain (les films de Coppola, deScorcese). Il y a un avant et un après Coppola. C’est quelque chose de fondamen-tal, ce n'est pas anecdotique, d'où l'intérêt du film « Gomorra » qui nous sort duglamour et de la glorification cinématographique. Le deuxième grand critère estdonc l'existence d'un appareil mythologique et légendaire.

Des sociétés d’ordreTroisième grand critère, les sociétés mafieuses sont des sociétés d'ordre : ce

n'est pas un monde du désordre mais un monde de normes et de stabilité. Leschefs mafieux craignent le désordre, ils se vivent avant tout comme des hommesd'ordre. Dans une organisation mafieuse, les Familles mafieuses sont structuréesde manière hiérarchique, comme des organisations paramilitaires, ce sont des sys-tèmes féodaux triangulaires. C'est un monde d'autorité et d'obéissance : noussommes donc très loin de la culture ambiante moderne, il n'y a pas de crise del'autorité (au sens d'Hannah Arendt) dans le monde mafieux, voilà une diffé-rence avec notre monde moderne. Si vous n'obéissez pas aux normes vous pouvezêtre (au mieux, c'est rare) exclu, mais en général vous risquez la peine de mort.Un exemple très simple, mais qui en dit long : dans le rituel d'initiation desmafieux américains, une des règles prioritaires est que, lorsque le chef appelle, ilfaut venir immédiatement, même si ta femme ou ton enfant sont sur leur lit demort. C'est une règle impérative, il y a une absolue priorité du clan mafieux sur lafamille biologique. Ce sont des mondes très ordonnés, avec une structuration clas-sique que l’on retrouve dans la mafia sicilienne, dans la mafia italo-américaine,dans les Triades et ailleurs dans les autres mafias : à la base il y a ce qu'ils appel-lent, en général, les « soldats », regroupés en « dizaines » dirigées par des « lieute-nants », ou des « capitaines » ; ensuite vous avez un chef avec un sous-chef. Il y ades organisations criminelles où l’on trouve d'autres raffinements, mais voilà lastructuration, il y a une vraie ligne hiérarchique. Un soldat ne parle directementpas au chef. En Sicile, des Familles, au niveau local, sont regroupées par districts,par canton: ce sont les "mandamenti", qui elles-mêmes envoient un représentantau niveau provincial. Et il y a ensuite une structure au niveau régional. Maissoyons clairs : ce n'est pas la démocratie participative. Je dis cela parce qu'en réa-lité l'idée diffusée par ces mafieux est que leur idéologie est démocratique. Maisc'est une démocratie au sens du politburo, c'est-à-dire qu'on est égaux entre pairs

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mais c'est une démocratie complètement formelle. Le boss est formellement élupar les lieutenants, par les capitaines. C'est parfois une vraie élection, (parce quec'est aussi une vraie servitude comme l'était la royauté sous l'ancien régime),mais en fait cette élection ne fait qu’entériner a posteriori l’état des rapports deforces dans l'organisation. Mais on propage cette idéologie de la démocratie, de lavraie démocratie, de l'égalité entre pairs, de la démocratie formelle.

Quand je disais que c'est un monde d'ordre, cela signifie que c'est unmonde de domination. C'est une domination qui s'exerce toujours sur un ter-ritoire. On ne peut pas penser à une mafia sans penser à un espace physique:une rue, un quartier, un village, une région, un pays. C'est une dimension ter-ritoriale tout à fait cruciale.

Des sociétés anciennesLe quatrième critère que je vous propose pour distinguer une mafia d'une

organisation criminelle classique, c'est l'ancienneté et la pérennité. Le meilleur cri-tère pour comprendre qu'une organisation criminelle est devenue une mafia est uncritère a posteriori, historique: une entité criminelle est une mafia parce qu'elle estancienne. Toutes les organisations dont nous allons parler sont nées au XIXe siècle.Je ne connais pas d'institutions sociales, économiques, administratives ou poli-tiques, (ou très peu), qui aient, dans le monde moderne, deux siècles d'existence, endehors de l'Église catholique. Regardez notre histoire constitutionnelle, elle esttroublée, la Ve République date de 1958. Que signifie cette capacité d'une organi-sation criminelle à traverser plus de deux siècles d'histoire? Cela signifie qu’elle asurvécu aux changements sociaux, politiques, économiques. La Mafia Sicilienne estpassée ainsi d'un monde rural à un monde citadin, d'une société féodale à unesociété d'économie de marché, a connu un système autoritaire puis le fascisme puisla démocratie. Quelle capacité d'adaptation ! Un psychologue parlerait de rési-lience. Cela signifie que ces entités que l'on décrit comme un peu primitives, com-posées d’individus un peu lourdauds, peu subtils, ont une capacité quasimentbiologique à s'adapter à l'environnement. Cela signifie qu'elles ont une intelli-gence collective assez supérieure. Elles s'adaptent au changement, mais surtout,elles ont su résister à la répression. Je ne connais pas d'organisation criminelle qui,une fois que l'État a pris les choses en main, au bout de cinq ou dix ans, puisse sur-vivre et ensuite renaître. Comment se fait-il qu'après chaque frappe répressive del'État italien, de l'État américain ou de l'État japonais, l'entité mafieuse est réap-parue et s’est régénérée au sens biologique du terme? Qu'est ce que cela nousapprend sur l'essence de ces organisations? Le fait qu'en plus d'être des sociétéssecrètes, elles ont visiblement des moteurs, un ADN très particulier. Donc c'est uncritère a posteriori. Les cartels mexicains sont-ils une mafia? Ils sont un problèmecrucial pour les États-Unis, c’est leur premier problème de sécurité nationale, (lePakistan, Ben Laden… sont des faux problèmes). Ces cartels mexicains remplis-sent aujourd'hui certains de ces critères. Ce ne sont pas encore des sociétéssecrètes, on en est loin, mais ils ont une vraie capacité de domination territoriale et

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un vrai appareil de mythes et de légendes, ils ont une véritable activité poly-crimi-nelle. Mais les cartels mexicains de la drogue n'ont qu'une trentaine d'annéesd'existence. Sauront-ils survivre à des changements majeurs? On ne le sait pas. Onne pourra répondre à cette question que dans cinquante ans.

Violence et mafiasParmi les critères d'une mafia, je ne vous ai pas parlé de la violence, parce que

ce n'est pas un élément qui permet de caractériser une mafia, c'est même lecontraire. Le monde criminel est par nature violent. Les mafieux ne sont pas desgens fréquentables, mais ce qui les caractérise n’est pas la violence, contrairementà une idée reçue, c'est la retenue dans la violence. Ce sont des entités suffisam-ment matures socialement et psychologiquement, et qui ont donc intégré dansleurs normes que la violence attire l’attention. S'il y a quelque chose que lesmafias refrènent, c'est bien la violence. La violence est toujours pour elles unultima ratio. Elles utilisent en général d'autres armes, comme celle de l'intimida-tion, qui est un processus beaucoup subtil, beaucoup plus complexe, surtoutquand il est ancré territorialement. Elles utilisent ensuite la corruption, qui va depair avec l'intimidation. On est souvent corrompu parce qu'on s'est laissé intimi-der. Et la violence n'est qu'un ultime recours. Il y a des cibles qui ne sont jamaistouchées ni visées, justement parce qu'elles amènent, comme disent lesAméricains, " trop de chaleur". Une règle qui a été toujours respectée aux États-Unis est que la Mafia ne tue pas de policier, parce qu'évidemment tuer un policierc'est se trouver, du jour au lendemain, face à de sérieux problèmes. Il y a donc uneretenue vis-à-vis de la violence, même si évidemment il y a des périodes d'ex-trême violence, il y a des bouffées de violence, souvent internes à l'entité crimi-nelle, dans des processus de régénération ou de lutte pour le pouvoir. Mais laviolence vis-à-vis du monde extérieur, ceux qu'ils appellent les « civils », estquelque chose de refrène, justement pour ne pas attirer l'attention. Vous avezbien vu que, quand Cosa Nostra, en Sicile, a fermé la parenthèse de sa périodedite terroriste, celle des Corleonais entre le début des années 80 et le milieu desannées 90, quand la Mafia à repris son visage historique d'entité secrète, quandelle a « rentré le périscope », quand elle à commencé à se faire oublier, quand ellea cessé d'assassiner des représentants de l'État, le discours dominant, en Italie, aété très vite : « Ça y est la Mafia n'existe plus, elle a été vaincue ». Grave erreurqui s’explique par la méconnaissance de ce qu’est l’essence de ces entités crimi-nelles, mais aussi par un processus psychologique classique d’auto persuasion, dewhishful thinking. Ces organisations criminelles savent très bien que la violencedoit être utilisée avec parcimonie.

Les mafias actuellesAlors quelles sont les entités criminelles, qui de mon point de vue, peuvent

être qualifiées de Mafia?Historiquement, à tout seigneur tout honneur, il y a celle qui a donné son nom

à tout ça, Cosa Nostra en Sicile. Et comme l'Italie a à peu près tout inventé, (c'est

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un homme qui a du sang italien qui vous le dit), il y a trois autres organisationscriminelles, en Italie, qui méritent ce qualificatif : en Calabre la Ndrangheta, plusau nord la Camorra autour de Naples (Campanie), et du côté Adriatique et dansles Pouilles la Sacra Corona Unita.

Si on fait un tour du monde en passant par l'est, il y a une mafia albanophone.Je dis albanophone, et pas albanaise, parce que cette entité criminelle débordelargement l'Albanie : on la retrouve évidemment au Kosovo (90 % d’Albanais),ensuite dans les pays de la région ayant de fortes communautés albanophones :Monténégro, Macédoine. Aux marches de l’Europe, il y a la mafia turque.

Ensuite, toujours vers l'est, nous avons le monde chinois avec ce que nousappelons, improprement, les Triades, un terme qui nous vient des Britanniques.Les Chinois parlent de sociétés noires, ou de sociétés du ciel et de la terre. Ellessont présentes en Chine continentale, à Taïwan, Hong-Kong, et dans toute l'Asiedu sud-ouest.

On a ensuite la mafia japonaise, les Yakuza.Et pour terminer le tour du monde, on trouve aux États-Unis la mafia italo-

américaine Cosa Nostra qui est une entité distincte de sa génitrice sicilienne. Il y aune fille et une marâtre, ce sont deux organisations criminelles qui sont en empa-thie et en sympathie culturelle, mais qui sont différentes.

Voila donc ce paysage international d'entités criminelles de niveau supérieur,mais le marché du crime est comme tout marché, il n'est pas fermé. Certaines deces organisations disparaîtront peut-être un jour, dans un processus d'adaptationet de sélection naturelle. Darwin est intéressant pour réfléchir aux mafias, il y aune vraie généalogie du mal, un vrai combat pour la survie dans cet univers. Maisnous avons ces neuf organisations et on n'a jamais vu une organisation mafieusedéfaite ou vaincue. C'est d'ailleurs un problème historique. Mais rien ne nous ditqu'il n'y aura pas de nouveaux entrants, et quand on observe le monde criminelcontemporain, il y a quelques entités criminelles qui commencent déjà à avoir lescaractéristiques de ces mafias. On doit ainsi réfléchir à ce que sont aujourd'hui lescartels colombiens et mexicains de la drogue.

Approche géopolitiqueTraditionnellement, quand on réfléchit au crime, on utilise une science, (tom-

bée en désuétude en France, alors que c'est une science franco-italienne), la crimi-nologie. Je vous annonce qu'il y aura un grand débat dans les mois et dans lesannées à venir parce que le monde universitaire se cabre contre la renaissance dela criminologie en France. La réflexion sur le crime, on la doit ou à la criminologieou à une de ses branches qui est la sociologie criminelle. Je pense que la crimino-logie ou la sociologie criminelle, en France, ont très largement sombré. La crimi-nologie universitaire a été largement aveugle à l'explosion du crime et de lacriminalité. Pendant trente ans la sociologie criminelle française a nié l'explosiondu phénomène criminel, non seulement en France mais dans l'ensemble du

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monde occidental. Ceci pour dire que, face à des phénomènes criminels de niveausupérieur, qui ont une portée politique majeure et un puissant ancrage territorial,il me semble intéressant d'utiliser une autre science, la géopolitique. Il y a au cœurde la géopolitique trois concepts qui permettent de bien décrypter les organisa-tions mafieuses : le territoire, les flux, la puissance.

Commençons par la puissance : ces organisations mafieuses ont une caracté-ristique au-delà de leur permanence et de leur pérennité, c'est le fait qu'elles ontune vie propre et autonome. Aujourd'hui elles ont atteint des capacités auto-nomes de puissance militaire, financière, voire quasi politique qui sont uniquesdans l'histoire. C'est quelque chose qui peut choquer, parce que nous ne compre-nons et nous ne voyons les relations internationales qu'à travers l'État-Nation.C'est pourtant quelque chose de très dépassé. Une des caractéristiques du mondemoderne est l'existence de flux transnationaux, et en particulier d'organisationscriminelles transnationales qui, par le bas ou par le haut, viennent concurrencerla puissance de l'État. Les mafias ont cette caractéristique d'être de véritablespuissances, au sens de Raymond Aron, des gens qui ont une capacité autonomed'action.

Deuxièmement ce sont des entités territorialisées : on ne comprend la nais-sance et le développement d'une mafia qu'à partir d'un territoire. La Mafia sici-lienne est née dans la partie occidentale de la Sicile, principalement dans la régionde Palerme, et cette géographie est intangible. Il y a là un mystère géographiqueet anthropologique. Une mafia a toujours une origine géographique précise quilui procure un ancrage territorial et qui perdure à travers les siècles. C’est pour-quoi son pouvoir est un pouvoir territorial sur un espace géographique. Et là onest en plein dans un phénomène de concurrence de souveraineté. En Sicile il y adeux souverainetés : une souveraineté formelle, légale et apparente, c'est l'Étatitalien, les communes, la région. Et puis il y a une autre souveraineté qui est invisi-ble et subtile. C'est une concurrence de pouvoirs sur un territoire. Ce qu'exprimetrès bien une infraction qui s'appelle le racket. Le racket est une infraction tropnégligée et souvent mal interprétée, mais qui a une fonction déterminante. Leracket c'est l'extorsion, par la violence, d'argent. Le racket a une fonction écono-mique majeure, mais c'est d'abord un marqueur territorial. Le racketteur estcomme un inspecteur des impôts. Qui lève l'impôt se signale comme étant le sei-gneur : on lève l'impôt pour s’enrichir mais aussi pour asseoir sa souverainetépolitique. C'est toute l'histoire de la féodalité. Et quand à Palerme 80 % des com-merçants, chiffre que donne le patronat italien et qui n'a jamais été démenti,paient l'impôt mafieux, la Mafia exprime ainsi d’abord son pouvoir territorial :« tu vas payer, tu paieras parce que symboliquement tu dois me reconnaîtrecomme étant le boss du quartier. Point à la ligne ».

Espace géographique mais aussi espace immatériel. Une des grandes caracté-ristiques des mafias c'est leur implication dans l'économie légale au travers duprocessus du blanchiment d'argent. Aujourd'hui l'organisation criminelle arrive àinfluencer de très grands secteurs économiques. Vous ne pouvez pas réfléchir à

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l'économie des déchets et des ordures en Italie et dans l'est des États-Unis si vousne comprenez pas qu'une grande partie de cette économie est aussi une économiemafieuse. Vous ne comprenez rien au BTP et au béton à New York (une ville, cen'est que du béton et des ordures) si vous ne comprenez pas que c'est une écono-mie qui est parasitée en permanence par les organisations mafieuses. Ce n'est pasun fantasme. Il y a tous les ans, depuis un siècle, des affaires judiciaires majeures :le surcoût du béton à New York est de 10 à 20 % en moyenne. Quelqu'un paie, lecontribuable, le propriétaire, le locataire ! Qu'est ce que l'économie enCampanie? En Campanie il n'y a pas de secteur économique qui ne soit peu ouprou sous la domination de la Camorra. Quand on pense territoire, il faut penserau territoire physique, mais il faut penser au territoire immatériel, c'est-à-dire auxmarchés économiques et financiers, et il faut penser aussi au « marché politique » :celui des prises de décisions et des élections. Mais c'est un autre sujet. Les organi-sations criminelles de type mafieux sont des organisations qui génèrent des chif-fres d'affaires et qui déplacent : elles déplacent les individus, elles déplacent del'argent et elles déplacent des activités. Certains de ces flux restent sur « leurs »territoires mais la plupart d'entre eux, que ce soient des flux d'hommes ou desflux d'argent, traversent le monde.

ConclusionEn conclusion, une conclusion ouverte, comme doit l'être une conclusion, je

pense que le crime organisé et les phénomènes criminels ont une place centraledans le monde moderne, ce sont de vrais périls, beaucoup plus importants que leterrorisme qui est largement conjoncturel, ponctuel, très adapté à la médiasphère,au monde du visible, donc surestimé.

Le crime organisé tente toujours de corrompre les élites. Il n'y a de mafia, surun territoire, que dans la recherche d'une forme de cohabitation avec les pouvoirsen place, avec l'État. On reconnaît l'existence d'une mafia sur un territoire au faitqu'elle a su corrompre une partie des élites et des autorités. Ceci pour dire qu'ilest très intéressant de se poser la question : comment une mafia gère-t-elle sesrelations avec les élites? Mais quelles sont les élites du monde contemporain?Dans quel type de société vivons-nous? Vivons-nous dans une démocratie d'éco-nomie de marché? Peut-on qualifier les sociétés au travers de leur mécanismecentral technologico-économique, celui de la société de communication et de l'in-formation, ou bien vivons-nous (ce que je crois !), ce que Debord avait pressenti,dans la « société du spectacle » ? Au double sens, à la fois du show-biz et duconsumérisme exacerbé. Si on pense, comme Guy Debord ou Philippe Muray,que nous vivons dans la « société du spectacle et du festif », quelles sont alors lesnouvelles élites? Quelle relation cet univers festif et spectaculaire entretient-ilavec le crime organisé? Mais c’est là un autre sujet…

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Débat(Suite à un problème technique d’enregistrement, la plupart des questions sontinaudibles : on en a résumé le sens général au vu des réponses.)

Une Participante - Quelle est la place des femmes dans la mafia?

Jean-François Gayraud - Les mafias sont des univers masculins, ce ne sontpas des univers modernes, ce sont des mondes machistes. Ces univers font rêverbeaucoup d'hommes modernes, parce que personne n'ose dire que les hommesont perdu leur pouvoir dans un univers féminisé. Je dis cela pour faire sourire. Cesont des univers très sexués : il n'y a pas de femme dans les organisationsmafieuses. La seule exception, marginale d’ailleurs, est dans la Camorra à Naples.Là, dans quelques cas, des femmes, en général des épouses ou des sœurs, ont prisla tête de clans mafieux. Mais en général, retenons que les univers mafieux sontdes univers machistes, qui excluent les femmes. Pourquoi? Je vais vous répéter ceque disait un mafieux sicilien : « une femme c'est l'univers de la faiblesse, unefemme c'est l'univers de l'enfantement, une femme c'est l'univers de la maison,donc ce sont des êtres que l'on doit protéger, d'autant plus qu'elles sont faibles etfragiles et qu'on peut faire pression sur elles à cause des enfants ».

Les femmes sont extérieures au processus mafieux. On voit fleurir des articlessur le thème, "En Sicile les femmes arrivent dans la mafia » : c’est un contre sens!Ce n'est pas parce qu'une femme, une épouse ou une sœur a apporté des mes-sages à un parent mafieux emprisonné que pour autant elle fait partie de la mafia.Elle ne sera jamais qu’une pourvoyeuse de messages. Donc c'est un universd'hommes, et d'hommes mûrs. Dans le processus d'initiation, vous êtes choisisuite à une observation pendant de longues années dans votre rue, dans votrequartier : en général on n'initie pas des adolescents, on initie des hommes relative-ment mûrs, de 20 à 25 ans. Les enfants ne sont ponctuellement que des outils, maisdes outils extérieurs. En principe il y a une idéologie mafieuse, (c'est vrai auJapon, c'est vrai aux États-Unis, c'est vrai en Sicile), qui fait qu'on ne touche niaux femmes ni aux enfants. Il y a un respect machiste, il y a un respect catholique,(parce qu'il y a instrumentalisation du catholicisme) ; toucher à la femme ou auxenfants des autres c'est mettre en danger sa propre famille. Mais il y a eu desexceptions : pendant cette grande guerre, dans les années 80 en Sicile, lorsque lesCorleonais ont pris le pouvoir contre les clans Inzerillo/Bontate, on a vu desrèglements de compte terribles, avec des cas d'enfants jetés dans de l'acide et desfemmes assassinées. Il y a eu ce que les Siciliens appellent des "vengeances trans-versales" où on ne tue pas uniquement le mafieux qui est votre adversaire maison tue toute sa famille, parce qu’ainsi personne ne peut plus se venger, c'est aussi

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simple que ça. Plus de combat, faute de relève, ni de souvenir entretenu via lesfemmes. Mais on est là plutôt dans l'exception. La question s'est posée, elle sepose toujours aux États-Unis avec Cosa-Nostra : la mafia italo-américaine a subidepuis les années 80 une vague de repentance, il y a beaucoup de collaborateursde justice qui ont parlé, ce qui a permis de comprendre ce qu'était la mafia améri-caine… et ce qui a permis aux journalistes américains d'expliquer, chaque foisqu'il y avait un repenti, que la mafia était morte ! La question s'est posée desavoir s'il ne fallait pas punir les familles des collaborateurs de justice. Si on nepeut pas les atteindre parce qu'ils sont dans le programme de protection destémoins, ne pourrait-on pas les punir en punissant leur famille. La question s'estposée, puis rapidement le couvercle a été remis dessus. Une telle option aurait eudes effets trop chaotiques.

Un Participant - Pourquoi les mafias se sont-elles développées là où ellesexistent et pas ailleurs?

Jean-François Gayraud - Il n'y a pas d'explication unique d'une société àl'autre, d'une culture à l'autre, ce serait irréaliste sauf à trouver du structuralismelà-dedans.

Il y a certainement des causes conjoncturelles, locales, précises, uniques. Dansle cas de la mafia sicilienne l'explication la plus commune est que la mafia a étéune réponse à un besoin social donné à un moment donné. Lorsqu'au XIXe sièclele système féodal s'est écroulé, on a vu se constituer de grandes propriétés destyle latifundia, et les propriétaires palermitains ou napolitains ont délégué à desintermédiaires sociaux leurs pouvoirs. Ils ont délégué leur pouvoir d'ordre sur lespaysans et leur pouvoir de lever l'impôt sur les dits paysans. Et deux groupessociaux intermédiaires, les campieri et les gabellòtti, ont rempli ce vide social : lesmaîtres étaient absents et ce sont eux qui ont organisé leur domination sur cespaysans, au sens de Bourdieu. Ensuite on a vu la transformation de ces campieriet de ces gabellòtti en organisations criminelles. Et puis ces organisations crimi-nelles ont rempli de multiples fonctions, et elles n'auraient pas pu se maintenirsans ces autres fonctions d'intermédiaire social, de médiateur, d'intercesseur, dejuge de paix… Au Japon, les yakusas, aujourd'hui, remplissent cette fonction dejuge de paix social, parce que la justice civile est peu développée au Japon. Pourrégler les conflits, historiquement et encore maintenant, on a fait appel à eux : il yavait des vides, et ces entités criminelles les ont remplis.

Un Participant - j'ai cru comprendre que l'un des critères des mafias était lecode d'honneur : qu’en est-il exactement?

Jean-François Gayraud - C’est un monde normé, et l'honneur fait partie deleur idéologie justificatrice. Ces gens-là ne vivent pas in concreto dans l'honneur,mais cela fait partie de l'appareil idéologique dont ils essaient de convaincre les

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autres et dont souvent ils sont souvent convaincus eux-mêmes. C'est un élémentidéologique et ils le vivent comme ça. C'est un honneur très particulier, lesmafieux se vivent comme des aristocrates, ils ne se vivent pas comme des bandits.Souvent, sincèrement, les êtres humains ont une capacité d'auto aveuglement quiest immense.

Un Participant - Quel est le poids économique et financier des mafias

Jean-François Gayraud - Ces entités criminelles génèrent des chiffres d'af-faires considérables elles sont polycriminelles. Une organisation criminelle n'a pasde spécialité. Sur son territoire, elle domine l'ensemble des marchés criminels.Elle organise la grande criminalité : trafic d'armes, d'êtres humains etc. Mais elleorganise aussi la petite et la moyenne criminalité qu'elle ne pratique pas elle-même. A Palerme, dans le quartier historique de la Cala, personne ici ne cambrio-lera un appartement sans l'autorisation du Boss local de la mafia. Si vous le faites,c'est avec l'autorisation.

Ceci pour dire que ces organisations criminelles génèrent des chiffres d'af-faires considérables dont les ordres de grandeur se situent, dans le mondemoderne, en milliards d'euros ou de dollars. Voire en dizaines ou en centaines demilliards de dollars. Le problème numéro un des mafias et des cartels mexicainsest la gestion de cet argent, qui est surtout de l'argent liquide. Le problème estl'introduction de cet argent dans l'économie légale, c'est le processus de blanchi-ment. La conséquence est que les organisations criminelles investissent dansl'économie légale et prennent des parts de marché. Vous êtes la Camorra àNaples, il faut bien convertir l'argent du trafic de la cocaïne : vous achetez deshôtels, des agences de voyages, des champs. On peut lire une organisationmafieuse comme étant une entreprise, au sens à la fois capitaliste du terme etmétaphorique. On ne peut pas réduire une organisation mafieuse à une entreprisemais c'est ça aussi. Dans l'économie légale moderne, certains acteurs écono-miques ont un visage de légalité et de normalité, mais ils ont en fait une profon-deur stratégique qui est autre. Une des caractéristiques de l'économie moderneest la porosité croissante entre l'économie légale et l'économie illégale. Des phé-nomènes d'économie grise se répandent, comme l'économie des déchets auxÉtats-Unis. Sur ces marchés il y a des acteurs sains et normaux, mais aussi des sol-dats de la mafia. Or, quand sur un marché vous avez des acteurs classiques,comme vous et moi, et des acteurs qui en réalité ont une profondeur criminelle, lecroisement de l'offre et de la demande est problématique. Tout ça fausse le jeu dumarché. Quand les acteurs mafieux s'investissent sur des marchés légaux ils ontun avantage concurrentiel. Donc une des problématiques majeures est moinscette économie illégale que le fait qu'aujourd'hui il y a une contamination de l'ar-gent sale dans des secteurs croissants de l'économie et des marchés financiers.

Une Participante - Quels circuits pour l’argent liquide?

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Jean-François Gayraud - Vous posez le problème crucial des espèces. Lorsdes saisies chez les cartels mexicains de la drogue, on découvre souvent des han-gars ou des appartements pleins de billets de banque. Pour blanchir cet argent ilfaut acheter des complicités, créer des sociétés commerciales par exemple. Qu'est-ce que l'économie du tourisme à Naples? Qu'est-ce que l'économie du tourisme àMexico ? Ils sont obligés d'avoir des partenaires extérieurs dans l'économielégale, des avocats, des banquiers, des entrepreneurs, qui vont se nourrir de cetargent sale.

Une Participante - Comment les mafias peuvent-elles rester invisibles? Et lalutte contre les mafias ne doit-elle pas s’appuyer sur les femmes?

Jean-François Gayraud - Je ne sais pas s'il y a une essence féminine supé-rieure à l'essence masculine, j'en doute un peu. Je vais vous faire plusieursréponses. Le philosophe Clément Rosset explique très bien que rien n'est jamaisinvisible en soi. L'invisibilité est en nous, nous ne voyons pas les choses parce quenous ne voulons pas les voir, ou parce que nous ne savons pas les voir. Le meilleurparadigme pour comprendre les sociétés secrètes c'est "la lettre volée" d'EdgarAllan Poe. Comme chez Edgar Poe, la lettre est là, nous l'avons sous les yeux,mais nous ne voulons pas ou nous ne savons pas la voir à un moment donné. Laprésence de la mafia est écrasante de visibilité pour les indigènes. Mais à unmoment donné, tout un appareil de masques et d'illusions (politique, médiatique,universitaire, etc.) fait que nous ne voulons pas voir la vérité. Ce qui renvoie aumécanisme de refoulement en psychanalyse.

Sur les femmes, n'ayons pas trop d'illusions quand même: on voit des femmescriminelles être pires que les hommes. Je crois la problématique n'est pas là.S'imaginer que la résistance en Sicile est le fruit des femmes, ce n'est pas si sim-ple. C'est très minoritaire. En réalité, même si c’est dérangeant, il y a aussi uneadhésion féminine au phénomène mafieux. Les épouses de mafieux savent trèsbien ce qui se passe, ce sont des mères qui laissent éduquer les enfants comme ça.Elles participent du système. Ce n'est pas parce que, seuls, les hommes sont initiésdans les sociétés secrètes qu'elles sont innocentes et étrangères au phénomène.Au contraire, beaucoup d'entre elles y participent en entretenant cette espèce desubstrat culturel qui fait qu'un enfant peut devenir mafieux. Dans la réalité sici-lienne, je ne crois pas qu'il y ait de « gentilles femmes » et de « méchantshommes ». C’est plus complexe.

Une Participante - Vous avez dit que les fascistes avaient failli gagner contreCosa-Nostra : qu’en est-il réellement? Autre question : puisque les mafias sontorganisées territorialement y a-t-il des régions qui échappent à cette mainmise?

Jean-François Gayraud - Sur le fascisme italien, j'ai dit tout à l'heure qu'iln'y avait pas eu de mafia vaincue, défaite, mais qu’on a cependant failli connaîtreun début de défaite de la mafia sicilienne à l'époque du fascisme italien. Que

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s'est-il passé? Le fascisme est un étatisme, une pure idéologie de l'État, quelquechose qui ne supporte aucun contre-pouvoir, et les fascistes, non pas par répulsionfondamentale à l’égard des organisations criminelles, mais parce qu'ils ne suppor-taient aucun contre-pouvoir, et Mussolini le premier, ont décidé qu'en Sicile lesmafieux ne seraient plus les « patrons » : c’est ainsi que Mussolini a envoyé lefameux « préfet de fer », Cesare Mori, avec pour mission d'éradiquer la Mafia.Cesare Mori va presque réussir. Il explique dans ses mémoires : « pour éradiquerla mafia j'ai utilisé des méthodes mafieuses ». Arrestations arbitraires, enlève-ments, tortures… tout ça va très bien fonctionner. Il y a débat historique, entreexperts, pour savoir si tout cela ne fut pas une illusion, si réellement la mafia a étédéfaite. On peut affirmer cependant qu'après l'expérience de Cesare Mori, relati-vement brève (de 1925 à 1927), la Mafia était, non pas morte, mais moribonde. Cequi ne signifie pas que certains dignitaires fascistes ne pouvaient pas s'entendre, àtitre personnel, avec certains mafieux. Le ministre des affaires étrangères deMussolini avait fait beaucoup d'affaires de stupéfiants avec Vito Genovese, lemafieux italo-américain qui s'était enfui à Rome. Globalement on a donc failliconnaître la défaite de cette organisation, mais avec des méthodes contestables !

La Mafia va renaître avec l'arrivée des alliés en 1943! Elle va renaître de sescendres, parce que les seuls qui avaient un vrai brevet d'antifascisme et quiétaient encore survivants, c'était les mafieux. Quand les Américains ont pro-gressé, il a fallu mettre des gens à la tête des communes, ils sont donc allés cher-cher ceux qui ont levé la main le plus rapidement. Évidemment les Américainsn'ignoraient pas ce qui se passait. Mais, dans la démocratie chrétienne naissante,les Américains (on est au début de la guerre froide) n'avaient qu'une peur, cellede l'agitation sociale, des communistes, des socialistes, des syndicalistes, la peur devoir l'Europe, la France, l'Italie, tomber aux mains des bolchevicks. Leur pari a étéde s'appuyer sur les forces conservatrices. C'est comme ça que la Mafia a purenaître de ses cendres et mener une vie tranquille avec une fraction de la démo-cratie chrétienne, pendant 50 ans.

Sur la question de l'expansion et du partage, les mafias se déplacent géogra-phiquement, il y a des mécanismes de déplacement géographique, que j'expliquedans mon livre. Dans le cas de l'Italie, un des phénomènes majeurs est la montéesud-nord des quatre mafias italiennes, principalement pour des raisons démogra-phiques. Les organisations mafieuses ont suivi les migrations internes à l'Italiepour des raisons économiques et sociales. Les organisations mafieuses ont aussiréussi à s'installer dans le nord de l'Italie grâce à l'État italien qui, dans un phéno-mène de racisme/préjugé anthropologique, considérait qu'un mafieux, une foissorti de son environnement territorial et de son bocal social, mourrait s'il étaitloin de chez lui. D’où une politique d'assignation à résidence dans le nord del'Italie. Or un mafieux, lorsqu'il quitte son territoire, ne meurt pas, mais il trans-forme son environnement, il recrée son biotope, un environnement mafieux.Donc il y a eu une extension énorme. En Sicile aucune organisation criminelle netravaille, qu'elle soit italienne ou étrangère, sans l'accord de la Mafia. Vous ne ver-

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rez jamais les Yakusas, les triades, les organisations albanaises, les clans corses,commencer à travailler en Sicile sans avoir l' « imprimatur », simplement parceque les criminels savent très bien qui est le suzerain. Ce que l'on constate c'estque chacun est souverain sur son territoire, et que les relations entre les organisa-tions criminelles matures sont des relations de coopération et d'échange, pas deconflictualité.

Un Participant - Pourquoi des mafias en certains lieux et pas ailleurs?

Jean-François Gayraud - Je ne sais pas. Pour y répondre, il faudrait considé-rer qu'il existe une cause unique. Pourquoi le « milieu » criminel français n'a t-ilpas généré de mafia? Historiquement, le grand banditisme en France est bienlocalisé : Paris, Lyon, Grenoble, Marseille et la Corse. Pour autant, malgré cettepermanence, rien de mafieux n'a émergé. Pourquoi, je ne le sais pas. Pour pouvoirrépondre à cette question il faudrait comprendre la raison de la naissance, danschacun des pays concernés, de ces organisations criminelles. Nous sommes dansun univers dans lequel nous ignorons à peu près tout. Soyons modestes. On peutêtre relativement savant quand on parle de la mafia italo-américaine, parce que lasociété américaine est une société ouverte, avec des procès, des repentis, des uni-versitaires qui travaillent, et qu’il y a de vrais journalistes aux États-Unis. C'est unautre monde: quand vous lisez le New York Times, vous savez que vous ne lisezpas un journal français. C'est une société ouverte, donc il y a un matériau considé-rable pour travailler. Dans une société fermée et/ou qui nous est complètementétrangère, par la langue et par la culture, comme la Turquie ou l'Albanie, notrecapacité à comprendre ce qui se passe est à peu près égale à zéro. Il n'y a pasbeaucoup de Japonais qui écrivent sur les yakusa. Philippe Pons par exemple, cor-respondant du Monde au Japon depuis 25 ans et un des meilleurs connaisseurs duJapon, a écrit un livre remarquable (que je vous conseille) sur l'histoire du crimeau Japon: tout est très savant jusqu'aux années 70, puis subitement on ne voit plusrien, on ne sait plus rien. Pour les chercheurs en sciences sociales, en Turquie et auJapon il y a une forme de retenue vis-à-vis du phénomène. Ces dernières annéesj'ai essayé de lire tout ce qui était accessible sur les triades, en anglais et en fran-çais, et en réalité on tourne toujours autour des mêmes sources. On doit faire aveud'ignorance et de modestie. L'ignorance est difficile à avouer dans une société quise dit société de l'information. Mais la vérité est là !

Une Participante - Quels sont les rapports de la mafia et des Églises?

Jean-François Gayraud - L'Église, comme toutes les institutions italiennes, avécu dans la négation des mafias, le silence, le refoulement. La vraie rupture estnée dans les années 80, (des prêtres l'ont payé de leur vie) avec Jean-Paul II qui,dans un grand discours, a nettement mis en cause la Mafia. Avant, comme pour lesautres institutions, c'était une relation de cohabitation silencieuse, d'autant plusque ces mafieux étaient formellement de « bons » catholiques. On a l'exemple, au

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XIXe siècle, de prêtres initiés de la Mafia. Ne faisons pas de mauvais procès àl'Église catholique, elle s'est retrouvée dans la même situation que les autres insti-tutions publiques ou privées face à un pouvoir dominant et menaçant. On parlede ces choses ici, de manière confortable, mais quand vous êtes face à une réalitécriminelle qui commence à vous parler de votre famille, de votre femme et de vosenfants… le courage, il est plus facile de l'avoir ce soir, ici, que de le vivre in-situ.Les premiers à en parler l'ont payé de leur vie. Mais l'Église catholique a été dansun phénomène d'accommodement. Les organisations mafieuses détournent beau-coup de symboles de la culture catholique. La mafia des Pouilles, c’est la SacraUnita Corona, c'est « la couronne sacrée unie » c'est le Christ, c'est un détourne-ment culturel.

Une Participante - Nous avions pensé illustrer cette soirée par le film deCronenberg « La promesse de l'ombre » sur la mafia russe. Vous avez dit que vousn'en parleriez pas. Mais qu'est ce qu'il en est aujourd'hui de cette mafia russe?

D’autre part, dans votre livre, vous avez écrit que le Kosovo était un Étatmafieux qui venait d'entrer au sein de l'Europe, sans expliquer plus que ça…

Jean-François Gayraud- La « mafia russe » n'existe pas. C'est largement unfantasme journalistique et cinématographique. Après la chute du mur de Berlin,on a vu déferler en Europe des hommes trop riches entourés de femmes tropvoyantes entre Courchevel et Deauville. Cette hyper-visibilité a alimenté des fan-tasmes. La « mafia russe » n'existe pas, pour deux raisons. D'abord, du point decriminologique, ce n'est pas une mafia mais du banditisme de haut niveau: ce quedécrit le film de Cronenberg est un système de pré-aristocratie criminelle quis'appelle « les voleurs dans la loi ». C'est un système qui peut donner l'illusiond'une mafia, mais qui ne l'est pas. Le « système des voleurs dans la loi » est uncode de comportements pour des bandits qui se voient comme des pairs et desaristocrates, en effet ; mais cela ne forme pas une société secrète stricto sensu. Deplus, cette prétendue « mafia » n'est pas russe, elle est russophone. Les gangstersen question ne sont pas toujours Russes, ils sont souvent Géorgiens, Tchétchènes,Daghestanais, etc. Du point de vue ethnique, (je ne sais pas si on peut parlerd'ethnie, il paraît que cela n'existe pas) la réalité est celle-là. Le film deCronenberg est remarquable esthétiquement, mais il renvoie de cette réalité cri-minelle une vision relativement fausse, et c'est tout le problème du cinéma, sou-vent américain, qui ancre dans les représentations, dans les cerveaux, une visiondu crime qui n'a rien à voir avec la criminalité réelle. Mais nous vivons dans lasociété du spectacle donc de l’illusion consumériste !

J'en profite pour rebondir sur Coppola. Il y a un avant et un après Coppola.La trilogie des « Parrains » constitue un chef-d'œuvre. Il y a un avant et un après,ce sont les mafieux qui le disent. Sur les écoutes de la police américaine et dansles ouvrages des repentis, ils en disent : « c'est merveilleux » ! Subitement cesmafieux ont eu des modèles d'identification valorisants. Ils ont bien compris que,

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à travers Don Corleone, ce à quoi ils pouvaient désormais s'identifier, c'était à unpater familias, un entrepreneur de génie, aimant sa famille, pratiquant l'honneur,détestant les protestants, et non plus à d’ignobles individus qui tuent et qui vio-lent. Par exemple, (ça peut faire sourire, mais c'est fondamental), les dialogues deces films sont devenus des mantras pour les mafieux réels. La fameuse réplique :« une offre que l'on ne peut pas refuser ! », ils la répètent en permanence y com-pris pendant les procès. Entre eux, quand ils veulent parler d'un tueur, ils disentun « Lucas Brasi » du nom de cette espèce de grosse brute au début qui est letueur de Don Corleone. L’acteur était d’ailleurs lui-même un vrai gangster, il s'ap-pelait Lenny Montana, il sortait de prison lorsqu'il a tourné le film. Dans la scènedu mariage, les figurants sont pour la plupart des gangsters de la Mafia. Car lefilm a été cogéré entre la Paramount et la Mafia pour un certain nombre de rai-sons. Je ferme la parenthèse parce cela nous entraînerait trop loin. Mais le plusimportant et le plus pernicieux, c’est que Coppola nous a renvoyé une vision cri-minologique fausse de la Mafia. Coppola nous dit que la Mafia, c'est une famillebiologique, un pater familias avec des enfants, qui essaie de se faire une place ausoleil dans un environnement hostile. Or une Famille mafieuse n'est jamais unefamille biologique. Il y a un processus d’initiation, c'est une Famille (re)construite,culturelle. Il peut y avoir des gens de la même famille, mais en général ce sont desgens d'univers différents, ce n'est pas une famille biologique, c'est une sociétéconstruite, c'est une société secrète. Coppola ne dit pas ça. Il nous renvoie l'idéeselon laquelle la Mafia est un phénomène de résistance face à un environnementhostile, les méchants "wasp". Tout cela est faux. Je sabre dans la réalité du film,mais en gros, c'est une vision totalement fausse, éculée. C'est normal parce que lefilm est tiré du roman de Mario Puzo qui avouait : « je n'aime pas la mafia, je suisbien d'origine italienne, mais j'ai tout inventé ». Au moins c'est clair et net. Il n’yconnaissait rien! Coppola est un génie, et le but du cinéma est de distraire et devendre un produit, son souci ce n'est pas la vérité. En général la réalité n'est pasglamour et séductrice. La réalité, c'est plutôt Gomorra.

Il y a donc un avant et un après Le Parrain : subitement les mafieux italo-amé-ricains ont eu un modèle positif d'indentification. Tout ce cinéma est né dans lesannées 70, il est très daté. Si le genre du « film de gangsters » est né dans lesannées 30 à 32, le « film de mafia » est né dans les années 70 avec Coppola etScorsese. C'est un phénomène qui a eu pour conséquence, (si j'étais un adepte dela théorie du complot je dirais pour fonction), d'acter la mafia dans l'imaginaireaméricain. Pendant des générations la Mafia a été perçue comme une menaceétrangère, allogène, et ces films ont acclimaté la Mafia, ont fait de la Mafia et desmafieux un élément « normal » du paysage urbain.

Le meilleur exemple en est la série « les Sopranos ». Cette série est à la télévi-sion ce qu'est la trilogie de Coppola au cinéma. C'est un chef-d'œuvre. Fait remar-quable : du point de vue de la vérité criminologique, il n'y a pas de bêtises. Maissurtout, « Les Sopranos » ont acclimaté définitivement les mafieux et réussit à lesrendre sympathiques!

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Je vais vous raconter un peu ce qu'est la série « Les Sopranos », parce qu'elleest d'une extrême perversité. Leurs scénarios, aux États-Unis, sont parmi lesmieux écrits. On est à des années lumières de ce que produisent l'Europe et sur-tout la France. La culture populaire fait partie du génie américain. « LesSopranos » nous racontent l'histoire d'un boss, d'un chef de la Mafia dans le NewJersey, (le modèle a été pris sur la famille des DeCavalcante). Tony Soprano estun chef de Famille, il a un territoire dans le New Jersey et dans la série (qui duredes années, il y a plus de cinquante épisodes), on voit en permanence cet hommese débattre entre ses deux familles. Avec sa famille naturelle (il a une femme, desenfants), c'est compliqué, il a des problèmes comme tout le monde. Et puis avecsa Famille criminelle, il a les problèmes qu'ont tous les chefs d'entreprise (surtoutà la tête d'une entreprise criminelle). On voit très bien comment cette série se sertdu thème de la Mafia pour nous parler de beaucoup d'autres choses. Le filconducteur des Sopranos, c'est que ce gangster est en cure psychanalytique. C'estun film fantastique sur la psychanalyse. Le non-dit de la série c'est que l'hommeaméricain (et pas le seulement l'homme criminel) est un homme qui doute et quiest en pleine dépression. En fait c'est une réflexion sur la société américaine.C'est une réflexion sur l'homme moderne aux prises avec ses problèmes fami-liaux. Mais, parce qu'elle prend un fil conducteur mafieux, elle acclimate définiti-vement la Mafia dans l'imaginaire américain et dans l'imaginaire occidental. Cen'est plus quelque chose qui nous est extérieur, mais qui fait maintenant partie denous, même si 99 % des gens qui regardent « Les Sopranos » ne pensent pas àcela. Mais forcément, quelque part, il va y avoir porosité. Martin Scorcese, qui abeaucoup réfléchi sur ses films, qui sont de vrais films bien ancrés dans la réalitécriminologique comme « Casino », dit : « j'ai essayé de les montrer tels qu'ils sont,mais je les ai rendus glamour malgré moi ».

C'est une question centrale : peut-on représenter le crime du point de vue ducriminel sans le rendre sympathique, glamour, attrayant? C’est une probléma-tique que j'aborde dans le livre qui parait à la fin du mois : qu'est ce que « le filmde gangster »? C'est un genre cinématographique qui décide de ne plus prendrele point de vue de la répression, les gentils, les flics, les détectives, la justice, maispar un phénomène d'empathie et de sympathie, d’adopter le point de vue, leregard du gangster. Et quand on analyse les films de gangsters aux États-Unis,(parce que c'est un genre typiquement américain), on constate une division dutravail avec deux types de gangsters, le « bad bad guy » et le « good bad guy ». Àl'intérieur du système criminel, il y a toujours des criminels sympathiques. Et àpartir du moment où on prend le point de vue du criminel on crée, comme c'estnormal, un début d'explication donc de justification, puis de sympathie.

Il faut comprendre le sens de tous ces films. J'y pense parce qu'on a un renou-veau, en France, du « film de gangster », et cela ne tient pas du hasard. Prenez lesdeux opus de Mesrine : tous les critiques de cinéma, y compris Le Monde etLibération, ont écrit que ce n'était pas une apologie du crime. En réalité c'est unepure apologie du crime. Quand même, dans la scène finale de l'opus n° 2 où

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Jacques Mesrine est tué par la police porte de Clignancourt, on le voit de profildans une position christique, comme sur l'affiche du film de Scorsese « La der-nière tentation du Christ ». Donc le message du film est que Jacques Mesrine estun martyr. Les gens cultivés et intelligents savent garder de la distance. Maisqu'est ce que cela peut produire sur d'autres formes de public?

Sur le Kosovo, j'ai personnellement une lecture particulière de la libération duKosovo par l'OTAN, difficile à démontrer parce qu'en la matière il y a peu de maté-riaux. Je pense que la fameuse armée de libération du Kosovo, l'UCK, n'était que lemasque politique de clans familiaux et de clans criminels. Les Américains ont biencompris ce qui se passait, ils avaient des objectifs géopolitiques, et en réalité ils sesont appuyés, au Kosovo, sur des forces qu'ils avaient connues en Sicile : des crimi-nels. En temps de guerre, on ne choisit pas toujours ses alliés! Le facteur crimineln'est jamais premier dans les conflits géopolitiques. Dans l’entité qui s'est autopro-clamée indépendante en février 2008, il y a en réalité fusion et collusion entre lesclans politiques et les clans criminels et donc une totale corruption du système. Etles forces internationales de l'Europe, de l'ONU, ne jouent que les utilités. Lesforces internationales d’armée ou de police serviront accessoirement à nourrir l'in-dustrie du sexe localement. Pour les proxénètes albanais c'est fantastique, quandvous avez subitement 2 000 à 3 000 hommes qui arrivent, c'est un boom de l'indus-trie du sexe. On vient de laisser se créer, au cœur de l'Europe, quelque chose detotalement mafieux, dont les conséquences se percevront dans un siècle ou deux.

Un Participant - Mafia, mondialisation financière, et la crise.

Jean-François Gayraud - Vous voulez définitivement me faire virer (rires).Première réponse : il est évident que les phénomènes de mondialisation ont

été de grandes aubaines et de grandes opportunités pour ces organisations crimi-nelles. La mondialisation-globalisation, c'est premièrement l'ouverture de terri-toires, (rattachement de Hong Kong à la Chine continentale, Alena entrel'Amérique du nord et le Mexique, etc.) et deuxièmement le desserrement juri-dique des contraintes sur les marchés. Évidemment l'ouverture de ces espacesphysiques et matériels a créé de grandes opportunités.

Deuxièmement, il y a une omniprésence du crime organisé sur les marchésfinanciers. Je suis étonné que ni la presse européenne ni la presse américaine nel'aient rappelé, mais à Wall Street, dans les années 90 et 2000, il y a eu constam-ment des affaires criminelles dans lesquelles le FBI est intervenu: des brokers etdes traders qui étaient en cheville avec les cinq Familles de la Mafia de New York.Ceci pour dire qu'il y a une présence mafieuse sur les marchés financiers commesur les autres marchés. On a essayé de nous faire croire, pendant une décennie,que tous ces mafieux étaient des bonshommes mangeant des pâtes, fumant descigares, un peu primitifs et idiots. En réalité ils se sont montrés sur-adaptés sur cesmarchés modernes et très sophistiqués. Dans les années 90, ils ont organisé à NewYork les plus grandes opérations de manipulation de cours boursiers, les opéra-

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tions dites de « Pump and down ». Ça consiste à faire monter fictivement lescours de certaines actions cotées en bourse, et quand elles sont à leur faîte, on lesrevend, et les gogos qui avaient acheté les actions se retrouvent sur la paille. Ilsl'ont fait de deux manières, soit en menaçant des brokers ou des traders quiavaient des dettes de jeu ou qui fréquentaient les prostituées de Manhattan, ou sedroguaient (je suis désolé mais c'est tout de même ça) ou en créant ex-nihilo dessociétés de courtage.

Je travaille actuellement sur la dimension criminelle des crises financières (cf.La Tribune, N.D.L.R.), et quand on reprend l'histoire financière des vingt-cinqdernières années aux États Unis on est troublé par sa dimension criminelle. Danscette dimension criminelle, il faut être très précis, il n'y a pas que le crime orga-nisé et les mafieux, mais aussi le « crime en col blanc », les acteurs normaux del'économie et de la finance qui à un moment donné dérapent, mais de manièrestructurée et souvent avec une grande ampleur. La très grande faillite financièreque connaissent les États-Unis dans les années 80, plus personne n'en parle, sur-tout pas les Américains actuellement. Avec la faillite des caisses d'épargne, (j'aiécrit un article sur le sujet), les Américains ont alors failli connaître un dérapagede leur économie comparable à l'affaire des subprimes. Cette faillite fut une purefaillite frauduleuse avec des acteurs criminels très hétérogènes.

En réalité ils sont omniprésents sur les marchés, parce qu'il y a nécessité deblanchir de l'argent. Et là l'affaire Madoff est intéressante, pour trois raisons.Premièrement c'est une pyramide financière, et rien n'est plus banal qu'unepyramide financière, il y en a toujours eu dans l'histoire financière des États-Unis. On parle de Madoff mais le FBI est en train d'interpeller un tas de petitsMadoff. La maison était bien gangrenée. « Une fois ce n’est pas de chance, deuxfois c’est le hasard, trois fois il faut se poser des questions ». Ensuite, dès la findes années 80, la masse financière que voyaient passer les sociétés financièresde Bernard Madoff représentait 5 % (!) de la masse financière des marchés deWall Street, chiffre donné par les gendarmes de la bourse américaine, la SEC.Dans une société, on dirait que c'est un actionnaire de référence.Troisièmement, il faut regarder qui investissait chez Madoff, on parle de vic-times, mais dans une pyramide financière la frontière entre une victime et uncomplice est très floue. Vous êtes victime quand vous n'avez pas retiré votreargent au bon moment, vous êtes complice quand vous avez été assez intelligentpour le retirer avant. Tout le monde semble avoir oublié ça. Et donc il va êtretrès intéressant de regarder qui étaient les clients, les « feeders », comme disentles Américains, qui sont venus sur la longue période, pas uniquement les der-niers, ceux qui restent en ligne, qui sont les gogos. Sur la longueur historique, quiest venu dans la maison et qui en est ressorti. Et on va découvrir des chosesextraordinaires. On va découvrir, peut être pas des organisations mafieusesstricto sensu, mais des gens qui sont des associés ou des complices. Dans les« feeders » de Madoff, on trouve le nom d'un associé historique des Genovese(la mafia de New York).

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Ce que je veux vous faire comprendre, c'est que les pyramides financières nepassent pas inaperçues surtout sur la longue durée. Elles ne passent pas inaper-çues des clairvoyants. Ces machines sont forcément alimentées à la fois par del'argent propre et par de l'argent sale. On va découvrir des choses hallucinantes, sitant est que le procès nous l'apprenne. Grâce au système du « plaider coupable »,évidemment, il est possible que la justice américaine baisse le rideau assez rapide-ment.

Une question plus générale s’impose : qui sont les propriétaires des sociétéscotées en bourse? La capitalisation boursière à Paris est détenue à plus de 50 %par des capitaux étrangers, ce qui renvoie à des questions complexes : qu'est-ceque l'économie française? Qu'est-ce que la nationalité d'une entreprise? Uneentreprise française dont 60 % des capitaux sont étrangers et le siège social estaux Pays-Bas? Vous ne savez jamais sur le marché boursier qui détient quoi. Undes grands mythes que l'on veut nous faire avaler est que la mafia a disparu deLas Vegas, et on veut nous l'asséner depuis trente ans. Depuis que le big business,depuis que Wall Street et les grandes entreprises, sont propriétaires des grandscasinos, ils sont venus, nous dit-on, blanchir, ils sont venus chasser les gangsters.Pourquoi cela ferait-il disparaître les vampires? On l'a vu avec Enron en 2001. Lasociété était prétendument la septième des États-Unis, avec une capitalisationboursière théorique de 101 milliards de dollars, et en réalité ce n'était qu'un châ-teau de cartes et une pure illusion. Tous les contrôles internes et externes ont étédéfaillants. On n'a pas su voir qu'Enron était un montage frauduleux. Rien ne res-semble plus à de l'argent propre que de l'argent sale.

Un Participant - Évolution future de la mafia?

Jean-François Gayraud - Il n'y a pas de complot, il faut se méfier. J'ai faitune présentation concentrée de l'univers criminel et il ne faut pas imaginer desdeus ex machina, les choses sont plus complexes. Ce que je veux vous faire com-prendre ou admettre, c'est que ce sont maintenant des acteurs sociaux non margi-naux, importants et déterminants, ils font partie du paysage. Pour l'avenir, je suisd'une nature pessimiste, car c'est le type de problème que nous ne savons pas trai-ter. Nous savons traiter le terrorisme, parce que ce sont des menaces conjonctu-relles, très ponctuelles et non problématiques, quoiqu'on en dise. À partir dumoment où vous traitez des organisations criminelles de niveau supérieur, voustouchez à des situations de pouvoir, à beaucoup d'argent. Nul n'est plus isolé, enItalie, qu'un magistrat, qu'un carabinier, qu'un commissaire de Police qui estengagé dans ce type de problème. Car évidemment il tutoie des pouvoirs qui peu-vent être en périphérie de « chose mafieuse ». Ben Laden est extérieur aux socié-tés occidentales ; un boss mafieux au contraire est au cœur de nos systèmes. Cesont des situations complexes, d'autant plus complexes qu'on est dans le mondede l'invisible. Pour vous répondre, ces organisations criminelles ont des marges deprogression considérables et nous n'avons pas d'exemple historique de recul.

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Nous ne savons pas déraciner ce type d'organisation criminelle. Vous pouvezavoir des systèmes démocratiques, l'Italie est une démocratie, mais une démocra-tie très criminalisée. On peut avoir cohabitation de systèmes qui formellementsont des démocraties libérales à économie de marché, mais avec un cœur beau-coup plus obscur.

Un Participant - Je reste sur le terrain de la mondialisation. Vous avez ditque le crime organisé était plus dangereux que le terrorisme, comment s'articu-lent ces mafias les une par rapport aux autres? Comment définissent-elles leursterritoires? Comment elles s'arrangent entre-elles? Peut-on envisager un conflitmondial au niveau de ces mafias? Ou bien vont-elles s'articuler les unes par rap-port aux autres pour ne pas se gêner?

Jean-François Gayraud - Pour vous rassurer, il n'y aura pas de conflit.Comme je le disais tout à l'heure, elles ont des territoires naturels, géogra-phiques. Elles sont souveraines chez elles, et elles sont en situation de coopéra-tion et d'échange. Par exemple, les cartels colombiens et mexicains de la cocaïnesont confrontés au fait qu'aux États-Unis la demande est plutôt stagnante. Ellesont besoin de trouver de nouveaux marchés, d’autres débouchés. Elles veulentinvestir le marché européen. Pour investir le marché européen, elles passent parles organisations qui le connaissent, c'est-à-dire les organisations italiennes, prin-cipalement la Camorra et la Ndrangheta, avec échange et coopération. Autreexemple : les cartels mexicains ont du mal pour blanchir leur argent, parce queles autorités américaines ont tendance à se montrer plus fermes sur le blanchi-ment de l'argent depuis 2001. Que font-ils? Ils demandent aux organisations quisont un peu plus loin ou ont plus d'expertise ou de liberté, de le faire. Elles ledemandent à la Camorra ou à la Ndrangheta. Ou elles le font directement enEspagne en investissant dans l'urbanisme en liaison avec le « milieu » local. Ceque je veux vous faire comprendre, c'est que toutes ces organisations criminelles,parce qu'elles sont matures, sont avant tout sur leurs territoires matériels ouimmatériels en situation de coopération et d'échange. C'est à la fois une écono-mie très sophistiquée et très primaire, souvent dans le troc. « Tu blanchis de l'ar-gent, je te donne de la cocaïne, ou je te donne des femmes, tu me donnes desarmes ». Il n'y a pas vraiment de conflits de territoires. Il peut y en avoir sur desespaces neutres. L'Afrique de l'ouest est en train de sombrer à cause de lacocaïne. Parce que les cartels colombiens et mexicains ont décidé de faire decette partie de l'Afrique, du Nigéria au Sénégal, leur « hub », leur plaque tour-nante pour introduire la drogue, pas seulement la cocaïne, vers l'Europe. LesMexicains et les Colombiens sont physiquement présents sur place. J'imaginequ'il y a des modus vivendi avec les gangs locaux. En général on est en situationde coopération.

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Une Participante - Y a-t-il des endroits au monde sans criminalité de hautniveau?

Jean-François Gayraud - Première réponse, il y a du crime dans toutes lessociétés : au sens sociologique du terme, il n'y a rien de plus « normal » que lecrime. Une société sans crime n'existe pas, ou ce serait très inquiétant. Par ailleursla qualification de crime peut être relativement subjective, Durkheim disait quel'on peut appeler crime ce qui touche « les états forts et définis de la consciencemorale ». Piller, tuer, violer est à peu près condamné dans toutes les sociétés, àquelques exceptions près.

Deuxième réponse, les organisations criminelles n'ont pas de préférences,elles sont opportunistes. Elles font de l'argent en fonction des occasions quis'offrent à elles. Il n'y a aucun interdit, il n'y a pas de préférence. Vaguement, lesmafieux siciliens vous expliquent qu'ils ne sont pas proxénètes, mais c'est unefarce. Ils ne sont pas directement proxénètes, mais ils prélèvent une dîme sur lesproxénètes, ce qui revient au même. Ceci pour dire qu'en réalité le raisonne-ment est micro-économique, rationnel : coût/avantage, c'est l'opportunité quiguide. Pas de préférence. Au XIXe siècle, on ne pouvait pas voler d'automobile,on volait du bétail. Au XXIe siècle on vole des téléphones portables parce qu'iln'y a plus de bétail. Ce que je vous dis est à peine caricatural. Il n'y avait quasi-ment pas de marché financier au XIXe siècle, on ne faisait pas de manipulationboursière. Il y en a au XXIe, on fait des manipulations boursières. Ils sont « a-dap-ta-tifs ». Là où les systèmes étatiques sont verticaux, ankylosés, lents, cessystèmes sont horizontaux, adaptatifs, opportunistes. Quand ces organisationscriminelles peuvent faire de l'argent dans l'économie légale, elles le font. Quandelles ont de l'argent à blanchir, elles le font là où elles peuvent faire des profits.C’est ce qui distingue le terroriste du mafieux : le terroriste est un homo politi-cus. Un criminel, (en dehors du mari qui tue sa femme), commet des crimes deprédation, c'est un homo économicus. Il y a un déterminant économique. De cepoint de vue-là, ce sont de petits ou de grands entrepreneurs, qui n'ont pas depréférence. Le raisonnement micro-économique que vous apprenez en faculté,eux l'appliquent. Rien n'est plus naturel que l'allocation rationnelle desrichesses. Rien n'est plus primitif et naturel que le capitalisme.

Une Participante - Les mafias sont-elles favorables au durcissement des loisrépressives anti-drogue, anti-alcool, anti-tabac…

Jean-François Gayraud - Je ne crois que les organisations criminelles soientpour la légalisation des stupéfiants, mais là en encore il faut être très prudent. Lamafia italo-américaine a fait beaucoup d'argent grâce au trafic de l'alcool durantla prohibition. Ce fut une aubaine historique, grâce aux puritains et aux féministesqui ont interdit l'alcool. Je suis sérieux, il faut se méfier du puritanisme. Or lasociété française commence à devenir une société puritaine. Cela a beaucoup

d'implications, et il faut être attentif à la multiplication des interdits, (on ne fumepas, on ne boit pas…). La multiplication des dingues qui tuent dans les écoles, toutcela est le fruit du puritanisme. Le puritanisme n'a pas empêché la Mafia de tenirune partie de l'économie de l'alcool, mais de manière légale, ils ont simplementréinvesti leur argent. Il y a toujours des trafics parallèles. Les cigarettes sont envente libre, cela n'empêche pas les réseaux parallèles de contrebande et decontrefaçon: moindre coût etc. On a le droit de jouer à Las Vegas, c'est légal, maissi c'était illégal ce serait aussi bien pour les mafieux. Quand on a un pied dans uncasino, cela permet de tenir ce qui est autour, l'usure, la prostitution. Cette problé-matique, légal/illégal, est complexe, mais ce n'est pas pour les mafias un enjeu fon-damental, sauf pour le trafic de drogue.

Le 12 mars 2009

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