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Travail de validation du Brevet II en Histoire/Science des religions Introduction à l’histoire de la pensée islamique, Dr Leila El Bachiri Antoine Meyer Les rites et croyances dans l’islam turkmène et ouzbèke Ronde de femmes autour du mausolée de la femme du saint Gozli Ata, Turkménistan, octobre 2012 Université de Genève, Faculté autonome de théologie protestante Janvier 2013

Les rites et croyances dans l’islam turkmène et ouzbèke · c. Soufisme, un islam mystique en marge du dogme d. Ere soviétique, une spiritualité individuelle B) Quelles croyances

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Travail de validation du Brevet II en Histoire/Science des religions

Introduction à l’histoire de la pensée islamique, Dr Leila El Bachiri

Antoine Meyer

Les rites et croyances

dans l’islam turkmène et ouzbèke

Ronde de femmes autour du mausolée de la femme du saint Gozli Ata, Turkménistan, octobre 2012

Université de Genève, Faculté autonome de théologie protestante

Janvier 2013

Sommaire

Introduction

I ) Contexte

A) L’islam au Turkménistan et en Ouzbékistan B) Mode d’approche

II ) Description des rites observés

A) La visite aux saints B) Trois fois le tour C) Les vœux

a. Les bouts de tissu b. Les berceaux c. Les cairns et ensemble de pierres

D) Les rites de fertilité a. Passage « sous » b. Les fontaines c. Les femmes qui roulent

E) La divination a. Les pierres magiques b. La guérison

III ) Analyse

A) Origines du syncrétisme a. Religions préislamiques b. Hanéfisme, place laissée à la coutume, urf c. Soufisme, un islam mystique en marge du dogme d. Ere soviétique, une spiritualité individuelle

B) Quelles croyances traduisent ces rituels ?

a. Compatibilité avec l’islam ? b. Religio ou superstitio ?

Conclusion

Introduction

En 2011 et 2012, j’ai eu l’opportunité de travailler comme animateur vidéo au sein de

l’Institut français du Turkménistan, à la capitale, Achgabat. J’ai ainsi eu la chance de

découvrir de l’intérieur ce pays fermé et méconnu, sur lequel « règne » un grand président

dans un calme perturbant. Un air soviétique souffle encore sur cette région d’Asie centrale.

Séduit par l’étude des religions, j’ai entrepris à cette période de reprendre des études grâce à

la formation à distance de la Faculté autonome de théologie de l’université de Genève. C’est

ainsi que mon second cours dans la matière Histoire/science des religions sur l’histoire de la

pensée islamique s’est trouvé fort bienvenu alors que j’évoluais dans un espace où l’islam,

bien que très majoritaire, se révélait très discret. Il m’étais alors évidemment proposé de poser

un regard d’étudiant sur ce visage caché de la religion du Prophète, encore épargné des

pressions islamistes médiatisées en Occident.

Mon étude sur le terrain s’est étendue sur deux mois, à raison de quelques visites dans des

lieux saints du Turkménistan et du sud de l’Ouzbékistan. J’ai choisi une approche

géographique, concentrée sur les lieux fréquentés par les pèlerins, car ce sont dans ces lieux

que s’exprime la religion, plus que dans les quelques mosquées des grandes villes. J’y ai alors

découvert une série de petits rituels, pratiqués en majorité par des femmes, qui semblent

s’inscrire plus dans la coutume mais sont pratiqués au nom de Dieu, Allah.

Ce sont ces rites que je propose d’étudier dans le travail suivant, qui me donne l’occasion

d’un compte-rendu de mes observations et d’une analyse appuyée sur d’autres sources en lien

avec la thématique. Nous veillerons dans un premier temps à proposer un résumé de l’histoire

religieuse des deux pays concernés, puis nous proposerons un descriptif des rites dont il est

l’objet. Notre troisième partie abordera l’analyse tant pour trouver les causes de ces pratiques

actuelles que pour tenter de comprendre le système de croyance qu’elles révèlent.

Toutes les photos sont de Antoine Meyer et ont été prises entre Février 2011 et Octobre 2012.

I ) Contexte

A) L’islam au Turkménistan et en Ouzbékistan.

Ancien foyer d’une civilisation matriarcale (env 4000 av JC), la région d’Asie centrale située

entre le fleuve Syr Daria et les montagnes du Kopet Dag a été au fil des siècles sous le

contrôle de nombreuses dominations : macédonienne, perse, arabe, mongole, turque, russe.

L’islam est arrivé en Margiane (région sud-est du Turkménistan) pendant la période des

grandes conquêtes des califes Umar et Uthman (à partir d’environ 640 ap JC) puis s’est

répandu plus loin encore sous la dynastie omeyyade. A cette époque, la religion majoritaire

pratiquée dans cette zone était le zoroastrisme. Les Arabes ont su implanter l’islam

rapidement dans les villes, mais les tribus nomades sont plus réticentes. En effet, les nomades

ont cette caractéristique qu’ils garderont jusqu’au XXème siècle, très ouverts aux influences

extérieures, ils en prennent ce qu’ils veulent puis s’en vont. Le fond de leur tradition se

transmet par la famille et se trouve moins menacé par la conversion de masse que les

sédentaires puisqu’ils se déplacent sans cesse et se soustraient ainsi aux autorités religieuses.

Expansion de l’Islam sous le calife Umar (en filigrane apparaissent les frontières actuelles)1

L’islam sunnite de rite hanéfite s’est peu à peu imposé comme religion dominante en Asie

centrale, se confrontant à deux types de mode de vie : le nomadisme des steppes et du désert

des différentes tribus turco-mongoles, et le sédentarisme des vallées, extension de la

civilisation persane. La région est aussi un berceau du soufisme, exercé par des confréries                                                                                                                

1  Source  :  Wikipedia  consulté  le  31/12/12,  URL  :    http://en.wikipedia.org/wiki/File:Mohammad_adil_rais-­‐Caliph_Umar%27s_empire_at_its_peak_644.PNG  

autochtones, ce qui contribue à donner très tôt à l’Asie centrale sa spécificité au regard de

l’islam orthodoxe.

Les 70 ans de domination soviétique ont instauré un climat antireligieux sévère. Des 30000

mosquées qui existaient jadis sur le territoire de ce qui allait devenir l’Urss, il n’y en a pas

plus de 200 ou 300 qui sont en service en 1990.2

Aujourd’hui, force est de constater la présence de rites païens imbriqués dans l’islam.

Qu’elles soient antérieures à l’islamisation ou l’œuvre d’un néo paganisme, ces pratiques sont

l’expression d’un syncrétisme.

Au Turkménistan, l’islam est assez peu démonstratif, les femmes ne sont pas voilées (seules

les femmes mariées portent un foulard, selon la tradition tribale), les mosquées sont

moyennement fréquentées, on boit de l’alcool... En Ouzbékistan le fond de la société à la

même histoire récente que le Turkménistan, et les mœurs semblent être sensiblement les

mêmes. Cependant ce pays, bien plus peuplé que son voisin3, a toujours été le garant de

l’enseignement islamique dans la région grâce à ses grandes madrasas réputées. La présence

de mouvements islamistes depuis les années 1990, les attentats de 1999 et 2004, et la chasse

aux terroristes menée par le gouvernement ont pour conséquence de crisper la sphère

religieuse.

B) Mode d’approche

L’étude sur le terrain, qui s’apparente plus à un repérage par sa courte durée et ma

méconnaissance du terrain, s’est déroulé comme suit.

En fréquentant le site de l’ancienne mosquée d’Anau, à la périphérie de la capitale turkmène,

j’ai été témoin d’une affluence régulière de pèlerins, se livrant à une série de pratiques

rituelles dans un ordre précis avant de se retirer. J’ai vite compris que le pays comporte

plusieurs lieux de ce type, et qu’ils sont le véritable théâtre de la pratique religieuse turkmène.

J’ai donc parcouru ces divers sites, partageant parfois le mouton avec de nombreuses familles

au milieu du désert. J’ai tenté de me rendre sur ces lieux à des dates clés, soit le vendredi, jour

saint de l’islam, soit lors de pèlerinage annuel. Ma faible connaissance de la langue russe et

mon ignorance des langues turques (turkmène, ouzbèke) ont souvent été un handicap, mais

                                                                                                               

2  Aucun  chiffre  certain  ne  peut  être  annoncé.  Grand  Atlas  des  religions,  Encyclopédie  Universalis  3  Ouzbékistan  :  30  M  d’hab.  ,  Turkménistan  :5  M  d’hab.,    source  :  Wikipedia,  consulté  le  31/12/12  

mes efforts ont été pris comme une main tendue qui m’a souvent été rendue. Je ne pratique

pas la religion musulmane, mais j’ai quelques connaissances du Coran et des rituels de prière

pour avoir été en immersion en 2009 et 2011 au cœur du pèlerinage Seb-i-Aruz à Konya en

Turquie.4 Lors des observations des rituels, il n’est pas respectueux de s’approcher

grossièrement, de prendre des photos ou de filmer. J’ai donc fait preuve de patience, de

retenue et d’écoute pour saisir le bon moment pour une rencontre et pour quelques images.

Les mollahs et pèlerins sont parfois sceptiques et fermés et parfois enchantés de pouvoir

échanger avec un étranger. Lors de ces échanges, je les laissais me témoigner ce dont ils

avaient envie, sans trop insister sur mes questions, comme pour laisser plus de place à

l’émotion et à ce qui est leur réalité, parfois bien loin de mes questionnements.

II ) Description des rites observés

A) La visite aux saints

Le Turkménistan regorge de mausolées de saints soufis, dont on ne connaît parfois plus les

noms ou l’histoire précise. Mais leur tombe est aujourd’hui visitée à l’occasion de pèlerinages

en famille, où l’on reste parfois plusieurs jours si l’on vient de loin. Les saints sont considérés

comme des intermédiaires, des intercesseurs entre Dieu et les hommes. Comme ils ont vécu

dans une piété remarquable, ils sont plus proches de Dieu et peuvent obtenir des faveurs pour

vous auprès de Lui. Sur le site du saint Gozli Ata, dans le désert turkmène, une jeune pèlerine

m’expliquait que ce saint n’est pas mort de sa mort naturelle, il a été tué. C’est pourquoi son

âme demeure ici bas, et on peut s’adresser à elle pour obtenir de l’aide auprès de Dieu.

Parfois les sites fréquentés n’ont pas de saint à vénérer, il s’agit du mausolée d’un chef

temporel, ou alors du lieu d’une histoire, ou plutôt d’une légende. Par exemple les sites de

Kyz Bibi et Paraw Bibi au Turkménistan sont liés à l’histoire d’une jeune fille poursuivie par

des bandits et pour qui la montagne se serait ouverte pour la secourir. Les anciens ont

considéré que Dieu est venu en aide à cette jeune fille en ouvrant la montagne. Les sites de

cette légende sont consacrés tant par l’islam local que pour leurs vertus bénéfiques pour les

femmes, en particulier la fertilité.

                                                                                                               

4    Le  Seb-­‐i-­‐Aruz,  ou  «  mariage  divin  »  est  la  cérémonie  de  commémoration  de  la  mort  du  poète  mystique  Djelal-­‐ud-­‐Din  Rûmi,  fondateur  de  la  tarîqa  «  mevleviya  »,  connue  comme  confrérie  des  derviches  tourneurs.  

Du fait de leurs natures diverses, et puisqu’il ne s’agit pas toujours précisément de pèlerinage,

j’intitulerai généralement « lieux sacrés » ces lieux dans lesquels les rites étudiés sont

accomplis.

Visite de pèlerins (ziyarat) sur la tombe du saint Seyit Jamal-ad-Din à Anau, Turkménistan

B) Trois fois le tour

Le premier des rites effectués en arrivant sur le site d’un mausolée n’est pas sans rappeler la

circumambulation des pèlerins autour de la Ka’ba à La Mecque. Il s’agit de tourner trois fois

autour du mausolée dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Les pèlerins touchent le

mur du bâtiment ou le rebord du cercueil par endroit précis et s’arrête à chaque angle en

récitant une sourate.

Quand je demande à un derviche rencontré à Konya Urgench si le pèlerinage sur le tombeau

du sheikh Nejmeddin Kubra5 est comme le Hajj’, celui-ci me répond qu’il n’y a qu’un Hajj’,

celui de la Mecque. Cependant il est un fait que les Turkmènes qui ne peuvent se rendre en

                                                                                                               5  Nejmeddin  Kubra,  fondateur  d’un  ordre  soufi  qui  sera  nommé  Kubrawiya,  était  un  élève  de  Khoj-­‐Ahmed  Yassawi,  un  autre  grand  sheikh  dont  le  mausolée  se  trouve  dans  la  ville  de  Turkestan,  au  Kazakhstan.  

Arabie se rendent sur le mausolée du plus grand saint de la région. De la même manière le

tombeau du sheikh Baha-ud-Din Naqshband est très visité à Boukhara, en Ouzbékistan.6

A Achgabat, capitale du Turkménistan, il y a un grand terrain vague en centre ville. C’est un

cimetière où sont enterrées les nombreuses victimes du séisme de 1948. La proximité de ce

« lieu sacré » lui procure des visites régulières de citadins. Ici aussi on tourne trois fois autour

de certains tombeaux, même si l’on ne sait plus bien de qui il s’agit. Les trois tours sont alors

comme une ouverture du rituel, une porte d’entrée vers l’état de recueillement et de prière qui

s’ensuit.

Femme tournant autour d’un tombeau lors d’une « halte spirituelle » au cimetière d’Achgabat, Turkménistan

C) Les vœux

Nous rentrons dans le vif du sujet, les descriptions qui suivent sont celles des rites qui m’ont

marqué par leur caractère physique. Ils représentent l’endroit où les croyances sortent de

l’espace intérieur pour entrer dans le monde sensible.

a. Les bouts de tissu

Le rite le plus pratiqué est celui du bout de tissu noué. On prend sur soi un foulard ou un bout

de vêtement et on le noue à ce que l’on trouve aux abords du lieu sacré. Certaines déposent

parfois une épingle à cheveux. C’est un acte qui marque l’accomplissement de la prière, un

bout de soi arraché, comme un sacrifice, dans l’espoir de recevoir en retour la réalisation de

son vœu.                                                                                                                

6  Baha-­‐ud-­‐Din  Naqshband  (1318–1389)  a  donné  son  nom  à  l’ordre  Naqshbandiya,  fortement  attaché  à  la  sharia  et  aujourd’hui  encore  très  actif  et  répandu  dans  le  monde  entier.    «  Pour  les  musulmans  d’Asie  centrale,  trois  pèlerinages  sur  la  tombe  de  Baha-­‐ud-­‐Din  équivalent  à  un  pèlerinage  à  La  Mecque.  »  Thierry  ZARCONE,  Pèlerinages  soufis  sur  la  route  de  la  soie,  in  Lieux  d’islam,  dir  Mohammed  ALI  AMIR-­‐MOEZZI,  Ed  Autrement,  1996,  Paris  

Tissus de vœux sur un fil, mausolée de Zeid Baba, Merw, Turkménistan

Cet acte rituel très répandu au Turkménistan témoigne de croyances animistes dont nous

parlerons plus loin. Il est par là même moins accepté dans certains contextes d’Ouzbékistan.

Sur le site du mausolée de Baha-ud-Din Naqshband, proche de Boukhara, cette pratique n’est

pas tolérée, les pèlerins dissimulent alors discrètement des bouts de fils ou des épingles dans

les creux d’un arbre sacré, et grattent l’écorce pour en recueillir la poudre dans leurs mains.

b. Les berceaux

Les couples qui désirent avoir un enfant, déposent sur le lieu sacré une miniature de berceau.

On trouve parfois à proximité des berceaux, des bijoux, des clés de voiture. Le but est de

demander des faveurs pour l’acquisition ou la protection de quelque chose de précis.

c. Les  cairns  et  ensemble  de  pierres

On trouve parfois sur ces lieux sacrés, des amas de pierre, comme des cairns qui servent à

repérer son chemin. S’il y a des briques d’une ruine à proximité, on trouve des ensembles de

briques qui forment comme une petite cabane, deux murs et un toit. Sur la symbolique de

cette pratique j’ai eu des explications diverses, les plus récurrentes sont : demande de

protection pour la maison et construction d’un abri pour accueillir l’âme du défunt.

Amas de pierres et de briques autour d’un mausolée, Anau, Turkménistan

D) Les rites de fertilité

Les rites de fertilité qui sont décrits ci-dessous impliquent un engagement corporel des

pratiquantes, exigeant des postures parfois difficiles.

a. « Passage sous »

A proximité du mausolée du saint Gozli Ata, sheikh soufi de la tarîqa yassawiya, au milieu du

cimetière et du désert, se trouve un étrange ensemble de branchage constituant comme un

porche très bas, inévitablement décoré de nombreux tissus accrochés aux branches par des

pèlerins. Les femmes, les enfants et les jeunes hommes passent les uns après les autres sous ce

« tunnel » de bois et de tissus, devant s’accroupir d’abord puis littéralement ramper à même le

sol pour passer sous les branchages et ressortir de l’autre côté. Pendant ce temps, la ronde des

trois tours continue autour de l’enceinte du porche. Les vertus de ce rite sont diverses, la plus

récurrente est la fécondité : une femme qui ne parvient pas à avoir d’enfant doit effectuer

plusieurs passages. J’entends aussi parler de guérison pour les enfants malades, handicapés,

attardés ou autistes… Mais les vertus ne s’arrêtent pas là et chacun est libre d’effectuer un

passage en formulant sa prière intérieurement. Un mollah avec qui je prenais le thé et le

mouton m’a donné une belle image pour parler de la vertu de ce rite : « Il permet de rouvrir le

chemin (vers la vie) lorsque celui-ci est fermé. Cela est possible car le site est sacré. »

Passage sous un tunnel de branchages, Gozli Ata, Turkménistan

Le passage sous une branche sacrée est fréquent, on le trouve notamment auprès du mausolée

de Baha-ud-Din Naqshband en Ouzbékistan, où sa pratique semble plus tolérée que les bouts

de tissus, car elle ne laisse pas de « traces ».

Passage sous un arbre sacré, complexe du mausoléé de Baha-ud-Din Naqshband, Ouzbékistan

On retrouve des passages impliquant des postures difficiles dans de nombreuses croyances

animistes.7

                                                                                                               

7  «  Selon  une  croyance  fort  ancienne,  le  passage  au  travers  des  cavités  naturelles  des  rochers  ou  des  pierres  monumentales  délivre  des  maladies  (coqueluche,  rachitisme,  tuberculose,  furoncles,  scrofule,  arthrite,  douleurs  du  dos  et  des  membres)  et  remédie  à  la  stérilité  »  Eloïse  MOZZANI,  Le  livre  des  superstitions,  Ed  Robert  Laffont,  Paris,  1995,  p1386  

b. Les fontaines

On prête des vertus de fertilité à quelques rares eaux et cascades du pays. Ces sites sont plus

souvent liés à une légende qu’à la présence du mausolée d’un saint. La femme désirant un

enfant doit passer sous la cascade.

c. Les femmes qui roulent

Du haut d’une colline, un mollah récite quelques sourates. Un groupe de femmes s’approche

et s’accroupit le temps d’une prière. Puis une femme, se prépare, elle s’habille d’un grand

manteau qui gît près du mollah, se couche sur le sol en haut d’une pente moyenne et se lance

en roulant sur elle-même, jusqu’en bas de la pente. Elle se relève toute étourdie, remonte

doucement la pente et confie le manteau à la suivante. Ce rite est surtout divinatoire:

l’orientation que prend le corps de la femme lors de la descente donne des indications sur sa

fertilité ou sur le sexe de l’enfant. Cependant, le rite semble aussi apporter bienfait en soi et

avoir ainsi tant des vertus curatives que divinatoires.

Le rite des femmes qui tournent sur la colline de Kyrk Molla, Konya Urgench, Turkménistan

Cette pratique unique a lieu sur une colline du cimetière de l’ancienne Konya Urgench. Cette

ville du nord du Turkménistan a été la capitale du Choresme et a joui au moyen-âge d’un

prestige et d’une effervescence religieuse. On y trouve les plus beaux vestiges archéologiques

turkmènes comme le minaret de Gutlug Timour de 60 mètres de haut (XII/XIIIème siècles).

Depuis quand existe le rite des femmes qui roulent ? Difficile de le savoir, certains nous

diront qu’il a toujours existé, qu’il est possible grâce aux nombreux saints qui ont vécu sur

cette terre, d’autres ne savent pas, mais se prêtent volontiers à la pratique.

E) La divination

a. Les pierres magiques

Rencontrées par trois fois, sur les sites de Anau, Kyz Bibi et Konya Urgench, des pierres

extrêmement polies sont à disposition des pèlerins a proximité du lieu sacré (le mausolée s’il

en est, où le lieu de la légende, le trou de la montagne de Kyz Bibi). Le pèlerin doit

s’accroupir, prendre la pierre et la déposer sur trois doigts. Il ferme les yeux et entre alors en

prière, se concentrant sur la pierre. Si la pierre tourne, l’âme du pèlerin est pure, et ses vœux

seront sans doute exaucés, si elle ne tourne pas c’est mauvais signe, ou c’est que vous n’y

croyez pas…

Femme faisant le rite de la pierre qui tourne, Konya Urgench, Turkménistan

Ces pierres sont sacrées. C’est à dire qu’elles sont connectées au divin et ont la possibilité de

communiquer avec lui. Dans le rite ci dessus, cela leur confère une vertu divinatoire, mais

cette capacité à « commercer »8 avec le divin lui confère également une vertu curative et je ne

suis pas surpris de voir une femme prendre la pierre et la frotter contre le corps de son fils

pour le purifier, lui donner la santé. Ainsi dans le domaine du sacré, divination et guérison

sont intimement liés.

                                                                                                               

8  Selon  l’expression  utilisée  par  Patrick  GARRONE  dans  son  ouvrage  «  Chamanisme  et  islam  en  Asie  centrale.  La  Baksylyk  hier  et  aujourd'hui.  »  Paris:  Jean  Maisonneuve  -­‐  Librairie  d'Amérique  et  d'Orient,  2000.  

b. Le mollah

Récit d’une expérience vécue à Nokhur, Turkménistan :

Sur le site de Kyz Bibi, le mollah est appelé pour une guérison. Il s’agit d’un enfant, qu’on

fait asseoir au pied de l’arbre, devant le mollah. Celui-ci récite des mots sourds qui

s’intercalent de crachotements de la langue et de soufflements en direction de l’enfant. Puis

de ses mains, il repousse de l’air, au loin. Quelques mots puis la séance se termine par la

bénédiction, les paumes tournées vers le ciel avant de se caresser le visage de haut en bas.

Une autre fois, ce même mollah est sollicité pour les soins d’une personne non présente. Il

demande le nom de la personne, récite une prière en turkmène, puis il décroche un tissu de

vœu attaché une barrière toute proche et se met à crachoter et souffler dessus. Il confie ensuite

ce tissu aux proches ainsi que quelques sels et herbes à utiliser pour le soin.

Le mollah de Kyz Bibi crachotant sur un tissu qui sera utilisé pour un soin, Nokhur, Turkménistan

Aux abords de chaque site sacré se tient un gardien du lieu et de la religion, souvent appelé

mollah, il est aussi appelé imam selon l’ampleur du site. Il semble ici que l’appellation mollah

ou imam ne réfère pas à une différence de fonction ni de dogme. Dans les villages, le mollah a

un rôle de sage, il est consulté par la communauté pour les décisions importantes. Nous

voyons avec l’exemple ci dessus de Nokhur que le mollah peut aussi avoir une capacité de

mancie en entrant en contact avec le monde subtil pour obtenir des informations sur le

processus de guérison. Il nous apparaît alors inévitable de faire un lien avec le rôle du

chamane, tour à tour guide spirituel, médecin, conteur, ayant avant tout cette faculté

d’intermédiaire entre Dieu et les hommes. Nous assistons ici, comme pour le personnage du

chamane, à une coïncidence des fonctions religieuse et thérapeutique.

III ) Analyse

Ces observations rapides, appuyées par les lectures de savants chercheurs9, décrivent des rites

qui témoignent d’un système de croyance très spécifique, associant à l’islam sunnite comme

base pour le dogme et la liturgie, des croyances animistes qui nécessitent la présence d’un

intercesseur entre Dieu et les hommes, empruntant ici et là au chamanisme, au zoroastrisme,

voire au bouddhisme. Tentons d’émettre des hypothèses sur les possibles éléments impliqués

dans ce syncrétisme.

A) Origines du syncrétisme

a. Religions préislamiques

La région d’Asie centrale que nous étudions avait pour religion préislamique le mazdéisme,

ou zoroastrisme, une religion monothéiste dont le prophète est Zarathoustra et le Dieu unique,

Dieu du bien est Ahura Mazda. Le mazdéisme est profondément dualiste, opposant sans cesse

un principe à un autre, le bien au mal, la vie à la mort, les os à la chair.

Tour du silence zoroastre, près de Khiva, Ouzbékistan

Il n’est pas question de chercher une origine zoroastrienne directe aux rites étudiés, mais

retenons que la religion de la Perse antique accorde un caractère sacré aux éléments naturels.

Elle est parente en cela d’une forme d’animisme qui attribue un esprit, et donc une possibilité

d’action « magique » (ou intercession) à des objets et des éléments du monde sensible.

                                                                                                               

9  En  particulier  Patrick  GARRONE  et  Thierry  ZARCONE,  membres  de  l’Institut  français  de  recherche  en  Asie  centrale,  références  citées  dans  d’autres  notes.  

Au cimetière de Nokhur, au Turkménistan, les tombes sont ornées de cornes de béliers et de

boucs, expression d’une survivance animiste actuelle. Selon les versions, les cornes protègent

les âmes qui montent au ciel, ou repoussent les mauvais esprits.

Le zoroastrisme est très tolérant envers les autres religions, et il n’a jamais été imposé à des

peuples conquis. C’est pourquoi je parle dans mon sous-titre de religions mazdéennes (au

pluriel) car les tribus nomades d’Asie centrale ont mélangé aux temps préislamiques des

éléments de croyance mazdéenne à leurs propres pratiques chamaniques. De la même

manière, certains orientalistes considèrent que le chamanisme a servi de terreau à l’émergence

du soufisme.

Le chamanisme était aussi très présent en Asie centrale, avant et après l’arrivée de l’islam.

Essentiellement véhiculé à travers les siècles par des peuples tribaux, répondant aux

nécessités premières d’une communauté en terme de croyance mais surtout en terme de soins.

C’est cette capacité majeure du chamane à guérir en intercédant auprès de l’invisible que l’on

retrouve au fil des âges chez divers personnages du monde turco-mongol, peu à peu islamisé

(ou bouddhisé10), comme nos mollahs guérisseurs rencontrés au Turkménistan en 2012.

b. Hanéfisme, place laissée à la coutume, urf

Un autre élément à prendre en compte pour comprendre le visage de l’islam centrasiatique est

le madhhab de l’islam qui a conquis la région et s’est imposé en grande majorité pendant tout

le moyen-âge. Le maddhab, souvent appelé « rite » en français, est l’école de droit islamique

(fiqh) qui fait référence pour l’interprétation du Coran et des hadiths et la mise en place de la

jurisprudence. Le hanéfisme est une école juridique fondée par Abu Hanifa (699-­‐767)  à Kufa

en Irak au IIème/VIIIème siècle, c’est cette école de l’islam sunnite qui est encore très

répandue en Asie centrale. Le hanéfisme a la particularité d’accorder une grande place au

raisonnement libre (ray) tout en s’appuyant principalement sur la Tradition, c’est à dire que le

Coran et les hadiths forment la première source pour l’élaboration de la jurisprudence.

Cependant, tout comme le malékisme qui s’est répandu en Afrique du nord, le hanéfisme

reconnaît aussi une importance aux coutumes locales (urf). On peut ainsi supposer que la

religion nouvelle, révélée au Prophète Muhammad s’est installée en Asie centrale suite à la

                                                                                                               

10   Patrick   GARRONE,   dans   «  Chamanisme   et   Islam…  »   recherche   les   origines   du   mot   bakshi,   désignant  synthétiquement  le  chamane  islamisé  d’Asie  centrale.  Dans  sa  recherche  il  se  confronte  à  la  présence  de  prêtres   bouddhistes,   à   l’extrémité   orientale   de   sa   zone   d’étude,   qui   auraient   aussi   été   désignés   par   ce  terme  généralement  attribué  à  des  personnages  aux  caractéristiques  chamaniques.  

conquête arabe, sans toutefois imposer un changement radical des modes de vies. Le

rationalisme véhiculé par le hanafisme, comme une survivance affaiblie du courant mutazilite,

encourage une compréhension plus morale que littérale de la révélation prophétique. Aussi,

on peut se représenter la difficulté des peuples nomades et des peuples ruraux à remplir les

nouvelles obligations cultuelles liés à des infrastructures urbaines : mosquée pour la prière

commune du vendredi, hammam pour les ablutions, habitat en dur qui préserve l’intimité des

familles (dignité de vie).11Les juristes hanéfites considéraient que tout usage non contraire à la

Loi peut être autorisée, c’est grâce à ceux-ci que l’islam d’Asie centrale a permis un

amalgame entre coutumes et Loi islamique.12

Carte de répartition des madhhab dans les pays à majorité musulmane, 200913

L’importance du hanéfisme en Asie centrale, comme du malékisme en Afrique coïncident

géographiquement avec l’importance des syncrétismes locaux et des pratiques soufies. Le

culte des saints et le recours à des intercesseurs sont également très présents au Maghreb et

dans l’Afrique noire musulmane.

c. Soufisme, un islam mystique en marge du dogme

Le soufisme est né d’un mouvement d’intériorisation de la foi, parfois en opposition à

l’élaboration doctrinale, et en marge de l’autoritarisme juridique. Les élèves, murid, qui se

                                                                                                               

11  DIGARD  Jean-­‐Pierre.  Perspectives  anthropologiques  sur  l'Islam.  In:  Revue  française  de  sociologie.  1978,  19-­‐4.  pp.  497-­‐523.  Consulté  le  30/12/2012  à  l’adresse  http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-­‐2969_1978_num_19_4_6649    12  SOURDEL  Dominique  et  Janine,  Dictionnaire  historique  de  l’islam,  Presses  Universitaires  de  France,  Paris,  1996,  p225  13  source  :  Wikipedia,  http://en.wikipedia.org/wiki/File:Madhhab_Map2.png,  avec  les  données  du  site  Legal  sources,  http://www.law.emory.edu/ifl/legal/  

dirigent vers un maître, le sheikh, pour l’initiation et l’apprentissage cherchent l’expérience

mystique, la communion avec le divin. Au départ pratiqué par des derviches errants, cette

branche spirituelle de l’islam s’est structurée en plusieurs voies, les tarîqa. On trouve au

Turkménistan et en Ouzbékistan, les tarîqa suivantes : Naqshbandiya, Kubrawiya, Yassawiya.

Le sheikh soufi est un maître spirituel guidant ses disciples vers l’expérience de Dieu, à

l’image du Prophète qui reçoit la Révélation vu comme un intercesseur cosmique entre Dieu

et les hommes. La notion d’intercesseur, connu de l’animisme et présent dans le personnage

du chamane, réapparait donc par l’ésotérisme soufi, dans un islam qui se veut non clérical.

C’est bien là ce qui nous intéresse ici : dans l’islam sunnite orthodoxe, chaque croyant

entretien une relation individuelle avec Dieu, sans intermédiaire. Le soufisme va en quelque

sorte ramener la possibilité d’un sacerdoce au sein de l’islam. Ainsi c’est la personne du

maître soufi, qui par sa connaissance des choses divines et sa vie exemplaire est élevée au

rang de saint et devient l’objet d’une vénération telle qu’on la trouve de manière thématisée

dans le christianisme (par ex saint Vincent, saint patron des vignerons). Dans le cadre de notre

étude, on peut considérer que le soufisme présent dès le Xème siècle en Asie centrale à une

influence structurelle sur le système de croyance.

Dans le monde musulman, la visite des lieux saints porte le nom arabe de ziyarat. On vient

chercher l’effluve sacrée baraka, qui émane du saint. Au Turkménistan, on considère aussi

comme ziyarat les visites sur certains lieux qui ne comportent pas de mausolées importants

mais sont liés à une légende qui a été assimilée par l’islam. Ces visites sont très populaires,

même chez des musulmans non pratiquants et des personnes issues d’autres religions14. Cette

assimilation témoigne du puissant syncrétisme dont est capable le soufisme.

Les hauts lieux de l’islam centrasiatique reçoivent la visite des musulmans les plus variés,

« des représentants de la confrérie Naqshbandiya, réputée pour sa profonde fidélité à l’islam

originel, tout comme les Qalandars, qui étaient décrits comme les plus hérétiques des

musulmans».15 On constate ainsi que malgré leurs différences, les tarîqa soufies se retrouvent

dans un véritable esprit de tolérance et de respect des libertés de culte qui n’est pas aussi

évident dans le monde arabe depuis l’établissement de l’orthodoxie islamique.16

                                                                                                               

14    A  Nokhur,  la  femme  qui  passait  la  pierre  magique  sur  le  corps  de  son  fils  pour  le  protéger  des  maladies,  m’a  dit  par  la  suite  être  une  catholique  mariée  à  un  musulman.  15  Thierry  ZARCONE,  op  cit,  p186  16  ou  selon  l’expression  chère  à  Mohamed  ARKOUN,  depuis  les  «  clôtures  dogmatiques  »  

De la forte présence du soufisme sur l’espace de notre étude, nous retenons les éléments

suivants comme étant des facteurs d’influence dans le système de croyance qui soutient les

rites observés : l’élévation au rang de saints des maîtres, l’importance de la mystique

accordant du crédit à la transcendance, à des phénomènes invisibles, et la possibilité de divers

syncrétismes avec des coutumes locales et anciennes.

d. Ere soviétique, une spiritualité individuelle

Il est évident que la politique antireligieuse de l’ère soviétique joue un rôle de premier plan

dans le paysage spirituel actuel des républiques de l’Ex-Urss. Tentons de comprendre quelle

est cette influence. Lorsque la religion était interdite, les pratiques cultuelles ont été

contraintes de s’exercer dans l’ombre, souvent chez l’habitant. Mais le risque encouru était

trop grand, et la propagande matérialiste a eu raison de nombreuses pratiques religieuses.

Comment s’exprimait donc la spiritualité en dehors de la religion ? En l’absence d’autorité

spirituelle, chacun était alors libre de croire en ce qu’il voulait dans la mesure où il ne

l’exprimait pas. Cette censure du spirituel a conduit à une intériorisation forcée et donc à une

individualisation des croyances. Le transcendant ayant disparu de la scène officielle, les

besoins de croire en des forces invisibles ont trouvé refuge dans les superstitions et l’espoir de

découvertes scientifiques. Les petites superstitions sont très nombreuses dans la culture russe,

elles trahissent une croyance en un ordre des choses, en des « énergies » qu’il ne faut pas

contrarier. Ces « énergies » étaient l’objet d’une attention particulière dans des émissions

télévisées très populaires sur les phénomènes mystiques, les pouvoirs, la voyance.17

Dans les zones rurales, traditionnellement très pieuses, l’islam résista plus qu’en ville, mais

« sous une forme folklorique, sans l’aval d’une véritable autorité spirituelle. »18

De l’influence de la politique athée de Moscou pendant l’Urss, nous retenons l’absence

d’autorité religieuse, le phénomène d’individualisation des croyances et la survivance de

croyances en des forces invisibles inexpliquées par la science.

                                                                                                               

17   Un   ami   turkmène  me   racontait   comment   ces   émissions   l’ont  marqué   dans   son   enfance,   contribuant  selon   lui   à   forger   sa   croyance   en   des   forces   divines   qu’il   retrouve   dans   son   lieu   sacré.   Cet   ami   est  musulman,  mais  non  pratiquant.  18  A  Country  Study:  Turkmenistan,  de  Larry  CLARK,  Michael  THURMAN  et  David  TYSON,  Eds  Glenn  E.  Curtis,  Library  of  Congress  Federal  Research  Division,  mars  1996.  

B) Quelles croyances révèlent ces pratiques ?

a. Compatibilité avec l’islam ?

Le point commun des différentes pratiques que nous avons observées est la volonté de trouver

un moyen pour entrer en relation avec le divin. Les offrandes sont une forme de sacrifice, un

bout de soi arraché pour s’attirer les faveurs du divin. Le fait de s’impliquer personnellement,

et dans les rites étudiés, surtout physiquement, a la même fonction que le sacrifice : entrer en

contact avec le divin. Dans l’islam orthodoxe, le seul geste propitiatoire survivant de l’ère

préislamique est le sacrifice du mouton lors du Hajj. Dans la pratique du zyarat, c’est même

l’activité dominante : se réunir pour manger du mouton en famille ! Mais ce repas est sacré,

parce qu’il est entrepris au nom de Dieu (bismi’Allah). Ainsi des rites qui sont effectués

auprès des tombeaux et dans les lieux sacrés : leur valeur n’est pas seulement une demande,

cela peut aussi être une louange, une prière, une grâce. Ce regard qui m’a été confié par un

pratiquant de rites au Turkménistan, me permet de renouer avec l’idée d’une compatibilité

entre ces rites et l’orthodoxie islamique. Il ne s’agit donc pas de croyances magiques, mais

d’actes propitiatoires, tout comme l’est le sacrifice du mouton, qui ont pour but d’entrer en

contact avec Dieu par l’expression de sa foi dans le monde physique.

Mais ce n’est pas le point de vue de tous, les contextes régionaux et politique influent

beaucoup. Pour l’exemple, voici le récit suivant.

Alors que je discutais avec une amie ouzbèke à Boukhara, je la questionne sur l’actuelle

existence de chamanes, de guérisseurs. Nous abordons les termes locaux de falbin et otin19,

désignant ces personnes intermédiaires entre le monde invisible et le monde des hommes. Je

tente de comprendre si ces termes ont aujourd’hui une connotation négative, ou s’ils

représentent une compétence mystique à laquelle certains font appel en cas de besoin. Mon

amie, musulmane très pieuse, me fait comprendre qu’elle aimerait parler de tout cela, mais

qu’il faudrait demander une autorisation. Elle m’apparaît alors tiraillée entre l’envie de

discourir sur la spécificité des systèmes de croyance en Ouzbékistan, et la condamnation de

ces choses là par l’islam officiel qui lui ferait courir un certain danger si elle en témoigne à un

« journaliste » étranger. Ceci m’apparut assez représentatif du phénomène de réislamisation à

                                                                                                               

19   Noms   vernaculaires   donnés   à   des   personnes   dont   la   fonction   se   rapproche   de   celle   du   chamane  traditionnel.  Une  étude  approfondie  de  ces  pratiques,  réunies  sous  le  terme  de  baksylik  a  été  effectuée  par  Patrick  GARRONE  dans  son  ouvrage  Chamanisme  et  Islam  en  Asie  centrale.  La  Baksylyk  hier  et  aujourd'hui.  Paris:  Jean  Maisonneuve  -­‐  Librairie  d'Amérique  et  d'Orient,  2000    

tendance traditionnaliste, dont parlent les spécialistes de la région.20 C’est cette présence en

Ouzbékistan de mouvements islamistes qui pèse également, nous l’avons vu, sur les pèlerins

qui souhaitent accomplir le rite du foulard noué, au mausolée de Baha-ud-Din Naqshband. La

précaution de mon amie ne fait que confirmer la survivance de croyances chamaniques, et

l’incompatibilité de celles-ci avec l’islam des origines, qui est né spécifiquement dans la lutte

contre les croyances païennes.

b. Religio ou superstitio ?

Lorsque l’on croit qu’un lieu, qu’un objet, qu’un personnage, même mort, ont des pouvoirs

que l’on sollicite pour obtenir des faveurs divines, n’est-on pas en droit de se demander

(comme pour le culte des saints dans le christianisme) si ce système cultuel ne cède pas

quelque territoire à d’enfouies tentations superstitieuses et polythéistes ? Il n’est pas question

ici de condamner ce système de croyance, mais de s’interroger sur la nature du besoin

spirituel de l’homme. L’étude de cette question relève de l’anthropologie et il n’est pas dans

notre mesure de l’approfondir ici. Le discernement entre religion et superstition sera toujours

subjectif, étant donné qu’il est difficile de sonder les intentions intimes du pratiquant de rites.

Cependant il est un attribut des choses de la religion qui fait défaut dans la superstition : le

sacré. Dans les rites observés, il s’agit bien de sacré, tout d’abord parce que l’on se trouve sur

des lieux rattachés à l’histoire islamique ou assimilés par l’islam, mais aussi parce que la

coutume les reconnaît comme sacré, comme relevant du transcendant. Les nombreuses

références à la religion que m’ont témoigné les pratiquants me laisse penser que l’attitude

majoritaire semble se situer dans la piété et non dans l’excès de zèle, même si certains rites

surprennent par leur côté insolite (les femmes qui roulent par exemple). Enfin, reconnaissons

toutefois que la diversité de ces rites et la culture russe sous-jacente fortement encline à la

superstition produisent un risque de glissement inconscient vers des comportements

superstitieux.

Mais qu’en est-il alors de la tendance humaine à la superstition ? Est-ce un défaut de l’homme

que les religions ont combattu, ou un attribut naturel qui, s’il est écouté et assouvi, est un

facteur d’équilibre entre les hommes, le transcendant, et les hommes ?

                                                                                                               

20   Lire   à   ce   propos   Stéphane   A.   DUDOIGNON,   «  Habiba   FATHI,   Femmes   d’autorité   dans   l’Asie   centrale  contemporaine  »,  Cahiers  du  monde  russe  [En  ligne],  47/4  |  2006,  mis  en  ligne  le  03  juillet  2009,  Consulté  le  27  décembre  2012.  URL  :  http://monderusse.revues.org/6815  

Conclusion

La place laissée aux coutumes permet une religion vécue, dans laquelle on cherche à entrer en

contact avec le divin. Les rites que nous avons étudiés puisent en partie leur source dans un

animisme ancestral, qui sait mieux s’adapter aux différentes époques qu’une religion

dogmatisée pour laquelle on souhaiterait arrêter la marche du temps. Au Turkménistan, ces

pratiques rituelles constituent une institution sociale non négligeable pour une population sans

cesse contrôlée. Le parti pris du nouveau dirigeant turkmène21 semble même aujourd’hui

s’appuyer sur ces pratiques constituantes de la tradition comme un élément clé de la

nécessaire spécificité de l’identité turkmène, où l’islam est relégué au rang d’héritage culturel.

Par contre, en Ouzbékistan, la pression de mouvements islamistes peut avoir tendance, selon

les régions, à forcer à la discrétion les pratiquants de rites préislamiques, ou plus précisément

« péri-islamiques » étant donné que leur origine n’est pas toujours connue dans la continuité.

Le prestige de ce pays obtenu dans son rôle de garant de la connaissance islamique en Asie

centrale22le force à montrer une certaine orthodoxie. Il nous apparaît cependant que le respect

des rites coutumiers par l’assimilation permet une religion vécue plus proche de la mission

spirituelle originelle de l’islam que du rôle politico-social que lui revendiquent les

fondamentalistes.

Tissus de vœux à l’approche du mausolée du saint Seyit Jamal-ad-Din, Anau, Turkménistan

                                                                                                               

21   G.   Berdymuhamedov,   président   depuis   2006,   se  montre   plus   discret   que   son   prédécesseur   dans   les  affaires   religieuses.   S.   Niyazov,   premier   président   du   Turkménistan   (1991-­‐2006),   s’était   impliqué  fortement  dans  la  religion  d’Etat  en  faisant  reconnaître  son  livre,  le  Rukhnama,  comme  second  livre  sacré  après  le  Coran.  Une  manière  peu  orthodoxe  de  contribuer  à  façonner  l’identité  turkmène.  22  Les  villes  de  Boukhara  et  Samarcande  étaient  très  réputées  pour  leurs  grandes  medersas.  Elles  sont  le  berceau  du  savoir  de  nombreux  érudits,  tel  Avicenne.