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Debate L’Etat, (re)producteur de l’ordre social ? HERV E RAYNER Universit e de Lausanne « Le sociologue fait quelque chose d’analogue au coup de force que fait l’Etat en s’approp- riant le monopole de la construction de la repr esentation l egitime du monde social », (Bourdieu SE: 70). Il convient de prendre la mesure du d efi relev e par Pierre Bourdieu dans les ann ees 1980 au regard de sa r eticence prolong ee a user du terme d’Etat (Lenoir 2012) bien que nombre de ses objets (de l’ ecole aux lieux neutres de l’id eologie dominante) eussent beaucoup a voir avec l’Etat. Longtemps assimil e a une d esignation st enographique faisant obstacle a la connaissance, le terme appara ^ ıt dans l’index de ses livres a partir de 1984, une occurrence qui augmente a mesure qu’il echafaude une th eorie g en erale des champs faisant de l’Etat un « m eta-champ » dont les luttes ont pour enjeu l’accumulation d’un « m eta-capital » orientant les luttes qui pr evalent dans tous les autres champs. L’Etat fait alors figure de « pouvoir cr eateur », d’« entit e th eologique » capable de (re)produire l’ordre social, d’ordonner a l’insu des agents leurs fac ßons de voir et de faire : « j’ etais moi-m^ eme victime de la pens ee d’Etat. Je ne savais pas que j’ ecrivais un article sur l’Etat : je pensais que j’ ecrivais un article sur le pouvoir symbolique. J’y vois maintenant une preuve de la force extraordinaire de l’Etat et de la pens ee d’Etat » (256). Bourdieu parle de l’Etat qui est en lui et qu’il tente de mettre a distance en se d eprenant de ses cat egories depuis une trajectoire sociale ( el eve boursier, militaire en pleine guerre d’Alg erie, professeur) et un point de vue, le Coll ege de France, grandement li es a l’Etat. Analyser l’Etat, c’est donc aussi, voire surtout, questionner notre rapport a l’Etat. Un objet impensable ? Dans ses cours, Bourdieu ne cesse de souligner la difficult e quasi insurmontable a penser l’Etat sans le faire depuis une pens ee d’Etat : l’Etat s’immisce partout, habite nos cerveaux en fac ßonnant nos structures cognitives. Soumettre l’Etat aux questions de sciences sociales etroitement solidaires de son essor s’av ere pour le moins ardu, d’autant qu’il faudrait r esis- ter a « la force de l’officiel » (60) emanant de cet objet qui implique l’observateur. Il y a l a une enorme tension entre la qu^ ete d’une distance objectivante et l’impossibilit e d’un point de vue externe. Le principal obstacle vient de ce que l’Etat nous conforme et nous fait croire en lui. L’Etat est incorpor e et naturalis e au point d’aller de soi. H eritier de l’ epist emologie bachelardienne, Bourdieu se demande s’il s’agit l a d’un « objet impen- sable » (13) tout en mettant en œuvre ce « programme impossible » (44), l’« entreprise un peu folle » consistant a « faire une th eorie g en erale de l’Etat » (72). Pour se pr emunir de l’emprise des discours d’institution et rendre la rupture possible, il s’efforce de retracer la Swiss Political Science Review 20(1): 43–48 doi:10.1111/spsr.12091 © 2014 Swiss Political Science Association

L'Etat, (re)producteur de l'ordre social ?

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Debate

L’Etat, (re)producteur de l’ordre social ?

HERV�E RAYNER

Universit�e de Lausanne

« Le sociologue fait quelque chose d’analogue au coup de force que fait l’Etat en s’approp-riant le monopole de la construction de la repr�esentation l�egitime du monde social »,(Bourdieu SE: 70).

Il convient de prendre la mesure du d�efi relev�e par Pierre Bourdieu dans les ann�ees 1980au regard de sa r�eticence prolong�ee �a user du terme d’Etat (Lenoir 2012) bien que nombrede ses objets (de l’�ecole aux lieux neutres de l’id�eologie dominante) eussent beaucoup �avoir avec l’Etat. Longtemps assimil�e �a une d�esignation st�enographique faisant obstacle �a laconnaissance, le terme apparaıt dans l’index de ses livres �a partir de 1984, une occurrencequi augmente �a mesure qu’il �echafaude une th�eorie g�en�erale des champs faisant de l’Etatun « m�eta-champ » dont les luttes ont pour enjeu l’accumulation d’un « m�eta-capital »orientant les luttes qui pr�evalent dans tous les autres champs. L’Etat fait alors figure de« pouvoir cr�eateur », d’« entit�e th�eologique » capable de (re)produire l’ordre social,d’ordonner �a l’insu des agents leurs fac�ons de voir et de faire : « j’�etais moi-meme victimede la pens�ee d’Etat. Je ne savais pas que j’�ecrivais un article sur l’Etat : je pensais quej’�ecrivais un article sur le pouvoir symbolique. J’y vois maintenant une preuve de la forceextraordinaire de l’Etat et de la pens�ee d’Etat » (256). Bourdieu parle de l’Etat qui est enlui et qu’il tente de mettre �a distance en se d�eprenant de ses cat�egories depuis unetrajectoire sociale (�el�eve boursier, militaire en pleine guerre d’Alg�erie, professeur) et unpoint de vue, le Coll�ege de France, grandement li�es �a l’Etat. Analyser l’Etat, c’est doncaussi, voire surtout, questionner notre rapport �a l’Etat.

Un objet impensable ?

Dans ses cours, Bourdieu ne cesse de souligner la difficult�e quasi insurmontable �a penserl’Etat sans le faire depuis une pens�ee d’Etat : l’Etat s’immisce partout, habite nos cerveauxen fac�onnant nos structures cognitives. Soumettre l’Etat aux questions de sciences sociales�etroitement solidaires de son essor s’av�ere pour le moins ardu, d’autant qu’il faudrait r�esis-ter �a « la force de l’officiel » (60) �emanant de cet objet qui implique l’observateur. Il y a l�aune �enorme tension entre la quete d’une distance objectivante et l’impossibilit�e d’un pointde vue externe. Le principal obstacle vient de ce que l’Etat nous conforme et nous faitcroire en lui. L’Etat est incorpor�e et naturalis�e au point d’aller de soi. H�eritier del’�epist�emologie bachelardienne, Bourdieu se demande s’il s’agit l�a d’un « objet impen-sable » (13) tout en mettant en œuvre ce « programme impossible » (44), l’« entreprise unpeu folle » consistant �a « faire une th�eorie g�en�erale de l’Etat » (72). Pour se pr�emunir del’emprise des discours d’institution et rendre la rupture possible, il s’efforce de retracer la

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gen�ese de l’Etat, reprenant le travail laiss�e en chantier par les « p�eres fondateurs » de lasociologie : sans surprise, Weber, Durkheim, Marx et Elias figurent en tete des 300 auteurscit�es.

Pour ce faire, il combine structuralisme g�en�etique et histoire compar�ee des processusd’�etatisation, mais il observe aussi l’Etat en actes, en s’attardant sur des situations ordi-naires (corriger des fautes d’orthographe, consulter un calendrier, remplir un formulaire)contextualis�ees bien au del�a de leur localisation ph�enom�enale. L’interaction entre unvendeur et un client au Salon de la maison individuelle est encadr�ee par des textes de loi,eux-memes issus des recommandations de commissions et plus largement de politiquespubliques (sur l’aide au cr�edit, l’acc�es �a la propri�et�e, etc.) qui r�esultent de rapports de forceentre des cord�ees d’agents issus des grands corps de l’Etat et positionn�es dans les mi-nist�eres et les grandes entreprises priv�ees de construction, relations qui, dans la France desann�ees 1970, ont tourn�e �a l’avantage de ceux qui estiment que « l’attachement �a l’ordresocial passe par l’adh�esion �a la propri�et�e » (43). Bourdieu s’appuie sur la topologiesociale si caract�eristique de ses travaux, une conception qui facilite le rep�erage d’homolo-gies, de positions communes �a de nombreux espaces auxquelles correspondent des disposi-tions et des prises de position plus ou moins �equivalentes. Syst�ematisant la dimensionrelationnelle de l’approche structuraliste pour s’�ecarter de toute repr�esentation substantial-iste de l’Etat, sans r�eduire pour autant les pratiques �a l’ex�ecution de r�egles transcendantes,il enrichit ici sa probl�ematique structurale en mixant longue dur�ee et d�emarche compara-tive, analysant le processus d’�etatisation en ses variations spatio-temporelles, de la Chineimp�eriale �a l’Angleterre m�edi�evale, de la France absolutiste �a l’Empire ottoman.

Cet �eclatement des lieux et des �epoques dans les nombreux exemples mentionn�es et lesconditions d’un discours oral le conduisent �a simplifier, �a condenser, �a exprimer sonpenchant pour la formule (« Les juristes, au fond, se servent de l’Eglise, de ressources four-nies en grande partie par l’Eglise pour faire l’Etat contre l’Eglise » : 526) et autres �equa-tions (concentration = universalisation + monopolisation : 314), au point de parfoisverser dans l’abstraction et meme un certain logicisme aff�erent �a son pari nomologique :« Le fondement des choses qui nous apparaissent les plus fondamentales, les plus r�eelles,les plus d�eterminantes “en derni�ere analyse”, n’est-il pas dans les structures mentales, dansdes formes symboliques, des formes pures, logiques, math�ematiques ? » (256). Il recourt �ala mod�elisation et invoque des « logiques » (« de la gen�ese des logiques », « duchamp », « de l’Etat dynastique », etc.) pour sch�ematiser des processus historiquescomplexes, ce qui ne va pas sans quelques approximations et inexactitudes qui l’exposentaux critiques des historiens attach�es �a l’aspect idiographique de la r�ealit�e sociale. Le mo-d�ele simplifie cette r�ealit�e pour d�egager une « logique �etatique » �a l’œuvre nonobstant lessingularit�es socio-historiques, l’h�et�erog�en�eit�e des secteurs dont les �echanges font l’Etat et lapluralit�e des « logiques » qui s’y t�elescopent. Ce qu’il pr�esente comme une loi de l’accumu-lation voit l’Etat gagner en force de gravitation �a mesure qu’il concentre et transforme desressources : « Je vais proposer un mod�ele de la logique selon laquelle me paraıt s’etre cons-titu�e l’Etat, c’est-�a-dire le processus de concentration de diff�erentes esp�eces du capital,processus qui s’accompagne d’un processus de transmutation. J’ai dit l’essentiel » (294).Cette « magie d’Etat » consiste notamment en la transmutation du priv�e en public: « l’Etattransforme des impots en culture », une contrainte fiscale se change en capital symbolique,en prestige. Le cours vise �a historiciser ce pouvoir alchimique li�e �a la centralit�e du « foyer�etatique ».

Un certain flou entoure ses d�efinitions et d�elimitations : Etat, champ bureaucratique,champ(s) �etatique(s), champ du pouvoir, de quoi parle-t-il exactement ? Si le champ du

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pouvoir d�esigne le « lieu o�u s’affrontent les d�etenteurs de capital, entre autres choses sur letaux de change entre les diff�erentes esp�eces de capital » (312), une d�efinition similaire dupouvoir �etatique nous est donn�ee dans un ouvrage paru un an apr�es ce cours (Bourdieu1992: 90). Dans cette recherche scientifique en train de se faire, le flottement d�efinitionnelne va pas sans tensions heuristiques: « Je voulais d�ecrire la gen�ese de l’Etat et en r�ealit�e jed�ecris la gen�ese du champ du pouvoir, c’est-�a-dire un espace diff�erenci�e �a l’int�erieur duquelles d�etenteurs de pouvoirs diff�erents luttent pour que leur pouvoir soit le pouvoir l�egitime.Un des enjeux �a l’int�erieur du champ du pouvoir est le pouvoir sur l’Etat commem�eta-pouvoir capable d’agir sur les diff�erents champs » (489). Au del�a de cescomplications s�emantiques inh�erentes au bricolage conceptuel, c’est l’�enigme de la domina-tion qu’il ne cesse d’interroger. Dans la soci�et�e kabyle faiblement diff�erenci�ee qu’il observaen devenant ethnologue, il rapportait la r�egularit�e des pratiques �a une « orchestration sanschef d’orchestre » (Bourdieu 1972 : 180) reposant sur la stabilit�e et l’homog�en�eit�e relativesdes habitus. Dans les soci�et�es plus diff�erenci�ees, o�u les habitus et les positions dansles diff�erents champs sont �a la fois des produits et des producteurs de cette diff�erenciation,l’ordre social ne semble pas moins orchestr�e, un agencement plus complexe large-ment assur�e par l’Etat. Cette th�ese marque une inflexion majeure de sa sociologie. Pourpenser l’Etat, il faut se demander comment la fiction �etatique d’un point de vue souverainet universel a pu devenir op�erante. « Comment se fait-il qu’on ob�eisse �a l’Etat ? C’est aufond c�a le probl�eme fondamental » (231). Sa r�eponse se veut tranch�ee : une th�eoriemat�erialiste du symbolique (264) serait d’autant plus pertinente que « l’Etat est le princi-pal producteur d’instruments de construction de la r�ealit�e sociale » (266) et qu’il« marcherait » essentiellement �a la violence symbolique.

Au commencement �etait le capital symbolique

L’espace-temps de l’ordre social paraıt impuls�e depuis un lieu dispenseur d’ordre (rev�e par lesphilosophes modernes, de Hobbes �a Leibniz), point focal et « g�eom�etral de toutes les perspec-tives », un centre ordonnateur des pratiques et des attentes des agents: « L’Etat structurel’ordre social lui-meme – l’emploi des temps, le budget-temps, nos agendas, toute notre vieest structur�ee par l’Etat – et, du meme coup, notre pens�ee ». (291). Par son pouvoir de nomi-nation, de d�el�egation et d’homologation, l’Etat extorque en douce le consensus, ce rapport deforce m�econnu : « C’est ce que j’appelle la violence symbolique ou la domination symboli-que, c’est-�a-dire des formes de contrainte qui reposent sur des accords non conscients entreles structures objectives et les structures mentales » (239). Les cerveaux semblent accord�es �aet par l’Etat, une syntonisation qui, th�ese centrale de ces cours, reproduit l’ordre social.L’ad�equation entre les positions et les dispositions sociales renforce et est renforc�ee par ladoxa: les pratiques avalis�ees par l’Etat paraissent r�egl�ees, n�ecessaires, �evidentes, « la force dumonde social r�eside dans cette orchestration des inconscients » (145). Inversant le sch�emamarxien (« le vieux sch�ema infrastructure/superstructure doit etre rejet�e, mais si on veut legarder, il faut au moins le mettre �a l’envers. Pour comprendre un miracle �economique, nefaut-il pas partir des formes symboliques ? » : 256), l’auteur de La distinction se d�emarqueaussi de Weber et Elias en insistant sur le primat du capital symbolique.

Dans une veine tr�es durkheimienne liant structures sociales et mentales, conformismelogique et moral, il accorde la primaut�e au capital symbolique pour expliquer la forced’attraction de l’Etat : « Le coup d’Etat o�u est n�e l’Etat t�emoigne d’un coup de force sym-bolique extraordinaire qui consiste �a faire accepter universellement, dans les limites d’uncertain ressort territorial qui se construit �a travers la construction de ce point de vue

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dominant, l’id�ee que tous les points de vue ne se valent pas et qu’il y a un point de vue,qui est dominant et l�egitime » (116). Si l’Etat r�esulte d’un processus de concentration deplusieurs types de capital (coercitif, �economique, culturel), c’est l’accumulation du capitalsymbolique qui serait primordiale pour en faire le garant de l’ordre �etabli. D�es Homoacademicus, il avait compl�et�e la formule w�eb�erienne pour attribuer �a l’Etat le « monopolede la violence symbolique l�egitime » (Bourdieu 1984 : 42). Cette th�ese soul�eve un s�erieuxprobl�eme puisque, �a la diff�erence de la contrainte physique l�egitime, l’Etat semble tr�es loinde d�etenir (ou meme de revendiquer) le « monopole de la violence symbolique l�egitime »,celle-ci s’av�erant pour le moins dispers�ee et provenant aujourd’hui de plus en plus desagences de notation, de la t�el�evision commerciale ou des campagnes publicitaires desmultinationales. Pourquoi Bourdieu a t-il persist�e dans cette assertion qui ne r�esiste pas �al’observation ? Du fait de son attrait, h�erit�e de Ernst Cassirer, pour la pr�egnancesymbolique ? Pour se distinguer d’un Charles Tilly faisant du degr�e de concentration de lacontrainte physique et du capital financier ses deux principales variables pour rendrecompte des formes prises par les Etats europ�eens (Tilly 1990) ?

En se focalisant sur la « monopolisation de l’universel », n’aurait-il pas surestim�el’autonomisation de la sph�ere �etatique (comme auto-constitu�ee) et adopt�e une perspectivestatocentr�ee (francocentr�ee ?), peu attentive aux m�ediations qui ont impos�e ou combattuune telle d�epossession ? Pointe alors une autre interrogation : si « le capital symbolique,c’est ce capital que d�etient par surcroıt tout d�etenteur de capital » (303), commentpourrait-il etre premier, voire pr�ealable (317), dans la gen�ese de l’Etat ? Plus-value del’efficience d’autres capitaux, le capital symbolique peut difficilement passer pour un capi-tal sui generis ou originaire. D�ependant de performances, il est ouvert �a la d�evalorisation.Assimiler son accumulation �a un stockage, comme pour un bien physique (et faire del’Etat la « banque centrale de cr�edit symbolique » : 342), m�ene au f�etichisme et renddifficilement intelligible la dimension r�evocable, car extrins�eque, de cette ressource. Memequand celle-ci s’objective (dans des textes et des objets, des monuments et des embl�emes),son efficace se rejoue continument dans des relations. Lourde d’une acception objectale,voire substantialiste, l’expression « capital symbolique » tend �a faire d�evier Bourdieu, tout�a sa quete du substrat du pouvoir �etatique, de sa d�emarche relationnelle.

C’est parce qu’il consid�ere le droit et sa mise en forme des r�egles cens�ees r�egir lesconduites comme le summum du pouvoir symbolique qu’il fixe autant son attention sur lacontribution, certes cruciale, des juristes �a la construction de l’Etat moderne, tendant aupassage �a minorer la part d’autres types d’acteurs qui ont aussi puissamment concouru �afaire l’Etat, tels les militaires et les policiers (Jobard 2012), les diplomates et les financiers.Voulant percer le « myst�ere du minist�ere », n’a t-il pas exag�er�e le poids de la doxa ?Affirmer que l’Etat s’appuie principalement sur la doxa tend �a faire oublier qu’il ne s’estpas impos�e par la seule violence symbolique, sans coup f�erir, sans recourir aux « forces del’ordre », et qu’il existe aussi une doxa anti�etatique. Si la domination �etatique rel�eve in finede « l’adh�esion doxique », comment expliquer les oppositions qui scandent son histoire(des r�evoltes antifiscales aux guerres de religion, de la Fronde aux soul�evements paysans,pour le seul cas de la France) et la labilit�e du « capital symbolique » lors des processus ded�esobjectivation ?

Quid de la vuln�erabilit�e de l’Etat ?

Souvent hativement (dis)qualifi�e de « sociologue de la reproduction », Bourdieu privil�egieind�eniablement l’ordre, les structures tr�es structur�ees et tr�es structurantes, ce qui l’a amen�e

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�a d�elaisser les configurations voyant ces structures perdre en solidit�e, ou meme devenird�estructur�ees et d�estructurantes. L’Etat qu’il nous pr�esente, souverain, majestueux, m�eta(physique), capable de presque tout r�egenter, �a meme d’inculquer ses cat�egories de percep-tion �a tous ses sujets (549), renvoie �a l’image de ses mises en sc�ene, celle que voulurent endonner ses dirigeants. Comment d�es lors saisir le discr�edit, la d�esacralisation ? Incluredavantage dans son mod�ele des d�efaillances du mode de domination �etatique l’aurait peut-etre incit�e �a r�eviser cette image monolithique (celle d’une juridiction totale), discoursd’institution, qui occulte les contestations. Autre silence qui ne laisse pas d’intriguer, les�echos des �ev�enements qui secouent alors toute une s�erie d’Etats paraissent s’etre arret�esaux portes du Coll�ege de France (lors des 23 s�eances donn�ees entre 1990 et 1992,l’effondrement du « bloc de l’Est » n’est mentionn�e qu’une seule fois), des crises quimettent en cause sa th�ese d’une efficacit�e majeure de la domination symbolique parl’allongement des circuits de l�egitimation (Bourdieu 1989 : 555).

Pour pr�evenir toute lecture t�el�eologique de la « loi de la concentration » menant del’Etat dynastique �a l’Etat providence, Bourdieu l’appr�ehende comme un processus r�ever-sible, non-lin�eaire (mani�ere de critiquer l’�evolutionnisme de Weber et d’Elias), susceptibled’emprunter de nouvelles directions ou de comporter des reculs, l’Etat absolutistemarquant par exemple un arret dans la d�epersonnalisation du pouvoir. Cependant, leconcept de non-lin�earit�e ne signifie pas seulement absence de lin�earit�e, il s’applique �al’�emergence de boucles de r�etroactions ayant pour effet de changer une conformationd’ensemble, une structure : la s�equence de luttes impulsant une « r�evolution » peut etrecomprise comme une concat�enation de conflits �emergents reconfigurant les structuressociopolitiques. A deux reprises, il souligne l’importance du concept d’�emergence (130 et301), mais renonce �a s’en servir, ce qui serait pourtant tr�es utile pour �eclairer les processusde d�esobjectivation de structures �etatiques vuln�erables aux dynamiques sp�eculairesd’auto-amplification �a l’œuvre dans les guerres civiles, les r�evolutions et autres crises, con-figurations o�u des rapports de domination peuvent etre contest�es, o�u l’ordre sociopolitiqueparaıt s’effondrer et le capital symbolique s’�evaporer. Penser en termes d’�emergencepermettrait de dynamiser son usage cartographique du concept de champ (lui faisant�evoquer les « quatre coins de l’espace » ou le « cot�e gauche de l’espace social » : 41 et 43),qui demeure trop statique et synchronique, pas assez processuel, pour rendre raison de lamobilit�e des relations dont les fluctuations constituent �a la fois le produit et le moteurd’un champ (o�u « les choses bougent » : 518).

Son expos�e surplombant de l’institutionnalisation de l’Etat, qui conc�oit la « logique duchangement historique » en termes de « contradictions » et r�eduit les crises (toujoursant�erieures et latentes) �a l’actualisation de l’�etat des structures, �ecarte les phases ded�esobjectivation et les bifurcations. Les quelques remarques sur la r�evolution franc�aise tra-hissent ce point de vue tectonique (qui va jusqu’�a lui faire dire : « chacun des champsveut… » : 489), dont les conclusions se r�ev�elent �etonnamment proches de Tocqueville (bienqu’une seule fois cit�e), �a propos du role des juristes (« il y a un moment o�u l’arbitre a en-vie de venir jouer; et peut-etre que la R�evolution franc�aise, c’est un peu c�a » : 479) ou durenforcement subs�equent de la « logique �etatique ». S’il bute sur les processus �emergents,c’est aussi parce qu’il ne s’int�eresse pas �a la fac�on dont les acteurs ressentent, interpr�etentet, partant, modifient les situations dans lesquelles ils sont pris, n�egligeant de la sorte laforce instituante de l’�ev�enement et la variabilit�e du degr�e de structuration des pratiques.En livrant une explication centr�ee sur « le triomphe du mode de reproduction impersonnelsur le mode de reproduction personnel » (418), ne c�ede-t-il pas �a son tour �a une philoso-phie de l’histoire ? Un aveu (« J’ai publi�e La Noblesse d’Etat en 1989 pour faire voir que

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la R�evolution franc�aise, sur l’essentiel, n’avait rien chang�e… » : 546) laisse entendre queces formules �a l’emporte-pi�ece proc�edaient de raisons extrascientifiques.

Dans les ann�ees 1990, l’Etat devient explicitement un objet central de la sociologie deBourdieu, qui met l’accent sur la dimension symbolique de l’ascendant �etatique aumoment pr�ecis�ement o�u une certaine conception de l’Etat, dieu mortel, c�ede du terrain auxEtats-Unis et en Europe sous le coup (qui n’est pas que symbolique) de l’offensiven�eolib�erale, comme si la mont�ee en puissance du capital financier et du « march�e », uneautre puissante fiction agissante, venait contrecarrer la force gravitationnelle de l’Etat.Parall�element, le sociologue s’autorise ce qu’il s’interdisait jusque l�a en assumant un role deporte-parole pour soutenir des mobilisations au nom de la sauvegarde de « la main gauchede l’Etat », prise de position qui nous renseigne sur les tiraillements auxquels il devait faireface, et dont il fit un usage si f�econd pour les sciences sociales, entre la tentation du d�evoile-ment des ressorts cach�es (reconnaisance-m�econnaissance) de la domination et sonattachement �a la sociodic�ee universalisante de l’Etat, une « reconnaissance de dette » pourle moins d�echirante dont il n’ignorait pas qu’elle pouvait aussi passer pour le comble del’obsequium.

R�ef�erences

Bourdieu, P. (1972). Esquisse d’une th�eorie de la pratique. Gen�eve : Droz.

Bourdieu, P. (1984). Homo academicus. Paris : Minuit.

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-. (1992). R�eponses. Paris: Seuil.

Jobard, F. (2012). L’Etat, de l’appareil �a l’apparat. Critique 780 : 388–400.

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Herv�e Rayner est Maıtre d’Enseignement et de Recherche suppl�eant en Science Politique �a l’Universit�e de Lau-

sanne. Il a obtenu son doctorat en Science Politique �a l’Universit�e de Paris Ouest Nanterre La D�efense. Ses trav-aux sur les scandales, la politique italienne et la politique suisse ont �et�e publi�es dans de nombreux livres, chapitres

de livre et revues. Adresse pour correspondance: Herv�e Rayner, Facult�es des Sciences Politiques et Sociales, Bureau

4337, G�eopolis, Universit�e de Lausanne, CH - 1015 Lausanne. Phone: 0041 21 692 31 31; Email: herve.

[email protected]

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