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f p y éditions des cultures L’évolution numériques Christian Licoppe Sous la direction de inno vation De la mutation du lien social à l’organisation du travail

L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

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L'utilisation massive des nouveaux services d’information et de communication au travers des mobiles et de l’Internet, tant dans le monde professionnel qu’au niveau du grand public, a provoqué une nouvelle précipitation du développement de nos sociétés. Cela constitue un moteur d’évolution puissant qui amplifie les ressorts fondamentaux des mutations des sociétés humaines. Tout notre quotidien est en phase de mutation critique et impacté par les nouvelles technologies de l’information et de communication : Travail, mobilité, ubiquité, modernité, connaissances, écologie, production des contenus, loisirs, administration, justice, migrations, identité, redéfinition de l’espace public et privé,......jusqu’au lien social, notre représentation et même notre propre corps. Ces évolutions ne transforment pas que nos sociétés occidentales, mais bien l’ensemble du monde. L’ouvrage analyse et traite en profondeur l’intensification de cette nouvelle phase de l’humanité et en décrypte tous les nouveaux usages qui modifient la société. Il est le fruit du travail entre les meilleurs chercheurs et spécialistes, et c’est le premier qui décrypte et rend compte, au moyen d’études et d’exemples concrets, des transformations et évolutions en cours de la société à l’âge du numérique. Il permet de donner à tous des outils et des pistes de réflexion pour ne pas laisser l’homme sans recul, face à la force des technologies et de leurs empreintes sur notre vie à tous.

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L’utilisation massive des TIC a provoqué une précipitation du développement de nos sociétés.Elles nous accompagnent dans toutes nos activités, deviennent les technologies du vivreensemble, de l’intelligence collective, et le support dominant des processus d’échange et de régulation au sein de nouvelles cultures numériques.

Tout notre quotidien est en phase de mutation critique et transformé en profondeur : travail, mobilité, connaissances, écologie, production des contenus, loisirs, administration, justice, migrations, identité, espace public, intimité, lien social, et même notre propre corps.Comment comprendre tous ces enjeux de sociétés ?

Fruit de plusieurs années de recherche et du travail d’une dizaine de contributeurs parmi les meilleurs chercheurs et spécialistes de l’Institut Télécom, cet ouvrage décrypte toutes les transformations de notre société sous l’influence des TIC, les nouveaux usages, les évolutions en cours et leurs conséquences.

Lire L’Évolution des cultures numériques, c’est s’ouvrir à des analyses et des pistes de réflexion qui permettront de ne pas laisser l’homme sans recul face à la force des technologies. C’est aussiun outil indispensable pour mettre en place des stratégies de développement au service de tous.

f pyéditions

f pyéditions

9 782916 571133

ISBN 978-2-916571-13-3

23,90 € TTC(Prix France)

www.fypeditions.com

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Collectioninnovation

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Ouvrage collectif, sous la direction de Christian Licoppe, réalisé en partenariat avec l’Institut Télécom.Christian Licoppe dirige le département Sciences Économiques et Sociales de Télécom ParisTech.

des culturesL’évolution

numériques

Christian LicoppeSous la direction de

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De la mutation du lien social à l’organisation du travail

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Copyright © 2009 FYP Éditions

Copyright © 2009 Institut Télécom

Le Code de propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Un ouvrage de la collection Innovationwww.fypeditions.com

Ouvrage collectif sous la direction de Christian Licoppe

www.institut-telecom.fr

Révision : Correcteurs en LimousinPhotogravure : IGS

Ce livre a été imprimé sur les presses de l’imprimerie Chirat.

Cet ouvrage a reçu le soutien du Conseil régional du Limousin et du ministère de la Culture et de la Communication, DRAC du Limousin, avec le concours du Centre régional du livre en Limousin

et de l’Association limousine de coopération pour le livre (CRLL - ALCOL).

© 2009, FYP Éditions, FranceISBN : 978-2-916571-13-3

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Sous la direction de

Christian Licoppe

Collection Innovation

des culturesL’évolution

numériques

De la mutation du lien social à l’organisation du travail

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Nicolas Auray, Télécom ParisTech, Département Sciences Économiques et Sociales, membre du groupe de sociologie politique et morale à l’EHESS.

Anne Bationo-Tillon, France Télécom, Orange Labs.

Valérie Beaudouin, Télécom ParisTech, Département Sciences Économiques et Sociales.

Annie Blandin, Télécom Bretagne, Département Logique des Usages, SciencesSociales et de l’Information.

Annabelle Boutet, Télécom Bretagne, Département Logique des Usages,Sciences Sociales et de l’Information.

Dominique Cardon, Laboratoire SENSE, Orange Labs.

Pierre-Antoine Chardel, Télécom & Management SudParis, DépartementLangues et Sciences Humaines.

Sylvie Craipeau, Télécom & Management SudParis, Département Droit,Économie, Finances, Sociologie.

Jérôme Denis, CNRS, Télécom ParisTech, Département Sciences Économiqueset Sociales.

Dana Diminescu, Télécom ParisTech, Département Sciences Économiques et Sociales.

Gérard Dubey, Télécom & Management SudParis, Département Droit, Economie,Finances, Sociologie.

Isabelle Garron, Télécom ParisTech, Département Sciences Économiques et Sociales.

Laurent Gille, Télécom ParisTech, Département Sciences Économiques et Sociales.

Claudine Guerrier, Télécom & Management SudParis, Département Droit,Économie, Finances et Sociologie.

Catherine Lejealle, Institut Télécom, Télécom ParisTech, Département SciencesÉconomiques et Sociales.

Contributeurs

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Claire Levallois-Barth, Télécom ParisTech, Département Sciences Économiqueset Sociales.

Christian Licoppe, Télécom ParisTech, Responsable du Département SciencesÉconomiques et Sociales.

Jeanne Mercier, EHESS

Frédéric Moatty, CNRS, centre d’Études de l’Emploi.

Julien Morel, Télécom ParisTech, Département Sciences Économiques et Sociales.

Pierre Musso, professeur de Sciences de la Communication, université Rennes II & professeur associé à l’Institut Télécom, Télécom ParisTech, DépartementSciences Économiques et Sociales.

David Pontille, CNRS-EHESS, équipe « Anthropologie de l’écriture ».

Serge Proulx, Université du Québec, Montréal, et chercheur associé à TélécomParisTech, Département Sciences Économiques et Sociales.

Moustafa Zouinar, France Télécom, Orange Labs.

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SommaireL‘évolution des cultures numériques

Chapitre 1 - Le lien social

1 L’usage des objets communicationnelsSerge Proulx

2 Les dynamiques des sociabilitésValérie Beaudouin

3 La « présence connectée »Christian Licoppe

4 La téléphonie mobile et le lien socialen Afrique subsaharienneIsabelle Garron, Laurent Gille

5 Le design de la visibilitéDominique Cardon

6 Les communautés en ligne et les nouvelles formes de solidaritéNicolas Auray

7 Le corps en jeuSylvie Craipeau, Gérard Dubey

Chapitre 2 - Les mobilités

1 Mobilité, ubiquité et sociabilitéChristian Licoppe

2 e-diasporas : les nouvelles communautés de migrants connectésDana Diminescu

3 Les technologies nomades et la transparence communicationnellePierre-Antoine Chardel

4 L’écologie informationnelle des lieux publicsJérôme Denis, David Pontille

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Chapitre 3 - Les TIC et les activités professionnelles

1 Le poids du niveau d’éducation dans l’accès à l’informatiqueFrédéric Moatty

2 Les TIC dans la filière de la pêche maritimeAnnabelle Boutet

3 Le travail invisible de l’informationJérôme Denis

4 Le travail en réseau : de Linux à WikipédiaNicolas Auray

Chapitre 4 - Du multimédia dans les mobiles

1 Télévision sur mobile ou télévision mobile ?Catherine Lejealle

2 Usages de la visiophonie mobileJulien Morel, Christian Licoppe

3 Les usages amateurs de la vidéo sur le téléphone mobileAnne Bationo-Tillon, Moustafa Zouinar

4 Les images, l’écran et le téléphone mobileRetour sur un art photographique du quotidienIsabelle Garron, Jeanne Mercier

Chapitre 5 - La sécurité et la protection des données

1 Protection des données personnelles et confianceAnnie Blandin

2 Navigo : simplification ou traçabilité absolue ?Claire Levallois-Barth

3 TIC et compétitivité de l’entrepriseClaudine Guerrier

4 Des hommes, des machines et des donnéesJérôme Denis

Conclusion - Usages et imaginaires des TICPierre Musso

Bibliographie

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Le lien social

Chapitre 1

La sociabilité est l’art du vivre ensemble. Elle rassemble toutes les manièresconventionnelles d’interagir, grâce auxquelles les hommes d’une époque et d’une culture

parviennent à ajuster les moments de la présence et de l’absence, les rythmes de l’échange et du silence. Les technologies de communication sont les instruments de la sociabilité, sur lesquels les hommes s’appuient pour développer des formes

spécifiques dans l’art subtil d’entretenir le lien et de conduire le commerce interpersonnel.Dans le monde occidental contemporain où l’absence s’oppose généralement à la présence,

la lettre et le téléphone ont souvent été utilisés comme des moyens pour construire des formes de présence intermédiaire, pour suppléer à la présence, sans jamais pouvoir

complètement s’y substituer. La caractéristique de cet usage est que plus les participantssont proches relationnellement et éloignés – au sens où les rencontres en face-à-face sont difficiles –, plus les échanges médiatisés sont longs – car leur richesse témoigne

de la force du lien – et moins ils sont fréquents.Les vingt dernières années ont vu un renversement de perspective : les technologies

de communication, avec principalement les dispositifs mobiles, ne jouent plus un rôle de substitution au face-à-face, mais constituent une ressource pour construire une

présence généralisée ou « connectée », concomitante à la multiplication des dispositifs de communication interpersonnelle. Les personnes se contactent sans cesse, avec toutes

les ressources disponibles. De nombreux échanges sont courts et valent plus pour le gesteque le contenu, comme le montrent en particulier les usages des SMS.

Avec la « présence connectée », les frontières entre présence et absence se brouillent, mais c’est le silence ou l’indisponibilité qui deviennent problématiques.

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12 L’évolution des cultures numériques

L’usage des objetscommunicationnels

Serge Proulx

Les interactions entre personnes humaines sont traversées en permanence

par une série de médiations, notamment techniques. Les dispositifs techniques

désignés ici en tant qu’objets communicationnels sont des agents médiateurs

qui suscitent les interactions sociales. L’objet communicationnel peut être défini

comme un objet disposant d’une « force » (au sens du sociologue et anthropo-

logue français Marcel Mauss) pouvant favoriser des pratiques d’interaction,

d’échange, de coopération, de coordination entre individus et entre groupes.

Les pratiques de communication suscitées par l’usage des objets communica-

tionnels sont susceptibles d’induire un type particulier de socialisation et, éven-

tuellement, une transformation dans la nature du lien social. Nous vous propo-

sons ici deux pistes pour approfondir les études d’usage de ces objets commu-

nicationnels. D’une part, une articulation avec les travaux sur l’innovation permet-

tant de penser la coordination entre les pratiques des concepteurs des objets et

les pratiques d’usage. D’autre part, une prise en compte des approches socioco-

gnitives (telle que l’hypothèse de la cognition distribuée) pour appréhender

l’usage des dispositifs dans un contexte organisationnel situé. La conception et

l’usage des objets techniques ne sont pas des opérations purement techniques :

l’usage d’un dispositif technique comporte une signification sociale qui ouvre

vers un horizon culturel et politique. L’interpellation des perspectives classiques

de la sociologie des usages, par des approches orientées vers l’innovation ou la

cognition sociale, montre que la question des significations sociales des objets

techniques – notamment sous son aspect normatif – est fondamentale pour une

compréhension approfondie des usages des objets communicationnels.

De la communication médiatisée aux objets communicationnelsLes objets communicationnels sont constitués aujourd’hui le plus souvent de

dispositifs numériques. Ainsi, les pratiques des blogueurs, des joueurs en ligne,

des usagers du courrier électronique, des internautes participant à des forums

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de discussion, etc., sont médiatisées par le recours à des supports informatiques

comme l’ordinateur, par des réseaux numériques comme internet, par des dis-

positifs de téléphonie mobile. Il faut remonter à l’émergence du domaine dit de

la « communication médiatisée par ordinateur » (CMO) pour saisir la pertinence

et l’importance aujourd’hui de ce que signifie cette prégnance d’objets commu-

nicationnels devenus partie prenante du quotidien dans les sociétés fortement

informatisées. La notion de CMO n’est pas d’un usage courant dans les milieux

de la recherche francophone. Il s’agit de la traduction française de l’expression

« Computer Mediated Communication » (CMC), terme inventé par des cher-

cheurs des États-Unis d’Amérique pendant les années 1970 pour décrire l’émer-

gence d’un nouvel usage communicationnel de l’ordinateur.

Cette expression désigne, d’une part, une catégorie d’objets d’analyse facile-

ment discernables. Je veux parler ici des multiples dispositifs de communication

mis au point au fil de la convergence de l’informatique avec les télécommunica-

tions. Ainsi, l’internet a maintenant rendu banal l’usage du courrier électronique

et autres messageries, les forums de discussion, les transferts en ligne de

fichiers, les recherches et multiples transactions sur le web, les systèmes syn-

chrones de bavardage en ligne (les chats comme l’Internet Relay Chat), les dis-

positifs d’échanges synchrones faisant appel à l’affichage textuel et /ou gra-

phique (MUDs, MOOs). Il faudrait également ajouter les intranets et les systèmes

asynchrones et synchrones de travail collaboratif facilité par l’informatique (Com-

puter Supported Cooperative Work).

D’autre part, avec le temps, le terme CMO a eu tendance à désigner aussi les

travaux d’une communauté spécifique de chercheurs – largement en prove-

nance des départements de communication des universités américaines, mais

auxquels des chercheurs de multiples provenances disciplinaires et géogra-

phiques s’identifient aujourd’hui – qui définissent la CMO comme une perspec-

tive spécifique de recherche. En d’autres mots, la CMO correspondrait ici à une

nouvelle tradition de recherche (1) qui se serait constituée pendant les décennies

1970-1980 et qui aurait connu un moment décisif de développement pendant

les années 1990 en raison de l’expansion extraordinaire d’internet à partir de

1995. Ce processus est effectivement en marche, surtout à partir des États-Unis

d’Amérique. La faiblesse la plus flagrante de ces nouveaux courants de

recherche reste certainement le manque d’assises théoriques solides.

Chapitre 1 Le lien social 13

(1) L’expression « tradition de recherche » désigne généralement pour une communauté scientifique donnée, unensemble de problématiques, de concepts et de cadres théoriques spécifiques, le fait de privilégier un certain type deméthodes de recherche, la création de revues spécialisées et d’associations professionnelles propres, l’organisation decolloques spécifiques.

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D’emblée, l’une des faiblesses théoriques consiste à ne pas suffisamment

articuler les problématiques CMO aux grandes composantes des contextes

social, économique, culturel et politique. Jusqu’ici, de nombreux travaux ont

porté sur l’évaluation des pratiques de CMO à l’aune des critères propres à la

communication en face-à-face. Ce type de recherches a contribué à fétichiser la

communication dyadique interhumaine. Les chercheurs ont eu tendance en

outre à se centrer presque exclusivement sur les interactions humains-machines

en réduisant le contexte pertinent d’explication au noyau dyadique de la commu-

nication en face-à-face et à ses caractéristiques immédiatement psychologiques,

ergonomiques et psychosociologiques.

Si la CMO veut s’affirmer dans l’avenir comme une tradition scientifique de

recherche importante, il faudra notamment qu’elle s’appuie sur des approches

théoriques fortes de la médiation et de la médiatisation, de l’usage des objets

techniques et, en particulier, de ce que signifie d’un point de vue multidimen-

sionnel et transdisciplinaire, l’usage situé de dispositifs de communication en

contexte. Dans ce lent processus d’institutionnalisation du domaine d’étude, l’on

pourrait soutenir que le domaine de la CMO s’est constitué jusqu’ici davantage à

partir d’un « carrefour de problématiques » plutôt qu’en se stabilisant en une tra-

dition de recherche unique. Jusqu’à présent, le domaine d’étude a été abordé

simultanément par des chercheurs en provenance de plusieurs domaines disci-

plinaires : psychologie, psychosociologie, ergonomie de l’interaction humain-

machine (HCI), sciences de l’information et de la communication, linguistique,

sociologie, technologie et sciences de l’ingénieur, philosophie de la technique.

Parfois, certaines de ces problématiques étaient résolument interdisciplinaires.

Nous devons rester épistémologiquement vigilants devant toute problémati-

sation de la communication ou de questions de société qui poserait d’abord et

exclusivement les problèmes à étudier en termes de « dispositifs techniques ».

Ne perdons pas de vue le danger épistémologique d’une pensée trop marquée

par le déterminisme technique si on se braque d’abord et exclusivement sur le

dispositif technique. Il ne faudrait pas que nos réflexions sur les dispositifs nous

fassent oublier les rapports sociaux entre groupes d’acteurs qui se jouent à tra-

vers la conception, le contrôle et l’usage de ces dispositifs. Ceux-ci ne sont pas

uniquement des « dispositifs techniques » : les objets communicationnels agis-

sent également comme agents médiateurs dans les processus d’échange éco-

nomique, de coordination d’activités et de coopération entre humains.

14 L’évolution des cultures numériques

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Ces interactions entre personnes humaines – décrites dans la littérature des

sciences sociales sous les appellations de « relations sociales » et de « relations

humaines » – sont rarement « pures », c’est-à-dire existant sans le recours à une

instance de médiation, dans un pur face-à-face, ou dans un pur corps-à-corps.

Ces interactions sont traversées en permanence par une série de médiations,

notamment techniques. Les « objets communicationnels » sont précisément des

dispositifs techniques qui peuvent être considérés comme des agents média-

teurs suscitant les interactions sociales. L’objet communicationnel peut être

défini comme un objet technique disposant d’une « force » (au sens où Marcel

Mauss décrit la force de « la chose qu’on donne » dans son Essai sur le don)

pouvant favoriser des pratiques d’interaction, d’échange, de coordination entre

individus et entre groupes. Par conséquent, ces pratiques de communication

sont susceptibles d’induire un type particulier de socialisation et une transforma-

tion dans la nature du lien social.

L’articulation avec les travaux sur l’innovation :la coordination entre la conception et l’usage

La théorie de l’acteur-réseau (Actor-Network Theory – ANT) a été développée

par des chercheurs du Centre de sociologie de l’innovation (CSI) de l’École des

Mines de Paris. Ce courant d’études n’est pas orienté a priori sur les usages. Ces

chercheurs s’intéressent avant tout à la genèse des innovations techniques et

industrielles. Leur postulat de départ pourrait se formuler ainsi : l’acte d’invention

technique n’est pas le pur produit d’une scientificité qui se situerait en dehors

des rapports sociaux. Au contraire, pour étudier la genèse des innovations, il faut

remonter en amont des produits offerts et mettre à plat les réseaux socio-écono-

miques des acteurs impliqués dans ce processus de mise au point de l’inven-

tion. L’innovation technique est un processus social. Comme l’écrit la sociologue

et ingénieur française, directrice du Centre de sociologie de l’innovation (CSI) de

Mines ParisTech, Madeleine Akrich : « [...] Le processus d’innovation est décrit

comme la construction d’un réseau d’association entre des entités hétérogènes,

acteurs humains et non humains. À chaque décision technique, l’innovateur

éprouve les hypothèses sur lesquelles il s’est appuyé [...] ; en acceptant au fil de

ces épreuves de négocier les contenus techniques, il mobilise toujours davan-

tage d’entités et étend son réseau. »

Chapitre 1 Le lien social 15

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Ces travaux utilisent la catégorie analytique de la « traduction » : les innova-

teurs se constituent comme porte-parole de leurs alliés, ils cherchent, selon le

sociologue Michel Callon, à traduire les désirs, les intérêts et les aspirations des

entités qu’ils ont réussi à mobiliser. Contrairement à la sociologie classique des

innovations qui traite les objets techniques comme un déjà-là sans possibilité de

modification, les objets et les dispositifs techniques ne sont pas considérés a

priori comme stabilisés dans une forme définitive. Il devient nécessaire d’étudier

le processus social et dynamique de construction de ces artefacts qui apparais-

sent sous une forme spécifique. D’où le principe de méthode consistant à identi-

fier les réseaux socio-économiques d’acteurs (macroacteurs) qui organisent la

construction de ces objets techniques (firmes industrielles, laboratoires de

conception, agences gouvernementales). On peut ainsi imaginer diverses straté-

gies méthodologiques pour réaliser un tel programme de recherche : par exem-

ple, l’étude des controverses entourant un projet d’innovation spécifique ou l’eth-

nographie d’une organisation au moment de l’introduction d’une innovation don-

née. Par le biais d’une observation participante, le chercheur suit ainsi les trajec-

toires et les stratégies d’un certain nombre d’acteurs en regard de l’implantation

de cette innovation (tactiques de mobilisation et stratégies d’enrôlement d’alliés

humains et non humains par les innovateurs) au sein et en dehors de l’organisa-

tion.

Cette approche centrée sur l’innovation a conduit progressivement ces cher-

cheurs à la découverte du rôle important joué par les usagers dans le processus

d’innovation et dans la conception même des objets techniques. Les utilisateurs

des objets techniques font partie de la chaîne innovante ; les pratiques des utili-

sateurs sont parties prenantes du processus d’innovation. Des mécanismes de

coordination entre la conception et l’utilisation se mettent ainsi en place tout au

long du procès de stabilisation des modes d’usage. Il apparaît pertinent pour les

concepteurs des objets techniques de prendre en compte dès le moment de

leurs premières définitions de la fonction de l’objet technique qu’ils retiendront,

les pratiques effectives, les perceptions et les suggestions de modification du

prototype formulées par les premiers utilisateurs.

Dans l’enchevêtrement des relations entre les représentations des concep-

teurs et les représentations des utilisateurs, la construction progressive et dyna-

mique de l’objet technique (modèle physique) évolue au fur et à mesure de la

prise en compte par les concepteurs d’une analyse des qualités et défauts per-

16 L’évolution des cultures numériques

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çus par les utilisateurs (modèle perceptif). Dans certains cas, des chercheurs ont

insisté sur le fait que les concepteurs sont virtuellement les premiers utilisateurs

des artefacts qu’ils construisent. Par ailleurs, on a constaté à maintes reprises

qu’une fois l’objet technique stabilisé dans la forme définitive de l’étape de la

commercialisation, les pratiques effectives des usagers ne coïncident jamais

entièrement avec les usages imaginés par les concepteurs.

La rencontre avec les approches sociocognitives :saisir l’usage dans un contexte organisationnel situé

Des chercheurs, s’inspirant d’approches sociales de la cognition, réservent,

dans les descriptions des conduites qu’ils observent, une place importante au

contexte organisationnel dans lequel se déploient les relations sociales de même

que les interactions entre humains et dispositifs techniques. L’environnement

organisationnel comprend non seulement les groupes et réseaux d’acteurs

humains, mais aussi un certain nombre de supports cognitifs externes agissant

comme instances de médiation dans l’appropriation et l’usage des dispositifs

techniques. Ces approches – inspirées par l’ethnométhodologie, l’anthropologie

et l’écologie cognitives, la sociologie de la proximité et l’analyse de l’action située

– mettent en avant un postulat de méthode voulant que le contexte organisation-

nel dans lequel se déroulent les pratiques d’usage puisse être considéré comme

un prolongement des capacités cognitives des êtres humains qui le constituent.

Cet environnement organisationnel est équivalent à un ensemble de ressources

cognitives (mémorisation, calcul, topographie, organisation de l’espace) dans

lesquels les acteurs humains puisent pour accomplir leurs actions.

Ce regroupement de traditions de recherches prend en compte la dimension

cognitive des pratiques d’usage des artefacts informationnels à partir de plu-

sieurs disciplines se situant à la croisée des sciences sociales et des sciences

naturelles : psychologie cognitive et ergonomie ; anthropologie cognitive ; prag-

matique des régimes d’action ; cognition distribuée.

Attardons-nous maintenant sur l’hypothèse de la cognition distribuée. Que

faut-il entendre au juste par cette expression ? Cette notion renvoie à l’idée d’in-

telligence coopérative ou d’élaboration collective de projets, ou encore de coo-

pération en réseau orientée vers la réalisation de tâches complexes. La cognition

distribuée évoque l’idée d’une distribution sociale nécessaire des connaissances

et de l’agence (agency) dans l’accomplissement de tâches diverses. Le proces-

Chapitre 1 Le lien social 17

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sus cognitif est partagé par plusieurs agents sur le site où s’accomplit la tâche.

On notera qu’il est possible d’avoir une telle coopération même en situation de

conflits (petits groupes, organisations, collectivités). Ce qui veut dire que ce type

de situation est caractérisé par un consensus sur le cadre des opérations ou sur

le code des interactions qui s’y jouent, indépendamment des conflits pouvant

exister entre agents. Parmi les approches sociocognitives, l’hypothèse de la cog-

nition distribuée ouvre vers une problématique de désindividualisation et de dés-

internalisation des processus cognitifs. Risquons une première définition synthé-

tique : un processus de cognition distribuée advient lorsque plusieurs agents

partagent un même stock de ressources cognitives (connaissances formelles ou

informelles, capacité à composer avec l’environnement et à improviser, procé-

dures, plans à utiliser en situation d’urgence, etc.) en vue de l’accomplissement

de tâches qu’il serait impossible de réaliser par l’action d’un agent solitaire.

Quelles conséquences peut-on tirer de ces rencontres avec les approches

sociocognitives ? On peut retenir trois pistes :

Il apparaît pertinent de penser l’usage comme un processus cognitif qui ne

réside pas exclusivement à l’intérieur du cerveau et du corps de l’usager indivi-

duel : la cognition en acte est toujours socialement située et distribuée dans un

contexte culturel plus large. La sociologie classique des usages a eu trop ten-

dance à se centrer sur les acteurs individuels. L’accent est mis ici sur le contexte

organisationnel qui structure les pratiques d’usage.

L’usager se représente les fonctionnalités de l’artefact ; ces cartes mentales

influencent l’éventail des usages possibles imaginés par lui. Les représentations

mentales (mental maps) individuelles de ces objets informationnels surgissent

dans un contexte social plus large ; il y a une interinfluence entre ces représenta-

tions mentales individuelles et le stock de représentations sociales qui consti-

tuent l’esprit du temps. Toutes ces représentations enchevêtrées agissent sur la

matérialité des pratiques des individus avec les objets communicationnels.

Il devient adéquat de saisir l’usage comme s’insérant dans un environne-

ment cognitif constitué d’un réseau de ressources organisationnelles structu-

rantes. On pourrait alors définir cet environnement cognitif comme le réseau

d’agents cognitifs humains et non humains dans lequel l’usage se structure. Les

pratiques liées à cet usage constituent en elles-mêmes la force structurante du

réseau. L’artefact informationnel peut être décrit comme un objet communica-

18 L’évolution des cultures numériques

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tionnel, c’est-à-dire un dispositif qui induit des possibilités de communication

pratique du seul fait de sa présence dans l’environnement cognitif (défini comme

réseau d’actants cognitifs).

La conception technique n’est donc pas une opération purement technique :

un dispositif technique n’est pas seulement constitué d’éléments techniques, il

comporte une signification sociale et ouvre vers un horizon culturel et politique,

d’après Feenberg. L’interpellation des perspectives classiques de la sociologie

traditionnelle des usages par des approches épistémologiques orientées vers

l’innovation sociotechnique ou la cognition sociale montre que la question des

significations sociales des objets techniques reste pertinente et fondamentale

pour une compréhension critique des usages. Il s’agit en effet de bien saisir la

fonction normative des significations sociales qui participent ainsi à l’incorpora-

tion de normes d’usage dans la matérialité même du dispositif technique. En

d’autres mots, l’architecture d’un objet technique ne sera pas seulement détermi-

née par la fonction de l’objet retenue par les concepteurs : elle sera aussi délimi-

tée par la signification sociale attribuée à l’objet par les concepteurs et par les

usagers à l’aune d’un horizon culturel constitué de l’ensemble des présupposi-

tions qui constituent le tissu social.

Trois pistes pour l’avenir des recherches sur les usages

Nous devons rester épistémologiquement vigilants pour ne pas étudier les

objets communicationnels exclusivement en termes de dispositifs techniques.

La question des significations sociales des objets techniques – notamment dans

leur aspect normatif – apparaît fondamentale pour une compréhension appro-

fondie des usages des objets communicationnels.

Les recherches sur les usages doivent s’arrimer plus étroitement aux tra-

vaux sur l’innovation sociotechnique : les utilisateurs des objets techniques font

partie de la chaîne innovante ; les pratiques des utilisateurs sont parties pre-

nantes du processus d’innovation. Une articulation serrée avec les travaux sur

l’innovation permettra notamment de mieux penser la coordination entre les pra-

tiques des concepteurs des objets et les pratiques des usagers de ces objets.

Par ailleurs, les approches récentes en termes d’innovation ascendante et de

crowdsourcing montrent que certains utilisateurs peuvent devenir des acteurs

moteurs du processus innovant.

Chapitre 1 Le lien social 19

011-074-Chap01-CultNum:Inno-Bau 20/04/09 18:09 Page 19

Page 21: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

Il apparaît nécessaire d’approfondir les recherches sur les usages qui s’arti-

culent avec des approches sociocognitives – notamment l’hypothèse de la cog-

nition distribuée – pour appréhender l’usage dans un contexte organisationnel

situé. La sociologie classique des usages a eu tendance à trop se centrer sur les

acteurs individuels. L’accent est mis ici sur le contexte organisationnel qui struc-

ture les pratiques d’usage des individus agissant en collectifs connectés. L’arte-

fact informationnel (que constitue le dispositif technique) agit en tant qu’objet

communicationnel du seul fait de sa présence dans un environnement organisa-

tionnel défini comme réseau d’actants cognitifs.

20 L’évolution des cultures numériques

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Les dynamiques des sociabilitésValérie Beaudouin

La sociabilité recouvre au moins deux dimensions : le réseau abstrait des

relations et les contacts effectifs. Comme pour la langue où l’on distingue la com-

pétence de la performance, le réseau abstrait et potentiel ne se superpose pas

au réseau réalisé et effectif : en particulier, il peut y avoir des discordances impor-

tantes entre la fréquence de la rencontre et la valeur que l’on accorde au lien. Le

réseau relationnel est constitué de liens qui peuvent être qualifiés par leur nature

(amis, « relations », famille, collègues, etc.) ou leur intensité (liens faibles, liens

forts, etc.). Si le réseau relationnel est une entité abstraite, difficile à constituer et

à représenter, les contacts ou rencontres, en tant qu’actualisation de relations,

sont concrets et se livrent plus aisément à un travail de mesure et de quantifica-

tion, au point que l’on a pu penser que la sociabilité pouvait être pleinement

appréhendée à travers les contacts.

La première grande enquête menée en France au début des années 1980

sur les contacts entre les personnes n’avait pas uniquement une visée de quanti-

fication de la sociabilité. Le démographe français François Héran cherchait à

répondre à une question centrale : le capital social est-il une dimension spéci-

fique de l’organisation sociale, au même titre que le capital culturel et écono-

mique ? Pierre Bourdieu s’interrogeait sur la notion de capital social, se deman-

dant si elle ne constituait pas une dimension à part entière de l’espace social. En

analysant les résultats de son enquête, Héran conclut que la sociabilité – mesu-

rée à travers le nombre, la fréquence et la structure des contacts en face-à-face –

se distribue dans l’espace social de la même manière que les pratiques cultu-

relles : au sein de chaque catégorie, les personnes les mieux dotées en capital

culturel sont celles qui ont les réseaux relationnels les plus étendus et les

contacts les plus fréquents. Il n’est donc pas nécessaire d’introduire une troi-

sième dimension d’organisation du champ social.

Outre la corrélation très forte entre le niveau de diplôme et l’intensité de la

sociabilité, cette enquête a montré les variations selon le genre et l’âge. Les

femmes accordent une part plus grande à la parenté et aux relations de voisi-

nages dans leur réseaux de relations, alors que la part des collègues et relations

Chapitre 1 Le lien social 21

2

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électives est plus importante chez les hommes. La position dans le cycle de vie

est, quant à elle, un déterminant central de la sociabilité. Le nombre d’interlocu-

teurs et de discussion avec amis ou collègues décline dès vingt ans chez les

femmes, dès quarante ans chez les hommes. Si les contacts avec amis et col-

lègues rétrécissent avec l’âge, seule la sociabilité familiale ne s’érode pas avec le

temps. Trois âges sont distingués : la jeunesse où la part des amis dans le réseau

de relations est la plus élevée, le temps de l’activité où les contacts avec les col-

lègues prennent le devant et enfin la vieillesse où les relations avec la parenté

sont dominantes. À l’âge de la retraite, la famille représente la part essentielle du

réseau de sociabilité alors qu’elle était à part égale avec amis et collègues au

temps de la vie active (1).

Aujourd’hui, c’est chez les jeunes générations que l’on observe les temps de

communication médiatisés les plus longs, mais surtout les combinaisons de

médias les plus sophistiquées et une dextérité inégalée dans la manipulation des

écrans. Est-ce que les jeunes générations, habituées à un entretien beaucoup

plus régulier et multimodal des relations conserveront ces habitudes au-delà de

la jeunesse ? Est-ce que cela pourra contrebalancer le déclin irrésistible de la

sociabilité avec l’âge ? Il se peut que ces observations sur le déclin et la reconfi-

guration du réseau de relations avec l’âge cachent aussi des phénomènes géné-

rationnels. Dans leur étude « Approche générationnelle des pratiques culturelles

et médiatiques », Olivier Donnat et Florence Lévy font remarquer qu’il faudrait

pouvoir distinguer – comme cela a été fait pour les pratiques culturelles – ce qui

relève de l’effet d’âge et de l’effet de génération. Si l’enquête a permis de clarifier

certains éléments structurants de la sociabilité, elle a aussi ouvert la voie à toute

une série de travaux, en élargissant le champ à d’autres modalités de contacts

que le face-à-face.

Vers une banalisation de la rencontre en face-à-faceDans l’enquête de François Héran, seuls les contacts en face-à-face étaient

répertoriés, reléguant en dehors du champ de la sociabilité les contacts à dis-

tance, que ce soit par courrier ou par téléphone. En cela, elle était conforme à

une représentation dominante considérant que la rencontre avec coprésence

22 L’évolution des cultures numériques

(1) Il faut noter que dans cette enquête ne sont pas comptabilisés les contacts entre les membres du foyer. L’enquête« contact » de 1997, les travaux sur les sociabilités médiatisées et sociabilités culturelles (échanges autour de livres,musique, films) concluent au même déclin de la sociabilité avec l’âge.

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Page 24: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

des corps et échanges des regards est la seule rencontre authentique et véri-

dique, la seule manière d’actualiser concrètement le réseau de sociabilité.

Or à la même époque, en 1980, Nicolas Curien et Pascal Périn avaient mis

en place une enquête menée auprès de 1 400 ménages : « La communication

des ménages ». C’est une cartographie socio-économique de la communication

des ménages : les échanges par téléphone, en face-à-face et par courrier, avec

d’autres foyers ou des entreprises. En se restreignant aux échanges entre foyers,

il apparaissait que 45 % des interactions se faisaient par téléphone, 47 % en face-

à-face et 8 % par courrier. Il y a trente ans, la place du téléphone dans l’entretien

de la sociabilité était déjà aussi importante que la rencontre en face-à-face en

termes de fréquence. Cette enquête montre déjà que le nombre de messages

(contacts) s’élève avec le niveau social en raison d’un nombre de correspondants

plus élevé et que la part des contacts par courrier et téléphone est plus élevée

chez les cadres supérieurs. On peut faire l’hypothèse que plus la taille des réseaux

augmente, plus la proportion des échanges médiatisés semble importante.

En 1997, l’INSEE publiait une note alarmiste de Nathalie Blanpain et Jean-

Louis Pan Ké Shon : « Les Français se parlent de moins en moins ». L’enquête

« Relations de la vie quotidienne et isolement », insérée dans l’enquête perma-

nente sur les conditions de vie des ménages de l’INSEE, montrait qu’en quinze

ans, la fréquence des contacts en face-à-face avait baissé et qu’elle s’était resser-

rée sur le cercle le plus étroit de la parenté. Les contacts non professionnels avec

les collègues de travail ont baissé de 12 %. Alors que 78 % des individus avaient

eu au moins un contact dans la semaine avec un ami /copain en 1983, ils ne

sont plus que 66 % en 1997. Dans cette enquête la sociabilité n’était mesurée

qu’à travers les contacts en face-à-face.

Parallèlement à la mesure du déclin des contacts en face-à-face, les travaux

de ces vingt dernières années montrent l’augmentation significative des contacts

médiatisés et du nombre d’interlocuteurs dans les relations par téléphone et

internet. En 2007, 75 % des Français de plus de onze ans possédaient un mobile

et 50 % des foyers avaient un accès internet à domicile. La diffusion massive du

téléphone mobile et de l’internet offre de nouvelles opportunités de communica-

tion en proposant une panoplie inédite de modalités de contact.

La baisse des contacts en face-à-face et l’augmentation des contacts média-

tisés laissent supposer que les contacts qui empruntent les technologies ont

pris une place prépondérante, comme si la proportion d’échanges qui se font à

Chapitre 1 Le lien social 23

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Page 25: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

distance ne cessait d’augmenter. Il n’existe aucune enquête qui prenne en

compte à la fois les relations en face-à-face et les relations médiatisées et qui

s’inscrive dans la durée. Un projet de ce type permettrait de trancher dans les

débats sur l’impact des TIC sur le capital social, car les différentes enquêtes

menées jusqu’à aujourd’hui conduisent en effet à des résultats contradictoires.

Il n’est plus envisageable de traiter la sociabilité sans intégrer toutes les moda-

lités de contact. Une troisième dimension doit intervenir dans l’approche de la

sociabilité, en plus du réseau abstrait des relations et des rencontres effectives,

celle des outils, services, dispositifs de cette mise en contact. En effet, la diversifi-

cation des outils ne provoque pas des phénomènes de substitution mais des

formes de plus en plus complexes de combinaisons : chaînages, co-utilisation,

spécification. L’utilisateur puise dans un répertoire organisé de genres et de

formes de discours oral ou écrit, selon la situation d’écriture et de lecture, l’arte-

fact utilisé (clavier et écran), l’intimité de la relation et le motif de l’échange.

Entrelacement entre les formes de contactsL’entrelacement des usages est une entrée d’analyse plus en phase avec les

usages que celle de la substitution, qui est une vision comptable et utilitariste. En

effet, même s’il se réalise parfois sous une contrainte technique ou économique

forte, l’arbitrage entre les différents outils de communication ne procède pas uni-

quement du choix contraint. Il s’enracine dans les pratiques des acteurs qui attri-

buent souvent des propriétés particulières aux différents outils de communica-

tion et aux genres de discours que ces outils permettent.

Les utilisateurs associent un mode de communication à telle ou telle de leurs

activités. L’extension du nombre d’affordances enrichit les formats de l’échange

et permet des modalités de communication plus subtiles, où le choix même du

média devient significatif. La multiplicité des modalités de contacts, et le choix de

tel ou tel mode de communication dit en soi quelque chose sur la relation.

Comme le formulait Marshall McLuhan : « Le médium est le message. »

L’hypothèse de l’entrelacement est née de l’analyse des collectifs dans les

forums sur internet. On observait alors que les services de salons de chat ou de

forum de discussion ne pouvaient être interprétés comme des espaces auto-

nomes, mais qu’ils étaient complètement interreliés à d’autres. L’analyse des

échanges sur un forum a pu mettre en évidence l’entremêlement fort des pra-

tiques de communication, avec une signification spécifique accordée à chaque

24 L’évolution des cultures numériques

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Page 26: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

support : le forum pour l’espace public, le courriel pour les échanges interper-

sonnels, la messagerie instantanée pour les échanges plus intimes, et la page

perso pour la présentation de soi. On observait, d’une part, une habileté dans

l’art de combiner ces différents moyens d’échanges et, d’autre part un lien très

net entre l’intimité de la relation et le nombre d’outils utilisés pour entretenir la

relation.

Les travaux portant sur la sociabilité téléphonique montraient, quant à eux, le

lien étroit entre sociabilité en face-à-face et sociabilité téléphonique : « Plus on se

voit, plus on s’appelle. » La corrélation est très forte entre l’intensité d’utilisation

de chaque service de communication (courriel, messagerie instantanée, télé-

phone) et la rencontre en face-à-face, ce qui conduit à rejeter l’hypothèse de

substitution entre la relation en face-à-face et la relation à distance.

Des formes de combinaison et d’entrelacement de plus en plus complexes

entre les modes de communication apparaissent, s’inscrivant dans un mouve-

ment de convergence entre les médias de masse et les outils de communication

interpersonnelle. L’internet a permis cette rencontre inédite entre communication

verticale de masse (un vers plusieurs) et la communication interpersonnelle et

horizontale (un vers un) qui se traduit dans le domaine économique par le rap-

prochement des secteurs des médias et des télécoms et, au niveau des usages,

par de nouvelles formes de combinaisons d’usages. Tous les collectifs et réseaux

qui organisent la diffusion et le partage dans les réseaux de sociabilité (plusieurs

vers plusieurs) se situent à l’articulation entre la communication interpersonnelle

et la communication de masse, dans la zone de frottement.

Une transformation de l’attention

Dans la construction de la relation, la progression dans l’intimité se marque

par l’élargissement de la palette des services utilisés. Dans la rencontre amou-

reuse initiée sur internet, les étapes préliminaires avant la rencontre empruntent

un à un les différents outils dans un cheminement qui passe de l’échange collec-

tif à l’échange à deux, puis de l’écrit au partage de la voix, avant d’aboutir à la

rencontre des corps. Par ailleurs, plus on consacre un temps important à la com-

munication, plus on a un réseau de correspondants élargi, plus on utilise une

palette diversifiée d’outils et de moyens. On est face à un « modèle étagé » où

l’introduction d’une nouvelle modalité de contact se surajoute aux autres et ne

conduit pas à la disparition des modalités utilisées antérieurement. Enfin, les

Chapitre 1 Le lien social 25

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Page 27: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

formes de combinaison varient selon les individus et les âges. Parmi ceux qui

ont des pratiques intenses de communication, il y a, d’une part, ceux qui combi-

nent courriel et téléphone (les retraités étant surreprésentés dans ce groupe) et,

d’autre part, ceux qui combinent la voix avec toutes les formes de messagerie

textuelles sur mobile et sur internet (en majorité les moins de vingt-cinq ans). Ces

différences sont aussi liées à des phénomènes d’ancienneté de la pratique d’in-

ternet : les anciens internautes étant plus portés sur le courriel et le téléphone.

Plus généralement, les usagers développent de plus en plus une connexion

continue qui les conduit à superposer leurs utilisations des médias : surfer ou

faire des jeux vidéo en écoutant le son de la télé, consulter ses courriels en télé-

phonant, laisser plusieurs fenêtres de chat ou de messagerie instantanée

ouvertes sur son écran pendant que l’on travaille à autre chose. On assiste sans

doute à une transformation profonde de l’économie attentionnelle des individus,

capables à la fois de mener plus facilement plusieurs tâches en même temps,

mais aussi soumis plus fortement au risque de ne pas savoir gérer la dispersion

de leurs engagements.

La sociabilité à l’ère de l’économie de l’attentionDès les années 1970, le prix Nobel d’économie Herbert Simon a montré que

dans une économie de l’information où l’offre est surabondante, la ressource

rare devient l’attention des destinataires. La question de l’allocation de celle-ci

devient centrale. Le courant de l’économie de l’attention, qui s’est développé à la

fin des années 1990 et a été vulgarisé par l’économiste Michael Goldhaber, se

base sur ce principe. Nous sommes dans une situation d’inversion de la rareté :

l’offre ne connaît plus de limite et le goulet d’étranglement se situe du côté de la

demande, du côté de l’allocation du temps. Cette tension croissante sur l’atten-

tion joue à son tour sur l’entretien de la sociabilité.

Les temps de la rencontre se trouvent bouleversés par une série de transfor-

mations sociétales qui touchent à l’espace et au temps social. Parmi celles-ci,

nous pouvons distinguer la dissociation croissante entre le lieu de vie et le lieu

de travail ou d’études, l’augmentation du temps et des distances consacrées aux

déplacements, l’accélération des mobilités géographiques, l’intensification des

rythmes de travail, la montée de la pluriactivité. La désynchronisation des temps

sociaux et l’éclatement des espaces rendent la rencontre plus complexe. Ils expli-

quent sans doute la diminution des rencontres en face-à-face mais surtout l’aug-

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Page 28: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

mentation très vive des échanges asynchrones : conversations par messages

téléphoniques interposés, échanges écrits par courriel, sms. On peut expliquer

le retour de l’écrit, tant dans l’espace privé que dans l’espace professionnel, car il

permet de s’affranchir de la coprésence et d’atteindre des collectifs éclatés.

Cette analyse permet d’expliquer les difficultés de la visiophonie pour entrer

dans le champ de la communication interpersonnelle. Il y a plus de vingt ans,

alors que la technologie semblait mûre, les expérimentations de visiophonie sur

le support Minitel n’ont pas débouché sur le lancement d’offres commerciales,

car les usages ne suivaient pas. Parmi les raisons identifiées de ces échecs, on

note, d’une part, le fait que les visiophones n’ont pas été distribués en respectant

une logique de réseaux familiaux et sociaux et, d’autre part, que les spécificités

interactionnelles de la visiophonie réduisent les contextes effectifs d’usage. Vingt

ans plus tard, le constat semble identique.

Il existe une forte tension entre deux mouvements apparemment contradic-

toires. Il y a d’un côté une évolution de la technologie vers un enrichissement

croissant de la relation médiatisée qui tend vers le modèle de la relation en face-

à-face. Les innovations qui tendent à simuler le face à face sont appréciés par les

utilisateurs pour les échanges avec le cercle le plus intime, famille et amis très

proches. Et d’un autre côté, les individus sont de plus en plus en situation d’avoir

à gérer en parallèle des engagements multiples, comme faire ses courriels pen-

dant une réunion téléphonique, converser tout en regardant la télévision, écrire

en même temps que téléphoner, etc. C’est la tendance la plus forte. Dans ce cas,

les attentes ne sont pas d’avoir une interaction plus enrichie, mais au contraire

d’avoir des dispositifs qui permettent d’accomplir la pluralité des engagements

d’une manière discrète.

Transparence avec certains interlocuteurs, opacité avec d’autres

Ce ne sont évidemment pas les mêmes types de services qui sont attendus

dans les deux contextes. Cette apparente contradiction, entre un désir de trans-

parence dans l’interaction (aller vers des dispositifs qui donnent l’illusion de la

coprésence physique) et un désir inverse d’opacité (avoir des systèmes qui per-

mettent de gérer discrètement des interactions multiples), se résout aisément si

l’on introduit la question des cercles de sociabilité. Cela laisse présager que la

visiophonie ne viendra pas supplanter les autres modes de communication, mais

occupera une place spécifique pour les relations les plus intimes. Il faut alors

Chapitre 1 Le lien social 27

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inventer des dispositifs de partage de l’image qui ne soient pas du partage simul-

tané de visages, mais du partage asynchrone d’images et de vidéos (1). On peut

également interpréter le succès des sites de réseaux sociaux tels que Facebook

ou LinkedIn, à la lumière de l’économie de l’attention. Dans un environnement

où la compétition pour l’attention est tendue, la question de la notoriété et de la

réputation devient un enjeu personnel et professionnel. Ces sites permettent en

effet de constituer et d’enrichir son réseau avec un coût minimal (choisir un ami

se fait en moins de trois clics) et aussi de se rendre visible, de se rappeler au bon

souvenir des autres, de capter l’attention avec une économie de moyens excep-

tionnelle. Ceci est particulièrement utile quand chacun a la nécessité d’être le

propre gestionnaire de sa carrière professionnelle.

La dynamique des sociabilités est prise en tension entre les déterminants

lourds des relations sociales (âge, capital culturel, enrichissement continu des

modalités d’entretien du lien social) et le renouvellement des compétences

nécessaires pour jongler dans le répertoire. La tension croissante sur les temps

sociaux croisée avec l’extension des réseaux numériques transforme la manière

de faire lien et de donner sens aux relations.

28 L’évolution des cultures numériques

(1) Voir le succès des sites de partage vidéo ou des sites comme FlickR, premier site de photos.

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La « présence connectée »Christian Licoppe

Les technologies de communication comme substitut à l’absenceLa lettre ou le téléphone donnent aux personnes la possibilité d’être en rela-

tion, d’échanger alors qu’elles sont physiquement séparées. Mais il leur est

impossible de suppléer à la rencontre, toujours posée comme forme idéale et

pleine de la présence mutuelle. Elles n’en sont qu’un substitut, une compensa-

tion toujours incomplète, forcément insatisfaisante.

Cette représentation assez ancienne des pratiques de communication

conduit à une sorte d’économie relationnelle corrélant distance spatiale (cette

donnée constituant un marqueur de la difficulté à se rencontrer), fréquence et

durée des contacts téléphoniques. Raréfaction et allongement des communica-

tions téléphoniques avec la distance manifestent ce qui se produit lorsque

l’usage des technologies de communication se trouve de plus en plus chargé du

souci d’entretenir un lien affectif, familial ou amical. Plus l’éloignement géogra-

phique entre des personnes est important, plus la fréquence des relations télé-

phoniques entre des personnes se réduit, mais plus le temps moyen de leurs

conversations téléphoniques augmente.

De la même manière qu’auparavant, une lettre entre personnes éloignées se

devait d’être longue, parce qu’on se devait de donner des nouvelles pour réali-

gner des expériences de plus en plus étrangères les unes des autres. Les appels

téléphoniques se voient investis du souci de manifester la volonté et l’engage-

ment des participants d’entretenir leur lien : plus le temps passé au téléphone

est long, plus cet engagement mutuel est fort et plus visible. Le déménagement

est une situation particulièrement révélatrice de cette économie relationnelle : les

distances géographiques avec les proches peuvent changer, ce qui contribue à

reconfigurer les formats et les enjeux des rencontres et des appels télépho-

niques. Si on s’éloigne de ses amis, on les voit moins souvent, et alors les ren-

contres deviennent moins informelles et plus préparées. Quand on se voit enfin,

c’est en général pour passer plus de temps ensemble à chaque visite que

lorsqu’on était voisins. Au téléphone, ce phénomène est encore plus net. Avec

Chapitre 1 Le lien social 29

3

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les proches dont on s’éloigne, les appels se raréfient et leur durée s’allonge après

le déménagement. Avec ceux dont on se rapproche, c’est l’inverse : les appels

deviennent en moyenne plus fréquents et plus courts.

L’émergence de la « présence connectée »Depuis une vingtaine d’années se développe une autre modalité de la ges-

tion de la sociabilité médiatisée : la « présence connectée ».

Une jeune femme décrit la manière dont elle communique au téléphone avec

sa meilleure amie : « On s’appelle tous les soirs, on peut s’appeler quatre fois

dans un soir. On ne discute pas longtemps ! C’est pour dire des bêtises, pour

rigoler. Elle me laisse des messages sur le répondeur, je la rappelle pour lui dire

que je suis arrivée, ou que je me prépare à faire quelque chose, etc. » Cet extrait

d’entretien suffit à mettre en scène cette nouvelle modalité de la communication

personnelle, caractérisée par quatre propriétés :

Les appels, ou plus généralement les contacts sont très fréquents, plu-

sieurs fois par jour.

Un pourcentage important de ces appels est fait d’échanges très courts.

Des petits messages, dont la fonction est essentiellement phatique (ils

entretiennent le lien pour le lien, indépendamment de contenus dont la fonction

communicative est très faible).

Parfois l’emetteur se contente d’exprimer un état ou une émotion immé-

diate et ponctuelle (« je me prépare », « je suis arrivée »).

On « se rassure » par la multiplication de petits gestes de communication.

La relation entre proches devient un tissu dense et sans couture, fait d’un

entrelacement continu d’interactions en face-à-face et d’actes de communication

médiatisés, et où la prolifération des contacts est garante du lien. Cette présence

connectée brouille les frontières entre présence et absence, puisqu’à force d’en-

chaîner les contacts, les participants sont toujours un peu présents à l’autre. Des

visites entre amis peuvent ainsi être précédées de plusieurs appels passés sur

téléphone mobile, pour se faire guider, s’annoncer, demander si les hôtes veu-

lent qu’on apporte quelque chose, etc. La visite a donc débuté bien avant que le

visiteur sonne à la porte. Dans cette nouvelle configuration, la question ne se

pose plus de savoir si les dispositifs de communication suppléent plus ou moins

bien aux rencontres. On peut dire qu’un contact en vaut un autre puisque c’est

leur multiplication qui fait lien. Les technologies de communication interperson-

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nelles (téléphone fixe et mobile, messageries vocales et électroniques, SMS, cor-

respondances manuscrites, etc.) constituent, au même titre que le face-à-face

des ressources pour engendrer des contacts, comme autant de fils qui, ensem-

ble, tissent la tapisserie relationnelle. Le développement de la présence connec-

tée s’appuie sur l’accroissement du nombre de dispositifs de communication. Le

téléphone mobile et les services qu’il offre y contribuent de manière importante.

L’ergonomie, qui facilite l’accès aux annuaires personnels, et la numérotation

minimisent l’effort de mise en relation. Le téléphone mobile est portable, indivi-

duel, et accompagne presque toujours son propriétaire au gré de ses déplace-

ments. Il constitue une ressource essentielle pour maintenir des formes très

continues de contact interpersonnel.

On touche là certaines limites de la construction d’une sociabilité par la pré-

sence connectée : elle est conditionnée par la disponibilité des interlocuteurs,

dont l’attention ne peut se disperser à l’infini. Cette régulation se manifeste de

deux manières. Les liens « connectés » se limiteront à quelques très proches ou

intimes. Les messageries jouent aussi un rôle croissant car elles soulagent la

pression de la joignabilité : elles permettent de faire un geste vers l’autre, sans

solliciter directement son attention ni rendre nécessaire une réponse immédiate.

Des compilations statistiques suggèrent qu’au début des années 1990, seule-

ment 5 % des contacts prenaient la forme de messages indirects, essentielle-

ment sur les boîtes vocales, alors que c’est désormais 20 % des contacts qui se

font par messages interposés, principalement des courriels ou des SMS.

Les SMS : un dispositif caractéristique de la présence connectée

Les SMS s’échangent de manière régulière surtout entre intimes : liens amou-

reux, liens entre pairs. Les utilisateurs opposent assez nettement l’échange de

SMS, considéré comme un geste immédiat et spontané, à la conversation télé-

phonique qui est une interaction où une forme de partage émerge du cours

même du dialogue, dans son épaisseur et sa durée. Les petits messages, ce

sont juste la pensée du moment. Le coup de fil, plutôt du soir, ce sont de petites

conversations, des conseils, ou tout ce qui peut toucher un couple. C’est un

geste expressif qui a souvent une fonction phatique, et permet de démontrer

l’engagement dans la relation : « Lorsque nous sommes séparés par des kilo-

mètres, cela démontre que l’on pense malgré tout à son frère, à sa soeur, à sa

petite amie. » Pour les grands utilisateurs, les SMS assurent la continuité du

Chapitre 1 Le lien social 31

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tissu relationnel sans l’imposer : « Les petits messages, c’est pour ne pas déran-

ger son correspondant pendant son travail. » Les SMS ont émergé comme une

ressource nouvelle pour les acteurs gérant déjà leur sociabilité sur un mode

connecté, mais la disponibilité de ce genre de dispositif pour la communication

interpersonnelle contribue à ancrer un peu plus les comportements connectés

chez des utilisateurs qui y étaient moins enclins. Il y a les usages tactiques du

SMS qui exploitent simultanément la joignabilité individuelle que permettent les

terminaux mobiles, et son caractère peu intrusif. Ces tactiques du SMS sont par-

ticulièrement manifestes dans le cas des relations amoureuses tendues : « Par

exemple, une phrase comme “tu me manques”, si je la dis au téléphone, il y aura

un blanc après... alors que si je l’écris sur le téléphone, je suis sûr qu’il n’y aura

pas de blanc et que je n’aurai pas à relancer la conversation. »

La disponibilité du SMS comme ressource pour la communication interper-

sonnelle agit comme révélateur de la violence potentielle de la conversation :

« Le mini message, cela permet de prendre du recul. Même quand une personne

vous en envoie un très agressif, il y a toujours le téléphone entre vous. C’est

moins violent. On s’emporte moins, et on ne garde pas le souvenir de l’agressi-

vité vocale. » Le SMS apparaît simultanément comme un moyen potentiel de

canaliser et désamorcer les dangers latents de la conversation téléphonique qu’il

contribue à révéler : « Ça m’est arrivé avec mon meilleur pote. On était en froid

pendant trois mois et on s’envoyait uniquement des mini messages, d’une hor-

reur hallucinante. Il m’a appelé il y a deux semaines et il m’a dit : “Écoute, j’ado-

rais t’agacer par SMS parce que je sais que tu t’énerves tout de suite.” Au télé-

phone, il n’aurait pas pu se foutre de moi comme ça. »

La valeur et la signification de chaque dispositif de communication se trans-

forme avec le paysage technologique, au fur et à mesure que de nouveaux ser-

vices apparaissent et que leurs usages s’y développent.

Dans un monde de la présence connectée, la régulation sociale des usages

s’effectue au niveau de la disponibilité des personnes à communiquer à tout

moment. La présence connectée pose alors la question de la fragmentation de

l’activité. Dans quelle mesure cet usage des technologies de communication

contribue-t-il à la dispersion des engagements et à une distribution, voire un affa-

dissement de la présence aux autres ? La présence connectée privilégie les liens

avec les personnes proches. Mais ne favorise-t-elle pas la tendance à la constitu-

tion de véritables cocons relationnels, rassurants mais clos sur eux-mêmes ?

32 L’évolution des cultures numériques

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La téléphonie mobile et le lien socialen Afrique subsaharienne

Isabelle Garron, Laurent Gille

L’Afrique subsaharienne, comme tous les pays en développement, connaît

depuis dix ans une explosion de l’usage de la téléphonie principalement induite

par la téléphonie mobile. Alors que pénétration et usages du téléphone fixe stag-

naient depuis plusieurs décennies, laissant penser que la téléphonie restait pour

les africains un produit d’une utilité secondaire, l’équipement massif en télépho-

nie mobile, malgré son usage restreint du fait du faible niveau de vie de ces pays,

contribue à faire évoluer le lien social en Afrique, révélant certaines de ses spéci-

ficités. Rappelons quelques caractéristiques de base des marchés africains.

L’Afrique subsaharienne est une zone à forte croissance démographique (2,3 %

par an), à espérance de vie encore réduite, inférieur à cinquante ans, où la pro-

portion de jeunes est de ce fait très importante. La ruralité y est toujours domi-

nante et le secteur informel assure l’essentiel de l’activité économique.

Concernant la téléphonie, l’essor du mobile s’est déclaré dès le début des

années 2000, principalement en mode prépayé (prepaid), c’est-à-dire par achat

de recharges de crédits téléphoniques. Le marché africain est un marché de

masse de petits consommateurs, achetant périodiquement des cartes de petit

montant, mais de façon variable, ajustant leurs dépenses à leurs revenus.

Ce contexte se distingue de celui constaté dans les pays développés, voire

dans la majorité des pays émergents ailleurs dans le monde. Les usagers sont

jeunes, urbains ou ruraux. L’importance de l’analphabétisme dans ces popula-

tions n’est pas neutre. Les usages privés et professionnels tendent à se confon-

dre dans cette société d’économie très informelle et dans un univers social où le

statut tribal, le genre et l’âge, structurent très fortement les rapports sociaux.

Le mobile est devenu incontournableLes Africains, de façon très large dans toutes les situations d’usage, décla-

rent ne plus pouvoir se passer de la téléphonie mobile. Quand ils y sont

contraints, l’acquisition d’un nouveau terminal ou la recherche d’un prêt devient

Chapitre 1 Le lien social 33

4

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Page 35: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

une priorité saisissante : « une journée sans portable et on devient malade »

témoigne un Burkinabé. De façon générale, la téléphonie tend à s’imposer dans

les priorités tant budgétaires que politiques. Une enquête conduite au Cameroun

en 2006, en zone rurale, montre ainsi que la hiérarchie des priorités place la télé-

phonie directement derrière les besoins les plus vitaux, et notamment devant

l’électricité, l’accès au crédit, et juste derrière l’accès à l’eau et aux services

sociaux de base (santé, éducation). Par ailleurs, les coupures de réseau, les

pannes et vols de portables, et les contraintes budgétaires posées par le prix des

communications, deviennent des enjeux importants. Cela explique notamment

que les politiques se préoccupent de plus en plus des questions de couverture

territoriale, de qualité de service et de tarification des communications, exerçant

des pressions fortes sur les organes de régulation et les opérateurs pour satis-

faire des besoins de plus en plus pressants.

Une autre illustration de l’importance prise par le portable dans les relations

interpersonnelles se traduit par la convoitise de chacun à en posséder un. Par

exemple, dès qu’une opportunité de cadeau se présente, entre parents, entre

garçon et fille, entre amis, notamment de la part des « voyageurs » qui accèdent

aux marchés étrangers, le premier souhait exprimé sera celui d’un portable der-

nier cri. Ce constat de la place du téléphone portable en Afrique se confirme par

les taux de pénétration de la téléphonie mobile et le trafic généré, mais aussi par

de nombreux travaux analytiques menés ces dernières années.

Le mobile, désormais omniprésent, est arboré, exposé au vu de tous, utilisé

sans gêne. Il a donné naissance à des réseaux de vente de cartes prépayées

ambulants, à des réseaux de réparation disséminés dans tous les centres

urbains desservis. Intégré de façon massive dans les rares publicités des

organes de presse ou les panneaux d’affichage urbain, le mobile participe de

l’espace public, apparaît autant comme un avoir symbolique que comme un

avoir fonctionnel.

Le mobile comme affirmation du statutLa société africaine se présente à bien des égards comme une société à mi-

chemin entre deux régimes sociaux qui se chevauchent. D’un côté, le régime

d’une société pré-marchande dans laquelle ce qui « vaut » est le rapport des indi-

vidus entre eux, et, de l’autre côté, une société où ce qui vaut est le rapport des

individus aux objets, une société marchande telle que nous la connaissons.

34 L’évolution des cultures numériques

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Ancrés dans la tradition, soucieux de cette modernité sociale, les Africains sont,

comme les autres sociétés, mais sur des trajectoires différentes, écartelés entre

l’affirmation et la négation du statut, la valeur du lien et celle du bien. Or, dans

l’univers décrit par les usages du mobile (le terminal comme objet, le service, les

contenus stockés, les contenus produits) tout concourt à affirmer le statut privilé-

gié de son détenteur mais aussi de son ou ses usagers.

Le terminal mobile est signe du statut de son utilisateur, d’abord signifié par

son prix. L’observateur le déduit des choix budgétaires de son détenteur, effec-

tués pour accéder à cette reconnaissance tacite. Tous les interviewés affirment

cette fonction ostentatoire du mobile et le fait qu’en toute situation il qualifie son

usager in situ. Il s’avère dès lors de bon ton d’en changer régulièrement, soit

pour afficher sa modernité à gamme constante, soit pour dévoiler la progression

de son statut avec un objet plus haut de gamme. Le prix ne va pas être le seul

élément de différenciation : des effets de mode souvent plus sensibles qu’en

Europe (par exemple, modèle à clapet, design de l’objet, produits dérivés, etc.),

des fonctionnalités (appareil photo, caméras, fonctions Mp3, communications

bluetooth, etc.) gagnent rapidement en importance.

La possession de plusieurs portables, d’abord nécessitée par le multi raccor-

dement aux réseaux, participe de cette surenchère de statut. Avoir plusieurs rac-

cordements, c’est afficher sa richesse, l’étendue de son activité économique,

tant pour l’acquisition de terminaux que pour sa capacité à acheter des

recharges de plusieurs réseaux. L’apparition de terminaux multicartes SIM sou-

ligne également une position sociale élevée compte tenu des prix connus de ces

terminaux (aujourd’hui supérieurs à 100 euros). La dépense afférente à un porta-

ble apparaît fréquemment hors de proportion par rapport aux revenus supposés

des individus. Les gens s’arrangent. Le don de portables est courant (lorsque

quelqu’un de fortuné change de portable). Le marché d’occasion est très vivace.

L’accès au portable par voie de tontines s’accroit. On trouve des portables à

moins de 15 euros ; le haut de gamme dépassant les 150 euros. Il n’y a donc

guère d’intérêt porté aux vieux téléphones, aux portables usagés, sauf en cas de

contrainte budgétaire. C’est ainsi que les portables usagés venant d’Europe,

qualifiés d’« au revoir la France », ne sont guère prisés. On préfère parfois ne pas

avoir de portable que d’utiliser ce type de terminal.

Le portable va donc avoir une double fonction : celui d’une parure et celui

d’un sésame. La parure est d’une certaine façon sésame dans un environne-

Chapitre 1 Le lien social 35

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ment où la position sociale conditionne assez largement le réseau relationnel.

Les détenteurs de téléphone haut de gamme exhiberont leur terminal pour accé-

der à des personnes : une secrétaire sera ainsi sensible à la qualité du téléphone

détenu pour ouvrir à un visiteur la porte de son patron. Une autre manifestation

citée de ce rôle sera l’accès aux places en général assignées selon le statut des

personnes dans une assemblée relationnelle. Si la place assise revient au

« grand frère » (celui qui est important), l’arrivée d’une personne ayant un porta-

ble de grande qualité peut réformer l’attribution de celle-ci. Cette personne peut

se voir offrir la place du grand frère. La détention d’un portable dernier cri assoit

le statut à l’épreuve d’une modernité paradoxale – la modernité devrait emporter

l’égalité, alors que la hiérarchie ne fait que se déplacer des vieux aux riches. Cet

affichage donne du pouvoir, permet d’accéder à des privilèges rares, à des sym-

boles du pouvoir. Dans un café, on peut libérer une table pour ceux qui sont

dotés de téléphones enviés. Dans la préparation de cérémonie familiale, les

détenteurs de « beaux » téléphones ont droit à la parole, pèsent sur les déci-

sions : le téléphone donne du pouvoir et donc du crédit à son détenteur.

Dans de nombreux pays africains, le statut du propriétaire d’un téléphone

peut aller se nicher sur certaines manifestations spécifiques, socialement

construites, et répondant à différents services. Le numéro participe à ce phéno-

mène. En effet, les usagers connaissent les premières plages de numéros attri-

bués. Posséder un de ces numéros, c’est dire qu’on fait partie des premiers

abonnés, que son raccordement au réseau est ancien, qu’on appartient aux

pionniers et donc qu’on avait les moyens de le faire dès l’origine de la téléphonie

mobile. Détenir un des premiers numéros attribués a donc une grande valeur

sociale. Autre caractéristique : les appels sont relativement codifiés. Ainsi, beau-

coup de femmes estiment qu’il revient aux hommes de les appeler. Elles vont

éventuellement « beeper » pour manifester leur besoin d’être jointes, mais rare-

ment dépenser des crédits téléphoniques pour appeler un homme. Leur

consommation se concentrera souvent aux appels entre femmes.

Le terminal mobile et son usage sont donc des éléments constitutifs du sta-

tut social de la personne ; ils lui confèrent du pouvoir, du rang, de l’influence. Au-

delà de cette contribution au statut, le mobile qualifie également la personnalité,

le style, à travers des éléments comme la sonnerie, la coque, etc., mais dans un

rapport plutôt inversé par rapport à celui qu’on connaît dans d’autres sociétés,

où l’identité prime sur le statut.

36 L’évolution des cultures numériques

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Page 38: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

Le mobile dans la relation aux autresLe mobile permet à son usager de gérer une relation à l’autre contre les

formes imposées par la société qui ne sont plus obligatoirement admises comme

évidentes. En ce sens, fonctionnalités et services du cellulaire soulignent d’une

part marqueurs et codes sociaux, et d’autre part son degré d’accessibilité aux

savoirs et à leur développement partagé.

On notera ainsi le rôle du répertoire. Pour la majorité de la population, le

mobile devient la première occasion de constituer un répertoire. Il transforme

également la perception de l’objet d’une oralité facilitée en support de l’écrit. La

notion même de répertoire n’existait pas jusqu’alors dans ces sociétés ne réfé-

rençant ses individus que par leur nom, avec des registres d’état civil plus

qu’aléatoires, et fréquemment sans dénomination des voies urbaines (sans

adresse, donc) ou encore réservant les boites postales au monde professionnel.

On comprend aisément comment le format même de répertoire (le carnet

d’adresses) ne pouvait avoir de réalité pour l’Africain n’ayant pas d’accès courant

à l’objet technique. Aujourd’hui, le mobile amène le particulier à créer des réper-

toires et en permet le stockage. Le répertoire n’est guère conservé ailleurs. De ce

fait, lorsqu’on change de mobile, il faut importer son répertoire sur le nouveau

terminal, fonction assurée par un réseau de plus en plus dense de « spécia-

listes » : le service est fréquemment offert gratuitement. Et quand le mobile est

volé, perdu ou détérioré, le répertoire disparaît et il faut le reconstituer. Un réper-

toire moyen en milieu urbain d’un usager alphabétisé (Ouagadougou) contien-

drait environ 250 numéros. Le répertoire d’un analphabète n’en contiendrait que

de 20 à 30 : la mémorisation des numéros étant largement visuelle, le nombre

de numéros mémorisables se révèle obligatoirement restreint.

Deuxième élément de gestion de la relation par le mobile : la capacité à choi-

sir ses relations. Dans l’univers villageois ou du quartier urbain, il n’est guère pos-

sible d’éviter ou de favoriser des relations que la société, de nature encore large-

ment holistique, conditionne fortement. Ceci est notamment marqué par les pra-

tiques toujours actuelles de rites de civilités dans la prise de contact en face-à-

face. La communication par mobile vient définitivement bouleverser cet équili-

bre. D’une part, le contact téléphonique autorise le filtrage de ses communica-

tions ; d’autre part, il permet de sortir du cadre social restreint attenant à l’inscrip-

tion sociale de l’individu. Les modalités de ce filtrage des relations s’opèrent

notamment à travers les mécanismes de prise de communication. La prise de

Chapitre 1 Le lien social 37

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Page 39: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

communication téléphonique n’apparaît pas systématique en Afrique et dépend

en grande partie du correspondant qui la sollicite. Le cellulaire permet d’identi-

fier l’appelant dès lors que le numéro de celui-ci s’affiche. Cette facilité change le

contact pour l’appelé qui décidera de prendre ou non l’appel et cela selon sa

situation propre vis-à-vis de cet interlocuteur. La question du filtrage se pose de

manière plus aiguë lorsque le numéro de l’appelant est masqué. En Afrique,

l’idée prévaut qu’une telle pratique répond à certains codes visant à forcer la

communication. Tout appel de ce type apparaît donc largement suspect et il

convient de l’éviter. Mais inversement, lorsqu’on sait que quelqu’un va vraisem-

blablement éviter votre appel (par exemple parce qu’il vous doit de l’argent), on

va masquer son numéro de façon à dominer la communication. Les communica-

tions dont l’appelant est masqué se décryptent souvent comme provenant de

situations délicates ou difficiles, que les messages implicites des usages de la

téléphonie vont de fait contribuer à gérer, soit pour se délivrer de communica-

tions intempestives, soit pour en forcer d’autres, non souhaitées. À cet effet, le

paiement du masquage ou du démasquage du numéro est questionné. Ce ser-

vice peut s’avérer très coûteux, la demande de cette fonctionnalité émanant sou-

vent de personnes de statut élevé. La liberté que permet cette gestion des numé-

ros masqués ou lisibles n’est cependant pas accessible en tout pays du conti-

nent. L’exemple du Tchad où le masquage du numéro est interdit afin que l’iden-

tité de l’appelant puisse à tout moment être vérifiée, traduit les enjeux politiques

qui traversent également les usages du mobile et le passage progressif de

l’Afrique vers des régimes démocratiques.

Le téléphone est largement utilisé pour encadrer et réguler la relation. En

règle générale, on observe que l’on ne traite pas les situations conflictuelles par

téléphone. Pour régler un différent, on se déplace. Que ce soit dans le cadre d’af-

faires ou de différents familiaux, on privilégie le déplacement, même lointain, à

une communication téléphonique pour les régler. L’appel masqué ne serait donc

utilisé que pour des situations de faible difficulté, et d’implication secondaire. De

même, il est clair que les civilités d’usage présentes et pratiquées dans le face-à-

face disparaissent au téléphone. La demande de nouvelles sous forme de psal-

modie par laquelle chacun débute une conversation en face à face, de façon très

conventionnelle, tend à se réduire par téléphone. La principale raison de cela est

économique : la communication coûte cher, et autant garder son crédit pour

autre chose que ces préalables. Les modalités changent avec la prise en compte

38 L’évolution des cultures numériques

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de ces impératifs. L’usage du mobile permet, inversement, de réactiver la com-

munication dans certains cadres. Ainsi lorsqu’une personne se présente avec

retard à un rendez-vous, elle sera fréquemment beepée pour lui rappeler son

engagement. Ainsi le mobile inscrit autant l’individu dans la société (par son

numéro) qu’il peut l’effacer partiellement socialement grâce à une communica-

tion médiatée à travers laquelle il peut désormais filtrer et /ou forcer certaines

communications. Cependant, les règles sociales, éventuellement légalisées, qui

touchent à la transmission ou au masquage de ces numéros, aux codes de civi-

lité, introduisent aussi un jeu intéressant dans les relations sociales à prendre en

compte, sauf peut-être dans ces situations relationnelles critiques où prévaut

encore le face-à-face d’homme à homme.

La sonnerie apparaît peu comme conférant un statut, mais comme un élé-

ment de différenciation interpersonnelle, d’affirmation d’une identité, exceptée

dans certaines situations très déterminées. Cela semble être le cas au Congo, où

les sonneries élaborées à partir de morceaux de musique célèbres sont nom-

breuses. Elle marque avant tout l’émergence d’un environnement sonore inédit,

et d’autant plus identifiable dans un cadre urbain ou rural fortement marqué par

la musique ou les sons du quotidien. Ne se substituant dans la plupart des cas à

aucune sonnerie de fixe, elle s’avère doublement signifiante pour les personnes

qui possèdent aujourd’hui un terminal. D’une part, la sonnerie souligne le fait de

détenir ce bien et d’être relié aux autres par ce moyen. Et d’autre part, elle porte

un message, elle traduit l’appropriation par le sujet de ce support médiatique. La

personnalisation peut aller d’une sonnerie d’appel à la prière, à l’émission d’une

musique traditionnelle ou un extrait de « tube ». Chaque catégorie de sonnerie

induit un mode d’acquisition de la bande son ou plus largement de la place de

l’objet sonore contre l’objet visuel. Une inversion de pratiques est également à

noter. De nombreuses sonneries activent des messages parlants (allant de l’in-

jonction à la blague), contenus que l’on trouve davantage sur les annonces de

messagerie vocale dans d’autres cultures.

Chapitre 1 Le lien social 39

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Le mobile et l’inscription socialeDétenir un téléphone mobile favorise un double mouvement paradoxal : mon-

ter en statut et tenter d’échapper à un statut inférieur, signifier le plus du statut et

en gommer le moins. Le statut emporte des obligations vis-à-vis de ceux qui sont

au-dessus (les grands) et en dessous (les petits). Détenir un téléphone, c’est limi-

ter les interdépendances sociales avec ceux qui étaient au-dessus, mais c’est les

accroître avec ceux qui sont au-dessous. Auparavant, pour passer une communi-

cation urgente, il était fréquent d’en faire la demande auprès d’un voisin : sollici-

tation qui allait générer des contre-sollicitations. Disposer de son téléphone pro-

pre permet de ne plus être obligé de solliciter autrui, mais conduit aussi à devenir

celui qu’on sollicite. Cet outil renforce les situations où on ne demande pas, mais

où on peut donner, traduction concrète de la montée en statut. Or, nous l’avons

vu, l’accès à la téléphonie passe par des choix dans les dépenses et ne traduit

pas systématiquement une richesse supérieure. Cette montée en statut devient

illusoire. Mais l’environnement, ceux dont la position relative se dégrade, va en

tirer parti et réclamer des dons manifestant cette montée en grandeur. L’entou-

rage va le solliciter pour téléphoner gratuitement à partir de son mobile. Dans ce

cas, généralement, celui qui est sollicité ne possède pas les moyens de répon-

dre aux demandes qui l’assaillent. Pour ne pas satisfaire ces requêtes, il va

arguer d’une pénurie momentanée de crédits téléphoniques, mais se trouvera

rapidement pris en porte-à-faux. Il devra donc assumer une partie de la charge

que représente sa montée en statut.

Plus généralement, l’interdépendance sociale va placer la téléphonie au cen-

tre des systèmes de partage associés à la hiérarchie sociale toujours très préva-

lente dans les sociétés africaines. Celui qui est parti à la ville est supposé plus

grand que ceux qui restent au village. Traditionnellement, quand il rentre au vil-

lage, il doit rapporter des cadeaux. Ceux-ci étaient autrefois composés principa-

lement de vêtements, de chaussures, d’ustensiles divers. Le terminal mobile est

devenu le cadeau privilégié. Son usage dans les réseaux de pouvoir est une

autre manifestation de sa nature statutaire. Au Cameroun, le sous-préfet exige

que les chefs de village aient un téléphone portable. La téléphonie supporte le

réseau de pouvoir au sein duquel le chef peut « sonner » ses assujettis.

Grâce à la téléphonie, on peut espérer joindre des personnes dont le contact

dans la vie réelle est quasiment impossible. Toutes les « idoles » du monde

moderne, notamment les artistes, les sportifs, voire les hommes politiques, vont

40 L’évolution des cultures numériques

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Chapitre 1 Le lien social 41

ainsi faire partie du cercle relationnel supposé ou plus concrètement mythique

de nombreux Africains. Dès que le numéro d’une personnalité est connu, il peut

circuler de cercle en cercle et certains tenteront d’entrer en contact. Mais, plus

prosaïquement, il devient possible pour beaucoup de mimer un appel à une per-

sonnalité pour montrer l’étendue de son réseau relationnel.

Le repérage de ces saynètes témoigne de l’expansion d’une forme de théâ-

tre des relations interpersonnelles où l’objet mobile communiquant s’avère être

l’élément pivot. Cette mise en acte révèle la « confiance symbolique » placée

dans le téléphone que l’on détient et l’accès qu’il autorise. L’entourage direct, les

sphères relationnelles du village, du quartier, de la famille, des proches, sont

ainsi doublement brisées. Il ne s’agit plus seulement d’ouvrir un périmètre rela-

tionnel jusque-là régi par une organisation sociale traditionnelle, ni de pallier une

distance géographique avérée, il est aujourd’hui question de paraître en contact

dans un au-delà des conventions et des rituels de mise en relation. Rien ne serait

impossible, en apparence. Et cette apparence, autant que le dispositif de mystifi-

cation qui l’accompagne, ne trompe personne, mais semble nécessaire à cer-

tains pour occuper le terrain, ou faire passer un message derrière ce qui se joue.

On retrouve dans ce cas précis la prégnance d’un environnement sonore signi-

fiant comme clé et levier des pratiques médiatiques liées au téléphone mobile. Il

ne serait pas incongru de rapprocher ces attitudes d’une formalisation et prise

de conscience d’un monde réel et d’un monde virtuel dont les joueurs de jeux

pervasifs font l’expérience régulière.

Cette théâtralisation associée à l’objet technique, où il ne saurait être ques-

tion d’entrer en relation avec des grands au moyen d’un portable bas de gamme,

a également pour objet d’acquérir les attributs du grand, notamment le fait de

donner confiance : paraître grand, c’est donner la confiance qui doit permettre

de réussir ses affaires, c’est se donner les moyens de réussir sa vie, c’est acqué-

rir le pouvoir d’être effectivement grand. Talisman du monde moderne, le porta-

ble tente le court-circuit d’une inscription sociale revendiquée.

La téléphonie devient également le vecteur des annonces sociales. Annonce

d’un décès, d’une naissance, d’un mariage, d’une fête, tout ce qui peut relever

d’un faire-part ou d’un carnet du jour transite de plus en plus par les réseaux télé-

phoniques, soit par communication phonique, soit par SMS dans certains cer-

cles. À ce titre, la téléphonie a à voir avec le griot, celui, appartenant à une caste

spécifique, qui exerçait la fonction de communication sociale.

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Page 43: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

L’imaginaire du mobileDe par son ampleur, le mobile commence à susciter ce que l’on pourrait qua-

lifier d’« imaginaire technique », c’est-à-dire l’expression ambivalente d’espoirs et

de craintes dans ses capacités à assister, gérer, accompagner le vécu individuel

et social de ses utilisateurs. Il est intéressant de chercher à poser les premiers

jalons d’analyse de cet imaginaire technique qui conditionne assez largement

les usages des outils en question.

Le trait visible essentiel concerne la confiance-défiance que la téléphonie

provoque à de nombreux égards. Cette interrogation s’exprime d’abord sur la

question économique, c’est-à-dire la justesse du prix demandé : le compteur de

l’opérateur décompte-t-il correctement le temps facturé, le compteur du télécen-

tre fonctionne-t-il correctement ? Les discours sur le mobile sont emplis de ces

interrogations sur l’arnaque potentielle que l’usager peut subir, d’autant plus sen-

sible qu’elle est quasiment incontrôlable. La téléphonie, de par l’envie qu’elle

peut générer, est également perçue comme source de vols, d’agressions, voire

même exceptionnellement de meurtres. Elle faciliterait la débauche en offrant un

écran opaque entre sa vie et le regard que peuvent y porter les autres, la télépho-

nie introduit le mensonge, la tromperie, notamment l’infidélité conjugale qui est

fréquemment mentionnée. Le mobile peut perturber les cérémonies (sonneries

pendant les messes, les hommages aux défunts, par exemple), réduire les civili-

tés ou développer les incivilités, inciter à la dépense, conduire au déséquilibre

des budgets familiaux. Par exemple, dans un contexte de polygamie, cela peut

être une source de dépense supplémentaire : il faut fournir un portable à chaque

épouse !

En d’autres termes, la téléphonie est accusée de détruire les équilibres

sociaux par la liberté qu’elle peut conférer à ses détenteurs, pour gérer leurs rela-

tions, s’inscrire socialement, masquer des parties de leur vie à leurs proches,

alors que la société avait un droit de regard très large sur l’existence de leurs

membres. Elle dévoile des faces cachées des individus, elle favorise l’expression

de libertés jugées répréhensibles par une grande partie du corps social. Elle exa-

cerbe les contradictions que portent les individus, réclamant de la liberté pour

eux, mais pas pour ceux qui leur sont inféodés. Dilemme de la modernité, qu’en-

gendre tout nouvel artefact s’inscrivant de façon majeure dans les usages.

42 L’évolution des cultures numériques

011-074-Chap01-CultNum:Inno-Bau 20/04/09 18:09 Page 42

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Chapitre 1 Le lien social 43

Toutes ces ambivalences (comme « voir sans être vu », par exemple) réfèrent

aux omnipotences recherchées plus ou moins consciemment par les individus,

dans des contextes sociaux toujours très régulés par les traditions. Le téléphone

reste d’ailleurs, par certains côtés, ancré dans cette exigence de transparence : il

est intéressant de noter que lorsqu’un téléphone portable déjà en service est

donné en cadeau à un proche, le donateur ne vide pas son téléphone de tous

les fichiers qu’il contient. Pareillement, si quelqu’un demande à voir ce qui il y a

dans un portable, on ne peut en dissimuler l’intégralité de son contenu.

La téléphonie joue donc un rôle important dans l’affirmation d’une moder-

nité, avec toute l’ambivalence associée d’une évolution destructrice des équili-

bres sociaux antérieurs. Les associations attenantes les plus positives (celle de

liberté, par exemple) se heurtent au respect de la tradition et de ses valeurs tout

autant prisées (de solidarité notamment). Les enjeux portés par le dispositif tech-

nique aujourd’hui reviendrait donc à prendre part aux avancées, sans négliger

l’expression des traditions ; une piste qu’il faudrait maintenant explorer. En effet

si l’introduction d’une médiation dans le face-à-face physique crée un réel

espace de « liberté » dans les normes sociales traditionnelles, cette ouverture est

souvent jugée à la fois libératrice et inquiétante, pouvant conduire au déplace-

ment de rôles sociaux enkystés ou à la destruction d’équilibres immuables.

L’oral supporte-t-il toute la charge de la reproduction sociale ?Les sociétés africaines sont de tradition orale. L’absence d’écriture et d’écrits,

assez unique au monde à l’échelle d’un continent, a suscité des façons de trans-

mettre les valeurs sociales fondées, d’une part, sur l’oralité (par exemple la place

très particulière des castes et fonctions de transmission du savoir social que for-

ment les griots) et, d’autre part, sur la charge attachée à des objets (talismans,

masques, etc.), ou des actes (rites, etc.). Inutile alors de souligner qu’un média

de l’oralité ne peut pas intervenir dans un tel environnement sans un certain nom-

bre de spécificités (au premier rang desquelles l’immédiateté ou l’interaction

substantiellement attachées à l’oralité), en regard d’une médiation qui va intro-

duire un asynchronisme et une « désinteractivité » disqualifiant d’entrée de jeu

tout service qui y aurait recours. Là où l’écrit n’est pas, il est cependant des

mécanismes qui permettent de « passer » les fondements de la société, ses

croyances, ses rites, ses acquis. Des passeurs se distinguent aussi, manipulant

ces mécanismes. Se constituent des règles plus strictes de codification des

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Page 45: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

interactions sociales, qui forment la substance de cette transmission des valeurs

et des acquis des sociétés. Peut-on alors émettre l’hypothèse que l’écrit, la mani-

pulation de l’écran, libèrent l’oral d’une grande partie de sa charge symbolique ?

Et que dès lors que l’écrit n’est pas accessible, l’oral supporte toute la charge de

la reproduction sociale ?

L’outillage de ces interactions par un dispositif technique tel que la téléphonie

mobile, non neutre, car portée ou tenue par l’individu à sa main, ne peut donc

être « indolore » ou « transparente » dans un tel contexte. Cette étude n’a fait

qu’entrouvrir certaines des dimensions de ces transformations : doit-on avancer

avec l’hypothèse que la téléphonie mobile est, dans un tel cadre, aussi révolu-

tionnaire qu’a pu l’être l’imprimerie dans nos sociétés de l’écrit ? Doit-on poser

l’hypothèse que le portable dans ces sociétés porte, voire amplifie, des transfor-

mations aussi radicales que celles qu’a pu produire, avant même l’imprimerie, la

genèse de l’écrit (les sceaux, la monnaie frappée, etc.) dans les sociétés

antiques ? Quand l’observateur découvre le rôle du portable, quand il écoute

certaines des craintes, des attentes ou des espoirs associés à cet outil, il presse

parallèlement l’ampleur des transformations que le mobile induit dans des socié-

tés qui ont conservé des valeurs archaïques et des interactions sociales et inter-

personnelles très spécifiques, fondées sur une oralité exclusive couplée à une

interactivité immédiate. On appréhende également la façon dont cet archaïsme

métamorphosé par l’outil peut se révéler comme une modernité court-circuitant

des siècles de développement, associés à une écriture encastrée sur des sup-

ports matériels.

Avec le téléphone mobile, l’Africain accède à une transformation de son iden-

tité, de son identification, à une liberté et une opacité nouvelle de ses rapports

sociaux, à une fenêtre numérique vertigineuse sur le monde, à une appropriation

personnelle de contenus produits et captés, stockés et volatils, se renouvelant à

une vitesse inouïe par rapport à la stabilité des objets et actes ancestraux, à une

métamorphose de l’immédiateté du rapport interpersonnel, à un accès et une

révolution de l’intime, à une transformation radicale de son être au monde. Ce

gain en liberté pose malgré tout la question de la destruction de certains méca-

nismes sociaux traditionnels, et donc génère une ambivalence très sensible par

rapport à l’outil, sa conquête individuelle rapide et le déni de cette avancée par

d’autres. Le mobile est un objet communicant désormais incontournable qui

interroge, à tout le moins, la confiance que le rapport social d’avant avait tissée.

44 L’évolution des cultures numériques

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Page 46: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

Le design de la visibilitéDominique Cardon

Du point de vue des usages, le succès du web 2.0 est relativement inattendu.

Il commence à faire l’objet, aux États-Unis notamment, d’une attention accrue

des sciences sociales. Les utilisateurs ont contredit – au moins – deux des pré-

supposés que les offreurs de services traditionnels avaient cru pouvoir extrapo-

ler de leurs comportements dans le monde réel. D’une part, ils n’hésitent pas à

rendre visible à tous des traits de leur identité dont on supposait qu’ils auraient

préféré réserver la publicité à un cercle fermé de proches. D’autre part, les utilisa-

teurs ne se contentent pas d’entrer en relation avec des proches ou des per-

sonnes partageant avec eux des traits identitaires similaires. Ils abordent aussi le

web dans un esprit exploratoire afin d’élargir leur cercle relationnel selon des

logiques extrêmement diverses et variées. La manière dont est rendue visible

l’identité des personnes sur les sites du web 2.0 constitue l’une des variables les

plus pertinentes pour apprécier la diversité des plateformes et des activités rela-

tionnelles qui y ont cours. Que montre-t-on de soi aux autres ? Comment sont

rendus visibles les liens que l’on a tissés sur les plateformes d’interaction ? Com-

ment ces sites permettent-ils aux visiteurs de retrouver les personnes qu’ils

connaissent et d’en découvrir d’autres ? On propose ici une typologie des plate-

formes relationnelles du web 2.0 qui s’organise autour des différentes dimen-

sions de l’identité numérique et du type de visibilité que chaque plateforme

confère au profil de ses membres.

La décomposition de l’identité numérique L’identité numérique est une notion très large. Aussi est-il utile de décompo-

ser les différents traits identitaires que les plateformes relationnelles demandent

aux personnes d’enregistrer. On peut décliner ces signes de soi autour de deux

tensions qui se trouvent aujourd’hui au cœur des transformations de l’individua-

lisme contemporain.

Chapitre 1 Le lien social 45

5

Ce chapitre doit beaucoup aux nombreuses discussions avec mes collègues d’Orange Lab (Nicolas Pissard, qui est à l’origine de cette typologie, Jean-Samuel Beuscart, Maxime Crepel, Bertil Hatt, Christophe Prieur) ainsi qu’aux remarques de Christophe Aguiton, Jean-Sébastien Bedo, Sébastien Bertrand et Alban Martin. Il reprend, en le prolongeant, une version antérieure publiée sur le site d’Internet Actu.

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Page 47: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

L’extériorisation de soi caractérise la tension entre les signes qui se réfè-

rent à ce que la personne est dans son être (sexe, âge, statut matrimonial, etc.),

de façon durable et incorporée, et ceux qui renvoient à ce que fait la personne

(ses œuvres, ses projets, ses productions). Ce processus d’extériorisation de

soi dans les activités et les œuvres renvoie à ce que la sociologie qualifie de

subjectivation.

La simulation de soi caractérise la tension entre les traits qui se réfèrent à la

personne dans sa vie réelle (quotidienne, professionnelle, amicale) et ceux qui

renvoient à une projection ou à une simulation de soi, virtuelle au sens premier

du terme, qui permet aux personnes d’exprimer une partie ou une potentialité

d’elles-mêmes.

Cinq formats de visibilité

Sur ces deux axes, il est possible de projeter trois modèles de visibilité, aux-

quels s’ajoutent deux modèles émergents. Ces modèles correspondent aux dif-

férentes formes d’éclairage que les plateformes réservent à l’identité des partici-

pants et à leur mise en relation.

46 L’évolution des cultures numériques

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Page 48: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

Le paravent. Les participants ne sont visibles aux autres qu’à travers

un moteur de recherche fonctionnant sur des critères objectifs. Ils res-

tent « cachés » derrière des catégories qui les décrivent et ne se dévoi-

lent réellement qu’au cas par cas dans l’interaction avec la personne de leur

choix. Le principe du paravent préside aux appariements sur les sites de rencon-

tre (Meetic, Rezog). Les individus se sélectionnent les uns les autres à travers

une fiche critérielle découverte à l’aide d’un moteur de recherche, avant de dévoi-

ler progressivement leurs identités et de favoriser une rencontre dans la vie réelle.

Le clair-obscur. Les participants rendent visibles leur intimité, leur

quotidien et leur vie sociale, mais ils s’adressent principalement à un

réseau social de proches et sont difficilement accessibles pour les

autres. La visibilité en clair-obscur est au principe de toutes les plateformes rela-

tionnelles qui privilégient les échanges entre petits réseaux de proches (Cyworld,

Skyblog, Friendster). Si les personnes se dévoilent beaucoup, elles ont l’impres-

sion de ne le faire que devant un petit cercle d’amis, souvent connus dans la vie

réelle. Les autres n’accèdent que difficilement à leur fiche, soit parce que l’accès

est limité, soit parce que l’imperfection des outils de recherche sur la plateforme

le rend complexe et difficile. Pour autant, ces plateformes refusent de se fermer

complètement dans un entre-soi. Elles restent ouvertes à la nébuleuse des amis

d’amis et des réseaux proches qui facilitent la respiration et la circulation dans

l’environnement que dessine le simple emboîtement des réseaux de contacts de

chacun des membres.

Le phare. Les participants rendent visibles de nombreux traits de leur

identité, leurs goûts et leurs productions et sont facilement accessi-

bles à tous. En partageant des contenus, les personnes créent de

grands réseaux relationnels qui favorisent des contacts beaucoup plus nom-

breux, la rencontre avec des inconnus et la recherche d’une audience. La photo

(FlickR), la musique (MySpace) ou la vidéo (YouTube) constituent alors autant de

moyens de montrer à tous ses centres d’intérêts et ses compétences et de créer

des collectifs fondés sur les contenus partagés. La visibilité des personnes

s’étend du seul fait que les amis sont aussi considérés comme des bookmarks,

puisqu’ils servent parfois de concentrateurs de contenus d’un type particulier.

Chapitre 1 Le lien social 47

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Page 49: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

Dans l’univers du phare, la visibilité fait souvent l’objet d’une quête délibérée et

s’objective à travers des indicateurs de réputation, des compteurs d’audience et

la recherche d’une connectivité maximale.

Le post-it. Les participants rendent visibles leur disponibilité et leur

présence en multipliant les indices contextuels, mais ils réservent cet

accès à un cercle relationnel restreint (Twitter, Dodgeball). Les plate-

formes fonctionnant sur le modèle du post-it se caractérisent par un couplage

très fort du territoire (à travers les services de géolocalisation) et du temps

(notamment, afin de planifier de façon souple des rencontres dans la vie réelle).

Ainsi, les plateformes de voisinage (Peuplade) se développent-elles dans une

logique mêlant territorialisation du réseau social et exploration curieuse de son

environnement relationnel.

La lanterna magica. Les participants prennent la forme d’avatars

qu’ils personnalisent en découplant leur identité réelle de celle qu’ils

endossent dans le monde virtuel (Second Life). Venant de l’univers

des jeux en ligne (World of Warcraft), les avatars se libèrent des contraintes des

scénarios de jeu pour faire des participants les concepteurs de leur identité, de

l’environnement, des actions et des événements auxquels ils prennent part. Dans

ces univers, l’opération de transformation, voire de métamorphose identitaire,

facilite et désinhibe la circulation et les nouvelles rencontres à l’intérieur du

monde de la plateforme, tout en rendant encore rares l’articulation avec l’identité

et la vie réelle des personnes.

De cette typologie, on peut dégager quatre enjeux de recherche pour les

approches de sciences sociales du web 2.0.

L’enjeu de la visibilitéUne première lecture éclaire la diversité des formes de visibilité que rendent

possibles ces plateformes et leur compatibilité limitée. Certaines plateformes invi-

tent à se cacher pour mieux se rencontrer dans la vie réelle (se cacher, se voir),

alors que d’autres cachent ou métamorphosent les identités par le truchement

d’avatars pour éviter ou se substituer à la rencontre réelle (se voir caché). Mais

surtout, se dévoiler prend un sens différent dans un espace en clair-obscur, où il

48 L’évolution des cultures numériques

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Page 50: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

est possible de « flouter » partiellement son identité pour se rendre peu recon-

naissable ou retrouvable, comme le font les jeunes sur Skyblog (montrer caché),

et dans la zone d’hyper-visibilité des plateformes développées sur le modèle du

phare qui visent à assurer le plus de notoriété possible aux personnes et aux

contenus qu’elles publient (tout montrer, tout voir).

Chapitre 1 Le lien social 49

C’est le premier enseignement de cette typologie. Chaque plateforme pro-

pose une politique de la visibilité spécifique et cette diversité permet aux utilisa-

teurs de jouer leur identité sur des registres différents. Si l’utilisateur peut avoir un

intérêt pratique à fédérer ses multiples facettes, en revanche, il est peu probable

qu’il souhaite partager avec d’autres son puzzle identitaire recomposée. Par ail-

leurs, à trop vouloir garantir, certifier et assurer la confiance dans le « réalisme »

de l’identité, on néglige le fait que, dans beaucoup de contextes et souvent dans

les plus dynamiques d’entre eux, les personnes n’ont pas envie d’être elles-

mêmes. Cette typologie s’appuie sur l’idée que dans la présentation qu’ils sont

amenés à faire sur internet, les individus, différemment selon les plateformes,

contrôlent, la distance à soi qu’ils exhibent à travers leur identité numérique. Dans

la partie haute de notre carte, ils sont amenés à être le plus réaliste possible et à

transporter dans leur identité numérique les caractéristiques qui les décrivent le

mieux dans leur vie réelle, amicale ou professionnelle. En revanche, dans la par-

tie basse, il leur est loisible de prendre beaucoup plus de liberté en dissimulant

011-074-Chap01-CultNum:Inno-Bau 20/04/09 18:09 Page 49

Page 51: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

certains traits de leur identité sociale ordinaire et en accusant ou projetant d’au-

tres traits avec une coloration particulièrement accentuée. Ce constat invite à ne

pas considérer la question de l’identité sur internet sous le seul angle de la multi-

plicité des facettes de l’individu, celui-ci disposant d’un portefeuille de rôles au

sein duquel il aurait à arbitrer selon les contextes. En fait, ces diverses identités

n’ont rien de comparable et de substituable. Elles témoignent de profondeurs

différentes dans le rapport à soi que les individus souhaitent exhiber sur le web.

De sorte que la question de la distance au réel peut se révéler être un critère d’ar-

bitrage beaucoup plus important pour les personnes que le choix d’une facette

identitaire.

Monde réel et monde virtuelUne deuxième lecture invite à marquer les différences de nature entre les

réseaux sociaux selon leur origine et leur trajectoire. Dans le monde du paravent,

les personnes sont appariées dans le monde numérique et vérifient leur affinité

dans le monde réel. Dans le modèle du clair-obscur, ceux qui se connaissaient

déjà dans le monde réel enrichissent, renforcent et perpétuent leur relation par

des échanges virtuels qui leur permettent aussi d’entrer en contact avec la nébu-

leuse des amis d’amis (principe du bonding dans les théories du capital social).

Dans l’espace de forte visibilité du phare, les personnes élargissent le réseau de

contacts d’amis réels à un large répertoire de personnes rencontrées sur la toile

(qui peuvent occasionnellement devenir des amis dans la vraie vie). C’est le par-

tage de goûts, de contenus et d’affinités qui se trouve au principe de cet élargis-

sement du cercle social. Dans le monde du post-it, l’imbrication du monde réel

et du monde virtuel est si fortement entremêlée et couplée que les deux univers

n’ont guère de raison d’être isolés. Dans l’univers de la lanterna magica, en

revanche, les relations sont d’abord et avant tout virtuelles, et ne se prolongent

que rarement dans la vie réelle (même si ce type d’usage tend à se développer

avec la tendance au réalisme qui s’exprime aujourd’hui dans les mondes 3D).

C’est le deuxième enseignement de cette typologie. Si l’identité se décom-

pose en facettes plus ou moins étrangères les unes aux autres, les réseaux de

relations associés à chacune de ces facettes sont peu miscibles. Il est donc

assez incertain de faire l’hypothèse d’une unicité du « graphe social », projet

visant à ajouter à la liste des personnes (l’annuaire) la carte de leurs liens (le

50 L’évolution des cultures numériques

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Page 52: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

réseau social). Cependant, les nouvelles pratiques sociales qui se développent

sur les plateformes relationnelles font aussi apparaître des zones de l’espace

relationnel dans lesquelles l’articulation entre des réseaux relationnels autrefois

isolés les uns des autres se réalise avec plus d’évidence. D’une certaine manière,

Facebook est au cœur de cette recomposition puisque les utilisateurs, derrière

leur nom propre, mêlent de plus en plus amis, collègues et inconnus, tout en

pressentant aussi de plus en plus fortement les risques identitaires qu’ils pren-

nent à susciter ce mélange. En effet, il ne fait guère de doute que ce déplace-

ment dans les pratiques de sociabilité qui donne aux proches, amis, famille et

collègues, une visibilité nouvelle sur les engagements de l’individu avec chacune

de ces sphères, reste limité et progressif. Surtout, cette capacité à s’exposer tout

en contrôlant son exposition réclame des compétences sociales et relationnelles

spécifiques et très inégalement distribuées.

Chapitre 1 Le lien social 51

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La forme des réseaux sociauxUne troisième lecture invite à différencier la taille et la forme des réseaux

sociaux selon les différentes plateformes. Alors que les sites du modèle du para-

vent refusent l’affichage du réseau relationnel pour préserver la discrétion d’une

rencontre que l’on espère unique (significativement, seuls les sites gay et liber-

tins se risquent à un affichage du réseau relationnel de leurs membres), les plate-

formes en clair-obscur se signalent par de petits réseaux de contacts très forte-

ment connectés entre eux. En revanche, les sites du modèle du phare se carac-

térisent par l’importance du nombre de contacts et par des réseaux beaucoup

plus divers, inattendus, longs et distendus que ceux qui s’observent dans la vie

réelle. L’extension de la zone de visibilité des individus profite de l’hybridation du

réseau social (les amis) et du réseau thématique (les groupes, les tags, les amis-

bookmarks, etc.) qui donne à ces systèmes relationnels un caractère profondé-

ment hétérogène et ouvre à des modes de navigation et de rencontres beau-

coup plus diversifiés.

52 L’évolution des cultures numériques

C’est le troisième enseignement de cette typologie. La dynamique même de

constitution des réseaux diffère fortement selon la visibilité qui est donnée au

profil et cette visibilité est, en grande partie, produite par la manière dont les utili-

sateurs font de leur réseau de contact un public fermé et limité ou une audience

beaucoup plus large. Les plateformes en clair-obscur favorisent un entre-soi qui, à

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Page 54: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

la manière d’un système de communication interpersonnelle, ancre les individus

dans un univers de référence souvent très homogène socialement, ne serait-ce

parce que la plupart des contacts se connaissent entre eux dans la vraie vie. En

revanche, pour élargir leur visibilité dans les plateformes du phare, les utilisateurs

doivent, à la manière de micro-médias, produire des contenus susceptibles

d’attirer à eux une population plus hétérogène. La dynamique d’extension des

connexions qui préside actuellement au développement des SNS (Social Net-

working Service) mêle donc de façon toujours plus forte les « vrais » amis aux

amis « utiles ». Elle installe ainsi une logique opportuniste et calculatrice sur les

plateformes en prescrivant des comportements qui peuvent être en décalage

avec les attentes initiales des participants. Aussi apparaît-il de plus en nécessaire

de permettre aux utilisateurs de « trier » leurs contacts et d’organiser des zones

de visibilité contrastée en fonction des cercles qu’il aura constitué.

Les modes de navigationUne quatrième lecture permet d’insister sur la diversité des outils et des res-

sources permettant de naviguer sur les plateformes du web 2.0. En effet, le tradi-

tionnel moteur de recherche critériel n’est réellement opérant que dans le

modèle du paravent qui se propose d’apparier les personnes à partir d’une

objectivation catégorielle. La rupture introduite par le web 2.0 s’appuie sur un

changement de paradigme dans les systèmes de recherche d’information. Un

premier déplacement est apparu avec la navigation relationnelle qui voit les per-

sonnes circuler sur les plateformes à partir de leurs amis et des amis de leurs

amis. Cependant, lorsqu’elle s’étend, cette navigation relationnelle s’accroche de

plus en plus aux traces, explicites ou implicites, laissées par la navigation des

autres. Ce second déplacement dans les systèmes de navigation ouvre alors

l’espace à une navigation « hasardeuse » (appelée serendipity) qui permet d’ex-

plorer la plateforme en circulant à travers les agrégats que les autres participants

ont constitués par les tags, les groupes thématiques ou les playlists. Ces agré-

gats d’un nouveau type ne sont pas édités par la plateforme, mais sont produits

par la composition des comportements des autres utilisateurs. Cette navigation

hasardeuse peut aussi être guidée par des systèmes des recommandations

basées sur le filtrage collaboratif, ou s’appuyer sur des repères externes comme

l’audience ou la réputation. Dans l’univers du post-it, les formes de navigation

se caractérisent, en revanche, par une articulation très étroite d’indicateurs de

Chapitre 1 Le lien social 53

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Page 55: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

proximité territoriale et d’identification des activités des autres. C’est le signale-

ment des activités de ceux qui sont les plus accrochés au quotidien des per-

sonnes – les vrais amis pouvant être géographiquement distants – qui sert de

repère à la navigation. De façon étrangement similaire, les outils de navigation

dans le monde virtuel mêlent aussi très étroitement la carte au calendrier, mais

en donnant une dimension plus pressante au temps rapproché et au présent,

puisqu’il faut toujours retrouver ses amis là où il se passe quelque chose.

54 L’évolution des cultures numériques

C’est le quatrième enseignement de cette typologie. Les plateformes du web

2.0 ont développé un palette très innovante de fonctionnalités : blogroll, liste de

contacts, folksonomies (1), flux RSS, indice de réputation, etc. Elles sont destinées

à tenir compte du fait que, dans la majorité des cas, les utilisateurs sont incapa-

bles d’expliciter ce qu’ils cherchent et n’ont pas formé d’intentions préalables, de

buts ou de destinations à leur quête. Les plateformes du web 2.0 ont généralisé

le principe du filtrage par le réseau social et par la proximité de goût, en aidant

les utilisateurs à se constituer eux-mêmes un univers d’informations qui les

détournent légèrement de leurs chemins habituels, les surprennent sans les dés-

orienter, les aident à explorer et à préciser leurs centres d’intérêt. Les activités

(1) Voir l’ouvrage Folksonomies, Comment le citoyen lambda indexe le monde ? d’Alexandre Monnin, publié chez FYP Éditions, 2009.

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Page 56: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

Chapitre 1 Le lien social 55

(1) www.internetactu.net/2008/02/08/10-proprietes-de-la-force-des-cooperations-faible/

individuelles des utilisateurs produisent un bien collectif, une zone de pertinence

des informations disponibles à chacun, sans que celui-ci n’ait jamais fait l’objet

d’un plan concerté – ce qui interdit une approche éditoriale a priori par les

concepteurs des plateformes.

Les nouveaux usages des plateformes relationnelles du web 2.0 font ainsi

apparaître des modes de collaboration inédits entre utilisateurs. En écho au célè-

bre article de Mark Granovetter sur la force des liens faibles, on propose de qua-

lifier ce modèle de coopérations « faibles » (1). À la différence des coopérations

« fortes » qui se fondent sur une communauté préexistante de valeurs et d’inten-

tions, les coopérations faibles se caractérisent par la formation « opportuniste »

de liens et de collectifs qui ne présupposent pas, préalablement, d’intentionnalité

collective ou d’appartenance « communautaire ». En invitant à rendre publiques

informations et productions personnelles et en développant des fonctionnalités

de communication et de mise en partage, ces plateformes proposent une articu-

lation originale entre individualisme et solidarité. Elles favorisent une dynamique

de bien commun à partir de logiques d’intérêt personnel.

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Page 57: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

56 L’évolution des cultures numériques

Les communautés en ligne et les nouvelles formes de solidarité

Nicolas Auray

Durant ces dernières années, les technologies de l’information ont été un

espace d’expérimentation du partage, autour des sites communautaires, des

réseaux sociaux de niche, des blogs participatifs, des médias sociaux comme

Facebook ou des jeux massivement distribués. Ce partage est marqué par le

redéploiement de la frontière entre le gratuit et le payant, le renouveau des soli-

darités et un nouvel individualisme. Quelle est la portée réelle, sur le lien social,

du déploiement de ces formes communautaires médiatisées par les technolo-

gies de l’information ? Au-delà de la stérile confrontation entre des prophètes du

malheur qui assimilent la diffusion d’internet à une atomisation de la vie

moderne (1) et des activistes euphoriques qui voient dans les communautés élec-

troniques un tissu d’effusions altruistes, des analyses plus lucides ont tenté de

saisir la singularité des communautés virtuelles, et la signification de leur succès,

en les mettant en rapport avec la transformation du lien social ces vingt dernières

années.

Flexibilité libérale et émergence des solidaritésL’essor des communautés virtuelles correspond à un besoin de solidarité qui

semble être le contrecoup du mouvement de flexibilisation qui marque les socié-

tés occidentales depuis une trentaine d’années. Cette flexibilisation concerne

d’abord le monde du travail. La demande de réseautage peut être analysée

comme le fait que le réseau constitue le nouveau filet protecteur de l’individu,

une assurance de liens qui se substitue au délitement progressif des formes éta-

tiques de sécurité sociale.

6

(1) Dans la postérité des travaux empiriques menés par le politologue américain Robert D. Putnam sur le déclin ducapital social dans les nations industrielles, des auteurs ont mis en cause la diffusion des technologies de l’informationdans l’affaiblissement du poids des « tiers lieux » (third places) qui ne sont ni le travail ni le domicile et qui sont,associations, cafés, commerces, des creusets de sociabilité. Certains auteurs ont ainsi souligné que les TIC, envirtualisant les échanges, et en privatisant l’activité culturelle (la consommation de films ou l’écoute de la musique, par exemple) ont accentué le déclin du « capital social » des classes moyennes.

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Page 58: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

Dans une étude sur l’essor des blogs professionnels dans le domaine médi-

cal – où des infirmiers et des urgentistes utilisent le blog pour rechercher du sou-

tien – nous avons pu mettre en évidence le rapport entre l’essor des liens de soli-

darité électroniques entre le blogueur et ses commentateurs, et le délitement

des collectifs de travail. Comme l’écrit un blogueur urgentiste : « Dans un monde

médical qui me voit côtoyer la souffrance sans que jamais j’ai le droit d’évoquer

la mienne, sauf en groupe de parole public, qui sont de ridicules séances de

langue de bois sous observation des collègues en pleine rétention lacrymale,

jouant à celle qui a le cœur le plus sec ou l’expérience la plus longue, dans un

monde médical où l’épanchement est synonyme de faiblesse ou de synovie mais

jamais de moment de complicité, le blog me permet de m’exprimer. » Le blog

ouvre un espace de parole désengagé du contexte réel, marqué par la solitude

devant l’écran. Mais paradoxalement il marque la présence d’un auditoire à la

présence vacillante mais fidèle. Il développe un protocole compassionnel fondé

sur l’écoute attentive, patiente, collective, et l’on pourrait même dire distribuée.

En tant qu’espace de parole et de partage des joies et de la souffrance, les

communautés virtuelles sont des lieux de reconstruction d’un lien social de fra-

ternité où peuvent se briser des murs de silence et où ont lieu parfois des phéno-

mènes de transmutation de la souffrance en plaisir par sa mise en écriture.

La nature de ce nouveau lien social, reconstruit dans les communautés élec-

troniques, est originale. Ce lien est avant tout « interindividuel » et marqué par un

écart pris par rapport aux rôles institutionnels. On constate ainsi une certaine

injonction à se présenter individuellement, sous une identité personnelle. Ainsi,

sur un site collaboratif comme Wikipédia, plutôt que de dire : « Bonjour, vous

êtes sur la page d’utilisateur d’un salarié de Rue89 », il est conseillé de s’identi-

fier en tant que personne : « Bonjour, vous êtes sur la page d’utilisateur de Pierre

Dupont, je suis journaliste chez Rue89 », comme l’indique le sociologue Julien

Levrel dans un entretien sur Rue89. Ce double signalement, de l’identité person-

nelle et de l’appartenance organisationnelle, signifie que l’on indique clairement

la position de l’énonciateur. Parfois, les sites sont aussi un espace de révélation

des coulisses professionnelles – comme les manquements dissimulés aux

règles d’hygiène ou d’égalité de service public sur les blogs professionnels d’in-

firmiers. Ils sont généralement un lieu où l’ego confesse ses doutes – doute sur

soi, sur son charisme, sur son utilité en tant que professionnel et dans lequel

s’exprime de la vulnérabilité, voire de la détresse.

Chapitre 1 Le lien social 57

011-074-Chap01-CultNum:Inno-Bau 20/04/09 18:09 Page 57

Page 59: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

C’est à chaque époque marquée par un délitement des collectifs au travail,

des syndicats, des corporations, des lieux de sociabilité tels que les associations,

les églises, que l’on a constaté une éclosion, par substitution, des communautés

d’affinité où se revivent des connivences. Par exemple, dans les années 1810, les

comités « luddistes » des ouvriers anglais du textile réagissaient au travail devenu

carcéral, à l’éloignement de l’ouvrier démuni loin de sa famille, à la dissolution

des coalitions ouvrières, au quadrillage disciplinaire qui sépare, mutations pro-

pres à l’industrialisation.

La flexibilité familiale

Les communautés virtuelles sont aussi une réponse à une flexibilité qui

touche également la famille. Pour prendre l’exemple des jeux massivement per-

sistants, certains ont vu dans leur engouement auprès des jeunes le contrecoup

d’une disparition de rites de passage à l’âge adulte, disparition consécutive de

l’affaiblissement des pratiques marquant une rupture temporelle entre l’adoles-

cence et l’âge adulte (mariage, service militaire, religion, bizutage, décohabita-

tion). Certains voient même bien plus encore dans l’engagement de jeunes dans

des communautés virtuelles, comme le psychologue clinicien Michael Stora qui

dit que « le besoin existe de retrouver une situation conflictuelle qui n’existe plus

dans la famille du fait de l’affaiblissement de l’autorité paternelle. Avant l’enfant

avait tendance à se confronter à la réalité, par un clash. Beaucoup d’adolescents

peut-être, avec des mamans qui ne vont pas bien, n’arrivent à envisager leur crise

d’adolescence dans la réalité, et vont mener ce combat virtuellement. L’autre

contre lequel on se bat, dans un jeu, est peut-être aussi une figure parentale ».

Le développement des TIC a pourtant favorisé cette rapidité des change-

ments d’humeur et de personnalité. Aujourd’hui, cinq minutes après avoir reçu

un texto enflammé on se demande déjà ce que fait l’autre. De même, la flamme

s’éteint d’un revers de main. Rompre aujourd’hui, c’est simple comme un clic ou

comme un SMS lapidaire. « Désolé, je ne le sens plus entre nous », spécialité des

ados. Les liens sont plus faciles à créer et plus faciles à défaire. Les relations

avec le virtuel et le monde des TIC sont devenues plus instables, à la fois plus

intenses et moins durables. Il y a une intensification du présent au détriment du

passé et du futur.

Les communautés virtuelles sont un moyen de contrecarrer ce processus

qui mène toujours plus vers cette « civilisation du jetable ». Selon le sociologue et

58 L’évolution des cultures numériques

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Page 60: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

philosophe Zygmunt Bauman par exemple, l’homme est devenu « sans liens »,

« sans attaches ». La modernité s’est vouée d’emblée à « faire fondre les solides ».

Il fallait liquider, ou du moins liquéfier, les structures et les modèles de la tradition.

Ce processus s’est accru dans les années 1970 avec les transformations de l’or-

ganisation du travail (le connexionnisme en réseau) et la crise de la famille. Le

monde liquide de la modernité triomphante produit une peur insatiable devant

l’insécurité, une anxiété. Là où les relations durables ont été « liquidées » au pro-

fit de liaisons flexibles, de connexions temporaires et de réseaux qui ne cessent

de se modifier, aussi bien sur les plans sexuel et affectif qu’au niveau du voisi-

nage, de la ville et finalement de la société tout entière, les communautés vir-

tuelles peuvent offrir des espaces de reconstitution de solidarités. Ainsi, Bonnie

Nardi et Danah Boyd, de l’université de Californie, montrent que, dans les médias

sociaux, s’exprime le besoin de se retrouver dans des lieux de sociabilité où l’on

est parmi d’autres, susceptible de capter leurs conversations ou de nouer un

contact personnel avec eux. Les communautés virtuelles répondraient au délite-

ment des « places tierces », selon le sociologue Ray Oldenburg, qui ne sont ni le

travail ni le domicile, mais qui sont des creusets de sociabilité.

Entre solidarité et individualisme : les communautés virtuelles comme communautés libérales ?

Quels enjeux sociaux et politiques pose l’essor des nouvelles solidarités élec-

troniques sur la transformation du lien social ? Comment mieux analyser l’origi-

nalité de ces nouvelles figures ? Les communautés virtuelles permettent le tis-

sage de nouvelles solidarités, mais dans le cadre d’une autonomisation de ceux

qui y participent par rapport aux formes du contrôle social. Les messageries ins-

tantanées prisées des lycéens desserrent le contrôle social exercé par l’école ou

la famille, en renforçant l’influence du groupe des pairs, ce que Dominique Pas-

quier appelle « la tyrannie du cartable». Dans le prolongement des émissions

radio de libre antenne qui avaient déjà affaibli la tutelle exercée par les parents,

les jeux massivement distribués sur internet offrent des substituts aux formes

d’initiation qui étaient fournies par les instances sociales traditionnelles. Les nou-

velles technologies contribuent ainsi à la constitution d’un moi plus autonome, à

plus d’individualité et à l’essor du « soi réflexif ».

Dans ces solidarités communautaires ces formes d’automatisation s’accom-

pagnent de l’entretien d’un individualisme démonstratif des contributeurs, par

Chapitre 1 Le lien social 59

011-074-Chap01-CultNum:Inno-Bau 20/04/09 18:09 Page 59

Page 61: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

exemple avec le « karma » dans Slashdot, les « étoiles filantes » de eBay ou le

« hall of fame » sur les forums de conseils. Les individus qui contribuent dans les

communautés virtuelles se voient magnifiés dans leur singularité à travers des

formes de reconnaissance. Des réputations leur confèrent des statuts. Contraire-

ment aux modalités classiques d’organisation du travail dans lesquelles les rôles

individuels sont bornés par des limites statutaires prédéfinies, les collectifs en

ligne font varier les statuts de leurs membres au gré de leur activité contributive

interne, et suscitent un individualisme démonstratif en organisant une course à la

réputation individuelle. Par conséquent, ces collectifs en ligne proposent une

articulation originale entre individualisme et solidarité. Ils favorisent une dyna-

mique de bien commun à partir de logiques d’intérêt personnel. En rendant visi-

bles les statuts les plus prestigieux, en affichant les individus sur un tableau

d’honneur, ils fabriquent de l’identité autour de profils. Un pseudo c’est le nom,

un profil c’est l’évaluation de ce pseudo sur la base de ses transactions passées :

quand on trouve « JDN (1211) », le pseudo c’est « JDN » et le profil c’est « 1211 ».

C’est-à-dire que la personne a un score de 1 211 points pour la qualité de ses

transactions.

Les tensions entre ces logiques individuelles et la consistance du collectif

sont réelles. Comment individualiser les contributions dans l’espace des com-

munautés en ligne, fondé sur le caractère collectif des productions réalisées ?

Un article encyclopédique de Wikipédia, un fil de discussion, une base de don-

nées, reposent sur une somme d’inputs individuels complémentaires, et la qua-

lité s’appuie sur l’agrégation du nombre plus que sur la performance individuelle.

Les choix de marquage des individus diffèrent selon la complexité sociale et rela-

tionnelle du savoir collectif que construisent les collectifs en ligne. Ainsi, on peut

distinguer des collectifs fondés sur des marques de renom pour les individus et

des collectifs fondés sur des scores objectivés. Les premiers, à l’image des

forums de discussion, élaborent un savoir technique relationnellement très com-

plexe, dans lesquels les contributions individuelles sont intriqués dans un réseau

d’expertise et impossibles à détacher des « fils de discussion ». Les seconds, à

l’image des plateformes de mise à disposition de vidéos , agrègent des contenus

individuels, ce qui donne libre cours à l’évaluation des individus par des nom-

bres cardinaux et par des icônes de couleur.

60 L’évolution des cultures numériques

(1) Slashdot.org

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Page 62: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

Par exemple, les listes et forums de discussion ne sont pas simplement des

lieux d’échange d’avis et de construction de conseils. Elles sont également des

lieux de construction de l’autorité de certains experts, comme le remarquent

Howard T. Welser et Marc Smith du fait de l’existence de mécanismes de sélec-

tion de partenaires dans les fils de discussion. Par exemple, la présence d’un

noyau d’experts incontestés et la compétence moyenne des intervenants sur les

listes Debian exercent une forte contrainte sur la production des questions et sur

la sélection des répondants. Les listes de discussion se limitent à des marques

de statut diffuses parce qu’il est difficile de créditer comme « bonne réponse »

un message particulier dans un fil de discussion. La résolution y est générale-

ment collaborative et c’est l’ensemble de la chaîne qui porte de manière distri-

buée la cognition. C’est ce qu’illustre l’échec relatif du fonctionnement du site

Yahoo! Answers. Ce site intègre un système de points et de niveaux. Le nombre

de points obtenus croît lorsqu’on a été choisi comme « meilleure réponse » dans

le fil de discussion. Il croît aussi, paradoxalement, pour un requêteur qui a posé

une question pour laquelle aucune meilleure réponse n’a été élue. Les points

permettent d’accéder à des niveaux qui donnent des droits. Alors que les

réponses sont collaboratives ce système des best answers a entraîné un détour-

nement d’utilisation du site : il s’est dégradé en un espace récréatif, concours de

devinettes et de blagues. En effet, lorsqu’on pose une devinette, on met en

concurrence les répondants qui sont réduits à choisir la réponse la plus drôle, et

il n’y a plus d’aspect collaboratif. Il y a une joute ludique entre rivaux.

Face à l’importance de ces signes de statut pour les membres, une gouver-

nance visait ainsi à contrôler la justesse de l’échelle de réputation. Des membres

obsédés par les conséquences de leurs comportements sur leur aura virtuelle

peuvent modifier leurs habitudes ou refuser la discussion. Ainsi, durant les gros

projets de développement logiciels, les modèles interactionnels sont biaisés vers

l’action. Les tâches effectuées par chacun ne sont pas précédées d’une déclara-

tion préalable aux autres de ce que l’on fait ou va faire. Ce biais vers l’action s’ex-

plique. En ne déclarant pas au préalable s’activer sur une tâche précise de la to

do list (« liste des choses à faire »), les contributeurs protègent leur réputation.

« Je peux me planter parce que je ne dis pas aux autres ce que je fais », déclare

un développeur de Debian. Ceux qui n’ont pas grande confiance dans leurs

savoir-faire voient se lever les barrières à leur engagement qui auraient été fortes

s’ils avaient été obligés de déclarer publiquement leur occupation.

Chapitre 1 Le lien social 61

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Page 63: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

Les principaux détournements sont cependant liés à l’anticipation que font

les acteurs des conséquences de leurs évaluations sur leur propre score de répu-

tation. Le site de ventes entre particuliers offre un bon exemple de « biais » lié à la

connaissance par les acteurs des mécanismes de calcul de la réputation.

Chaque membre de eBay possède un profil d’évaluation construit à partir des

évaluations laissées par ses interlocuteurs. Les acheteurs et les vendeurs peu-

vent s’évaluer réciproquement en laissant une appréciation pour chaque trans-

action. C’est l’acheteur qui commence à mettre son évaluation, après qu’il a reçu

le bien, et le vendeur met ensuite la sienne. Les évaluations sont non modifiables

et indélébiles, seuls les commentaires peuvent être supprimés d’un commun

accord. De ce fait, de nombreux acheteurs préfèrent ne pas laisser d’évaluation

négative ou neutre lorsqu’ils ont eu une mauvaise expérience, par crainte de

recevoir en retour une évaluation négative du vendeur. Les évaluations négatives

de représailles sont ainsi devenues monnaie courante. Dès lors apparaît un

« biais gentil » : le nombre d’évaluations négatives ou neutres laissées sur le site

est inférieur au nombre de mauvaises expériences signalées. La connaissance

réflexive du calcul de l’évaluation aboutit à un biais.

Comme le note un utilisateur sur le forum à propos du système d’évaluation

de eBay : « Mi-août, je reçois un mail de vendeur qui ne donne pas suite. J’essaie

de négocier, rien à faire, j’ouvre un litige sur ebay. Je place logiquement une note

négative au vendeur. En représailles, j’imagine, l’acheteur me place une note

négative ! Le comble ! Ma question est donc la suivante : si un acheteur/vendeur

victime d’un acheteur/vendeur indélicat ne peut prendre le risque de placer une

note négative au risque de s’en prendre une négative en retour, quel est la valeur

d’une évaluation ? »

Le souci permanent des communautés en ligne est de construire des outils

qui soient invulnérables, ou vulnérables le moins possible, à la manipulation stra-

tégique. Ainsi, sur Wikipédia, les outils de calcul d’autorité ne reposent pas uni-

quement sur le volume quantitatif des contributions apportées par les membres.

En effet, quand on se contentait de mesurer l’autorité sur la base du nombre de

contributions apportées par les auteurs, des membres malintentionnés pou-

vaient tricher, et augmenter frauduleusement et sournoisement leur score d’auto-

rité, en faisant des suites de petites modifications mineures qu’ils enlevaient aus-

sitôt après. Wikipédia a ainsi mis en place un algorithme sophistiqué mélangeant

la quantité de textes apportées et la longévité de chacun des édits.

62 L’évolution des cultures numériques

011-074-Chap01-CultNum:Inno-Bau 20/04/09 18:09 Page 62

Page 64: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

La gouvernance des statuts vise à corriger systématiquement ces effets de

réflexivité en ajustant en permanence le système pour qu’il soit fidèle aux actes

pratiqués. Ainsi, depuis mai 2008, eBay a réformé son système d’évaluation : les

vendeurs ne peuvent plus laisser d’évaluations négatives ou neutres aux ache-

teurs. Certains sites ont des mécanismes d’autorégulation sophistiqués pour

assurer de manière permanente la convergence des évaluations mutuelles vers

l’honnêteté. Ainsi, Slashdot, le site d’actualités traitant de « tout ce qui intéresse

les technophiles, repose sur un contrôle des évaluations apportées par les mem-

bres les uns sur les autres, par des métamodérations. Si un membre a des modé-

rations notées comme « abusif » (unfair), il voit aussitôt décroître le nombre de

points qu’il peut utiliser pour son pouvoir de modération. Le système est autoré-

gulé, au sens où les métamodérateurs sont recrutés parmi les modérateurs ayant

le score le plus élevé.

Des communautés ouvertes et déterritorialiséesUn enjeu fort des communautés virtuelles est qu’elles installent une sociabi-

lité ouverte et déterritorialisée. L’ouverture passe d’abord par l’hospitalité bienveil-

lante au dernier venu. Les communautés virtuelles se caractérisent par l’accueil

des contributions ponctuelles anonymes, même les non-abonnés peuvent y

écrire, et les initiatives pour restreindre cette ouverture sont subordonnées à l’ac-

ceptation par une majorité qualifiée. Même lorsque le corpus est lu par un impor-

tant public extérieur, comme c’est le cas pour l’encyclopédie en ligne Wikipédia,

l’accès en écriture est autorisé aux anonymes, malgré les risques de vandalisme.

Par un examen statistique de la base de Wikipédia francophone depuis son ori-

gine à avril 2006, nous avons montré que sur la totalité des inscrits, 90 % étaient

anonymes. Toutefois, sur le site anglophone, depuis l’affaire Seigenthaler (1), seuls

les contributeurs enregistrés peuvent désormais créer de nouveaux articles. Mais

tout le monde peut encore modifier les articles existants. Depuis septembre

2007, le Wikipédia allemand ne rend visible instantanément que les corrections

faites par des utilisateurs de confiance. Pour gagner ce statut, les utilisateurs doi-

vent montrer patte blanche en produisant au moins trente corrections en trente

jours. Les utilisateurs néophytes doivent attendre la validation d’un éditeur de

confiance pour que leurs corrections soient prises en compte.

Chapitre 1 Le lien social 63

(1) Seigenthaler est un journaliste victime de diffamation. En décembre 2005, dans un article de Wikipédia, un contributeur anonyme l’avait présenté comme impliqué dans l’assassinat de Robert Kennedy, sans preuve juridique.

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Page 65: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

L’ouverture des lieux de production de savoir à l’ensemble des acteurs per-

met ainsi que la vulgarisation scientifique et la production de savoir soient réali-

sées par une multiplicité d’acteurs, militants, scientifiques, étudiants, citoyens

lambda. Le contrôle éditorial se limite à une élimination a posteriori des contenus

répréhensibles et sur la surveillance participative, ce qui suppose l’activation de

« robots » pour automatiser partiellement ce nettoyage.

Cette ouverture est prolongée par la déterritorialisation, à la différence des

communautés incarnées qui se sont construites autour de la colocalisation géo-

graphique et de la spatialité, par exemple la communauté selon un sang ou un

sol, les TIC créent des communautés qui reposent sur une différence d’ancrage

contextuel de leurs participants et sur la volonté commune de construire ensem-

ble une compréhension partagée. Elles renouent en cela avec une conception

originale du terme qui prend au sérieux l’affinité notionnelle entre communauté

et communication, et appréhende cette dernière sous le registre politique d’un

apparaître commun du monde. On peut tracer la genèse épistémologique de

cette conception originale, antihistoriciste et antitönnisienne chez Hannah Arendt

qui écrivit que « le domaine public, monde commun, nous rassemble mais aussi

nous empêche de tomber les uns sur les autres », et aussi chez les philosophes

Jan Patocka ou Étienne Tassin. La communauté serait ce qui se structure autour

de l’existence d’un bien commun, ou d’une chose commune, objet d’engage-

ment et de responsabilité communs. La communauté se construit à partir de ce

qui est commun, de ce qui se déploie entre, inter homines omnes, ce qui sépare

les individus : ajointement d’intervalles, lien qui unit dans la séparation. On trouve

chez Patocka, autour de sa notion de « solidarité des ébranlés », une formalisa-

tion ajustée à cette conception « libérale » de la communauté expérimentée par

les communautés virtuelles.

Certes, une telle transformation du lien social, plus d’autonomisation et plus

de déterritorialisation, suscite des inquiétudes. La « déterritorialisation » des

médias a, depuis le XIXe siècle, été associée par certains penseurs à la menace

d’un « viol » moral de l’individu par des « manipulateurs d’opinion », et comme

volatilité excessive. Les livres de référence de cette critique antimédiatique por-

tée par des penseurs nostalgiques de l’ordre social territorialisé sont celui de

Gustave Le Bon, Psychologie des foules, et celui de Serge Tchakhotine Le Viol

des foules par la propagande politique. Un certain nombre de débats sociaux

autour des communautés virtuelles portent sur l’ampleur de la vulnérabilité de

64 L’évolution des cultures numériques

011-074-Chap01-CultNum:Inno-Bau 20/04/09 18:09 Page 64

Page 66: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

l’individu dans ces collectifs médiatisés. Il semble que, prenant en charge cette

inquiétude et tentant d’y remédier, les communautés virtuelles constituent des

dispositifs de « gouvernance » vigilants, une tonalité humoristique anti-autoritaire,

des réseaux de certification de la crédibilité et de confiance, pour lutter contre

ces phénomènes. De ce point de vue, le concept de public, utilisé par le philo-

sophe et sociologue Gabriel Tarde comme correcteur du préjugé sur la foule,

préfigure celui de smart mobs de Howard Rheingold, de « foule intelligente » (1),

utilisée par les protagonistes de l’internet.

La menace communautaristeL’essor des échanges conversationnels et de la discussion participative dans

ces nombreux lieux électroniques suscite des questions importantes en ce qui

concerne la teneur du débat public dans nos sociétés. Le web est constitué par

la longue traîne de tout petits îlots communautaires, ce qui fait dire au constitu-

tionnaliste Cass Sunstein que la radicalisation des opinions politiques exprimées

sur l’internet, la « polarisation de groupe », pourrait s’accentuer à mesure que

cette fragmentation deviendra une réalité. Les utilisateurs de ces îlots pourraient

alors n’entrer en contact qu’avec des personnes et des idées qu’ils connaissent

déjà et devenir de plus en plus imperméables aux idées qui ne leur sont pas

familières. Ainsi, beaucoup de gens affirment que le débat contradictoire est

assez peu présent sur les blogs. « Lorsqu’on n’est pas d’accord avec l’analyse

de l’auteur, on quitte le blog, point final. » Le développement de microcommu-

nautés via internet, c’est parfois un risque de juxtaposition de réseaux sociaux de

« niche ».

Quand, néanmoins, une discussion est présente, elle ressemble plus à un

marchandage visant la visibilité de positions contraires qu’à un vrai dialogue.

Ainsi, Wikipédia est marquée par une logique de la représentation des points de

vue contradictoires, cherchant à établir une négociation pour équilibrer la visibi-

lité et l’importance de thèses contradictoires. Faut-il démarrer l’article sur l’ho-

méopathie par le nombre d’Avogadro ? Doit-on accepter qu’un lien soit fait vers

des sites de médecines parallèles ? Les scènes de négociation, qui conduisent

les acteurs au « marchandage », sont très fréquentes dans l’élaboration quoti-

dienne du savoir sur Wikipédia. L’encyclopédie collaborative est en définitive un

Chapitre 1 Le lien social 65

(1) Foules intelligentes de Howard Rheingold, M21 Éditions / FYP Éditions.

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Page 67: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

moment privilégié d’un travail de visibilisation et de cristallisation d’entités

collectives qui ont une faible voix au chapitre dans les procédures instituées de

débat public. C’est un lieu où se redéfinit et s’élargit l’espace du dicible et de

l’acceptable.

L’essor des pratiques collectives médiatisées par internet illustre donc un

regain de solidarité, pour compenser des processus de délitement du lien social

qui touchent à la fois le monde du travail, avec le déclin des collectifs syndicaux

et de l’activité associative, et le monde privé, avec la vulnérabilité des liens paren-

taux et familiaux. Les TIC constituent un recours pour des individus esseulés ou

fragilisés, auxquels elles offrent des formes collectives plus épanouissantes pour

leur individualité. Une clef de compréhension décisive des enjeux communau-

taires donnés par les TIC est la possibilité ainsi donnée d’articuler loyauté et

défection, aspiration à la justice et fuite exploratoire, mise en justice du monde et

évasion ludique, utopie et fiction, et par là fragmentation et donc recomposition

de l’identité sociale. Ces reconstructions identitaires sont souvent bien diffé-

rentes de simples divertissements ludiques pour passer le temps. Elles engagent

une épaisseur biographique et une réflexion tactique et stratégique sur le futur.

La notion de justicier masqué pointe une telle ambivalence entre la fuite, l’exil, la

prise d’un autre espace et la repolitisation. Dans ce cas, contrairement au dissi-

dent qui réalise un déplacement complet sur un autre territoire et qui conserve

une unité de sa personne (c’est un personnage entier), le justicier masqué choi-

sit de dédoubler sa personnalité, il a une identité clivée. Le hacker dénonçant

des oligopoles informatiques, l’activiste utilisant le web pour informer de sa

cause, sont de tels Zorro contemporains. Si internet multiplie les figures poli-

tiques de justicier masqué, c’est qu’il étend ces déguisements sur une large

échelle.

66 L’évolution des cultures numériques

011-074-Chap01-CultNum:Inno-Bau 20/04/09 18:09 Page 66

Page 68: L'évolution des cultures numériques - De la mutation du lien social à l'organisation du travail

Le corps en jeuSylvie Craipeau, Gérard Dubey

La science-fiction nous a habitués à considérer l’homme postmoderne,

« branché » avec ses technologies de l’information, comme un homme sans

corps. Or celui-ci est aussi le prisme ou l’écran qui s’interpose dans toutes nos

relations à autrui, au monde, aux productions supérieures de la pensée, y com-

pris la philosophie et la religion. Selon le sociologue, anthropologue et philo-

sophe français Jean-Marie Brohm, le corps est également le médiateur symbo-

lique par excellence entre l’individu et le cosmos, l’individu et la société, l’individu

et le groupe d’appartenance. L’introduction d’écrans et de systèmes de commu-

nication entre nous et l’autre ne peut donc que modifier notre sociabilité et notre

rapport à nous-mêmes. C’est ce que tendent à mettre en lumière nos différentes

recherches, en particulier dans le domaine des jeux en ligne et avec téléphone

portable. Le corps ne disparaît pas, bien au contraire, mais il change de qualité.

Les pratiques vidéoludiques sont centrées sur la recherche de sensations. Le

corps disparaît comme médiateur pour être hypertrophié, « augmenté », comme

ultime espace individuel. Les TIC ne sont-elles pas alors des instruments de clô-

ture du corps ? En même temps, de façon ambivalente, ces pratiques ludiques

sont une tentative pour reprendre la maîtrise d’un corps qui a perdu son autono-

mie dans les temps et les espaces contraints de la société industrielle.

Les technologies de l’information comme clôture du corps?Avec les technologies de l’information, les techniques du corps changent.

Pour Mauss, il s’agit de la façon dont les hommes, société par société, d’une

façon traditionnelle, savent se servir de leur corps. Notre corps est souvent immo-

bilisé, quoiqu’actif : ainsi en est-il du joueur devant son écran, ou du profession-

nel, dont l’outil de travail est de plus en plus l’ordinateur. Cela ne signifie pas pour

autant que le corps disparaît. Ainsi dans le jeu sur téléphone portable ou par

internet, il est complètement engagé dans l’activité vidéoludique. Mais cet enga-

gement n’a rien à voir avec celui du joueur en coprésence. Dans le jeu de rôle en

face-à-face, le corps participe du cadre des interactions, ce qui donne au jeu sa

forte dimension de lieu et de moment de sociabilité, alors qu’avec internet, la

Chapitre 1 Le lien social 67

7

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mobilisation du corps est plus sensorielle et centrée sur soi. Le corps de l’inter-

naute tend à se réduire à ses sensations, celles-ci donnant l’illusion de réalité.

Mais réduire le réel au sensoriel c’est considérer le réel comme une réalité non

sociale. Et se centrer sur la seule sensation, n’est-ce pas réduire le corps à sa

seule dimension biologique ?

En fait, le corps est le lieu de la distance à soi. Distance à soi et relation à l’au-

tre. Comme l’écrivait Merleau-Ponty : « Déjà mon corps, comme metteur en

scène de ma perception, a fait éclater l’illusion d’une coïncidence de ma percep-

tion avec les choses mêmes. » Pour Laurence Cornu, c’est « dans le goût par-

tagé d’une interprétation. C’est par un entre-deux ou un entre-plusieurs qui est

une forme de confiance : anticipation sereine que l’autre jouera sa partition de

façon juste, libre et attentive », que s’opère la concertation. Comme pour les

musiciens d’un orchestre, les joueurs en présence créent une œuvre commune

par un jeu d’interprétation réciproque. Le corps est le lieu même d’expression du

rythme, « qui favorise les relations sociales de type communautaire, l’enracine-

ment rythmique est le propre de la reliance, il s’agit d’un ordonnancement acé-

phale, acentré, plutôt que d’un ordre. C’est un ajustement perpétuel des com-

portements, mais aussi des idées et des attitudes, sur une base affectuelle, un

agencement organique des différentes parties. Ce type de relation permet d’ex-

périmenter le toi et le moi comme un nous dans le présent vécu. » Comment

mieux dire le rôle de médiateur symbolique du corps ?

Or, la mise à distance de l’autre avec le jeu en ligne contribue à créer une

bulle dans laquelle évolue le joueur. Alors que le masque qu’est l’avatar et l’écran

favorisent une expression plus libre, tant de l’agressivité que des confidences, la

présence de l’autre suffit à réguler les échanges. Cette liberté d’expression res-

sentie sur la toile peut donner l’illusion qu’un lien existe, bien plus intime. Dans la

situation en coprésence le sentiment peut être vécu plus violemment, mais son

expression est retenue, alors qu’à distance le joueur peut d’un même mouve-

ment interrompre et couper sentiment et relation.

Pour la sociologue Tatiana Shulga, dans les jeux massivement multijoueurs

à univers persistant (MMORPG), l’avatar se substitue au corps, et l’information

principale sur le cadre virtuel d’action passe par des voies extérieures par rap-

port aux interactions entre joueurs, sans appui indispensable sur leur sociabilité.

La sociabilité et la communication utile à la coordination de l’action prennent

place en d’autres moments par d’autres médias, comme le chat ou par la voix

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avec des outils comme Skype. Par ailleurs, d’autres mécanismes de coordina-

tion sont nécessaires et mobilisés, comme la création d’organisations ou l’élabo-

ration de règles. Comment cet entre-deux prend-il place dans des situations de

communication où le corps disparaît entièrement comme médiateur ?

Les fonctions de communication et de jeu du téléphone portable peuvent

apparaître comme antinomiques. Le sociologue Patrick Baudry considère que

nous touchons ici à un entremêlement complexe d’enjeux : l’excès du lien tient

pour une part à une fixation, comme s’il s’agissait de garantir une réassurance,

et dans la mise en œuvre de cette fixation, une dissociation de soi-même. Il ne

s’agit pas seulement d’abolir la séparation physique entre les gens en lui substi-

tuant techniquement une proximité durable. Il s’agit davantage de refuser une

séparation d’avec soi et dans l’injonction de ce refus, d’installer l’individu dans

une continuité avec lui-même. Pratique qui nous renvoie à une sorte d’adhésivité

que l’enseignante et chercheuse au MIT Sherry Turkle avait déjà identifiée il y a

plus de vingt ans : « Les joueurs décrivent leur expérience du jeu vidéo moins

comme une conversation que comme l’impression d’habiter l’esprit d’une autre

personne. La fusion remplace la conversation. » Le sociologue Francis Jauregui-

berry écrit que « dans son écoute constante envers lui-même, le moi du manipu-

lateur risque de ne plus être que quête d’émois. Ivre de lui-même, ce moi (de l’in-

ternaute jouant avec des rôles sociaux) n’a plus besoin d’être mis à distance de

l’individu. »

La pratique des joueurs solitaires sur téléphone mobile s’apparente à un acte

routinier et quasi réflexe. Mais peut-on assimiller cela à une action de type machi-

nique ou à un automatisme ? L’affirmer, c’est s’arrêter en milieu de chemin, ce

que font des représentants de la théorie dite de l’action située en sciences

sociales. Si cette action peut effectivement être ramenée à l’accomplissement

d’un geste compulsif, automatique, sans distance et sans histoire (durée), cela

ne saurait pour autant épuiser la signification du geste lui-même. Tout se passe

en fait comme si à l’origine du geste compulsif de se saisir de son mobile à sa

simple vue pour pianoter quelques minutes , figurait l’intention de se rassembler,

de recouvrir une forme d’intégrité ou de continuité avec soi-même. Il est surpre-

nant que les représentants de l’action située insistent tant sur le caractère auto-

matique et finalement vide de sens de ces routines sans voir qu’elles répondent

à un désir de concrétude, de présence, autrement dit à une situation sociale,

existentielle et historique particulière. S’il n’y a pas représentation, intention

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consciente, processus mental délibératif, alors il ne peut y avoir de sens, tout

juste des actions réflexes. Cette situation, c’est justement celle de l’automatisa-

tion et de la relégation du corps au rang de marchandise obsolète. C’est bien

dans les moments d’inactivité et d’immobilité que les utilisateurs recourent au

mobile. Pour le dire autrement, ces moments, caractéristiques de notre moder-

nité, coïncident avec ces plages de temps pendant lesquelles nos corps sont

transportés, mis en mouvement ou déplacés, mais ne se meuvent pas d’eux-

mêmes de façon autonome. Il s’agit en quelque sorte d’un mouvement para-

doxal qui ne nécessite aucune action de la part du sujet, mais au contraire une

grande passivité. Durant ces périodes, le corps, sédentarisé, fixé et comme figé,

s’apparente de facto à une charge encombrante, à un surnuméraire. La déréali-

sation, la perte ou la dégradation du sentiment d’exister constituent un peu le

pendant de cette expérience du corps dépossédé de son autonomie de mouve-

ment. Celle-ci est marquée par l’ennui qui s’apparente au passage à une vérita-

ble catégorie anthropologique. L’analyse fine de l’usage du mobile vient donc

nous rappeler que le corps, loin d’être une catégorie obsolète, est le lieu par

excellence de prise de conscience de l’écart à soi et, par essence, celui de l’ori-

gine de tout processus de médiation et de réparation. C’est parce qu’il est près

du corps, adapté à la main, à la préhension, au toucher, que le mobile devient

l’enjeu d’un travail de recomposition de soi. Le geste de prendre son mobile est

assimilable à une action autonome, à une reprise en main de son corps et, simul-

tanément, du temps.

Recherche de sensations et recherche de sensSi l’on conçoit que la perception est simulation de l’action, on peut compren-

dre comment les perceptions du jeu, visuelles, tactiles et auditives, donnent au

joueur la sensation d’action. Les propos des joueurs manifestent leur implication

sensorielle dans le jeu. C’est bien ce qu’ont compris certains concepteurs de

jeux, comme celui qui dit avoir découvert le caractère addictif des manifestations

sonores accompagnant les actions du joueur. Car c’est seulement dans nos faits

et nos manifestations que nous reconnaissons nos propres potentialités - l’ex-

pressivité est une version métaphorique de la créativité, selon Herder. Le jeu,

même dans sa dimension la plus triviale que représentent les jeux de plateforme

sur téléphone portable, sont visiblement appréciés et utilisés en ce qu’ils permet-

tent aux joueurs de trouver, d’expérimenter leurs potentialités. En cela ils consti-

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tuent en quelque sorte un espace de créativité. Et c’est peut-être parce que cet

espace se rétrécit dans le monde moderne que des activités, qui paraissent aussi

pauvres dans leur capacité expressive que ces jeux, suscitent tant d’engoue-

ment. Le jeu vidéo sur téléphone portable donne aux joueurs une possibilité

d’action grâce à une plongée dans un monde virtuel où le corps est néanmoins

sollicité, en même temps qu’une présence/absence dans un espace social

contraint. C’est certainement ce sentiment d’action, car celle-ci est largement vir-

tuelle ou imaginaire, qui est déterminant. Car il donne une impression de maî-

trise et de puissance. L’intérêt pour l’interactivité du jeu est manifesté clairement,

en opposition à la passivité qu’induit la télévision. C’est la simulation du mouve-

ment qui lui donne le sentiment de l’action.

Quelque chose résiste donc au processus de déréalisation ambiant, et ce

quelque chose a à voir avec les sens, la matière, l’effort que nécessite toute

action de se mouvoir. Cette perspective commence à être mise en lumière dans

d’autres domaines que la téléphonie mobile, comme la réalité virtuelle, par exem-

ple, où « l’on cherche à accroître le sentiment d’immersion de l’utilisateur, c’est-à-

dire son sentiment d’être quelque part, en produisant des effets de tangibilité par

exemple par le biais de bras de retour d’effort. »

Le chercheur Alain Ehrenberg parle du cyberespace comme « machine à

relation et machine à sensations qui offre la possibilité de créer sa propre réalité

grâce aux techniques du virtuel, ce mariage de déstabilisation des perceptions,

que procure la drogue depuis longtemps, et du spectacle de la réalité » (1). On voit

bien la proximité qui peut s’établir d’entrée de jeu entre drogue et usage excessif

d’internet et des jeux vidéo. L’attrait de ces jeux repose en grande partie sur leur

capacité à procurer des émotions, des sensations, un sentiment d’action, voire

de puissance, sur l’absence de limite, comme c’est le cas pour les univers per-

sistants. Certains auteurs montrent l’importance de la recherche de sensations

dans l’addiction, en particulier avec les jeux vidéo. Les joueurs qui recherchent

l’excitation sont probablement les plus menacés, car ceux-ci sont comparables

pour eux à n’importe quel autre toxique . « Selon ce qu’il privilégie, écrit Serge

Tisseron, le joueur de jeux vidéo s’engage soit du côté du bain d’excitations, soit

du côté de sa maîtrise et de sa mise en sens. » Cette recherche de « mise en

sens » est très récurrente. C’est ici que l’on peut considérer la dimension sociolo-

Chapitre 1 Le lien social 71

(1) Ehrenberg A., L’Individu incertain, Calmann- Lévy, Paris, 1995, p. 275.

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gique, voire anthropologique majeure, de ces jeux : le corps n’est plus tant le

médiateur avec le monde réel mais devient le réel immédiat. Les stimulations

sensorielles aménagent une place au corps en même temps qu’elles en contrô-

lent les débordements dans une société marquée par l’extrême sédentarité. À

travers ces nouvelles pratiques de jeu, c’est l’immobilité du corps attachée aux

activités tertiaires et ses conséquences (le sentiment de déréalisation de soi et

du monde) qu’il s’agit sinon de compenser, du moins de conjurer. Et les effets

n’en sont pas moins délétères. Ces jeux sont alors un moyen de combler l’ennui,

le vide en soi, ou bien, paradoxalement, permettent d’évacuer une tension, un

trop plein et d’une certaine façon de créer un vide considéré comme reposant.

La recherche de sensations se trouve très souvent associée à une recherche de

puissance, ou de maîtrise de soi, de l’environnement, voire des autres.

Le portable et le jeu comme enveloppeLe portable est comme un prolongement corporel, bien sûr, toujours à por-

tée de main – on tâte ses poches pour s’assurer de sa présence – mais aussi

parce que son usage relève de l’intime – parce qu’il est quasiment incorporé.

Certains joueurs disent l’utiliser dans les toilettes, voire dans le bain et dans le lit.

Il marque la frontière entre intérieur et l’extérieur, rôle habituellement assuré par

notre peau. Faut-il une deuxième peau, dans un monde où les frontières habi-

tuelles s’estompent et se brouillent ?

Toujours est-il que le jeu sur portable permet de marquer sa distance avec

les autres, de maintenir la bonne distance. Plusieurs personnes indiquent ainsi

que, dans les transports en commun, cela équivaut à regarder en l’air. Un autre

joueur indique qu’il partage un logement avec une autre personne « alors on

joue avec le portable, c’est comme si on était seul ». L’usage du portable signale

l’envie du joueur d’être tout seul, le mobile devient la bulle qui protège. Le philo-

sophe et sociologue Georg Simmel décrit que notre société urbaine, en multi-

pliant les occasions et les temps de transport, augmente les occasions de devoir

se regarder sans se parler. Cela génère une grande inquiétude car cela provoque

une désorientation, un état d’incertitude, ce sentiment d’isolement, ce sentiment

que de toutes parts on se heurte à des portes closes. Cette bulle isole des per-

ceptions désagréables : « On est dans le métro. Les gens reviennent du boulot.

Ils puent, ils toussent, tout le monde est là à se crier dessus. Vous prenez votre

téléphone, vous voyez sur le jeu des petites formes, des ronds, des bruits. C’est

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ça s’évader » dit un joueur. De ce fait, les joueurs trouvent avec cet objet une

réponse à la condition de l’homme moderne, dont la sensibilité accrue s’accom-

pagne d’une tendance à l’individualisation. Comme l’exprimait Simmel : « À

mesure que la civilisation s’affine, l’acuité de la perception des sens s’émousse

tandis que leur capacité de jouir et de souffrir s’accentue, chose dont on n’a pas

assez considéré l’importance. »

La pratique du jeu sur portable correspond aussi à une tentative de combler

ce que le joueur ressent comme un vide créé par la relation à l’autre lorsqu’il

considère qu’elle ne lui apporte rien.

Il semble que la pratique des jeux sur portable corresponde à une nouvelle

forme de sociabilité, d’un « être ensemble séparément ». C’est à la fois l’organisa-

tion du temps et celle de l’espace qui sont réaménagées dans la façon d’être

avec l’autre, avec les autres. On est présent par intermittence, on s’isole sans

bouger, en s’adonnant à une activité que le support rend banale.

Un champ d’observation privilégiéLe portable ou internet, en particulier avec les applications ludiques, peuvent

solliciter le corps, mais n’est-ce pas un corps qui a perdu son rôle de médiateur

social, de marqueur des rythmes sociaux, pour devenir une interface avec l’objet

technique ? Un corps réduit à sa pure dimension biologique, simple récepteur

de sensations ?

Les pratiques vidéoludiques intensives transforment radicalement le rapport

à l’espace et au temps, à soi et aux autres, et offrent un champ d’observation pri-

vilégié de pratiques sociales émergentes.

Dans le même temps, ces pratiques ludiques manifestent le désir d’une réap-

propriation du temps, d’un contrôle de soi, voire de l’autre. Sont-elles une sorte

de détournement, ou de contournement des normes sociales de productivité, le

ludique envahissant tous les espaces et les temps de vie ? Ou au contraire, les

normes productives ne viennent-elles pas envahir le monde du jeu, pourtant

défini comme lieu du gratuit ?

Chapitre 1 Le lien social 73

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L’utilisation massive des TIC a provoqué une précipitation du développement de nos sociétés.Elles nous accompagnent dans toutes nos activités, deviennent les technologies du vivreensemble, de l’intelligence collective, et le support dominant des processus d’échange et de régulation au sein de nouvelles cultures numériques.

Tout notre quotidien est en phase de mutation critique et transformé en profondeur : travail, mobilité, connaissances, écologie, production des contenus, loisirs, administration, justice, migrations, identité, espace public, intimité, lien social, et même notre propre corps.Comment comprendre tous ces enjeux de sociétés ?

Fruit de plusieurs années de recherche et du travail d’une dizaine de contributeurs parmi les meilleurs chercheurs et spécialistes de l’Institut Télécom, cet ouvrage décrypte toutes les transformations de notre société sous l’influence des TIC, les nouveaux usages, les évolutions en cours et leurs conséquences.

Lire L’Évolution des cultures numériques, c’est s’ouvrir à des analyses et des pistes de réflexion qui permettront de ne pas laisser l’homme sans recul face à la force des technologies. C’est aussiun outil indispensable pour mettre en place des stratégies de développement au service de tous.

f pyéditions

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9 782916 571133

ISBN 978-2-916571-13-3

23,90 € TTC(Prix France)

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Ouvrage collectif, sous la direction de Christian Licoppe, réalisé en partenariat avec l’Institut Télécom.Christian Licoppe dirige le département Sciences Économiques et Sociales de Télécom ParisTech.

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