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  • NEGATIVITE BRISERemarques sur la critique de l'Aufklrung chez Adorno et HorkheimerNorbert Trenkle

    Editions Lo Scheer | Lignes

    2003/2 - n 11pages 170 207

    ISSN 0988-5226ISBN 2914172850

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-lignes1-2003-2-page-170.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Trenkle Norbert, Negativite brise Remarques sur la critique de l'Aufklrung chez Adorno et Horkheimer, Lignes, 2003/2 n 11, p. 170-207. DOI : 10.3917/lignes1.011.0170--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • NORBERT TRENKLE

    NEGATIVITE BRISERemarques sur la critique de lAufklrung 1

    chez Adorno et Horkheimer

    LAufklrung na jamais t critique plus radicalement que dans laDialectique de la raison - ni avant ni aprs la parution de cet ouvrage.Cest ce qui fait lactualit permanente ainsi que la fascination (oscillantentre identification enthousiaste et refus farouche) que le livre exercejusqu aujourdhui. Manifestement, la Dialectique de la raison marqueune limite de la critique devant laquelle la conscience bourgeoise recule, car elle devrait alors se mettre en question fondamentalement.Les deux auteurs eux-mmes ont toujours prouv une certaine appr-hension devant les consquences de leur pense. Horkheimer finitmme par retourner dans le giron de lAufklrung et de la dmocratieoccidentale. Et si Adorno na jamais rvoqu sa critique, on trouve chezlui aussi, dans ses uvres tardives, dvidentes traces de freinage. Aufond, la Dialectique de la raison constitue le tmoignage dune critiquequi, prenant peur delle-mme, se rtracte toujours partiellement. Toutau moins en partie, son mouvement argumentatif nest pas inhrent la

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    1. Dans la Dialectique de la raison (Adorno/Horkheimer), le mot Aufklrung dsigne plusgnralement la pense en progrs . Nous avons gard dans la plupart des cas le mot alle-mand Aufklrung et traduit ce mot, o cela tait ncessaire, par Lumires ou par penserationaliste . Le mot Raison traduit lide transhistorique de Vernunft , le mot rai-son son sens gnral. Gegenaufklrung a t traduit soit par contre-Aufklrung soitpar irrationalisme (NdT).

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  • dialectique de la chose mais va jusqu rsister celle-ci. Je vais iciessayer de le montrer et den dvoiler les causes en tant que conditionpralable pour que la critique de lAufklrung soit pense jusque dansses ultimes consquences.

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    La critique de lAufklrung faite par Horkheimer et Adorno viseessentiellement le formalisme de la raison tel quon le trouve exprim leplus purement chez Kant, cest--dire lindiffrence de la raison l-gard de tout contenu particulier et la subordination de la matire sousla forme que la raison suppose. Dans ce formalisme rside lorigine delhybris du sujet lgard de lobjet, hybris qui constitue tout la fois laprison du sujet : aussi longtemps que lobjet qui est affirm essentielle-ment comme identique la nature extrieure et (surtout) intrieurenapparat que comme quelque chose qui doit tre soumis, le sujet nepourra se librer, lui, de la contrainte aveugle de la seconde nature : ladomination. La raison formaliste se rvle donc comme principe dedomination, le contraire de lmancipation. Et cest prcisment en celaquelle se rvle troitement lie son prtendu adversaire, la contre-Aufklrung ou lirrationalisme. Ceux-ci ne sont nullement ce qui estradicalement diffrent et encore moins quelque rsidu de la pensedavant lAufklrung ; ils reprsentent le ct obscur de la raison et luisont insparablement lis.

    Finalement, les crivains sombres et pessimistes de lpoquebourgeoise nont, comme Horkheimer et Adorno le notent justetitre, rien fait dautre que de dire explicitement ce que lAufklrungcontient implicitement. Cest pourquoi la bourgeoisie les a toujourstabouiss, renis et has : Le fait de ne pas avoir masqu, mais davoirproclam haute voix limpossibilit de produire contre le meurtre unargument de principe qui soit fond sur la raison, a aliment la haineavec laquelle prcisment les progressistes daujourdhui poursuiventencore Sade et Nietzsche. Lun et lautre ont pris la science au mot, tout

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  • autrement que ne le fit le positivisme logique (La Dialectique de laraison dsormais dsign : Dldr , p. 127).

    Et, un peu plus haut dans ce livre, on peut lire : Contrairement ses apologistes, les crivains sombres et pessimistes de la bourgeoisie nontpas tent de pallier les consquences de la Raison laide de doctrinesharmonisatrices. Ils nont pas prtendu que la raison formaliste est enrapport plus troit avec la moralit quelle ne lest avec limmoralit.Tandis que les crivains sereins et optimistes dsavouaient lunion indis-soluble de la raison et du crime, de la socit bourgeoise et de la domina-tion afin de la protger, les autres exprimaient sans mnagement cettevrit dconcertante. (Ddlr, p. 126)

    Cette ide constitue bien videmment un vritable affront pour tousles porte-drapeaux de lAufklrung qui, jusqu aujourdhui, veulentnous faire croire que la raison moderne constitue le sommet de lvolution humaine, du progrs et de lhumanit. Le verdict estdvastateur. Ou, quy aurait-il encore sauver de la pense delAufklrung ds lors que sa raison est incapable de fournir un argu-ment de principe contre le meurtre et quelle entretient une liaisonindissoluble avec le crime. On a dit que ces phrases ont t crites sousleffet du national-socialisme et de ses crimes. De l leur pessimisme.Cest srement vrai, mais de telles affirmations nexpliquent pas cequelles prtendent expliquer. Car cest prcisment face cetteheureuse conjonction historique dune forte alliance militaro-politiquequi, au nom de lAufklrung (interprte dun ct comme la libert etla dmocratie, de lautre comme le socialisme) luttait contre la barbarienazie, quon aurait pu concevoir que la raison ne ft pas critique, ycompris du point de vue philosophique. On nestimera jamais assez queHorkheimer et Adorno nen aient pas moins continu rester cons-quents dans leur pense 2.

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    2. Surtout face la situation, compltement change, du monde actuel o cest avec des bom-bardiers quune certaine gauche entend brusquement rpandre les valeurs de lAufklrung dans le monde islamique dnonc comme pr-moderne ou anti-moderne .

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  • Regardons leur argumentation de plus prs. La relation troite exis-tant entre la raison formaliste et son envers obscur sexprime par le faitque lindiffrence lgard du contenu particulier va de pair avec unerationalisation consquente des mises en uvre. Horkheimer etAdorno le dmontrent de faon paradigmatique avec lexemple deSade : La raison est lorgane du calcul, de la planification ; elle est neu-tre lgard des buts, son lment est la coordination. Laffinit entre laconnaissance et la planification, laquelle Kant a donn un fondementtranscendantal et qui confre tous les aspects de lexistence bourgeoise,pleinement rationalise mme dans les temps de pause, un caractre definalit inluctable, a dj t expose empiriquement par Sade un sicleavant lavnement du sport. (Ddlr, p. 98)

    Du point de vue de la raison formaliste, il est en principe indiffrentque lon organise une usine, que lon fasse du vlo ou que lon tortureet martyrise un tre humain. Les efforts de Kant pour distinguer lun delautre se brisent comme le dmontrent Horkheimer et Adorno contre la logique interne de son propre systme : En revanche, luvre de Sade reprsente, comme celle de Nietzsche, la critiqueintransigeante de la raison pratique par rapport laquelle celledu universel apparat comme un dsaveu de sa propre pense. [] Il est vrai que Kant avait dj purifi la loi morale en moi de toute foi htronome, au point que le respect envers ses assurances ntait plus quune donne naturelle dordre psychologique, comme le ciel toilau-dessus de moi est un fait naturel dordre physique. [...] Mais les faitsne comptent pas l o ils ne sont pas prsents. (Ddlr, p. 104)

    Cela devient particulirement vident dans le devoir kantien dapathieselon lequel ltre humain ne devrait pas se laisser guider par ses senti-ments, ses penchants et ses sensations, mais devrait suivreexclusivement la loi morale , cest--dire le principe de formeabstrait, transcendantal et pur de toute sensualit, la maximesuprme de la raison pratique : Agis de telle sorte que la maxime deta volont puisse toujours valoir en mme temps comme principe dunelgislation universelle (Critique de la raison pratique). Pour qui

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  • applique ce principe, les sentiments et les penchants ne peuvent treque prjudiciables, car ils se rfrent lindividuel, au particulier et nonpas labstrait ni au gnral ; hsitants et peu fiables, il faut les limi-ner sans merci. Dans ce contexte, le type de sentiment est sansimportance. Quil sagisse de la haine ou de lamour, du plaisir que lonprouve torturer ou de la compassion, tout tombe indistinctementsous le verdict de l impur et du pathologique 3. Ainsi Kantremarque-t-il expressment : Mme ce sentiment de piti et de tendresympathie, sil prcde la considration de ce que doit tre le devoir etdevient un principe dterminant, est charge aux personnes qui pensentbien elles-mmes, porte le trouble dans leurs maximes rflchies, etproduit en elles le dsir den tre dbarrasses et dtre uniquementsoumises la raison donnant des lois (Critique de la raison pratique,PUF, 1943). Et on peut lire ailleurs : La vertu [...] dans la mesure oelle se fonde sur la libert intrieure, contient galement pour leshommes un prcepte affirmatif qui est de soumettre toutes les facults et inclinations son pouvoir (celui de la raison), et, par consquent, la matrise de soi qui lemporte sur le commandement interdisant de se laisser dominer par ses sentiments et inclinations (le devoir de lapathie) : car si la raison ne prend pas les rnes du gouvernement, les motions et inclinaisons domineront lhomme. (Principes mta-physiques de la doctrine de la vertu, cit dans Ddlr, p. 105)

    Dans le devoir dapathie , Kant rencontre Sade aussi bien queNietzsche qui, ce propos, sexpriment de faon presque identique.Pour Nietzsche, la compassion est plus nocive que nimporte quelvice , il y voit une invention perfide du christianisme pour empcher les forts de faire ce quil leur revient de faire par nature , savoir sou-

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    3. Le caractre essentiel de toute dtermination de la volont par la loi morale, cest quellesoit dtermine simplement par la loi morale comme volont libre, partant non seulement sansle concours des attraits sensibles, mais mme lexclusion de tous ceux-ci, et au prjudice de tousles penchants, en tant quils peuvent tre contraires la loi morale. (Kant, Critique de la raison pratique, Paris, PUF, 1943, p. 76).

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  • mettre les faibles pour disposer deux loisir. Exiger de la force []quelle ne se manifeste pas comme force, quelle ne soit pas une volontde vaincre, dabattre et de dominer, une soif dhostilit, de rsistance et detriomphe est aussi absurde que dexiger de la faiblesse quelle se manifestecomme force. (Gnalogie de la morale, cit dans Ddlr, p. 108)

    Ce que Nietzsche fantasme ici, cest bien entendu tout autre chosequune archaque volont de puissance, mais lexpression tout faitmoderne de la disposition intrieure du sujet de la concurrence capita-liste libre de tous ses freins. On trouve des dclarations semblablesdans dinnombrables manuels de management et brochures de propa-gande social-darwiniste du libralisme et du no-libralisme un peumoins pathtiques, certes, mais pas moins martiales. Linvocation de lanature nest en fait, comme toujours dans la pense bourgeoise (commeelle lest bien entendu aussi chez Kant 4), que laffirmation mystifie etinconsciente de lordre existant et de ses lois de jungle secondaire 5.Cest la seconde nature de la valeur, le mouvement de valorisationcomme fin en soi, qui impose aux hommes le devoir dapathie , savoir lindiffrence totale lgard du contenu et des consquencesultrieures de leurs actions et avant tout lgard des autres tres,perus seulement comme des concurrents. la dynamique de violence,de destructivit et dinhumanit ainsi dclenche, la raison formelle narien opposer, car elle lui est inhrente. Chaque tentative de le faire,comme par exemple lintention kantienne de remplacer la compassionpar le principe de la bienveillance universelle du genre humain ,

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    4. Remercions donc la nature pour cette humeur peu conciliante, pour la vanit rivalisantdans lenvie, pour lapptit insatiable de possession ou mme de domination. Sans cela toutes lesdispositions naturelles excellentes de lhumanit seraient touffes dans un ternel sommeil.Lhomme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espce :elle veut la discorde. (Kant, Ide dune histoire universelle du point de vue cosmopolitique,Paris, Aubier-Montaigne, 1947, p. 65).5. Voir en plus dtaill, R. Kurz, Schwarzbuch Kapitalismus, Francfort/M., Eichborn, 1999,p. 33 ainsi que p. 273 passim.

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  • reste elle-mme prisonnire de cette logique qui consiste subsumer laralit sous des principes abstraits et gnraux et se voit par consquentcondamne lchec : La raison ne se laisse pas abuser, elle ne privilgie pas le fait gnral par rapport au fait particulier, ni lamourqui embrasse tout par rapport lamour limit. La piti est suspecte. (Ddlr, p. 111)

    Cest cette logique qui lie intimement lAufklrung et la contre-Aufklrung. Cela devient manifeste l o Nietzsche semble sedmarquer le plus nettement de Kant, savoir dans le refus de la loiuniversellement valable et trancendantale de la raison. Cest justementici que, sans le vouloir, Nietzsche tombe daccord avec Kant de la faonla plus profonde : Il est vrai quil nie la Loi ; il veut appartenir aumoi suprieur, pas au moi naturel, mais au plus-que-naturel. Il veutremplacer Dieu par le surhomme parce que le monothisme, surtoutsous sa forme corrompue, le christianisme, apparat pour ce quil est :une mythologie. Mais, de mme que Nietzsche loue ces vieux idauxasctiques au service du moi suprieur, dans lesquels il voit la matrisede soi en vue du dveloppement de la force dominatrice, de mme cemoi suprieur se rvle tre une tentative dsespre pour sauver Dieu,qui est mort, et un renouveau de leffort kantien tendant transformerla loi divine en autonomie, afin de sauver la civilisation europenne qui,dans le scepticisme anglais, a rendu lme. Le principe kantien selonlequel tout doit tre fait sur la base de la maxime de la volont indivi-duelle en tant que telle, cette volont universellement lgislatricepouvant se considrer comme son propre objet, ce principe est aussi le secret du surhomme. Sa volont nest pas moins despotique que lim-pratif catgorique. (Ddlr, p. 123)

    Que pessimisme et rsignation dcoulent ncessairement de ces cons-tats de Horkheimer et dAdorno, cela semble invitable. Car si la raisonmme est totalement pntre par la domination et insparable de sonple oppos irrationaliste (contre-aufklrerisch), comment une manci-pation sociale serait-elle encore possible ? Elle ne serait au sens strictmme plus pensable et on ne comprendrait pas pourquoi une critique de

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  • lIrrationnel existant serait tout simplement possible ds lors que toutepense guide par la Raison se renverse ncessairement en irrationalit.Cependant, ce pessimisme radical ne rsulte pas comme on la souventdit dune critique trop pousse de lAufklrung mais, au contraire, dufait que Horkheimer et Adorno partagent quelques-unes des prmissesfondamentales et des prsupposs intellectuels de lAufklrung, et de cequils ne les thmatisent pas ni ne les mettent en question mais senservent comme base de dpart, que ce soit de faon explicite ou impli-cite. Cest en cela prcisment que leur critique ne va pas assez loin etcest principalement pour cela quils sont sans cesse contraints de la rvo-quer afin de se protger des consquences pessimistes de leur proprepense. Ce nest quen mettant en vidence ces points aveugles que lonpourrait sortir des apories de La Dialectique de la raison sans pour autantrelativiser le projet qui y est mis en uvre.

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    Le problme fondamental consiste en ce que Horkheimer etAdorno oprent avec des notions dAufklrung et de raison qui, historiquement parlant, sont trs peu spcifiques. Au fond, ils identi-fient lAufklrung la pense rationnelle tout court, cest--dire ce qui aurait rendu possible que lhomme se libre de la mythologie. Ils conoivent lAufklrung comme le dsenchantement du monde un emprunt vident Max Weber comme on peut le lire ds la premire phrase de la Dialectique de la raison : De tout temps,lAufklrung, au sens le plus large de pense en progrs, a eu pour butde librer les hommes de la peur et de les rendre souverains [...]. Le programme de lAufklrung avait pour but de librer le monde de la magie. Elle se proposait de dtruire les mythes et dapporter lima-gination lappui du savoir. (Ddlr, p. 21 ; nous soulignons.) Mais,comme toujours lorsque le raisonnement se fait transhistorique et historiquement non spcifique (et ainsi implicitement anthropo-logique), il sagit dune projection dune rtro-projection des

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  • conditions de vie bourgeoise sur toute lhistoire prcdente. En loccurrence, il sagit de la notion spcifiquement moderne de raison et dAufklrung qui, cela va de soi, est prise dans un sens transhistoriqueet rendue universelle rtrospectivement.

    Jappe : En gnral, on a limpression que, chez Adorno, les traitsspcifiques des diverses poques historiques disparaissent face lactionde certains principes ternellement semblables qui existeraient depuis ledbut de lhistoire, tels que la domination et lchange. Dans laDialectique de la raison, la gense historique des concepts identifiants estsitue dans une poque bien loigne. La logique nat des premiersrapports de subordination hirarchique [Dialectique de la raison, p. 38],et avec le moi identique dans le temps dbute lidentification deschoses travers leur classement dans un genre. Laffirmation : DeParmnide Russell, la devise reste : unit. Ce que lon continue exiger, cest la destruction des dieux et des qualits [Dialectique de laraison, p. 25], cette affirmation signifie qu lpoque prsocratiquecomme aujourdhui agit la mme raison. Pour Adorno, surmonter larification devrait donc tre au fond impossible, car il la voit enracinedans les structures les plus profondes de la socit. 6

    Il est vrai quen concrtisant leur critique, Horkheimer et Adorno(dans la Dialectique de la raison, comme dans la plupart de leurs critsplus tardifs) sen prennent toujours la philosophie classique desLumires de lre bourgeoise, ou de ses successeurs, ainsi qu sescritiques irrationalistes ; cest donc une poque historique trs particu-lire quils ont en tte. Cela devient manifeste notamment quand lacritique contre le formalisme de la raison chez Kant se fait plus prcise.Mais, en mme temps, cette critique est suppose prendre aussi pourcible les poques prcdentes et leur pense. Mais cette prtentionhistorique globale reste un programme non ralis et ce nest pas unhasard car la tentative de raliser cette prtention rendrait visible son

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    6. A. Jappe, Sic transit gloria artis. Theorien ber das Ende der Kunst bei Theodor W. Adorno und Guy Debord , in Krisis, 15, Bad Honnef, 1995, p. 164 et passim.

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  • caractre projectif, comme on le voit ds le clbre passage sur Ulysse,o celui-ci est dcrit comme le prototype du caractre bourgeois(quoique encore partiellement prisonnier du mythe) 7.

    Naturellement, Horkheimer et Adorno ne nient pas que cest seule-ment au cours dun processus historique que la raison et lAufklrung sesont dveloppes pour devenir ce quelles sont devenues lpoquebourgeoise et ce quelles sont toujours. Mais ce processus, tel quils ledcrivent ou plutt tel quils le suggrent, porte indniablement les traitsde la philosophie de lHistoire rationaliste (aufklrerisch) et bourgeoise.Au fond, ce processus est dcrit comme une volution tlologique,comme le venir--soi de quelque chose qui tait contenu dans les premires tincelles de la raison ou, plus prcisment, ds la premiretape de la sparation davec la nature (car la magie et le mythe auraientgalement contenu in nuce la rationalit, ce qui fait que ceux-ci conti-nuent de leur ct survivre dans celle-l). De faon gnrale, le pointcentral est la sparation manque davec la nature, qui se serait transfor-me en rapport de domination une pense qui est la base de toute laDialectique de la raison 8. Pour nen citer quun passage : Toute tenta-tive ayant pour but de briser la contrainte exerce par la nature en brisantcette nature naboutit qu une soumission plus grande au joug de celle-ci. Cest ainsi que la civilisation europenne sest gare. (DdlR, p. 30)

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    7. Ce quil y a de lumineux dans ce passage, cest la manire dont est utilis le mythe dUlyssecomme surface de projection pour dcrire et analyser le type de caractre bourgeois de faontout fait juste maints gards. Mais cela mme nest valable que dans la mesure o lon estconscient de cette projection, en utilisant par exemple le personnage dUlysse dans le sens duneffet de distanciation ou dun mythe scientifique (Freud) afin dclaircir quelque chose quece personnage ne pouvait pas tre lui-mme. Mller formule une critique semblable : Enidentifiant, dans le personnage dUlysse, le propritaire terrien au bourgeois voyageur, on voile une diffrence essentielle [...] Il faudrait que la diffrence entre travail manuel et travailintellectuel, et sa dtermination par le pouvoir de classe direct soient clairement distingues dela forme de division du travail dont le contexte social doit se former de faon aveugle sous ladomination de la valeur. (R. W. Mller, Geld und Geist, 1976, p. 193).8. Voir galement R. Wiggershaus, Lcole de Francfort, Paris, PUF, 1993, pp. 372-376.

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  • ce propos, Horkheimer et Adorno affirment expressment ne passe limiter vouloir dcrire le passage de la Bte lHomme et le rapportentre lHomme et la Nature tel quil existait dans la prhistoire et lhis-toire primitive ce qui, du reste, ne peut tre gure plus que de laspculation, les dbuts de lHumanit se perdant dans la nuit des temps.Ils pensent plutt avoir trouv dans cette volution le point de dpartdterminant, le fondement de toute lhistoire de lHomme et, par l, detoute lvolution de lhistoire intellectuelle. Au commencement, il y aune espce de pch originel scularis, un pch originel qui commeprix de lhumanisation tait probablement invitable mais qui tendson empire sur tous les vnements ultrieurs. LHistoire est interprtecomme la subordination progressive de la nature extrieure et (surtout)intrieure, un processus dont on peut dduire galement la dominationde lHomme sur lHomme qui se prolonge et se densifie sans cesse.Ainsi peut-on lire dans un fragment la fin de la Dialectique de laraison : Une construction philosophique de lhistoire universelledevrait montrer comment, en dpit de tous les dtours et de toutes lesrsistances, la domination cohrente de la nature simpose de plus en plusnettement et intgre toute intriorit. On pourrait galement dduire partir dun tel point de vue des formes dconomie, de domination et deculture. (Ddlr, p. 239 ; nous soulignons.)

    Ce fragment est intitul La critique de la philosophie de lhistoire ,mais il porte ce titre un peu abusivement. Car ce qui est prsent ici defaon explicite (et qui implicitement constitue le fondement de laDialectique de la raison dans son ensemble et en principe galementcelui de la pense tardive de Horkheimer et dAdorno) nest rien dautre quune bauche philosophico-historique entirement dans la tradition de lAufklrung. La diffrence ne consiste que dans sa tournure rsigne. Ce nest plus la marche triomphale du progrs qui estdcrite, mais la marche funeste du destin. La libration de la dominationapparat tout au plus comme une possibilit que lon entrevoit par inter-mittence et qui ne peut plus tre fonde ; en tout cas, elle napparat pluscomme le point final ncessaire de lHistoire. Cette critique de la pense

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  • de progrs, si juste et importante soit-elle, reste nanmoins prisonnirede la pense mme quelle entend prendre pour cible. En se bornant rejeter son optimisme (la prtendue ncessit de la libration), elle ne fait que reproduire ngativement la construction philosophico-historique sur laquelle cette pense se fonde : Du fait que lhistoire encorrlation avec une thorie unifie, comme quelque chose pouvant treconstruit, nest pas le bien, mais lhorreur, le penser est en fait un lmentngatif. (Ddlr, p. 240)

    Dj, en tant que telle, linterprtation tlologique de lHistoire estune projection archi-bourgeoise. cet gard, quelle revte un aspectngatif ou positif est secondaire 9. Lide selon laquelle lHistoire delhumanit progresse vers un stade final dtermin, domine et poussepar une pulsion intrieure irrsistible, ne porte que trop visiblement les marques de lagitation fbrile, de la volont dexpansion et de ladynamique concurrentielle de la socit capitaliste moderne. La rtro-projection de ce rapport sur lHistoire dans son ensemble est elle-mmelexpression (inconsciente) de lhybris et des prtentions universalisteset dominatrices de la modernit productrice de marchandises, quinpargnent mme pas lHistoire pr-bourgeoise. Si cette dernire nepeut plus tre rtrospectivement accapare de faon relle, il faut aumoins la rcuprer idologiquement. Car la valeur, tout comme le Dieudu monothisme, ne tolre rien en dehors de lui 10. Horkheimer etAdorno, quant eux, font prcder cette rcupration dun signe moins.La raison formaliste et la forme spcifiquement moderne du dressage de

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    9. En effet, la pense bourgeoise et optimiste de progrs se voit flanque au plus tard depuis leXIXe sicle dun pessimisme qui nest que son image rflchie. Que lon pense au Malaise dansla civilisation de Freud ou au Dclin de lOccident de Spengler et son hritier SamuelHuntington.10. Quand Moishe Postone, dans sa critique de la lecture matrialiste que Lukcs fait de laphilosophie de lhistoire de Hegel, montre que lesprit universel nest que le reflet idaliste du sujet automate , cest--dire dun principe de socialisation spcifique et historiquementunique, alors cette critique touche aussi indirectement la philosophie de lhistoire dveloppedans la Dialectique de la raison.

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  • la nature (extrieure et intrieure) qui laccompagne, ils ne les voient pascomme un aspect essentiel dun rapport social dtermin, constitu parla marchandise et la valeur, mais inversement comme la suite cons-quente et laggravation dune tendance dont lorigine serait justementcette sparation manque davec la nature. Le penser a son origine dansle mouvement de libration de cette nature terrible, qui fut finalemententirement asservie. (Ddlr, p. 114)

    Et aussi : Pour chapper la peur superstitieuse de la nature, elle admasqu les entits et les formes objectives comme les travestissementsdun matriel chaotique, maudissant son influence sur lhumanitcomme un esclavage, jusqu ce que le sujet soit entirement devenu enthorie une autorit unique, sans restriction, vide. 11 (Ddlr, p. 100)

    Ce que Horkheimer et Adorno ne voient pas, cest quils ne fontainsi que reproduire symtriquement lune des idologies de lgitima-tion de la socit productrice de marchandises, idologie selon laquellela forme moderne du rapport de lHomme avec la Nature pourrait tredduite directement et en droite ligne de la lutte que le premier aurait

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    11. Au bout du compte, que cette construction historico-philosophique soit quelque peu bancale,Horkheimer et Adorno sen sont sans doute aperus eux-mmes. Cest que les caractristiquesspcifiques de la modernit capitaliste et de la raison qui la caractrise sont par trop manifestes.Ainsi sexpliquent des remarques telles que celles-ci : La raison de lre moderne fut place dsle dbut sous le signe du radicalisme : en cela elle se distinguait de toutes les phases prcdentes dela dmythologisation. (Ddlr, p. 102) Des phrases comme celle-ci ne mettent pourtant nullementen question le dveloppement gnral de largumentation et servent par consquent en colmaterles fissures et les fractures au lieu de les prendre vraiment au srieux. Le terme radicalit signi-fie que la raison bourgeoise formaliste remonte la racine du devenir homme . Elle constituele point final logique dune ligne dvolution : La ligne que constitue cette suite de comporte-ments est la fois celle de la destruction et de la civilisation. Chaque pas fut un progrs, une tapede la Raison. Mais tandis que toutes les transformations prcdentes, du pr-animisme la magie,de la civilisation matriarcale la civilisation patriarcale, du polythisme des esclavagistes lahirarchie catholique, remplacrent les anciennes mythologies par des mythologies nouvelles,nanmoins claires [...] la lumire de la Raison taxa de mythologie toute forme de dvotion quise considrait comme objective et fonde sur la ralit (Ddlr, pp. 102-103). Ou encore : Lebourgeois dans ses aspects successifs de propritaire desclaves, de libre entrepreneur, dadministra-teur, est le sujet logique de lAufklrung. (Ddlr, p. 94)

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  • livr la seconde depuis le tout premier instant de lHistoire. Selon cetteconception, les sciences naturelles modernes et la domination de lanature mdiatise par elles constitueraient la consquence logique dunevolution qui aurait commenc avec le coup de poing pour atteindreprovisoirement son apoge avec le gnie gntique. Certes, cest defaon critique que Horkheimer et Adorno prsentent ce qui sert offi-ciellement justifier tous les crimes et mfaits commis au nom de la Science et du Progrs . Il nen reste pas moins que le caractreprojectif de largumentation nest pas cass, quil se voit mme ainsiconfirm et renforc.

    Ici encore, la boucle argumentative consiste en ce que, derrire lacondition pralable la plus gnrale de la culture et la socit, savoir ledmarquage de lHomme par rapport la nature, sestompent les for-mes spcifiquement historiques et qualitativement tout fait diffrentesdans lesquelles tout sest droul dans lHistoire passe. La formemoderne du concept de nature et du rapport avec elle nest pourtant pasla prolongation et laggravation dune volution plus ou moins conti-nuelle et identique elle-mme depuis que ltre humain a cess dtreun singe ; elle reprsente au contraire une rupture radicale avec tout cequi a prcd. Tout cela, nous ne pouvons le comprendre que si nousconsidrons cette forme moderne comme le reflet de la forme sociale etdu mode de production qui se sont imposs depuis les dbuts de lamodernit europenne et non linverse, comme laffirment Horkheimeret Adorno 12.

    Cest la raison pour laquelle comme lont dmontr Hartmut etGernot Bhme (Das Andere der Vernunft, 1985) limmense peurquprouve lindividu bourgeois devant la nature intrieure et ext-rieure nest pas simplement lhritage refoul dune ancestrale peursuperstitieuse face la Nature (Horkheimer et Adorno) et la cause

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    12. Voir C. P. Ortlieb, Bewusstlose Objektivitt , in Krisis, n 21-22, 1998 ; au sujet de lagense historique de ce rapport avec la nature, voir G. et H. Bhme, Das Andere der Vernunft,1985 et R. zur Lippe, Vom Leib zum Krper, Reinbek bei Hamburg, 1988. (1974).

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  • premire de la constitution de la forme moderne de domination impo-se la nature, elle est au contraire co-originaire de celle-ci ; elle est lafois le produit et la force motrice intrieure du sujet au sein dun proces-sus historique spcifique.

    Il existe une tension dangoisse entre la raison [moderne ; NdT] etla nature intrieure et extrieure quelle domine. Cette tension est niedans la conscience de soi guide par la raison et plus forte raison dansle discours philosophique. La peur relle qui emplit ltre humain pr-rationnel dans son comportement face aux puissances naturelles, face dirrsistibles mouvements motionnels du propre corps et face desindividus potentiellement dangereux, fait place une peur intrieure etirrationnelle devant le refoul. Cette peur ne peut apparemment tredpasse quau prix de la ruine du moi dans lequel lhomme pense treentr en possession de lui-mme. 13 (H. et G. Bhme, Das Andere derVernunft, p.18)

    Ce nest donc pas seulement la raison moderne qui est historique-ment spcifique, mais galement son autre , son revers tout aussidsir que craint et qui sest spar delle. Ce revers se forme au fur et mesure que la raison moderne dlimite son terrain, excluant tout cequelle narrive pas (ou pas encore) se soumettre, le dclarant par l naturel et irrationnel . Il sagit l dun processus qui est li defaon constitutive la colonisation intrieure et extrieure ainsi qu laconstitution du rapport entre les sexes tel quil est caractristique pourlre moderne et bourgeoise 14. La Femme et le Sauvage se densi-fient en figures de projection centrales pour tout ce qui ne trouve pas saplace dans la Raison : La raison moderne pose elle-mme ses propres

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    13. Cette relation entre la peur et la raison est stratgiquement aussi ncessaire que refoule[...]. La morale [au sens de la doctrine morale de Kant, NdT] reprsente la tentative de chas-ser cette peur quelle produit dabord elle-mme. Le double bind intrieur dans lequel la mora-le place le sujet enchane inexorablement celui-ci la loi. Sans cette peur, il ny aurait pas cetteforme de raison (Bhme, Das Andere der Vernunft, op. cit., p. 331).14. Voir ce propos R. Scholz, Der Wert ist der Mann , in Krisis 12, 1992 et Das Geschlechtdes Kapitalismus, Bad Honnef, 1999 ; ainsi que C. P. Ortlieb, art. cit., p.40.

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  • limites. Son territoire stend jusquau point o elle peut encore sappro-prier son autre. En consquence, la formation de la raison moderne est un processus de dmarquage, de slection et de redistribution. Nous lappelons Aufklrung comme sil ne sagissait que de clarifier[klren] ce qui est. En vrit, cest de la dfinition de la ralit quil sagit [...]. La raison [pr-moderne ; NdT] respectait son autre commele Pape respectait lEmpereur. Ce nest quavec lAufklrung que la raisontransforme en irrationnel tout ce qui sort de son cadre. (idem, p.13)

    Si lon naperoit pas cette spcificit historique de la raison moderne,la rupture radicale quelle reprsente par rapport dautres formes de larflexion humaine en gnral, et du rapport avec la nature en particulier,alors lhorreur du XXe sicle ne peut en effet apparatre comme chezHorkheimer et Adorno que comme le point culminant dune fatalitinhrente (ce qui ne veut pas dire forcment ncessaire et invitable strictosensu) lhistoire de lHomme depuis le dbut. La domination sociale selaissant prtendument dduire de la domination de lHomme sur lanature, le capitalisme dvelopp se fige alors sous la forme dapparitionhistoriquement la plus avance dune essentialit transhistorique : pointculminant de la domination rationalise, le capitalisme est en mme tempslexpression la plus extrme du rapport de dpendance la nature, lefascisme et le national-socialisme reprsentant quant eux laggravationla plus extrme de cette tendance. Mais, encore une fois, on assiste ici defacto la rtro-projection dans lHistoire du rapport social et de domi-nation moderne ou plutt dune certaine interprtation de celui-ci ,auquel vient dtre confr une dignit ngative supratemporelle. Enmme temps, ses contours sestompent dans le brouillard gris duneprhistoire obscure.

    Cest prcisment cette vision essentiellement transhistorique etfinalement anthropologisante que Horkheimer et Adorno ont encommun avec la pense des Lumires, qui, comme on sait, hypostasie lasocit bourgeoise en socit tout court en lopposant un suppostat de nature. Des cultures et des socits non capitalistes apparaissenttout au plus comme les prcurseurs logiques de la modernit, comme

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  • des tapes intermdiaires plus ou moins arrires sur la voie qui mneau stade suprme de lvolution de lHomme (comme lexprime parexemple le terme peuple primitif oscillant entre racisme et exotisme).En consquence, tous les aspects et les phnomnes ngatifs de lasocit capitaliste passent pour tre lhritage du suppos tat de nature,lequel projection vidente de la concurrence impitoyable du capita-lisme est fantasm comme la lutte cruelle de tous contre tous. Lacivilisation tant toujours dcrite comme une mince couche de vernispar-dessus cet tat de nature suppos violent, des efforts constants sontncessaires pour brider le vieil Adam . De cette manire, on peutexternaliser idologiquement toute flambe de violence et dirrationa-lisme comme lirruption de la barbarie , dune nature prtendumentpr-civilisationnelle ou dune semi-culture pr-moderne, ce qui justifietout effort civilisateur possible et imaginable en cas de besoin,mme coups de bombes et de missiles.

    Certes, Horkheimer et Adorno sattaquent de faon virulente cetteauto-justification aussi grossire queffronte en montrant que lirratio-nalisme nest que la face cache de la raison de lAufklrung et quon nepeut avoir lun sans lautre. Mais puisque eux-mmes rtro-projettent laFlement limage occidentale dforme de la barbarie quoique sousune forme plus rflchie : Extirper entirement lodieuse, lirrsistibletentation de retourner ltat de nature, voil la cruaut que produit lacivilisation en faillite : cest la barbarie, lautre face de la culture. (Ddlr, p. 120)

    Il est vrai que, chez Horkheimer et Adorno, la barbarie danslaquelle la civilisation menace de verser tout moment ne relve pasdirectement de la premire nature mais prend ses racines, tout commela raison elle-mme, dans la sparation manque davec celle-ci. Ils vontau-del de Kant et des Lumires dans la mesure o, en recourant lathorie freudienne, ils dveloppent le rapport entre culture et naturecomme un rapport dialectique. La nature intrieure se voit elle-mme transforme au cours du processus de sublimation par la culture elle ne reste donc pas ce quelle a t ou aurait pu tre : elle nest nul-

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  • lement originaire : Les comportements prhistoriques que la civili-sation a dclars tabous, transforms en comportements destructifsstigmatiss comme bestialit, avaient continu de mener une existencesouterraine. Juliette [lhrone de Sade] ne les pratique plus comme descomportements naturels, mais comme des interdits [...]. Si, ce faisant, ellerpte les ractions primitives, ses actions ne sont pas primitives, maisbestiales. (Ddlr, p. 104)

    Si juste que soit cette ide (elle met en effet en lumire le refoul dela raison), elle reste nanmoins, de par sa conception anhistoricise de laculture et de la civilisation, prisonnire de lunivers propre la pensede lAufklrung 15. Les consquences en sont considrables. Si lonrompt avec le progressisme optimiste de lAufklrung, tout en enconservant la construction historique prsente ngativement, il enrsulte ncessairement un pessimisme intgral comme on le trouve dureste chez de nombreux reprsentants de lirrationalisme, mais gale-ment dans luvre tardive de Freud. Il faut alors mettre au rancart lapossibilit dune mancipation de la domination et du rapport ftichis-te. Pour y chapper, Horkheimer et Adorno sont obligs de sinterdirede penser jusque dans ses dernires consquences le rapport intrinsqueentre la raison et lirrationalisme. La dialectique de la raison est censecontenir malgr tout dmentant presque ainsi sa propre critique unpotentiel mancipateur qui attendrait toujours dtre ralis. ce pro-

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    15. Lide anthropologisante de base, qui sappuie sur Freud, selon laquelle il faut chercher lorigine de lirrationnel (ce que la raison refoule et ce qui finit toujours par se frayer un chemin et qui serait ainsi le revers de la civilisation tout court jusqu nos jours) dans lasparation manque davec la nature, cette ide se trouve encore la base de la Dialectiquengative, mme si elle est exprime plutt en passant et traite implicitement dans nombredarguments. Un exemple : La marque distinctive des forces civilisatrices est le fait quelles neremettent pas en question les vidences : il ny a que lun, linvariable, lidentique qui soit bien.Ce qui ne sy plie pas, tout lhritage du moment naturel prlogique, est immdiatement ren-voy au mal, aussi abstraitement entendu que le principe de son contraire. Le mal, pour labourgeoisie, cest la survivance de llment ancien, soumis, incompltement soumis. (Dialectique ngative [DN], Paris, Payot, 1984, p. 190). propos du rapport entre la raison etla nature, voir par exemple galement DN, p. 225.

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  • pos, on peut lire ds lintroduction la Dialectique de la raison : [...]la Raison doit prendre conscience delle-mme si les hommes ne doiventpas tre trahis totalement. Ce qui est en cause, ce nest pas la conserva-tion du pass, mais la ralisation des espoirs du pass. (Ddlr, p. 17)

    Si lon se contente de lire ces phrases dans un sens gnral selonlequel la pense critico-rflexive serait la condition de possibilit de lmancipation sociale, il y aurait alors peu redire. Mais en identifiantimplicitement les Lumires, cest--dire la raison moderne (ouAufklrung), la pense rflexive tout court, Horkheimer et Adornoprfigurent sa rhabilitation comme lvolution thorique ultrieure desdeux auteurs allait le dmontrer (quoique de faon diffrente).

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    Si, au fond, Horkheimer avait dj dfendu dans Critique de laraison instrumentale lAufklrung contre sa propre critique formuledans la Dialectique de la raison, on peut voir la mme proccupationdans Dialectique ngative dAdorno. cet gard, la clbre premirephrase de ce livre peut tre lue comme un programme : La philosophiequi parut jadis dpasse, se maintient en vie parce que le moment de saralisation fut manqu (DN, p. 11). Bien quAdorno ne reprennenullement la critique de la raison formelle et de la logique dominatricequi lui est immanente, il sefforce en mme temps dy dceler sans cessedes potentiels mancipateurs, essayant malgr tout de sauver ainsilAufklrung. On peut trs bien montrer les apories dans lesquelles ilsemptre, en prenant sa discussion de la notion kantienne de libertdans la troisime partie de la Dialectique ngative.

    Adorno y met laccent juste titre sur le caractre terriblementrpressif de la notion kantienne de libert qui a tous les traits de ladomination bourgeoise : La libert quivaut, chez Kant, la raisonpratique pure qui produit elle-mme ses objets ; elle aurait affaire, non des objets pour les connatre, mais la facult qui lui est propre de lesraliser (conformment la connaissance de ces objets). Implicite ici,

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  • lautonomie absolue de la volont quivaudrait la domination abso-lue de la nature interne. Kant proclame : tre consquent estlobligation principale dun philosophe, et celle que lon voit pourtantle plus rarement observer. Ce qui ne suppose pas seulement que lalogique formelle, domaine de la consquence pure, est linstance moralesuprme, mais en mme temps la subordination de toute impulsion lunit logique, le primat de celle-ci sur ce que la nature a de diffus etmme sur toute la diversit du non-identique ; dans le cercle ferm dela logique, la diversit parat toujours inconsquente. Malgr la solutionde la troisime antinomie, la philosophie morale de Kant reste antino-mique : conformment la conception densemble, elle ne parvient reprsenter le concept de libert que comme une oppression. Toutes lesconcrtisations de la morale, chez Kant, ont des traits rpressifs. Soncaractre abstrait est fondamental, parce quelle limine du sujet ce quine correspond pas au concept pur de sujet. Do le rigorisme kantien. (DN, p. 200)

    Mais alors que dans la Dialectique de la raison on mettait encore envidence le lien de parent de Kant et des crivains obscurs de la contre-Aufklrung , cette fois-ci le verdict se fait nettement plusclment. La critique, en soi dvastatrice, selon laquelle Kant ne saurait concevoir la libert que comme contrainte est relativise, elle neconstituerait pas le noyau vritable de sa pense mais serait seulementlvidence dune contradiction interne : le paradoxe de la doctrinekantienne de la libert (DN, p. 183). Ainsi, Kant reprsenterait enparticulier tout comme les Lumires en gnral lide de libert, maisil aurait fini par reculer devant la tche de la penser dans ses derniresconsquences, cest--dire dans le sens dune vritable libration de ladomination. Nanmoins, cette ide continuerait survivre brise ettrahie comme un aspect rsiduel et contradictoire dans sa pense,comme rsidu . Les efforts dAdorno tendent donc rvler ce rsidu pour le dfendre contre la logique dominatrice du rationa-lisme mme. Il tente ainsi dexpliquer la (prtendue) contradictioninterne de la notion kantienne de libert en la dveloppant partir dune

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  • logique historique : Depuis le XVIIe sicle, la grande philosophie avaitdfini la libert comme son intrt le plus cher ; cela avec pour mandat,tacitement donn par la classe bourgeoise, de la fonder de faon transpa-rente. Cet intrt pourtant est en soi contradictoire. Il soppose lancienne oppression et favorise la nouvelle qui est cache au cur duprincipe rationnel lui-mme. Ce quon recherche, cest une formulecommune pour la libert et loppression : la libert est concde la ratio-nalit, qui la limite et lloigne de lempirie o on ne tient pas du tout la voir ralise. Cette dichotomie sapplique galement aux progrs de lascientifisation. La classe bourgeoise fait cause commune avec la scienceaussi longtemps que celle-ci favorise la production, mais se voit obligede la redouter ds quelle porte atteinte la croyance en lexistence de salibert dj rsigne lintriorit. Voil ce quil y a rellement derrirela doctrine des antinomies. (DN, p. 169)

    Ce qui frappe tout dabord, cest que cette historisation porte elleaussi indniablement les traits de la philosophie de lhistoire delAufklrung et de son hritier : le matrialisme historique . Toutelhistoire jusqu nos jours est conue comme une succession de diff-rentes formes de domination de classe : le moteur gnral en est ledveloppement des forces productrices qui reprsente ici, chez Adorno,la sparation davec la nature. Au regard de cette prtendue logique dedveloppement transhistorique, la classe bourgeoise apparat commerelativement progressiste, mais, afin de garantir sa propre domination,elle aurait fini par neutraliser la libert en la relguant dans une sphreidalise de lintriorit pour la liquider dans la vie relle. En tant quereprsentant de cette classe, Kant aurait donc dj anticip dans sapense ce qui fut accompli plus tard dans la socit relle : Kant, toutcomme les idalistes aprs lui, ne peut tolrer la libert sans contrainte ;pour lui, bien quelle ne soit pas encore pervertie, cette conception le prpare cette angoisse de lanarchie qui, plus tard, inspira la conscience bourgeoise la liquidation de sa propre libert. (DN, p. 183)

    Ce qui diffrencie cette perspective de celle du marxisme tradition-nel, cest tout dabord le pessimisme critique (Postone, Time, Labor

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  • and Social Domination, Cambridge, 1993, p. 84) quoique le ton soitici un peu moins sombre que dans la Dialectique de la raison. Demanire gnrale, linversion de la mtaphysique historique bourgeoisese trouve tre galement le fondement sur lequel repose luvre tardivedAdorno. Rapparaissant dans diffrentes variantes, cest toujours lamme ide de base selon laquelle une dialectique de rationalit et dirra-tionalit, de libert et de domination, aurait t contenue ds le premierpas de la sparation de lHomme davec la Nature ; cest cette dialec-tique qui aurait dtermin toute lvolution ultrieure. Mme si,ailleurs, Adorno taye ce point de vue, par la thorie freudienne de laculture (elle-mme dj rsigne), il se rfre donc ici laspect de lathorie de Marx qui restait encore totalement tributaire du mythe duprogrs de lAufklrung tout en la prsentant de faon pessimiste. Enfonction de tout cela, la socit bourgeoise apparat fondamentalementcomme une tape historiquement ncessaire sur la voie qui mne lalibration de tout pouvoir (de classe) et de toute rpression. Mais la foien une classe qui serait lhritire de la bourgeoisie et qui ferait le pasprochain et dcisif vers le socialisme ou le communisme, cette foi que lemarxisme traditionnel clbrait la manire dune religion scularise, at mise au rancart. Le potentiel mancipateur dune libration descontraintes naturelles et de la domination cens tre contenu dans ledveloppement des forces productrices, et dont la classe bourgeoisetait elle-mme cense tre le porteur social, ce potentiel nayant pas tralis, il y aurait eu une tanchisation de la domination. Tout cela severrait dj chez Kant quand celui-ci narrive imaginer la libert quausens dun impratif catgorique : Que Kant pense la hte la libertcomme loi, cela rvle quil ne la prend pas plus au srieux que ne la faitsa classe jusquici. Avant mme quelle ne redoute le proltariat indus-triel, la bourgeoisie, par exemple dans lconomie de Smith, associait lalouange de lindividu mancip et lapologie dun ordre o dun ct uneinvisible hand prendrait soin tant du mendiant que du roi, alors que, delautre, le libre concurrent du fair-play (fodal) aurait encore schi-ner. (DN, p. 197)

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  • Cependant, cette interprtation de la notion kantienne de la libertcomme au moins potentiellement mancipatrice, ou comme stadetransitoire dun progrs historique de lmancipation humaine jamaisralise, quoique possible, nest pas fidle au propos mme de Kant.Quand celui-ci parle explicitement de la libert comme dune causa-lit stricte , comme dune loi et dune contrainte , cest pensedune manire tout fait consquente. Consquente certes non paspar rapport telle ou telle position de classe ou logique de dveloppe-ment transhistorique, mais par rapport la forme de la socitcapitaliste qui est la condition pralable car constituante de toutesles catgories sociales bourgeoises : la forme-marchandise ou laforme-valeur. Cest prcisment elle qui impose aux tres humains seslois comme sil sagissait de lois naturelles ternelles, alors quen vritce sont leurs propres relations sociales qui, sous la forme dune objectivit apparemment immuable, sopposent eux en tant quepuissance prtendument trangre pour les dominer. Ce ftichisme dela forme-marchandise dcrypt par Marx, Kant (comme plus tardHegel), avec ses catgories idalistes, sen approche de beaucoup plusprs quoique nullement dans une vise critique que les tentativesultrieures de marxistes essayant de lanalyser de faon matrialiste.Ce qui chappait rgulirement ces derniers, cest que lidalisme napas tort quand il attribue la socit bourgeoise un caractre mta-physique, il a mme parfaitement raison de le faire, sauf quil ne sagitpas l dune transcendance au sens idaliste mais du caractre mta-physico-rel de la forme-valeur et de la forme-marchandise. Le faitque Kant comprenne la maxime suprme de la raison pratique, lim-pratif catgorique, comme une forme pure et non empirique,dpourvue de tout contenu, et pralable tout contenu dtermin,doit tre vu comme un reflet idaliste de ce rapport ftichiste. Lalibert, telle quil la conoit, est alors la condition ncessaire qui rendpossible cette loi objective et impitoyable de la raison. Cest seule-ment lorsque cette condition est remplie que peut tre suppose unevolont qui doit tre en tant que telle une libre volont. Et cest pour

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  • cela que, chez Kant, cette volont est dfinie de la faon la plusstricte : La volont est une sorte de causalit des tres vivants, en tantquils sont raisonnables, et la libert serait la proprit quaurait cettecausalit de pouvoir agir indpendamment de causes trangres qui ladterminent [...]. Comme le concept dune causalit implique en luicelui de lois, daprs lesquelles quelque autre chose que nous nommonseffet doit tre pos par quelque chose qui est la cause, la libert, bienquelle ne soit pas une proprit de la volont se conformant des loisde la nature, nest pas cependant pour cela en dehors de toute loi ; aucontraire, elle doit tre une causalit agissant selon des lois immuables,mais des lois dune espce particulire, car autrement une volont libreserait une aberration []. En quoi donc peut bien consister la libertde la volont, sinon dans une autonomie, cest--dire dans la propritquelle a dtre elle-mme sa loi ? Or cette proposition : la volontdans toutes les actions est elle-mme sa loi, nest quune autreformule de ce principe : il ne faut agir que daprs une maxime quipuisse aussi se prendre elle-mme pour objet titre de loi universelle.Mais cest prcisment la formule de limpratif catgorique et le prin-cipe de la moralit ; une volont libre et une volont soumise des loismorales sont par consquent une seule et mme chose. (Fondementsde la mtaphysique des murs, Vrin, 1980, pp. 127-128.) La libert,chez Kant, est donc par nature matrise de soi et cela ne signifie riendautre que la domination des sujets bourgeois sur eux-mmes sous lediktat prsuppos de la forme-valeur et de la forme-marchandise.Cest donc juste titre que Kant lui confre un caractre de loi stricte,ce qui ne contredit en rien la logique interne de sa thorie. Car lalibert kantienne nest justement pas libert libre de la dominationtout court, mais une dimension structurelle ncessaire dune formetoute spcifique de domination : dune domination abstraite o tousles tres sont devenus dune manire ou dune autre les catgoriesfonctionnelles et les Charaktermasker (Marx) de la valeur et, entant que tels, depuis toujours non autonomes et assujettis ce principesocial. Leur autonomie , tant invoque par Kant, nest que la

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  • contrainte de se soumettre en permanence aux lois de fonctionnementgnrales de la forme-marchandise. La loi de la libert qui les aconstitus en tant que sujets bourgeois nordonne rien dautre quelindiffrence ( lapathie ) lgard de tout sentiment, de tout besoinsensible, de toute relation personnelle et de toute motion particuliresortant du cadre fix par la logique de la valorisation et de la concur-rence. Cela, Adorno la constat, lui aussi, mais dune faon diffrente.Il crit mme expressment dans un de ses derniers essaisintitul Sujet et Objet : En un certain sens ce que lidalismeserait le dernier admettre, il est vrai , le sujet transcendantal est plusrel, cest--dire plus dterminant pour le comportement effectif desindividus et de la socit laquelle il a donn naissance que ne le sontces individus psychologiques dont on a abstractifi la part transcendan-tale et qui, dans le monde, nont gure voix au chapitre ; ils sontdevenus leur tour des appendices de la mcanique sociale et pour finirune idologie. Lindividu vivant, qui est forc dagir dune certainefaon et qui a t model pour cela, ressemble, en tant quincarnationde lhomo economicus plus au sujet transcendantal qu lindividuvivant quil devrait se croire tre. Cest dans cette mesure que la tho-rie idaliste tait raliste et navait pas rougir face des adversairesqui lui reprochaient son idalisme. La doctrine du sujet transcendantaltraduit fidlement lantriorit des relations abstraites et rationnellesqui se sont dtaches des individus et des rapports quils entretiennententre eux, rapports dont le modle est lchange. Ds lors que la forme-change devient la structure dterminante de la socit, sa rationalitconstitue ltre humain ; comment les hommes se peroivent les uns lesautres et ce quils croient tre est alors secondaire. (Adorno, Modlescritiques, Paris, Payot, 1984, p. 264 ; traduction modifie.)

    Ainsi, Adorno dment au fond sa propre affirmation de laDialectique ngative selon laquelle Kant naurait pas t aussi rigou-reux que cela avec la libert. Car cette affirmation suppose une notionde libert que Kant na jamais prne et qui, quoi que lon fasse, nepeut donc pas tre dcele dans son uvre. Dans les conditions qui

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  • constituent le fondement de sa pense, personne na pens la libertbourgeoise avec autant de rigueur et de consquence que Kant. Lacontradiction de sa pense rside non dans le fait quelle ne ralise passa prtention mancipatrice, mais dans celui quelle reste prisonnirede ses apories. Il est vrai que, mesures laune dune notion empha-tique de libration, libration de toute domination, les catgorieskantiennes peuvent et doivent tre critiques comme rpressives.Mais cest l autre chose que daffirmer que Kant aurait trahi son idede la libert. Si Adorno le fait malgr tout, cest d plutt au fait que,sur la toile de fond de sa philosophie de lhistoire (laquelle reste endernire analyse aufklrerisch ), lAufklrung en gnral et la pen-se kantienne en particulier doivent ncessairement paratre commeun stade transitoire si mutil soit-il du progrs mancipateur,mme l o la lucidit critique recule devant un tel constat.

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    Ce frein mis la critique se fait sentir prcisment l o Adornoapproche de trs prs le dcryptage de lidalisme et de la mtaphy-sique. Cela se voit aussi clairement dans la Dialectique ngative o,sappuyant sur Sohn-Rethel, il dchiffre le sujet transcendantal deKant comme un reflet idaliste du travail, de la domination et duprincipe dquivalence. Mme sil fait ici un pas dcisif au-del delAufklrung et du marxisme traditionnel avec son matrialisme gros-sier 16, il nen choue pas moins se dtacher de lunivers intellectuelde ce dernier. Le problme rside tout dabord dans le fait quAdorno comme avant lui Sohn-Rethel 17 se fonde sur une notion du travailselon laquelle celui-ci serait identique au mtabolisme de la nature.

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    16. Adorno a sans doute ici prpar le terrain un dcryptage plus avanc du ftichisme de lamarchandise. Ce nest pas un hasard si ce sont en majorit ses lves (Krahl et Backhaus, parexemple) qui ont poursuivi ce travail.17. Voir ce propos, R. Kurz, Abstrakte Arbeit und Sozialismus , in Marxistische Kritik 4,Erlangen, 1987 (www.krisis.org).

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  • Ce que le travail a de spcifique, savoir quil constitue une abstrac-tion relle capitaliste et constitue et mdiatise le contexte social dansla socit productrice de marchandises (et uniquement dans celle-ci),voil ce qui lui chappe parce quil projette le travail en partie demanire explicite, en partie de manire implicite sur lhistoire passeet le plaque faussement sur les socits non-capitalistes. Mais celamine au bout du compte sa tentative de retracer le sujet transcendan-tal depuis Kant jusquau ftiche marchand : Alfred Sohn-Rethel at le premier faire remarquer quen lui [le principe transcendantal,NdT], dans lactivit gnrale et ncessaire de lesprit, se dissimulencessairement du travail social. Le concept aportique de sujet trans-cendantal, dun non-tant qui nanmoins doit agir, dun universel quidoit cependant faire lexprience du particulier, serait une bulle desavon quon ne pourrait jamais dtacher du contexte dimmanenceautarcique dune conscience ncessairement individuelle. Face elle, ilne reprsente pourtant pas que le plus abstrait mais aussi, en vertu desa puissance formatrice, le plus rel. Par-del le cercle magique de laphilosophie de lidentit, le sujet transcendantal se laisse dchiffrercomme la socit inconsciente delle-mme. On peut mme allerjusqu dduire cette inconscience. Depuis que le travail de lespritsest spar du travail physique sous le signe de la domination delesprit et de la justification du privilge, lesprit scind a d, aveclexagration de la mauvaise conscience, revendiquer justement cetteprtention la domination quil dduit de la thse selon laquelle il estle premier et loriginaire et doit pour cette raison, sil ne veut pas dg-nrer, oublier intensment do vient sa prtention. Intrieurement,lesprit pressent que sa domination stable nest pas une domination delesprit mais possde son ultima ratio dans la violence physique dontelle dispose. Il ne peut se permettre de dire son secret, sous peine dedcliner. Labstraction qui, mme selon le tmoignage didalistesextrmes comme Fichte, fait seulement du sujet un constituant, refltesa sparation davec le travail physique, sparation qui est perceptibledans sa confrontation avec lui. [...]. Ce qui fait lessence du sujet trans-

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  • cendantal depuis la Critique de la raison pure, la fonctionnalit,lactivit pure qui saccomplit dans les performances des sujets singu-liers et en mme temps les dpasse, projette un travail flottant sur lesujet pur considr comme origine. [...]. Comme extrme cas-limitedidologie, le sujet transcendantal approche de trs prs la vrit.Luniversalit transcendantale nest pas une simple surestimationnarcissique du moi, nest pas lhybris de son autonomie, mais elle a saralit dans la domination qui saffirme et sternise dans le principedquivalence. Le processus dabstraction transfigur par la philoso-phie et qui nest attribu quau sujet connaissant, se droule dans lasocit dchanges relle. (DN p. 142-143 ; traduction modifie.)

    La rtro-projection transhistorique des formes bourgeoises de travail,domination et raison, est ici non pas brise mais paracheve en unensemble clos. Pour cimenter cet ensemble, on a recours au principedchange ou dquivalence dans lequel confluent la fois la pense iden-tificatrice et la domination, et dont le concept reste ainsi ncessairementaussi flou que non spcifi, tout comme les catgories avec lesquelles ilest mis en relation. La dlimitation entre lchange de dons primitif,lchange simple de marchandises (en marge et dans les pores des soci-ts non-capitalistes) et lchange dquivalents bas sur la productionmarchande capitaliste sous le diktat de lautovalorisation de la valeurreste au mieux vague. Les deux premiers types dchange ne semblenttre que les stades prcurseurs logiques du dernier, tout comme lesformes de domination et de raison non-capitalistes ne semblent tre quedes tapes lintrieur dun processus historique dj trac. QuandAdorno ne parle tantt que de division du travail, tantt que de socitdchange, tout en considrant toujours implicitement les deux termesdans leur rapport la gense de la forme didentit, on ne peut lexpli-quer que par le fait quil na pas compris le ct spcifique du contextesocial inconscient constitu travers lchange des produits du travailsous la forme de marchandises. Ce qui veut dire [...] quil naperoit pasle dveloppement vers le rapport-capital contenu dans le rapportdchange et o la socit de lchange rejoint son concept (R. W.

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  • Mller, Geld und Geist, p. 193 ; soulign dans loriginal 18).Adorno ne voit pas la rupture spcifique que reprsente lchange

    dquivalents moderne (et le principe didentit quil contient) par rap-port diffrentes autres formes historiques dchange. Voil pourquoiil dessine une image dforme de lhistoire, qui nignore pas seulementdes cultures et des socits non-europennes mais qui subsume gale-ment toute lvolution de lOccident sous la socit bourgeoise et sescatgories. Le point dcisif ici est que cest de nouveau la perspectiveprojective qui obstrue le regard pour cacher lessentiel. Quand Adornocherche lorigine du sujet transcendantal kantien dans la sparationentre travail intellectuel et travail manuel, cela est plus que discutable, etpas seulement du point de vue de lhistoire de la philosophie (Kantapparat alors avec Hegel comme la consquence ncessaire et la-poge logique de toute la philosophie occidentale depuis lAntiquit) ;cest quen mme temps il suppose une ontologie de la dominationentirement dans la tradition de lAufklrung et du marxisme ortho-doxe. La cause premire de la domination tant selon Adorno lasparation manque davec la premire nature, sa caractristique socia-le essentielle et transhistorique serait lappropriation du surproduit parune classe dominante aux dpens de la grande majorit de la populationlaborieuse. Certes, chaque forme de domination dans lhistoire a mis aupoint des mthodes spcifiques dabsorption des richesses et dexploita-tion (tributs, impts, taxes, esclavage, etc.) ; mais de l en faire le critre dcisif de la domination, il ny a gure que la pense bourgeoise

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    18. Cest Adorno (et aussi Horkheimer) que revient le mrite davoir attir lattention surle rapport entre la forme logique de luniversalit, le principe structurant de lactivit intel-lectuelle pure donc, et le principe de socialisation par le travail qui plane comme lui au-dessusdes diverses activits de production relles comme point de rfrence. Leur dfaut est de strearrts avec cette indication sur le plus haut niveau jamais atteint par la conscience bourgeoisede son propre monde. Lide du sujet transcendantal comme point de fuite, qui, de tout temps,organiserait socialement les sujets intellectuels pensants intellectuellement en action, peut trecomprise comme la reprise au niveau de la critique pistmologique de la doctrine formule parlconomie classique selon laquelle lharmonie du travail total dune socit nat des activitsindividuelles des individus participant lchange (Mller, id., p. 201).

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  • pour y songer. Il sagit dune projection de son propre contexte dedomination abstrait constitu par le travail et la production de mar-chandises et limpratif de valorisation ainsi engendr.

    La signification (inconsciente) de cette projection est sans doute uneapologie du capitalisme. Non seulement son principe constitutif envient tre anobli en principe transhistorique, universellement humain,voire naturel, et par l plac au-dessus de toute soupon. Mais, en mmetemps, lconomie de march peut tre idologiquement prsente (cestle cas pour lconomie politique) comme la libration de la domination,puisquelle serait exempte dexploitation et que chaque individu yprofiterait de la richesse sociale en fonction mme de sa contributionpersonnelle. Comme on sait, le marxisme traditionnel na pas fonda-mentalement mis en question cette vision du monde, il na fait que lacritiquer de faon immanente comme une chimre. Ainsi, lchangedquivalents la surface du march ne ferait que voiler lexploitation etlingalit qui auraient lieu dans la sphre de la production. La socitbourgeoise apparat ainsi essentiellement comme une nouvelle variantede la socit de classes dans laquelle la classe dominante sapproprie lesurproduit dune faon particulirement habile : sous la forme de laplus-value et en faisant miroiter une galit gnrale qui en ralit nexiste pas.

    Postone a insist juste titre sur le fait que le marxisme traditionnel,malgr sa focalisation constante sur le processus de production, aformul une critique du capitalisme qui reste fixe sur la circulation,entirement prisonnire de lunivers propre lconomie politique clas-sique. Par consquent, lobjectif de la rvolution ntait donc pas de selibrer du travail mais de librer celui-ci de lexploitation et de raliserles valeurs de libert et dgalit que la socit bourgeoise avait promi-ses mais trahies. Adorno reste lui aussi tributaire de cette perspective.Ce qui le distingue foncirement du marxisme traditionnel, cest quilbrise la rduction de la critique lexploitation dans la production pourllargir au contexte social du capitalisme dans son ensemble. La notionde la socit de lchange est ce propos dune importance capitale et,

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  • pourtant, elle reste elle aussi enracine dans lunivers intellectuel dumarxisme. Si la critique productionniste du marxisme tait paradoxale-ment le rsultat dune notion de travail et de domination qui laisse dect la sphre de la circulation, Adorno, lui, oriente la critique vers lasphre de la circulation sans pour autant dpasser lappareil conceptueldont il ne sest jamais dbarrass. Il arrive ainsi une perspicacit quiaurait t impossible avec une vise sociologique simpliste faite entermes dexploitation de classes. Cependant, les limites du marxismetraditionnel transparaissent continuellement 19 : Le principe dchange,la rduction du travail humain au concept universel abstrait du temps detravail moyen, est originairement apparent au principe didentification.Cest dans lchange que ce principe a son modle social et lchangenexisterait pas sans ce principe ; par lchange, des tres singuliers et desperformances non-identiques deviennent commensurables, identiques.Lextension du principe fait du monde entier de lidentique, une totalit.Que cependant lon nie abstraitement le principe ; que lon proclamecomme idal de navoir plus procder (par rvrence envers lirrduc-tiblement qualitatif), selon des quivalents, cela constituerait une excusepour retourner lancienne injustice. Car lchange dquivalentsconsista justement ds lorigine changer en son nom du non quiva-lent, sapproprier la plus-value du travail. Quon annule simplement lacatgorie de comparabilit, catgorie de mesure, et, la place de la ratio-nalit qui bien que de faon idologique habite pourtant le principedchange comme une promesse, il apparatrait alors : appropriationimmdiate, violence, de nos jours le privilge brut des monopoles et descliques. La critique du principe dchange comme du penser identifiant,veut la ralisation de lidal de lchange libre et juste qui jusqu nosjours na t quun pur prtexte. Cest l seulement ce qui transcende-rait lchange. Si la thorie critique a dvoil lchange comme celui

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    19. Postone (op. cit., p. 84) dmontre que Horkheimer et Pollock narrivent pas dpasser leslimites du marxisme traditionnel, ce qui expliquerait leur vision pessimiste. Cela vaut gale-ment quoique dune manire diffrente pour Adorno.

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  • dquivalents cependant non-quivalents, la critique de lingalit danslgalit vise aussi lgalit, malgr tout le scepticisme envers la rancunepropre lidal dgalit bourgeois, qui ne tolre rien de qualitativementdiffrent. Si on ne retenait plus personne aucune partie de son travailvivant, lidentit rationnelle serait atteinte et la socit serait au-del dupenser identifiant. (DN, pp. 119-120, nous soulignons.)

    Ce qui frappe ici tout dabord cest la reprise en bloc du classiquemarxiste selon lequel lchange dquivalents est une fiction qui ne serten ralit qu voiler lappropriation de la plus-value ; une interprta-tion quAdorno va jusqu antidater une poque lointaine delhistoire ( originairement ) pour pouvoir maintenir la mise en paral-lle projective de la domination et du travail. Cela va de pair aveclappel une prtendue promesse contenue dans lchange mais restejusqu maintenant irralise. Certes, pour Adorno, la ralisation de lchange libre et quitable ne constitue pas le point final de la lib-ration, mais il reste nanmoins (ce qui va tout fait dans le sens dunetlologie de lhistoire) le stade transitoire historiquement ncessaire.Tout cela revient revendiquer paradoxalement la ralisation desidaux du capitalisme (ralisation dont celui-ci serait incapable) pourainsi les dpasser en mme temps. Cette dialectique quelque peutrange nest pas quoique prtende Adorno ngative, mais para-doxalement positive et ainsi, bon gr mal gr, affirmative lgard de lasocit marchande moderne. Dans son essence, elle revient affublermalgr tout les contraintes du capitalisme des pithtes progressiste etcivilisateur , bien quelles aient t reconnues et critiques en tant quecontraintes. Il sagit donc de la tentative, un peu honteusement camou-fle, de sauver malgr tout la tlologie hglienne de lhistoire entransfigurant une donne historique en ncessit historique et logique.Cest quAdorno ne se contente pas de dire que, mme dans la perspec-tive dune possible mancipation sociale, on naurait pas dautre choixque de tenir compte des conditions sociales telles quelles se sont cons-titues et telles quelles ont volu au cours de la longue histoire ducapitalisme. Il ny aurait bien entendu rien redire, car cela va de soi.

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  • Mais rien noblige daller jusqu sublimer cette affirmation dans lesens dune mtaphysique de lhistoire. Mais cest prcisment ce quefait Adorno au moins implicitement quand il lit dans le principedchange et dans le principe didentification qui lui est li unepromesse non tenue dmancipation et de rationalit 20.

    Cet a priori thorique (voire pr-thorique), Adorno sy heurtesans cesse au cours de son interprtation de la notion de libert chezKant. Que celui-ci fasse tout pour dbarrasser la libert de toute souillure empirique , on peut facilement comme nous lavons djdit le dcrypter comme leffet de lindiffrence absolue de la forme-valeur et de la forme-marchandise lgard de tout contenu dterminet spcifique ; lautonomie de la volont est en ralit lautono-mie de la valeur, cest--dire que son auto-rfrentialit lui faitexercer sa violence contre le monde empirique et sensible. Il est vraique, dun ct, Adorno cherche lorigine de la subordination detoute impulsion lunit logique (DN, p. 200) dans le principe delchange . Mais, dun autre ct, il veut mme voir dans leffort deKant, de dterminer la libert comme strictement transcendantale, latentative de sauver celle-ci dune manire ou dune autre des contrain-tes exerces par la ralit de la socit de lchange : La libertpositive est un concept aportique, invent pour conserver, face aunominalisme et la scientifisation, len-soi dun produit de lesprit.Dans un passage central de la Critique de la raison pratique, Kant aavou ce qui est en question dans cette uvre, savoir prcisment lesauvetage dun rsidu. (DN, p. 198)

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    20. La construction historico-philosophique du capitalisme comme stade de transition nces-saire sur la voie de lmancipation perd compltement le nord l o elle est maintenue avec vio-lence contre la logique dcroulement intrinsque du systme producteur de marchandises etquand, mme le bombardement dun pays vomi par le march mondial peut passer pour uneprouesse civilisatrice. Adorno sen serait sans doute dtourn avec horreur et, pourtant, cetteconsquence cynique, dans laquelle la pense de lAufklrung devient immdiatement iden-tique avec son revers sombre , est aussi incluse, dune certaine faon, dans sa philosophie delhistoire paradoxale.

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  • Mais regarder dun peu plus prs le passage auquel Adorno se rf-re, cette interprtation ne rsiste pas. Kant crit : Mais comme cette loiconcerne invitablement toute causalit des choses, en tant que leur exis-tence est dterminable dans le temps, si ctait l la manire dont onaurait galement se reprsenter lexistence de ces choses en soi, il fau-drait rejeter la libert comme un concept inconsistant et impossible. Enconsquence, si on veut encore la sauver, il ne reste dautre voie que dat-tribuer lexistence dune chose, en tant que dterminable dans le temps,par suite aussi de la causalit daprs la loi de la ncessit naturelle, sim-plement au phnomne, et la libert ce mme tre, comme chose ensoi. (Critique de la raison pratique, cit dans DN, p. 198.)

    La loi laquelle Kant se rfre dabord est la loi natu