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Fermer S'inscrire à la mailing list ISM-France Recevez par email les titres des derniers articles publiés sur ISM-France. Votre adresse courriel Algérie - 12 novembre 2010 "Les zéros tournent en rond" Par Malek Haddad Haddad Malek, Les Zéros tournent en rond, Paris, Ed. F. Maspéro, 1961 Ecrivain algérien de langue française, Malek Haddad est né le 5 juillet 1927 à Constantine. Fils d'un instituteur de l'éducation nationale, Malek Haddad suivit des études de langue française dans une ville connue comme un haut-lieu de la culture arabo- islamique en Algérie. Dans cette ville conservatoire d’une identité menacée, ouverte sur le Machrek arabe, l'influence des universités Zitouna de Tunis et al-Azhar du Caire se ressentait dans l'ensemble de la cité de Salah Bey. Dans les années 1920, Constantine était devenue le principal fief du revivalisme islamique en Algérie. A partir de 1913, le cheikh Abdelhamid Ben Badis fit de la Mosquée Verte (Jama’ Al Akhdar) le centre de sa prédication appelant à la défense de l'islam et de la langue arabe. Malek Haddad grandit dans cette atmosphère marquée par l'affirmation de l'identité arabo-islamique de l’Algérie face à une politique coloniale qui cherchait à effacer cette identité. Son éducation exclusivement francophone dans une ville de culture arabe marqua profondément celui qui avait coutume d’affirmer : « Nous écrivons le français, n’écrivons pas en français ». Elle lui donna le sentiment d'être coupé de son peuple, de son histoire et de sa culture: « Je suis moins séparé de ma patrie par la Méditerranée que par la langue française », écrivait-il. Pour Malek Haddad, cette coupure avait une cause : le colonialisme et son œuvre d'aliénation culturelle cherchant à effacer l'identité du colonisé. Dans cette œuvre d'aliénation culturelle, l'école française jouait un rôle déterminant: « L’école coloniale colonise l’âme (…), c’est insidieux, c’est profond (…) Chez nous, c’est vrai chaque fois qu’on a fait un bachelier, on a fait un Français ». Evoquant son cas personnel, celui qui avait débuté sa carrière comme enseignant dans l'éducation nationale affirmait : « Il y a toujours eu une école entre mon passé et moi ». Poète et romancier, Malek Haddad débuta sa carrière d'homme de lettres durant la Révolution algérienne. Son œuvre était une manière artistique de dénoncer le colonialisme. Après l’indépendance, Malek Haddad retourna à Constantine où il exerça la profession de journaliste, prenant en charge la page culturelle du quotidien An Nasr. Rejoignant le ministère de l’Information et de la Culture (MIC) en 1968, il fut chargé de la direction de la Culture. A ce titre, il fut l'un des principaux organisateurs du festival culturel panafricain d’Alger en juillet 1969. Il occupa aussi la fonction de secrétaire général de l’Union des écrivains algériens (UEA). Malek Haddad décéda des suites d'un cancer le 2 juin 1978 à Alger. Dans l'essai Les Zéros tournent en rond, Malek Haddad développa les questions qui le hantaient: le problème de la dépersonnalisation et de l'aliénation des élites culturelles francophones algériennes ; la domination culturelle des peuples colonisés et l'hégémonie occidentale ; le rôle de l'islam et de la langue arabe dans la résistance du peuple algérien. Ainsi, en 1961, Malek Haddad posait la question des rapports de domination culturelle et de l'hégémonie occidentale qui n'ont pas été abolis avec la décolonisation. Youssef Girard Les Zéros tournent en rond Je suis moins séparé de ma patrie par la Méditerranée que par la langue française. Ecrirais-je l’arabe qu’un écran se dresserait quand même entre mes lecteurs et moi : l’analphabétisme. Algérie : "Les zéros tournent en rond" - Malek Haddad http://www.ism-france.org/analyses/-Les-zeros-tournent-en-rond-8207--... 1 sur 5 24/04/2015 09:11

Les Zéros Tournent en Rond - Malek Haddad

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    Algrie - 12 novembre 2010

    "Les zros tournent en rond"Par Malek Haddad

    Haddad Malek, Les Zros tournent en rond, Paris, Ed. F. Maspro, 1961

    Ecrivain algrien de langue franaise, Malek Haddad est n le 5 juillet 1927 Constantine. Fils d'un instituteur de l'ducationnationale, Malek Haddad suivit des tudes de langue franaise dans une ville connue comme un haut-lieu de la culture arabo-islamique en Algrie. Dans cette ville conservatoire dune identit menace, ouverte sur le Machrek arabe, l'influence des universitsZitouna de Tunis et al-Azhar du Caire se ressentait dans l'ensemble de la cit de Salah Bey.

    Dans les annes 1920, Constantine tait devenue le principal fief du revivalisme islamique en Algrie. A partir de 1913, le cheikhAbdelhamid Ben Badis fit de la Mosque Verte (Jama Al Akhdar) le centre de sa prdication appelant la dfense de l'islam et de lalangue arabe. Malek Haddad grandit dans cette atmosphre marque par l'affirmation de l'identit arabo-islamique de lAlgrie face une politique coloniale qui cherchait effacer cette identit.

    Son ducation exclusivement francophone dans une ville de culture arabe marqua profondment celui qui avait coutume daffirmer : Nous crivons le franais, ncrivons pas en franais . Elle lui donna le sentiment d'tre coup de son peuple, de son histoire et de saculture: Je suis moins spar de ma patrie par la Mditerrane que par la langue franaise , crivait-il.

    Pour Malek Haddad, cette coupure avait une cause : le colonialisme et son uvre d'alination culturelle cherchant effacer l'identitdu colonis. Dans cette uvre d'alination culturelle, l'cole franaise jouait un rle dterminant: Lcole coloniale colonise lme(), cest insidieux, cest profond () Chez nous, cest vrai chaque fois quon a fait un bachelier, on a fait un Franais . Evoquant soncas personnel, celui qui avait dbut sa carrire comme enseignant dans l'ducation nationale affirmait : Il y a toujours eu une coleentre mon pass et moi .

    Pote et romancier, Malek Haddad dbuta sa carrire d'homme de lettres durant la Rvolution algrienne. Son uvre tait unemanire artistique de dnoncer le colonialisme. Aprs lindpendance, Malek Haddad retourna Constantine o il exera la professionde journaliste, prenant en charge la page culturelle du quotidien An Nasr. Rejoignant le ministre de lInformation et de la Culture(MIC) en 1968, il fut charg de la direction de la Culture. A ce titre, il fut l'un des principaux organisateurs du festival culturelpanafricain dAlger en juillet 1969. Il occupa aussi la fonction de secrtaire gnral de lUnion des crivains algriens (UEA). MalekHaddad dcda des suites d'un cancer le 2 juin 1978 Alger.

    Dans l'essai Les Zros tournent en rond, Malek Haddad dveloppa les questions qui le hantaient: le problme de la dpersonnalisationet de l'alination des lites culturelles francophones algriennes ; la domination culturelle des peuples coloniss et l'hgmonieoccidentale ; le rle de l'islam et de la langue arabe dans la rsistance du peuple algrien. Ainsi, en 1961, Malek Haddad posait laquestion des rapports de domination culturelle et de l'hgmonie occidentale qui n'ont pas t abolis avec la dcolonisation.

    Youssef Girard

    Les Zros tournent en rond

    Je suis moins spar de ma patrie par la Mditerrane que par la langue franaise. Ecrirais-je larabe quun cran se dresserait quandmme entre mes lecteurs et moi : lanalphabtisme.

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  • Mes cousins de la montagne corche nauront pas dchiffr ton monument, Kateb Yacine : Nedjma . Les vieilles de Dar-El-Spitar nauront pas eu se reconnatre dans ta Grande Maison , mon cher tisserand de la quotidiennet maudite, Mohamed Dib. Quiaura lu Le Sisme de Kra dans les ruelles sans roses de Blidah ? Pourtant la musique trouvera lorchestre qui convint. MarcelMoussa, Malek Ouary, Feraoun, Snac, Mammeri, Jules Roy, Amrouche, mon ami Roger Curel, Robls, je pourrais reprendre votrecompte le mot dun porte-parole de la France-Libre et vous dire avec tout mon respect, toute mon affection : lAlgrie prsente lesarmes votre solitude.

    Je vous salue orphelins de lecteurs authentiques, vous nobles Reprsentants et tragiques Soli. Vous maurez fait comprendrelexpression Prcher dans le dsert ; mais, au-del de mon amertume, je sais que la vocation des dserts est dengendrer lesamples mditations et les gazelles.

    ***

    La guerre va maintenant finir. Les fusils se tairont et je veux croire la poudre dsormais pour les feux de Bengale. Les fusils se tairont,les mots mobiliss deviendront srnade et rossignols damour en permission de nuit. Les fusils se tairont mais les stylos ne se tairontpas. Voici dj que se ralise la prophtie de Saint-Exupry : Une tour construire . Lencre va prendre le relais du sang.

    Nous quitterons lexil. Les plantes transplantes retrouveront leur jardin. Dans la maison faire et refaire, chacun, dans laraisonnable humilit de son utilit, aura sa place. Nous reverrons les lieux perdus, les enfers et les paradis dont on nous priva, ceshauts-lieux de ma mmoire et du cur qui justifirent notre nostalgie.

    Lamour de lAlgrie nous jeta dans les mandres baroques de la dispersion. Nous navons pas fui le drame puisque nous le portonsen nous, puisque nous le transportons avec nous, puisque nos romans et nos pomes contriburent la faire connatre, puisque dechauds tmoignages maffirment que ces romans et ces pomes entretinrent lespoir chez ceux qui certes nen manquaient pas maisqui trouvrent dans leurs hirondelles une raison de plus de croire au printemps. Je pense ces lettres adresses des prisons, cesmessagers venus dAlgrie, de France, dEurope, ces lettres, ces messages qui taient autan de bons-points et de billets-de-satisfaction pour les lves et les leons que nous sommes.

    Ces lettres, ces messagers qui taient autant de conseils et dexigences.

    Nous quitterons lexil, non pas pour un plerinage, pas mme pour un retour aux sources car nous navons jamais quitt les sources,mais parce que, fourmis et cigales tout la fois, nous sommes des fourmis et des cigales conditionnes, parce que larbre a besoin deses racines et des racines de leur sol, parce que la Patrie stade lmentaire, prcis et glorieux de sa ralit, est un phnomnequasiment biologique. Jai dit tout lheure : orphelins de lecteurs. Que tous ceux et toutes celles qui ont eu la bont et la curiosit desuivre ma dmarche littraire me comprennent et me pardonnent.

    Des lecteurs, nous en avons, nous en avons mme beaucoup, en Algrie, en France, et un peu partout ailleurs. Nous savons quelintrt que nous suscitons, que lattention quil nous arrive dattirer, ne sont pas purs de toute sympathie politique et dbordent lapersonnalit du pote et du romancier. A travers nous, cest lAlgrie qui souffre et qui lutte que lon salue : Nous sommes les tristesbnficiaires dune actualit bouleverse et bouleversante.

    Des lectures, nous en avons, nous en avons mme beaucoup et nos diteurs qui sont parfois, qui sont presque toujours nos amis, nesy sont pas tromps qui ont concili les exigences techniques de leur choix qualitatif et lopportunit politique de leurs publications.Quil me soit permis ici de rendre hommage tous ceux dentre eux qui surent prendre dnormes risques physiques et matriels pourrester fidles un humanisme traditionnel et davant-garde.

    Des lecteurs, nous en avons, nous en avons mme beaucoup, mais personne ne mempchera de rpter que nous sommes, par laforce des choses, orphelins de vrais lecteurs. Car ceux pour qui nous crivons dabord ne nous lisent pas et probablement ne nousliront jamais. Parce quils ignorent, dans la proportion de 95%, nos existences mmes. Ces lecteurs qui, ajoutant une syllabe leurnom, sont devenus les fossoyeurs bnis de tous les imprialismes, ces lecteurs qui, troquant le mancheron de la charrue pour lacrosse du fusil, ont tonn le monde entier et forc le respect du gnral De Gaulle lui-mme. Ces lecteurs qui vivent et ncrivent paslhistoire on ne peut pas faire deux choses la fois -, ces lecteurs qui ne nous lisent pas, qui ne peuvent pas nous lire et qui pourtantsont notre raison dtre, notre raison dcrire, la cause et le but de la Rvolution Algrienne : Les Fellah.

    ***

    Jentends dici lobjection et elle est de taille si largument pue la mauvaise foi :

    - Cet Algrien qui partit avec votre livre sous le bras, vous aurait-il lu davantage si vous criviez en arabe ?

    - Evidemment non.

    Ce qui nexplique rien. Pourtant lexplication est facile, simple, banale mme dans son vidence :

    Le colonis sest vu spoli de son patrimoine culturel comme il sest vu priv de ses terres. On la expropri de ses biens, quils soientfonciers ou culturels. Il fallait sinon tuer car lesprit ne meurt pas son me, mais tout faire pour la mettre en veilleuse, pourlteindre.

    Le processus de colonisation est dune logique rigoureuse : cest un processus dimplantation. De la mme manire que le vainqueuramne le drapeau du vaincu pour hisser le sien sa place, il va dmanteler, contrarier, interdire tout ce qui tait et aurait pu tre lapreuve et le vhicule dune pense autochtone originale, dun ensemble national.

    Mais dans la nuit noire du rgime colonial, lIslam veillait.

    ***

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  • Dans lexplication du rveil des nationalits et des luttes dmancipation politique, il est un phnomne dont on a souvent ngliglimportance : le phnomne religieux. Cest un fait tabli : lactuelle rvolution algrienne est une rvolution laque. Mais ce nest pasfausser la destination et les origines de cette rvolution que de rendre lIslam la grande place qui lui revient dans la conservationdes valeurs traditionnelles et la dfense de ce qui pouvait tre encore sauv.

    La religion coranique, gardienne tutlaire de la langue, sest vue contrle, vritablement gre par la puissance occupante. LesOulma furent perscuts et il sen est fallu de peu pour que le grand patriote, le grand dfenseur de lIslam rajeuni, le CheikhBenbadis ne meure dans les prisons quil venait peine de quitter. Dailleurs, lun de ses disciples et successeurs l'Institut deConstantine qui porte son nom, Ahmed Rida Houhou fut assassin au cours des massacres de mars 1956, dans la mme ville.

    Il est significatif que des trsors darchitecture comme les mosques dAlger et de lantique capitale de la Numidie furent littralement,au mpris de tout respect sacr, dtourns de leur destination premire pour devenir des cathdrales ou des synagogues.

    En sattaquant lIslam, limprialisme agissait moins par intolrance religieuse que par prvoyance, que par stratgie politique. Lerve du cardinal de La Vigerie rejoint celui du marchal Bugeaud : le fusil et la charrue demandant leur aide lpe et la croix.

    Cest l un exemple primordial de cette tentative de dcoloration nationale, de dsoriginalisation historique.

    On ne rptera jamais assez que durant les 124 ans de lclipse coloniale, cette parenthse dasphyxie culturelle et politique quistend du 5 juillet 1830 au 1er novembre 1954, on ne rptera jamais assez la grande part que prirent en Algrie lIslam et sesserviteurs pour conserver ma patrie profane ses dernires caractristiques propres, son ultime originalit, sa spcificit quotidienne,son authenticit culturelle et en fin de compte ce qui lui restait dunit organique et de monolithisme dans son expressionconstitutionnelle : sa langue.

    ***

    Car une langue ne se tte pas seulement au sein maternel. Elle ne sapprend pas uniquement dans la cellule restreinte et indigentedune famille elle-mme noye dans un contexte intellectuellement appauvri, dnatur, abtardi. Une langue sapprend aussi lcole,au lyce, luniversit. Est-il besoin de rappeler le nombre denfants algriens non scolariss et celui encore plus ahurissant desgamins ayant pu obtenir le certificat dtudes primaires, ayant franchi le cap des bachots, ayant accd lenseignement suprieur.Bien plus important et plus grave, en mme temps que stupide, cest le contenu mme de lenseignement et ses mthodes qui sont encause.

    Ds lcole primaire, cet enseignement se faisait en franais avec interdiction davoir recours larabe, mme pour des facilitspdagogiques. On ne faisait queffleurer la fin du cours moyen 2me anne, la Gographie ou lHistoire de lAlgrie. Dans les lyces,larabe senseignait et sapprenait comme une langue trangre. Les autres disciplines, Sciences, Mathmatiques, etc. se faisaient enfranais. Notre langue maternelle tait en exil dans son propre pays. Par ailleurs, la presse, la radio, les confrences, les films, lethtre, la publicit sur les murs, les formalits qui vont dun mandat-poste ltat-civil, tout ce qui scrit, depuis, le dfensedafficher jusquaux plaques des rues, tout, absolument tout, tait privilge et monopole de la langue franaise.

    Il fallait voir, il ny a pas trs longtemps encore de cela, comment des instituteurs, dbarqus de quelque Poitou ou de quelqueNormandie, traitaient dabrutis des gosses affams dinstruction comme ils ltaient de nourritures terrestres. Il ne sagit pas bien sur dejeter lanathme sur le corps enseignant et de dmagogiquement gnraliser. Mais quon le veuille ou non, et quelle que soit savocation originellement librale et respectueuse des valeurs dautrui, il se trouve que ce corps enseignant, mme lorsquil en limitait lesdgts, faisait partie du dispositif colonial et contribuait par l mme, en symbiose avec les autres administrations, lentrepriseconcerte de dcoloration et de dsoriginalisation qui est la raison dtre de ce phnomne colonial.

    ***

    Chaque loterie nationale a ses approchants. Nous, crivains algriens, nous sommes des approchants. Je le rpte, mon grand-prene ma jamais lu comme il na jamais lu Mohamed Dib, Kateb Yacine, Henri Kra ou tel autre de ces clair-chantants, de ces plainchantants, dont le talent nest pas en cause et dont la bonne foi, le courage et laudace font que je me rchauffe au grand feudamour-propre satisfait. Je salue lloquence de tous ces muets ! Je salue ces btards, ces princes des btards ! Je salue leurdmarche. Et je comprends la surdit des sourds. Je suis incapable de raconter en arabe ce que je sens en arabe.

    Voil les phnomnes ! Le colonialisme tant une pathologie de lhistoire, il nest pas tonnant que, dans une certaine mesure, sesproduits, passifs ou en raction, se dfinissent une chelle pathologique. Je suis persuad que des crivains algriens chanterontdans leur langue, la langue arabe, pour le meilleur enrichissement de la langue des autres. Lunisson dans la symphonie algriennene proviendra pas des paroles de cette symphonie mais de lunanime musique. Il ny a jamais assez de voix pour pareil chur. Quantaux inquiets, je leur dirai : lAlgrie nayant pas lintention de coloniser la France, je ne vois pas pourquoi et comment la langue arabemenacerait la langue franaise et plus gnralement le potentiel culturel franais. Dautre part, 124 ans de coexistence ont cr desliens et la ralit dune minorit europenne considrable fera quil faudra bien rgler les questions du bilinguisme. Ce sera l unesimple modalit de commodits pratiques et en aucun cas un problme pouvant inquiter les deux blocs ethniques. Car il est videntque lAlgrie nouvelle ne comprendra pas deux communauts mais une seule, la communaut algrienne, une et indivisible, que seslments soient arabophones ou francophones.

    A ce sujet, les expriences thtrales de Mustapha Kateb sont dune audace trs riche denseignements. Ce grand artiste qui affirmait : Nous avons rsist Bugeaud mais pas Molire poursuivait Molire (en Algrie) est le plus apprci. Il y a l un merveilleuxanachronisme Lhomme qui avait soutenu les premiers pas du thtre franais et qui lavait conduit maturit, allait retrouver sajeunesse dans une socit qui ntait gure diffrente de celle qui refusait Jean-Baptiste la drisoire conscration dun corbillardofficiel. Pour le peuple algrien, Molire nest pas un tranger, il na rien voir avec la puissance colonisatrice ; il nous apporte de sapropre perscution, et il nous enseigne que le premier ennemi, cest lennemi intrieur : le seigneur et le fodal quil avait sudmasquer en France et qui, en Algrie, tendait les bras aux conqurants .

    Encore cette rflexion de Mustapha Kateb : On ne peut intgrer un peuple ; mais le peuple algrien a intgr Molire .

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  • Et plus loin, ce cri bouleversement : Le pays saura un jour tout ce quil doit une poigne de naufrags qui se sont accrochs despaves de lancien enseignement traditionnel ainsi qu lcole coranique, ceux qui, ne voulant pas dsesprer, allrent continuer apprendre leur langue maternelle dans les archaques universits d El-Karaouyine , et de la Zitouna , et dautres, plusaudacieux, jusquau Caire .

    Le peuple algrien, en dclenchant lirrversible processus de dcolonisation, se bat pour son droit la libert. Descendue de sesnuages mtaphysiques, la Libert signifie pour lui le Droit son Existence Propre et la langue arabe est une des manifestations decette existence originale. Quon le veuille ou non, quon ladmette ou non, dans sa grande majorit, lAlgrie est arabophone. Et lareconnaissance de la langue arabe comme Langue Nationale ne saurait mettre en pril et en difficult la langue franaise qui, quon leveuille ou non, quon ladmette ou non, fait dsormais partie de notre patrimoine national.

    ***

    Gabriel Audisio me citait un jour une de ses propres phrases qui rsume assez bien sa pense : La langue franaise est ma patrie .Je me souviens de lui avoir rpondu :

    - La langue franaise est mon exil.

    Je respecte et comprends cette dfinition de Gabriel Audisio dautant plus quun crivain de son ge, surpris et bouscul par lHistoire,peut pour viter certains dchirements, se rfugier dans cette patrie supra-nationale dont les contours gographiques et le contenuhistorique seraient ceux du rivage mditerranen. Personnellement mon cur et mon stylo sont sollicits par une seule nostalgie : lalangue quon parle dans ce que jappelle avec une triste obstination : LA RUE DES ARABES.

    ***

    Ma patrie, cest lAlgrie. LAlgrie de demain, quand le fait de se dire Algrien ne tombera pas sous le coup de je ne sais quelleatteinte la sret intrieure dun Etat que je respecte, dun Etat dont je souhaite lamiti et qui je propose la mienne, mais un Etatque je ne reconnais pas comme tant le mien ou ayant des droits sur moi. Ma patrie, cest lAlgrie. Et lamour que je lui porte ne metpas en pril le pays de Moselle ou le ciel de Loire. Il sagit de lAlgrie de demain et surtout de celle daujourdhui, sublime dans sacolre et dans son sacrifice. Cette Algrie daujourdhui qui a rinvent le mot dHomme. Mais il sagit en premier lieu de lAlgrie dhier,davant le dbarquement de Sidi-Ferruch. Cette Algrie qui ne savait pas encore que nos pres taient gaulois

    Je mhonore dtre un conservateur et je ne rve pas dun pays libr qui serait la rplique de celui qui justement lenferma dans sonombre en le condamnant vgter, priv de ses structures, de ses traditions, de ses formes labores de sensibilit, de sa manire decroire en Dieu et de ses faons de ragir aux grands thmes ternels.

    Limprialisme serait gagnant si par malheur, je dis bien par malheur, le vaincu ressemblant au vainqueur abandonnait ce qui faitlessence de sa personnalit historique et gographique. Pour moi lavant-garde, cest le retour au pass et, je demande aux mauvaisplaideurs de mpargner un mchant procs. Quon ne vienne pas parler du voile de la femme arabe indpendamment du fait que jetrouve cette toilette trs belle ou de toute autre billevese qui aboutirait confondre Libration et Occidentalisation en retenant pourcritre de cette dernire des valeurs qui ne sont pas traditionnellement les ntres. Il ne sagit videmment pas dopposer deuxcivilisations mais tout simplement de respecter la personnalit de chacune delles.

    Je suis en exil dans la langue franaise. Mais des exils peuvent ne pas tre inutiles et je remercie sincrement cette langue de mavoirpermis de servir ou dessayer de servir mon pays bien-aim. Lorsque la paix et la libert saffirmeront sur ma patrie, je dirai encore,comme je ne cesse de le dire, que mon amour pour les Aurs nest pas incompatible avec lmotion que jprouve devant Vercors. Il nya pas trs loin de Jeanne dArc la Kahina, du colonel Fabien au colonel Amirouche, de Jean Moulin Ben Mhidi, de Kateb Yacine Peul Eluard. Comme il ny a pas trs loin du plus Franais des Franais, clamant son espoir dun micro de Londres, Charles deGaulle, au plus Algrien des Algriens, clamant ses certitudes dun micro de Tunis, Ferhat Abbas.

    Mais tout est l, pour nous crivains algriens, quun vritable humanisme peut sexprimer en arabe. Et, malgr ou cause de cedfaut de langue que nous devons au colonialisme, nous posons cette question : quels sont les crivains algriens ?

    ***

    Nest pas totalement Algrien qui veut. Nous, crivains dorigine arabo-berbre, avons t amens chanter dans une languemerveilleuse entre toutes, mais qui historiquement nest pas notre langue maternelle. Et ce qui diffrencie les crivains arabo-berbresdes autres crivains algriens, cest moins leurs proccupations politiques plus anciennes et plus aigus que leur nostalgie dunelangue maternelle dont nous avons t sevrs et dont nous sommes les orphelins inconsolables.

    Avec les crivains algriens dorigine europenne qui ont choisi lAlgrie comme patrie, nous navons que lavenir en commun. Ce quinest dj pas si mal.

    La marque indlbile de lIslam nous distingue mais ne doit pas nous sparer. Notre folklore, nos modes de penser et de sentir, etpartant, dagir, nous sont propres. Mme en nous exprimant en franais, nous transportons le Rve, la Colre et la Complainte sortisdes sicles et des sicles de notre Histoire nationale. Que lon ne nous dise pas surtout que lAlgrie na jamais constitu une Nationou, ce qui est pire, quelle ntait jusqu ces dernires annes, selon la formule dun marxiste, Maurice Thorez, quune Nation enformation .

    LOccident, se donnant comme modle, ravag par son gocentrisme et son anthropomorphisme, m par son got morbide desprojections, anim par un snile paternalisme conqurant, lOccident na jamais admis quil pouvait exister dautres formes dEtat etdautres manifestations nationales de son existence que les siennes. Il avait mme monopolis lHumanisme.

    En vrit, vaincue par les armes, lAlgrie sest vue dissoudre dans le bon plaisir du vainqueur qui substitua ses structures en mme

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  • temps que son drapeau et sa langue nationale. Il existe suffisamment de par le monde de documents authentiques et solennels pouraffirmer lexistence avant 1830 dun Etat algrien, sur le plan interne et sur le plan international. A nos juristes den faire la rigoureusedmonstration et de rtablir une fois pour toutes les faits.

    ***

    Ce quil convient surtout de noter, cest que mme sexprimant en franais, les crivains algriens dorigine arabo-berbre traduisentune pense spcifiquement algrienne, une pense qui aurait trouv la plnitude de son expression si elle avait t vhicule par unlangage et une criture arabes.

    Je pourrais demeurer cinquante ans dans cette Provence que jaime et que je comprends, cette Provence qui inspire nombre de meslivres, sans pour autant tre un pote provenal. Lamour que portait par exemple une Isabelle Eberrarht lAlgrie ne suffirait pas enfaire une Algrienne. Je connais de merveilleuses pages de Guy de Maupassant inspires par Constantine qui pourraient trs bienfigurer dans un recueil de textes consacrs lAlgrie mais en aucun cas dans une anthologie dcrivains algriens.

    La nationalit littraire nest pas une formalit juridique et ne relve pas du lgislateur mais de lhistorien. La naturalisation confre unstatut mais naffecte pas lessence mme dune personnalit. Ladaptation nest que superficielle, apparente. On pourrait nous croire laise, dtendus, satisfaits, il nen est rien.

    Trs souvent, en discutant avec des crivains de France, amis ou adversaires, jai nettement limpression que cette discussion sedroule en franais et pourtant que nous ne parlons pas la mme langue. Nous chargeons les mots dun contenu et nous leurdonnons un sens que lexpression franaise ne traduit pas totalement.

    Nous nous faisons comprendre. Les mots, nos matriaux quotidiens, ne sont pas la hauteur de nos ides et encore bien moins de nossentiments.

    Il ny a quune correspondance approximative entre notre pense dArabes et notre vocabulaire de Franais.

    Voil la raison majeure de ce mange dsol qui fait que LES ZEROS TOURNENT EN ROND.

    Malek HaddadEcrivain algrien (1927-1978)

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