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Thèse de Doctorat / Novembre 2011 Université Panthéon-Assas Ecole doctorale de droit public, science administrative et science politique Thèse de doctorat en droit public soutenue le 22 novembre 2011, à 14h L’INAMOVIBILITE DES MAGISTRATS : UN MODELE ? Olivier PLUEN Sous la direction de M. le Professeur Jean MORANGE Membres du jury : M. Jean BARTHELEMY, Avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation M. Jean Gicquel, Professeur à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Président du jury M. Jean MORANGE, Professeur à l’Université de Limoges, Directeur de Thèse Mme Hélène PAULIAT, Professeur à l’Université de Limoges, Rapporteur M. Carlos-Miguel PIMENTEL, Professeur à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, Rapporteur M. Jean-Luc WARSMANN, Député, Président de la Commission des lois de l’Assemblée nationale

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    2011

    Universit Panthon-Assas Ecole doctorale de droit public, science administrative et science politique

    Thse de doctorat en droit public soutenue le 22 novembre 2011, 14h

    LINAMOVIBILITE DES MAGISTRATS : UN MODELE ?

    Olivier PLUEN

    Sous la direction de M. le Professeur Jean MORANGE Membres du jury :

    M. Jean BARTHELEMY, Avocat au Conseil dEtat et la Cour de cassation

    M. Jean Gicquel, Professeur lUniversit de Paris 1 Panthon-Sorbonne, Prsident du jury

    M. Jean MORANGE, Professeur lUniversit de Limoges, Directeur de Thse

    Mme Hlne PAULIAT, Professeur lUniversit de Limoges, Rapporteur

    M. Carlos-Miguel PIMENTEL, Professeur lUniversit de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, Rapporteur

    M. Jean-Luc WARSMANN, Dput, Prsident de la Commission des lois de lAssemble nationale

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    AVERTISSEMENT

    LUniversit Panthon-Assas (Paris 2) nentend donner aucune approbation ni improbation aux opinions mises dans les thses ; ces opinions devront tre

    considres comme propres leur auteur

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    REMERCIEMENTS

    A Alice & Elie

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    RESUME

    En droit franais, linamovibilit est traditionnellement conue comme une garantie dindpendance statutaire attribue au magistrat du sige de lordre judiciaire, afin de le protger contre le risque dviction arbitraire par le Pouvoir politique. Elle est ainsi suppose faire bnficier le magistrat dune protection exorbitante par rapport au droit commun de la fonction publique. Dj considre comme un antique et tutlaire principe au milieu du XIXe sicle, cette garantie travers le temps et les rgimes politiques, depuis lpoque mdivale jusqu aujourdhui. Erige en Loi fondamentale du royaume la veille de la Rvolution, elle a t reprise et consacre par la presque totalit des Constitutions qui se sont succdes depuis 1791. Mais alors quelle semble offrir limage dun modle de garantie susceptible dinspirer le statut dautres catgories dagents publics, linamovibilit est de manire paradoxale, souvent dcrite comme un mythe . La prsente tude se donne ds lors pour objet de lever cette contradiction, en revenant de manire approfondie et comparative sur la condition et la finalit dune garantie dviction, dont la particularit est dtre troitement lie la mission rgalienne consistant rendre la justice.

    Descripteurs : viction arbitraire, impartialit, inamovibilit, indpendance, irrvocabilit, juge, juridiction, justice, magistrat, pouvoir judiciaire, pouvoir politique.

    TITLE AND ABSTRACT

    The irremovability of judges

    In French Law, irremovability is traditionally seen as a statutory guarantee of judicial judges independence that protects them from being arbitrary evicted by the Political power. Irremovability is then said to be a dispensatory status if compared to public servants normal one. Defined as an ancient and tutelary principle at the middle of the 19th Century, this guarantee ran through the ages and the political regimes from medieval times to today. Irremovability of judges was made a Kingdoms fundamental Law just before the Revolution, and almost every constitution adopted since 1791 has made it a constitutionally sanctioned rule. In the meantime, whereas it could have been seen as a template for other civil servants legal status, irremovability of judges is, paradoxically enough, often described as a myth . This studys aim is thus to solve this contradiction. It offers an in-depth and comparative analysis of the condition and goal of this legal guarantee against eviction which distinctive feature is to be closely linked with one of the States main function: to administer Justice.

    Keywords : arbitrary eviction, impartiality, irremovability, independence, irrevocability, judge, magistrate, jurisdiction, justice, judiciary power, political power.

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    Lhistoire est une science comme la chimie, comme la gologie. Pour tre entirement comprise, elle exige des tudes approfondies, dont le rsultat le plus lev est

    de savoir apprcier la diffrence des temps, des pays, des nationsAujourdhui, un homme qui croit aux fantmes, aux sorciers, nest plus tenu chez nous pour un homme

    srieux. Mais autrefois, des hommes minents ont cru tout cela, et peut-tre, en certains pays, est-il encore possible, de nos jours, dallier une vraie supriorit de pareilles

    erreurs. Les personnes qui ne sont pas arrives, par des voyages, par de longues lectures ou par une grande pntration desprit, sexpliquer ces diffrences, trouvent toujours

    quelque chose de choquant dans les rcits du pass ; car le pass, si hroque, si grand, si original, navait pas, sur certains points forts importants, les mmes ides que nous.

    Lhistoire complte ne peut reculer devant cette difficult, mme au risque de provoquer les plus graves mprises. La sincrit scientifique ne connat pas les mensonges prudents.

    Il nest pas en ce monde un motif assez fort pour quun savant se contraigne dans lexpression de ce quil croit tre la vrit. Mais, quand une fois on a dit, sans une ombre darrire-pense, ce quon croit certain ou probable ou possible, nest-il pas permis de

    laisser l les distinctions subtiles pour sattacher uniquement lesprit gnral des grandes choses, que tous peuvent et doivent comprendre ? Na-t-on pas le droit deffacer les dissonances pour ne plus songer qu la posie et ldification, qui surabondent en ces vieux rcits ? Le chimiste sait que le diamant nest que du charbon ; il sait les voies par lesquelles la nature opre ces profondes transformations. Est-il oblig pour cela de

    sinterdire de parler comme le monde et de ne voir dans le beau joyau quun simple morceau de carbone ?

    Ersnest Renan La vie de Jsus

    (Prface) 7me dition

    1864 pp. III-IV

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    PRINCIPALES ABREVIATIONS

    AHJUCAF AIHJA AJDA AJFP art. Ass. CAA C.Cass CC CCJE CE CEDH Concl. cons. CSM DPS dir. DP EDCE d. JO LGDJ LPA PUAM PUF RDP Rec. Req. RFDA RFDC RIDC RRJ S. sect. TC t.

    Associations des Hautes Juridictions de Cassation des Pays ayant en partage lUsage du Franais Association Internationale des Hautes Juridictions Administratives Actualit Juridique du Droit Administratif Actualit Juridique Droit Administratif article Assemble Cour administrative dappel Cour de cassation Conseil constitutionnel Conseil Consultatif de Juges Europens Conseil dEtat Cour Europenne des Droits de lHomme conclusions considrant Conseil Suprieur de la Magistrature Documents Pour Servir lhistoire de llaboration de la Constitution du 4 octobre 1958 Sous la direction de Dalloz priodique Etudes et Documents du Conseil dEtat dition Journal officiel Librairie Gnrale de Droit et de Jurisprudence Les Petites Affiches Presses Universitaires dAix-Marseille Presses Universitaires de France Revue du Droit Public Recueil Lebon Requte Revue Franaise de Droit Administratif Revue Franaise de Droit Constitutionnel Revue Internationale de Droit Compar Revue de la Recherche Juridique. Droit prospectif Recueil Sirey Section Tribunal des Conflits tome

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    SOMMAIRE

    PARTIE I - LA CONDITION DE LINAMOVIBILITE : UNE GARANTIE

    ANCIENNE TRANSFORMEE EN MYTHE

    Titre I - La formation historique de linamovibilit

    Chapitre 1 - Une condition de lessor dun pouvoir judiciaire sous lAncienne Monarchie

    Chapitre 2 - Une victime du rejet dun pouvoir judiciaire depuis la Rvolution franaise

    Titre II - La conscration contemporaine de linamovibilit

    Chapitre 1 - Une garantie supralgislative juridictionnellement assure

    Chapitre 2 Une garantie statutaire au contenu imprcis

    PARTIE II - LA FONCTION DE LINAMOVIBILITE : UNE GARANTIE DE LIMPARTIALITE DU MAGISTRAT

    Titre I - Une garantie concurrence dans son approche statique

    Chapitre 1 - Linamovibilit concurrence en tant que protection personnelle

    Chapitre 2 - Linamovibilit concurrence en tant que protection fonctionnelle

    Titre II - Une garantie dynamique au service de limpartialit

    Chapitre 1 - Une garantie du magistrat impartial face au pouvoir politique

    Chapitre 2 - Une garantie du magistrat impartial face au titulaire de lemploi

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    INTRODUCTION GENERALE

    Dans lexercice de son nouveau rle, le pouvoir judiciaire moderne doit revenir la source des forces laquelle il sest abreuv au cours des sicles son

    indpendance institutionnelle et lindpendance de chacun de ses membres. Cest cette indpendance, assortie de lintgrit et lengagement servir la socit en rendant des dcisions impartiales, qui a fait du pouvoir judiciaire limportante institution quil est

    et qui le prservera lavenir [] A cette fin, il nous faut viter de transformer le processus de nomination en ce quil ne devrait justement pas tre, cest--dire un forum

    politique. Mais la nomination de personnes comptentes, indpendantes et irrprochablement intgres comme juges nest que le premier dfi relever. Le deuxime consiste assurer limpartialit des juges aprs leur accession la

    magistrature. A cette fin, nous devons nous concentrer sur linamovibilit des juges, sur leur juste rmunrationDe rcents vnements survenus dans des pays dots de

    systmes politiques moins stables viennent souligner que nous ne pouvons tenir de tels lments pour acquis. En fait, cest en quelque sorte un luxe que de se proccuper de linamovibilit et de la juste rmunration des juges. Dans bon nombre de pays, les juges doivent se soucier de leur scurit physique et de celle de leurs familles. Et

    pourtant, nous ne pouvons souligner exagrment la ncessit de ce luxe apparent. Les juges dont la subsistance dpend des bonnes grces des pouvoirs excutif ou lgislatif

    ou de groupes dintrts particuliers ne sont pas impartiaux et ne donnent certainement pas limpression de ltre.

    B. McLachlin

    Juge en chef du Canada Le rle des juges dans la socit moderne

    The Fourth Worldwide Common Law Judiciary Conference Vancouver, Colombie-Britannique

    5 mai 2001

    1. Les 7 et 8 novembre 2007, Dakar, lAssociation des Hautes juridictions de cassation des pays ayant en partage lusage du franais (AHJUCAF), se runissait dans le cadre de son deuxime congrs consacr Lindpendance de la justice. A cette occasion, les cours suprmes de quarante-six Etats dEurope1,

    1 Albanie, Andorre, Belgique, Bulgarie, France, Hongrie, Macdoine, Moldavie, Monaco,

    Pologne, Rpublique tchque, Roumanie, Slovaquie, et Suisse.

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    dAmrique centrale et du nord2, dAfrique et du Moyen-Orient3, et dAsie du sud-est4, ainsi que deux juridictions internationales5, taient invites rpondre un questionnaire sur ce thme. Or, charg de dresser le bilan des rponses apportes la question de la dfinition de cette indpendance, le Conseiller Gabor Szeplaki-Nagy6 sest substantiellement rfr celle propose par la reprsentation franaise : La rponse de la France cette question (, mritait dtre cite) : Les garanties dindpendance du juge, principe non dfini, sont en droit franais, domine(s) par le principe dinamovibilit des juges du sige 7. Ce faisant, laube du troisime millnaire, linamovibilit des magistrats du sige apparat clairement rige au rang de garantie de rfrence, en vue dassurer lindpendance des juges officiant dans les pays membres de lAssociation.

    Cette permanence de linamovibilit se retrouve galement au plan interne. Un certain consensus parat exister au sein de la classe politique franaise, en faveur du maintien de cette garantie. En ce sens, les programmes politiques prsents par les divers candidats llection prsidentielle de 2007, ont t assez rvlateurs. Alors que la justice judiciaire avait souffert, une anne auparavant, de la mdiatisation de laffaire dite d Outreau , le dbat sur la responsabilit des magistrats qui sest ensuivie, ne semble pas avoir eu de rpercussion sur la manire dont les prtendants la magistrature suprme , ont apprhend linamovibilit dans leur projet. Ils sont le plus souvent demeurs silencieux, se contentant daffirmer leur attachement lindpendance des magistrats8. La candidate reprsentant le Parti communiste sest

    2 Le Canada et Hati.

    3 Bnin, Burkina Faso, Burundi, Cameroun, Cap-Vert, Comores, Congo, Rpublique dmocratique du Congo, Cte dIvoire, Egypte, Gabon, Guine, Guine Bissau, Guine Equatoriale, Liban, Madagascar, Mali, Maroc, Maurice, Mauritanie, Niger, Rwanda, Sao Tom et Principe, Sngal, Tchad, Togo et Tunisie.

    4 Vanuatu, Cambodge, et Vietnam.

    5 La Cour commune de justice et darbitrage de lOrganisation pour lharmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA), et la Cour de justice de la Communaut conomique et montaire de lAfrique centrale (CJ-CEMAC).

    6 Conseiller rfrendaire la Cour suprme de Hongrie, directeur de cabinet de la prsidence.

    7 AHJUCAF, Lindpendance de la justice, Actes du deuxime congrs de Dakar des 7 et 8 novembre 2007, www.ahjucaf.org, Question n 5. Les mots mis entre parenthses, ont pour objet de remdier des erreurs dans lusage de la langue franaise.

    8 F. Bayrou, La France de toutes nos forces, www.bayrou.fr, p. 15 ; N. Sarkozy, Labcdaire des propositions de Nicolas Sarkozy, www.u-m-p.org/propositions, p. 73 ; S. Royal, Le pacte prsidentiel, www.parti-socialiste.fr, p. 12.

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    toutefois dmarque en mentionnant expressment cette garantie9. Lintrt de ce scrutin ne sest toutefois pas limit un dbat sur le choix dun projet de socit. Effectivement, ct de ce socle traditionnel, sest instaure une discussion sur lavenir du rgime politique de la France, et plus prcisment sur la question de la rformation ou du dpassement de la Vme Rpublique. Dans ce contexte, plusieurs projets dont la porte juridique est ingale, ont fleuri. Linamovibilit des magistrats du sige, a trouv sa place dans chacun deux. Il en est all notamment ainsi du document de travail10 labor par le Parti communiste en 2005. La Convention pour la 6e Rpublique (C6R), dont les travaux ont influenc la candidate du Parti socialiste, a quant elle franchi une tape supplmentaire en proposant, la mme anne, un vritable projet de Constitution11 dont larticle 87 raffirmait linamovibilit. De mme, lUDF a prsent, le 4 octobre 2006, un projet de Constitution de la VIme Rpublique12 mentionnant cette garantie dans un article 39. Enfin, conformment la demande du Prsident de la Rpublique lu en 2007, le Gouvernement a dpos sur le bureau de lAssemble nationale, ds le 23 avril 2008, un projet de loi constitutionnelle de modernisation des institutions de la Vme Rpublique13, nemportant aucune modification des dispositions actuelles relatives linamovibilit. La rvision constitutionnelle effectivement intervenue le 23 juillet suivant, na en cela rien chang.

    A . La dfinition de linamovibilit

    2. Les Pouvoirs publics semblent ainsi montrer un fort attachement linamovibilit. Mais en quoi consiste-t-elle ? Son apprhension suppose de sinterroger successivement sur ce quelle nest pas, puis sur la manire dont elle est dfinie par la doctrine franaise.

    9 M.-G. Buffet, Quatre engagements pour une politique de gauche qui change vraiment la vie,

    www.pcf.fr, p. 23.

    10 Parti communiste, Une VIe Rpublique solidaire et dmocratique, www.pcf.fr, novembre 2005, p. 12.

    11 Projet de Constitution de la 6e Rpublique du C6R, prsent par Arnaud Montebourg (dput) et Bastien Franois (professeur), La Constitution de la 6e Rpublique, Odile Jacob, 2005, www.c6r.org. La proposition formule par la candidate du parti socialiste, le 19 mars 2007, dinstituer une VIe Rpublique, est conscutive la transmission par Jean-Pierre Bel (snateur), le 8 fvrier 2007, dun rapport intitul : Pour une nouvelle Rpublique .

    12 www.6eme-republique.com.

    13 Projet de loi constitutionnelle n 820 du 23 avril 2008 de modernisation des institutions de la Ve Rpublique, devenu la loi constitutionnelle n 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve Rpublique.

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    1) Les concepts distincts

    3. Lapprhension ngative de linamovibilit apparat dautant plus ncessaire, que certains de ses aspects sentrecroisent avec dautres concepts. Ces derniers ne se confondent toutefois pas avec elle, et bnficient dune existence autonome. Il convient de sintresser successivement aux concepts en rapport avec la nature, puis lexercice des fonctions.

    4. Concernant la nature des fonctions, les concepts relatifs la stabilit de leur titulaire supposent dtre examins prioritairement. Aux antipodes de linamovibilit, se situe lamovibilit, terme issu du latin amovere, correspondant aux mots loigner ou dplacer . Le Professeur Cornu, dfinit le fonctionnaire amovible comme celui : qui peut tre dplac, chang demploi, dans lintrt du service et en dehors de toute sanction disciplinaire, par dcision discrtionnaire dun suprieur hirarchique 14. Dans le prolongement de cette premire distinction, linamovibilit doit tre spare des concepts de rvocabilit et dirrvocabilit. En effet, le tandem quelle forme avec lamovibilit, est souvent assimil en pratique ceux-ci. Le mot rvocable trouve sa source dans le terme latin revocabilis, qui sentend de ce qui peut tre rappel, renvoy son point de dpart 15. Appliqu une fonction, il signifie que celui qui lattribue peut revenir sur sa dcision16, et que celui qui la reoit peut en tre destitu17. Lantonyme de cette notion permet de clarifier la distinction entre la rvocabilit et lamovibilit. Lirrvocabilit est le caractre de ce qui nest pas susceptible de rvocation unilatrale 18, de sorte que la cessation dune fonction est subordonne un acte de volont de son titulaire. Ainsi, il existe une double diffrence entre le tandem form par lamovibilit et linamovibilit et le couple constitu par la rvocabilit et lirrvocabilit. Dune part, lobjet du premier est plus large que celui du second, dans la mesure o il couvre aussi bien le dplacement que la destitution. Dautre part, alors que la distinction entre lamovibilit et linamovibilit est lie aux modalits dexercice dune comptence, lopposition entre la rvocabilit et lirrvocabilit repose sur lexistence mme de cette dernire. La question de ladmission ou du rejet de larbitraire prdomine dans la premire hypothse, tandis que dans la seconde, cest le principe de la rvocation qui est en cause.

    14 G. Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, Quadrige, Paris, 7e d., 2005, p. 54.

    15 Centre national de ressources textuelles et lexicales, www.cnrtl.fr.

    16 F. Gaffiot, Dictionnaire illustr latin-franais, Hachette, Paris, 1934, p. 1360.

    17 Centre national de ressources textuelles et lexicales, www.cnrtl.fr.

    18 G. Cornu, op. cit., 7e d., 2005, p. 517.

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    Linamovibilit ne se confond pas non plus avec une conception patrimoniale des fonctions. Pourtant, comme le souligne le Professeur Cornu, cette dnomination est applique en pratique : la situation des titulaires doffices publics (notaires) ou ministriels (avocats au Conseil dEtat et la Cour de cassation, huissiers de justice) en raison du caractre vnal de loffice ainsi que du droit pour son titulaire de le conserver sa vie durant et de le transmettre clause de mort ou de le cder de son vivant 19. Cet tat, qualifi improprement dinamovible, rsulte en ralit de la vnalit et de lhrdit dont bnficient certaines charges et emplois. Or, la vnalit qui conditionne lhrdit, se dit en propre des seuls offices qui sachtent prix dargent 20. Linamovibilit se dit aussi, dans le langage usuel, de fonctions qui, sans tre vnales, nen sont pas moins viagres. Cet amalgame sest trouv renforc sous la IIIme Rpublique, avec linscription dans la Loi constitutionnelle du 24 fvrier 1875 relative lorganisation du Snat, dune disposition prvoyant que : Les snateurs lus par lAssemble sont inamovibles 21. Or, quand bien mme ces parlementaires auraient t effectivement inamovibles, ils exeraient principalement une magistrature viagre 22. Dailleurs, il convient de souligner que sous le rgime honni du Second Empire, la distinction entre les deux concepts tait clairement opre, larticle 21 de la Constitution du 14 janvier 1852 disposant que : Les snateurs sont inamovibles et vie .

    5. Concernant lexercice des fonctions, celui-ci entrane certaines consquences destines protger aussi bien ces dernires que la personne de leur titulaire. Il sagit des immunits, de linviolabilit et de lirresponsabilit. Lune des particularits communes ces garanties est de bnficier, en tout ou partie, au Prsident de la Rpublique et aux membres du Parlement. Dans le cadre dune tude touchant la thorie des pouvoirs, et ds lors susceptible dvoquer lide dun pouvoir judiciaire , il semble appropri de tracer le contour de ces concepts. Cela apparat dautant plus ncessaire, ainsi que le rvleront les dveloppements

    19 G. Cornu, op. cit., 7e d., 2005, p. 441.

    20 Dictionnaire de lAcadmie franaise, 8e d., 1932-5.

    21 Article 7. Cette disposition a t dclasse par larticle 3 de la loi du 14 aot 1884, portant rvision partielle des Lois constitutionnelles. La loi du 9 dcembre 1884 a supprim pour lavenir, linstitution des snateurs vie, celle-ci disparaissant progressivement, au fur et mesure du dcs de ces derniers. Emile de Macre, dcd en avril 1918, fut le dernier. Mentionn par J. Gicquel et J.-E. Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Montchrestien, Domat Droit public, Paris, 21e d., 2007, p. 449.

    22 J. Sclafer, Du mode de recrutement du Snat franais sous la Troisime Rpublique, d. A. Rousseau, Paris, 1903, p. 23 ; P. Lavigne, Les personnes inamovibles dans les services publics franais, in Mlanges Robert-Edouard Charlier, d. de lUniversit et de lenseignement moderne, Paris, 1981, p. 161.

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    ultrieurs, que linamovibilit est volontiers assimile ceux-ci dans les travaux qui lui sont consacrs.

    Au contraire de la responsabilit qui dsigne lobligation de rpondre de ses actions, dtre garant de quelque chose 23, lirresponsabilit en exempte celui qui en bnficie. Elle se caractrise par la suppression de llment moral, voire de llment lgal, dans laccomplissement dun fait politique, civil ou pnal susceptible dtre imput au titulaire 24 dune fonction. Les dputs et les snateurs bnficient ainsi, en vertu de larticle 26 alina 1er de la Constitution25, dune irresponsabilit civile et pnale pour les opinions ou votes mis par (eux) dans lexercice de (leurs) fonctions . A lgard de tels actes, llment lgal est supprim, de sorte quils ne peuvent tre qualifis juridiquement de manquements26. En revanche, si les parlementaires jouissent aussi dune irresponsabilit politique dcoulant de linterdiction du mandat impratif, celle-ci repose sur la suppression de llment moral, dans la mesure o la responsabilit politique chappe au principe de lgalit des infractions. Le chef de lEtat est, en application de larticle 67 alina 1er de la Constitution27, irresponsable sur tous les plans, concernant les actes accomplis pour lexercice de ses fonctions. Cette irresponsabilit repose ici encore, sur la suppression de llment moral de linfraction, dans la mesure o ces actes peuvent lui tre imputs, sils sont requalifis dactes incompatibles avec lexercice du mandat.

    A la diffrence de lirresponsabilit qui vise protger lindpendance de la fonction, linviolabilit sattache essentiellement la prserver des entraves susceptibles dtre apportes son exercice28. Pour reprendre la dfinition propose par le Professeur Sgur, lindividu bnficiant de cette garantie ne peut : en raison de la charge quil occupe,faire lobjet de poursuitesdevant les tribunaux ordinaires pendant la dure de ses fonctions ou, du moins, ces poursuites seront-elles assorties de garanties destines protger linstitution laquelle il

    23 Dictionnaire de lAcadmie franaise, 8e d., 1932-5.

    24 P. Sgur, La protection des pouvoirs constitus. Chef de lEtat, Ministres, Parlementaires, juges, Bruylant, Bruxelles, 2007, pp. 7-8.

    25 Aucun membre du Parlement ne peut tre poursuivi, recherch, arrt, dtenu ou jug loccasion des opinions ou votes mis par lui dans lexercice de ses fonctions .

    26 P. Sgur, op. cit., p. 8.

    27 Le Prsident de la Rpublique nest pas responsable des actes accomplis en cette qualit, sous rserve des dispositions des articles 53-2 et 68 .

    28 P. Avril et J. Gicquel, Droit parlementaire, Montchrestien, Domat Droit public, Paris, 3e d., 2004, p. 48.

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    appartient 29. Ainsi, les membres du Parlement disposent, en vertu de larticle 26 alina 2 de la Constitution30, dune inviolabilit criminelle et correctionnelle, pour la dure de leur mandat, raison des faits trangers lexercice de ce dernier. Pour sa part, le Prsident de la Rpublique est bnficiaire, en application de larticle 67 de la Constitution31, dune inviolabilit plus large, tant en matire pnale que civile, lgard de ses actes privs 32.

    Le concept dimmunits, enfin, a pour racine latine limmunitas, laquelle renvoie une dispense de toute espce de charges 33. Comme le souligne le Professeur Cosnard, ces charges, les munus, recouvraient en droit romain : les diverses obligations imposes par la loi, la coutume ou lautorit 34. En droit constitutionnel contemporain, il est possible de dfinir les immunits, comme des protections consistant soustraire un individu de lapplication du droit commun, en raison de la nature des fonctions quil exerce. Elles se justifient par lide dune incompatibilit entre le bon accomplissement des fonctions, et certaines rigueurs de ce droit. Les immunits peuvent tre classes en trois catgories. Il sagit en premier lieu de limmunit de juridiction, en vertu de laquelle le titulaire dune fonction bnficie dun privilge de juridiction. Subsquemment, il ne peut tre jug en certaines matires, que par une juridiction spciale ou dexception prvue cet effet. Les membres du Gouvernement relvent ainsi de la seule Cour de justice de la Rpublique, pour les actes accomplis dans lexercice de leurs fonctions et qualifis de crimes ou dlits 35. La seconde catgorie correspond limmunit de procdure, qui entrane une suspension ou un filtrage des poursuites. A la diffrence de

    29 P. Sgur, op. cit., p. 6.

    30 Al. 2 : Aucun membre du Parlement ne peut faire lobjet, en matire criminelle ou correctionnelle, dune arrestation ou de toute autre mesure privative ou restrictive de libert quavec lautorisation du Bureau de lAssemble dont il fait partie. Cette autorisation nest pas requise en cas de crime ou dlit ou de condamnation dfinitive . Al. 3 : La dtention, les mesures privatives ou restrictives de libert ou la poursuite dun membre du Parlement sont suspendues pour la dure de la session si lassemble dont il fait partie le requiert .

    31 Al. 2 : Il ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorit administrative franaise, tre requis de tmoigner non plus que faire lobjet dune action, dun acte dinformation, dinstruction ou de poursuite. Tout dlai de prescription ou de forclusion est suspendu .

    32 P. Houillon, rapport n 3537 fait au nom de la commission des lois, sur le projet de loi constitutionnelle n 1005 rectifi, portant modification du titre IX de la Constitution, Assemble nationale, 20 dcembre 2006, pp. 50-51.

    33 F. Gaffiot, op. cit., p. 778.

    34 M. Cosnard, Immunits, in D. Alland, S Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, PUF, Quadrige, Paris, 2003, p. 801.

    35 Article 68-1 de la Constitution.

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    limmunit de juridiction, elle ne fait que retarder lapplication des rgles procdurales de droit commun. En outre, elle est classiquement assimile, du fait de son objet, linviolabilit36. La dernire catgorie est une immunit substantielle ou de fond, qui se traduit par une exemption des rgles matrielles de droit commun. Elle est gnralement associe lirresponsabilit37, civile ou pnale, du titulaire dune fonction. Ainsi, les membres du Parlement et le Prsident de la Rpublique bnficient, selon des degrs diffrents, des deux dernires immunits, mais non de la premire. A linverse, les membres du gouvernement disposent de la seule immunit de juridiction.

    2) Le contenu doctrinal

    6. Aprs avoir dit ce que nelle nest pas, il convient dapprhender linamovibilit de manire positive, par le truchement de la doctrine des XXe et XXIe sicles. Celle-ci, loin doffrir une dfinition uniforme de cette garantie, suivant les auteurs et les poques, se caractrise par sa disparit. Chaque auteur sest efforc de dgager une dfinition de linamovibilit. Pour autant, il est possible de distinguer au sein de ce large ventail de dfinitions, des traits faisant lobjet dun certain consensus. Dailleurs, il convient de souligner ici entre parenthses, que cette convergence sexplique par une approche de la doctrine, presque exclusivement concentre sur linamovibilit des magistrats du sige de lordre judiciaire.

    7. Le consensus le plus important se ralise autour de lide dune garantie contre les mesures arbitraires. Celle-ci rejoint les dfinitions proposes par les ditions successives du dictionnaire de lAcadmie franaise. Linamovibilit, aprs avoir t dfinie dans ldition de 1798, comme le caractre de ce qui ne peut tre t dun poste, destitu de sa place volont 38, y est conue depuis 1832, comme le caractre de ce qui ne peut tredestitu de sa place arbitrairement 39. En ce sens, le Professeur Massabiau voquait limpossibilit pour un magistrat dtre vinc par la seule volont du gouvernement . De la mme faon, les Professeurs Solus et Perrot, ainsi que Monique Pauti, ont fait tat dune protection contre : la volont arbitraire du Gouvernement 40. Ainsi, linamovibilit sentend avant tout dune garantie contre larbitraire gouvernemental. Afin de prvenir celui-ci,

    36 J. Gicquel et J.-E. Gicquel, op. cit., 21e d., 2007, p. 663.

    37 Ibid., p. 661.

    38 Dictionnaire de lAcadmie franaise, 5e d., 1798.

    39 Dictionnaire de lAcadmie franaise, 6e d., 1832-5, 8e d., 1932-5.

    40 M. Pauti, Les magistrats de lordre judiciaire, ENAJ, Paris, 1979, p. 165.

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    lcrasante majorit de la doctrine fait appel la loi. Pour le Professeur Cuche : Les magistrats sont inamovibles, ce qui revient dire quils ne peuvent tre destitusdplacs que dans les conditions prvues par la loi . Certains auteurs se veulent plus prcis, en indiquant que la mesure prise ne peut intervenir : en dehors des cas et sans observation des formes et conditions prvues par la loi 41. Dans plusieurs dfinitions, le terme de loi est remplac par celui de statut (du magistrat) 42, cest dire lensemble des rgles qui dfinissent les droits et obligations applicables aux magistrats du corps judiciaire. Dans la mesure o, par drogation au Statut gnral de la fonction publique, le Statut de la magistrature relve aujourdhui de la loi organique, les auteurs semblent souligner que linamovibilit protge galement le magistrat contre le lgislateur ordinaire.

    Un moindre consensus parat se dgager, en faveur de lide dune garantie dinvestiture dans une fonction publique stable. Effectivement, linamovibilit est le plus souvent perue par la doctrine actuelle, sous le seul prisme des mesures arbitraires quelle a pour objet dencadrer. Il sagit de mesures destines vincer temporairement ou dfinitivement le magistrat de ses fonctions, de son emploi, voire de la magistrature. La plupart des dfinitions mentionnent la rvocation, la suspension, et le dplacement43. Mais des auteurs citent galement la mise la retraite doffice44, et la promotion45. Ainsi, comme le souligne Stphane Manson, linamovibilit est avant tout une garantie contre le risque de dsinvestiture 46. Pourtant, il convient daccorder un certain crdit la dfinition suggre par le Professeur Lavigne, suivant laquelle : linamovibilit est la technique dinvestiture dun emploi public selon laquelle la personne qui en

    41 H. Solus et R. Perrot, Droit judiciaire priv, t. 1, Sirey, Paris, 1961, p. 662, n 776.

    42 Pour illustration : L. Favoreu, Droit constitutionnel, Dalloz, Prcis, Paris, 11e d., 2008, p. 523 ; S. Manson, La notion dindpendance en droit administratif, thse de Doctorat, Lauteur, Paris, 1995, p. 378.

    43 Pour illustration : J. Massabiau, Manuel du ministre public prs les cours dappel, les cours dassises et les tribunaux civils, correctionnels et de police, Marchal, Billard et Cie, Paris, 5e d., 1876, p. 45 ; H. Solus et R. Perrot, op. cit., t. 1, p. 662 ; L. Favoreu, Droit constitutionnel, op. cit., p. 523.

    44 Pour illustration : M. Hauriou, Prcis de droit administratif et de droit public gnral, Librairie de la socit du recueil gnral des lois et des arrts, Paris, 1900, p. 596 ; M. Pauti, op. cit., p. 165 ; L. Favoreu, Droit constitutionnel, op. cit., p. 523 ; R. Perrot, Institutions judiciaires, Montchrestien, Domat Droit priv, Paris, 12e d., 2006, p. 301 ; G. Cornu, op. cit., 7e d., 2005, p. 441.

    45 M. Pauti, op. cit., p. 165.

    46 S. Manson, op. cit., p. 378.

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    bnficie ne peut en tre dsinvestie que 47. Bien qutrange au premier abord, cette proposition souligne le lien quentretient linamovibilit avec la dure des fonctions et la nomination dans celles-ci. Dune part, elle permet de comprendre la thse patrimoniale de linamovibilit. Celle-ci a encore t dfendue au dbut du XXe sicle, par le Doyen Duguit, qui voquait un droit individuel, un droit subjectif analogue un droit de proprit 48, et par le Doyen Hauriou, pour qui les personnes inamovibles ont une sorte de proprit du sige, qui leur assure une trs forte possession de leur titre 49. Si cette thse a t depuis longtemps abandonne, lide qui la sous-tend nen a pas pour autant disparu. Les Professeurs Garsonnet et Czar-Bru lavaient ainsi clairement mis en exergue dans leur dfinition de linamovibilit, en vertu de laquelle les magistrats du sige : ne peuvent tre dpossds de leurs fonctions, pendant le temps quelles doivent durer, sauf dans les cas et suivant les formes dtermines par la loi . Linamovibilit apparat en consquence pour le magistrat, galement comme une garantie de maintien dans ses fonctions pour une certaine dure. Dautre part, la dfinition suggre par le Professeur Lavigne, sexplique par la relation particulire quentretient linamovibilit avec le mode de dsignation du magistrat. En effet, elle constitue classiquement la contrepartie pour le magistrat du sige, de sa nomination par le Pouvoir excutif. Dans ce contexte, sil est vrai que linamovibilit ne produit ses effets quaprs linvestiture, pendant lexercice des fonctions 50, il nen demeure pas moins quelle donne lassurance au magistrat, ds son investiture, de conserver son sige pendant une certaine dure, sous rserve des cas et dans les formes prvus par son statut.

    Si la doctrine voit dans linamovibilit une protection du magistrat contre les mesures dviction arbitraires , elle admet cependant que celui-ci puisse tre rvoqu, suspendu, dplac ou mis la retraite doffice. Pour Raoul de La Grasserie, le juge : ne pourra tre destitu, si ce nest par mesure disciplinaire, sil dmrite 51. Ainsi, un magistrat inamovible peut uniquement tre vinc dans le cadre dune procdure disciplinaire prvue par la loi. Cependant, linterrogation majeure porte sur lorgane charg de mettre en uvre cette procdure, et de sanctionner le magistrat. Il semble que la comptence du Pouvoir excutif doive tre

    47 P. Lavigne, op. cit., p. 164.

    48 L. Duguit, Etudes de droit public. LEtat, les gouvernants et les agents, A. Fontemoing, 1903, rd. Dalloz, Paris, 2005, p. 581.

    49 M. Hauriou, Prcis de droit administratif, op. cit., 1900, p. 596.

    50 S. Manson, op. cit., p. 378.

    51 R. de La Grasserie, La justice en France et ltranger, vol. 1, Sirey, Paris, 1914, pp. 168-169.

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    exclue. Si pour Claude Gour, linamovibilit est respecte, ds lors : quexistent des dispositions lgales limitant le droit pour le gouvernement de mettre un terme aux fonctions des juges 52, le Doyen Duguit exige en revanche, que : la rvocation ne (puisse) tre faite que par un organe diffrent de celui qui a fait la nomination 53. Selon le Professeur Massabiau, le gouvernement a seulement le droit de mettre en mouvement laction disciplinaire54. Parmi les reprsentants de la doctrine qui se sont intresss cette question, une majorit sest prononce en faveur de la comptence dune juridiction disciplinaire. Le Professeur Waline avait notamment propos une dfinition de linamovibilit, entirement construite autour dune telle comptence : Le fonctionnaire inamovible et notamment, le magistrat du sige ne peut tre puni disciplinairement que par la dcision, ou sur lavis conforme (ce qui revient pratiquement au mme) dun organe juridictionnel, ou offrant les garanties juridictionnelles, et selon une procdure prsentant les garanties que chaque justiciable est en droit dattendre dune procdure juridictionnelle 55.

    Le dernier trait de dfinition qui semble se dgager au sein de la doctrine des XXe et XXIe sicles, concerne lencadrement des mesures de dplacement. Le magistrat du sige semble bnficier cet gard, sauf dans le cadre dune procdure disciplinaire, dune garantie particulire. Le Doyen Favoreu avait clairement opr cette distinction, dans sa dfinition de linamovibilit : Le juge, non seulement ne peut tre rvoqu, suspendu ou mis la retraite doffice en dehors de garanties prvues par son statut, mais encoreil ne peut recevoir, sans son consentement, une affectation nouvelle 56. Ainsi, la diffrence du fonctionnaire ordinaire, un magistrat ne peut faire lobjet dune affectation doffice dans lintrt du service. Son consentement pralable est requis. Le Professeur Renoux a tenu compte de cette particularit, en thorisant cette distinction travers les concepts dinamovibilit des fonctions et dinamovibilit de rsidence 57. La premire garantit le

    52 C. Gour, Le contentieux des services judiciaires et le juge administratif : problmes de

    comptence, LGDJ, Paris, 1960, p. 333.

    53 L. Duguit, Etudes de droit public, op. cit., p. 579.

    54 J. Massabiau, op. cit., p. 45.

    55 M. Waline, Pouvoir excutif et justice, La justice VII, PUF, Bibliothque des centres dtudes suprieures spcialiss, Universit dAix-Marseille, 1961, pp. 100-101.

    56 L. Favoreu, Droit constitutionnel, op. cit., 11e d., 2008, p. 523.

    57 T. S. Renoux, Le Conseil constitutionnel et lAutorit judiciaire Llaboration dun droit constitutionnel juridictionnel , Economica-Puam, Droit public positif, Paris, 1984, p. 115 ; Inamovibilit, in F. Luchaire, G. Conac (dir.), La Constitution de la Ve Rpublique, Economica, Paris, 2e d., 1987, p. 492 ; Code constitutionnel, Litec, Paris, 2004, p. 555. Il convient toutefois de souligner

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    magistrat contre toute tentative dviction, destitution ou suspension arbitraire dans lexercice de ses fonctions du sige , tandis que la seconde le protge contre tout dplacement non consenti en dehors de la juridiction au sein de laquelle il exerce des fonctions du sige .

    Dans ces conditions, au lieu de chercher donner une dfinition de linamovibilit tenant en une seule phrase, il est possible de la dcliner en quatre propositions :

    - Pendant la dure prtablie de ses fonctions, le magistrat peut uniquement tre dsinvesti dans les cas et dans les conditions prvues par son statut ;

    - Le magistrat est titulaire de sa fonction du sige ;

    - Le magistrat ne peut tre sanctionn par lautorit de nomination, et la comptence disciplinaire est transfre un organe juridictionnel ;

    - Le magistrat ne peut faire lobjet dune affectation nouvelle sans son consentement, mme en avancement.

    3) La nature actuelle

    8. Aprs avoir cherch dfinir ngativement, puis positivement linamovibilit des magistrats, il apparat enfin ncessaire den dfinir la nature. Lexercice est dautant moins ais, que la doctrine ne semble pas sentendre sur celle-ci. Lon Duguit voquait un tat 58, Ren Warlomont un droit 59, Joseph Massabiau une situation 60, Thierry Renoux une protection 61, Bourdin un privilge 62, Robert Charvin un principe 63, Grard Masson une rgle 64,

    que le concept dinamovibilit de rsidence tait dj utilis par Raoul de la Grasserie dans sa proposition de dfinition. Voir : La justice en France, vol. 1, op. cit., pp. 168-169.

    58 L. Duguit, Etudes de droit public, op. cit., p. 581.

    59 R. Warlomont, Le magistrat. Son statut et sa fonction, F. Larcier, Bruxelles, 1950, p. 93.

    60 J. Massabiau, op. cit., p.45. Grard Cornu mentionne plus prcisment une situation juridique , op. cit., 7e d., 2005, p. 441.

    61 T. S. Renoux, Inamovibilit, in F. Luchaire, G. Conac (dir.), op. cit., 2e d., 1987, p. 490.

    62 R. Bourdin, Linamovibilit de la magistrature coloniale, Lauteur, Paris, 1949, p. 16.

    63 R. Charvin, Justice et politique : volution de leurs rapports, LGDJ, Paris, 1968, p. 193.

    64 G. Masson, Lindpendance des magistrats vis--vis du pouvoir politique de 1870 nos jours, vol. 1, Lauteur, Paris, 1975, p. 179.

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    Pierre Lavigne une technique 65, Marcel Waline une notion 66, Henri Solus et Roger Perrot une institution 67.

    9. En revanche, ltude des textes constitutionnels et de la jurisprudence, parat rduire ce large ventail une simple alternative. Linamovibilit est une rgle ou un principe. Au cours des annes qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, la premire solution a recueilli la faveur du Conseil dEtat. Linamovibilit a alors t qualifie de rgle essentielle , notamment loccasion du fameux arrt dAssemble du contentieux, Vron-Rville , du 27 mai 194968. Cependant, la prfrence des pouvoirs publics bnficie largement la seconde qualification. Ainsi, larticle 26 de la Constitution du 14 janvier 1852, la seule disposition constitutionnelle franaise qui ait jamais qualifi linamovibilit, faisait dj tat dun principe de linamovibilit de la magistrature . Sous la Vme Rpublique, le Conseil constitutionnel se rfre depuis sa dcision fondatrice du 26 janvier 1967, au principe de linamovibilit des magistrats du sige 69. Le Conseil dEtat a lui-mme fait voluer sa jurisprudence, en sinscrivant dans le sillon de lHte de la rue de Montpensier70. En consquence, il semble prfrable de dsigner linamovibilit sous lappellation de : principe , plutt que sous celle de : rgle . Cette dernire qualification apparat dailleurs dautant plus inadapte, que linamovibilit se trouve elle-mme constitue de plusieurs rgles. Il sagit des quatre propositions numres prcdemment : pendant la dure prtablie de ses fonctions, le magistrat peut uniquement tre dsinvesti dans les cas et dans les conditions prvues par son statut ; il est titulaire de sa fonction du sige ; la comptence disciplinaire est transfre de lautorit de nomination vers un organe juridictionnel ; enfin, le magistrat ne peut faire lobjet dune affectation nouvelle sans son consentement, mme en avancement. Dans ces conditions, linamovibilit est un corps de rgles, cest dire un corps de normes juridiquement obligatoires, dont elle assure la cohrence et auquel elle donne un sens.

    65 P. Lavigne, op. cit., p. 164 ;

    66 M. Waline, Pouvoir excutif et justice, op. cit., p. 100.

    67 H. Solus, R. Perrot, Droit judiciaire priv, t. 1, op. cit., p. 662.

    68 CE Ass., arrt du 27 mai 1959, Vron-Rville , Gazette du Palais, 1949, p. 36 ; CE Sect., arrt du 26 mai 1950, Sieur Dirat , 1950, p. 322.

    69 CC, dcision n 67-31 du 26 janvier 1967, Loi organique modifiant et compltant lordonnance n 58-1270 du 22 dcembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature , cons. 3.

    70 CE, Sect., arrt du 29 juin 1983, Pacaud , RFDA, janvier-fvrier 1985, pp. 115-116 ; CE, arrt du 10 juillet 2006, Jacques A. , Req. n 294971.

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    Cependant, il nest pas certain qu ce stade de ltude, la qualification de principe soit la plus approprie pour dsigner linamovibilit. En effet, ce mot a pour racine latine le terme principium , lequel se dcompose en primo (premier) et capere (prendre). Aussi, il dsigne le commencement, la source, ce qui prend le premire rang71. Si linamovibilit semble revtir une grande importance en droit franais, ainsi quen droit compar, il appartient toutefois de dmontrer au pralable quelle constitue effectivement un principe.

    10. A dfaut de pouvoir attribuer linamovibilit le nom de rgle ou de principe , il est possible de sinterroger sur lexistence dune qualification plus consensuelle. Or, il existe un terme presque instinctivement utilis par la classe politique et la doctrine, pour la dsigner. Cest celui de garantie . Lors des travaux prparatoires la loi du 30 aot 1883, le Garde des Sceaux Flix Martin-Feuille parlait dj dune : garantie contre le pouvoir excutif 72. Depuis, nombreux sont les reprsentants de la doctrine avoir eu recours cette appellation, tels que Raymond Carr de Malberg, Raoul de La Grasserie, Henri Solus et Roger Perrot, Pierre Lavigne, Stphane Manson, ou encore Jean et Olivier Douvreleur73. Au-del du consensus dont elle semble faire lobjet, cette qualification prsente un double avantage. Dune part, elle nest pas exclusive de la qualit de principe . La dfinition de lindpendance de la justice donne par la France, loccasion du deuxime congrs de lAHJUCAF de 2007, en constitue une illustration : les garanties dindpendance du jugesontdomines par le principe dinamovibilit des juges du sige 74. Dautre part, il existe une certaine adquation entre linamovibilit des magistrats et la dfinition du mot garantie . Cette dernire correspond : (l)ensemble des dispositions et procds, quelquefois contenus dans une rubrique spciale de la Constitution crite, qui tendent empcher par des interdictions ou dune manire gnrale par un systme quelconque de limitation du pouvoir la violation des droits de lhomme par les gouvernants 75. Or, le contenu de linamovibilit, en loccurrence le corps de rgles qui la compose, na de sens qu raison de son but. Celui-ci se dcline en un objet, savoir un but immdiat, et en une finalit, cest dire un but final. Le premier est lindpendance du magistrat dans

    71 P. Morvan, Principe, in D. Alland, S. Rials (dir.), op. cit., p. 1201.

    72 Sance du 20 juillet 1883, JO, Snat, p. 953.

    73 R. de La Grasserie, De la justice en France, vol. 1, op. cit., p. 168-173 ; P. Lavigne, op. cit., p. 163 ; S. Manson, op. cit., p. 378 ; J. Douvreleur, O. Douvreleur, Le principe dindpendance : de lautorit judiciaire aux autorits administratives indpendantes, in Mlanges Jacques Robert, Montchrestien, Paris, 1998, p. 336.

    74 AHJUCAF, op. cit., www.ahjucaf.org, Question n 5.

    75 G. Cornu, op. cit., 7e d., 2005, p. 437.

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    lexercice de ses fonctions, et la seconde est la protection des droits et liberts des justiciables.

    En consquence, la nature de linamovibilit peut tre envisage travers quatre suggestions :

    - Linamovibilit est une garantie ;

    - Elle a pour objet dassurer lindpendance du magistrat ;

    - Elle a pour finalit la protection des droits et liberts du justiciable ;

    - Et dans ce but, elle est compose des quatre rgles sus-voques.

    B . La finalit de linamovibilit

    1) Une garantie de lindpendance judiciaire

    11. Comme lcrivait le Commissaire du gouvernement Raymond Odent, dans ses conclusions sur larrt du Conseil dEtat Vron-Rville du 27 mai 1949, linamovibilit des juges : a t rtablie et constitutionnellement affirmepour leur permettre de conserver une indpendance dont dpend en grande partie la qualit de la justice quils rendent . En effet, un magistrat perdrait de la srnit ncessaire lexercice de ses fonctions, sil devait continuellement redouter une viction arbitraire. Sous la Monarchie de Juillet, le Procureur gnral Dupin avait parfaitement rsum la situation devant la Chambre des dputs : Un juge qui craint pour sa place ne rend plus la justice 76. Ainsi, linamovibilit apparat-elle comme une condition du respect dun principe plus large, savoir celui de lindpendance judiciaire.

    12. Concernant son objet, lindpendance judiciaire est classiquement conue comme une garantie contre le Pouvoir politique, en loccurrence le Pouvoir excutif et le Pouvoir lgislatif. Plus prcisment, elle suppose que la justice soit labri de toute intervention de ceux-ci dans lexercice des fonctions judiciaires. Elle doit chapper au contrle du Pouvoir excutif, ainsi qu une subordination vis--vis de ce dernier77. Une raison historique justifie cette approche. Lindpendance de la

    76 Dupin, Sance du 26 novembre 1830, Chambre des dputs. Cit par Marcel Rousselet,

    Histoire de la magistrature franaise des origines nos jours, t. 2, Plon, Paris, p. 174.

    77 Cour suprme du Canada, arrt Valente c. La Reine , [1985] 2 R.C.S. 673, cons. 16-17.

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    justice a longtemps t menace par les Parlements et les monarques successifs78. En revanche, elle semblait prserve des intrts privs. Ainsi, Raoul de La Grasserie crivait en 1914 : la corruption venant dun justiciable, brutale et directe, rpugnera toujours, mme aux mentalits les moins scrupuleuses 79. Toutefois, cette conception ne correspond plus la ralit contemporaine. Cest pourquoi le rapport aux intrts privs, se trouve dsormais concern par la problmatique de lindpendance de la justice, comme lillustre linterprtation qui est faite de larticle 6 1 de la Convention europenne des droits de lhomme, dans la jurisprudence de la Cour du mme nom80. Or, linamovibilit ne semble pas, premire vue en France, avoir t concerne par cette extension. Pourtant, lapproche de celle-ci a volu. Alors quelle tait communment prsente comme une protection contre lexcutif ou lautorit responsable des nominations 81, linamovibilit apparat dsormais comme une garantie contre le Pouvoir politique en gnral. Il faut notamment y voir une consquence de laffirmation de lEtat de droit constitutionnel, sur lequel il conviendra de revenir par la suite.

    13. Lindpendance judiciaire connat au-del, dans son contenu, un large ventail de dclinaisons. A la lecture des textes constitutionnels, de la jurisprudence et de la doctrine, il est possible dvoquer ple-mle lindpendance individuelle , lindpendance personnelle , lindpendance administrative , lindpendance financire , lindpendance collective lindpendance institutionnelle , lindpendance organique , lindpendance fonctionnelle , ou encore lapparence dindpendance . Parmi ce foisonnement dapproches, la place de linamovibilit diffre, suivant que lindpendance de la justice se trouve prise en considration sous le prisme de la fonction judiciaire, sous celui du magistrat, ou encore sous un prisme mixte.

    La Cour europenne des droits de lhomme sintresse principalement la fonction judiciaire. Selon sa jurisprudence, un tribunal est indpendant au sens de larticle 6 1 de la Convention du mme nom, ds lors quil se trouve caractris la

    78 S. Shetreet, Judges on trial. A study of the appointment and accountability of the english

    judiciary, Gordon J. Borrie, North-Holland Publishing Company, Amsterdam, 1976, p. 17.

    79 R. de La Grasserie, La justice en France, vol. 1, op. cit., p. 168.

    80 CEDH, arrt du 28 juin 1984, Campbell et Fell c/ Royaume-Uni , Req. n 7819/77 et 7878/11, 78.

    81 Cour suprme du Canada, arrt Ell c. Alberta , [2003] 1 R.C.S., cons. 15 ; J. Douvreleur, O. Douvreleur, Le principe dindpendance, op. cit., p. 336 ; R. Perrot, Institutions judiciaires, op. cit., p. 301.

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    fois par une apparence dindpendance et une indpendance institutionnelle82. Cette dernire recouvre lindpendance organique et lindpendance fonctionnelle. Il sagit alors pour la Cour de sintresser des critres objectifs, afin de savoir si le tribunal peut raisonnablement tre peru comme indpendant. Pour que le critre organique soit respect, il est ncessaire que le statut du tribunal et celui de ses membres, notamment leur mode de nomination et la dure de leur mandat, rvle labsence de lien entre le pouvoir excutif et les autorits judiciaires 83. Le critre fonctionnel implique quant lui, que le tribunal et ses membres bnficient de garanties en vertu desquelles ils puissent : ne recevoir ni pressions ni instructions dans lexercice de leurs fonctions juridictionnelles 84. A ct de lindpendance institutionnelle, lapparence dindpendance constitue une application de ladage : Justice must not only be done, it must also be seen to be done 85. La Cour sintresse alors un critre subjectif, dordre psychologique. Il est ncessaire quun justiciable ne puisse nourrir d apprhensionsobjectivement justifies 86 concernant lindpendance du tribunal, dont un des membres se trouverait dans un tat de subordination de fonctions et de services par rapport lune des parties 87. Le bnfice de linamovibilit est en consquence susceptible dtre pris en compte par le juge europen, pour la reconnaissance des indpendances institutionnelle, organique et fonctionnelle, ainsi que pour celle de lapparence dindpendance. Nanmoins, au lieu doccuper une place autonome, linamovibilit se trouve ici dilue parmi ces diffrentes approches. Elle constitue alors une condition utile, mais non forcment ncessaire de lindpendance judiciaire.

    En revanche, les Constitutions europennes sintressent davantage au magistrat, qu la fonction judiciaire. Il en va ainsi de la Loi fondamentale allemande : les juges sont indpendants , de la Constitution espagnole : La Justiceest rendue par des juges et magistrats quisont indpendants , de la Constitution italienne : Les juges ne sont soumis qu la loi , ou encore de la

    82 Pour dterminer si un organe peut passer pour indpendantla Cour a gard au mode de

    dsignation et la dure du mandat des membres, lexistence de garanties contre les pressions extrieures et au point de savoir sil y a ou non apparence dindpendance , CEDH, arrt du 28 juin 1984, Campbell et Fell c/ Royaume-Uni , Req. n 7819/77 et 7878/77, 78.

    83 CEDH, arrt du 9 novembre 2006, Socit Sacilor-Lormines c/ France , Req. n 65411/01, 59.

    84 Ibid., 67.

    85 Il ne faut pas seulement que la justice soit rendue, il faut aussi quelle donne lapparence dtre rendue . Voir : CEDH, arrt du 17 janvier 1970, Delcourt c/ Belgique , Req. n 2689/65, 31.

    86 CEDH, arrt du 9 juin 1998, Incal c/ Turquie, Req. n 41/97/825/1031, 71.

    87 CEDH, arrt du 22 octobre 1984, Sramek c/ Autriche , Req. n 8790/79, 42.

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    Constitution roumaine : Les juges sont indpendants . Cette approche est particulirement visible dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel franais. Dans ses dcisions, celui-ci mentionne lindpendance des juges , lindpendance des magistrats du sige , ou des juges du sige , voire plus gnralement lindpendance des magistrats . Dans ces conditions, lindpendance judiciaire est principalement envisage sous langle de lindpendance individuelle ou personnelle du magistrat. Certes, cela ne signifie pas que toute forme dindpendance institutionnelle se trouve exclue. Ainsi en France, lindpendance de lAutorit judiciaire est expressment prvue larticle 64 de la Constitution du 4 octobre 1958, et le Conseil constitutionnel a dgag un principe fondamental reconnu par les lois de la Rpubliques de lindpendance des juridictions , loccasion de sa dcision du 22 juillet 1980, Validation dactes administratifs . Toutefois, pour reprendre les propos de Dominique Rousseau, cette indpendance se mesurevritablement lindpendance de ses membres 88. En consquence, lindpendance judiciaire apparat raisonnablement assure, partir du moment o le magistrat bnficie dun certain nombre de garanties. Le bilan du questionnaire de lAHJUCAF consacr ce thme, est rvlateur de cette optique. En suivant celui-ci, nous pouvons recenser les conditions insparables de lindpendance judiciaire. Ces conditionssont : le recrutement ou la slection des juges ; la formation ; la rmunration ; le budget de la justice ; la nomination du juge ; (et) la carrire du juge 89. Sur les six conditions numres, cinq se rapportent au magistrat. Dans la mesure o elle apparat dabord comme une garantie individuelle accorde au magistrat, linamovibilit a alors vocation occuper une place part entire au sein de lindpendance de la justice. Elle est la fois une condition ncessaire et essentielle, de celle-ci.

    Une troisime conception de lindpendance judiciaire, reposant sur une approche mixte, a notamment prospr au Canada. Celle-ci y est dfinie, dans la jurisprudence de la Cour suprme du Canada, par trois caractristiques essentielles et deux dimensions 90. Depuis larrt Valente de 198591, les premires regroupent : linamovibilit ; la scurit financire ; et lindpendance administrative. Selon le mme arrt, les secondes se dclinent en : une indpendance individuelle ; et une indpendance institutionnelle ou collective de la cour ou du

    88 D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, Montchrestien, Domat Droit public,

    Paris, 5e d., 1999, p. 254.

    89 AHJUCAF, op. cit., www.ahjucaf.org, Question n 5.

    90 Cette formule aurait t utilise pour la premire fois par le juge en chef Lamer, dans larrt de la Cour suprme du Canada, Renvoi : juges de la Cour provinciale , [1997], 3 R.C.S., 87.

    91 Cour suprme du Canada, arrt Valente c. La Reine , [1985] 2 R.C.S. 673.

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    tribunal, auquel le juge appartient. La raison de la distinction entre ces deux dimensions de lindpendance, a t explicite dans ce mme arrt, par le Juge Le Dain : Le rapport entre ces deux aspectsest quun juge, pris individuellement, peut jouir des conditions essentielles lindpendance judiciaire, mais si la cour ou le tribunal quil prside nest pas indpendant des autres organes du gouvernement dans ce qui est essentiel sa fonction, on ne peut pas dire quil constitue un tribunal indpendant 92. Le Juge en chef Lamer a complt cette explication, dans larrt Renvoi sur les juges de 1997, en prcisant le lien existant entre les caractristiques essentielles et les dimensions de lindpendance judiciaire. Les premires forment, ensemble, lindpendance de la magistrature. Par contraste, les dimensions de cette indpendance indiquent lequel du juge pris individuellement ou de la cour ou du tribunal auquel il appartient est protg par une caractristique essentielle donne 93. En consquence, lindpendance de la justice est apprcie un double niveau, celui du magistrat et celui de linstitution judiciaire. Plus encore, le respect dune caractristique essentielle peut tre exig dans les deux dimensions, individuelle et collective. Il en va ainsi de la scurit financire. A linverse, lindpendance administrative se rapporte la dimension institutionnelle, et linamovibilit la dimension individuelle. Dans ce contexte, la place de linamovibilit se trouve essentiellement cantonne la dimension individuelle de lindpendance judiciaire. Elle nen constitue pas moins une condition ncessaire, de celle-ci.

    14. Aprs avoir examin lobjet et le contenu de lindpendance judiciaire, il convient de sarrter sur son essence. Plus prcisment, il sagit de savoir si elle est intrinsque ou extrinsque au magistrat. Ou bien elle est une manation de ce dernier, ou bien elle est une consquence des garanties statutaires qui lui sont attribues. Certains reprsentants de la doctrine relvent effectivement que lindpendance est avant tout affaire de temprament. Une grande force de caractre est en effet ncessaire, pour ne pas succomber aux pressions du pouvoir politique, ou celles des intrts privs94. Dailleurs, comme le souligne le Professeur Perrot, lhistoire amontr que, quels que soient les textes, les hommes de caractre savaient garder leur indpendance en dpit des menaces et des sollicitations . Il attnue cependant son propos, en ajoutant immdiatement : Mais il est nanmoins indispensable que

    92 Cour suprme du Canada, arrt Valente c. La Reine , [1985] 2 R.C.S., note 2, 687.

    93 Cour suprme du Canada, arrt Renvoi : juges de la Cour provinciale , [1997], 3 R.C.S., 82.

    94 R. Perrot, Institutions judiciaires, op. cit. 12e d., 2006, p. 300 ; J.-M. Varaut, Indpendance, D. Alland, S. Rials (dir.), op. cit., p. 627.

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    les textes fortifient les rsolutions de chacun et que, en tout cas, ils ne les dcouragent point .

    Partant de constatations analogues, les Etats dobdience anglo-saxonne et les Etats dinspiration europenne-continentale, ont tir des conclusions diffrentes, clairement mises en exergue par le Professeur Renoux95. Dans les premiers, lindpendance du juge est principalement le fruit dune culture juridique rsultant de la pratique, et prenant en compte sa formation, son pass, sa mentalit, son vcu, (et) ses habitudes de pense . Il sagit alors dune indpendance la fois matrielle (salaire suffisant)moraleet intellectuelle (comptence suffisante) . Lindpendance du juge europen-continental est, linverse, essentiellement conue par rapport un statut juridique, cest dire un corps de rgles juridiques nonant des garanties renforces . Or, interprte dans le sens dun positivisme rigoureux, cette seconde conception laisse entendre que lindpendance du magistrat rside intgralement dans les garanties statutaires qui lui sont accordes. Dans ce cadre, linamovibilit apparat incontestablement comme une garantie statutaire. Elle se rapproche en ce sens du modle europen-continental. Pour autant, elle ne sinscrit pas ncessairement dans une vision strictement positiviste de lindpendance judiciaire. La qualification de rgle morale qui lui est donne par certains reprsentants de la doctrine, peut dailleurs conduire sinterroger sur sa proximit avec le modle anglo-saxon. Cest une voie sur laquelle il conviendra immanquablement de revenir, dans la suite de cette tude.

    15. Enfin, lexamen de lindpendance judiciaire ne saurait tre complet, dfaut denvisager sa finalit et sa nature. Il est alors ncessaire de retourner son objet. Si lindpendance vise protger le magistrat contre lingrence des Pouvoirs publics et des intrts privs, cest afin de lui permettre dexercer les fonctions qui lui ont t confies par les textes constitutionnels ou lgislatifs. Cest pourquoi, de nombreuses Constitutions prvoient que le juge doit tre uniquement soumis la loi dans lexercice de ses attributions96. Cette soumission la loi nest toutefois pas synonyme dassujettissement. Le fait que le juge ait pour devoir dappliquer la loi en rendant sa dcision, ne se traduit pas par une dpendance de celui-ci vis--vis de celle-l. En droit positif, une dcision illgale peut seulement tre remise en cause loccasion dun recours devant une juridiction suprieure, sous rserve quelle ne soit

    95 T. S. Renoux, Le pouvoir judiciaire en France et Europe continentale : approche

    comparative, RDP, n 4, 1999, p. 970.

    96 Article 97 (1) de la Loi fondamentale allemande : Les juges sont indpendants et ne sont soumis qu la loi ; article 117 (1) de la Constitution espagnole : La justiceest administrepar des juges et des magistratsqui sont indpendantset soumis exclusivement lempire de la loi ; article 101 de la Constitution italienne : Les juges ne sont soumis qu la loi . La Constitution franaise du 4 octobre 1958, silencieuse sur cette question, fait figure dexception.

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    pas devenue dfinitive. Au demeurant, le code civil franais impose au juge de pallier les insuffisances de la loi, sous peine de dni de justice97. La Constitution japonaise apparat alors tout fait approprie pour dfinir, de manire positive, lindpendance judiciaire : les juges se prononcent librement en leur me et conscience et sont tenus dobserver exclusivement la Constitution et les lois 98.

    Ainsi prsente, lindpendance judiciaire poursuit en principe une finalit : limpartialit de la justice. Cette dernire est passe la postrit en Europe, avec le dveloppement du recours article 6 1 de la Convention europenne des droits de lhomme, qui prvoit que : Toute personne a droit ce que sa cause soit entenduepar un tribunal indpendant et impartial . Pour autant, cette exigence tait dj connue du droit franais, avant ladoption de ce texte par le Conseil de lEurope. Dans ses conclusions sur larrt Vron-Rville du 27 mai 194999, le Commissaire du gouvernement Raymond Odent avait dj voqu, ensemble, lindpendance et limpartialit du corps judiciaire . Or, si la lecture de telles formules, ces deux exigences peuvent sembler de prime abord distinctes, la jurisprudence et la doctrine se sont progressivement attaches depuis lors, en dmontrer la connexit. La conception dveloppe par le Juge en chef Lamer dans larrt prcit de 1991, se rvle en ce sens, dune rare intensit : la garantie dindpendance judiciaire vise dans lensemble assurer une perception raisonnable dimpartialit ; lindpendance nest quun moyen pour atteindre cette fin . Si les juges pouvaient tre perus comme impartiaux sans l indpendance judiciaire, lexigence d indpendance serait inutile. Cependant, lindpendance judiciaire est essentielle la perception dimpartialit qua le public. Lindpendance est la pierre angulaire, une condition pralable ncessaire, de limpartialit judiciaire 100. Tout est dit, ou presque.

    Mais alors, que signifie exactement limpartialit ? Celle-ci connat dans la jurisprudence de la Cour europenne des droits de lhomme, deux acceptions complmentaires. Suivant une dmarche subjective, tout dabord, limpartialit vise empcher que le juge ne soit influenc par des considrations personnelles sur le litige trancher101. Selon une dmarche objective, ensuite, limpartialit vise viter quun juge ayant statu juge unique ou en tant que membre dune juridiction

    97 Article 4 : Le juge qui refusera de juger, sous prtexte du silence, de lobscurit ou de

    linsuffisance de la loi, pourra tre poursuivi comme coupable de dni de justice .

    98 Article 76 2 de la Constitution du 3 novembre 1946.

    99 CE Ass., arrt du 27 mai 1949, Vron-Rville , Gazette du Palais, 1949, p. 36.

    100 Cour suprme du Canada, arrt R. c. Lipp , [1991] 2 R.C.S., note 21, 139.

    101 CEDH, arrt du 1er octobre 1982, Piersack c/ Belgique , Req. n 8692/79, 30.

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    collgiale, ne nourrisse un quelconque prjug, en raison de sa connaissance pralable de laffaire, de la dcision, ou dune question analogue102. Cette dichotomie, galement connue de la Cour suprme du Canada, rejoint la distinction entre les deux dimensions de lindpendance. Le Juge en chef Lamer la ainsi expliqu dans son arrt R. c. Lipp prcit : quun juge particulier ait ou non entretenu des ides prconues ou des prjugs, si le systme est structur de faon susciter une crainte raisonnable de partialit sur le plan institutionnel, on ne satisfait pas lexigence dimpartialit 103. Limpartialit renvoit donc lide dune neutralit dynamique de celui qui rend la justice, par rapport laffaire qui est porte sa connaissance104. Lindpendance judiciaire et linamovibilit qui y participe, supposeraient donc en principe, dtre interprtes en consquence.

    2) Une garantie dorigine canonique ?

    16. La doctrine prte communment linamovibilit des magistrats, une origine canonique. Il serait cependant erron de voir dans la garantie dindpendance prcite, une institution ecclsiastique. En effet, le terme inamovible ne fait pas partie du langage canonique.

    17. Conue comme une garantie statutaire, il semblerait que linamovibilit ait t intgre tardivement au droit canon, sous linfluence du pouvoir civil. La distinction entre les curs amovibles et les curs inamovibles aurait t tablie lgard du clerg sculier, par les Articles organiques du 8 avril 1802. Sil est vrai que ce texte a t adopt par le Parlement franais, suite la conclusion du Concordat entre le Saint-Sige et le Gouvernement du Consulat, il nen a pas moins t unilatralement impos par ce dernier. Jusqu cette date, le terme canonique utilis pour exprimer la situation de dure de la charge curiale, tait celui de stabilit . Ce dernier a dailleurs t maintenu en droit, ainsi que lillustre le canon 454 1 du code de droit canonique de 1917 : Ceux qui sont prposs, en qualit de recteurs propres, ladministration dune paroisse doivent y tre tablis de manire stable . Dans ce contexte, les concepts damovibilit et dinamovibilit ont t utiliss afin de dcrire une diffrence de degr de stabilit. Cette ide ressort du 2 du mme canon : Tous les curs nobtiennent pas le mme degr de stabilit. Ceux

    102 CEDH, arrt du 1er octobre 1982, Piersack c/ Belgique , Req. n 8692/79 ; CEDH, arrt

    du 9 novembre 2006, Socit Sacilor-Lormines c/ France , Req. n 65411/01. Cette acception de limpartialit est galement appele fonctionnelle ou structurelle dans la doctrine.

    103 Cour suprme du Canada, arrt R. c. Lipp , [1991] 2 R.C.S., note 21, 140. Il est alors question dune impartialit institutionnelle .

    104 Cour de cassation, Lexigence dimpartialit du juge dans le procs civil et les procdures de rcusation et de renvoi pour cause de suspicion lgitime, Bulletin dinformation n 679, Cour de cassation, Paris, 1er avril 2008.

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    qui obtiennent le degr suprieur sont habituellement appels inamovibles ; ceux qui nont que le degr infrieur sont dits amovibles . Le Dictionnaire de droit canonique de 1933105 a numr les avantages dcoulant de linamovibilit. Le cur peut uniquement tre frapp dune peine de privation, ds lors que le droit exprime clairement cette peine. Son suprieur doit faire preuve dune plus grande patience dans la rpression du dlit de ngligence grave. Le cur bnficie du droit de demander un nouvel examen de sa cause devant lvque qui la sanctionn, dans certains cas de procdure sommaire. Enfin, il ne peut faire lobjet dune translation gographique non consentie, dcide par lvque en vertu de ses pouvoirs propres.

    Nanmoins, cette intgration est demeure incomplte et phmre. Ainsi le terme inamovible ne parat pas avoir prospr lgard du clerg rgulier. Dans les paroisses dunion simple, il avait t prvu loccasion du concile de Latran de 1215, que la charge dme serait exerce par un vicaire perptuel. Plus tard, lors du concile de Trente, il fut admis que les vques pourraient galement faire exercer cette charge par des vicaires perptuels, dans les paroisses dunion pleine. Le concept dinamovibilit na pas t introduit par la suite dans le code de droit canon de 1917. Celui-ci sest content de prvoir une distinction entre les vicaires religieux amovibles , et les vicaires non religieux perptuels 106. En outre, ainsi que cela a t soulign dans le Dictionnaire de droit canonique de 1933, il semblerait que lamovibilit et linamovibilit aient revtu vis--vis des curs relevant du clerg sculier, un caractre moins personnel que rel. Ces qualits taient essentiellement attaches la nature de la paroisse, de sorte que le code de droit canon de 1917 opre une distinction entre les paroisses inamovibles , les paroisses amovibles , et les quasi-paroisses inamovibles107. Enfin, force est de constater que ces deux concepts nont pas t maintenus dans le droit positif. Le code de droit canonique de 1983, se rfre uniquement celui de stabilit : Le cur doit jouir de la stabilit et cest pourquoi il sera nomm pour un temps indtermin (can. 522).

    18. A dfaut de pouvoir se rfrer une inamovibilit canonique, dordre statutaire et antrieure celle des magistrats, il est nanmoins possible de sintresser une autre conception de celle-ci. Le terme proprement dit d inamovibilit , laisse alors place celui de cardinal . Celui qui apparat classiquement comme un des plus hauts dignitaires de lEglise catholique aprs le pape, voit son origine remonter aux premiers sicles de la chrtient. Alors que cette dernire formait initialement Rome, une communaut indivise, le presbyterium sest

    105 R. Naz, Dictionnaire de droit canonique, t. 1, d. Letouzey et An, Paris, 1935, p. 504.

    106 Canon 471 3.

    107 Canon 454 3 et 4.

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    progressivement scind en une pluralit dglises portant le titre de titulus . Cette volution tait certaine en 313. Or, il semble que les prtres dirigeant ces tutili, aient progressivement reu lappellation de presbyteri cardinales , entre le IVe et le VIe sicle. Selon une majorit de la doctrine, ce terme serait driv du substantif cardo , ce qui signifie gond . Il donne alors limage dun gond de porte, dun pivot auquel cette porte est attache, et autour duquel elle tourne. Applique une personne, elle voque lide dattache ou de fixit. Ainsi, les cardinaux ont t perus comme attachs une fonction et une glise dtermines , titre fixe une glise dtermine , ou encore dfinitivement lEglise diocsaine 108. En rsum, ils sont inamovibles.

    Mais partir du VIIIe sicle, le terme cardinalis a progressivement t interprt dans le sens de principalis , cest dire associ lide dhonneur, de dignit. Lors du concile romain de 769, les cardinaux ont ainsi t dsigns sous le nom de majores romanae Ecclesiae , savoir comme les grands personnages de lEglise romaine. Cette volution sest poursuivie par la suite, dans le sens dun renforcement de la prminence des cardinaux. Le rapport entre ces derniers et lEglise sest lui-mme trouv renvers, comme la relev Thomassin, propos du concile de Reims de 1148. Les cardinaux nayant pas t consults sur un sujet du concile, lauteur fait ainsi tat de leur raction : Ils tmoignrent au pape avec beaucoup de ressentiment que le Sacr-Collge des cardinaux tait comme le pivot sur lequel roule lEglise universelle 109. Egalement rvlatrice de cette progression, est cet extrait de la bulle du pape Eugne IV, adresse en 1440 larchevque de Cantorbry : que le pape tant le vicaire et la vivante image de Jsus-Christ, le collge des cardinaux reprsentait aussi le Sacr collge des aptres auprs de Jsus-Christ comme les vques reprsentaient les mmes aptres rpandus par toute la terre, pour la publication de lEvangile 110. Pour trange quelle puisse paratre, cette conception de linamovibilit appuie sur lide dune garantie double sens. Le cardinal ayant lEglise pour pivot, il doit en retour tre le pivot de celle-ci. Nanmoins, une telle vision sloigne de la vision statutaire de linamovibilit des magistrats, qui semble aujourdhui dfendue en droit franais.

    108 V. Martin, Les cardinaux et la curie, Bibliothque catholique des sciences religieuses,

    Librairie Bloud et Gay, Paris, 1930, pp. 20, 19 et 14.

    109 Cit in R. Naz, Dictionnaire de droit canonique, t. 2, Librairie Letouzey et An, Paris, 1937, p. 1317.

    110 Ibid., p. 1318.

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    3) Une garantie formellement reconnue aux seuls magistrats

    19. Si cette image du Sacr collge des aptres auprs de Jsus-Christ , invoque par Eugne IV, revt un caractre essentiellement religieux, elle nen est pas pour autant dnue de tout lien avec la sphre judiciaire. Bien au contraire, elle sest vue transpose celle-ci, dans le cadre des reprsentations de la scne biblique du jugement dernier , qui ont fleuri aux XVe et XVe sicles111. Ainsi, en tant que successeurs des aptres, les cardinaux, inamovibles, faisaient en quelque sorte figure de magistrats du sige dans la sphre spirituelle.

    20. Or, ainsi que la soulign le Professeur Lavigne : La notion juridique traditionnelle dinamovibilit trouve son fondement en droit positif franais dans des textesqui utilisent ladjectif inamovible pour lappliquer des personnes dont il faut remarquer ds labord quil ne sagit que de magistrats 112. En effet, toutes les dispositions constitutionnelles et lgislatives qui mentionnent expressment cet adjectif, lassocient invariablement celui de magistrat . Il en va ainsi pour les magistrats du sige de lordre judiciaire. Larticle 64 alina 4 de la Constitution, et larticle 4 alina 1er de lordonnance organique du 22 dcembre 1958, prvoient dans les mmes termes que : Les magistrats du sige sont inamovibles . Il en va de mme pour les membres de la Cour des comptes, et des chambres rgionales des comptes. Larticle L. 120-1 du code des juridictions financires, dispose que les premiers : ont la qualit de magistrats. Ils sont et demeurent inamovibles . Quant au second, il ressort de larticle L. 212-8 du mme code, que : Les magistrats des chambres rgionales des comptes sont inamovibles . Au-del, il convient de relever que dans les rares occasions o ladjectif inamovible t tendu par les textes, de nouvelles catgories dagents publics, seuls taient concerns des magistrats. La cration du corps des chambres rgionales des comptes, concomitante celle des juridictions du mme nom, en constitue une parfaite illustration. Il a ainsi t prvu au dernier alina de larticle 84 de la loi du 2 mars 1982, relative la dcentralisation, que : Les membres de la chambre rgionale des comptes sont des magistrats. Ils sont et demeurent inamovibles .

    21. Mais quest-ce quun magistrat ? Dans un sens restreint, ce terme dsigne : toute personne appartenant au corps judiciaire et investie, titre

    111 Par exemple, le polyptyque du jugement dernier ralis par Rogier van der Weyden

    entre 1445 et 1449, le triptyque sur Le jugement dernier ralis par Hans Memling entre 1467 et 1471, ou encore la fresque du jugement dernier peinte par Michel-Ange dans la Chapelle Sixtine, entre 1537 et 1541.

    112 P. Lavigne, op. cit., p. 158.

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    professionnel, du pouvoir de rendre la justice ou de la requrir 113. Sont ici concerns, les magistrats du sige et du parquet relevant de lAutorit judiciaire, et viss par les articles 64 et 65 de la Constitution. Suivant une acception largie, dpassant le principe de la sparation des autorits administratives et judiciaires, cette notion intgre galement les membres de certains corps de fonctionnaires exerant des fonctions analogues, au sein des juridictions administratives. Le plus souvent, cette qualification rsulte des textes. Il en va ainsi des membres de la Cour des comptes, des magistrats des chambres rgionales des comptes et, en vertu de larticle L. 222-2 du code de justice administrative, des membres du corps des tribunaux administratifs et des cours administratives dappel. Mais cette liste pourrait apparatre insuffisante, dfaut de citer aussi les membres du Conseil dEtat114. Enfin, il existe une conception de ce mot, mancipe de toute ide de carrire dans la fonction publique. Celle-ci a notamment t suggre par le Professeur Renoux : le magistrat est lofficier civil qui rend (ou qui requiert) la justice . Cette conception, fonde sur lactivit juridictionnelle de lagent public, est la plus communment rpandue aujourdhui 115. En consquence, il est possible de complter la liste prcite, en mentionnant les diffrentes catgories de juges non professionnels, dont les juges consulaires, les conseillers prudhomaux, et les assesseurs des tribunaux paritaires des baux ruraux.

    Cependant, en assimilant la qualit de magistrat lexercice de la fonction juridictionnelle, cette vision nie une ralit historique et tymologique. Sous lAncienne Monarchie, le terme employ pour dsigner ltat, la condition, la profession de juge(et) par extension de tous ceux qui servent ladministration de la justice , ntait pas celui de magistrat, mais celui de judicature 116. En consquence, certains juges se voyaient refuser lappellation de magistrat , comme les officiers de certaines juridictions particulires, et(les) juges seigneuriaux117. En effet, ce terme trouve son origine dans les mots latins magister et magnus . Le premier signifie : celui qui commande, dirige, conduit , ou encore : le matre qui enseigne . Le second exprime lide de grandeur, de noblesse, dimportance118. Sous lAntiquit, Aristote concevait le

    113 G. Cornu, Magistrat, op. cit., 7e d., 2005, p. 565.

    114 G. Cornu, op. cit., 7e d., 2005, p. 565 ; P. Lavigne, op. cit., p. 159.

    115 T. S. Renoux, Le Conseil constitutionnel et lautorit judiciaire, op. cit., p. 150.

    116 Dictionnaire de lAcadmie franaise, 1re d, 1694 ; 4e d., 1762 ; 4e d., 1798 ; 6e d., 1832-5 ; et 8e d., 1932-5.

    117 J-F Fraud, Dictionnaire critique de la langue franaise, Mossy, Marseille, 1787-1788.

    118 F. Gafiot, op. cit., pp. 938-939.

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    magistrat comme celui qui assume des fonctions auxquelles a t donn le pouvoir de dlibrer en certaines matires, dy dcider et dy donner des ordres, et surtout ce dernier pouvoir . Au XVIe sicle encore, Jean Bodin lenvisageait comme : lofficier qui a puissance en rpublique de commander 119. Dans sa conception originelle, le magistrat ntait donc pas assimil lexercice de la justice, mais plutt lide dune haute fonction politique ou administrative, nonobstant sa nature. Avant dtre un magistrat, il tait dabord le titulaire dune magistrature . En raison de lautorit attache cette fonction, il bnficiait logiquement dune certaine indpendance. Mme si elle semble dsormais revtir un caractre dsuet, cette conception nen a pas pour autant disparu. La conciliant avec la vision actuelle, le Professeur Cornu en a par exemple dduit la dfinition suivante : il sagit de toute personne relevant de lordre administratif ou judiciaire (ou les deux), et investie dune charge publique (dune magistrature) comportant soit un pouvoir juridictionnel soit le pouvoir de prendre ou de requrir des mesures en vue de lapplication des lois ou de lordre public 120. Parmi les magistrats de lordre administratif, non titulaires dun pouvoir juridictionnel, il cite en consquence le Prsident de la Rpublique, les ministres, les prfets et les sous-prfets. Et il complte cette liste en mentionnant des magistrats appartenant aux deux ordres, tels que les maires, leurs adjoints et les commissaires de police.

    22. Si cette acception initiale du terme magistrat tend en prciser le sens, elle demeure nanmoins insuffisante. Elle fait effectivement abstraction de lvolution de ce concept, entre lAntiquit et la priode contemporaine. Il semble qu partir du XVIe sicle, les thoriciens de labsolutisme aient entendu le distinguer de celui de souverainet . Dans Les six livres de la Rpublique, Jean Bodin prcise ainsi que : le magistrat, aprs le souverain, est la personne principale de la rpublique, et sur lequel se dchargent ceux qui ont la souverainet . Dtenteur de la souverainet, le roi cessait donc dapparatre comme un magistrat, tandis que ceux qui recevaient cette qualification, se voyaient carts de la sphre politique. Selon Jol Hautebert, il est fort probable que cette volution conceptuelle ait t inspire par la volont de raffirmer la soumission des parlements la couronne121. Les officiers de ces cours souveraines avaient en effet hrit de lappellation de magistrat au XIIIe sicle, avant mme de devenir proprement parler des judicateurs. Ce faisant, le rapport dadquation entre le terme magistrat et la conception originelle de la magistrature , a galement t

    119 J. Bodin, Les six livres de la Rpublique, livre III, chap. III., Gabriel Cartier, Paris, 1608, p.

    392.

    120 G. Cornu, Magistrat, op. cit., 7e d., 2005, p. 566.

    121 J. Hautebert, Magistrat, in D. Alland, S. Rials (dir.), op. cit., p. 980.

  • Olivier PLUEN | Thse de Doctorat | Novembre 2011

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    rompu. Sous lAntiquit, les magistrats occupaient la premire place au sein de la cit, dans la mesure o ils exeraient les fonctions publiques les plus minentes. A partir du XVIe sicle, en revanche, le magistrat se trouve raval au rang dune autorit secondaire, nonobstant la magistrature exerce. Cest pourquoi, il peut tre erron de dsigner le Prsident de la Rpublique sous le nom de magistrat. Il lest uniquement au sens antique du terme, dans la mesure o il assume la magistrature suprme .

    Pour autant, il ne faut pas voir dans cette volution un abaissement total du mot magistrat . Au contraire, celui-ci sest vu conforter dans son statut dindpendance. Lexercice de la justice a pris lascendant dans la manire de concevoir le magistrat, dsormais dfini comme celui : qui a juridiction et empire , puis comme un : officier tabli pour rendre la justice, ou maintenir la police . En consquence, le terme magistrat a progressivement perdu sa dimension politique et administrative, au profit dune dimension plus neutre. En outre, en continuant tre rattach lide dune haute fonction publique, le magistrat reste oppos au fonctionnaire, dont le propre est dtre soumis une autorit hirarchique. Une tape supplmentaire a t franchie la fin du XVIIIe sicle, avec leffacement de la conception antique du magistrat, au profit de la conception contemporaine. Sous linfluence de la thorie de la sparation des pouvoirs, venue renforcer le principe de la sparation des autorits administratives et judiciaires122, le terme magistrat sest nettement spcialis dans lexercice de la fonction juridictionnelle. Ainsi, dans son Rpertoire universel et raisonn de jurisprudence de 1785, Guvot crivait : quen France, on appelle magistrats les personnes prposes pour rendre la justice . Cette dfinition sest encore affine avec la sparation des contentieux administratif et judiciaire, caractrise par la mise en uvre de la thorie de ladministrateur-juge, puis la cration de vritables juridictions administratives. Le mot magistrat a alors t plus particulirement utilis pour dsigner les membres des cours de justice ou les membres de lordre judiciaire .123 Il a en consquence acquis un sens bien distinct de celui des hauts fonctionnaires et des autres agents dautorit soumis au Pouvoir excutif, tels que les ministres, les prfets, les sous-prfets, les maires, leurs adjoints et les commissaires de police.

    23. Ainsi, lindpendance semble constituer un critre tout aussi important que celui de la fonction juridictionnelle, dans la dfinition du mot magistrat . Le magistrat nest pas uniquement indpendant dans la mesure o lexercice de cette activit le requiert, mais galement parce que cette qualit est

    122 Celui-ci trouve son origine dans ldit de Saint-Germain de 1641, adopt sous la mon