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L’Etat, (re)producteur de l’ordre social ?
HERV�E RAYNER
Universit�e de Lausanne
« Le sociologue fait quelque chose d’analogue au coup de force que fait l’Etat en s’approp-riant le monopole de la construction de la repr�esentation l�egitime du monde social »,(Bourdieu SE: 70).
Il convient de prendre la mesure du d�efi relev�e par Pierre Bourdieu dans les ann�ees 1980au regard de sa r�eticence prolong�ee �a user du terme d’Etat (Lenoir 2012) bien que nombrede ses objets (de l’�ecole aux lieux neutres de l’id�eologie dominante) eussent beaucoup �avoir avec l’Etat. Longtemps assimil�e �a une d�esignation st�enographique faisant obstacle �a laconnaissance, le terme apparaıt dans l’index de ses livres �a partir de 1984, une occurrencequi augmente �a mesure qu’il �echafaude une th�eorie g�en�erale des champs faisant de l’Etatun « m�eta-champ » dont les luttes ont pour enjeu l’accumulation d’un « m�eta-capital »orientant les luttes qui pr�evalent dans tous les autres champs. L’Etat fait alors figure de« pouvoir cr�eateur », d’« entit�e th�eologique » capable de (re)produire l’ordre social,d’ordonner �a l’insu des agents leurs fac�ons de voir et de faire : « j’�etais moi-meme victimede la pens�ee d’Etat. Je ne savais pas que j’�ecrivais un article sur l’Etat : je pensais quej’�ecrivais un article sur le pouvoir symbolique. J’y vois maintenant une preuve de la forceextraordinaire de l’Etat et de la pens�ee d’Etat » (256). Bourdieu parle de l’Etat qui est enlui et qu’il tente de mettre �a distance en se d�eprenant de ses cat�egories depuis unetrajectoire sociale (�el�eve boursier, militaire en pleine guerre d’Alg�erie, professeur) et unpoint de vue, le Coll�ege de France, grandement li�es �a l’Etat. Analyser l’Etat, c’est doncaussi, voire surtout, questionner notre rapport �a l’Etat.
Un objet impensable ?
Dans ses cours, Bourdieu ne cesse de souligner la difficult�e quasi insurmontable �a penserl’Etat sans le faire depuis une pens�ee d’Etat : l’Etat s’immisce partout, habite nos cerveauxen fac�onnant nos structures cognitives. Soumettre l’Etat aux questions de sciences sociales�etroitement solidaires de son essor s’av�ere pour le moins ardu, d’autant qu’il faudrait r�esis-ter �a « la force de l’officiel » (60) �emanant de cet objet qui implique l’observateur. Il y a l�aune �enorme tension entre la quete d’une distance objectivante et l’impossibilit�e d’un pointde vue externe. Le principal obstacle vient de ce que l’Etat nous conforme et nous faitcroire en lui. L’Etat est incorpor�e et naturalis�e au point d’aller de soi. H�eritier del’�epist�emologie bachelardienne, Bourdieu se demande s’il s’agit l�a d’un « objet impen-sable » (13) tout en mettant en œuvre ce « programme impossible » (44), l’« entreprise unpeu folle » consistant �a « faire une th�eorie g�en�erale de l’Etat » (72). Pour se pr�emunir del’emprise des discours d’institution et rendre la rupture possible, il s’efforce de retracer la
Swiss Political Science Review 20(1): 43–48 doi:10.1111/spsr.12091
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gen�ese de l’Etat, reprenant le travail laiss�e en chantier par les « p�eres fondateurs » de lasociologie : sans surprise, Weber, Durkheim, Marx et Elias figurent en tete des 300 auteurscit�es.
Pour ce faire, il combine structuralisme g�en�etique et histoire compar�ee des processusd’�etatisation, mais il observe aussi l’Etat en actes, en s’attardant sur des situations ordi-naires (corriger des fautes d’orthographe, consulter un calendrier, remplir un formulaire)contextualis�ees bien au del�a de leur localisation ph�enom�enale. L’interaction entre unvendeur et un client au Salon de la maison individuelle est encadr�ee par des textes de loi,eux-memes issus des recommandations de commissions et plus largement de politiquespubliques (sur l’aide au cr�edit, l’acc�es �a la propri�et�e, etc.) qui r�esultent de rapports de forceentre des cord�ees d’agents issus des grands corps de l’Etat et positionn�es dans les mi-nist�eres et les grandes entreprises priv�ees de construction, relations qui, dans la France desann�ees 1970, ont tourn�e �a l’avantage de ceux qui estiment que « l’attachement �a l’ordresocial passe par l’adh�esion �a la propri�et�e » (43). Bourdieu s’appuie sur la topologiesociale si caract�eristique de ses travaux, une conception qui facilite le rep�erage d’homolo-gies, de positions communes �a de nombreux espaces auxquelles correspondent des disposi-tions et des prises de position plus ou moins �equivalentes. Syst�ematisant la dimensionrelationnelle de l’approche structuraliste pour s’�ecarter de toute repr�esentation substantial-iste de l’Etat, sans r�eduire pour autant les pratiques �a l’ex�ecution de r�egles transcendantes,il enrichit ici sa probl�ematique structurale en mixant longue dur�ee et d�emarche compara-tive, analysant le processus d’�etatisation en ses variations spatio-temporelles, de la Chineimp�eriale �a l’Angleterre m�edi�evale, de la France absolutiste �a l’Empire ottoman.
Cet �eclatement des lieux et des �epoques dans les nombreux exemples mentionn�es et lesconditions d’un discours oral le conduisent �a simplifier, �a condenser, �a exprimer sonpenchant pour la formule (« Les juristes, au fond, se servent de l’Eglise, de ressources four-nies en grande partie par l’Eglise pour faire l’Etat contre l’Eglise » : 526) et autres �equa-tions (concentration = universalisation + monopolisation : 314), au point de parfoisverser dans l’abstraction et meme un certain logicisme aff�erent �a son pari nomologique :« Le fondement des choses qui nous apparaissent les plus fondamentales, les plus r�eelles,les plus d�eterminantes “en derni�ere analyse”, n’est-il pas dans les structures mentales, dansdes formes symboliques, des formes pures, logiques, math�ematiques ? » (256). Il recourt �ala mod�elisation et invoque des « logiques » (« de la gen�ese des logiques », « duchamp », « de l’Etat dynastique », etc.) pour sch�ematiser des processus historiquescomplexes, ce qui ne va pas sans quelques approximations et inexactitudes qui l’exposentaux critiques des historiens attach�es �a l’aspect idiographique de la r�ealit�e sociale. Le mo-d�ele simplifie cette r�ealit�e pour d�egager une « logique �etatique » �a l’œuvre nonobstant lessingularit�es socio-historiques, l’h�et�erog�en�eit�e des secteurs dont les �echanges font l’Etat et lapluralit�e des « logiques » qui s’y t�elescopent. Ce qu’il pr�esente comme une loi de l’accumu-lation voit l’Etat gagner en force de gravitation �a mesure qu’il concentre et transforme desressources : « Je vais proposer un mod�ele de la logique selon laquelle me paraıt s’etre cons-titu�e l’Etat, c’est-�a-dire le processus de concentration de diff�erentes esp�eces du capital,processus qui s’accompagne d’un processus de transmutation. J’ai dit l’essentiel » (294).Cette « magie d’Etat » consiste notamment en la transmutation du priv�e en public: « l’Etattransforme des impots en culture », une contrainte fiscale se change en capital symbolique,en prestige. Le cours vise �a historiciser ce pouvoir alchimique li�e �a la centralit�e du « foyer�etatique ».
Un certain flou entoure ses d�efinitions et d�elimitations : Etat, champ bureaucratique,champ(s) �etatique(s), champ du pouvoir, de quoi parle-t-il exactement ? Si le champ du
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pouvoir d�esigne le « lieu o�u s’affrontent les d�etenteurs de capital, entre autres choses sur letaux de change entre les diff�erentes esp�eces de capital » (312), une d�efinition similaire dupouvoir �etatique nous est donn�ee dans un ouvrage paru un an apr�es ce cours (Bourdieu1992: 90). Dans cette recherche scientifique en train de se faire, le flottement d�efinitionnelne va pas sans tensions heuristiques: « Je voulais d�ecrire la gen�ese de l’Etat et en r�ealit�e jed�ecris la gen�ese du champ du pouvoir, c’est-�a-dire un espace diff�erenci�e �a l’int�erieur duquelles d�etenteurs de pouvoirs diff�erents luttent pour que leur pouvoir soit le pouvoir l�egitime.Un des enjeux �a l’int�erieur du champ du pouvoir est le pouvoir sur l’Etat commem�eta-pouvoir capable d’agir sur les diff�erents champs » (489). Au del�a de cescomplications s�emantiques inh�erentes au bricolage conceptuel, c’est l’�enigme de la domina-tion qu’il ne cesse d’interroger. Dans la soci�et�e kabyle faiblement diff�erenci�ee qu’il observaen devenant ethnologue, il rapportait la r�egularit�e des pratiques �a une « orchestration sanschef d’orchestre » (Bourdieu 1972 : 180) reposant sur la stabilit�e et l’homog�en�eit�e relativesdes habitus. Dans les soci�et�es plus diff�erenci�ees, o�u les habitus et les positions dansles diff�erents champs sont �a la fois des produits et des producteurs de cette diff�erenciation,l’ordre social ne semble pas moins orchestr�e, un agencement plus complexe large-ment assur�e par l’Etat. Cette th�ese marque une inflexion majeure de sa sociologie. Pourpenser l’Etat, il faut se demander comment la fiction �etatique d’un point de vue souverainet universel a pu devenir op�erante. « Comment se fait-il qu’on ob�eisse �a l’Etat ? C’est aufond c�a le probl�eme fondamental » (231). Sa r�eponse se veut tranch�ee : une th�eoriemat�erialiste du symbolique (264) serait d’autant plus pertinente que « l’Etat est le princi-pal producteur d’instruments de construction de la r�ealit�e sociale » (266) et qu’il« marcherait » essentiellement �a la violence symbolique.
Au commencement �etait le capital symbolique
L’espace-temps de l’ordre social paraıt impuls�e depuis un lieu dispenseur d’ordre (rev�e par lesphilosophes modernes, de Hobbes �a Leibniz), point focal et « g�eom�etral de toutes les perspec-tives », un centre ordonnateur des pratiques et des attentes des agents: « L’Etat structurel’ordre social lui-meme – l’emploi des temps, le budget-temps, nos agendas, toute notre vieest structur�ee par l’Etat – et, du meme coup, notre pens�ee ». (291). Par son pouvoir de nomi-nation, de d�el�egation et d’homologation, l’Etat extorque en douce le consensus, ce rapport deforce m�econnu : « C’est ce que j’appelle la violence symbolique ou la domination symboli-que, c’est-�a-dire des formes de contrainte qui reposent sur des accords non conscients entreles structures objectives et les structures mentales » (239). Les cerveaux semblent accord�es �aet par l’Etat, une syntonisation qui, th�ese centrale de ces cours, reproduit l’ordre social.L’ad�equation entre les positions et les dispositions sociales renforce et est renforc�ee par ladoxa: les pratiques avalis�ees par l’Etat paraissent r�egl�ees, n�ecessaires, �evidentes, « la force dumonde social r�eside dans cette orchestration des inconscients » (145). Inversant le sch�emamarxien (« le vieux sch�ema infrastructure/superstructure doit etre rejet�e, mais si on veut legarder, il faut au moins le mettre �a l’envers. Pour comprendre un miracle �economique, nefaut-il pas partir des formes symboliques ? » : 256), l’auteur de La distinction se d�emarqueaussi de Weber et Elias en insistant sur le primat du capital symbolique.
Dans une veine tr�es durkheimienne liant structures sociales et mentales, conformismelogique et moral, il accorde la primaut�e au capital symbolique pour expliquer la forced’attraction de l’Etat : « Le coup d’Etat o�u est n�e l’Etat t�emoigne d’un coup de force sym-bolique extraordinaire qui consiste �a faire accepter universellement, dans les limites d’uncertain ressort territorial qui se construit �a travers la construction de ce point de vue
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dominant, l’id�ee que tous les points de vue ne se valent pas et qu’il y a un point de vue,qui est dominant et l�egitime » (116). Si l’Etat r�esulte d’un processus de concentration deplusieurs types de capital (coercitif, �economique, culturel), c’est l’accumulation du capitalsymbolique qui serait primordiale pour en faire le garant de l’ordre �etabli. D�es Homoacademicus, il avait compl�et�e la formule w�eb�erienne pour attribuer �a l’Etat le « monopolede la violence symbolique l�egitime » (Bourdieu 1984 : 42). Cette th�ese soul�eve un s�erieuxprobl�eme puisque, �a la diff�erence de la contrainte physique l�egitime, l’Etat semble tr�es loinde d�etenir (ou meme de revendiquer) le « monopole de la violence symbolique l�egitime »,celle-ci s’av�erant pour le moins dispers�ee et provenant aujourd’hui de plus en plus desagences de notation, de la t�el�evision commerciale ou des campagnes publicitaires desmultinationales. Pourquoi Bourdieu a t-il persist�e dans cette assertion qui ne r�esiste pas �al’observation ? Du fait de son attrait, h�erit�e de Ernst Cassirer, pour la pr�egnancesymbolique ? Pour se distinguer d’un Charles Tilly faisant du degr�e de concentration de lacontrainte physique et du capital financier ses deux principales variables pour rendrecompte des formes prises par les Etats europ�eens (Tilly 1990) ?
En se focalisant sur la « monopolisation de l’universel », n’aurait-il pas surestim�el’autonomisation de la sph�ere �etatique (comme auto-constitu�ee) et adopt�e une perspectivestatocentr�ee (francocentr�ee ?), peu attentive aux m�ediations qui ont impos�e ou combattuune telle d�epossession ? Pointe alors une autre interrogation : si « le capital symbolique,c’est ce capital que d�etient par surcroıt tout d�etenteur de capital » (303), commentpourrait-il etre premier, voire pr�ealable (317), dans la gen�ese de l’Etat ? Plus-value del’efficience d’autres capitaux, le capital symbolique peut difficilement passer pour un capi-tal sui generis ou originaire. D�ependant de performances, il est ouvert �a la d�evalorisation.Assimiler son accumulation �a un stockage, comme pour un bien physique (et faire del’Etat la « banque centrale de cr�edit symbolique » : 342), m�ene au f�etichisme et renddifficilement intelligible la dimension r�evocable, car extrins�eque, de cette ressource. Memequand celle-ci s’objective (dans des textes et des objets, des monuments et des embl�emes),son efficace se rejoue continument dans des relations. Lourde d’une acception objectale,voire substantialiste, l’expression « capital symbolique » tend �a faire d�evier Bourdieu, tout�a sa quete du substrat du pouvoir �etatique, de sa d�emarche relationnelle.
C’est parce qu’il consid�ere le droit et sa mise en forme des r�egles cens�ees r�egir lesconduites comme le summum du pouvoir symbolique qu’il fixe autant son attention sur lacontribution, certes cruciale, des juristes �a la construction de l’Etat moderne, tendant aupassage �a minorer la part d’autres types d’acteurs qui ont aussi puissamment concouru �afaire l’Etat, tels les militaires et les policiers (Jobard 2012), les diplomates et les financiers.Voulant percer le « myst�ere du minist�ere », n’a t-il pas exag�er�e le poids de la doxa ?Affirmer que l’Etat s’appuie principalement sur la doxa tend �a faire oublier qu’il ne s’estpas impos�e par la seule violence symbolique, sans coup f�erir, sans recourir aux « forces del’ordre », et qu’il existe aussi une doxa anti�etatique. Si la domination �etatique rel�eve in finede « l’adh�esion doxique », comment expliquer les oppositions qui scandent son histoire(des r�evoltes antifiscales aux guerres de religion, de la Fronde aux soul�evements paysans,pour le seul cas de la France) et la labilit�e du « capital symbolique » lors des processus ded�esobjectivation ?
Quid de la vuln�erabilit�e de l’Etat ?
Souvent hativement (dis)qualifi�e de « sociologue de la reproduction », Bourdieu privil�egieind�eniablement l’ordre, les structures tr�es structur�ees et tr�es structurantes, ce qui l’a amen�e
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�a d�elaisser les configurations voyant ces structures perdre en solidit�e, ou meme devenird�estructur�ees et d�estructurantes. L’Etat qu’il nous pr�esente, souverain, majestueux, m�eta(physique), capable de presque tout r�egenter, �a meme d’inculquer ses cat�egories de percep-tion �a tous ses sujets (549), renvoie �a l’image de ses mises en sc�ene, celle que voulurent endonner ses dirigeants. Comment d�es lors saisir le discr�edit, la d�esacralisation ? Incluredavantage dans son mod�ele des d�efaillances du mode de domination �etatique l’aurait peut-etre incit�e �a r�eviser cette image monolithique (celle d’une juridiction totale), discoursd’institution, qui occulte les contestations. Autre silence qui ne laisse pas d’intriguer, les�echos des �ev�enements qui secouent alors toute une s�erie d’Etats paraissent s’etre arret�esaux portes du Coll�ege de France (lors des 23 s�eances donn�ees entre 1990 et 1992,l’effondrement du « bloc de l’Est » n’est mentionn�e qu’une seule fois), des crises quimettent en cause sa th�ese d’une efficacit�e majeure de la domination symbolique parl’allongement des circuits de l�egitimation (Bourdieu 1989 : 555).
Pour pr�evenir toute lecture t�el�eologique de la « loi de la concentration » menant del’Etat dynastique �a l’Etat providence, Bourdieu l’appr�ehende comme un processus r�ever-sible, non-lin�eaire (mani�ere de critiquer l’�evolutionnisme de Weber et d’Elias), susceptibled’emprunter de nouvelles directions ou de comporter des reculs, l’Etat absolutistemarquant par exemple un arret dans la d�epersonnalisation du pouvoir. Cependant, leconcept de non-lin�earit�e ne signifie pas seulement absence de lin�earit�e, il s’applique �al’�emergence de boucles de r�etroactions ayant pour effet de changer une conformationd’ensemble, une structure : la s�equence de luttes impulsant une « r�evolution » peut etrecomprise comme une concat�enation de conflits �emergents reconfigurant les structuressociopolitiques. A deux reprises, il souligne l’importance du concept d’�emergence (130 et301), mais renonce �a s’en servir, ce qui serait pourtant tr�es utile pour �eclairer les processusde d�esobjectivation de structures �etatiques vuln�erables aux dynamiques sp�eculairesd’auto-amplification �a l’œuvre dans les guerres civiles, les r�evolutions et autres crises, con-figurations o�u des rapports de domination peuvent etre contest�es, o�u l’ordre sociopolitiqueparaıt s’effondrer et le capital symbolique s’�evaporer. Penser en termes d’�emergencepermettrait de dynamiser son usage cartographique du concept de champ (lui faisant�evoquer les « quatre coins de l’espace » ou le « cot�e gauche de l’espace social » : 41 et 43),qui demeure trop statique et synchronique, pas assez processuel, pour rendre raison de lamobilit�e des relations dont les fluctuations constituent �a la fois le produit et le moteurd’un champ (o�u « les choses bougent » : 518).
Son expos�e surplombant de l’institutionnalisation de l’Etat, qui conc�oit la « logique duchangement historique » en termes de « contradictions » et r�eduit les crises (toujoursant�erieures et latentes) �a l’actualisation de l’�etat des structures, �ecarte les phases ded�esobjectivation et les bifurcations. Les quelques remarques sur la r�evolution franc�aise tra-hissent ce point de vue tectonique (qui va jusqu’�a lui faire dire : « chacun des champsveut… » : 489), dont les conclusions se r�ev�elent �etonnamment proches de Tocqueville (bienqu’une seule fois cit�e), �a propos du role des juristes (« il y a un moment o�u l’arbitre a en-vie de venir jouer; et peut-etre que la R�evolution franc�aise, c’est un peu c�a » : 479) ou durenforcement subs�equent de la « logique �etatique ». S’il bute sur les processus �emergents,c’est aussi parce qu’il ne s’int�eresse pas �a la fac�on dont les acteurs ressentent, interpr�etentet, partant, modifient les situations dans lesquelles ils sont pris, n�egligeant de la sorte laforce instituante de l’�ev�enement et la variabilit�e du degr�e de structuration des pratiques.En livrant une explication centr�ee sur « le triomphe du mode de reproduction impersonnelsur le mode de reproduction personnel » (418), ne c�ede-t-il pas �a son tour �a une philoso-phie de l’histoire ? Un aveu (« J’ai publi�e La Noblesse d’Etat en 1989 pour faire voir que
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la R�evolution franc�aise, sur l’essentiel, n’avait rien chang�e… » : 546) laisse entendre queces formules �a l’emporte-pi�ece proc�edaient de raisons extrascientifiques.
Dans les ann�ees 1990, l’Etat devient explicitement un objet central de la sociologie deBourdieu, qui met l’accent sur la dimension symbolique de l’ascendant �etatique aumoment pr�ecis�ement o�u une certaine conception de l’Etat, dieu mortel, c�ede du terrain auxEtats-Unis et en Europe sous le coup (qui n’est pas que symbolique) de l’offensiven�eolib�erale, comme si la mont�ee en puissance du capital financier et du « march�e », uneautre puissante fiction agissante, venait contrecarrer la force gravitationnelle de l’Etat.Parall�element, le sociologue s’autorise ce qu’il s’interdisait jusque l�a en assumant un role deporte-parole pour soutenir des mobilisations au nom de la sauvegarde de « la main gauchede l’Etat », prise de position qui nous renseigne sur les tiraillements auxquels il devait faireface, et dont il fit un usage si f�econd pour les sciences sociales, entre la tentation du d�evoile-ment des ressorts cach�es (reconnaisance-m�econnaissance) de la domination et sonattachement �a la sociodic�ee universalisante de l’Etat, une « reconnaissance de dette » pourle moins d�echirante dont il n’ignorait pas qu’elle pouvait aussi passer pour le comble del’obsequium.
R�ef�erences
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Herv�e Rayner est Maıtre d’Enseignement et de Recherche suppl�eant en Science Politique �a l’Universit�e de Lau-
sanne. Il a obtenu son doctorat en Science Politique �a l’Universit�e de Paris Ouest Nanterre La D�efense. Ses trav-aux sur les scandales, la politique italienne et la politique suisse ont �et�e publi�es dans de nombreux livres, chapitres
de livre et revues. Adresse pour correspondance: Herv�e Rayner, Facult�es des Sciences Politiques et Sociales, Bureau
4337, G�eopolis, Universit�e de Lausanne, CH - 1015 Lausanne. Phone: 0041 21 692 31 31; Email: herve.
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