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1 L’impact de l’introduction de la caméra numérique RED ONE sur les directeurs de la photographie — GASULLA Dimitri Dossier de Licence 3, mai 2009 — La Sorbonne Nouvelle Paris 3 En 2006, une nouvelle entreprise annonce au NAB Show 1 qu’elle développe actuellement une caméra capable d’enregistrer au format 4K (4096 x 2048) et cela pour un prix de 17.500$. À cette époque, les caméras du cinéma numérique ne s’achetaient pas en dessous de 100.000$ et les caméras de type ENG 2 n’atteignaient pas une telle résolution. Beaucoup prirent cette annonce pour une mauvaise blague. La RED ONE commençait à faire parler d’elle. Aujourd’hui RED Digital Cinema a su se faire une place dans le monde des professionnels du cinéma tout en se développant autour de la RED ONE. C’est cette rapide évolution que j’étudierai. En effet, la stratégie d’innovation de cette entreprise ne réside pas seulement dans la mise sur le marché d’une caméra « révolutionnaire ». Elle s’accompagne d’une complexe campagne marketing qui, en jouant habilement sur sa communication, est arrivée à imposer cet adjectif « révolutionnaire ». Afin de mieux cerner la politique de RED Digital Cinema, il faut dans un premier temps analyser comment la caméra se positionne sur le marché. Puis après avoir étudier les méthodes utilisées pour sa commercialisation, j’essayerai de définir les conséquences que l’introduction de la RED ONE dans le milieu cinématographique et audiovisuel a pu engendrer. Enfin je conclurai plus généralement sur l’avènement du numérique dans la production. 1 National Association of Broadcasters : l’association organise annuellement un salon dédié aux professionnels de l’audiovisuel à Las Vegas. 2 Electronic News Gathering : en référence au caméras de l’industrie broadcast.

L’impact de l’introduction de la caméra numérique red one sur les directeurs de la photographie - Gasulla

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Ce papier analyse l'impact de l'introduction d'une caméra numérique innnovante (la RED ONE) sur les directeurs de la photographie. Dans une première partie, on s'attache à définir le positionnement et la stratégie de la RED ONE. La seconde partie se focalise sur l'analyse des réactions des directeurs de la photogrpahie face à des technologies qu'ils doivent s'approprier.

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L’impact de l’introduction de la caméra numérique RED ONE sur les directeurs de la

photographie — GASULLA Dimitri

Dossier de Licence 3, mai 2009 — La Sorbonne Nouvelle Paris 3

En 2006, une nouvelle entreprise annonce au NAB Show1 qu’elle développe

actuellement une caméra capable d’enregistrer au format 4K (4096 x 2048) et cela pour un

prix de 17.500$. À cette époque, les caméras du cinéma numérique ne s’achetaient pas en

dessous de 100.000$ et les caméras de type ENG2 n’atteignaient pas une telle résolution.

Beaucoup prirent cette annonce pour une mauvaise blague. La RED ONE commençait à faire

parler d’elle.

Aujourd’hui RED Digital Cinema a su se faire une place dans le monde des professionnels du

cinéma tout en se développant autour de la RED ONE. C’est cette rapide évolution que

j’étudierai. En effet, la stratégie d’innovation de cette entreprise ne réside pas seulement dans

la mise sur le marché d’une caméra « révolutionnaire ». Elle s’accompagne d’une complexe

campagne marketing qui, en jouant habilement sur sa communication, est arrivée à imposer

cet adjectif « révolutionnaire ».

Afin de mieux cerner la politique de RED Digital Cinema, il faut dans un premier temps

analyser comment la caméra se positionne sur le marché. Puis après avoir étudier les

méthodes utilisées pour sa commercialisation, j’essayerai de définir les conséquences que

l’introduction de la RED ONE dans le milieu cinématographique et audiovisuel a pu

engendrer. Enfin je conclurai plus généralement sur l’avènement du numérique dans la

production.

1 National Association of Broadcasters : l’association organise annuellement un salon dédié aux professionnels de l’audiovisuel à Las Vegas. 2 Electronic News Gathering : en référence au caméras de l’industrie broadcast.

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Le prix et les caractéristiques de la RED ONE lui permettent de se placer sur plusieurs

marchés différents :

- Le cinéma ;

- La production audiovisuelle de stock (clip, série télé) ;

- L’institutionnel.

Je ne m’attaquerai pas au débat « numérique vs. argentique », dont la meilleure issue reste le

« cela dépend du type de production ». C’est pourquoi je ne comparerai la RED ONE qu’avec

d’autres caméras du cinéma numérique.

En France, la pellicule concerne 70% des tournages3. Un long métrage de fiction

alloue en moyenne 14% de son budget à la technique4 et la part attribuée au matériel de prises

de vues y est de 14,5%5. Le marché du cinéma numérique français se révèle donc être une

niche, du moins pour le moment, car il est fort probable que le milieu se rallie à la tendance

insufflée par les Etats-Unis.

Le tableau des pages 3 à 6 donne une vue d’ensemble du marché actuel, il permet de voir sur

quels terrains se jouent les stratégies des différents constructeurs de caméra. Afin de se

distinguer, ces derniers n’ont souvent eu que la course à la résolution pour se départager, avec

la pellicule 35mm en ligne de mire. Cet enjeu technologique s’est rapidement stabilisé sur la

norme Dual HD SDI (SMPTE 372M) et les innovations se sont diversifiés à l’ergonomie et à

l’enregistrement, devenant à leur tour des technologies clés. Il en a résulté une accélération du

renouvellement des produits dans un contexte où les méthodes de travail étaient encore

incertaines et où les constructeurs ne se sont majoritairement appliqués qu’à calquer les

spécificités de l’environnement du film 35mm.

L’étude du tableau me permettra de comparer la caméra à ces concurrentes et de mettre en

évidence la stratégie de RED Digital Cinema vis-à-vis du placement de son produit. Bien

entendu, cette comparaison ne s’effectue que « sur le papier » et ne vise aucunement à définir

quelle est la meilleure caméra6.

3 « Flot ou flux numérique » in La Lettre, n° 121, décembre 2008, CST, p. 4. 4 La production cinématographique en 2008, CNC, les dépenses techniques comprennent : les moyens techniques, les frais de pellicules et de laboratoires. 5 Les coûts de production des films en 2007, CNC, p. 20. 6 Toutefois, pour tenter de résoudre cette épineuse question, on peut se reporter aux différents tests effectués sur www.cinematography.net et sur www.reduser.net, ainsi qu’au très intéressant article Red Facts (www.rcjohnso.com/REDFACTS.html).

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Caméra Red One Sony F 23 Arri D21 Thomson

Viper Dalsa Origin Sony F 35

Panavision

Genesis

Capteurs Mono-CMOS

(masque Bayer)

Tri-CCD FT (prisme

séparateur)

Mono-CMOS (masque Bayer)

Tri-CCD FT

DPM+ (prisme

séparateur)

Mono-CCD Palomar

(masque Bayer)

Mono-CCD FT (masque RVB)

Mono-CCD FT (masque RVB)

Dimension 24,4 mm x 13,7

mm 2/3’’

24.90 mm x 18.70

mm

2/3’’ 34 mm x 17.2

mm 24.9mm x 18.15mm

24.9mm x 18.15mm

Ratio 16/9 & 2/1 16/9

16/9 & 4/3 &

ANSI-Super 35

16/9 & 2.37:1 (1080p)

1.98:1 ANSI-Super 35 ANSI-Super 35

Résolution 12,6 Mpx 6,6 Mpx ? 9.2 Mpx 8.2 Mpx 12 Mpx 12.4 Mpx

Objectifs 35 mm ou Nikon

ou B4

2/3’’ HD Ciné ou adaptateur

35 mm

35 mm 2/3’’ HD Ciné ou adaptateur

35 mm 35 mm 35 mm 35 mm

Sensibilité

nominale (à

24i/s)

320 ISO 300 ISO 200 ISO 320 Iso 320 ISO 300 ISO 400 ISO

Quantificati

on 12 bits 14 bits 12 bits 12 bits 16 ou 12 bits 14 bits 14 bits

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Cadence

4K : 1 à 30 i/s

3K : 1 à 60 i/s

2K : 1 à 120 i/s

1 à 30 i/s (4.4.4)

1 à 60 i/s (4.2.2)

1 à 30 i/s (4.4.4) 1 à 60 i/s (4.2.2)

1 à 25 i/s (Mscope

TM) 1 à 25 i/s

Arriraw (4/3) 1 à 30 i/s

Arriraw (16/9)

720p : 50 - 60

1080 : 24p – 25p - 30p & 50i

- 60i

1 à 50 i/s 1 à 50 i/s 1 à 50 i/s

Formats

délivrés

4K : 4:4:4 RGB 10 bits

(RedCode Raw) 3K : 4:4:4 RGB

10 bits (RedCode Raw) 2K : 4:4:4 RGB

10 bits (RedCode Raw)

1080p : 4:4:4

RGB 10 bits ou 4:2:2 YcbCr 10

bits

720p : 4:4:4 RGB 10 bits ou 4:2:2 YcbCr 10 bits

Dual HD SDI

: 4:4:4 RGB 10 bits

HD SDI :

4:2:2 YCbCr 10 bits

Dual HD SDI : 4:4:4 RGB 10 bits

ou

HD SDI : 4:2:2 YCbCr 10

bits

MscopeTM (Dual

HD SDI) : 1080

4:2:2 YcbCr 10 bits

Arriraw T-

Link : 2880 x 2160 RAW 12

bits Bayer data ou 2880 x 1620 RAW 12 bits Bayer data

Dual HD SDI : RVB 4.4.4 10

bits log (Filmstream)

HD SDI : 4.2.2

- 10 bits

4xInfiniband

fibre optique : Raw native 16

bits

4K : 4:4:4 RGB 16 bits lin, 12 ou 10 bits gamma

Duad HD SDI : RGB 4:4:4 10 bits gamma

HD SDI : 24p 4.2.2 10 bits

Dual HD SDI : 4:4:4 RGB 10

bits

HD SDI : 4:2:2 YCbCr 10

bits

Dual HD SDI : 4:4:4 RGB 10

bits log

HD SDI : 4:2:2 YCbCr 10

bits

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Débit

maximal en

sortie

288 Mb/s

880 Mb/s 2.97 Gb/s 1,50 Gb/s 8 Gb/s 880 Mb/s 1,50 Gb/s

Enregistreur

Red Flash Drive

4K : 6 min ou

Red Drive (disque dur) 4K : 120 min

SRW-1

(HDCAM-SR)

4.2.2 10 bit - 24p : 50 min

4.4.4 10 bit - 24p : 25 min

ou

Enregistreurs externes

Stockage sur mémoire non

volatile (Venon FlashPack de

Thomson)

Arriraw :10 min HD 4:2:2 : 18 min

ou

Enregistreurs externes

Enregistreurs externes

Enregistreurs externes

SRW-1

(HDCAM-SR)

4.2.2 10 bit - 24p : 50 min

4.4.4 10 bit - 24p : 25 min

ou

Enregistreurs externes

Stockage sur mémoire non

volatile (Panavision

SSR-1)

4.4.4 10 bit - 24p : 21 min 4.2.2 10 bit - 24p : 43 min

ou

Enregistreurs externes

Visée

Électronique

Électronique Optique Électronique Optique Électronique Électronique

Prix

17.500 $

150.000 $ 2.300 $ par jour 2.000 $ par jour ? 250. 000 $ 2.300 $ par jour

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720p ! 1280 x 720 affichage progressif 1080 ! 1920 x 1080 HD-SDI (SMPTE 292M) ! liaison série à 1.485 Gbps. (1920 x 1080) Dual HD SDI (SMPTE 372M) ! liaison série double train HD-SDI (RVB 4:4:4) à 2.97 Gbps (1920 x 1080) 4K ! 4096 x 2048 3K ! 3072 x 1620 2K ! 2048 x 108 Mscope

TM ! option permettant d’enregistrer une image Scope (2.40/1) anamorphosée optiquement.

Arriraw ! option permettant d’enregistrer sur 12 bits et sans compression le signal issu du capteur CMOS. Arriraw T-Link ! méthode permettant la transmission du flux non compressé via une liaison Dual HD SDI (SMPTE 372M). RedCode Raw ! algorithme de compression propriétaire qui encode les données « brutes » issues du capteur CMOS.

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On remarque tout d’abord que la résolution du capteur de la RED ONE, le fait qu’il

soit unique, ainsi que la monture 35mm de l’objectif contribuent à la situer directement en

concurrence avec les caméras haut de gamme que sont la Genesis ou la F 35.

Le point où la RED ONE cultive sa spécificité se situe dans les formats délivrés. En effet, elle

est la seule caméra à proposer une large déclinaison de format, allant du 4K au 720p, et qui

plus est, l’enregistrement des trois meilleures résolutions, 2, 3 et 4K s’effectue en Raw7.

Il est possible de tirer deux conclusions de ces caractéristiques. D’une part, la RED ONE vise

clairement à se positionner comme l’excellence du cinéma numérique, en délivrant du 4K

Raw. D’autre part, la diversité des formats témoigne de la volonté de ne pas uniquement se

réduire au marché du cinéma et de s’ouvrir à des productions moins importantes de type

audiovisuel. Cette idée est d’ailleurs renforcée par le fait que la RED ONE puisse aussi être

équipée avec des objectifs photographiques ou 16mm, abaissant théoriquement son prix de

fonctionnement8.

Autre point important de la stratégie de RED Digital Cinema : l’encodage des fichiers. Tous

les formats délivrés sont encodés via un algorithme propriétaire. Renoncer à la norme Dual

HD SDI adoptée par l’ensemble des autres constructeurs met en évidence le souhait de

conserver le monopole sur l’enregistrement ainsi que celui de la post-production. Cette

politique s’est développée autour d’accords avec différentes sociétés (Apple, Assimilate,

Avid) pour la prise en charge des fichiers .R3D et le développement des logiciels gratuits

RedCine et RedAlert! prévus pour permettre l’exportation des rushes, le montage et la

conformation9. Qui plus est, l’encodage en Raw permet de simplifier les menus de la caméra

et de repousser les réglages à la post-production, sans risque d’erreur. Par ailleurs, davantage

de personnes maîtrise un outil comme Photoshop que les menus d’une F 23.

7 Cette dénomination désigne les données « brutes » issues du capteur, c’est-à-dire sans traitement ou correction. Ce mode permet par la suite une plus grande souplesse dans la manipulation des rushes en post-production. 8 Dans la pratique cette option est rarement utilisée, puisqu’elle induit une baisse de la qualité de l’image et que les solutions de post-production avec des fichiers Raw se révèlent coûteuses. 9 La conformation est l’étape de où le montage définitif est encodé en un fichier final. Pour une analyse complète et précise des différents logiciels utilisables en vue d’une post-production d’un tournage en RED ONE, voir le mémoire de Julien Lambert et Caroline Lessire, La caméra Red One, O.V.N.I. technique, économique et artistique de l’année 2007-2008 ?, Institut National Supérieur des Arts du Spectacle (www.julien-lambert.com/online/MemoireRedone.pdf).

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Sans oublier que la spécificité résultante de l’encodage via cet algorithme propriétaire est que

le débit maximal de la caméra est sensiblement inférieur à ses concurrentes (trois fois moins

que la F 35 et dix fois moins que la D 21). Cette caractéristique qui réduit les besoins

techniques des stations de travail – notamment en capacité de stockage et en mémoire vive –,

et donc qui réduit les coûts de post-production, est à mettre en résonance avec la volonté de

démocratisation du matériel.

Enfin, dernière remarque qui n’apparaît pas dans le tableau, il est à noter que la RED ONE est

une caméra modulaire, au même titre que la D 21. Le consommateur a une importante

quantité d’option au choix qui lui permet de « fabriquer » la caméra dont il a besoin, ce qui ne

manque pas de multiplier les fonctionnalités de cette dernière10.

En résumé, RED Digital Cinema mélange technologies clés et technologies de bases afin de

créer une caméra qui s’adapte aussi bien à des films disposant d’un budget important qu’à des

structures plus modestes. La société a de ce fait adapté un concept émergeant du milieu

audiovisuel : la polyvalence. Qui plus est, RED Digital Cinema lance son produit au moment

où les industries techniques françaises sortent d’une période difficile11, dans ce contexte, le

pari d’une caméra capable de remplir la tache de plusieurs peut se révéler intéressant.

On peut alors déduire que sa stratégie de développement s’effectue selon deux logiques :

- un développement vertical, traduit par la détermination à contrôler l’ensemble de

la chaîne de production audiovisuelle, ainsi que le mise au point de ses propres

accessoires12 ;

- un développement horizontal, caractérisé par la possibilité d’adapter la caméra à

des projets variés.

La RED ONE serait donc amenée à jouer le rôle de pivot entre différents milieux de

l’audiovisuel, favorisant les circulations professionnelles transversales en créant des

10 Tout en multipliant son prix par la même occasion, puisque le prix de 17.500 $ ne prend en compte que le corps « nu » de la caméra, c’est-à-dire sans objectif, batterie, objectif, poignée, système d’enregistrement… 11 Voir Pierre Couveinhes, Les industries techniques du cinéma et de l’audiovisuel, CNC, octobre 2002 et « Les industries techniques », in Bilan 2007, CNC, mai 2008, pp. 114-119. 12 L’exemple le plus frappant de cette politique est le cas de la visée électronique. En effet, cette caractéristique est un des grands points faibles des caméras numériques, régulièrement dénoncée par les chef-opérateurs. Pour pallier à ce problème, la société RED a tout simplement acheté Accuscene, alors considérer comme le constructeur de viseur le plus performant.

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« solidarités tenant à l’outil davantage qu’à l’objet produit »13. En effet, une grande partie de

la politique de RED Digital Cinema est passée par la création d’un véritable réseau autour de

ses produits, conduisant à la mise en place d’une « philosophie RED ».

Cette philosophie est le fruit d’une accumulation de concepts et de manœuvres qui

définissent la stratégie de communication de la société, laquelle se propose de modifier les

rapports consommateur/entreprise au sein du milieu audiovisuel.

Le développement de cette stratégie passe en premier lieu par l’importation de la technique de

l’annonce, d’ordinaire réservée à d’autres industries telles que l’automobile. L’annonce est

censée susciter un effet de curiosité de la part des potentiels clients, qui par la suite, si elle est

relayée et régulièrement entretenue par les investigateurs, conduit à un effet de « buzz ». C’est

exactement ce qu’il s’est produit avec la RED ONE au NAB Show de 2006, qui peu à peu se

dévoilait aux yeux du public par l’intermédiaire d’interview, d’image et de vidéo pour ne

finalement arriver dans les mains des acheteurs qu’un ans et demi après les premières

commandes. L’effet d’annonce, s’il est intelligemment mené, permet d’une part d’occuper

l’espace médiatique à moindre frais, puisque les annonces sont relayées par les particuliers, et

d’autre part de « sonder le terrain », de voir les réactions du public tout en gardant une marge

de manœuvre sur le produit final14. Ce dernier point se trouve parfaitement illustré par une

partie de la signature de Jim Jannard, le « Red Leader », sur le (son) forum www.reduser.net :

13 Pierre Sorlin, « Les métiers du cinéma, des opérateurs Lumière au numérique », in Laurent Creton, Michael Palmer et Jean-Pierre Sarrazac (dir.), Arts du spectacle, métiers et industries culturelles, Paris, Presse de la Sorbonne Nouvelle, 2005, p. 134. 14 Le meilleur exemple de cette technique est le lancement de la caméra Scarlet, qui lors de la première déclaration de RED Digital Cinema en janvier 2008, était annoncée comme une caméra plus petite que la RED ONE, ayant une résolution de 3K et cela pour un prix de 3.000$ (corps nu). En septembre, Ikonoskop (la société suédoise qui avait créé l’une des plus petites et moins chères caméras Super 16 au monde) dévoile à l’IBC (International Broadcasting Convetion) la A-cam dII, capable d’enregistrer une image 1920x1080 Raw sur une carte mémoire de 80 Go (pour une autonomie de 15 minutes). La caméra devait sortir en décembre 2008 pour un prix de 7.000! tout équipé (optique, carte mémoire et batterie). En « réponse », RED choisit de renvoyer son projet en étude et le ressort fin 2008 sous la forme de la caméra tout-en-un, puis choisit en novembre de modifier encore une fois ses plans, en cherchant à y intégrer la technologie 3D. Finalement, la Scarlet est dévoilée en mars 2009 en compagnie d’une autre caméra la EPIC. Ce projet est présenté comme LA solution de tournage universel, adaptable aussi bien pour l’image animée que fixe, les différents corps de caméra totalisent plus d’un million de configurations possibles, incorporant un système de tournage en 3D (visée et enregistrement), des résolutions allant de 2K à 28K et les prix s’étalant de 2.500$ à 53.000$. Ikonoskop, quant à elle, a repoussé la sortie de sa caméra pour y intégrer un capteur CCD plus performant.

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« Everything in life changes… including our camera specs and

delivery dates… »

Non dénuée d’une certaine ironie, il ne serait pas concevable de relever cette remarque dans le

discours des dirigeants de Sony ou de Arri, lesquels ont pour habitude de réserver leurs

propos aux conférences ou aux interviews, et plus encore, le professionnalisme dont ces

entreprises se portent garantes leur impose de dévoiler leurs caméras une fois finies et de

respecter les délais de livraison annoncés. Si la communication de RED Digital Cinema se

différencie des autres constructeurs et qu’elle est acceptée comme telle par une majorité du

public, c’est qu’elle semble naturelle, elle semble être totalement immanente à l’esprit de

l’entreprise. Pour cela, elle s’est d’abord fabriqué une image via la personne Jim Jannard, son

fondateur, qui lui influe sa trajectoire personnelle15 et incarne parfaitement l’entrepreneur

schumpetérien, idée que l’on retrouve dans la FAQ16 du site www.red.com :

« Why was the RED One made?

The founder of RED is Jim Jannard, founder and past owner of

Oakley, a multi-billion dollar sunglass and apparel

manufacturer. It was Jim’s passion for imaging technology and

a search for his ultimate camera that led to him starting a

company to build the camera that he couldn’t buy. It was Jim’s

plan to challenge the normal conventions of planned

obsolescence in today’s technology. RED was created by the

perfect storm of Passion, Resources and Technological

Advance. »17

Jim Jannard est alors défini comme l’entrepreneur aventurier remettant en cause le

conformisme régnant sur l’industrie de l’audiovisuel, prenant le risque de sortir des sentiers

battus, amenant les autres hommes à envisager différemment l’évolution technologique et

surtout, s’il fait tout cela, c’est par passion. Ici l’état d’esprit du fondateur se trouve réengagé

15 Il débute son activité en vendant à l’arrière de son van des poignées de guidon de motocross qu’il a fabriqué et finit milliardaire en vendant Oakley, l’entreprise qu’il a créée. http://www.wired.com/entertainment/hollywood/magazine/16-09/ff_redcamera?currentPage=all 16 Frequently Asked Question. 17 http://www.red.com/faq/why-was-the-red-one-made/

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dans les objectifs de l’entreprise et en surdétermine les actions18. À partir de là, chaque écart

de RED Digital Cinema à la norme du milieu audiovisuel est justifié par sa volonté d’être

différente des entreprises implantées depuis longtemps. Accepter les nouvelles règles du jeu

est alors la condition pour pouvoir jouer19 :

« Prices, Specifications and Delivery dates are subject to drastic

changes. Count on it and you won’t be disappointed. »20

« We reserve the right to refuse service to anyone with a bad

attitude. »21

L’idée de bousculer les conventions du milieu audiovisuel se déploie autour de

plusieurs axes, au rang desquels on retrouve le principe de modularité que j’ai déjà développé

et qui trouve son incarnation dans les caméras EPIC et Scarlet.

À cela s’ajoute l’intention de « rendre l’obsolescence obsolète », c’est-à-dire de ne pas obliger

l’acheteur d’une caméra RED à devoir constamment changer de produit au gré des avancées

technologiques. Ceci se traduit par de la communication autour du fait que les caméras de

RED Digital Cinema sont « upgradeable ». Les systèmes d’exploitations étant constamment

en évolution, l’utilisateur peut en profiter en mettant à jour sa caméra gratuitement22. Le

principe de modularité est aussi repris à ce compte en argumentant que chaque client peut

choisir de faire évoluer son produit23. Enfin, fait plus original, l’entreprise RED se propose de

racheter au prix de vente les RED ONE des clients voulant acquérir une EPIC. On imagine

mal Sony racheter ses F 23 aux loueurs voulant passer sur F 35, mais la stratégie peut se

18 Idée empruntée à Bruno Cailler, « Les producteurs indépendants à l’œuvre : stratégies et facteurs de décision », in Laurent Creton (dir.), Cinéma et stratégie, économie des interdépendances, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2008, pp. 133-149. 19 Et inversement, tout refus de s’adonner aux nouvelles règles du jeu peut être interprété comme une attitude passéiste et anti-évolutionniste. C’est généralement ici que se trouve le credo des inconditionnels de RED, auquel les réfractaires à la politique de RED répondent qu’ils ont besoin d’une caméra performante et non d’une révolution. 20 Signature d’un membre de l’équipe RED, Jon Sagud, sur le forum reduser. C’est moi qui souligne. 21 Seconde partie de la signature de Jim Jannard sur le forum reduser. Cette phrase qui vise à « mettre les points sur les i » après des échanges houleux apparus sur le forum amène néanmoins l’utilisateur à comprend qu’il y a une attitude à avoir pour acheter une produit RED. 22 Cette pratique était déjà courante chez Sony, mais sans la communication que RED a pu faire autour. 23 Par exemple en remplaçant le capteur CMOS de sa RED ONE par le nouveau Mysterium-X Seulement là la modification a un prix, ce qui ne va pas sans quelques objections de la part des « redusers » remarquant que l’obsolescence n’est pas si obsolète que cela.

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comprendre quand on sait que les garanties des produits de RED Digital Cinema ne sont

valables qu’au bénéfice du premier client. L’entreprise cherche à garder le monopole sur la

vente de ses caméras et donc limite la possibilité de développement de marchés d’occasion.

Par extension, elle augmente ses capacités à attirer vers elle de nouveaux clients et ses

chances de les fidéliser.

Le dernier point concernant cette facette de RED est l’esprit visionnaire qu’elle revendique en

développant des technologies émergeantes dont les applications n’ont pas encore été

trouvées24. L’entreprise suivant alors une stratégie offensive, formule ici des paris sur

l’avenir, qui, s’ils se révèlent exacts, la placera en situation de monopole :

« The RED philosophy is a “guerilla” attack by a small, highly

elite group of visionaries, designers and engineers, driven by a

passion for the technology, and a desire to change an industry

by challenging all of its conventions. »25

« EPIC, in all its forms, set the standard for what digital cinema

will be in the future. »26

Il ressort de ce paragraphe que RED Digital Cinema cherche à briser l’économie stationnaire

du milieu audiovisuel par l’introduction d’innovations de produit et d’innovations de procédé,

et tente d’incarner la théorie schumpetérienne jusque dans la situation de monopole. Par

ailleurs, pourvue d’un esprit, d’objectifs et d’un visage en la personne de Jim Jannard,

l’entreprise a réussi à se personnaliser. Cela lui fournit un capital de sympathie plus important

que les multinationales telles que Thomson ou Sony, et qui amorce une modification des

relations entre clients et entreprises prolonger par le rôle du forum www.reduser.net.

En effet, ce forum fait figure de pilier de la politique de RED, servant à la fois

d’instrument de communication et de lieu d’échange entre clients et personnel de l’entreprise,

il est l’outil principal de la fabrication d’une véritable communauté. La RED ONE est alors

érigée en totem et participe plus généralement à la mise en place d’un projet où le

consommateur devient un acteur de l’innovation.

24 C’est le cas de la résolution 28K où la question qui se pose est : « pour en faire quoi ? », vient ensuite l’épineux « comment ? ». 25http://www.red.com/faq/why-is-the-red-one-camera-so-inexpensive-relative-to-its-competition/ 26 http://www.red.com/faq/are-epic-cameras-considered-cine-or-still-cameras/

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Là encore, RED Digital Cinema importe un nouveau concept dans le champ des constructeurs

de caméra : le beta-testing, d’ordinaire réservé à l’industrie des logiciels. Les produits sont

toujours en phases de perfectionnement et les utilisateurs sont invités donner leurs avis, à

développer leurs souhaits quant aux évolutions de la caméra, ce qui permet à RED de

bénéficier d’une sorte de département Recherche et Développement à faible coût et d’inscrire

le consommateur dans une nouvelle relation avec l’entreprise. De plus, le fait que les

conversations se déroulent sur Internet rapproche paradoxalement clients et personnels en

anéantissant une certaine rigueur commerciale. Dans un univers où la communication se

réalise entre des acteurs n’ayant pas d’autres visages « que le design et l’ergonomie des pages

d’écran, et dont la personnalité s’expose au mieux par des émoticônes standardisées »27, les

différences s’estompent et se fondent dans le dispositif.

La RED ONE fonctionne alors comme un projet, au sens où la théorie managériale l’entend,

c’est-à-dire comme une structure capable de rassembler les différents acteurs, de mobiliser un

processus d’intelligence collective et de permettre à l’individu de se réaliser, d’exprimer leurs

talents. C’est ce dont témoigne Julien Lambert dans son mémoire :

« En écrivant ce mémoire, j’ai autant l’impression d’apprendre

et comprendre le fonctionnement de ce type de caméra que le

sentiment de participer à la création de la caméra. »28

Par ailleurs, cette liberté donnée au consommateur-créateur a permis de rapidement faire

évoluer la post-production en RED ONE via l’intervention de nombreux particuliers

insatisfaits des programmes originaux et qui ont développé leurs propres logiciels et

applications à partir du RED DSK29.

Suivant la volonté de modifier les rapports consommateur/entreprise en supprimant les

intermédiaires commerciaux et le marketing traditionnel30, c’est la communauté qui est

amenée à endosser ces rôles :

27 Paul Rasse, « Avant-propos », in Nicolas Pélissier et Céline Lacroix (dir.), Les intermittents du spectacle de la culture aux médias, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 11. 28 Julien Lambert et Caroline Lessire, op. cit., p. 50. 29 Softwre Developper’s Kit, pour plus d’informations voir Julien Lambert et Caroline Lessire, op. cit., pp. 57-60. 30 « The sales model is factory direct, eliminating the middle man and the marketing is advertising free, depending on the greatest marketing tool of all, word of mouth. » http://www.red.com/faq/why-is-the-red-one-camera-so-inexpensive-relative-to-its-competition/

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« The RED phenomenon is a true village and there isn’t a single

RED user that wouldn’t love to show off his acquisition and

share his experience. »31

Ce qui décharge théoriquement le discours de ses intentions commerciales et inscrits les

échanges dans un cadre de particulier à particulier. Ces propos viennent alors compléter les

traditionnelles interviews de personnalités (réalisateurs, directeurs de la photographie,

producteurs, superviseurs d’effets spéciaux…) et participent pleinement à donner un visage

moins élitiste à l’entreprise.

On comprend donc la place primordiale que la communauté tient dans le développement de

RED Digital Cinema, clients et entreprise tendent ensemble vers un même projet, se soutenant

l’un l’autre dans une ébauche d’entreprise communautaire. Il est fort à parier que sans

l’engouement de cette communauté pour le projet de RED Digital Cinema l’engagement et

l’évolution de cette dernière n’auraient pas été aussi importants, ce dont Jim Jannard témoigne

ici :

« Your comments are much apreciated here, thank you guys, I

could feel this whole community pushing behind me, trying to

get the best of "our" camera. »32

À travers l’étude du positionnement de la RED ONE et de la politique de RED Digital

Cinema il peut être avancé que si cette caméra n’est pas « révolutionnaire » en tant que telle,

les objectifs de l’entreprise n’en sont pas moins suffisamment novateurs pour susciter l’intérêt

ou la méfiance, à la manière de Sony qui aurait interdit a ses filiales de tourner en RED33.

L’innovation n’étant jamais valorisée par les risques qu’elle comporte, mais par les moyens

qu’elle suscite pour ses utilisateurs, l’étude des conséquences de l’introduction de cette

caméra sur le marché me permettra de mieux définir les enjeux qu’elle éveille.

Premièrement, le principal atout de la RED ONE pour ses potentiels clients est son

faible prix comparer aux autres caméras du cinéma numérique. Mais compte tenu que le

31 http://www.red.com/faq/where-can-i-see-a-red-one-before-buying-it/ Affirmation qui se trouve régulièrement vérifiée sur les forums français où les possesseurs d’une RED ONE invitent volontiers d’autres personnes à venir tester « la bête ». 32 http://www.reduser.net/forum/showthread.php?t=15501 33 Cela ne restera sans doute qu’une rumeur invérifiable, mais néanmoins aucun film de Sony Pictures n’a encore été réalisé avec une RED ONE à ce jour.

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matériel de prise de vues tient une part négligeable dans le budget d’un film français (à

hauteur de 2%), cet argument n’a que peu de poids pour un long métrage. Sur ce marché, c’est

avant tout la simplicité de la logistique et la souplesse du matériel qui sont prise en compte, or

la RED ONE a longtemps souffert d’une mauvaise réputation sur ces points car les premiers

modèles étaient instables (à cause de la politique du beta-testing).

L’argument du prix trouve alors davantage de résonance chez les indépendants et les petites

entreprises de productions, ces derniers pouvant y voir la possibilité de réaliser des projets

avec une qualité proche du film à un faible coût et de développer leur offre de prestation. Cela

se confirme entre autres par le développement en province d’entreprises de location et

d’associations autour de la RED ONE. Créant la possibilité de ne pas être contraint de louer le

matériel professionnel à Paris, et pourquoi pas de relancer le cinéma indépendant en région.

Selon certains professionnels le faible prix de la caméra constitue aussi un risque de voir

l’offre en caméra se restreindre ainsi que la configuration de tournage imposée au chef

opérateur par des producteurs désireux de rentabiliser leur investissement34.

Les directeurs de la photographie quant à eux sont particulièrement concernés par les

changements induits par cette caméra. Premièrement elle comporte toutes les évolutions

propres au cinéma numérique :

- La possibilité d’avoir une image haute définition pour le monitoring, ce qui facilite

la communication entre les différents corps de métiers travaillant sur la lumière et

le cadre. Cela permet aussi au réalisateur de juger directement l’image35 et au

besoin de retourner un plan immédiatement, sans attendre plusieurs jours le retour

des rushes.

- La nécessité d’avoir une personne qui s’occupe de l’enregistrement et des

sauvegardes des données. Sa définition reste encore floue, on parle d’étendre les

compétences de l’assistant opérateur ou de l’assistant montage, d’introduire un

média-manager ou bien encore un digital-imaging technician (DIT).

- La possibilité de réaliser des pré-étalonnages en amont36 ou en aval du tournage.

34 Une situation comparable s’était développée dans le milieu du montage lors de l’apparition de Final Cut Pro. 35 Notamment par rapport au travail du pointeur, ce dont certains témoignent comme un stress supplémentaire. 36 C’est le cas de Dean Semler sur Get Smart où un système propriétaire utilisant des tables de conversion des couleurs (LUT : look-up tables) permet une prévisualisation de ce que donnera l’image HD une fois reportée sur film.

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- L’utilisation de nouveaux outils issus du poste de l’ingénieur vision pour contrôler

le signal que la caméra enregistre (spectomètre, waveform…).

L’apparition de nouvelle méthode de travail n’est pas sans bousculer un tant soit peu le

milieu, une nouvelle catégorie de techniciens arrive sur les tournages. Ils sont jeunes pour la

plupart et pas seulement issus des parcours classiques que sont la Fémis et Louis-Lumière. En

effet, beaucoup d’entre eux viennent de secteurs annexes comme la web-diffusion et ont avant

tout une formation d’informaticien qui leur confère une aisance certaine dans la manipulation

du work-flow. Cette situation ne manque pas de susciter une forme de peur chez certains chef-

opérateurs, s’indignant que des gens qui ne viennent pas de « l’image » puissent aspirer à

remplir les mêmes fonctions qu’eux.

Cela renvoie à une appréhension plus générale quant à la transformation que cet univers est en

voie de subir et qui remettrait en cause certains privilèges historiques des chef-opérateurs. Car

si les évolutions qu’apporte le cinéma numérique viennent directement remplacer le savoir

faire que ces derniers possèdent sur pellicule, ils ne profitent pas en retour d’un contrôle aussi

important sur les données dématérialisées. Ce sont les rôles du DIT et du coloriste qui se

trouvent renforcés. De plus, le métier de chef-opérateur se trouve défait d’un certain mystère

lorsqu’il dévoile aux yeux de tous ses outils et son image. Ces évolutions ont donc pour

conséquence de modifier la situation et le statut du chef-opérateur, dans la mesure où :

« Le pouvoir, les capacités d’action des individus ou des

groupes au sein d’une organisation dépendent en fin de compte

du contrôle qu’ils peuvent exercer sur une source d’incertitude

affectant la capacité de l’organisation d’atteindre ses objectifs à

elle, et de l’importance comme de la pertinence de cette source

d’incertitude par rapport à toutes les autres qui conditionnent

également cette capacité. Ainsi, plus la zone d’incertitude

contrôlée par un individu ou un groupe sera cruciale pour la

réussite de l’organisation, plus celui-ci disposera de

pouvoir. »37

Deuxièmement, le développement de la communauté RED est susceptible de donner un point

de départ à une transformation du statut économique et social du chef-opérateur. En effet, on

a vu que la communauté favorisait la prise d’initiative de la part de l’individu, et était le lieu

d’émergence et de convergence d’une nouvelle catégorie de techniciens possédant leur propre 37 Michel Crozier et Erhard Friedberg, L’acteur et le système, Paris, Édition du Seuil, 1977, p. 79.

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matériel. Cette situation est très similaire à celle des années 1920 que décrit Pierre Sorlin et

où la simplification des technologies entraîna de nombreux opérateurs à se doter de leur

propre appareil, augmentant considérablement le nombre de personne qui se prétendait

capable de réaliser un tournage. À la fin de la décennie, l’American Cinematographer38 se fit

alors le relais d’une campagne promouvant des caméras plus chères et complexes ainsi que la

pellicule panchromatique :

« Les deux innovations changeaient notablement les conditions

de travail : les caméras modernes exigent un investissement

important et sont délicates à manier et la panchromatique,

extrêmement sensible, est difficile à utiliser en studio. En

d’autres termes, par le biais de la technique, les amateurs

étaient éliminés. »39

Ces remarques nous amènent à envisager le changement non plus comme une conséquence

logique d’ordre économique, social ou culturel, mais comme un problème demandant une

réponse collective. RED Digital Cinema peut être considéré comme l’avant garde d’un

changement dans les relations client/entreprise en ce qu’elle constitue un nouveau système

d’action, où l’utilisateur a une emprise plus importante sur son produit (par la modulation et

les évolutions qu’il peut y apporter). En revanche la RED ONE ne peut être qualifiée de

révolutionnaire, car elle n’induit en rien une rupture avec le système qui lui préexistait, les

règles du jeu sont quelque peu bouleversées le long d’une production, mais cela tient

davantage au cinéma numérique en lui-même. Par ailleurs, il faut remarquer ici qu’il se s’agit

pas d’un refus du changement :

« Les membres d’une organisation ne sont pas, en effet, attachés

de façon passive et bornée à leurs routines. Ils sont tout à fait

prêts à changer très rapidement s’ils sont capables de trouver

leur intérêt dans les jeux qu’on leur propose. Les habitudes ont

pour eux beaucoup moins d’importance qu’on ne croit. En

revanche, ils ont une appréciation très raisonnable et presque

instinctive des risques que peut présenter pour eux le

changement. »40

38 Revue de l’ASC : American Society of Cinematographer. 39 Pierre Sorlin, op. cit., p. 130. 40 Michel Crozier et Erhard Friedberg, op. cit., p. 386.

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Dès lors, faut-il s’étonner que les constructeurs de caméra numérique se concentrent sur

l’élaboration de matériel qui s’approche le plus possible de la caméra film, lorsque le choix de

la caméra revient en premier lieu au directeur de la photographie ? Le numérique n’aura un

apport particulier dans la production cinématographique et audiovisuelle que s’il parvient à

s’imposer selon un nouveau système d’action qui à son tour se définira par de nouvelles

règles du jeu. Or, les directeurs de la photographie ne songent qu’à conserver le pouvoir qui

est dû à leur poste, les nouveaux venus en remplaçant la pellicule par le numérique et les

« installés » en ajustant les outils et conventions à leur situation.

L’émergence d’un système différent ne peut advenir que par l’apprentissage, par

l’expérimentation des utilisateurs et l’acquisition de capacités nouvelles, or sur ce point la

communauté RED bénéficie d’une avance importante, elle a déjà réussi à instaurer de

nouvelles relations et de nouveaux liens entre les acteurs et elle semble le lieu privilégié d’un

renouveau du milieu audiovisuel et cinématographique.

Le problème que rencontre le milieu cinématographique est que chaque corps de métier tente

d’adapter les nouveaux outils à leurs anciennes pratiques, chaque profession recherche la

meilleure évolution pour son propre poste sans tenir compte des acteurs environnants. Il n’est

pas difficile de voir que l’AFC, ASC ou la CST, en prétextant le respect du public, ne

défendent pas le cinéma mais leur cinéma, celui qui les conforte dans leur supériorité mais

surtout qui leur assure une raison d’être. De même, La Charte AFC de l’Image41, en

produisant une nouvelle définition du poste de directeur de la photographie, ne fait que

« défendre une définition du poste qui n’est autre que la définition de ceux qui occupent ce

poste »42, ce qui limite la concurrence et les transformations du poste qu’elle ne manquerait

pas d’entraîner.

Cette étude nous a montré que la RED ONE se démarque significativement de ses

concurrentes, mais que cela ne lui permettait aucunement de se caractériser comme

révolutionnaire. Et si ce qualificatif apparaît régulièrement sur les forums, c’est que cela est

dû à la stratégie marketing de RED Digital Cinema, utilisant tout un vocabulaire qui contribue

41 L’objectif de cette chartre est d’ « appuyer le réalisateur ou la réalisatrice dans son travail de création et de nous [les directeurs de la photographie] donner les moyens de défendre l’intégrité de l’œuvre dans tous ses aspects visuels, par respect tant pour le public que pour les auteurs. » www.afcinema.com 42 Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement. Paris, Les éditions de minuit, 1979, p. 181.

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à faire exister une telle idée. En revanche, le modèle que tente d’imposer l’entreprise peut

quant à lui être considéré comme révolutionnaire, il reste à voir s’il saura se séparer de ses

défauts pour convaincre une plus grande part des utilisateurs43 et si l’entreprise est réellement

capable de porter ce projet jusqu’au bout44. Toujours est-il que RED Digital Cinema a au

moins le mérite de bousculer le milieu des constructeurs de caméra, dont on peut espérer de la

part de Sony ou de JVC des produits tout aussi compétitifs. À ce jour, il a été vendu plus de

5.000 RED ONE à travers le monde, ce qui revient à remplacer la totalité du parc de caméra

35mm, l’entreprise est un succès commercial indiscutable, mais la révolution sociale du

milieu audiovisuel et cinématographique reste encore à réaliser, « wait and see »…

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43 Car beaucoup sont agacés par les annonces répétitives et les délais sans cesse repoussés, par l’esprit parfois peu ouvert de la communauté ou bien par l’émergence de méthode de travail encore balbutiante et les performances qui ne sont pas à la hauteur des annonces (par exemple le 4K qu’est sensée délivrer la caméra se révèle être au maximum un 3,2K). 44 Puisque après tout on peut se demander si cette politique ne vise pas tout simplement à tirer partie des attentes des consommateurs et à se positionner dans une niche d’utilisateurs ambitieux.

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