Les sociétés sans Etat d'Amazonie, étudiées par Pierre Clastres

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Les socits sans Etat d'Amazonie, tudies par Pierre Clastres

Le livre lire : La socit contre l'tat, de Pierre Clastres On peut sparer les diffrentes socits humaines en deux catgories : les socits sans tat et les socits avec tat. On sait par ailleurs que, historiquement, les secondes ont succd aux premires. La question de savoir comment l'tat est-il n est donc parfaitement lgitime. C'est celle que se pose notamment l'ethnologue Pierre Clastres dans son ouvrage La socit contre l'tat. S'intressant aux tribus des indiens d'Amrique, en particulier les tribus sudamricaines (c'est--dire des socits o l'tat n'existe justement pas), Pierre Clastres tente de comprendre comment fonctionnent les socits sans tat, et quelle forme prend alors le pouvoir politique dans ces socits. Clastres commence par critiquer l'ethnocentrisme dont font preuve en particulier les ethnologues et les penseurs politiques occidentaux. Derrire un jugement de fait : les socits primitives sont des socits sans tat, se cache selon lui un jugement de valeur : il manque quelque chose aux socits primitives. "Ce qui en fait nonc, c'est que les socits primitives sont prives de quelque chose - l'tat - qui leur est, comme toute autre socit - la ntre par exemple - ncessaire. Ces socits sont donc incompltes. Elles ne sont pas tout fait de vraies socits - elles ne sont pas polices -, elles subsistent dans l'exprience peut-tre douloureuse d'un manque - manque de l'tat - qu'elles tenteraient, toujours en vain de combler". (La socit contre l'Etat, p. 161).

Or, ce que va montrer Pierre Clastres, c'est que l'absence d'tat dans les socits primitives est tout sauf un dfaut ; au contraire, il dcoule d'une "volont" (mme si celle-ci demeure inconsciente) de la part des socits primitives de ne pas voir apparatre cette forme particulire de pouvoir, laquelle implique par nature un rapport de commandementobissance. Ce que va s'attacher mettre en cause Clastres, c'est donc le prsuppos selon lequel le pouvoir s'accomplirait toujours dans une relation sociale caractristique : la relation commandement-obissance. Selon ce prsuppos, le pouvoir politique se donnerait seulement en une relation qui se rsout, en dfinitive, dans un rapport de coercition ; autrement dit, le pouvoir politique ne pourrait tre pens sans son prdicat : la violence. C'est par exemple l'ide que dfend Max Weber, lorsqu'il crit que tous les groupements politiques consistent en "un rapport de domination de l'homme sur l'homme fond sur le moyen de la violence lgitime (c'est--dire sur la violence qui est considre comme lgitime)." (Le savant et le politique, p. 126)

Or, ce que constate Clastres, c'est qu'en Amrique : "On se trouve [] confront un norme ensemble de socits o les dtenteurs de ce qu'ailleurs on nommerait pouvoir sont en fait sans pouvoir, o le politique se dtermine comme champ hors de toute coercition et de toute violence, hors de toute subordination hirarchique, o, en un mot, ne se donne aucune relation de commandement-obissance". (p. 11) Pour Clastres, il n'y a rien de plus tranger un indien que l'ide de donner un ordre ou d'avoir obir. Il en conclue donc qu'il est faux de penser "que coercition et subordination constituent l'essence du pouvoir politique partout et toujours" (p. 12). Cette ide ne constituerait qu'un prjug propre la civilisation occidentale, laquelle, depuis ses origines, pense le pouvoir politique en termes de relations hirarchises et autoritaires de commandement-obissance. Pour Clastres cependant, il demeure vrai qu'on ne peut parler de socits sans pouvoir politique. Le fait qu'existent des socits sans tat signifie simplement que l'on doive repenser l'essence du politique. Trois conclusions s'imposent selon lui : 1) Les socits humaines se partagent en deux groupes : celles o le pouvoir est coercitif, et celles o le pouvoir est non coercitif. 2) En consquence, le modle du pouvoir politique comme coercition n'est qu'un cas particulier, et ne saurait constituer le "modle du pouvoir vrai" partir duquel il faudrait penser le politique. 3) Le pouvoir politique est "une ncessit inhrente la vie sociale. On peut penser le politique sans la violence, mais on ne peut pas penser le social sans le politique : en d'autres termes, il n'y a pas de socits sans pouvoir" (p. 21) (cela signifie aussi qu'il faut distinguer le pouvoir et la violence. Tout pouvoir n'est pas violent). -> Cf. La socit contre l'tat, chapitre 1 : Copernic et les sauvages, pp. 20-21. Cela amne Clastres introduire une dimension historique au rapport pouvoir/socit. Contre la thse selon laquelle "le pouvoir politique [procderait] de l'innovation sociale" (M. Lapierre, Essai sur le fondement du pouvoir politique, Publication de la facult d'Aix-en-Provence, 1968, p. 529), Clastres oppose donc la thse selon laquelle l'innovation sociale est le fondement du pouvoir politique coercitif, mais certainement pas le fondement du pouvoir non coercitif. Autrement dit : "le pouvoir politique comme coercition ou comme violence est la marque des socits historiques, c'est--dire des socits qui portent en elles la cause de l'innovation, du changement, de l'historicit". (p. 22) Ds lors, il devient ncessaire de distinguer deux catgories de socits : les socits sans histoire, c'est--dire o le pouvoir politique est non coercitif, et les socits historiques o le

pouvoir politique est coercitif. L'innovation (ou l'histoire) est donc le fondement non pas du politique, mais de la coercition. Clastres s'oppose ainsi la conception marxiste du politique, selon laquelle c'est l'conomique qui dtermine le politique. Pour Marx et Engels en effet, il y a histoire parce qu'il existe au sein de chaque socit une lutte perptuelle entre classes exploitantes et classes exploites ; le moteur de l'histoire c'est la lutte des classes. C'est parce que la socit est divise en diffrentes classes qui s'opposent sur le plan conomique, et donc entrent en conflit, qu'ont lieu les changements politiques (rvolutions, etc.). Pour Clastres au contraire, c'est le politique qui dtermine l'conomique : "La relation politique de pouvoir prcde et fonde la relation conomique d'exploitation. Avant d'tre conomique, l'alination est politique, le pouvoir est avant le travail, l'conomique est une drive du politique, l'mergence de l'tat dtermine l'apparition des classes" (p. 169). -> Cf. La socit contre l'tat, chapitre 11 : la socit contre l'tat, pp. 168-169. Dans les socits primitives il n'existe pas de rapport d'exploitation sur le plan conomique. Le primitif se contente de travailler pour vivre, et s'en tient au strict minimum ; nulle trace ici d'un travail qui aurait pour but de satisfaire les intrts d'un autre. L'exploitation du travail d'un individu par un autre n'est en effet possible que par l'usage de la contrainte, c'est--dire par l'apparition d'une capacit de coercition qui est en fait celle du pouvoir politique (tel qu'il s'exprime dans l'tat). C'est l'oppression politique qui dtermine, appelle, permet l'exploitation. Mais un tel dsir d'exploitation est inexistant dans les socits primitives : "Il n'y a rien, dans le fonctionnement conomique d'une socit primitive, d'une socit sans tat, rien qui permette l'introduction de la diffrence entre plus riches et plus pauvres, car personne n'y prouve le dsir baroque de faire, possder, paratre plus que son voisin. La capacit, gale chez tous, de satisfaire les besoins matriels, et l'change des biens et services, qui empche constamment l'accumulation prive des biens, rendent tout simplement impossible l'closion d'un tel dsir, dsir de possession qui est en fait dsir de pouvoir. La socit primitive, premire socit d'abondance, ne laisse aucune place au dsir de surabondance" (p. 174). Il s'agit alors de comprendre comment s'exprime le pouvoir, en d'autres termes quelle forme prend le politique dans les socits primitives sans tat. Comme nous l'avons dj vu, Clastres montre que l'organisation politique des socits indiennes d'Amrique se caractrise par le sens de la dmocratie et le got de l'galit. Il n'y a pas en effet dans ces socits de stratification sociale et d'autorit du pouvoir. En effet, s'il existe des chefs dans les tribus indiennes, ceux-ci ne contraignent personne et personne ne leur obit.

"Le chef ne dispose d'aucune autorit, d'aucun pouvoir de coercition, d'aucun moyen de donner un ordre. Le chef n'est pas un commandant, les gens de la tribu n'ont aucun devoir d'obissance". (p. 175). (Autrement dit, le terme mme de "chef" est mal choisi, et on ne saurait voir dans la chefferie la prfiguration du pouvoir tatique). La seule exception a lieu lorsque la tribu est en guerre ; l, le chef guerrier dispose effectivement d'un pouvoir absolu sur l'ensemble des guerriers. -> Cf. La socit contre l'tat, chapitre 11 : la socit contre l'tat, pp. 175-176. L'analyse du rle du chef permet de mieux comprendre les choses. Le chef n'exerce aucune autorit ; mais en revanche, il peut tre caractris par 4 lments : 1) Le chef est un "faiseur de paix" ; il est l'instance modratrice du groupe. C'est lui qui a pour charge de maintenir la paix et la cohsion au sein du groupe, de rsorber les conflits. Il est "intgrateur" des diffrences et aide l'unification de la communaut. Mais pour rtablir l'ordre et la concorde, il ne dispose, outre son prestige, que de sa seule parole : il doit ainsi "persuader les gens qu'il faut s'apaiser, renoncer aux injures, imiter les anctres qui ont toujours vcu dans la bonne entente" (qu'il choue et il perdra alors son prestige). 2) C'est pourquoi le chef doit savoir parler, tre un bon orateur. Cette fonction est fondamentalement lie celle de pacificateur, dans la mesure o les discours du chef glorifient toujours le mode de vie pacifique des anctres. 3) Il doit tre gnreux de ses biens, et ne peut refuser d'accder aux demandes de ses "administrs". Plus qu'un devoir, il s'agit l d'une "servitude", puisqu'un chef qui serait incapable de satisfaire cette exigence perdrait immdiatement son statut de chef. 4) Le chef possde le privilge de la polygynie (c'est--dire qu'il est le seul avoir le droit de possder plusieurs femmes). Clastres prcise : "Humbles en leur porte, les fonctions du chef n'en sont cependant pas moins contrles par l'opinion publique. Planificateur des activits conomiques et crmonielles du groupe, le leader ne possde aucun pouvoir dcisoire ; il n'est jamais assur que ses " ordres " seront excuts : cette fragilit permanente d'un pouvoir sans cesse contest donne sa tonalit l'exercice de la fonction : le pouvoir du chef dpend du bon vouloir du groupe" (p. 34). Le chef n'exerce donc aucun pouvoir ; bien au contraire, c'est le groupe tout entier qui exerce un pouvoir sur le chef. Le chef est au service de la socit et c'est la socit elle-mme (lieu vritable du pouvoir) qui exerce comme telle son autorit sur le chef. C'est pourquoi il est impossible pour le chef de renverser ce rapport son profit, de mettre la socit son propre service, d'exercer sur la tribu ce que l'on nomme le pouvoir : jamais la socit primitive ne tolrera que son chef se transforme en despote.

Ce que rvle donc la forme prise par le pouvoir politique dans les socits indiennes, ce n'est pas, selon Clastres, l'chec d'un processus qui viserait unifier pouvoir politique et autorit ; au contraire, le pouvoir est dans ces socits exactement ce qu'elles ont voulu qu'il soit, savoir "rien". Ces socits manifestent donc selon lui un refus radical de l'autorit, une ngation absolue du pouvoir. En ce sens, les cultures indiennes manifesteraient pleinement l'opposition entre la culture et la nature, dans la mesure o la nature est justement le domaine o s'exerce la violence, la force. La socit primitive sait, par nature, que la violence est l'essence du pouvoir. Refuser le pouvoir, et donc la violence, ce serait donc pour elles refuser la nature. "Tout se passe, en effet, comme si ces socits constituaient leur sphre politique en fonction d'une intuition qui leur tiendrait lieu de rgle : savoir que le pouvoir est en son essence coercition ; que l'activit unificatrice de la fonction politique s'exercerait, non partir de la structure de la socit et conformment elle ; que le pouvoir en sa nature n'est qu'alibi furtif de la nature en son pouvoir". (p. 40). Au chef est laisse la parole, c'est--dire justement le contraire de la violence. Alors que dans les socits tat, la parole est le droit du pouvoir, dans les socits dans tat, la parole est au contraire le devoir du pouvoir. Ce que montre Clastres, et qui pourrait paratre trange au premier abord, c'est que le chef parle dans le vide ; "la parole du chef n'est pas dite pour tre coute" . "Vide, le discours du chef l'est justement parce qu'il n'est pas discours de pouvoir : le chef est spar de la parole parce qu'il est spar du pouvoir. Dans la socit primitive, dans la socit sans tat, ce n'est pas du ct du chef que se trouve le pouvoir : il en rsulte que sa parole ne peut tre parole de pouvoir, d'autorit, de commandement" . et "En contraignant le chef se mouvoir seulement dans l'lment de la parole, c'est--dire dans l'extrme oppos de la violence, la tribu s'assure que toutes choses restent leur place, que l'axe du pouvoir se rabat sur le corps exclusif de la socit et que nul dplacement des forces ne viendra bouleverser l'ordre social. Le devoir de parole du chef, ce flux constant de parole vide qu'il doit la tribu, c'est sa dette infinie, la garantie qui interdit l'homme de parole de devenir un homme de pouvoir". (p. 136). Comment le maintien de cette structure politique est-il possible ? Comment les socits indiennes parviennent-elles instaurer une galit stricte entre leurs membres ? Un des moyens tudis par Clastres est celui des rituels initiatiques. Clastres interprte ainsi les rituels initiatiques, qui marquent l'entre du jeune indien dans la communaut, comme une affirmation par le groupe de l'galit entre tous les membres de la tribu. Ces rites font en effet intervenir la torture, laquelle place les individus galit et marque les corps vie, et inscrivent ainsi la loi du groupe dans la chair des individus. "La loi qu'ils apprennent connatre dans la douleur, c'est la loi de la socit primitive qui dit

chacun : Tu ne vaux pas moins qu'un autre, tu ne vaux pas plus qu'un autre. La loi inscrite sur les corps, dit le refus de la socit primitive de courir le risque de la division, le risque d'un pouvoir spar d'elle-mme, d'un pouvoir qui lui chapperait. La loi primitive, cruellement enseigne, est une interdiction d'ingalit dont chacun se souviendra". (pp. 158-159). "[] les socits primitives sont, en effet, des socits sans criture, mais pour autant que l'criture indique d'abord la loi spare, lointaine, despotique, la loi de l'tat []. Et prcisment, on ne le soulignera jamais avec assez de force, c'est pour conjurer cette loi-l, loi fondatrice et garante de l'ingalit, c'est contre la loi d'tat que se pose la loi primitive. Les socits archaques, socits de la marque, sont des socits sans tat, des socits contre l'tat. La marque sur le corps, gale sur tous les corps, nonce : Tu n'auras pas le dsir du pouvoir, tu n'auras pas le dsir de soumission". (pp. 159-160). Pas de dsir du pouvoir, pas de dsir de soumission. Ce que l'on constate donc, c'est qu'il n'est pas fait de place aux dsirs individuels ; autrement dit, en se soumettant la loi du groupe, l'individu perd toute libert. "La proprit essentielle (c'est--dire qui touche l'essence) de la socit primitive, c'est d'exercer un pouvoir absolu et complet sur tout ce qui la compose, c'est d'interdire l'autonomie de l'un quelconque des sous-ensembles qui la constituent, c'est de maintenir tous les mouvements internes, conscients et inconscients, qui nourrissent la vie sociale, dans les limites et la direction voulues par la socit. La tribu manifeste entre autres (et par la violence s'il le faut) sa volont de prserver cet ordre social primitif interdisant l'mergence d'un pouvoir politique individuel, central et spar. Socit donc qui rien n'chappe, qui ne laisse rien sortir hors de soi-mme, car toutes les issues sont fermes. Socit qui, par consquent, devrait ternellement se reproduire sans que rien de substantiel ne l'affecte travers le temps". (pp. 180-181). En rsum : les socits primitives sont des socits o s'expriment leur plus haut degr les valeurs d'galit et de fraternit. Mais le revers de la mdaille, c'est qu'il n'y existe aucune libert. L'individu, et le groupe lui-mme, et soumis une tradition dont le pouvoir est absolu. C'est le respect absolu de cette tradition qui explique la stabilit structurelle des socits primitives. Les socits primitives n'voluent pas, parce que tout est fait pour que l'volution ne soit pas possible. -> c'est la tradition qui fait autorit, qui incarne l'autorit. Une ultime question reste donc pose : qu'est-ce qui explique alors la naissance de l'tat ? cette question, Clastres n'apporte pas de rponse. Il se contente de souligner qu'il existe un lien plus qu'troit entre la taille de la socit et sa structure politique. Pour qu'une socit soit primitive, il est ncessaire qu'elle soit petite par le nombre. L'tat serait-il alors la rponse apporte par la socit l'augmentation de sa population, la cohsion sociale ne pouvant plus tre maintenue sur un mode non tatique ?