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L'INSTRUMENT DE LA VOLUPTÉ Une iconographie du luth Le Séraphin V : La fortune littéraire du Séraphin Résumé : La biographie de Séraphin était pour Calmetta l’occasion d’établir un panorama des centres littéraires italiens et de situer la poesia per musica dans l’histoire de la littérature en vulgaire. Il classe Séraphin parmi ceux qui mettent en valeur le texte avec une musique simple et « plaine ». Dès la fin du XV e , le chanteur au luth est perçu comme le chef de file d’un genre vite décrié pour sa facilité. Entre Pétrarquisme et Séraphinisme, le modèle italien se diffuse en Europe ; Saint-Gelais et Scève en France, Wyatt en Angleterre, Boscan et Garcilaso de la Vega en Espagne partagent les thèmes et les manières qui appartenaient au fond commun de la courtoisie internationale mais l’emprunt direct transparaît parfois. La pratique du chant au luth est la marque de cette influence. Abstract : For Calmetta, the biography of Serafino was the opportunity to establish a panorama of the Italian literary centers, and to situate the poesia per musica in the history of vernacular literature. The Italian model, Petrarchism and Seraphinism, is diffused in Europe and the tradition of lute accompanied songs is the sign of this influence. Plan : I. Calmetta et Séraphin, naissance de la critique littéraire. II. Les genres poétiques. III. Le citharède et le poète. IV. Le Séraphin chef de file. V. La fortune européenne de Séraphin : France, Angleterre, Espagne

L'INSTRUMENT DE LA VOLUPTÉ Une iconographie du luth · romances, mais surtout excellent chanteur et joueur de luth. Il était très apprécié en son temps par les seigneurs et les

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L'INSTRUMENT DE LA VOLUPTÉ Une iconographie du luth

Le Séraphin V : La fortune littéraire du Séraphin

Résumé : La biographie de Séraphin était pour Calmetta l’occasion d’établir un panorama des centres littéraires italiens et de situer la poesia per musica dans l’histoire de la littérature en vulgaire. Il classe Séraphin parmi ceux qui mettent en valeur le texte avec une musique simple et « plaine ». Dès la fin du XVe, le chanteur au luth est perçu comme le chef de file d’un genre vite décrié pour sa facilité. Entre Pétrarquisme et Séraphinisme, le modèle italien se diffuse en Europe ; Saint-Gelais et Scève en France, Wyatt en Angleterre, Boscan et Garcilaso de la Vega en Espagne partagent les thèmes et les manières qui appartenaient au fond commun de la courtoisie internationale mais l’emprunt direct transparaît parfois. La pratique du chant au luth est la marque de cette influence. Abstract : For Calmetta, the biography of Serafino was the opportunity to establish a panorama of the Italian literary centers, and to situate the poesia per musica in the history of vernacular literature. The Italian model, Petrarchism and Seraphinism, is diffused in Europe and the tradition of lute accompanied songs is the sign of this influence. Plan :

I. Calmetta et Séraphin, naissance de la critique littéraire. II. Les genres poétiques.

III. Le citharède et le poète. IV. Le Séraphin chef de file. V. La fortune européenne de Séraphin : France, Angleterre, Espagne

Calmetta et Séraphin Naissance de la critique littéraire

La Vita du Séraphin fait partie du projet général de Calmetta de construire une critique de la production littéraire de son temps et de situer la poésie courtoise dans cette production. Elle lui permet aussi, sous couvert de narrer les nombreuses pérégrinations du chanteur au luth, de rendre compte du rôle des grands centres de la culture italienne contemporaine, à l’exception sans doute de Florence, alors sous la coupe de la dictature théocratique de Savonarole. Voici Séraphin, après sa formation musicale napolitaine, qui se forme en posant sur le luth un sonnet ou une canzone du Pétrarque. Le parangon des poètes sert de référence pour tout poète musicien. Cet idéal restera le modèle théorique de l’improvisation au luth durant tout le XVIe siècle. Puis c’est à Milan qu’il découvre les strambotti de Cariteo, chantés sur le luth par un gentilhomme napolitain. De retour à Rome, l’académie de Paolo Cortese, à laquelle appartenait Calmetta, constitue un premier centre intellectuel, dominé par les grands improvisateurs qu’affectionnaient les grands prélats de la curie. À Naples, le second séjour est l’occasion de connaître les grands noms de l’académie pontanienne : Sannazzaro, Cariteo, Caracciolo. Puis à Urbin et Mantoue, il croise Tebaldeo et la cohorte des poètes courtois : Timotheo Bendideo, Gualtiero, Galeoto dal Carretto1. À Milan, la cour splendide autour de Béatrice réunit les poètes Visconti, Correggio ou Campefregoso2. Il s’agit réellement d’un panorama des cénacles italiens. Mais Séraphin reste la figure centrale de ce foisonnement littéraire. À Rome, il amène la nouvelle mode de chanter les strambotti sur le luth et tous les citharèdes veulent l’imiter. À Urbin ou Mantoue, il imite avec beaucoup de grâce le style de Tebaldeo, au point qu’on ne saurait distinguer l’un de l’autre et que l’édition effectivement les confond. D’une certaine manière, pour Calmetta, Séraphin représente l’archétype du poète de cour, non seulement parce qu’il les a, à peu près, toutes fréquentées, mais aussi parce qu’il a su s’approprier, avec grâce, les styles de Cariteo à Naples, de Tebaldeo à Mantoue ou des improvisateurs romains. Enfin, outre son succès, Séraphin était musicien, acteur, chanteur, et il réunissait en une seule personne toutes les figures du poète. Il était le modèle de cette poesia per musica qui a dominé la poésie aristocratique de 1490 à 1520. Sans doute ne manquait-il, dans ce tableau de la littérature de la péninsule, que l’étape florentine, derrière la prestigieuse brigade du Magnifique. Mais la fin du XVe est une période très agitée pour la cité toscane entre la dictature de Savonarole (peu propice à la chansonnette au luth) et l’arrivée des Français. Le très florentin Lasca3, à la manière burlesque, attribue à Séraphin la paternité d’un strambotto obscène sur les vertus supposées de la saucisse4 :

Séraphin dall’Aquila fut un homme plaisant, un maître remarquable dans la composition de romances, mais surtout excellent chanteur et joueur de luth. Il était très apprécié en son temps par les seigneurs et les grands maîtres. Il vécut la plupart du temps à Rome mais il vint à Florence en 1494 où il arriva qu’il fasse cette histoire sur la saucisse.

Les mystérieux neuf livres della poesia volgar de Calmetta ne nous sont pas parvenus5. Il est donc difficile de se faire une idée du dessein général du critique à travers seulement ce qu’en dit Bembo, dont les Prose6 commencées pourtant vers 1502, ne sont éditées qu’en 1525, à une époque où s’éteint la grande tradition de la frottola, qui est peu à peu remplacée par le madrigal. Quelques textes épars, quelques lettres nous sont parvenus, qui devaient concourir à ce projet d’ensemble. Au-delà de la question linguistique7, l’intention de Calmetta était certes d’inscrire les pratiques poétiques de son temps dans une échelle des valeurs, mais il ne déconsidère, ni ne délégitime la poésie écrite pour la musique. Dans le chapitre de « Quel style il convient d’imiter parmi les poètes vulgaires », il ordonne donc la poésie selon le

« decoro », le registre : la poésie pour la musique, la poésie servie par la musique, et la poésie pure. À chacun des genres, il associe des formes. Il traite d’abord des genres écrits pour l’accompagnement musical, où celui-ci prévaut sur les paroles chantées.

D’autres, qui se divertissent avec l’art de chant, cherchent, avec le chant extrêmement diminué, à complaire à leur dame en inférant des paroles amoureuses dans leur musique. Ceux-là … doivent s’entraîner avec des stances, des barzellette, des frottole et d’autres styles prosaïques, et ne pas se perdre dans des finesses et des inventions, en ayant dans les mains le Morgante, le Roland amoureux, les frottole de Galeotto del Carretto ou de semblables compositions. Ces subtilités, quand elles sont accompagnées de la musique, non seulement en prennent ombrage mais sont couvertes de manière qu’on ne peut pas les discerner8.

Il ne sert à rien d’écrire une poésie trop subtile, trop écrite et trop pensée pour une chanson dont le texte sera noyé dans la diminution du chant. C’est la chanson qui importe pas la poésie du texte. Il ne s’agit pas pour le galant de faire œuvre littéraire, mais de composer une chanson efficace qui devra plaire à sa dame. Le critique établit cependant une distinction avec une autre poésie, servie par la musique aussi. À la différence de la catégorie précédente et de sa mélodie ornée, la musique est ici un support du texte. Elle est explicitement « plaine » pour mieux en faire entendre le concetto.

D’autres, en s’exerçant dans une autre manière de chanter, simple et non diminuée, voudront se divertir de quelques subtilités, ou vrai amour, pour se démarquer de la troupe vulgaire, en s’accompagnant d’un instrument de musique pour pouvoir mieux les imprimer, non seulement dans les cœurs amoureux, mais aussi dans les cœurs insensibles. Ceux-là, dans leur manière de chanter doivent imiter Cariteo ou Séraphin, qui sont allés le plus loin de nos jours dans ce genre d’exercice et qui se sont efforcés d’accompagner leurs vers avec une musique simple et facile pour que l’excellence de leurs paroles subtiles se puissent comprendre9.

Calmetta compare ces poètes à des joailliers qui pour faire ressortir les perles les plus fines ne le présentent pas dans un étui d’or mais sur une soie noire. La musique et ses effets de ne doivent pas masquer le travail d’orfèvre du poète mais le mettre en valeur. Il faut que celui qui chante porte tous ses efforts dans la prononciation des mots pour que la musique les accompagne comme les maîtres sont accompagnés par les serviteurs. Les mots doivent dominer et ne pas être assujettis à la musique, qui au contraire, doit être subordonnée au texte et à ses émotions. La musique est, dit-il, comme un beau pré servant d’écrin aux fleurs de la rhétorique. On reconnaît la revendication humaniste, d’Erasme à la Camerata fiorentina, d’une monodie retrouvée de l’antique, trouvant son efficace dans l’expression des affects du texte10. Ce que nous dit clairement Calmetta, c’est que Séraphin n’est pas un virtuose du chant ou un luthiste émérite, et aucun des textes des Collettanee en effet ne prétend cela, mais un interprète passionné, attentif à rendre les trouvailles textuelles qui feront se pâmer les cœurs énamourés. Enfin, ajoute-t-il, d’autres encore, d’un esprit plus élevé, ne se contenteront pas de cette poésie chantée mais voudront « faire style », et en suivant les grands modèles du trecento, en recherchant une perfection et un idéal d’écriture. Ils utiliseront le genre élevé des canzonetti et des sonetti et imiteront les Florentins, Laurent, Pulci, Politien, Benivieni, le Sannazaro des églogues, le Tebaldeo des élégies. Mais l’exigence littéraire se double de considérations morales. Le style « élevé » suppose une certaine réserve ; Pétrarque, dans sa poésie amoureuse, méditait sur la fuite du temps ou se repentait de ses erreurs de jeunesse. Il avait su mêlé ses ardents soupirs à la modestie et ses chants à un amour pudique. Comment ne pas châtrer l’amour tout en respectant la modestie ? Ce n’est pas comme certains poètes modernes

qui, sans tenir compte de leur âge, disent encore avoir perdu leur cœur et font preuve d’une mollesse puérile comme quand il se trouvait dans la fleur de leur jeunesse.

Que dirions nous de ces citharèdes déjà âgés qui préfèrent se consacrer aux choses de l’amour vain et léger plutôt qu’aux compositions graves et morales et qui, encore en chantant, s’efforcent d’émouvoir les auditeurs ? Ô jugement dépravé !

Un des grands motifs de la comédie de la Renaissance, le ridicule du vieil amoureux au luth, sert ici d’argument pour déconsidérer la poésie facile des citharèdes. Voir un homme âgé pleurer d’amour avec un luth dans les bras11 ou une femme d’un certain âge se vêtant à l’espagnole avec des couleurs éclatantes qui ne lui conviennent plus, bousculent les convenances et provoquent la dérision. Le chant amoureux, le chant au luth est réservé à la jeunesse. Le lettré doit lui, éviter les « fleurs lascives et les doux vices qui pénètrent si facilement l’esprit des jeunes gens ». Dans la Vita, Calmetta dit de Séraphin qu’il est « plus licencieux qu’urbain ». Il trace une ligne de démarcation entre les styles pedestri et le style haut, entre l’évocation lascive et les aspirations élevées, et sans doute aussi entre le citharède et le lettré. Dans le chapitre « S’il est licite ou non de juger nos contemporains », dont on se dit qu’il pouvait servir de préambule à l’entreprise critique, Calmetta observe les changements que la révolution de l’imprimerie a opéré dans la diffusion et la réception des œuvres. L’activité critique se cantonnait aux cénacles littéraires ; les poètes s’envoyaient des lettres et des épigrammes. Mais maintenant, ils sont sollicités et la large diffusion de leurs œuvres, par les chanteurs au luth et le livre, les expose à la critique des malveillants :

… beaucoup de citharèdes, se soutenant des efforts de quelques poètes, publient pour les cours des princes et par les villes, et étant requis de laisser ces poèmes par écrit, souvent les laissent, et ainsi, passant de main en main entre toutes sortes de gens, ils viennent à les divulguer de manière que n’importe quel barbare et n’importe quel idiot peut se permettre de juger et souvent prétendre vouloir préférer les choses ineptes aux bonnes.

Comment distinguer en effet les vrais poètes des médiocres qui, au prétexte de chanter une épigramme sur le luth veulent passer pour des connaisseurs et des censeurs ?

Beaucoup aujourd’hui ont du nez pour sentir les choses des autres, mais peu sont ceux qui ont la bouche pour présenter de leurs œuvres que les autres pourraient sentir. Hé ! pourquoi je devrais m’indigner quand, la plupart du temps, je vois les vers soumis au jugement de grossiers courtisans ou de femmes vaines, et quand d’autres téméraires ignorants qui, pour savoir aligner deux désinences ou dire un strambotto sur le luth, se considèrent les égaux de Dante ou Pétrarque12. Parvenu à l’âge de 40 ans et ayant consacré toute ma vie aux lettres, il ne me semble pas encore arriver à la millième partie de ce que je connais.

Cette opposition entre, le citharède, selon l’expression de Calmetta, et le lettré recouvrent les deux iconographies du poète : d’une part, le jeune godelureau moulé dans ses chausses et ses cheveux bouclés, le galant au luth, l’élégant des jardins d’amour ou du concert champêtre, et, d’autre part, le poète laurée, campé dans la robe de l’érudit, couronné de laurier et reconnu par les attributs de l’inspiration poétique, c’est-à-dire la lyre antique, la fontaine, la muse, Pégase etc. On retrouve cette distinction dans le chapitre : « S’il est possible d’être un bon poète sans posséder le latin ». Pour souligner le caractère antihumaniste de la poésie courtoise, détachée des références et des absolus de l’Antique, il prend justement l’exemple de Séraphin, doué d’un merveilleux talent d’invention mais dénué de tout art oratoire et de la science de l’écriture. Pour un lettré du XVe siècle, une personne ne possédant pas le latin, n’ayant pas accompli ses humanités, est une personne inculte. À nouveau, Séraphin est confronté à

Laurent, à Pulci, Tebaldeo, Sannazaro ou Accolti, l’improvisateur avec qui il était en concurrence dans les cercles romains. Le renouveau de la poésie en vulgaire, et en particulier de la poésie musicale, avait posé la question de la langue, mais aussi de la légitimité du lettré, et de son statut social13. Il voyait sa position et sa légitimité disputées par les succès des citharèdes. Dans son Apologie (1503), Angelo Colocci (1474-1549) entreprenait de réhabiliter la poésie de Séraphin dont il avait recueilli les textes pour les éditer. Les précieux recueils de poésie provençale, portugaise ou sicilienne de sa célèbre bibliothèque, attestent de la l’intérêt de cet esprit curieux pour la lyrique amoureuse. La nouvelle poésie courtoise est interrogée et, en particulier, celle de son représentant le plus éminent, favorisé des princes et aimé de tous. Paradoxalement, Colocci s’emploie à énumérer ses imperfections littéraires et les impute à la nature même de la poesia per musica, qui s’adresse plus à des auditeurs qu’à un lecteur. Au prétexte de prendre la défense d’un poète reconnu, il en déconstruit l’écriture et les travers. On reproche à Séraphin, dit-il, de ne pas posséder le toscan, de ne pas respecter les règles de la métrique, de chanter des choses inconvenantes aux oreilles des dames… À ceux qui critiquent la brièveté de ses strambocti, Colocci rétorque que c’est le propre de l’épigramme et à ceux qui voudraient plus de sobriété dans la métaphore, ou moins d’excès dans ses hyperboles, il répond que c’est le propre des amants. Il fait montre de son érudition en pointant les « emprunts » aux autres poètes, aux anciens : Virgile, Ovide, Martial, Ausone, Pline, comme aux modernes : Cecco d’Ascoli, Leon Alberti, Cornazzano, Laurent, Politien, Sannazarro, Tebaldeo, Cingoli14. Il ne nous dit pas s’il a entendu le chanteur, à Rome ou à Naples, mais il en parle avec précision et justifie ses faiblesses littéraires par la pratique du chant au luth. Les nombreuses exclamations qui parsèment ses poèmes sont la preuve d’une forme de déclamation, de l’interpellation du spectateur : « Nous l’en excuserons puisqu’elle convient au citharède, au musicien et à la personne qui les proférait ». Ses détracteurs lui concèdent une expression singulière « parce qu’il cherchait à accorder les paroles au luth15 pour mieux les graver dans l’âme des gens ». En résumé, Séraphin doit être célébré moins pour ses qualités littéraires que pour sa manière nouvelle d’exprimer, avec la musique, la passion amoureuse. Colocci emploie à dessein le mot de citharède. Comme lui, Calmetta légitime les nouveaux genres de la poésie contemporaine, accommodée à la récitation musicale, genres qu’il avait lui même expérimentés. Comme la critique moderne, il en souligne les défauts, qui sont ceux de la spontanéité, voire de l’improvisation. L’étude de la figure centrale de Séraphin permettait une théorisation critique de sa poésie et de celle de ses épigones. Dans le creuset privilégié des cours italiennes, s’élaborait une vision aristocratique de la poésie, répondant aux goûts et aux valeurs des dames et des gentilshommes, et articulée autour des valeurs classiques de toute la littérature courtoise, c’est-à-dire l’exaltation de la dame et le service du poète. Cette littérature fonctionnelle faisait partie intégrante de la vie courtoise, et se combinait étroitement au spectacle, à la musique, à la conversation policée, à l’églogue ou au roman. Pour Calmetta, l’analyse de la poésie courtoise est aussi l’occasion d’une critique de la courtisanerie. Il dénonce la vanité de ces poètes et des dames qui les favorisent pour paraître lettrées ou pour être célébrées. On ne s’étonnera pas qu’il soit cité dans le Courtisan. Il est effectivement présent à Urbin, peu avant sa mort, en 150816. Il polémique justement avec Federico Fregoso sur l’art de courtiser17. Pour lui, dans les cours des grands, le présomptueux l’emporte sur le modeste, le paraître sur le vrai, et le superficiel sur le mérite18. Le citharède est la figure de ce courtisan19.

Séraphin, chef de file À Rome, Calmetta a fréquenté l’« académie » de Paolo Cortese. Les deux humanistes font la même analyse du succès de Séraphin et tout deux comparent les sonnets de Pétrarque20 et les strambotti du chanteur qui peuvent « enflammer les cœurs des gracieuses jeunes femmes ».

François Pétrarque est dit avoir le premier établi cette manière quand il chantait ses poèmes élevés sur le luth21. Mais dernièrement, Seraphinus Aquolanus a été à l’origine du renouveau de ce genre ; il n’y a rien de plus doux que la manière de ces modes qui tissent une conjonction modulée des mots et des chants. Un grand nombre de chanteurs de cour l’ont imité si bien que tout ce qui se chante dans ce genre dans toute l’Italie semble tenir du modèle de ses chansons et de ses modes mélodiques.

Ils sont imités par les chanteurs au luth, les « citharèdes » pour Calmetta ou les « aulètes » pour Cortese. La vie de Séraphin qui accompagne les Colletanées fait écho à celle qui précède les premières éditions de Pétrarque. Les œuvres du grand poète sont régulièrement éditées dans le dernier quart du XVe jusqu’à l’édition Manuce (Le Cose vulgari, 1501, Venise) révisée par Bembo. Cette édition de référence précède de peu les livres de frottole par Petrucci (1504, 1505). Quand, en 1525, Alessandro Vellutello fait paraître le premier commentaire du Canzoniere, il inclut le fameux testament au luth. Déjà dans l’édition de 1508, Nicolò Peranzone commentait le sonnet LXXXIIII : « Messire Francesco jouait un luth et chantait à mi-voix une chanson amoureuse22 ».

Bloc du frontispice du Pétrarque de Peranzone, 1519

Dans son Tempio d’amore, écrit en 1504, Corregio réunit les « improvisateurs » (Politien, Bellincioni, Baccio Ugolini) et dans sa liste des poètes, il cite Séraphin qui dessille les yeux de sa génération23. Pour justifier la publication de ses vers en 1508, le napolitain Antonio Riccho rapporte ce mot de « mon très digne poète séraphin » (ce qui suppose une certaine familiarité) : « On peut dire d’une grande vertu qu’elle est perdue si elle reste cachée24. » Stefano Valgulio de Brescia le fait l’égal de Pétrarque et de Dante25. Alors même que les poèmes de Sannazaro ou Bembo ne sont pas encore publiés, les éditions de Séraphin fleurissent jusqu’en 1515, attestant de son succès dans les milieux courtois. Il intéresse et les humanistes tel Achillini ou Flavio et les théoriciens comme Colocci ou Calmetta. Ce dernier distingue la grande poésie de Dante et de Pétrarque, qu’il faut imiter, et cette poésie courtoise « qui est accompagnée de l’instrument de musique pour pouvoir mieux s’imprimer non seulement dans les cœurs amoureux mais encore ceux des érudits. » Cette nuance dans le panégyrique de Séraphin ne doit pas être pris en mauvaise part. D’une part, parce que Calmetta lui-même est un de ces poètes. Mais aussi parce que la poésie légère et immédiate ne doit plus être dépréciée, elle devient un genre à part entière avec ses règles et ses épigones. Le succès des chanteurs au luth peut s’expliquer aussi par l’attente des humanistes de voir de voir restaurer le lien ancien qui unissait la musique et la poésie et par la volonté de retrouver un art indigène, témoin de la grandeur et de la vitalité de la langue italienne.

Déjà, dans la comédie la Serafina (1521), le valet Pinardo moque la manière précieuse de son maître Evandro :

Ô grand et merveilleux ouvrier des choses raffinées et quelle manière de versifier ! Assurément les sonnets de Séraphin Toscan ne sauraient se comparer à une telle éloquence. Pas même les vers du galant Pétrarque ne peuvent égaler les votres en courtoisie.

Au milieu du XVIe siècle, le séraphinisme est passé de mode. Le bembisme redessine l’exigence du pétrarquisme. Si quelques poètes contemporains de Séraphin26 y sont encore cités, lui-même a disparu dans la Libraria (1550) d’Anton Francesco Doni qui associe toutefois le séraphinisme au chant au luth : « Si les séraphinistes ne plaisent pas aux pétrarquistes, ils les laissent exister ; ce sera bien de ceux-là qu’ils apprendront à chanter par coeur sur la cetera, en faisant les sérénades galantes27 ». Dans le dialogue des Couleurs (1565), Lodovico Dolce (1508-1568) moque la facilité d’un homme qui n’avait pas de lettres et qui écrivait avec son instinct28. Celui qui enverrait des sonnets de Séraphin serait considéré comme un poète de peu. Minturno dans son Arte poetica (1563) n’était pas plus indulgent ; poète de peu de doctrine, le chanteur au luth n’est plus digne d’être imité29. Dans l’Erculano (1570), Varchi ironisera sur ces poètes que leurs contemporains comparaient à Pétrarque ou à Dante30 :

Et comme on trouve des gens qui prennent plus de plaisir à la musique d’une cornemuse ou d’un sveglione31 qu’à celle d’un luth ou d’un gravicembalo, de la même manière certains prennent plus de plaisir à lire Apulée ou de semblables auteurs que Cicéron et tiennent pour plus beau le style de Ceo ou du Séraphin que celui de Pétrarque et de Dante.

La fortune européenne de Séraphin. Les images, les formes, l’exigence courtoise de Pétrarque ont été commentées, traduites, imitées, parodiées durant tout le XVIe siècle. Le chant au luth trouvait son accomplissement dans l’improvisation sur ses canzoni ou ses sonnets. La critique a également souligné

Dans un manuscrit des Triomphes, l’enlumineur Antonio del Chierico (1433-1484) représente Pétrarque dans son cabinet de travail : Il est songeur, sa tête repose dans sa main. Près d’un petit chien sage, celui que lui a offert le cardinal de Colonna, son luth, signe de l’inspiration poétique, est dans l’attente d’être touché pour essayer le nouveau sonnet. Sur des étagères, quelques livres épars, en grec ou en latin, suffisent à qualifier la pièce d’étude. La perspective fuit dans une fenêtre qui s’ouvre sur un paysage de mai ; peuvent y défiler les chars de Chasteté, du Temps, ou de la Mort. (Bibliothèque Trivulziana, codex 905, Milan)

l’influence, certes moins prestigieuse, mais souvent prépondérante, de la poésie des Séraphin, Cariteo ou Tebaldeo dans la diffusion d’un certain pétrarquisme courtois. Les poètes et les gentilshommes qui accompagnent les expéditions françaises entendent les cantori al liuto lors des festivités qui accompagnent chaque entrée de ville, chaque réception protocolaire. À aucun moment, ces fêtes, qui étaient de bonne diplomatie, n’ont cessé durant les guerres. Séraphin a joué devant Charles VIII au camp d’Asti en 1495. Jean Marot, qui accompagnait Louis XII et qui a fait le récit de ses expéditions, imitera le poète. Lemaire de Belges (1473-1524) a également voyagé en Italie en 1504 (Turin), 1506 (Rome et Venise) et 1508. Dans la concorde des deux langages (1511), il plaçait même Séraphin sur un pied d’égalité avec Dante ou Pétrarque. Deux personnages y devisent des mérites respectifs de la poésie des rhétoriqueurs et de celle des Italiens, considérés comme les maîtres dans l’art de la poésie érotique :

L’autre personnage deffendoit et préféroit le langage Italique, comme celuy qui plus et mieux apoinct, et par plus grande affection, sçait exprimer son intention en pratique conte de l’amour et de la mort amoureuse et autres matières. Et pour ce prouver mettoit en avant plusieurs acteurs renommez et autorisez, si comme Dante, Pétrarque, et Bocace tous trois Florentins, Philelphe, Séraphin, et assez d’autres Italiens.

Le premier de ses trois contes, Le conte d’amour et d’Atropos32, « inventé par Séraphin poète Italien » est peut-être inspiré d’un sonnet en dialogue de Séraphin, voire d’un capitolo en terza rima disparu, mais il est encore « moralisé » à la manière des rhétoriqueurs, contre les « folles amours ». En 1533 encore, pour Pierre Grognet33 (1460-1540), Pétrarque est un « bon facteur » et « Seraphin, natif d’Ytalie, estoit de bonne poésie ». La génération suivante, quant à elle, emprunte pleinement les métriques et les procédés, les images et les thématiques de l’école séraphinienne. Le strambotto devient l’épigramme, le capitolo un chapitre et bien sûr, le sonnet devient une des formes dominantes de la poésie européenne. Une infinité de rimes, d’images, de tours pris dans les recueils de Séraphin, de Tebaldeo ou de Philosseno se retrouvent acclimatés dans les épigrammes de Saint-Gelais ou les dizains de la Délie. Plus qu’une éventuelle paraphrase directe et binaire, c’est une communauté de pensée, une conception courtoise de l’évocation érotique qui relient les deux écoles. Souvent ce ne sont que des parentés de thèmes et de manières qui appartenaient au fond commun de la courtoisie internationale. Il arrive toutefois que le modèle transpire plus précisément sous la traduction ou la paraphrase. La poésie de Scève34 et de Pernette du Guillet35 regorgent de ces correspondances thématiques et métaphoriques appartenant au vocabulaire artificiel du pétrarquisme international. Certes, même si Scève s’approprie les images de Séraphin ou de Tebaldeo, il les recombine dans une écriture plus ramassée, retravaillée, débarrassée de la spontanéité des improvisations feintes du chanteur. Les poètes ne pouvaient ignorer l’influence de cette poesia per musica dans la plus italienne des villes de France. Signe sûr de cet italianisme, les thématiques de la dame au luth (sans parler de la figure de la poétesse au luth) dans la Délie (1544) ou les Rymes (1545) trouvent plus sûrement leurs antécédents dans Correggio, Mezzabarba ou Séraphin que dans les épigrammes de l’Anthologie grecque. Mellin de Saint-Gelais (c. 1490-1558) est sans conteste l’héritier le plus direct de Séraphin. Modèle incontesté du courtisan poète, il a traduit Castiglione et s’applique à lui-même les recommandations de l’Italien. Organisateur de fêtes, il acclimate le goût et les pratiques des italiens à la cour de France sous François Ier et Henri II. Il accompagne ses poèmes de son luth et l’instrument devient avec lui un objet poétique. Il partage avec Séraphin36 les oxymores de

l’amant mort et vif, du feu et de la glace, l’érotisme de l’objet qui touche la dame : le livre, l’anneau, l’éventail, le gant, le miroir, le chien, le luth… Quand, de 1508 à 1518, il étudie à Bologne, (puis à Padoue) où les professeurs de luth ne devaient pas manquer près des universités, la plupart des auteurs bolonais des Collettanees officiaient encore. La manière des frottolistes faisait alors fureur et Mellin en rapporte la pratique courtoise du chant au luth. En témoignent certaines didascalies telles « Léger chapitre pour le luth, à double repos » ou « Hélas mon Dieu… pour dire au luth en chant italien ». Comme Tebaldeo, ses œuvres paraissent prétendument sans son autorisation. Le courtisan voulait peut-être ne pas être qu’un poète galant ou souhaitait-il garder à ses productions l’apparente désinvolture des impromptus. Comme Séraphin, faudrait-il chercher dans les partitions de ses contemporains les traces d’une pratique « improvisée » de la poésie. Arcadelt, Certon … ont mis en musique les poèmes de Mellin mais il ne reste rien de l’éphémère performance du chanteur. Violemment mis en cause par la génération de la Pléiade, il aurait sans doute pu se reconnaître dans ce portrait du poète courtisan par du Bellay :

Je veulx qu’aux grands seigneurs tu donnes des devises, Je veulx que tes chansons en musique soient mises, Et à fin que les grands parlent souvent de toy, Je veulx que l’on les chante en la chambre du Roy. Un sonnet à propoz, un petit épigramme…

Quand Wyatt (1503-1542) visite l’Italie en 1527, la vogue du Séraphinisme n’a pas encore passé car ses poèmes se sont édités durant toute la première moitié du siècle. Le poète qui importe en Angleterre le sonnet et l’octave, a imité et paraphrasé plusieurs fois Séraphin37. Deux exemples donneront une idée de la circulation de la poésie de l’Aquilain. Son sonnet « Se questo miser corpo t’abandona » inspire un rondeau chez Jehan Marot (1450-1526) : « S’il est ainsi que ce corps t’abandonne ». Le « Yf it be so that I forsake the » de Wyatt s’inspire à son tour du modèle français. Dans l’éloignement, l’amant laisse son cœur à la dame, en guise de quoi il ne saurait en aimer une autre. Wyatt est sans doute le premier aussi, en anglais, à prendre le luth comme objet poétique dans les fameux « My lute awake » et « Blame not my lute » dont il existe un manuscrit indiquant l’accompagnement sur une tablature de folia. Un autre sujet traditionnel de la poésie courtoise permet de juger de la migration d’un thème littéraire et musical : la veille agitée de l’amant pendant que sa cruelle se repose. Que l’amant se morfonde, se consume et se meure devant l’indifférence de la dame, c’est là le propos essentiel de la poésie courtoise. Ce peut être également la transposition d’une situation de sérénade : l’homme est dehors et se plaint de ne pas être entendu. Cariteo en a donné une version38, imité par Wyatt39 et dont Ghibellini a fait la musique dans son premier livre de madrigaux40. Tromboncino a également donné une version musicale au poème d’un anonyme : « Tu dormi, io veglio ala tempesta e vento ». Il en existe une version pour luth et voix dans le Bossinensis de 1509. Assez remarquablement, les formules mélodiques de Tromboncino et de Ghibellin, avec un demi siècle d’écart, sont très voisines, se référant peut-être à un air convenu pour chanter les octaves. Enfin, Séraphin qui a traité le sujet plusieurs fois41, a eu son « Tu dormi, io veglio et vo spargendo i passi » mis en musique par un compositeur anonyme42. Celui-ci a sans aucun doute d’abord conçu un air au luth. C’est une pièce très élégante avec ses fermata qui scandent les césures, une phrase instrumentale assurant une respiration entre chaque distique. Évidemment rien ne nous indique qu’il s’agit d’une musique du Séraphin, ou inspirée de sa manière. Mais les compositions du chanteur ne devaient pas être bien différentes de celles que les musiciens contemporains consacraient à ses textes.

De Magny, qui a beaucoup emprunté à cette génération43, jusqu’à Desportes, ce pétrarquisme galant et superficiel a durablement affecté la poésie française. Le chant au luth, qui fut un art de cour, révélait les goûts de cette génération et de ce milieu. En substituant le rapport de l’écrit au lecteur à celui de la performance à l’auditeur, la poésie musicale de l’école séraphinienne modifiait sensiblement la définition de l’art poétique. L’humanisme ne pouvait durablement reconnaître dans ce chanteur au luth, et quoiqu’en disent les auteurs des Collettanee, le successeur du poète à la lyre. Sans aucun doute, la poésie musicale des improvisateurs avait une histoire très ancienne, en Italie et ailleurs. Sans aucun doute aussi, l’exaltation de la dame appartenait depuis les troubadours à une tradition courtoise. Mais plusieurs phénomènes ont contribué au succès de l’école des poètes dit courtois. D’abord, l’imprimerie consacrait un phénomène qui suscitait des imitateurs et des épigones. Cependant, l’art des impromptus n’était pas fait pour la censure de l’écrit, mais était indissolublement lié à son interprète et à sa performance. Ensuite, faire la musique et dire la poésie devenaient un des accomplissements attendus de la dame et du gentilhomme. Le luth était leur instrument et la voix du chanteur double celle de l’auteur. Enfin, cette poésie épicurienne et sensuelle s’accordaient avec une place nouvelle faite aux femmes dans la vie de cour. Intégrée dans l’art de la conversation, basée sur le culte du concetto, la poésie était une des composantes majeures de la courtoisie. L’art des Séraphin et autres Tebaldeo ou Accolti ne se comprend pas sans le mécénat actif et sourcilleux d’Isabelle et de Béatrice d’Este, D’Elisabetta Gonzague et d’Emilia Pio, de Lucrèce Borgia et des princesses Bentivoglio. Sa migration du chant au luth vers la France et l’Angleterre emblématise les aspirations des élites européennes à imiter le modèle italien. La venue des grands luthistes comme de Rippe en France ou Ferrabosco en Angleterre confirmera dans les esprits qu’il s’agit bien d’un italianisme, au même titre que l’architecture, l’art des poisons et de la pronostication. En ce début du XVIe, les français ne découvraient pas le luth, mais ils entendaient sa nouvelle fonction. Ils associent le chant au luth à l’Italie, même si sans doute, des poètes comme van Ghyzeghem accompagnaient aussi leurs chansons de leur luth à la cour de Bourgogne. Les images du galant italien et du joueur de luth se sont confondus dans le théâtre ou la satire, comme celles de la courtisane italienne et de la luthiste.

Hécatomphile, 1534 En 1534, paraissait la fleur de poésie françoyse. La publication réunit une traduction de l’Hécatomphile « tournée de vulgaire italien en langaige françoys » (sans doute due à Saint-Gelais), des quatrains qui ne dépareraient pas avec le répertoire du Jardin de plaisance et les blasons du corps féminin44. Le recueil est illustré par une série de beaux bois érotiques qui illustreront les recueils de chansons de Lotrian. Ce sont des couples qui se lutinent, une dame qui écrit une épître amoureuse, un joueur de luth qui joue pour une Vénus à la torche ; il pouvait chanter les chansons qu’Attaignant édite en 1529 pour la voix et le luth. Comme le texte qui flirte avec le scabreux45, les illustrations elles aussi sont ambiguës : l’homme passe sa main sous la jupe de la femme, un autre couple échange des gestes obscènes. Le thème musical (une femme au psaltérion, un joueur de flûte) se rapporte à la collusion de l’amour et de la musique mais aussi à la destination des quatrains qui ont servi de chansons pour les compositeurs contemporains. Une douzaine de textes46 ont été mis en musique par Janequin, Sandrin, Sermisy, Certon, Cadéac, Patie, etc. On trouve quelques pièces de Saint-Gelais dont le « Si je maintiens ma vie seullement » inspiré de Séraphin et la célèbre « définition » qui commence par « Qu’est-ce qu’amour47 ? ». L’incipit est conventionnel48 et sert pour deux chansons49. Mais, pour Marot, il est associé à Saint-Gelais : « Qu’est-ce qu’Amour ? Voy ce qu’en dit Saingelays, Pétrarque50 aussi, … ». Aussi, le choix de la vignette est signifiant de la part de l’éditeur. Sous son aspect générique, l’image est souvent rapprochée plus étroitement d’un texte. Une femme nue se lamente quand un cupidon aveuglé lui décoche sa flèche illustre le texte « Le meurtrier amour nos cœurs embroche… » ou un Cupidon qui s’échappe par la fenêtre poursuivie par Vénus nue, accompagne le texte : « Vénus ayant perdu son fils volage… ». Sans aucun doute, la proximité du célèbre texte de Mellin avec la vignette du joueur de luth, avec sa toque emplumée, servant Vénus ne doit rien au hasard. En cela, Mellin fut aussi réellement l’héritier de Séraphin. Si Séraphin a copié la manière espagnole, il a été imité51 à son tour par les poètes hispaniques : Juan Boscan52, (1490-1542), Garcilaso de la Vega (1500-1536) prototype de l’hidalgo, musicien, poète et soldat, Gutierre de Cetina53 (1520-1557), Diego Ramirez Pagàn (154-1562), Juan de la Cueva (1543-1612) … Lope de Vega s’en souvient à propos de la « douce ennemie » :

Et je sais que quelques Italiens envient la grâce, la difficulté et la musique des nos Redondillas, et qu’ils ont cherché à les imiter, comme l’a fait Seraphino Aquilino quand il disait : « da la dolce mia enemica… » en appelant nos coplas castillanes, Barzelette ou frottolas que l’on pourrait mieux nommer phrases et concepts dénués de tout effort et d’artifice inutile54.

Dans le Don Quichotte55, la Trifaldi feint d’avoir été séduite par la sérénade d’un galant « à la voix de miel » chantant avec la guitare ce couplet inspiré de Séraphin : « De ma douce ennemi56 naît un mal qui perce l’âme, et pour plus de tourment, elle exige qu’on le ressente et qu’on ne le dise pas57 ». Il faut exiler les poètes érotiques dit-elle « car ils écrivent des couplets, non pas comme ceux de la complainte du marquis de Mantoue, qui amusent les femmes et font pleurer les enfants, mais des pointes d’esprit qui vous traversent l’âme comme de douces épines ... je vis en mourant, je brûle dans la glace, je tremble dans le feu, j’espère sans espoir, je pars et je reste. » Pour Cervantès, Séraphin était la caricature de cette littérature précieuse de l’oxymore. Le poème avait été mis en musique, dans une parfaite homophonie, par Gabriel Mena58 dans le Cancionero de Palacio59 collecté entre 1475 et 1515. Le tercet final d’un autre sonnet illustre le caractère gnomique de la poésie de Séraphin : « Ainsi va le monde, chacun suit son étoile ; chacun est destiné sur terre à quelque fin et que la nature est belle pour cette variété. » Ce dernier vers devient à son tour proverbial en Italie et en

Espagne60, Ripa le donne à Pétrarque et Leibnitz au Tasse. Il sert de motto à un portrait de Castiglione illustrant le frontispice du Courtisan (1573) et il clôt le sonnet de Damon dans la Galatea de Cervantès, récité au son de la harpe de Silerio.

René Vayssières 1 Séraphin est à Mantoue fin 94 et début 95. Il y retourne en 97 et 98. 2 Voyez Bellincioni : « Et con la lira sempre piaque al Moro. » (Épitaphe de Francisco Tantio). 3 Lezione di maestro Niccodemo sopra il capitolo della Salciccia 4 Un médecin se joue du mari notaire et de la bonne et « court trois fois la poste » avec la jeune fille. 5 Un de ses strambotti « la faza obscura » est mis en musique dans un manuscrit milanais (bib triv MS 55) 6 Prose nelle quali si ragiona della volgar lingua, (1525) et les Giunte de Lodovico Castelvetro (1505-1571) qui en sont le commentaire. 7 Le toscan de référence versus la « lingua cortigiana » défendue par Calmetta et définie par la synthèse parlée par les hauts prélats et les seigneurs de la cour de Rome, une langue « grave douce, élégante et polie ». 8 « Saranno alcuni… I quail dilettandosi d’arte di canto, disiderano col cantar, massimamente diminuito, gratificar la sua donna … Costoro… circa le stanze, barzelette, frottole e altri pedestri stili devono essercitarsi , e non fondarsi sopra arguzie e invenzioni… le quali quando con la musica s’accompagnano, sono non solo adombrate, ma coperte per modo che non si possono discernere… » 9 « Altri… nel modo del cantare deveno Cariteo o Serafino imitare, I quail a’ nostri tempi hanno di simile essercizio portata la palma, e sonosi sforzati d’accompagnar le rime con la musica stessa e piana, accioché meglio la eccellenza delle sentenziose e argute parole si potesse intendere, avendo quel giudicio che suole avere un accorto Gioielliero, il quale avendo a mostrare una finissima e candida perla, non in drappo d’oro la tenerà involta, ma in qualche nero zendado a cio che meglio possa comparire. » 10 « Prima le parole e dopo la musica ». 11 « Con un liuto in braccio pianger d’amor, che più presto non avene diletazzione di vedere pazziare un vecchio che compassione del dolor suo ? » 12 « Nel liuto con Dante o con Petrarque non si affatelleriano ? » 13 Dans les Prose de Bembo, c’est Ercole Strozzi qui était chargé de défendre l’usage du latin, le latin exemplaire de Cicéron selon Cortese. 14 Colocci était le dédicataire de la préface du recueil posthume : Sonecti, barzelle et capitoli del claro poeta B. Cingulo, en 1503 chez Besicken à Rome, comme le Séraphin, (1502, 1503) « non meno degli antiqui che de moderni poeti observatissima ». 15 « Concordare le parole al leuto » 16 Il apparaît d’abord à la fin du livre I, à la fin de la soirée, au moment ou « Barletta musico piacevolissimo e danzator eccellente » joue divers instruments et fait danser aux dames une bassa danza et un roegarze. Une lettre écrite d’Urbin, d’Emilia Pia à Isabelle (1504) : « Des nouvelles ici, il n’y a rien d’inconnu de vous, sauf que Calmeta compose continuellement des chansons et diverses choses, et pour ce carnaval, il a écrit une nouvelle comédie » 17 Livre II ; Chap XXI 18 Frédéric lui répond : « Je connais un excellent musicien qui a laissé la musique pour s’adonner totalement à la poésie et se prend pour un grand poète : Il est la risée de tout le monde, et en outre il a perdu la musique » 19 Parmi les surnoms superlatifs des poètes courtois (l’Altissimo, le Cosmico) Séraphin était l’Elegantissimo. 20 Calmetta : « Ad imparare sonetti, canzoni e « Trionfi » di Petrarca tutto se dispose, li quali non solo ebbe familiarissimi, ma tanto bene con la musica li accordava che, a sentirli da lui cantare nel liuto, ogni altra armonia superavano » 21 De Cardinalatu, Cortese : « qui edita carmina caneret ad lembum ». 22 Opera del preclarissimo Poeta Miser Francesco Petrarcha, con li commenti sopra li Triumphi: Soneti: & Canzone : historiate & nouamente corrette per Miser Nicolo Peranzone :« M. Francesco sonava un liuto & cantava sotto voce una canzone amorosa. » Dans le commentaire du sonnet LXXXII, « Cesare poi che’ traditor d’Egitto », écrit à Padoue pour Francesco de Carrare l’ancien, qui l’aurait entendu chanter sur le luth après la mort de son frère Gherardo. Le texte se rapporte au dernier tercet : « Pero s’alchuna volta i rido, o canto/ Facciol perche i non ho se non quest’una/ via de celar il moi angoscio pianto »)

23 « L’altra e de Seraphin tanto apprezzato/ Che aperse agli moderni le palpebre/ Col suo poema tanto degno e ornato. » 24 Opere : Sonetti, Capitoli, Epistole, Desperata, Eclogha, Barzelette, Strambotti, Farze. (1508) 25 Parent à Brescia de Carlo Valgulio (1440-1498), traducteur du de Musica de Plutarque (pseudo Plutarque) (1507) Auteur également d’un Contra vituperatorem musicae (1509) 26 Tebaldeo, Accolti, Correggio, Nocturno, Carretto, … 27 Anton Francesco Doni dans Attavanta (1566) : « per cantarlo su la cetera, con far le serenate alla druda. » 28 « Il Serafino non hebbe lettere di sorte alcuna, ma scrisse come gli dettava l a Natura…. Chi mandasse adunque i Sonetti del Serafino potrebbe inferire, che colui attendendo alla poesia fosse Poeta da dozzina ». 29 « Quella del Serafino vulgare, di dottrina ignudo certamente, ma ingegnosa poeta » ; « indegno d’imitazione ». 30 Varchi encore en regard d’un vers de Tibulle : « Chacun ne jugerait-il pas que le Séraphin ne vaut rien ? » ou encore : « Chi biasima sconciamente le rime a sdrucciolo del Sanazzaro, debbe acconciamente lodare quelle del Serafino. lo per me non le leggo mai senza somma maraviglia e dilettazione. » Voyez Speroni ; dialogue de rhétorique (1546) : « C'est chose certaine qu'il luy seroit force de dire que nulle oraison ou ryme en Tuscan, ne seroit plus ou moins belle l'une que l'autre, & par consequent Seraphin, esgal à Petrarque. ») 31 C’est l’instrument des lansquenets dans les chansons de carnaval. 32 Le conte est repris dans Le triomphe de dame Vérolle (1539) Séraphin y est un « excellent poète ». 33 Mots et sentences dorées de maistre de sagesse Cathon : « De la louange et excellence des bons facteurs qui ont bien composé en rime ». 34 « Vers toy suis vif, & vers moy je suis mort » et Séraphin : « Che in me morte son io, è in te son vivo » ; « L’alaine, ensemble & le poulx de ma vie » et Séraphin : « La voce perdi, i polsi con l’alena » ; dans le dizain 132, le nocher et le soldat tiré du « marinar et soldato » de Séraphin. Comparer le dizain 397, « Toute fumée en forme d’une nue » avec le strambotto de Séraphin, « Mentre uno acceso raggio ha in sé l’ardore » sur le thème du feu d’artifice ou de la fumée qui monte dans le ciel et perd de sa force et de son feu, comme la vie de l’amant. Il existe une musique (Londre Egerton 3051) du strambotto de Séraphin. Ainsi une diffusion musicale du chant au luth, en particulier à Lyon est aussi une source d’influence possible. 35 L’épigramme LII : « Colpa ne sei, Amor, se troppo volsi » est une quasi copie du strambotto de Séraphin « Incolpa donna, amor se troppo io volsi ». 36 Voyez : « Si je maintiens ma vie seulement/ par ton regard… » dans l’Hécatomphile tiré de Séraphin « Vivo sol de mirarti » avec la même pointe : « Moy de ton œil et toy de ma douleur » de Mellin, « Io del tuo aspecto ; et tu del moi dolore. » de Séraphin ; voyez aussi « moy de t’aimer, et toy de mon martyre » de Scève. 37 Mais aussi Philosseno, Tebaldeo l’Arioste et bien entendu Pétrarque. 38 « Tu dormi, et Amor veglia per moi danno » 39 « Tho slepest ffast ; and I with wofful hart/ stand here alone, syghing, and cannot ffleye. » 40 Gardane (1552). 41 « Ahime tu dormi, et io con alta voce… » ; « Ahime tu dormi, io col moi crido, ah lasso » ou « Signora ascolta un po’ el moi dolore/ lieva la bioda & dilicata testa ; / tu dormi & io ne vo per le tuo amore/ stentando tutta notte alla foresta. / Tu tu riposi & i’ sto in tanto ardore/ che abrusio…/ tu stai serrata dentro alle tuo mura… » 42 Londres ms Egerton, et sixième livre de frottole de Petrucci (1505). 43 Le sonnet L est une imitation de Séraphin ; le poète trouve seulement de la consolation dans la poésie quand le soir tombe : « Lors que le clerc soleil faisant place à la nuit» imité de « Quando il carro del sol nel mar s’asconde… ». 44 Le blason de la main qui joue du luth ou celui du tétin de Marot mis en musique par Janequin. 45 Outre les blasons du cul et du con, voyez le texte de Priape à Vénus, : « Laisse dit-il laisse aux souldars/ Dame ces glaives inhumains/ Et joue de mes Bracquemars/ Qui sont plus duysans à tes mains. » 46 « Amour et moy », « Je n’ose estre content », « Las que crains tu amy » … 47 Séraphin : « Dimmi che cosa é amore » ou le sonnet « pensato ho già tra me che cosa è Amore ». 48 Voyez Marguerite de Navarre, Ronsard, Pasquier et Sébillet ; le sujet de Marulle et de Properce. 49 Du Tertre (1549) et Ebran (1550)). 50 Pétrarque : « quid est Amor ? est latens ignis ». 51 Le ms 10388 de la BL contient une traduction en Castillan d’un epistola de Séraphin. 52 Comme Saingelais en France, il donne une traduction du Courtisan (1534) où « vihuela » traduit le « viola » de Castiglione. Comme lui, il importe les formes italiennes. 53 Il est l’auteur du madrigal « ojos claros serenos » mis en musique par Guerrero et en tablature par Fuenllana ; En 1554, il chante accompagné d’une vihuela sous la fenêtre de Leonor de Osma et il est agressé par un jaloux. 54 Lope de Vega : El Isidro (1595) 55 Don quichotte, II chap XXXVIII. 56 L’expression est récurrente dans les canzoni de Pétrarque : « dolce mia nemica »

57 « De la dulce mi enemiga/ Nace un mal que al alma hiere/ Y por mas tormento quiere/ Que no sienta y no se diga. » De l’original de Séraphin : « De la dolce mia enemica/ Nasce un duol ch’esser non suole ;/ E per più tormento vuole/ Che si senta e non si dice. ». 58 « Gabriel el mùsico » poète et musicien était au service des rois catholiques et sert dans la chapelle de don Fernando entre 1496 et 1502. 59 Madrid, Biblioteca Real, MS II – 1335. Voyez dans le même recueil « Vox clamantis in deserto » de Séraphin mis en musique par Tromboncino. 60 « Como dixo un poeta moderno que yo conoci en Italia e muy estimado en aquella sazon llamado Seraphin del aguila en un soneto o versos suyos hablando de las cosas naturales e diferentes efetos. Per tal variar natura e bella. Por tal variar es hermosa la natura » (Oviedo y Valdés 1535, XII, 5, c. n iii) Della naturale e generale istoria dell'Indie). Voyez par exemple l’ars Memoriae (1582) de Giordano Bruno, La rettorica d’Aristotele (1549) traduit par Annibal Caro, Controversie (1572) de Menchaca Il Mondo al roverscio (1602), Teatro de gli inventori di tutte le cose. (1603), Nuova arte di far commedie (1609) de Lope de vega Amphiteatrum divino-magicum (1615) …